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22/05/2025 | CEDH | N°001-243190

CEDH | CEDH, AFFAIRE DE GALBERT DEFFOREY ET AUTRES c. FRANCE, 2025, 001-243190


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DE GALBERT DEFFOREY ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 45443/21 et 2 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT


Art 14 (+ Art 1 P1) • Allégations de discriminations à rebours concernant la taxation des plus-values effectuées lors d’échanges de titres afférents à des opérations de fusions de sociétés • Différence de traitement alléguée résultant de l’application, à des opérations d’échanges de titres purement internes, de règles moins favorables que celles applicables aux situations relevant du droit de l

Union européenne (UE) • Différence de traitement litigieuse non fondée sur la nationalité des contribuables, mai...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DE GALBERT DEFFOREY ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 45443/21 et 2 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT

Art 14 (+ Art 1 P1) • Allégations de discriminations à rebours concernant la taxation des plus-values effectuées lors d’échanges de titres afférents à des opérations de fusions de sociétés • Différence de traitement alléguée résultant de l’application, à des opérations d’échanges de titres purement internes, de règles moins favorables que celles applicables aux situations relevant du droit de l’Union européenne (UE) • Différence de traitement litigieuse non fondée sur la nationalité des contribuables, mais sur certaines caractéristiques des transactions imposées, et en particulier sur la circonstance qu’elles se rapportent à des opérations de fusion concernant des sociétés d’au moins deux États

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

22 mai 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire de Galbert Defforey et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

María Elósegui, présidente,
Mattias Guyomar,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Gilberto Felici,
Andreas Zünd,
Diana Sârcu,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

les requêtes (nos 45443/21 et 2 autres requêtes) dirigées contre la République française et dont trois ressortissants français, Mme Albertine de Galbert Defforey, M. Marc Simoncini et M. Philippe Jaubert (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 avril 2025,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes portent sur une allégation de discrimination à rebours en matière fiscale. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné à l’article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent des modalités de taxation de leurs plus-values mobilières en faisant valoir qu’ils ont été soumis à un traitement plus défavorable que si leurs plus-values avaient été afférentes à des opérations relevant du champ d’application de la directive 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 (« la directive 2009/133 »).

EN FAIT

2. La liste des requérants et de leurs représentants figure en annexe.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

1. Les requêtes nos 45443/21 et 45483/21

4. Si les impositions des deux premiers requérants sont distinctes (A), leurs recours ont été examinés simultanément sur le plan interne (B). Les faits les concernant peuvent être présentés ensemble.

1. Les impositions litigieuses
1. L’imposition de la première requérante

5. Le 9 novembre 1998, Mme de Galbert Defforey (« la première requérante ») céda des titres de la société D. et reçut, en échange, des actions de la société C. dans le cadre d’une opération de fusion-absorption, ces deux sociétés étant établies en France. Elle réalisa une plus-value d’échange, qu’elle choisit de placer en report d’imposition (paragraphes 36‑37 ci‑dessous) en application de l’article 160 du code général des impôts (« CGI »).

6. Le 2 mars 2016, elle céda une partie des actions acquises lors de cet échange, ce qui mit fin au report d’imposition pour une fraction de la plus‑value y afférente. Ce gain, d’un montant de 1 463 889 euros (EUR), fut intégré à ses revenus imposables pour l’année 2016 sans application de l’abattement pour durée de détention de titres prévu à l’article 150‑0 D du CGI, la plus-value ayant été réalisée avant le 1er janvier 2013 (paragraphes 43, 44 et 46 ci-dessous). Le revenu net global de la première requérante, qui prenait notamment en compte d’autres moins-values, fut soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu.

2. L’imposition du deuxième requérant

7. Le 14 décembre 2012, M. Simoncini (« le deuxième requérant ») procéda à un apport d’actions de la société M. à une autre société J., dont il détenait l’intégralité des parts, ces deux sociétés étant établies en France. Il réalisa une plus-value, qui fut placée de plein droit en report d’imposition en application de l’article 150‑0 B du CGI (paragraphe 38 ci-dessous).

8. Le 21 décembre 2015, il céda une partie des titres de la société J. reçus en rémunération de l’apport, ce qui mit fin au report d’imposition pour cette fraction de la plus-value. Il intégra donc cette plus-value d’apport, d’un montant de 2 232 273 EUR, dans sa déclaration de revenus.

9. À la suite d’un examen contradictoire de sa situation fiscale personnelle, cette plus-value fut assujettie à son impôt sur le revenu pour l’année 2015 sans abattement pour durée de détention de titres, la plus-value ayant été réalisée avant le 1er janvier 2013 (paragraphes 43, 44 et 46 ci‑dessous).

2. Les recours internes exercés par les deux premiers requérants
1. Les contestations relatives aux impositions des deux premiers requérants

a) La réclamation et le recours au fond présentés par la première requérante

10. Par une réclamation du 20 février 2018 relative à l’impôt sur le revenu mis à sa charge pour l’année 2016, la première requérante demanda que l’abattement précité soit appliqué à sa plus-value d’échange. Le 8 février 2021, l’administration fiscale rejeta sa réclamation sur ce point.

11. Par une requête du 15 avril 2021, la première requérante contesta cette décision devant le juge administratif. Cette requête est toujours pendante.

b) La réclamation présentée par le deuxième requérant

12. Par une réclamation du 1er septembre 2020 relative à l’impôt sur le revenu mis à sa charge pour l’année 2015, le deuxième requérant demanda que l’abattement précité soit appliqué à sa plus-value d’apport. Cette réclamation est toujours en cours d’examen.

2. Les contestations des deux premiers requérants relatifs aux commentaires administratifs applicables à leur imposition

13. Parallèlement, les deux premiers requérants présentèrent quatre séries de requêtes en annulation pour excès de pouvoir d’extraits des commentaires administratifs publiés au Bulletin officiel des finances publiques – Impôts (« BOFiP ») relatifs à leur imposition, en tant qu’ils excluaient les plus‑values litigieuses du bénéfice de l’abattement pour durée de détention de titres (paragraphes 46 et 47 ci-dessous).

a) Le rejet d’une première requête

14. Par une décision du 12 novembre 2015, le Conseil d’État rejeta la première de ces requêtes, déposée par la première requérante, en jugeant notamment ce qui suit :

« Considérant (...) qu’aux termes du III de l’article 17 de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, les dispositions (...) du 1 de l’article 150-0 D du [CGI] “s’appliquent aux gains réalisés et aux distributions perçues à compter du 1er janvier 2013” ; qu’elles ne peuvent dès lors s’appliquer aux plus-values réalisées antérieurement au 1er janvier 2013 et placées en report d’imposition, la circonstance que la cession mettant fin à ce report intervient après le 1er janvier 2013 étant sans incidence à cet égard ; »

b) Le rejet d’une deuxième série de requêtes

15. Les deux premiers requérants présentèrent de nouvelles requêtes en faisant valoir que les commentaires administratifs applicables à leur imposition réitéraient des dispositions législatives contraires au principe constitutionnel d’égalité devant la loi.

16. Par deux décisions du 11 juillet 2018, le Conseil d’État rejeta cette deuxième série de requêtes au motif qu’un tel moyen ne pouvait être soulevé qu’à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC »).

c) Le rejet d’une troisième série de requêtes

17. Au soutien d’une troisième série de requêtes aux fins d’annulation des commentaires administratifs applicables à leur imposition, les deux premiers requérants sollicitèrent, d’une part, le renvoi d’une QPC relative à la conformité aux principes constitutionnels d’égalité devant la loi et d’égalité devant les charges publiques des dispositions légales réitérées par ces commentaires administratifs, et, d’autre part, la transmission d’une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 8 de la directive 2009/133 (paragraphe 52 ci-dessous).

18. Par deux décisions du 12 octobre 2018, le Conseil d’État renvoya une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »), en demandant si les dispositions de l’article 8 de la directive 2009/133 devaient être interprétées en ce sens qu’elles font obstacle à ce que la plus‑value réalisée à l’occasion de la cession des titres reçus à l’échange et la plus-value en report soient imposées selon des règles d’assiette et de taux distinctes.

19. Statuant sur cette question préjudicielle par un arrêt du 18 septembre 2019 (paragraphe 53 ci-dessous), la CJUE dit pour droit que :

« L’article 8, paragraphes 1 et 6, de la [directive 2009/133] et l’article 8, paragraphe 1 et paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive 90/434/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990 (...) doivent être interprétés en ce sens que, dans le cadre d’une opération d’échange de titres, ils requièrent que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu. »

20. Par deux décisions du 19 décembre 2019, le Conseil d’État renvoya au Conseil constitutionnel une QPC aux motifs suivants :

« Il résulte de ce qui précède que les plus-values en report (...) afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive “fusions” du 19 octobre 2009 bénéficient, en cas d’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu, de l’application de l’abattement pour durée de détention prévu au 1 de l’article 150-0 D du code général des impôts, dans les conditions énoncées [au dispositif de l’arrêt de la CJUE du 18 septembre 2019], alors que celles afférentes à des opérations qui n’entrent pas dans ce même champ, notamment celles qui ne mettent en cause que des personnes établies en France, n’en bénéficient pas.

Par suite, le moyen tiré de ce que les dispositions du III de l’article 17 de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, en combinaison avec celles du II de l’article 92 B et du I ter de l’article 160 du [CGI], qui sont applicables au présent litige et n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et notamment au principe d’égalité devant la loi soulève une question présentant un caractère sérieux. Ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée. »

21. Devant le Conseil constitutionnel, les deux premiers requérants dénoncèrent une « discrimination à rebours » : ils firent valoir que ces dispositions instauraient une différence de traitement entre les plus-values réalisées dans le cadre d’opérations d’échange de titres relevant du champ d’application de la directive 2009/133 et celles réalisées dans le cadre d’opérations d’échange purement internes, au détriment de ces dernières.

22. Par une décision no 2019-832/833 QPC du 3 avril 2020, le Conseil constitutionnel déclara le paragraphe III de l’article 17 de la loi de finances pour 2014 et le dernier alinéa du paragraphe I de l’article 150-0 B ter du CGI conformes à la Constitution. Il écarta le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi aux motifs suivants :

« 12. En premier lieu, il résulte des dispositions contestées, telles qu’interprétées par une jurisprudence constante, une différence de traitement, s’agissant de l’application de l’abattement pour durée de détention aux plus-values d’une opération d’échange de titres placées en report d’imposition, selon que cette opération a été réalisée dans le cadre de l’Union européenne ou qu’elle l’a été dans le cadre national ou en dehors de l’Union européenne.

13. Toutefois, les régimes juridiques de report d’imposition applicables aux plus‑values d’échange de titres visent à garantir une certaine neutralité fiscale à ces opérations en évitant que le contribuable soit contraint de céder ses titres pour acquitter l’impôt. Les dispositions contestées se sont bornées à adapter certains de ces régimes aux évolutions de la législation relative à l’imposition des plus-values. Le respect du droit de l’Union européenne impose de renforcer la neutralité fiscale des opérations européennes d’échange de titres.

14. D’une part, il ne résulte pas de cette exigence découlant du droit de l’Union européenne une dénaturation de l’objet initial de la loi. D’autre part, au regard de l’objet de la loi, telle que désormais interprétée, il existe une différence de situation, tenant au cadre, européen ou non, de l’opération d’échange de titres. Par conséquent, la différence de traitement instaurée par les dispositions contestées est fondée sur une différence de situation et en rapport direct avec l’objet de la loi.

15. En second lieu et en tout état de cause, la différence de traitement qui résulterait de l’application aux plus-values placées en report d’imposition obligatoire, avant le 1er janvier 2013, du taux et des règles d’assiette applicables au fait générateur de l’imposition, lorsque l’opération d’échange de titres ne relève pas du droit de l’Union européenne, serait, elle aussi, pour les mêmes raisons, fondée sur une différence de situation et en rapport direct avec l’objet de la loi. »

23. Reprenant l’instance devant le Conseil d’État, les deux premiers requérants soutinrent que les commentaires administratifs critiqués réitéraient des dispositions législatives contraires, d’une part, au principe constitutionnels d’égalité devant la loi, et, d’autre part, à l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la CDFUE »).

24. Par deux décisions du 1er juillet 2020, le Conseil d’État rejeta cette troisième série de requêtes. Il jugea, d’une part, que la décision du Conseil constitutionnel du 3 avril 2020 imposait d’écarter le moyen tiré de la méconnaissance du principe d’égalité présenté par les deux premiers requérants, et, d’autre part, que les dispositions de l’article 20 de la CDFUE n’étaient pas applicables aux situations purement internes.

d) Le rejet d’une quatrième série de requêtes

25. Au soutien d’une dernière série de requêtes, les deux premiers requérants soutinrent que les commentaires administratifs dont ils sollicitaient l’annulation réitéraient des dispositions législatives contraires à l’article 14 de la Convention, combiné à l’article 1 du Protocole no 1.

26. Par deux décisions du 31 mars 2021, le Conseil d’État rejeta ces requêtes aux motifs suivants :

« Il résulte des dispositions contestées une différence de traitement, s’agissant de l’application de l’abattement pour durée de détention à la plus-value d’une opération d’échange de titres placée en report d’imposition, selon que cette opération a été réalisée dans le cadre de l’Union européenne ou qu’elle l’a été dans le cadre national ou en dehors de l’Union européenne. Si le législateur avait initialement exclu du bénéfice de l’abattement pour durée de détention prévu au 1 de l’article 150-0 D l’ensemble des plus-values afférentes à des opérations réalisées avant le 1er janvier 2013 et placées en report d’imposition en application du II de l’article 92 B et du I ter de l’article 160, la soumission à des règles d’assiette plus favorables des plus-values relatives à des opérations mettant en cause des sociétés d’États membres différents trouve sa justification dans le nécessaire respect, pour ce qui concerne les situations entrant dans leur champ d’application, des dispositions de la directive “fusions” du 19 octobre 2009, telles qu’interprétées par la [CJUE] dans son arrêt précité nos C‑662/18 et C-672/18 du 18 septembre 2019, qui imposent de renforcer la neutralité fiscale des opérations européennes d’échange de titres. Le respect des exigences découlant du droit de l’Union européenne constitue un objectif d’intérêt public légitime de nature à justifier une différence de traitement entre des situations au demeurant comparables, selon qu’elles sont ou non régies par ces règles. Par ailleurs, si la loi, ainsi interprétée dans le respect du droit de l’Union européenne, prévoit de garantir par des modalités différentes, selon que sont en cause des opérations purement internes ou des opérations entrant dans le champ de la directive du 19 octobre 2009, la neutralité fiscale des opérations d’échange de titres en évitant que le contribuable soit contraint de céder ses titres pour acquitter l’impôt, il n’en résulte pas une absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. Dans ces conditions, la différence de traitement en cause peut être regardée comme répondant à une justification objective et raisonnable. [Les requérants ne sont] ainsi pas [fondés] à soutenir que les commentaires [qu’ils] conteste[nt] réitèreraient des dispositions législatives méconnaissant les stipulations combinées de l’article 14 de la [Convention] et de l’article 1er de son premier protocole additionnel. »

2. La requête no 8701/23
1. Les impositions litigieuses

27. Le 31 janvier 2013, M. Jaubert (« le troisième requérant ») apporta les titres qu’il détenait dans deux sociétés de droit français (titres acquis en 2001, 2006 et 2008) à une société F., nouvellement créée en France et dont il contrôlait le capital. Ses plus-values d’apport, d’un montant total de 1 250 461 EUR, furent placées de plein droit en report d’imposition en application de l’article 150‑0 B ter du CGI (paragraphe 38 ci-dessous).

28. Le 13 septembre 2013, il céda les titres qu’il détenait dans la société F. à une société américaine. Il réalisa une nouvelle plus-value, d’un montant de 7 169 067 EUR, à laquelle s’ajouta un complément de prix de 917 048 EUR perçu en 2014.

29. L’ensemble de ces plus-values (paragraphes 27 et 28 ci-dessus) furent intégrées à ses revenus imposables pour les années 2013 et 2014. S’agissant de ses plus‑values d’apport (1 250 461 EUR), des abattements pour durée de détention de titres de 50 % et de 65 % furent appliqués, celles‑ci ayant été réalisées après le 1er janvier 2013 (paragraphes 43 et 44 ci‑dessous). S’agissant des plus-values de cession, aucun abattement pour durée de détention de titres ne fut appliqué, les titres de la société F. ayant été détenus pendant moins de deux ans (paragraphe 43 ci‑dessous). Le revenu net global du troisième requérant fut soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu pour chacun de ces exercices.

2. Les recours internes exercés par le troisième requérant

30. Après avoir vainement déposé une réclamation auprès de l’administration fiscale, le requérant contesta ces impositions devant le tribunal administratif de Pau.

31. Il demanda qu’un même abattement pour durée de détention de titres soit appliqué à l’ensemble des plus-values d’apport et de cession, l’opération d’échange de titres effectuée en 2013 devant être neutre sur le plan fiscal. Il fit notamment valoir que les articles 150-0 B ter et 150-0 D du CGI devaient être interprétés à la lumière de l’article 8 de la directive 2009/133 et de l’arrêt de la CJUE du 18 septembre 2019 (paragraphe 53 ci-dessous), de telle sorte qu’il soit appliqué à la plus-value effectuée à l’occasion d’un échange de titres et à la plus-value effectuée à l’occasion de la cession des titres reçus à l’échange un même traitement fiscal. Il ajouta que les situations ne relevant pas du champ de la directive 2009/133 ne sauraient être traitées différemment sans instaurer une discrimination à rebours.

32. Par un jugement du 16 janvier 2020, le tribunal administratif de Pau fit droit à ce moyen en prononçant la restitution d’une partie de la somme dont le troisième requérant s’était acquitté au titre de ses impositions aux motifs suivants :

« 12. Le régime de report d’imposition sur la plus-value réalisée à l’occasion d’une opération d’échanges de titres, prévu aux articles 150-0 B et 150-0 B ter du [CGI], issu de la loi no 2012-1510 du 29 décembre 2012 (...) modifiant les textes législatifs antérieurs suite à l’intervention de la directive [2009/133], doit être regardé comme assurant la transposition de ses objectifs. Le législateur n’ayant pas entendu traiter différemment les situations concernant uniquement des sociétés françaises et celles qui, concernant les sociétés d’États membres différents, sont seules dans le champ de la directive, les dispositions en cause doivent en conséquent être interprétées à la lumière de ses objectifs, dès lors qu’une interprétation n’est pas contraire à leur lettre (voir Conseil d’État, 15 décembre 2014, société Technicolor, no 380.942, au recueil Lebon ; Conseil d’État, Assemblée, 31 mai 2016, M. Jacob, no 393.881, au recueil Lebon) ;

13. Dans l’arrêt du 18 septembre 2019, C‑662/18 et C‑672/18 (...), la [CJUE] a dit pour droit que les dispositions de l’article 8, paragraphes 1 et 6, de la directive [2009/133], et l’article 8, paragraphe 1 et paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive [90/434], doivent être interprétés en ce sens que, dans le cadre d’une opération d’échange de titres, ils requièrent que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu.

14. Dans cet arrêt, la [CJUE] a précisé que le report du fait générateur de l’imposition de la plus-value afférente aux titres échangés implique nécessairement que l’imposition de cette plus-value suive les règles fiscales et le taux en vigueur à la date où intervient le fait générateur, en l’occurrence à la date de la cession ultérieure des titres reçus en échange. Elle a en outre précisé, quant à la plus-value afférente aux titres reçus en échange, que ces titres sont simplement substitués aux titres existants avant l’échange.

15. Dès lors (...) [qu’une] telle interprétation n’est pas contraire à la lettre des articles 150-0 A, 150‑0 B 150‑0 B ter et 150‑0 D du [CGI] précités, il s’en déduit que la plus-value réalisée à l’occasion d’une opération d’apport de titre réalisée en France, placée en report d’imposition en application de l’article 150‑0 ter, ainsi que la plus‑value réalisée à l’occasion de l’opération de cession de titres qui met fin au report, imposée dans les conditions prévues à l’article 150‑0 A, doivent se voir appliquer le même traitement fiscal, au regard des règles en vigueur à la date de la cession ultérieure des titres reçus en échange, et le cas échéant, au regard notamment de l’abattement fiscal prévu à l’article 150‑0 D de ce code.

16. S’agissant plus particulièrement de la durée de détention des titres qui conditionne le bénéfice de l’abattement prévu au 1 ter de l’article 150‑0 D du [CGI], le décompte opéré (...) à partir de la date de la souscription ou d’acquisition des titres remis à l’échange, doit être interprété, selon ce qu’a indiqué la [CJUE], en ce sens qu’il court à compter de la date de souscription ou d’acquisition de titres apportés, auxquels se substituent les titres remis à l’échange.

(...)

20. Les parts (...) apportées à la [société F.] étant détenues depuis l’année 2001, soit depuis plus de huit ans, puis les années 2006 et 2008, soit depuis plus de deux ans, à la date de l’apport comme à la date de cession ultérieure, le requérant est fondé à soutenir que l’abattement prévu au 1 ter de l’article 150‑0 D devait être appliqué, tant à la plus‑value imposable réalisée à l’occasion de l’opération d’apport du 31 janvier 2013, qu’à la plus-value imposable dégagée par l’opération de cession du 13 septembre 2013. »

33. En application de cette décision, le troisième requérant bénéficia d’un dégrèvement de 1 906 510 EUR. Le ministre chargé de l’Économie et des finances fit appel de ce jugement.

34. Par un arrêt du 24 février 2022, la cour administrative d’appel de Bordeaux annula le jugement rendu en première instance et rejeta les demandes du troisième requérant aux motifs suivants :

« 6. (...) lorsqu’elles sont afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive “fusions” du 19 octobre 2009, les plus-values placées en report d’imposition en application de l’article 150-0 B ter sont susceptibles de faire l’objet de l’abattement pour durée de détention prévu au 1 de l’article 150-0 D du code général des impôts, quelle que soit la date à laquelle elles ont été placées en report d’imposition. En revanche, d’une part, lorsqu’elles sont afférentes à des opérations qui n’entrent pas dans ce même champ, ces plus-values n’en bénéficient pas si elles ont été placées en report d’imposition avant le 1er janvier 2013. D’autre part, celles placées en report d’imposition après cette date, sur le fondement de l’article 150-0 B ter du code général des impôts, n’en bénéficient qu’à concurrence de la durée de détention des titres remis à l’échange.

7. (...) Si les intimés contestent le décompte de la durée de détention pour l’application de l’abattement prévu au 1 de l’article 150-0 D du [CGI] en indiquant que la plus-value de cession de titres de la société [F.] remis à l’échange bénéficie de l’application des abattements pour durée de détention calculés depuis la date d’acquisition ou de souscription des titres apportés, en application de la directive [2009/133] garantissant une neutralité fiscale, ils ne sauraient utilement s’en prévaloir, les opérations intéressant des sociétés d’États membres différents étant seules susceptibles d’entrer dans le champ de la directive qu’ils invoquent. Or, il est constant que les opérations d’apport en litige ont été réalisées entre deux sociétés établies en France.

8. (...) Le jugement attaqué doit, par suite, être annulé. Il appartient donc à la cour, saisie par l’effet dévolutif de l’appel, de se prononcer sur les autres moyens présentés au soutien de leur demande par [le requérant et son épouse].

9. En premier lieu, [le requérant] soutient qu’en ayant pour effet d’étendre (...) le bénéfice de l’application de l’abattement pour durée de détention prévu au 1 de l’article 150-0 D du code général des impôts aux plus-values placées en report d’imposition en application de l’article 150-0 B ter lorsqu’elles sont afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive “fusions” du 19 octobre 2009 et ce quelle que soit la date à laquelle elles ont été placées en report d’imposition, alors que de telles plus-values n’en bénéficient qu’à concurrence de la durée de détention des titres remis à l’échange lorsqu’elles portent sur des opérations purement internes ou en dehors de l’Union européenne, les dispositions législatives institueraient un traitement discriminatoire au regard du droit au respect des biens tel que prévu par l’article 14 de la [Convention] combiné à l’article 1er du premier protocole additionnel de cette convention.

10. (...) Une distinction entre des personnes placées dans une situation comparable est discriminatoire, au sens de ces stipulations, si elle n’est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.

11. En ce qui concerne le report d’imposition à l’occasion d’un échange de titres, si le législateur avait initialement prévu que l’ensemble des plus-values afférentes à des opérations réalisées après le 1er janvier 2013 et placées en report d’imposition en application de l’article 150-0 B ter ne bénéficient de l’abattement pour durée de détention prévu au 1 de l’article 150-0 D qu’à concurrence de la durée de détention des titres remis à l’échange, la soumission à des règles d’assiette plus favorables des plus‑values relatives à des opérations mettant en cause des sociétés d’États membres différents trouve sa justification dans le nécessaire respect, pour ce qui concerne les situations entrant dans leur champ d’application, des dispositions de la directive “fusions” du 19 octobre 2009, telles qu’interprétées par la [CJUE] dans son arrêt précité nos C-662/18 et C-672/18 du 18 septembre 2019, qui imposent de renforcer la neutralité fiscale des opérations européennes d’échange de titres. Le respect des exigences découlant du droit de l’Union européenne constitue un objectif d’intérêt public légitime de nature à justifier une différence de traitement entre des situations au demeurant comparables, selon qu’elles sont ou non régies par ces règles. Par ailleurs, si la loi, ainsi interprétée dans le respect du droit de l’Union européenne, prévoit de garantir par des modalités différentes, selon que sont en cause des opérations purement internes ou des opérations entrant dans le champ de la directive du 19 octobre 2009, la neutralité fiscale des opérations d’échange de titres en évitant que le contribuable soit contraint de céder ses titres pour acquitter l’impôt, il n’en résulte pas une absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. Dans ces conditions, la différence de traitement en cause peut être regardée comme répondant à une justification objective et raisonnable. M. Jaubert n’est ainsi pas fondé à soutenir que les dispositions législatives en cause méconnaissent les stipulations combinées de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 1er de son premier protocole additionnel.

12. En deuxième lieu, le requérant ne peut utilement se prévaloir de ce que les dispositions de la loi méconnaîtraient les stipulations de l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux, lesquelles s’appliquent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union européenne et non aux situations seulement régies par le droit interne. »

35. Le 21 octobre 2022, le pourvoi en cassation formé contre cet arrêt fut déclaré non admis.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

1. Le droit interne
1. Le report d’imposition des plus-values d’échange ou d’apport de titres

36. Le report d’imposition est une technique fiscale qui permet de remédier à l’inconvénient qu’il y aurait à taxer immédiatement la plus-value d’échange ou d’apport, une telle opération ne dégageant pas immédiatement de liquidités permettant de s’acquitter de l’impôt. En cas de report d’imposition, la plus-value est calculée et déclarée au moment de l’échange ou de l’apport. En revanche, l’imposition est différée à la date de l’évènement qui met fin au report.

37. Le paragraphe I ter de l’article 160 du CGI, dans sa version applicable à la date de l’échange de titres effectué par la première requérante, permettait aux contribuables ayant effectué une plus-value lors d’un échange de droits sociaux résultant d’une fusion de demander un report d’imposition jusqu’à ce que les titres reçus à l’échange soient cédés ou rachetés.

38. L’article 150‑0 B ter du CGI, dans ses versions respectivement applicables aux apports réalisés par les deuxième et troisième requérants, soumettait les plus-values résultant de l’apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés contrôlée par l’apporteur à un régime de report d’imposition obligatoire.

39. Le Conseil d’État juge que les règles applicables au calcul de l’assiette imposable – et en particulier à l’application d’un abattement – sont celles en vigueur au moment de cet échange (Conseil d’État, 16 mai 1990, M. Gonzalez de Gaspard, nos 88782 et 95932, Recueil Lebon), tandis que les règles applicables à la liquidation de l’imposition – et en particulier au taux d’imposition – sont celles en vigueur à la date de l’événement qui met fin au report (Conseil d’État, sect., 10 avril 2002, M. de Chaisemartin, no 226886, Recueil Lebon ; voir, également, Conseil constitutionnel, décision no 2016‑538 QPC du 22 avril 2016).

2. La taxation des plus-values mobilières
1. Dispositions législatives

40. La loi no 2012-1509 du 29 décembre 2012 de finances pour 2013 a mis fin à la taxation proportionnelle des plus-values mobilières des particuliers et les a soumises au barème progressif de l’impôt sur le revenu. L’article 150‑0 A du CGI, dans sa version issue de cette loi, dispose que :

« I.-1. (...) les gains nets retirés des cessions à titre onéreux, effectuées directement, par personne interposée ou par l’intermédiaire d’une fiducie, de valeurs mobilières, de droits sociaux (...) sont soumis à l’impôt sur le revenu. (...) »

41. Parallèlement, le législateur a introduit, à l’article 150-0 D du CGI, un abattement pour durée de détention de titres, permettant de réduire le montant des plus-values à retenir en tant que revenus imposables en prenant en considération la durée de détention des titres cédés.

42. Cet abattement était d’un taux variable et progressif. Ses modalités ont plusieurs fois été modifiées, et en particulier par la loi no 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances rectificative pour 2014.

43. Dans sa version applicable aux impositions en litige, l’article 150‑0 D du CGI dispose que :

« 1. (..)

Les gains nets résultant de la cession à titre onéreux ou retirés du rachat d’actions, de parts de sociétés, de droits démembrés portant sur ces actions ou parts, ou de titres représentatifs de ces mêmes actions, parts ou droits, mentionnés à l’article 150-0 A (...) sont réduits d’un abattement déterminé dans les conditions prévues, selon le cas, au 1 ter ou au 1 quater du présent article.

(...)

1 ter. A.- L’abattement mentionné au 1 est égal à :

a) 50 % du montant des gains nets ou des distributions lorsque les actions, parts, droits ou titres sont détenus depuis au moins deux ans et moins de huit ans à la date de la cession ou de la distribution ;

b) 65 % du montant des gains nets ou des distributions lorsque les actions, parts, droits ou titres sont détenus depuis au moins huit ans à la date de la cession ou de la distribution.

1 quater. A.- Par dérogation au 1 ter, lorsque les conditions prévues au B du présent 1 quater sont remplies, les gains nets sont réduits d’un abattement égal à :

(...)

3o 85 % de leur montant lorsque les actions, parts ou droits sont détenus depuis au moins huit ans à la date de la cession.

B.- L’abattement mentionné au A s’applique :

1o Lorsque la société émettrice des droits cédés respecte l’ensemble des conditions suivantes :

a) Elle est créée depuis moins de dix ans et n’est pas issue d’une concentration, d’une restructuration, d’une extension ou d’une reprise d’activités préexistantes. (...) ;

b) Elle répond à la définition [des petites et moyennes entreprises] prévue au e du 2o du I de l’article 199 terdecies-0 A (...) ;

c) Elle respecte la condition prévue au f du même 2o ;

d) Elle est passible de l’impôt sur les bénéfices ou d’un impôt équivalent ;

e) Elle a son siège social dans un État membre de l’Union européenne ou dans un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ayant conclu avec la France une convention d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales ;

f) Elle exerce une activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole, à l’exception de la gestion de son propre patrimoine mobilier ou immobilier.

(...) »

44. L’article 10 V de la loi de finances pour 2013 et l’article 17 III de la loi de finances pour 2014 prévoient que cet abattement s’applique « aux gains réalisés (...) à compter du 1er janvier 2013 ».

45. La loi no 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018 a ultérieurement rétabli le principe d’une taxation des plus-values mobilières à un taux proportionnel unique.

2. Commentaires administratifs

46. Aux termes du § 130 des commentaires administratifs publiés par l’administration fiscale au BOFiP le 20 avril 2015 sous la référence BOI‑RPPM-PVBMI-20-20-10 :

« 130. (...) Au total, l’abattement pour durée de détention ne s’applique pas, notamment :

(...)

- aux gains nets de cession, d’échange ou d’apport réalisés avant le 1er janvier 2013 et placés en report d’imposition dans les conditions prévues au II de l’article 92 B du CGI, au I ter de l’article 160 du CGI (...) ainsi qu’à l’article 150-0 B ter du CGI ;

(...) »

47. Cette interprétation a été réaffirmée dans une série d’autres commentaires administratifs publiés au BOFiP[1].

3. Jurisprudence interne

48. Le Conseil d’État (12 novembre 2015, no 390265[2], et 10 février 2016, no 394596) et le Conseil constitutionnel (décision no 2016-538 QPC du 22 avril 2016, § 10) interprètent le champ d’application temporel de cet abattement dans le même sens que les commentaires administratifs cités aux paragraphes 46 et 47, en s’appuyant en particulier sur les termes du paragraphe II de l’article 17 de la loi de finances pour 2014.

49. Par une réserve d’interprétation relative à l’article 150-0 D du CGI, le Conseil constitutionnel impose cependant d’appliquer au montant brut des plus-values placées en report d’imposition avant le 1er janvier 2013 un coefficient d’érosion monétaire pour la période de détention des titres (décision no 2016-538 QPC du 22 avril 2016, § 11).

50. Par ailleurs, le Conseil d’État juge que les plus-values en report afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive 2009/133 bénéficient, à titre dérogatoire, de l’application de l’abattement pour durée de détention prévu à l’article 150-0 D du CGI dans les conditions énoncées au dispositif de l’arrêt de la CJUE du 18 septembre 2019 (décisions nos 423118 et 423044 du 19 décembre 2019[3]).

2. Le droit de l’Union
1. Le droit dérivé

51. La directive 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents, ainsi qu’au transfert du siège statutaire d’une SE ou d’une SCE d’un État membre à un autre (JO L 310, pp. 34-46) codifie la directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents, ainsi qu’au transfert du siège statutaire d’une SE ou d’une SCE d’un État membre à un autre (JO L 225, pp. 1­‑5, « la directive 90/434 »).

52. Les dispositions pertinentes de la directive 2009/133 sont rédigées dans les termes suivants :

Article 1er

« Chaque État membre applique la présente directive aux opérations suivantes :

a) opérations de fusion, de scission, de scission partielle, d’apport d’actifs et d’échange d’actions qui concernent des sociétés de deux ou plusieurs États membres ;

(...)

Article 3

Aux fins de l’application de la présente directive, on entend par “société d’un État membre” toute société :

a) qui revêt une des formes énumérées à l’annexe I, partie A ;

b) qui, selon la législation fiscale d’un État membre, est considérée comme ayant dans cet État membre son domicile fiscal et, aux termes d’une convention en matière de double imposition conclue avec un pays tiers, n’est pas considérée comme ayant son domicile fiscal hors de la Communauté ; et

c) qui est assujettie, sans possibilité d’option et sans en être exonérée, à l’un des impôts figurant à l’annexe I, partie B, ou à tout autre impôt qui viendrait se substituer à l’un de ces impôts.

Article 8

1. L’attribution, à l’occasion d’une fusion, d’une scission ou d’un échange d’actions, de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire ou acquérante à un associé de la société apporteuse ou acquise, en échange de titres représentatifs du capital social de cette dernière société, ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values de cet associé.

(...)

4. Les paragraphes 1 et 3 ne s’appliquent que si l’associé n’attribue pas aux titres reçus en échange une valeur fiscale supérieure à la valeur que les titres échangés avaient immédiatement avant la fusion, la scission ou l’échange des actions.

(...)

6. L’application des paragraphes 1, 2 et 3 n’empêche pas les États membres d’imposer le profit résultant de la cession ultérieure des titres reçus de la même manière que le profit qui résulte de la cession des titres existant avant l’acquisition.

(...) »

2. La jurisprudence de la CJUE

53. Par un arrêt Ministre de l’Action et des Comptes publics (Plus-value afférente à l’échange de titres) du 18 septembre 2019 (affaires C-662/18 et C‑672/18, EU:C:2019:750), la CJUE, statuant sur les questions préjudicielles transmises à la demande des deux premiers requérants (paragraphe 19 ci-dessus), a jugé que l’article 8, paragraphes 1 et 6 , de la directive 2009/133 et l’article 8, paragraphe 1 et paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive 90/434 requièrent que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu.

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

54. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ À L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE No 1

55. Les requérants se plaignent des modalités de calcul de leur impôt sur le revenu. Ils dénoncent une discrimination à rebours, en faisant valoir qu’ils auraient bénéficié d’un traitement fiscal plus favorable si les plus-values sur lesquelles ils ont été taxés s’étaient inscrites dans le cadre d’opérations relevant du champ d’application de la directive 2009/133. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, combiné à l’article 1 du Protocole no 1, aux termes desquels :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...)

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires (...) pour assurer le paiement des impôts (...). »

1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties

56. Les parties s’accordent pour considérer que le grief des requérants relève du champ d’application de l’article 14.

57. Le Gouvernement excipe cependant du défaut d’épuisement des voies de recours internes pour ce qui concerne les requêtes nos 45443/21 et 45483/21.

58. D’une part, il fait valoir que les impositions des deux premiers requérants auraient dû être contestées dans le cadre du recours de plein contentieux ouvert devant le juge de l’impôt, et ce jusqu’en cassation. Or, il fait observer que la requête présentée par la première requérante est encore pendante devant le tribunal administratif de Paris (paragraphe 11 ci-dessus), tandis que le deuxième requérant n’a pas encore exercé de recours devant le juge de l’impôt (paragraphe 12 ci-dessus).

59. D’autre part, il soutient que les recours exercés par les deux premiers requérants devant le Conseil d’État, qui tendaient à l’annulation d’extraits de commentaires administratifs, portaient sur des questions de pure légalité objective et ne permettaient pas au juge administratif de procéder à une analyse in concreto du moyen tiré de la violation de l’article 14 de la Convention, combiné à l’article 1 du Protocole no 1.

60. Les deux premiers requérants concluent au rejet de cette exception d’irrecevabilité. Ils font valoir qu’ils ont valablement invoqué l’article 14 combiné à l’article 1 du Protocole no 1 dans le cadre de leurs recours en excès de pouvoir contre les commentaires administratifs excluant leurs plus-values du bénéfice de l’abattement pour durée de détention. Ils ajoutent que cette question était de pur droit. Ils soutiennent par ailleurs que la présentation d’un tel moyen devant le juge de l’impôt est désormais vouée à l’échec, la jurisprudence du Conseil d’État étant maintenant bien établie. Ils se prévalent à cet égard de la décision de non-admission de pourvoi prise à l’encontre du troisième requérant.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention

61. Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, la Cour rappelle qu’il faut, mais qu’il suffit, que les faits de la cause tombent sous l’empire plus vaste de l’un au moins des articles de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, Stec et autres c. Royaume‑Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-41, CEDH 2005‑X, et Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 48, 11 octobre 2022).

62. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que les circonstances de l’espèce, qui concernent des questions de fiscalité, relèvent du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et que l’article 14 de la Convention trouve donc à s’appliquer. Elle ne voit aucune raison d’en juger autrement (Guberina c. Croatie, no 23682/13, § 75, 22 mars 2016, et référence citée, l’affaire concernant l’éligibilité à un abattement d’impôts).

b) Sur l’épuisement des voies de recours internes

63. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes prévue par l’article 35 § 1 de la Convention a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée contre lui (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 148, 16 février 2021). Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention a, en effet, une vocation subsidiaire (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

64. L’obligation d’épuiser les voies de recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité requises (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).

65. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant elle ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (Akdivar et autres, précité, § 66).

66. Cela étant, l’exigence d’épuisement doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 87, 9 juillet 2015). Lorsqu’un requérant dispose de plusieurs voies de recours pouvant passer pour effectives, il n’est tenu d’épuiser que l’une d’entre elles (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V (extraits), et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).

67. En l’espèce, la Cour relève que les deux premiers requérants ont présenté une série de requêtes aux fins d’annulation pour excès de pouvoir d’extraits de commentaires administratifs, en tant qu’ils excluaient l’application de l’abattement pour durée de détention de titres prévu par l’article 150-0 D du CGI pour les plus-values en report réalisées avant le 1er janvier 2013. Dans la mesure où ces commentaires administratifs comportaient des dispositions impératives à caractère général et où ils réitéraient des dispositions législatives, ils avaient valeur normative dans l’ordre juridique interne et s’imposaient à l’administration fiscale. Les recours exercés par les requérants portaient sur l’interprétation du cadre juridique applicable aux impositions contestées, ainsi que sur l’examen à sa conformité à la Constitution et à la Convention. La Cour estime que ces recours avaient, en l’espèce, une portée déterminante dans l’examen de leurs réclamations fiscales alors pendantes. Elle constate par ailleurs que les requérants concernés ont, tous deux, soulevé un moyen tiré de la méconnaissance de l’article 14 de la Convention combiné à l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 25 ci-dessus). Le Conseil d’État a ainsi été mis en mesure d’examiner leur grief et d’y remédier avant que celui-ci ne soit soumis à la Cour. Dans ces conditions et les circonstances particulières des espèces, la Cour estime que les deux premiers requérants ont satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes et rejette l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement.

68. Constatant que les trois requêtes ne sont ni manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

69. Les trois requérants dénoncent le caractère discriminatoire des modalités de calcul de l’assiette de leur impôt sur le revenu, en s’estimant moins bien traités que les contribuables ayant procédé à une opération d’échange de titres régie par le droit de l’Union européenne.

70. Plus particulièrement, les deux premiers requérants se plaignent de n’avoir pas pu bénéficier de l’abattement pour durée de détention prévu par l’article 150‑0 D du CGI lors de la taxation de leurs plus-values d’échange et d’apport de titres, celles-ci ayant été réalisées avant le 1er janvier 2013 et placées en report d’imposition (paragraphes 6 et 9 ci-dessus). Se référant à l’arrêt rendu par la CJUE le 18 septembre 2019 dans les affaires C‑662/18 et C‑672/18 (paragraphe 53 ci-dessus), ils font valoir que cet abattement leur aurait été appliqué si leurs opérations d’échange ou d’apport avaient relevé du champ d’application de la directive 2009/133.

71. Le troisième requérant se plaint, quant à lui, de n’avoir pas pu bénéficier de cet abattement lors de la taxation de sa plus-value de cession de titres (paragraphe 29 ci-dessus). S’appuyant sur le même arrêt de la CJUE, il fait valoir qu’il aurait bénéficié de cet abattement si son opération d’apport avait relevé du champ d’application de la directive 2009/133, et ce en tenant compte à la fois de la durée de détention totale des titres apportés et de celle des titres reçus à l’échange.

72. Les trois requérants soutiennent que leur situation est comparable à celle de contribuables ayant réalisé une opération d’échange de titres transfrontalière au sein du marché intérieur européen.

73. Ils se plaignent d’une discrimination directe fondée sur la localisation des titres échangés lors des opérations de restructuration. Le troisième requérant y lit une discrimination fondée sur « l’origine nationale des titres ».

74. Ils font valoir que cette différence de traitement ne poursuivait pas de but légitime. Ils contestent en particulier qu’elle procéderait de l’intention du législateur national. À cet égard, ils critiquent l’appréciation du Conseil constitutionnel, qui y a vu, dans sa décision du 3 avril 2020, une différence de traitement « en rapport direct avec l’objet de la loi » (paragraphe 22 ci‑dessus).

75. Ils prétendent en outre que cette différence de traitement était dépourvue de justification objective et raisonnable. Si la directive 2009/133 leur avait été applicable, les deux premiers requérants estiment qu’ils auraient respectivement pu prétendre à des abattements de 65 % et 85 % sur leurs plus‑values d’échange ou d’apport. Le troisième requérant estime, pour sa part, que ses plus-values de cession auraient fait l’objet des mêmes abattements que ces plus-values d’apport, soit 50 % ou 65 % selon les titres concernés. Il considère qu’en la matière, la marge d’appréciation laissée aux États contractants est restreinte et qu’une telle différence de traitement doit reposer sur des considérations très fortes.

b) Le Gouvernement

76. Dans le cadre de la requête no 8701/23, le Gouvernement soutient que la situation du troisième requérant n’est pas analogue à celle d’un contribuable imposé sur une plus-value de cession résultant d’une opération d’échange intracommunautaire.

77. Dans les trois requêtes, il soutient en tout état de cause que la différence de traitement litigieuse reposait sur une justification objective et raisonnable.

78. Il fait valoir que le critère de distinction est ici le fait que l’opération d’échange de titres réalisée relève ou non du champ d’application du droit de l’Union européenne, celui-ci n’ayant vocation à régir, dans ce domaine, que les situations transfrontalières.

79. Il soutient que la différence de traitement litigieuse visait à assurer le respect du droit de l’Union européenne et qu’elle reposait sur une justification objective et raisonnable. À cet égard, il soutient qu’une large marge d’appréciation est reconnue aux États membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de leur politique fiscale. Il fait valoir que la Cour a déjà admis que l’obligation de se conformer au droit de l’Union européenne constitue un critère raisonnable et légitime de différenciation (Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 49, série A no 193, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 54, CEDH 2011). En outre, il fait observer que le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État ont, en l’espèce, écarté le grief tiré de la méconnaissance du principe de non-discrimination au terme d’un contrôle exigeant. Il ajoute enfin que le droit de l’Union européenne n’interdit pas les discriminations à rebours.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

80. La Cour rappelle que pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, et Beeler, précité, § 93). Les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité doivent être appréciés à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (ibidem, § 121). Pour rechercher si des situations sont analogues ou comparables, il convient également de les considérer dans leur globalité, en évitant d’isoler des aspects marginaux, ce qui rendrait alors l’analyse artificielle (Avis consultatif relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement [GC], demande no P16‑2021-002, Conseil d’État français, § 69, 13 juillet 2022).

81. Seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, et Savickis et autres c. Lettonie [GC], no 49270/11, § 181, 9 juin 2022).

82. En outre, toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est‑à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits), Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 113, 5 septembre 2017, et Beeler, précité, § 93). Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement (Stec et autres, précité, § 51). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stec et autres, précité, § 52, Burden, précité, § 60, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 136, 19 décembre 2018), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Fabris, précité, § 56).

83. S’agissant de la charge de la preuve, il incombe au requérant de démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010, et Fábián, précité, § 113). Lorsqu’une différence de traitement est établie, il revient au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Beeler, précité, § 94).

b) Application en l’espèce

1. Sur l’emploi d’un critère de distinction relevant du champ de l’article 14

84. Les requérants font valoir que leur impôt sur le revenu a été calculé selon des règles d’assiette plus défavorables que si les opérations d’échange de titres dans le cadre duquel leurs plus-values ont été réalisées avaient relevé du champ d’application de la directive 2009/133.

85. La Cour relève que le critère de distinction mobilisé dans la discrimination alléguée n’est ni la nationalité ni le lieu de résidence des contribuables. Il correspond plus précisément au point de savoir si les contribuables ont, ou non, réalisé une opération d’échanges de titres relevant du champ d’application de la directive 2009/133 – c’est-à-dire une opération concernant des sociétés d’au moins deux États membres de l’Union européenne, l’expression « société d’un État membre » étant entendue au sens de l’article 3 de la directive 2009/133 (paragraphe 52 ci-dessus).

86. Il reste à la Cour à déterminer s’il s’agit là d’un motif de distinction susceptible de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. À cet égard, la Cour rappelle que la liste des critères de discrimination que renferme cet article n’est qu’indicative, l’expression « autre situation » (“other status” dans la version anglaise) ayant généralement été interprétée dans un sens large (Carson et autres, précité, § 70). Cette notion ne se limite pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift, précité, §§ 56-59, et Molla Sali, précité, § 134). En l’espèce, la Cour estime qu’il est établi que la différence de traitement alléguée est corrélée à une caractéristique identifiable, tirée de la nature des transactions réalisées par le contribuable, et plus particulièrement du point de savoir s’il a effectué un échange de titres transfrontalier au sein du marché intérieur européen (comparer avec Aliyeva et autres c. Azerbaïdjan, nos 66249/16 et 6 autres, § 141, 21 septembre 2021, et Shylina c. Ukraine, no 2412/19, §§ 60-61, 15 février 2024).

2. Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables

87. La Cour note que les requérants ne contestent ni le principe ni le taux de leur imposition. La différence de traitement en cause porte spécifiquement sur les modalités de calcul de l’assiette de l’impôt sur le revenu, les requérants se plaignant de n’avoir pas pu bénéficier de l’abattement prévu par l’article 150‑0 D du CGI (paragraphe 43 ci-dessus) lors de la taxation de leurs plus-values mobilières.

88. D’une part, le Conseil d’État juge que les plus-values afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive 2009/133 doivent être taxées dans les conditions énoncées par la CJUE dans son arrêt Ministre de l’Action et des Comptes publics (Plus‑value afférente à l’échange de titres) du 18 septembre 2019 (Conseil d’État, 19 décembre 2019, décisions citées aux paragraphes 20 et 50 ci‑dessus). Dans cette hypothèse, il doit donc être appliqué à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition, ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard de l’application de l’abattement fiscal pour durée de détention de titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu (paragraphes 20, 50 et 53 ci-dessus).

89. D’autre part, le Conseil d’État juge qu’il n’y pas lieu d’appliquer ces règles dérogatoires hors du champ de la directive 2009/133 (paragraphes 20 et 50 ci-dessus). Ainsi, les plus-values afférentes à des opérations d’échanges de titres effectuées dans un cadre purement interne ou extracommunautaire se voient appliquer un abattement pour durée de détention de titres dans les conditions prévues par l’article 150-0 D du CGI et par les dispositions transitoires introduites par les lois de finances pour 2013 et 2014 (paragraphes 43 et 44 ci-dessus). Il en résulte que les plus-values placées en report d’imposition avant le 1er janvier 2013 ne peuvent se voir appliquer cet abattement (paragraphes 20, 22 et 26 ci-dessus) et que les plus-values d’échange placées en report d’imposition après le 1er janvier 2013 n’en bénéficient qu’à concurrence de la durée de détention des titres remis à l’échange (paragraphe 34 ci-dessus).

90. Dans ces conditions, la Cour estime que la différence de traitement dénoncée par les requérants est établie, ce que les juridictions internes ont d’ailleurs admis (paragraphes 20, 22, 26 et 34 ci-dessus).

91. Le Gouvernement prétend, pour ce qui concerne le troisième requérant, que la situation d’un contribuable entrant dans le champ d’application du droit de l’Union n’est pas comparable à celle d’un contribuable qui n’en relève pas. La Cour constate toutefois que le grief des requérants porte sur les modalités de taxation de gains de même nature. Elle relève que les deux catégories de contribuables concernées ont leur résidence fiscale en France et que les plus-values qu’elles ont réalisées dans le cadre d’opérations d’échange de titres y sont soumises à l’impôt sur le revenu. Elle observe en outre que le Gouvernement ne précise pas en quoi l’applicabilité du droit de l’Union européenne aux opérations d’échange de titres effectuées dans le cadre communautaire serait, en elle-même, susceptible de caractériser une différence de situation pour ce qui concerne le traitement fiscal des plus‑values mobilières (comparer avec Carson et autres, précité, §§ 87-89). Au vu de l’ensemble de ses éléments, la Cour considère, comme l’a implicitement admis le Conseil d’État en l’espèce, que ces deux catégories de contribuables se trouvent dans une situation comparable.

92. Il reste à déterminer si cette différence de traitement repose sur une justification objective et raisonnable.

3. Sur la justification de la différence de traitement litigieuse

α) Sur la poursuite d’un but légitime

93. La Cour rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’interprétation la plus correcte de la législation interne, mais de rechercher si la manière dont cette législation a été appliquée a enfreint les droits garantis au requérant par l’article 14 de la Convention (Fabris, précité, § 63).

94. En l’espèce, il résulte clairement de la jurisprudence interne que la différence de traitement litigieuse vise à assurer le respect des exigences découlant du droit de l’Union européenne (paragraphe 22, 26 et 34 ci-dessus). La Cour examinera donc la justification de la discrimination à l’aune de cet objectif, dont la légitimité ne fait aucun doute. Elle réaffirme à cet égard que la nécessité de se conformer aux obligations juridiques découlant de l’adhésion à l’Union européenne constitue un intérêt légitime d’un poids considérable (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005-VI, et O’Sullivan McCarthy Mussel Development Ltd c. Irlande, no 44460/16, § 109, 7 juin 2018).

β) Sur la marge d’appréciation conférée aux autorités internes

95. La Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit pour lui de définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Stec et autres, précité, § 52, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 83, CEDH 2009, Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 89, CEDH 2011, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 113-114, 13 décembre 2016 et Belli et Arquier‑Martinez c. Suisse, no 65550/13, § 94, 11 décembre 2018). De même, la Cour tend à reconnaître une large marge d’appréciation lorsque la situation procède en partie d’un choix individuel (Savickis et autres, précité, § 183). À l’inverse, seules des considérations très fortes peuvent justifier une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003-X, et Andrejeva, précité, § 87).

96. En l’espèce, la Cour relève en premier lieu que la différence de traitement en cause ne se fonde pas sur la nationalité des contribuables, mais sur certaines caractéristiques des transactions qu’ils ont effectuées (voir, déjà, paragraphe 85 ci-dessus). Elle constate en deuxième lieu que les gains imposés résultent de transactions librement effectuées, les contribuables ayant choisi de disposer de leurs titres en connaissance de cause (paragraphes 39 et 44 ci-dessus). Elle observe en troisième lieu que la différence de traitement litigieuse relève de la matière fiscale, ce domaine faisant partie du noyau dur des prérogatives de la puissance publique (voir, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, Krayeva c. Ukraine, no 72858/13, § 28, 13 janvier 2022). Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour estime qu’il convient de reconnaître une large marge d’appréciation à l’État défendeur dans les circonstances de la cause.

γ) Sur l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé

97. L’article 8 de la directive 2009/133, tel qu’interprété par la CJUE, soumet les opérations d’échange de titres relevant du champ d’application de la directive à une stricte exigence de neutralité fiscale (paragraphes 52 et 53 ci-dessus). Les autorités internes étaient donc tenues d’en garantir le respect pour ce qui concerne les opérations d’échange de titres réalisées au sein du marché intérieur européen et ayant un caractère transfrontalier.

98. La Cour a déjà admis que l’adhésion à l’Union européenne et la particularité de l’ordre juridique européen pouvaient justifier une différence de traitement entre les ressortissants des États membres et d’autres catégories de ressortissants étrangers (Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 49, série A no 193, et Ponomaryovi, précité, § 54). Elle n’a cependant jamais été amenée à statuer sur une situation de discrimination à rebours, dans laquelle les règles d’un ordre juridique interne seraient moins favorables que celles applicables aux situations relevant du droit de l’Union européenne. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale (Belli et Arquier-Martinez, précité, § 94) ou pour apprécier si – et dans quelle mesure – des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Carson et autres, précité, § 61, et Molla Sali, précité, § 138). Il lui incombe uniquement de déterminer si la différence de traitement éventuellement mise en œuvre excède la marge d’appréciation reconnue aux États contractants.

99. En l’espèce, la Cour relève, à l’instar du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État (paragraphes 22 et 26 ci-dessus), que l’ordre juridique interne comprend également des règles d’effet similaire. Les régimes de report d’imposition applicables aux plus-values d’échange de titres visent en effet à garantir une certaine neutralité fiscale à ces opérations en évitant que le contribuable soit contraint de céder ses titres pour acquitter l’impôt (paragraphes 36-37 ci-dessus). Seul le degré de neutralité fiscale de l’opération d’échange de titre varie, celui-ci étant renforcé pour les situations relevant du champ d’application de la directive 2009/133.

100. La Cour constate en outre que l’abattement pour durée de détention prévu à l’article 150-0 D du CGI a vocation à s’appliquer à l’ensemble des plus-values mobilières lorsque les conditions prévues par cet article sont réunies. Ce texte n’exclut pas, en principe, les plus-values réalisées dans des situations purement internes de son champ d’application. Si cet abattement ne bénéficie pas aux plus-values en report réalisées antérieurement au 1er janvier 2013, il s’agit là avant tout d’un effet des dispositions transitoires attachées à la réforme fiscale mise en œuvre par les lois de finances pour 2013 et 2014 (paragraphes 40, 41 et 44 ci-dessus). Or, la Cour a déjà observé que la mise en œuvre de réformes économiques ou sociales destinées à un large public suppose d’en déterminer le champ d’application temporel, ce qui implique d’en exclure certains bénéficiaires selon des critères qui peuvent apparaître arbitraires aux personnes concernées ; les différences de traitement qui en résultent sont la conséquence inévitable de l’instauration de règles nouvelles (Avis consultatif relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement [GC], précité, § 102 ; voir également, en matière de réformes sociales, Twizell c. Royaume-Uni, no 25379/02, § 24, 20 mai 2008, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09 et 4 autres, § 73, 31 mai 2011). Aux yeux de la Cour, ces dispositions transitoires n’apparaissent pas arbitraires.

101. La Cour relève enfin que le troisième requérant a bénéficié d’un abattement pour durée de détention lors de la taxation de sa plus-value d’apport (paragraphe 29 ci-dessus) et qu’il lui était loisible de retarder la cession des titres reçus à l’échange afin d’en bénéficier à nouveau.

102. Dans ces conditions, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse reposait sur une justification objective et qu’elle n’était pas manifestement dépourvue de base raisonnable.

103. Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour considère que l’État défendeur n’a pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont il disposait en la matière. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné à l’article 1 du Protocole no 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mai 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller María Elósegui
Greffière adjointe Présidente

ANNEXE

Liste des requêtes

No

|

Numéro de requête

|

Requérant

|

Date d’introduction

|

Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité

|

Représentant

---|---|---|---|---|---

1.

|

45443/21

|

Albertine de Galbert Defforey

|

07/09/2021

|

1980
Fleurines
française

|

Me M. Bornhauser, avocat à Paris

2.

|

45483/21

|

Marc Simoncini

|

07/09/2021

|

1963
Lège‑Cap‑Ferret
français

|

Me M. Bornhauser,

avocat à Paris

3.

|

8701/23

|

Philippe Jaubert

|

17/02/2023

|

1956
Cologne
français

|

Me D. Andres, avocat à Paris

* * *

[1] Voir, notamment, s’agissant des commentaires administratifs contestés par les deux premiers requérants :

BOI-RPPM-PVBMI-20-20-10, 24 juillet 2017, § 130,

BOI-RPPM-PVBMI-30-10-30-10, 14 octobre 2014, § 370,

BOI-RPPM-PVBMI-30-10-30-10, 4 mars 2016, § 370,

BOI-RPPM-PVBMI-30-10-30-20, 14 octobre 2014, § 480,

[2] Décision prise sur la requête de la première requérante et citée au paragraphe 14 ci-dessus.

[3] Décisions prises sur la requête des deux premiers requérants et citées au paragraphe 20 ci‑dessus.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-243190
Date de la décision : 22/05/2025
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 14+P1-1 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété;Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : DE GALBERT DEFFOREY ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Bornhauser, Marc

Origine de la décision
Date de l'import : 23/05/2025
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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