CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE L. ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 46949/21 et 2 autres –
voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 3 et Art 8 (matériel et procédural) • Obligations positives • État défendeur ayant manqué d’appliquer effectivement un système pénal apte à réprimer les actes sexuels non consentis par des mineures • Absence de la notion de « consentement » dans le droit interne pertinent • Juridictions internes n’ayant pas dûment analysé l’effet de toutes les circonstances environnantes • Juridictions internes n’ayant pas suffisamment tenu compte, dans leur appréciation du discernement et du consentement des requérantes, de leur situation de particulière vulnérabilité, eu égard à leur minorité à la date des faits litigieux • Absence de célérité et de diligence dans la conduite de la procédure pénale (requêtes nos 46949/21 et 39759/22)
Art 14 (+ Art 3 et Art 8) • « Victimisation secondaire » de l’une des mineures du fait de son exposition par les autorités nationales à des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes (requête no 46949/21) • Motifs de l’arrêt de la chambre de l’instruction empreints d’une discrimination fondée sur le sexe • Stéréotypes de genre inopérants et attentatoires à la dignité de la requérante
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
24 avril 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
Table des matières
INTRODUCTION
EN FAIT
I. Requête L. c. France no 46949/21
A. La plainte pénale
B. L’ouverture d’une information judiciaire
C. Le renvoi en jugement des mis en examen pour atteintes sexuelles
D. La plainte avec constitution de partie civile
II. Requête H.B. c. France no 24989/22
A. La plainte pénale
B. La procédure de jugement des prévenus pour atteintes sexuelles
III. Requête M.L. c. France no 39759/22
A. La première plainte pénale
B. La plainte avec constitution de partie civile
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
A. Les dispositions du code pénal (CP)
B. La jurisprudence de la Cour de cassation
C. Autres documents relatifs à la législation et au traitement judiciaire des violences sexuelles
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
A. Les Nations unies
B. Le Conseil de l’Europe
III. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE (« UE »)
IV. LE DROIT COMPARE
A. Les États parties à la Convention d’Istanbul
B. Les États membres de l’UE
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 8 ET 14 DE LA CONVENTION
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
A. Dommage
B. Frais et dépens
DISPOSITIF
ANNEXE - Liste des requêtes
En l’affaire L. et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
María Elósegui, présidente,
Mattias Guyomar,
Armen Harutyunyan,
Gilberto Felici,
Andreas Zünd,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 46949/21, 24989/22 et 39759/22) dirigées contre la République française et dont trois ressortissantes de cet État, Mmes L., H.B. et M.L. (« les requérantes ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief commun aux trois requêtes tiré des articles 3 et 8 de la Convention (défaillances du cadre législatif et de la pratique judiciaire ; défaut allégué d’enquête effective), le grief fondé sur ces mêmes articles et l’article 14 combiné avec ceux-ci (requête no 46949/21, exposition alléguée à une victimisation secondaire et traitement discriminatoire), ainsi que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (requête no 39759/22, durée excessive de la procédure), et de déclarer irrecevables les griefs présentés par les requérantes pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérantes,
les observations des parties,
les observations reçues de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er avril 2025,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes sont principalement relatives au respect par l’État défendeur de ses obligations positives, découlant des articles 3 et 8 de la Convention sous les angles matériel et procédural, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol dénoncé par des adolescentes mineures et d’appliquer ces dispositions en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives, qui soient en outre exemptes, s’agissant de la requête no 46949/21, d’une victimisation secondaire subie par la requérante.
EN FAIT
2. Les requérantes, Mmes L., H.B. et M.L., sont nées respectivement en 1995, 2005 et 1991. Les informations détaillées concernant leur représentants respectifs figurent dans le tableau en annexe.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
1. Requête L. c. France no 46949/21
1. La plainte pénale
5. Le 31 août 2010, la requérante se présenta avec sa mère dans un commissariat de région parisienne pour dénoncer des faits de viol commis en 2009 alors qu’elle était âgée de 14 ans, par deux individus âgés de 21 ans, P.C. et J.C., exerçant la profession de sapeur-pompier au sein de casernes à proximité de son domicile. La Brigade de Protection de la famille de la Sûreté territoriale du Val de Marne fut chargée de l’enquête. L. se présenta comme une personne psychologiquement fragile et très isolée en raison de harcèlements subis à l’école quatre ans auparavant, qui avaient justifié la prise de médicaments (anti-dépresseurs et anxiolytiques) ainsi que plusieurs hospitalisations en pédopsychiatrie, la dernière remontant à juillet 2010 pour une durée de trois semaines.
6. Les 6 et 7 septembre 2010, la requérante et sa mère furent de nouveau et longuement entendues. Au cours de ses auditions successives, la requérante déclara qu’elle souffrait régulièrement depuis l’âge de 12 ans de crises de tétanie, ce qui avait entraîné de nombreuses interventions des sapeurs‑pompiers des casernes susmentionnées, dont celle de P.C. Elle indiqua qu’à partir d’avril 2009, elle avait eu avec ce dernier plusieurs rapports sexuels à leur domicile respectif, dans un véhicule ou dans la forêt, et qu’ils se rencontraient uniquement dans ce but. Elle déclarait refuser tout autre acte que les pénétrations vaginales et buccales.
7. Elle précisa que pendant une période d’hospitalisations consécutives à des tentatives de suicide entre octobre et décembre 2009, les actes sexuels se sont poursuivis à deux reprises au domicile de P.C. qui l’avait contactée à cette fin. En novembre 2009, les relations sexuelles avaient lieu avec P.C. en présence de deux amis de ce dernier : J.C. et un homme plus tard identifié comme étant J.F. Trois semaines après environ, elles avaient lieu avec P.C. et le cousin de celui-ci, un certain F., dans un contexte de forte alcoolisation et en présence d’une amie âgée de 17 ans rencontrée lors d’une hospitalisation, qui elle‑même avait des relations sexuelles avec chacun des deux hommes. Bien qu’elle déclarât « ne pas avoir été forcé[e] », la requérante évoqua un discernement amoindri par des traitements médicamenteux lourds et assimila ces actes sexuels à des épisodes de scarification (« à cette époque pour moi, coucher avec quelqu’un c’était comme couper »). Elle évoqua également sa capacité à se mettre en « mode out » en se « déconnect[ant] mentalement » faute d’avoir « la force de se défendre physiquement ».
8. La requérante précisa qu’en novembre 2009, après avoir eu une relation sexuelle vaginale avec P.C., elle devait effectuer plusieurs fellations, deux à P.C. devant ses amis et une à J.C. qu’elle avait d’abord refusée. Elle déclara qu’à cette occasion, elle faisait l’objet de violence verbale de la part de P.C. qui l’insultait et lui disait « tu es chez moi, tu fais ce que je te dis » et qu’elle avait craint qu’il la frappe. Face à son « inactivité », J.C. « l’attrapait par les cheveux pour qu’elle bouge la tête ». Alors que J.F. tentait de lui toucher le sexe, elle s’y opposait en serrant les jambes. Elle expliqua que les trois hommes avaient visionné un site pornographique et qu’ils voulaient faire « les mêmes choses » avec elle. Le policier (« P. ») interrogea L. sur son incapacité à refuser la fellation imposée selon elle par J.C. en ces termes :
[P. :] Tu aurais pu crier, gémir, le mordre, le pousser a[vec] les bras avant qu’il mette son sexe dans ta bouche, l’as-tu fait ?
[L. :] J’ai pas réagi.
[P. :] As-tu reculé ta tête pour qu’il arrête ou parce qu’il allait un peu loin et tu étouffais ?
[L. :] Les deux. (...)
[P. :] Selon toi, une femme qui se fait violer repousse beaucoup son violeur ou le repousse-t-elle un peu ?
[L. :] Beaucoup.
[P. :] Pourquoi l’as-tu repoussé un peu et pas beaucoup ?
[L. :] C’était la première fois qu’il y avait plusieurs garçons. Je croyais que c’était normal que des gens fassent ça. (...)
[P. :] (...) Vois-tu une différence entre ce qui s’est passé et un viol ?
[L. :] Je la vois.
[P. :] Quelle est cette différence ?
[L. :] J’ai pas hurlé, j’ai pas crié. (...)
[P. :] Qu’auraient pu comprendre les trois garçons si tu n’avais pas laissé faire ?
[L. :] Que j’avais pas envie. »
9. La requérante déclara qu’elle n’avait pas revu P.C. depuis ces derniers faits mais que ses coordonnées avaient par la suite « circulé » parmi les pompiers de plusieurs casernes, qui la contactaient par le biais de Facebook ou par messages téléphoniques et avec lesquels elle avait eu des rapports sexuels, le plus souvent dans des véhicules sur des parkings. Elle cita les noms d’une quinzaine d’hommes majeurs qui savaient selon elle qu’elle était mineure et à l’encontre desquels elle ne déposa pas plainte.
10. L’enquête révéla que L. vouait un très grand intérêt aux sapeurs-pompiers, notamment au vu des recherches, des photographies et des vidéos résultant de l’exploitation de ses ordinateurs, sur lesquels n’était retrouvé aucun fichier à caractère sexuel. Une expertise psychiatrique de L. conduite le 10 septembre 2010 par le docteur F. ne révéla aucune affection psychiatrique et confirma une personnalité fragile, immature et influençable, connaissant des épisodes dépressifs à répétition avec tentatives de suicide qui avaient rendu nécessaires plusieurs hospitalisations en milieu spécialisé et un traitement anxiolytique. L’expert nota que les conduites sexuelles de L. pouvaient s’inscrire dans le cadre de conduites autopunitives, tout comme ses conduites d’automutilation.
11. L’enquête se poursuivit par la jonction des éléments issus des enquêtes administratives et disciplinaires diligentées par les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) de Paris et des Yvelines, dont il ressortait que L. avait fait l’objet de cent-trente interventions de secours depuis 2008. Concernant les déclarations de P.C. et J.C. dans ce cadre, le premier reconnaissait des relations sexuelles consenties avec la requérante, y compris lors des faits de novembre 2009 en présence de ses amis, et le second affirmait que la jeune fille était à l’origine de la fellation qu’elle avait pratiquée sur lui.
12. Le 22 février 2011, L. et sa mère furent de nouveau entendues par la Brigade départementale de protection de la famille et réitérèrent leurs déclarations respectives. La requérante précisa que P.C. lui avait également demandé à plusieurs reprises au cours de leur relation de se déshabiller et de se caresser devant la webcam de son ordinateur alors qu’il se masturbait. Le jour même de son audition, elle fut hospitalisée après avoir ingéré huit comprimés de valium. Elle expliqua s’être sentie « sale » à l’évocation des faits.
13. Le 2 mars 2011, P.C., J.C. et J.F. furent placés en garde à vue. P.C. résuma sa relation avec L. selon une chronologie correspondant à celle présentée par cette dernière mais en la décrivant comme une personne sexuellement entreprenante, qui lui avait proposé une première fellation à son domicile au printemps 2009. Concernant les faits de novembre 2009 dénoncés par la requérante, il déclara qu’elle avait consenti à tous les actes sexuels avec lui comme avec J.C. et admit que ses deux amis étaient venus à son domicile dans ce but. J.C. maintint quant à lui que la jeune fille était à l’origine de la fellation qu’elle dénonçait dans sa plainte. J.F. réitéra ne pas avoir eu de contact de nature sexuelle avec L. le jour des faits. J.C. et J.F. firent l’objet d’une confrontation au cours de laquelle ils confirmèrent leurs précédentes déclarations et nièrent avoir prémédité leur venue chez P.C. à des fins sexuelles. Les trois protagonistes maintinrent que la requérante était consentante et contestèrent toute violence à son encontre. P.C. indiqua que fin 2009, tous les sapeurs-pompiers de la caserne étaient au courant des hospitalisations de L., de ses tentatives de suicide et des scarifications qu’elle s’infligeait.
2. L’ouverture d’une information judiciaire
14. En vertu d’un réquisitoire du 4 mars 2011, une information judiciaire fut ouverte à l’encontre de P.C., J.C. et J.F., qui furent mis en examen des chefs de viols et agressions sexuelles en réunion sur mineure de quinze ans et sur personne vulnérable commises entre le 1er février 2009 et le 31 août 2010.
15. Le 23 novembre 2011, la requérante fut entendue par la juge d’instruction du tribunal de grande instance de Versailles. Elle réitéra ses précédentes déclarations s’agissant des faits impliquant les trois mis en cause. Elle confirma l’enchaînement des actes sexuels le jour des faits, à savoir une relation vaginale avec P.C. juste avant l’arrivée des deux autres, deux fellations à P.C. et une autre relation vaginale en présence des deux autres, puis une fellation non consentie avec J.C. qui lui tenait les cheveux et la tête. Elle déclara qu’elle se sentait redevable envers les sapeurs-pompiers à l’époque des faits et que P.C. lui disait parfois qu’elle devait « être gentille » vu le nombre de fois où ils lui portaient secours. Elle indiqua qu’avec le recul, elle considérait qu’elle n’était pas en mesure de donner son accord aux relations sexuelles avec P.C., ni avec les nombreux pompiers rencontrés par la suite pour des actes sexuels, en raison de son traitement médical qui la réduisait à l’état de « légume ». Elle précisa que les pompiers de la caserne de P.C. connaissaient son âge et ses traitements dans le détail en raison de leurs nombreuses interventions à son domicile. La juge d’instruction relata les propos des autres sapeurs‑pompiers ayant eu des relations avec la requérante, qui déclaraient qu’elle les avait incités à ces actes sexuels par un comportement entreprenant et sexualisé à leur égard, ce que la requérante nia. Elle indiqua que depuis le dépôt de sa plainte du 31 août 2010, elle avait pu cesser tout traitement médical, avait repris sa scolarité, qu’elle suivait une psychothérapie et n’avait plus eu de petit ami. Interrogée par la juge d’instruction sur une précédente plainte déposée en juin 2008 pour l’agression d’un patient dans son lit au sein d’un établissement hospitalier et classée sans suite, L. nia avoir déclaré qu’il s’agissait d’un viol.
16. Auditionnés les 23 et 25 novembre 2011 par la juge d’instruction, les parents de L. relatèrent longuement le parcours psychiatrique de leur fille depuis 2007, ses crises violentes de tétanie impliquant l’intervention très fréquente des pompiers en 2008 et 2009 et ses nombreuses hospitalisations pour tentatives de suicide, en particulier en 2009, ce qui avait engendré sa déscolarisation et son isolement social. Les dossiers médicaux de la requérante dans divers établissements hospitaliers furent saisis au cours des mois de février et mars 2012 et versés au dossier.
17. En vertu d’un réquisitoire supplétif du 24 septembre 2012, quatre autres pompiers (A.F., D.M., J.M. et S.G.) furent poursuivis du chef d’abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril courant juillet 2010. Le réquisitoire étendit également la saisine du juge d’instruction, contre personne non dénommée, à des faits de viols sur mineure de quinze ans particulièrement vulnérable en réunion et de corruption de mineure de quinze ans par utilisation d’un réseau de communication électronique en 2008, 2009 et 2010.
18. Le docteur S., psychiatre spécialisée dans la prise en charge des victimes de violences sexuelles qui suivait la requérante depuis deux ans, attesta des troubles psychosomatiques lourds que cette dernière présentait depuis les faits dénoncés.
19. Le 5 novembre 2012, les parents de L. informèrent la juge d’instruction d’une nouvelle tentative de suicide de leur fille le 21 septembre 2012 suivie d’un séjour en réanimation. À la même date, ils demandèrent au procureur de la République la poursuite d’autres faits de viols commis en 2010 et dénoncés par leur fille s’agissant d’autres sapeurs‑pompiers.
20. Le 21 juin 2013, le docteur B., psychiatre, déposa auprès du juge d’instruction un rapport d’expertise médico-psychiatrique de L. et d’étude du dossier pénal et médical. L’expert décrivit une personnalité « franchement pathologique », « histrionique » et « borderline » qui pouvait expliquer à la fois d’éventuels comportements de « séduction sexuelle inadaptée » et la brutalité des décompensations avec passages à l’acte auto‑agressifs ainsi qu’un trouble panique sévère et invalidant causant ses crises de tétanie. Il précisa que L. avait ainsi « souffert entre début 2009 et août 2010 de troubles mentaux et psychologiques » justifiant des traitements médicamenteux (notamment la prescription « hors norme » d’un neuroleptique) pouvant la sédater. Il la décrivit comme faussement mature en matière sexuelle, la multiplication de ses partenaires correspondant « au besoin de s’avilir » alors qu’elle était « particulièrement influençable, impressionnable et suggestible ». L’expert indiqua que sa vulnérabilité était « perceptible par des tiers » notamment les sapeurs-pompiers l’ayant rencontrée. Il considéra que la requérante pouvait à cette période exprimer un consentement, ce qu’elle reconnaissait avoir fait, mais qu’au « plan psychologique, il fa[llait] admettre que le consentement d’une jeune fille aussi fragile, vulnérable et perturbée ne p[ouvait] être considéré comme « éclairé » ». Il mentionna enfin que la pathologie de la requérante pouvait influer sur la fiabilité de son discours. Les parents de L. sollicitèrent une contre-expertise, estimant notamment que l’expert n’avait pas pris la mesure du stress post-traumatique subi par la requérante en lien avec les faits et qu’il n’avait pas répondu à sa mission faute d’un réel examen de l’incidence des traitements psychotropes particulièrement lourds administrés à leur fille sur la période des faits.
21. Le 17 janvier 2014, la requérante fut de nouveau entendue à sa demande par le juge d’instruction. Elle dénonça notamment des faits de violence à son encontre de la part d’un autre sapeur-pompier nommé J.L., qui aurait organisé sans son consentement des actes sexuels avec d’autres hommes.
22. Dans une lettre du 18 juin 2014 adressée au juge d’instruction et au ministère public, la requérante indiqua avoir tenté de se suicider par défenestration en expliquant son geste par les conséquences psychologiques des viols dénoncés. Elle déclara avoir subi d’autres faits de viols par pénétrations anales et avec violences de la part de P.C. et J.L., dont elle n’avait pas pu parler auparavant les jugeant humiliants.
23. Entre le 25 août 2014 et le 6 mai 2015, les quatre sapeurs-pompiers visés par le réquisitoire supplétif du 24 septembre 2012 (paragraphe 17 ci‑dessus) furent mis en examen pour les faits d’abstention de porter assistance et interrogés à deux reprises. Ils nièrent avoir pu constater chez la requérante des signes de mise en danger ou de détresse lors de leurs brèves rencontres, certains contestant qu’elle ait eu de véritables crises de tétanie. Plusieurs autres sapeurs-pompiers furent entendus par le juge d’instruction au cours de l’année 2017. Des rapports d’intervention des pompiers auprès de L. en 2008 et 2009 furent versés au dossier et permirent de constater que P.C. avait eu connaissance de l’âge de la requérante qui y était mentionné, soit 14 ans à l’époque des faits.
24. Le 11 octobre 2016, les avocats de la requérante écrivirent au juge d’instruction pour insister sur les effets des médicaments prescrits à la requérante sur son comportement et sollicitèrent des actes d’instruction complémentaires concernant notamment l’interrogatoire de plusieurs sapeurs-pompiers mis en cause par L. et leur confrontation à cette dernière. Certaines confrontations furent en conséquence organisées au cours de l’année 2018. Huit des témoins convoqués ne se présentèrent pas. Deux autres reconnurent des fellations effectuées par L., voire un rapport vaginal dans l’enceinte même de l’hôpital où elle séjournait en juin 2010, et avoir donné son numéro à d’autres collègues ou reçu son numéro de cette manière, sans avoir soupçonné son jeune âge.
25. Le 14 mars 2018, la requérante dénonça des faits de viol et séquestration par deux individus inconnus puis elle admit par la suite avoir menti. L’examen médical du même jour constata des plaies tranchantes récentes sur les parties génitales de la requérante, que l’expert estimait en état de choc. La procédure fut par la suite classée sans suite et l’irresponsabilité pénale de la requérante retenue. Cette plainte faisait écho à une autre dénonciation par la requérante de faits de viols et violences par deux individus le 11 septembre 2011, à l’issue de laquelle l’expert psychiatre concluait à des épisodes de déficit intellectuel et cognitif chez L., de nature à altérer sa représentation du réel et sa crédibilité. Il résultait de l’enquête que des messages de menaces reçus par sms de ces deux individus avaient en réalité été envoyés par la requérante.
26. Par une ordonnance du 3 mai 2018, le juge d’instruction désormais en charge du dossier rejeta les demandes d’actes n’ayant pas pu être réalisés, estimant qu’au regard des dénonciations fantaisistes de menaces et d’agressions sexuelles commises à son encontre en 2014, 2017 et 2018, il convenait de constater que la poursuite de l’information engendrait pour la requérante un risque de passages à l’acte auto-agressifs. Le 15 juin 2018, le magistrat délivra en conséquence l’avis de fin d’information.
3. Le renvoi en jugement des mis en examen pour atteintes sexuelles
27. Par une ordonnance du 19 juillet 2019, le juge d’instruction écarta les conclusions de la requérante qui sollicitait la poursuite de l’information pour les faits de viols caractérisés par la contrainte morale telle que définie par l’article 222-22-1 du code pénal (CP) issu de la loi interprétative du 3 août 2018 en cas de différence d’âge significative (paragraphes 94-95 ci-dessous). Suivant en cela le réquisitoire définitif du ministère public du 28 juin 2018, il requalifia les faits de viols et agressions sexuelles sur mineure de quinze ans en réunion commis en novembre 2009 en atteintes sexuelles commises sans violence, menace, contrainte ni surprise sur mineure de quinze ans, avec la circonstance que les faits avaient été commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices concernant P.C., J.C. et J.F.
28. Le magistrat releva que la réalité des relations sexuelles n’était pas contestée alors que la requérante avait moins de 15 ans, jusqu’au 23 février 2010. Néanmoins, il retint, d’une part, que ses déclarations quant à son consentement avaient fortement varié au cours de la procédure et que les expertises psychiatriques et son attitude visant à mettre en scène des agressions fictives conduisaient à prendre avec précaution ses affirmations. D’autre part, il releva que les trois sapeurs-pompiers mis en examen initialement avaient constamment assuré que la requérante n’avait manifesté aucune réticence et s’était même montrée entreprenante avec l’un d’entre eux. Il en conclut qu’aucun élément de violence, menace, contrainte ou surprise n’était caractérisé. Il considéra néanmoins qu’il existait en l’espèce des charges suffisantes s’agissant des faits d’atteintes sexuelles sur mineure de moins de quinze ans et ordonna le renvoi de P.C., J.C. et J.F. devant le tribunal correctionnel de ce chef. Il prononça enfin un non-lieu pour tous les autres faits, relevant notamment qu’il n’était pas démontré que les autres sapeurs-pompiers mis en examen, A.F., D.M., J.M. et S.G., dont les déclarations étaient concordantes, avaient eu connaissance de l’âge de L. au moment des faits. Il en allait de même des hommes ayant échangé des messages à connotation sexuelle avec la requérante et un non-lieu était également prononcé pour les faits de corruption de mineur de quinze ans.
29. La requérante et ses parents interjetèrent appel. Dans leur mémoire, ils contestèrent que les faits puissent s’analyser comme des relations sexuelles consenties avec les nombreux sapeurs-pompiers qui contactaient la requérante dans ce but entre l’âge de 13 et 15 ans compte tenu de leur connaissance de sa fragilité physique et psychologique. Ils firent valoir que cette connaissance excluait un consentement libre et éclairé de la jeune fille, notamment au sens de l’article 36 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE 210 – « la Convention d’Istanbul ») (paragraphe 124 ci-dessous). Ils invoquèrent également l’autorité morale que représentait pour elle les sapeurs-pompiers qu’elle admirait et qui avaient entre 4 et 14 ans de différence d’âge avec elle, situation visée par l’article 222-22-1 du CP (paragraphes 94-95 ci-dessous), et sollicitèrent leur renvoi devant la cour d’assises pour avoir commis des faits de viols à son encontre.
30. Par un arrêt du 12 novembre 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles confirma l’ordonnance du juge d’instruction. Elle se fonda notamment sur les mêmes motifs que ce dernier (paragraphes 27-28 ci-dessus) s’agissant des trois principaux mis en examen, dans les termes suivants :
« Considérant qu[e L.] a expliqué ne pas avoir exprimé de refus à [P.C.] et à [J.C.], mais avoir opposé la passivité à ses agresseurs, ce qui n’est pas compatible avec la réalisation d’une fellation ; qu’en outre, il résulte de ses propres déclarations qu’elle a été en capacité de refuser les attouchements tentés sur sa personne par [J.F.], ce qui démontre que son discernement n’était ni aboli ni même amoindri par son âge, ou par les médicaments ; que ce viol dénoncé est en outre rendu peu vraisemblable par la relation à quatre que la plaignante a eue au domicile de [P.C.], avec ce dernier, son cousin et [son amie D.] quelques temps plus tard, épisode à propos duquel tous les protagonistes se sont accordés à dire qu’il s’agissait de rapports librement consentis en vue desquels [L.] avait apporté préservatifs et sex-toys ;
Considérant que les agressions imaginaires dénoncées par la plaignante avant et après la plainte du 31 août 2010, et les multiples variations dans ses déclarations leur retirent beaucoup de crédibilité, et ne permettent pas, en l’absence d’éléments objectifs, de caractériser le défaut de consentement de la plaignante (...) »
31. La chambre de l’instruction poursuivit par l’examen des charges pesant sur chacun des sapeurs-pompiers mis en cause par L. pour des faits de viols. Elle retint qu’aucun élément objectif du dossier ne permettait de départager les versions différentes de ces derniers et de la requérante alors que les « déclarations variables » de celle-ci devaient être accueillies « avec circonspection » compte tenu également des conclusions du docteur B. dont le rapport d’expertise soulignait « la propension à la fabulation [de L.] liée à sa pathologie ». La cour d’appel conclut en ces termes :
« (...) au terme de l’information, les initiatives prises par [L.] pour lier connaissance avec des pompiers dont le métier la fascinait et pour avoir avec eux des rapports sexuels, dans des lieux souvent publics choisis par elle et pour lesquels elle fournissait fréquemment des préservatifs, son comportement entreprenant et provocateur, sa participation active lors des ébats, notamment par la réalisation de fellations, sa dissimulation de son âge, sa morphologie établie par les photographies versées par sa mère à la procédure, sa capacité à refuser certains actes de nature sexuelle, comme la pénétration anale et le cunnilingus, et à repousser certains de ses partenaires, comme [J.F.], ne permettent pas de caractériser la violence, la contrainte physique ou morale, la menace ou la surprise nécessaire à la constitution des infractions de viols et d’agressions sexuelles visées à la procédure, et ce, nonobstant la différence d’âge entre la plaignante et les mis en cause ; (...)
Que s’agissant de la vulnérabilité de la plaignante, la brièveté des contacts entre [L.] et ses partenaires ne permettait pas forcément à ces derniers de la constater, comme l’a mentionné le docteur [B.] dans son rapport d’expertise ; que ses traces de scarifications ne démontraient pas sa fragilité au moment de la rencontre ; que sa participation active pendant les rapports sexuels qu’elle a elle-même admise ne révélait pas qu’elle était sous un traitement médicamenteux lourd ;
Que la plaignante a concédé, même lorsqu’influencée par la psychothérapie en cours et animée par la volonté de reconstruire son image, elle a modifié sa version des faits et soutenu que tous les rapports sexuels lui avaient été imposés, que dans la mesure où elle n’avait pas opposé de refus lors de ses rapports sexuels avec les pompiers, ces derniers avaient pu la croire consentante ; que leur succès habituel auprès de la gent féminine et le comportement parfois débridé de celle-ci à leur endroit ne les ont pas incités à la réflexion ;
Que le docteur [B.] a relevé chez [L.] des signes couramment observés chez les victimes d’agressions sexuelles, lesquels étaient antérieurs aux agressions alléguées ; qu’en revanche, il n’a décelé chez elle aucun symptôme pathognomonique d’agression sexuelle, ce qui l’a amené à envisager son comportement sexuel comme un comportement à risques et des conduites auto-agressives, lié à la pathologie dont elle est atteinte, ce que la jeune fille a d’ailleurs confirmé ; (...) ».
32. Les parties civiles, en la personne de la requérante, de ses parents et de son frère, formèrent un pourvoi en cassation. Dans leur mémoire, ils soutinrent notamment que le dossier posait la question « de la place du consentement dans l’appréciation des éléments constitutifs du viol et de l’agression sexuelle », en particulier s’agissant d’une mineure de quinze ans, dès lors que les articles 222-22 et 222-23 du CP (paragraphe 91 ci‑dessous), qui font référence à un acte sexuel imposé à la victime par violence, contrainte, menace ou surprise, comporteraient le risque d’écarter l’infraction en cas de consentement apparent « dissimulant en réalité un consentement extorqué » par un « rapport de domination » découlant d’une dissymétrie due à l’âge, à l’autorité morale et à l’état de santé. Ils contestèrent en conséquence l’appréciation en l’espèce des notions de contrainte et de surprise ne tenant pas compte de la vulnérabilité et du jeune âge de L., dont la multiplication des relations sexuelles était le reflet de la pathologie selon les conclusions expertales et qui était de ce fait une « proie sexuelle facile » pour des personnes qu’elle admirait et en qui elle avait confiance. Dans leur mémoire complémentaire, ils ajoutèrent que la motivation de la chambre de l’instruction se référant au « succès [des sapeurs‑pompiers] auprès de la gent féminine[1] et le comportement parfois débridé de celle-ci à leur endroit » et considérant que le comportement « aguicheur et entreprenant » de L. ne permettait pas de retenir la contrainte morale résultant de l’écart d’âge avec les auteurs présumés, révélait une référence à des stéréotypes sexistes et discriminatoires en violation des articles 3, 8 et 14 de la Convention. Ils soutinrent à cet égard que « la chambre de l’instruction, qui aurait dû s’en tenir à la recherche d’un faisceau d’indices graves et concordants et à une appréciation équilibrée de la crédibilité des déclarations contradictoires des protagonistes, n’a[vait] pas satisfait aux obligations inhérentes au droit au respect de la vie privée et de l’intégrité physique de l’individu [au sens de la Convention,] ensemble les stipulations, notamment les articles 12, 18, 29, 36 et 49, de la Convention [d’]Istanbul, ratifiée par la France (...) » (paragraphe 124 ci-dessous).
33. L’avocate générale près la Cour de cassation rendit un avis défavorable à la non-admission des moyens – préconisée par le conseiller rapporteur – relatifs à la question de la caractérisation du viol sur mineur de 15 ans. Revenant sur les « éléments incontestables d’une grande fragilité psychologique » de L. évoqués par la cour d’appel, la magistrate releva, s’agissant de la motivation conclusive de l’arrêt (paragraphe 31 ci‑dessus), qu’elle était « révélatrice du mode de raisonnement de la chambre de l’instruction » s’attachant à déterminer si, au vu du comportement de la requérante, les pompiers « avaient pu la croire consentante ». Elle poursuivit dans les termes suivants :
« (...) l’appréhension de [la] question de la vulnérabilité demeure tout à fait marginale, l’essentiel de l’examen de la chambre de l’instruction portant de la même manière sur le point de savoir si [L.] était consentante ou pas et repose, comme classiquement en matière de viol, sur une confrontation des déclarations et sur une appréciation de la crédibilité des dires de la victime. (...)
Ainsi, s’agissant des faits imputés à [P.C., J.C. et J.F.], et commis en novembre 2009, la chambre de l’instruction relève notamment les déclarations concordantes des auteurs sur sa participation active, voire sa provocation ainsi que son manque de crédibilité (la passivité qu’elle allègue n’étant pas compatible avec une fellation, ses déclarations ayant varié et celle-ci ayant par ailleurs dénoncé des agressions imaginaires et ayant une tendance à la fabulation relevée par l’expert et liée à sa pathologie).
S’agissant des faits commis par [P.C.] antérieurement, la motivation de la chambre de l’instruction (...) s’appuie exclusivement sur des éléments factuels et de personnalité dont elle déduit le consentement (notamment la variation de ses déclarations – [L.] ayant au début de l’enquête présenté les relations comme consenties). À aucun moment ne sont alors évoqués l’âge de [L.] (13 puis 14 ans) ni sa pathologie.
Une simple allusion est faite à la notion de discernement, qu’on peut supposer référencée au dernier alinéa de l’article 222-22-1 (et ce d’autant qu’il ressort des mentions de l’arrêt que les associations de défense de l’enfance et les parties civiles avaient soulevé l’application de cet alinéa en ces termes : « il résulte de ses propres déclarations qu’elle a été en capacité de refuser les attouchements tentés sur sa personne par [J.F.], ce qui démontre que son discernement n’était ni aboli ni même amoindri par son âge, ou par les médicaments ». (...)
Il me semble (...) que cet article peut se lire comme instaurant une règle probatoire, un guide dans la recherche de la preuve, qui n’aurait pas la valeur d’une présomption mais qui s’imposerait aux juridictions, lesquelles ne pourraient l’appliquer de manière facultative. (...)
Il appartiendrait à la juridiction, dès lors que le mineur a moins de 15 ans, de rechercher, en premier lieu, s’il était en capacité de donner un consentement éclairé, compte tenu de sa vulnérabilité définie par rapport à son âge mais aussi en fonction de sa personnalité, de son histoire personnelle, de sa situation psychique et sociale. Cette interprétation de l’absence de discernement permettrait de tenir compte du recours à la notion de vulnérabilité qui parait plus large que celle d’absence de discernement, et du fait qu’il résulte des débats que les parlementaires, par ce texte, n’ont pas entendu viser seulement le très jeune âge, mais englober aussi la situation que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire de l’adolescent âgée de 13 à 15 ans pour lequel la situation doit être examinée au cas par cas. À cet égard et pour donner au mot vulnérabilité toute sa portée, il ne s’agirait pas seulement d’apprécier la capacité de discernement sous le seul angle de la maturité sexuelle (entendue comme la connaissance de la sexualité), mais s’agissant d’adolescents dont la personnalité est en construction, et qui en ce sens méritent une protection particulière, comme la maturité pour s’engager dans une sexualité assumée et ne relevant pas d’un comportement autodestructeur. Selon le dictionnaire de l’Académie française en effet, le nom féminin « vulnérabilité » définit le caractère de ce qui est vulnérable et l’adjectif vulnérable est définit comme : « qui peut être blessé. Il signifie figurément qui peut être attaqué, qui offre prise ». Ainsi si l’absence de discernement ne serait pas présumée et devrait être recherchée, le discernement « nécessaire » ne saurait se déduire du simple fait que le mineur a donné des signes objectifs de consentement puisque précisément cette disposition vise à interroger la possibilité d’un consentement éclairé. Autrement dit, l’adolescent peut avoir consenti à la relation mais sans avoir eu le discernement nécessaire pour le faire.
Si la vulnérabilité est établie et que donc l’adolescent n’avait pas le discernement nécessaire pour consentir, il conviendrait de rechercher alors si le mis en cause connaissait ces éléments de vulnérabilité, et en ce cas s’il a abusé, en connaissance de cause de la situation, ce qui permettrait de retenir qu’il y a surprise ou contrainte.
En l’espèce, ce n’est pas cette démarche probatoire qu’a suivie la chambre de l’instruction puisqu’elle n’a pas véritablement interrogé le fait de savoir si le consentement avait été donné avec discernement mais a recherché s’il y avait des signes objectifs de consentement, comme elle aurait pu le faire pour un mineur de plus de 15 ans, comme en témoigne au demeurant la globalisation de sa motivation conclusive.
(...) À l’évidence une adolescente de 14 ans, déscolarisée, cumulant les séjours en hôpitaux psychiatriques, les tentatives de suicides, « dont certaines graves » selon l’expert (p. 20 de l’arrêt) et les crises de tétanies, scarifiée et prenant de très lourds traitements psychiatriques et s’engageant dans un comportement sexuel qui selon la chambre de l’instruction, s’appuyant sur les conclusions de l’expert, s’analyse « comme un comportement à risques et des conduites auto-agressives, lié à la pathologie dont elle est atteinte » (p. 40) n’est pas de celles auxquelles le législateur a pu penser.
Il me semble qu’en ne centrant pas, dans un premier temps, son analyse sur la question du discernement, puis dans un second temps, de manière précise, pour chacun des mis en cause sur la question de savoir ce qu’ils savaient de l’état de fragilité psychique de [L.], la chambre de l’instruction n’a pas suivi le guide probatoire imposé par le législateur.
L’exemple le plus topique de cette insuffisance de motivation serait la remarque finale précitée sur les « traitement médicamenteux lourds » : il importe peu de savoir s’ils abrutissaient l’adolescente au point de l’empêcher de pratiquer des fellations, dans un parking, sur le capot d’une voiture, ou dans des toilettes publiques, le seul sujet est de savoir si les pompiers savaient que cette adolescente de 14 ans prenaient de tels traitements.
(...) Lors de chacune de[s interventions des sapeurs-pompiers mis en cause] était mentionné l’âge de la victime : 14 ans. (...) » et (...) selon les conclusions déposées par les parties civiles, [l]es rapports [de sortie de secours] mentionnent aussi les traitements médicamenteux en cours.
Il me semble en conséquence que vous pourriez casser l’arrêt, sur les quatre premiers moyens et dans les limites précédemment exposées, pour insuffisance de motivation dès lors que la chambre de l’instruction n’a pas suivi le guide probatoire imposé par le législateur et n’a notamment pas recherché si la partie civile avait le discernement nécessaire pour consentir à un acte sexuel.
Il est vrai que la seconde étape du raisonnement (sur ce que savaient exactement les pompiers, suivant notamment qu’ils intervenaient ou non à son domicile et avaient accès aux comptes rendus d’intervention, par exemple) que devra effectuer la cour de renvoi, si elle devait admettre que [L.], au vu de sa vulnérabilité psychique, n’avait pas le discernement nécessaire pour consentir de manière éclairée, ne lui permettra peut‑être pas de renvoyer les mis en cause devant une cour d’assises. (...)
A minima, si vous ne deviez pas suivre cette analyse [entraînant la cassation], il me semble qu’un arrêt de rejet motivé, plutôt qu’une non-admission, serait préférable, s’agissant d’un texte [l’article 222-22-1 précité] sur l’interprétation duquel la Cour n’a pas encore statué. Il aurait pour vertu de donner pour indication au législateur que ce texte, tel que rédigé, ne peut avoir de portée pratique que très limitée et que la refonte de ce droit, d’ores et déjà envisagée, s’impose si l’objectif de renforcer la protection des enfants et adolescents à laquelle la société semble aspirer devait se confirmer. »
34. L’avocate générale évoqua très brièvement par ailleurs le moyen additionnel des parties civiles fondé sur la violation des articles 3, 8 et 14 de la Convention, concluant à sa non-admission en ce sens :
« Même si le fait d’évoquer la « gent féminine » à propos d’une adolescente de 14 ans éminemment perturbée et fragilisée peut apparaître déplacée s’agissant d’une expression qualifiée par le dictionnaire Larousse en ligne d’« ironique » et par le Littré de « familière » lorsqu’elle est employée dans ce sens, ce moyen n’est pas fondé en droit. Sur le fond, il n’apporte rien de plus que les quatre premiers par ailleurs largement développés. »
35. Par une décision du 17 mars 2021, la Cour de cassation jugea tout d’abord que les nouvelles dispositions de l’article 222-22-1 alinéa 3 du CP – relative à la définition de la contrainte morale caractérisant le viol subi par un mineur de quinze ans – étaient interprétatives et de ce fait d’application immédiate aux faits commis avant l’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2018 (voir, paragraphe 95 ci-dessous). Elle considéra ensuite que les motifs retenus par la chambre de l’instruction, selon lesquels la requérante disposait du discernement nécessaire pour consentir aux actes dénoncés, notamment lorsqu’elle était âgée de 14 ans, relevaient de l’appréciation souveraine, par les juges du fond, des éléments de fait et de preuve recueillis au cours de l’information et constata qu’ils étaient « exempts d’insuffisance comme de contradiction ». En application des dispositions du code de procédure pénale, ce rejet du moyen rendit définitif le refus de qualification des faits dénoncés par la requérante comme étant des viols.
36. Par ailleurs, la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt de la chambre de l’instruction en ses dispositions relatives au délit de corruption de mineur faute pour la chambre de l’instruction d’avoir recherché si les personnes incriminées avaient connaissance de la minorité de la requérante, ainsi qu’en ce que l’arrêt avait limité le renvoi de P.C. aux seuls faits commis en novembre 2009 alors que les relations sexuelles avec la requérante avaient débuté dès le printemps 2009 et s’étaient poursuivies en toute connaissance de son âge (14 ans). Dans la limite de sa censure, elle renvoya les parties devant la chambre de l’instruction de la même cour d’appel, autrement composée.
37. Le 25 mai 2021, le ministère public présenta des réquisitions aux fins de non-lieu relatif à l’infraction de corruption de mineur et de renvoi en jugement de P.C. pour le surplus. Par un arrêt du 1er février 2022, la cour d’appel de Versailles, statuant sur renvoi, suivit ces réquisitions après avoir rejeté la demande de supplément d’information déposée par les parties civiles et prononça un non-lieu partiel.
38. Ces dernières formèrent des pourvois en cassation, invoquant des moyens similaires à ceux présentés dans leurs précédents pourvois (paragraphe 32 ci-dessus).
39. Par un arrêt du 18 mai 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois joints des parties civiles non admis.
40. Par un jugement du 27 novembre 2024, le tribunal correctionnel de Versailles condamna P.C. à la peine de 4 ans d’emprisonnement avec sursis et J.C. à celle de 15 mois d’emprisonnement avec sursis et ordonna leur inscription au fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS). J.F. fut relaxé.
4. La plainte avec constitution de partie civile
41. Entre-temps, le 14 octobre 2021, L. déposa une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction de Versailles, à l’encontre de dix-sept sapeurs-pompiers ayant eu des relations sexuelles avec elle dont deux individus visés par la première information judiciaire (paragraphe 17 ci-dessus), pour des faits de corruption de mineur et de viols sur mineur de quinze ans et sur personne vulnérable commis en bande organisée entre le 1er mars 2008 et le 31 août 2010.
2. Requête H.B. c. France no 24989/22
1. La plainte pénale
42. Le 27 mai 2020 vers 01h30, les parents de H.B., une adolescente âgée de 14 ans et 10 mois, signalèrent à la gendarmerie de Forbach la disparition de leur fille depuis le soir du 26 mai. Peu après, les gendarmes constatèrent le retour à leur domicile de H.B. et de son amie, N.K., âgée de 17 ans qui l’accompagnait. Selon leur procès‑verbal de synthèse du 5 juin 2020, la requérante se trouvait alors « en état d’ivresse manifeste » et dans l’incapacité de répondre à leurs questions. En conséquence, ils convoquèrent H.B. et N.K. pour être entendues dans l’après-midi du 27 mai. À cette date, ils indiquèrent que « lors d’un entretien officieux » dans leurs locaux, [H.B.] leur expliquait « avoir passé la soirée avec trois kosovars » et que « dans un état second », elle avait été « d’accord » pour « avoir des rapports avec les trois individus », mais qu’elle « n’aurait jamais fait ça si elle n’avait pas consommé d’alcool ».
43. Le 30 mai 2020, H.B. fut auditionnée par les gendarmes. Elle indiqua que le 26 mai 2020 vers 20h30, elle avait rejoint son amie N.K., puis qu’elles avaient accepté de monter dans le véhicule de trois hommes, dont un mineur âgé selon elle de 16 ou 17 ans que connaissait N.K. ainsi que deux majeurs qu’elles ne connaissaient pas et à qui elle aurait indiqué être âgée de 14 ans. Elle déclara leur avoir proposé d’acheter de l’alcool en Allemagne (notamment des bouteilles de vodka) et en avoir consommé en grande quantité à l’incitation des trois hommes. Une fois le véhicule garé dans un parking isolé, ils jouèrent tous à « action ou vérité ». Sous l’effet de l’alcool, elle devait embrasser les mis en cause, montrer ses seins, baisser son pantalon et se laisser toucher les fesses. Son amie s’isolait ensuite avec le mineur et effectuait une fellation à la demande de celui-ci. Elle se retrouvait alors isolée dans le véhicule avec l’un des majeurs, identifié comme le conducteur du véhicule, avec lequel elle avait une relation vaginale. Puis, en dehors du véhicule, elle effectuait à leur demande une fellation à chacun des trois hommes.
44. En réponse à la question de l’enquêtrice qui lui demandait si elle avait eu « envie » de ces relations sexuelles, la requérante déclara « c’est pas moi qui avait envie, c’est eux qui ont abusé », qu’elle aurait « refusé » ces actes si elle avait été « dans son état normal » et qu’elle voulait seulement « aller se promener, boire un peu et rentrer à la maison ». Elle déclara ensuite qu’en raison des recherches de son frère qui repérait le véhicule dans lequel elle se trouvait, le groupe prenait la fuite, puis que les trois individus l’abandonnaient avec N.K. à un endroit inconnu d’elle alors qu’elle était en état d’ébriété très avancé, son amie devant la soutenir pour marcher. Son frère les retrouvait et les ramenait à leur domicile vers 3 heures du matin.
45. Le récit du déroulement des faits par la requérante concordait avec celui de son amie N.K., effectué devant les gendarmes le 27 mai 2020. Cette dernière confirmait l’état d’ivresse de la requérante tout au long de la soirée et déclarait qu’au retour de H.B. de la forêt où les trois garçons s’étaient isolés avec elle pour avoir des relations sexuelles, celle-ci ne réagissait plus, se roulait par terre et buvait de la vodka sans s’arrêter.
46. Compte tenu des déclarations de la requérante ainsi que de celles des témoins et des investigations effectuées, des poursuites pénales furent engagées par le ministère public à l’encontre des deux individus majeurs de 21 et 29 ans identifiés comme étant I.B. et I.H., sous la qualification d’atteintes sexuelles commises sans violence, contrainte, menace ni surprise, par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans. Le mis en cause mineur ne fut pas poursuivi.
2. La procédure de jugement des prévenus pour atteintes sexuelles
47. Par un jugement du 9 novembre 2020, le tribunal correctionnel de Sarreguemines jugea que les faits devaient s’analyser comme étant de nature criminelle et être qualifiés de viols aggravés pour les raisons exposées ci‑dessous (paragraphes 48-52). Il se déclara dès lors incompétent et renvoya le ministère public à mieux se pourvoir.
48. Outre les déclarations concordantes de la requérante et de son amie déjà évoquées (paragraphes 43-45 ci-dessus) sur le déroulement des faits, le tribunal fit état des autres éléments du dossier. Il relata les déclarations de la mère de la requérante du 27 mai 2020, selon lesquelles lorsqu’elle avait retrouvé sa fille à la maison, celle-ci vomissait et sentait très fortement l’alcool, qu’elle était « en crise » et qu’en lui changeant ses vêtements, elle avait découvert du sang dans sa culotte. Le lendemain matin, sa fille s’était douchée à deux reprises avant de lui expliquer qu’elle avait eu des relations sexuelles avec les deux garçons majeurs dans des positions diverses tandis que le mineur se faisait faire une fellation par [N.K.] et qu’étant ivre, elle ne savait pas ce qu’elle faisait mais qu’elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas avoir ces rapports sexuels.
49. Le tribunal évoqua le certificat médical de l’unité de consultation médico-judiciaire de Metz rédigé par le Docteur L. en date du 28 mai 2020, selon lequel H.B., qui relatait avoir subi des pénétrations digitales et péniennes du vagin, présentait une ecchymose sur l’avant-bras gauche, une trace bleutée sur la cuisse gauche, une abrasion sur le bras droit, trois traces abrasives sur l’avant-bras droit et deux pigmentations pétéchiales au cou. L’expert décrivait des lésions traumatiques récentes ainsi qu’un hymen déchiré d’aspect pré-cicatriciel avec un des petites lèvres marquées par un érythème infra-centimétrique sur le bord interne droit. Il identifiait des lésions génitales récentes intéressant la région vulvaire et hyménale avec une déchirure en voie de cicatrisation, et en concluait que l’état clinique de la mineure était compatible avec ses déclarations.
50. Le tribunal nota que lors de l’expertise psychologique réalisée par V.K. le 7 juin 2020, H.B. avait déclaré avoir eu sa première relation sexuelle l’après-midi des faits avec un dénommé M. avant de relater les actes sexuels successifs avec les trois mis en cause, et que l’expert indiquait que la mineure ressentait de la honte et du dégoût voir même de la culpabilité, qu’elle revivait les faits au travers de « flashs » et qu’au final, elle ne semblait pas avoir pris réellement conscience des abus subis.
51. Le tribunal fit par ailleurs état des conclusions d’expertise psychiatrique des prévenus, dont celle de I.B. qui identifiait « une tendance à la perversion et une capacité à réifier autrui pour son plaisir ». Il relata les déclarations de trois témoins, le frère de [H.B.], qui était parti en voiture à la recherche de sa sœur la nuit des faits, et des deux amis qui l’accompagnaient. Ceux-ci indiquaient que l’un d’eux avait reconnu la requérante dans un véhicule qui prenait la fuite à leur approche et qu’ils ne parvenaient pas à suivre sur un chemin forestier.
52. Le tribunal relata également les déclarations devant les gendarmes le 8 juin 2020 du mineur mis en cause, R.T., et des deux prévenus majeurs, qui étaient son cousin I.B. et une connaissance, I.H. Leur récit du déroulement de la soirée rejoignait celui de la requérante et de son amie, y compris sur la fuite du véhicule conduit par l’un des prévenus majeurs (I.B.) et sur le fait que cette dernière était ivre au point qu’elle avait tenté de vomir, notamment à la suite de l’absorption de vodka pure, avant de jouer à « action ou vérité » de manière sexualisée et d’avoir des relations sexuelles successivement avec chacun d’eux, soit dans le véhicule soit à l’écart dans la forêt. L’un des prévenus, I.H., indiquait également qu’il avait tout de suite compris que la requérante n’était pas majeure bien qu’elle aurait déclaré être âgée de 19 ans. Les trois mis en cause décrivaient la requérante comme n’ayant été forcée ni à boire de l’alcool ni à accepter plusieurs relations sexuelles. Lors de l’audience correctionnelle, I.B. et I.H. réitérèrent leurs déclarations.
53. S’agissant de son incompétence, le tribunal correctionnel motiva sa décision comme suit :
« (...) tant le législateur que la jurisprudence inscrivent leurs choix dans un mouvement européen visant à faire du viol une infraction réprimant une atteinte au consentement d’autrui ; (...) à ce titre la législation suédoise est un excellent exemple en ce que [le] code pénal suédois définit le viol comme le fait d’entretenir une relation sexuelle avec une personne qui ne participe pas volontairement, [et] (...) réprime depuis le 1er juillet 2018 le fait d’obtenir une relation sexuelle sans s’être assuré du consentement de la personne, ce que le législateur suédois définit comme le viol par négligence ;
(...) dans notre cas d’espèce, (...), la seule question qui se pose est celle du consentement de [H.B.] ;
(...) le tribunal correctionnel est plus que dubitatif face au postulat de consentement de [H.B.] posé par le ministère public dans la mesure où de nombreux éléments viennent accréditer la thèse d’une absence de consentement ; (...) l’état d’alcoolisation massive et aigue de [H.B.] qui l’a conduite à être malade vu ses vomissements réitérés juste après les relations sexuelles et de nouveau à son domicile est un élément suffisant pour que le tribunal considère que la mineure de 14 ans n’était pas en état de consentir à des relations sexuelles ce soir-là ; (...) les déclarations de [I.H.] selon lesquelles [H.B.] avait déjà envie de vomir après avoir bu de la vodka pure avant le jeu action et vérité et de [I.B.] selon lesquelles [H.B.] était saoule au moment de jouer à action ou vérité démontrent que les deux prévenus connaissaient parfaitement l’état de santé de la partie civile puisqu’elle se trouvait clairement en état d’ivresse manifeste ;
(...) les deux prévenus peuvent toujours venir affirmer que la mineure était consentante et même qu’elle était demandeuse de relations sexuelles, ce qui au passage n’est pas forcément éloigné des déclarations de la partie civile, il n’en demeure pas moins que la mineure n’était nullement dans un état physique et psychique lui permettant d’exprimer un consentement libre et éclairé ; (...) le droit comparé a l’avantage de permettre au juge de mieux appréhender son droit national ; (...) si le législateur suédois a introduit dans sa législation le viol par négligence, c’était pour répondre aux critiques féministes dénonçant une législation nationale réprimant le viol uniquement lorsque la victime avait subi des violences, de la contrainte ou des menaces ;
(...) en définissant le viol comme tout acte de pénétration sexuelle obtenu par surprise, la législation française permet de réprimer des formes de viol dans lesquelles aucune violence, contrainte ou menace n’est manifeste ; (...) le viol par surprise n’est finalement rien d’autre que l’équivalent du viol par négligence à savoir un viol commis sans que l’auteur se soit bien assuré du consentement de son partenaire et de la validité de celui-ci ; (...) notre cas d’espèce n’est donc rien d’autre que l’épitome du viol par surprise en ce que bien que la partie civile ait pu manifester une expression verbale ou physique ayant eu l’apparence d’un consentement, il est clairement acquis que ce dernier n’en était nullement un ; (...) cette analyse juridique n’a rien de révolutionnaire en ce qu’elle s’inscrit dans un courant doctrinale protecteur de la liberté et donc au final de la personne humaine ;
(...) le tribunal correctionnel considère donc que la simple expression verbale ou physique d’un consentement ne suffit pas à retenir son existence et que toute personne qui échange une relation sexuelle avec une autre personne se doit de s’interroger sur le fait que le consentement de son partenaire n’est pas surpris par un élément objectif telle qu’un état d’ivresse manifeste, un trouble psychique ou une dépendance aux stupéfiants ; (...) considérer que le droit pénal se doit de protéger le fait qu’une personne exprime un consentement éclairé avant d’entreprendre une relation sexuelle relève d’une approche moderne du droit pénal qui ne vise plus tant à réprimer une action illégale qu’à atteindre un objectif fondamental à savoir la protection de la personne humaine ;
(...) au-delà de la question du consentement non éclairé car surpris, le présent dossier soulève aussi des interrogations sur un possible consentement contraint par la violence physique ; (...) ;
(...) les faits poursuivis par le ministère public sous la qualification d’atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans doivent en fait s’analyser comme des faits de viols sur mineur de 15 ans dans la mesure où il est évident que [H.B.] était dans l’incapacité même d’exprimer le moindre consentement éclairé à une relation sexuelle vu son état d’ivresse manifeste et que toute relation sexuelle obtenu par un tiers avec elle cette nuit-là n’a pu l’être qu’en violant son consentement par surprise du fait de cet état d’ivresse mais que plus encore, il existe aussi des preuves tendant à démontrer que le consentement de la partie civile lui a été extorqué par de la violence physique ;
(...) cette requalification en viols aggravés s’impose à la lumière des analyses juridiques antérieurement développées qui fait de l’infraction de viol une infraction visant à protéger le consentement éclairé de la personne mais aussi parce que le tribunal correctionnel (...) se doit d’appliquer un obiter dictum de la chambre criminelle de la Cour de cassation rédigé dans un arrêt du 18 décembre 1991 indiquant que l’état d’ivresse d’une personne permet de caractériser la surprise du consentement en cas de relation sexuelle (Crim., 18 décembre 1991) ; (...) ;
Qu’en conséquence, il convient de se déclarer incompétent matériellement en raison de la nature criminelle des faits et de renvoyer le ministère public à mieux se pourvoir. »
54. Les deux prévenus interjetèrent appel. Dans ses conclusions en qualité de partie civile devant la cour d’appel, la requérante mineure représentée par ses parents sollicita quant à elle la confirmation du jugement du tribunal correctionnel au motif que les faits établis démontraient que les prévenus avaient « profité de [sa] vulnérabilité (...) en lui imposant des rapports sexuels » alors qu’elle était très alcoolisée. À titre subsidiaire, elle sollicita que la cour d’appel ordonne un supplément d’information afin que son amie N.K. soit entendue sur la connaissance par les prévenus de sa minorité dès le début de leur rencontre.
55. À l’audience devant la cour d’appel de Metz, les prévenus réitérèrent leurs précédentes déclarations. Ils réfutèrent en outre avoir eu connaissance de la minorité de H.B. Leurs avocats plaidèrent leur relaxe au motif que H.B. avait selon eux librement consenti aux relations sexuelles et que « l’état d’alcoolisation de la jeune fille au moment des faits [était] loin de répondre aux critères de surprise définis par la jurisprudence ». Le ministère public s’opposa à cette thèse en l’état du dossier et requit la confirmation du jugement de première instance ainsi que l’ouverture d’une information judiciaire afin de recueillir les éléments complémentaires qui lui apparaissaient nécessaires au jugement de l’affaire.
56. Par un arrêt du 18 mars 2021, la cour d’appel, après avoir rappelé que la question de la requalification des faits en infraction criminelle de viol devait être mise dans les débats – ce qui n’avait pas été le cas en première instance –, rejeta la demande de supplément d’information présentée par les parties civiles s’estimant suffisamment informée par les actes selon elle complets de l’enquête. Évoquant le fond, elle infirma le jugement et prononça la relaxe des prévenus. Sur la qualification pénale des faits, elle retint la motivation suivante :
« Dans ses déclarations en aparté aux militaires de gendarmerie consignées dans un procès-verbal de renseignement ainsi que dans ses auditions, [H.B.] n’a jamais prétendu avoir été l’objet de violence, de contrainte ou de menaces de la part [des prévenus, I.H., I.B.] ou du mineur [R.T.] à un moment quelconque de la soirée. [L’amie de la requérante, N.K.] n’a pas davantage rapporté d’éléments de fait qui auraient caractérisé la moindre violence, contrainte ou menace de la part des prévenus tant dans ce qui a conduit les deux jeunes filles à suivre les intéressés que dans ce qui les a amenées, notamment [H.B.], à avoir des relations sexuelles avec ceux-ci.
Toutefois, [H.B.] a plusieurs fois évoqué son alcoolisation importante en répétant qu’elle n’aurait pas consenti à avoir des relations sexuelles avec les prévenus si elle n’avait pas autant bu ce soir-là.
Il appartient, dès lors, à la cour d’apprécier si cette alcoolisation caractérise la surprise au sens de l’article 222-23 [du code pénal] qui se définit comme un stratagème utilisé par l’auteur pour surprendre le consentement d’une personne et obtenir ainsi d’elle un acte de pénétration sexuelle ou comme une situation dans laquelle l’auteur profite en toute connaissance de cause d’un état d’inconscience ou de perte de la volonté de la personne pour se livrer sur elle à un acte de pénétration sexuelle.
Or, en l’espèce, il résulte des explications concordantes de l’ensemble des protagonistes de cette soirée, que [H.B.] et [N.K.] ont accepté de leur plein gré de monter en voiture avec les trois garçons, que [H.B.] s’est volontairement et sans pression d’aucune sorte alcoolisée tout au long de la soirée.
Aucun stratagème dans l’alcoolisation de [H.B.] ne peut donc être reproché aux prévenus.
Par ailleurs, il doit être appelé que l’article 121-3 [du code pénal] dispose qu’il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. Il résulte du principe posé par ce texte que le viol par surprise peut être caractérisé même en dehors de tout stratagème à la condition que le mis en cause ne pouvait manifestement pas se méprendre sur l’absence de consentement de la personne.
Or, il apparaît que des jeux sexualisés ont débuté entre les intéressés alors que rien n’indique qu’à ce moment-là l’état de conscience de [H.B.], qui a continué de s’alcooliser par la suite, était altéré par les effets de l’alcool.
Au surplus, les photographies de [H.B.] en compagnie des garçons publiées sur les réseaux sociaux montrent une jeune fille souriante et d’un aspect ne permettant pas de soupçonner une perte de ses moyens.
Les militaires de gendarmerie ont certes constaté l’état d’ivresse manifeste de [H.B.] au moment du retour de la jeune fille au domicile et l’impossibilité, selon eux, pour celle-ci de répondre à leurs questions et ont décidé de reporter l’audition de la mineure en raison de ces circonstances. Toutefois, ce constat a été fait à la fin de l’escapade des deux jeunes filles, c’est-à-dire postérieurement aux relations sexuelles. En outre, les déclarations spontanées de [H.B.] rapportées par les gendarmes dans leur procès-verbal de saisine, à savoir « Putain, mais qu’est-ce que j’ai fait, j’étais vierge en plus », caractérisent l’expression d’un remord à la suite d’un acte volontairement accompli, non imposé, dont la jeune fille avait parfaitement conscience et dont elle gardait le souvenir.
(...)
Dans son audition du 27 mai 2020, [H.B.] a imputé son comportement à l’alcool sans que ses propos ne décrivent pour autant une perte de conscience ou une privation de volonté (...).
Il n’est donc pas possible de voir dans les références répétées de [H.B.] à son alcoolisation et à l’influence de celle-ci sur la réalisation d’actes sexuels avec [les prévenus I.H. et I.B.] (extraits de l’audition de [H.B.] du 27 mai 2020 (...)) autre chose que l’illustration de l’effet désinhibiteur de l’alcool fréquemment décrit par la littérature médicale et également par l’expert dans ses examens [des prévenus I.H. et I.B.] (extrait des conclusions du rapport concernant [I.B.] : « le toxique étant alors susceptible d’intervenir comme désinhibiteur des pulsions, y compris sexuelles... ») ainsi qu’une tentative de justification a posteriori par la jeune fille d’un comportement pouvant appeler la réprobation de son entourage.
Ce constat est confirmé par les déclarations de [son amie N.K.] concernant l’attitude de [H.B.] durant le jeu action et vérité : « Elle parle, elle rigole, elle faisait tout ce qu’il lui demandait. Et même quand il demandait rien, elle faisait. »
En outre, devant l’expert, [H.B.] a indiqué s’être déjà alcoolisée durant l’après-midi du 26 mai 2020 et avoir eu à cette occasion une première relation sexuelle avec un jeune garçon [M.] dans les termes suivants : « (...) J’ai bu deux canettes de vodka, de whisky, et...on l’a fait. Dans ma tête, j’avais aucune envie de le faire... On se connaissait pas depuis longtemps, il en avait envie, il voulait le faire, moi... j’étais pas en état, j’étais stone ! ... ». Pour autant, la jeune fille n’évoque pas l’éventualité d’une plainte à ce sujet et parle du garçon sans animosité ni véritablement reproche.
(...).
La désinhibition d’une personne la conduisant à avoir des relations sexuelles sous les effets de l’alcool ne saurait caractériser la surprise au sens de l’article 222-23 [du code pénal].
Il doit être rappelé que les deux jeunes filles ont accepté à un moment relativement tôt dans la soirée de se livrer à un jeu « action-vérité » les conduisant à des gages sous forme de pratiques sexualisées avec les garçons et que l’une d’entre elles, [N.K.], qui a reconnu tout au plus avoir été sous l’effet d’une alcoolisation modérée, a eu une relation de nature sexuelle avec le garçon mineur qu’elle connaissait déjà, à l’issue de ce jeu.
En outre, l’attitude de [H.B.] durant le jeu vérité-action décrite par [N.K.] [propos reproduits ci-dessus)] (...) traduit un comportement non passif mais actif de la part de la mineure.
L’effet d’entraînement entre les garçons relevé par l’expert psychiatre à leur sujet a manifestement joué également entre les filles dont l’une était un peu plus âgée que l’autre, avait une expérience sexuelle plus affirmée et a eu une relation sexuelle avec l’un d’entre eux à l’issue du jeu vérité-action montrant ainsi la voie à son amie.
Dans de telles conditions, [les prévenus I.H. et I.B.] pouvaient légitimement considérer que [H.B.] était consentante.
Il résulte de l’ensemble des éléments ci-dessus que si [I.H. et I.B.] ont bien commis un acte de pénétration sexuelle sur la personne de [H.B.], rien n’établit que ceux-ci ont agi par violence, contrainte, menace ou surprise. En tout état de cause, aucune circonstance ne permet de constater que [les prévenus] ne pouvaient se méprendre sur une éventuelle absence de consentement de la part de [H.B.].
En conséquence, le jugement sera infirmé en ce qu’il a déclaré que les faits étaient susceptibles de recevoir une qualification criminelle, en l’espèce le viol, et renvoyé le parquet à mieux se pourvoir. »
57. La cour d’appel rejeta en conséquence les constitutions de partie civile des parents de H.B. présentées en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leur fille.
58. Le père de la requérante forma un pourvoi en cassation. Dans son mémoire présenté devant la Cour de cassation et déposé par son avocat en son nom ainsi qu’en celui de son épouse et de sa fille, il fit valoir que le consentement de cette dernière ne pouvait être déduit de son alcoolisation volontaire. Il soutint que le viol au sens du droit pénal français pouvait également être caractérisé par un consentement uniquement « apparent » et que la « surprise » au sens de l’article 222-23 du CP (paragraphe 91 ci‑dessous) pouvait résulter du « manque de lucidité » de « la victime n’ayant pas parfaitement conscience des actes qu’elle est en train de subir ».
59. Dans ses conclusions devant la Cour de cassation, l’avocat général se prononça en faveur de la cassation de l’arrêt de la cour d’appel pour les motifs suivants :
« I. 1. (...) Certes, et comme dit au rapport, c’est donc d’abord au travers d’un comportement imputé à l’auteur que se révèle le défaut de consentement de la victime. Mais comme le rappelle la doctrine autorisée, « le viol n’est constitué que dans la mesure où son auteur a été conscient d’imposer à la victime des rapports sexuels non désirés par elle » [M.-L. Rassat, Jurisclasseur pénal, code, art. 222-22 à 222-33-1 fasc. 20, agressions sexuelles, viol]. On préférera dire ces rapports « non consentis », le terme nous paraissant moins empreint de considérations psychologiques. À cette réserve près, cette définition a l’intérêt de restituer sa place centrale au consentement tout en respectant strictement la charge probatoire. Ainsi, le viol suppose de démontrer l’absence de consentement de la victime à la relation sexuelle, ce qui relève des éléments matériels du crime, et la connaissance qu’en avait l’auteur au moment où il s’y est pourtant livré, ce qui relève de son élément moral. Elle fait écho à un arrêt ancien mais fondateur définissant le viol (...) (Crim. 25 juin 1857, Bull. no 240 (...)).
2. La démonstration est évidemment d’autant plus exigeante que la personne plaignante n’a pas clairement manifesté son opposition ou qu’aucun élément objectif n’établit a priori son incapacité à consentir. Ce sont précisément les situations où les juridictions du fond ont recours à la notion de contrainte morale subie par la victime, mais aussi et surtout de la surprise de son consentement. Cette notion se comprend dans le sens désormais peu usité du verbe surprendre qui est celui d’abuser ou de mentir : ce n’est pas la personne qui est étonnée, c’est son consentement qui est trompé (Crim. 25 avril 2001, no 00-85.467, (...)).
Ainsi entendue et comme l’évoque d’ailleurs l’arrêt attaqué pour l’exclure, la surprise peut résulter de ce que l’auteur a développé un stratagème pour tromper son partenaire, notamment sur son identité (...). Mais elle peut également résulter d’un état particulier de la victime qui, au moment des faits, l’aura placée dans l’incapacité de consentir : l’auteur n’a pas créé cette situation, il en a profité pour se livrer sur elle à des actes de nature sexuelle.
On rappellera que l’hypothèse a d’abord été retenue à propos de personnes atteintes de troubles physiques puis de celles souffrant de troubles mentaux, considérant que leur affection particulière ne leur permettait pas de consentir à la relation (Crim. 8 juin 1994, 94-81.376), y compris dans le cas d’un épisode passager se manifestant lors des faits par des « troubles psychologiques », un « état dépressif et de faiblesse mentale » (Crim. 27 nov. 1996, 96-83.954) ou encore l’« esprit fragile » de la victime (Crim. 12 nov. 1997, 94-83.726). Peu importe à cet égard que l’état de la victime ait été qualifié de contrainte morale ou bien de surprise, ces décisions partagent en tout cas la même approche centrée sur la recherche du consentement à l’acte sexuel qui peut avoir fait défaut, quand bien même la victime aurait adopté un comportement passif, voire actif.
D’un point de vue probatoire, la situation d’alcoolisation massive de la victime, dont encore une fois rien n’exige pour caractériser le viol ou l’agression sexuelle qu’elle ait été provoquée ou imposée par l’auteur, est comparable à ces hypothèses de défaillance du discernement dont l’auteur profite. C’est d’ailleurs également vrai d’un point de vue criminologique : c’est l’opportunisme du mis en cause qui est sanctionné quand, sans « aucune autre manœuvre », il se glisse dans la chambre d’une femme tellement alcoolisée qu’elle croit avoir à faire à son conjoint, pour échanger avec elle des caresses sexuelles (Crim. 11 janv. 2017, no 15-86.680) ; de la même manière quand il agit lors de l’assoupissement d’un partenaire de soirée (Crim. 9 janv. 2019, no 18-82.829).
3. On peut inscrire cette approche de la relation sexuelle par la pleine capacité d’une personne à y consentir dans un mouvement sociétal perceptible et auquel plusieurs espèces récentes ont confronté votre chambre. Accompagné par une partie de la doctrine [J. Portier et F. Sobry, L’importance d’être consentant : les enjeux d’une exigence de consentement sexuel explicite en droit pénal français, AJ Pénal, 2019, p. 431], ce mouvement semble plaider pour une re-définition des qualifications de viol et d’agression sexuelle fondées non plus seulement sur les moyens dont l’auteur a usé pour commettre un acte de cette nature, mais d’abord sur le défaut de consentement suffisamment éclairé de la victime à se prêter à un rapport sexuel. Cette approche qui inspire déjà la législation d’États voisins, pourrait, selon certains, plus directement répondre aux exigences européennes telles qu’énoncées notamment par la Convention d’Istanbul (...) et développées par la Cour européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales [au visa des articles 3 et 8 de la Convention, voir M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 166, CEDH 2003-XII]. Enfin, comme l’expose Christian Guéry, cette définition recentrée sur la liberté du consentement individuel correspondrait bien mieux aux aspirations de l’époque quant à la valeur qu’elle accorde à l’autonomie de la volonté et elle assainirait significativement la démonstration probatoire autant que l’exercice de motivation des juges [C. Guéry, On crée le crime en le nommant. Pour une redéfinition du viol, RSC 2020 p.255.].
Dès lors, et si [l’]appréciation de la qualité de la motivation de la cour d’appel ne peut valoir qu’au regard des seuls termes de l’article 222-23 du code pénal qui continuent d’exiger la caractérisation du moyen abusif utilisé par l’auteur pour commettre un acte de pénétration sexuelle, il vous est proposé de placer cette question double du consentement et de la conscience que les intéressés auraient pu avoir de son éventuel défaut, au cœur de cette appréciation.
II. À cet égard, la cour [d’appel] s’est effectivement interrogée d’une part sur l’influence de l’alcool sur la capacité de [H.B.] à s’adonner aux rapports sexuels décrits avec les prévenus, rapports compatibles avec les constatations médico‑légales et non contestés dans leur matérialité, et d’autre part sur la connaissance qu’en avaient les prévenus et leur conscience de cette influence sur le consentement de la jeune fille. (...)
Or, pour statuer [comme elle l’a fait] (...), la cour [d’appel] a prononcé par des motifs partiellement contradictoires et n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations en ce qui concerne l’état d’alcoolisation massive de H.B. dont [les prévenus] ne pouvaient ignorer les effets sur son discernement. (...)
D’une part, la cour [d’appel] ne pouvait tirer de la participation, même active, de la jeune fille à des jeux sexualisés, son consentement à avoir, plus tard dans la soirée, des rapports sexuels avec l’un ou l’autre de ses partenaires de jeux. A fortiori ne peut-elle tirer une telle conclusion de ce qu’elle aurait, plus tôt dans la journée, eu sans s’en plaindre des relations sexuelles avec un jeune homme qu’elle connaissait, y compris en consommant de l’alcool.
Vous avez, de longue date, jugé que le consentement libre, et notamment non surpris, à la relation sexuelle, s’entend tout au long de cette dernière, peu importe par exemple qu’une jeune fille ait accepté de monter volontairement dans la voiture où se sont ensuite déroulés les faits et se soit laissé embrasser (Crim. 10 juillet 1973, précité). De même, dans un arrêt récent, vous avez admis qu’une femme ait pu ne pas consentir à un rapport sexuel alors même qu’elle était consciente du rapport de séduction dans lequel s’inscrivait dès le départ son rendez-vous avec le mis en cause, qu’elle s’était volontairement rendue chez lui, s’était déchaussée et même déshabillée (Crim. 13 janvier 2021, no 19-86.624). (...)
D’autre part, si l’arrêt établit que la jeune [H.B.] s’est alcoolisée tout au long de la soirée et qu’en conséquence son imprégnation n’a fait qu’augmenter jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée, il mentionne également qu’elle avait déjà bu l’après-midi pour consommer ensuite de la vodka dès son achat et avant même de commencer les jeux sexuels, alors qu’elle était dans un état où sa volonté semblait sérieusement obérée. Ainsi en témoignait notamment son amie dans des termes sans équivoques repris dans l’arrêt (« bourrée », « elle faisait tout ce qu’il disait car elle ne savait pas quoi faire »). Sur ce point de la consommation massive d’alcool, la cour [d’appel] ne mentionne aucun élément contraire, reprenant ainsi les propos des prévenus qui indiquent qu’elle « ne se sentait pas bien ». On soulignera d’ailleurs que le conseil de la plaignante, repris dans l’arrêt, mentionne l’état nauséeux de celle-ci, ce qui correspond à la description du début de la soirée donnée par M. [I.H.] aux enquêteurs et reprise dans le jugement des premiers juges : « [H.B.] avait alors consommé la vodka pure en refusant de faire des mélanges ce qui lui avait donné la nausée et donc une envie de vomir mais que bien qu’il lui ait mis deux doigts dans la bouche, elle n’avait pu vomir, qu’ils avaient alors commencé à jouer au jeu action ou vérité tout en continuant à boire de l’alcool ».
Dans ces conditions, la cour [d’appel] ne pouvait se contenter d’affirmer qu’il s’agissait là d’une simple désinhibition due à l’intoxication alcoolique sans mieux expliquer en quoi le discernement de la jeune fille et sa capacité à consentir aux rapports sexuels qu’elle a ensuite entretenus étaient préservés malgré cette intoxication. Et les juges d’appel ne pouvaient pas non plus, sans se contredire, déduire le consentement éclairé de la jeune fille de son exclamation spontanée plusieurs heures plus tard quant à la perte de sa virginité alors même qu’à ce moment-là, les gendarmés constataient son état d’ivresse manifeste.
On ajoutera enfin que, s’il n’est pas démontré que la minorité de 15 ans de [H.B.] était connue des prévenus, ce qui interdit d’envisager la qualification d’atteinte sexuelle (...), il semble que la cour [d’appel] ne pouvait pas ne tenir aucun compte, dans son appréciation de leur conscience de l’état d’ivresse dans lequel la jeune fille se trouvait, de leur large supériorité en âge. La cour reprend ainsi longuement les considérations de l’expert psychiatre à propos de ces hommes de presque 30 et 21 ans dont les traits de personnalité spécifiques excluent tout élément d’atténuation de leur propre discernement, évoquant tout au plus les effets désinhibiteurs du groupe et de la consommation d’alcool sans pour autant en établir le caractère excessif. En particulier, l’arrêt reprend les premiers dires de M. [I.H.], qui n’avait, lui, bu que quelques gorgées et avait immédiatement décelé que [H.B.], qui accompagnait [son amie N.K.] que le groupe savait être âgée de 17 ans, n’avait pas la majorité qu’elle prétendait. Et il cite également ceux de M. [I.B.] qui, pour insister sur le fait que la jeune fille avait bu de son plein gré, indiquait qu’« elle ne voulait plus s’arrêter ». Devant cette consommation outrancière, la cour ne pouvait se contenter de relever le comportement non opposant, voire engageant de la jeune [H.B.] pour conclure que les prévenus « pouvaient légitimement considérer [qu’elle] était consentante ». Sur cette question de la conscience de l’état de la plaignante et de sa prise en compte par les auteurs, on peut utilement citer un arrêt dont vous avez confirmé la motivation, dans une espèce où la victime avait certes manifesté son opposition, mais où, pour retenir l’agression sexuelle, les premiers juges avaient relevé que « l’absence de consentement de la plaignante résulte de ce qu’il [l’auteur] l’a emmenée dans un endroit isolé, l’a frappée au visage et était conscient de son état d’alcoolisation la rendant plus fragile », ce que vous avez expressément relevé (Crim. 6 octobre 2021, pourvoi no 21-84.318). »
60. Par une décision du 16 février 2022, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.
3. Requête M.L. c. France no 39759/22
1. La première plainte pénale
61. Le 13 août 2013, la requérante, âgée de 22 ans, se présenta au commissariat de police du 10ème arrondissement de Paris pour porter plainte à l’encontre de A.H. pour des actes répétés de pénétrations sexuelles non consentis commis dans la nuit du 10 au 11 janvier 2008 à l’issue d’une fête entre amis qu’elle avait organisée à son domicile alors qu’elle était âgée de 16 ans et le mis en cause de 18 ans. L’enquête fut confiée le jour même à la brigade de protection des mineurs de Paris.
62. La requérante déclara avoir rencontré A.H. en 2007 par l’intermédiaire d’amis et qu’il avait déjà tenté d’avoir une relation sexuelle avec elle au cours d’une soirée où elle avait bu de l’alcool. Lors de la soirée du 10 janvier 2008, elle invitait une quinzaine de personnes à son domicile en l’absence de ses parents et consommait du cannabis et de l’alcool avec ses invités dont A.H. Six personnes restaient dormir chez elle. A.H. l’avait conduite dans la chambre de ses parents, la sienne étant déjà occupée, et avait commencé à la déshabiller. Elle lui indiquait qu’elle était vierge et qu’elle ne voulait pas avoir de relation sexuelle.
63. Face à l’insistance du jeune homme, elle déclara qu’elle ne s’était « pas débattue mais [qu’elle lui] disait non » et que, comme la pénétration vaginale qu’il tentait « ne fonctionnait pas », A.H. lui imposait une pénétration digitale, une fellation et plusieurs pénétrations anales au cours de la nuit. À cet égard, elle déclara : « même quand je m’endormais, il me sodomisait quand même », et que s’agissant de la fellation, il l’avait « forcée » en lui tenant la tête. En réponse à une question du policier, M.L. déclara avoir exprimé des refus verbaux mais qu’elle s’était « sentie incapable » de réagir ou de s’opposer aux actes sexuels imposés selon elle par A.H., sans pouvoir l’expliquer.
64. La requérante déclara que le lendemain matin, elle se levait vers 7h00 et essayait de se faire vomir sans y parvenir, puis sortait de son appartement pour marcher. À son retour à midi, elle demandait à A.H. de partir de son domicile, ce qu’il faisait. Le lendemain au lycée, elle « ne se sentait pas bien », pleurait et en parlait à sa meilleure amie présente le soir des faits, L.T. Elle achetait une pilule abortive et rencontrait une infirmière de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour se renseigner sur le dépistage du VIH. Elle informait ses parents des faits et son père lui demandait d’appeler A.H. pour qu’il effectue un test de dépistage qui s’avérait négatif, de même que celui de M.L. Elle déclara qu’elle était par la suite suivie par un psychologue jusqu’au mois de juillet 2008, puis de janvier à mai 2009 et à compter de juin 2013, ce qui l’amenait à envisager de porter plainte. Ni les parents de la requérante ni le service hospitalier ni le psychologue ne signalèrent les faits aux autorités. La requérante expliqua le délai écoulé avant son dépôt de plainte par le fait que les rapports sexuels non consentis du 10 janvier 2008 n’avaient entrainé aucune réaction de la part des adultes informés qui « ne qualifiaient pas cela de viols ». Elle s’était alors consacrée à ses études supérieures notamment à l’étranger.
65. Le 12 septembre 2013, les enquêteurs procédèrent à l’audition de l’amie de la requérante, L.T. Elle indiqua n’avoir rien vu ni entendu le soir des faits alors qu’elle dormait dans une chambre mitoyenne du domicile de M.L. Elle évoqua une relation de séduction entre M.L. et A.H. sans les avoir vus s’embrasser. Elle indiqua que M.L. était « différente » le lendemain et qu’elle ne parlait pas, puis qu’elle s’était confiée à elle en pleurs le surlendemain. Elle confirma que A.H. et un autre garçon avaient tenté d’emmener M.L. dans une chambre lors d’une autre soirée et s’y être opposée. Une autre amie de M.L. fut entendue.
66. Le 13 septembre 2013, le ministère public requit la réalisation d’une expertise psychologique de la requérante. Le rapport remis le 30 septembre 2013 releva une personnalité fragilisée dès l’adolescence et aucune tendance à l’affabulation. M.L. évoqua auprès de l’expert les effets de la consommation d’alcool et de stupéfiants l’ayant selon elle empêchée de réagir à des actes non désirés et la survenance postérieure aux faits de troubles somatiques sous la forme de diarrhées, de migraines et d’une hyperactivité.
67. Le 18 septembre 2013, le père de la requérante fut également entendu et indiqua que le surlendemain des faits, sa fille lui avait révélé avoir eu un rapport sexuel anal non protégé et « non désiré » et qu’elle avait sollicité son autorisation pour faire un test VIH. Il indiqua ne pas avoir reçu de réponse claire de M.L. quand il lui demandait s’il s’agissait d’un viol et qu’il avait considéré qu’il s’agissait d’une « situation limite quant à son consentement » lors d’une première relation sexuelle. Désormais, après en avoir reparlé avec sa fille, il estimait qu’il s’agissait d’un viol. Auditionnée le 25 septembre 2013, la mère de M.L. regrettait comme son ex‑époux de ne pas avoir suffisamment accompagné leur fille au moment des faits. Elle indiqua que la requérante avait évoqué auprès d’elle les faits en relatant une pénétration anale après l’échec d’une pénétration vaginale. Elle déclara que M.L. parlait depuis longtemps de porter plainte pour se libérer des faits dénoncés et que si elle-même conservait des doutes sur la contrainte subie par sa fille, celle-ci lui avait toutefois déclaré avoir dit « non » à A.H.
68. Le 28 avril 2014, le psychologue de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ayant reçu M.L. après les faits indiqua aux enquêteurs par téléphone que la question du consentement de la requérante « lui avait été posée et [que] c’était compliqué pour elle d’y répondre ; d’autant que cette relation avait été avec quelqu’un qu’elle appréciait ».
69. Le 2 mai 2014, A.B., une autre amie proche de la requérante au lycée fut entendue. Elle déclara qu’il existait un rapport de séduction entre M.L. et A.H. qui se seraient embrassés deux à trois fois dans des soirées. Absente le soir des faits, elle déclarait que lorsqu’elle retrouvait M.L. au lycée, elle « n’était pas comme d’habitude » et était selon elle « terriblement choquée ». Son récit des faits tels que les lui avait rapportés M.L. concordait avec ceux dénoncés dans la plainte. Elle confirmait que M.L. n’envisageait pas à cette époque de porter plainte pour viol.
70. Entre les mois de mai et d’août 2014, les enquêteurs auditionnèrent également le compagnon de M.L., à qui elle avait décrit les faits de viol, ainsi que l’entourage amical de A.H. et de M.L. Une amie de cette dernière, P.B., décrivit une soirée « chaotique » en raison d’une alcoolisation importante des participants.
71. Le 9 décembre 2014, A.H. fut placé en garde à vue. Devant les enquêteurs, il confirma que tous deux étaient alcoolisés et déclara qu’à son avis, si M.L. n’avait « pas été saoule, elle ne [l’]aurait pas entrainé dans la chambre » après qu’ils se soient selon lui embrassés sur le canapé. Il déclara qu’arrivés dans la chambre, ils se caressaient mutuellement, se déshabillaient et entamaient des préliminaires ; qu’alors qu’ils étaient « collés » sur le lit, elle lui avait dit « non, je suis vierge », ce qu’il déclarait ne pas savoir ; que renonçant dans un premier temps à la relation sexuelle qu’il désirait avec elle, il insistait pour qu’elle ait sa « première fois avec lui » mais qu’elle réitérait son refus ; qu’il se retrouvait « allongé au-dessus d’elle » et qu’« à un moment « [sans savoir] trop comment », il l’avait « pénétré avec son sexe au niveau de son anus », « sans forcer », car il avait « glissé » en se frottant à elle avec son sexe en faisant des mouvements de va et vient. Comme elle ne le repoussait pas, il ne s’était « pas posé la question, c’était dans la lancée ». Il reconnut des pénétrations digitale, anale puis buccale, qui pour lui étaient consenties dès lors que M.L. se « laiss[ait] faire ». Il déclara que l’alcool avait pu « jouer un rôle » dans son comportement, comme dans celui de M.L., et que face au premier refus de cette dernière pour une pénétration vaginale, il n’avait pensé qu’à lui en la pénétrant analement sans lui demander son « autorisation » car M.L. « n’a[vait] pas bougé » et « n’a[vait] rien dit ». S’agissant de la fellation, il indiqua que M.L. l’avait d’abord refusée avant de céder sur son insistance.
72. A.H. fit l’objet d’une expertise psychiatrique qui ne révéla pas de pathologie mentale et identifia une personnalité fragile marquée par une mauvaise estime de soi, un sentiment de honte et de culpabilité ainsi que l’expression de regrets et de l’empathie envers la victime.
73. Le 10 décembre 2014, une confrontation eut lieu au cours de laquelle M.L. et A.H. indiquèrent confirmer leurs déclarations. La requérante réitéra avoir bu et consommé du cannabis sans être « dans un état second » et qu’après avoir « dit non plusieurs fois » à A.H. et remis en vain sa culotte qu’il lui avait ôtée, elle avait « l’impression qu’elle ne pouvait plus rien faire », et qu’à partir du moment où A.H. essayait de la pénétrer, elle avait « v[u] la scène de l’extérieur [sans] « la vivre », qu’elle voulait « que ça s’arrête [sans savoir] quoi dire ni quoi faire ». Elle précisa avoir eu très mal en se réveillant et envie de vomir. A.H. déclara quant à lui qu’avant son interrogatoire par les policiers, il s’agissait pour lui d’une « erreur » de deux personnes qui avaient bu. Il admit toutefois avoir profité de l’alcoolisation de M.L. et de son manque d’expérience en matière sexuelle pour « abus[er] d’elle ». Il ne reconnut pas les faits de viol dès lors que M.L. n’avait pas protesté et il estima qu’il aurait été « capable de s’arrêter » dans le cas contraire.
74. Le 6 janvier 2015, le procureur de la République de Paris classa la plainte de la requérante sans suite au motif que l’infraction était insuffisamment caractérisée s’agissant de l’élément intentionnel. Il retint qu’il n’y avait pas de témoin direct des faits et que le mis en cause contestait avoir forcé le consentement de M.L. tandis que celle-ci n’était, selon ses propres déclarations, « pas en mesure (...), par la prise de toxique ou la crainte ressentie, de manifester d’une quelconque façon [son] opposition » aux actes dénoncés.
2. La plainte avec constitution de partie civile
75. Le 3 novembre 2016, la requérante porta plainte avec constitution de partie civile. Le 3 juillet 2017, une information judiciaire fut ouverte du chef de viol. Le 11 janvier 2018, la requérante demanda au juge d’instruction à être entendue. Le 30 mai 2018, son conseil communiqua un rapport d’expertise psychologique réalisée en 2016 au Canada où la requérante poursuivait ses études, afin d’apporter « un éclairage sur [son] état post‑traumatique » constaté par l’expert en lien avec les faits dénoncés, affectant les sphères sexuelles, relationnelles et affectives, et qualifié d’intensité « modérée ».
76. Le 6 juin 2018, la requérante fut entendue par le juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Paris. Elle réitéra ses précédentes déclarations, expliquant que son intention était d’aller se coucher et de dormir car elle était très fatiguée. Elle précisa qu’il s’agissait de ses premières relations sexuelles avec un homme et qu’à cette époque, elle « ne comprenait pas ce qu’il se passait » au moment des faits car elle ne se sentait « pas dans [son] corps ». Elle évoqua « une très grande douleur » ressentie lors de la pénétration anale et déclara qu’elle se souvenait s’être réveillée au moins à une reprise sur le ventre dans le lit alors que A.H. était sur elle et la pénétrait en la bloquant, ce qui constituait selon elle une forme de contrainte physique. De même, elle déclara que sur l’insistance de A.H. et alors qu’elle avait refusé, elle s’était sentie obligée de lui faire une fellation alors qu’il lui tenait la tête et lui avait dit « tu me dois bien ça » sans qu’elle sache ce que cela signifiait. Elle évoqua le discours tenu par A.H. au moment des faits sur le fait que la virginité et « la première fois » n’étaient pas si importantes. La requérante déclara que ces circonstances démontraient une certaine forme de violence à son égard alors que A.H. l’avait entendue dire « non » au moins à trois reprises (en la déshabillant, en la pénétrant avec ses doigts et avant la fellation) et qu’il savait qu’elle avait bu et ne pouvait pas réagir.
77. Le 11 décembre 2018, au terme de son interrogatoire par le juge d’instruction, A.H. fut placé sous le statut de témoin assisté. Il déclara qu’il ne reconnaissait pas les viols dénoncés par la requérante car faute de l’avoir repoussé, d’avoir crié ou d’avoir demandé de l’aide aux personnes présentes dans l’appartement, il avait pu considérer selon lui qu’elle était consentante. Il décrivit les faits comme « une première fois qui s’est mal passée » en raison de l’alcool, de la « sodomie » et du fait que M.L. « ne l’aimait pas ». Il réitéra ses précédentes déclarations sur le déroulement des faits mais réfuta toute forme de contrainte physique ou psychologique exercée sur la requérante après son refus de pénétration vaginale et revint sur certains termes utilisés lors de son interrogatoire de garde à vue, en particulier quand il avait dit n’avoir pensé qu’à lui pendant les actes sexuels et qu’il avait abusé de M.L.
78. Le 20 décembre 2018, le juge d’instruction organisa une confrontation entre les parties. M.L. déclara que son « non » initial valait pour tout acte de pénétration sexuelle et que le viol avait commencé dès que A.H. poursuivait ses caresses et la pénétration digitale puis anale sans qu’elle ait la capacité de s’y opposer, la réduisant à un « objet sexuel ». A.H. estima que le premier « non » exprimé par la jeune femme ne pouvait viser que le premier essai de pénétration vaginale et que son insistance pour obtenir une fellation ne pouvait pas s’interpréter comme une forme de contrainte.
79. Le 27 mai 2019, un rapport d’expertise psychiatrique et médico‑psychologique de la requérante, ordonné par le juge d’instruction le 26 novembre 2018, fut déposé au dossier. Il conclut à l’existence d’un stress post-traumatique résultant du choc initial subi par un sujet « totalement inexpérimenté sur le plan sexuel ».
80. Le 19 juin 2019, le juge d’instruction adressa aux parties les avis de fin d’information. Le 19 septembre 2019, le conseil de la requérante transmit des conclusions aux fins de renvoi de A.H. devant la cour d’assises.
81. Par un réquisitoire définitif du 22 janvier 2020, le procureur de la République conclut qu’il ne résultait pas de l’information judiciaire de charges suffisantes contre A.H. d’avoir commis les faits de viols sur la personne de la requérante. Le ministère public releva que les questionnements de A.H. sur le consentement de sa partenaire avaient eu lieu en garde à vue et qu’ils ne pouvaient servir à caractériser l’infraction alors que « la question du consentement doit se poser concomitamment et non postérieurement aux faits ».
82. Le 26 février 2020, l’avocat de la requérante déposa des conclusions auprès du juge d’instruction afin de solliciter le renvoi de A.H. devant la cour d’assises. Il invoqua l’absence de consentement de sa cliente en raison d’un état de sidération psychique pendant les faits, consistant dans une paralysie involontaire due à une déconnection mentale face à un événement violent « impensable », et qui faisait suite à plusieurs refus explicites de rapports sexuels de sa part, ignorés par A.H.
83. Le 29 mai 2020, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu en l’absence de charges suffisantes. Il retint notamment que si le traumatisme de la partie civile était incontestable, l’information judiciaire n’avait permis de caractériser ni les actes de violence, contrainte, menace ou surprise du viol au sens de l’article 222-23 du CP ni l’intention de A.H. de forcer le consentement de la requérante, dans les termes suivants :
« (...) En l’espèce, [M.L.] a déclaré de manière constante qu’elle n’était pas consentante pour ces relations sexuelles avec [AH], encore faut-il caractériser le fait que ces actes de pénétration ont été imposés par la violence, la contrainte, la menace, ou la surprise.
Concernant la contrainte physique, si [M.L.] explique que [A.H.] était allongé sur elle au moment de l’acte de pénétration anale et la tenait par la tête au moment de la fellation, [A.H.] nie l’exercice de tout pression physique et explique ces gestes par le déroulement même des deux actes sexuels. Les déclarations de [M.L.] s’agissant de l’exercice d’une contrainte physique sont ainsi contestées par [A.H.] et la contrainte physique n’a pas pu être corroborée par d’autres éléments du dossier.
S’agissant de la contrainte morale, elle doit reposer sur des éléments objectifs et ne peut pas résulter de la seule appréciation subjective de la victime. En l’espèce aucun élément objectif de l’exercice d’une contrainte morale n’a pu être établie. [A.H.] n’avait pas d’ascendant particulier sur [M.L.] et il n’est pas établi qu’il aurait exercé sur elle une pression morale.
Il ressort du dossier que [ML.] et [A.H.] se sont rendus de leur plein gré dans la chambre, aucun élément de contrainte n’a pu être à ce titre constaté par les témoins présents. Si [M.L.] a exprimé son refus d’une relation vaginale, ce refus a été pris en compte par [A.H.]. Par la suite, les versions de [M.L.] et [A.H.] divergent, [M.L.] a, selon elle, exprimé son refus en restant passive, [A.H.] expliquant au contraire qu’aucun refus ne lui a été opposé et que si cela avait été le cas il aurait cessé.
Si [A.H.] a pris la mesure de l’absence de consentement de [M.L.], cette prise de conscience n’a été que postérieure au fait : il explique n’avoir pas été conscient de l’absence de contentement de [M.L.] au moment de la commission des faits.
Aucun acte de violence n’est établi et la menace n’est pas en l’espèce alléguée. La surprise peut être ici écartée compte tenu de la définition de cette notion. »
84. La requérante interjeta appel. Dans son mémoire, elle contesta de nouveau l’absence d’éléments suffisants permettant de caractériser l’infraction de viol dénoncée. En référence à l’article 36 de la Convention d’Istanbul (paragraphe 124 ci-dessous), elle fit notamment valoir que le consentement devait être donné volontairement et qu’il importait de tenir compte des « circonstances environnantes » dans l’appréciation de la réalité du consentement. Elle soutint avoir subi une contrainte physique et morale durant les actes de pénétrations anale et buccale, dont la matérialité était établie, et qui découlait tant du comportement physiquement et verbalement insistant de A.H. malgré ses refus explicites, que de sa minorité, de son inexpérience sexuelle contrairement au mis en cause et de son alcoolémie. Pour les mêmes raisons, elle soutint également que le critère de la surprise pouvait être retenu dès lors qu’elle avait subi les faits à son domicile où elle se croyait en sécurité et rappela la violence de la pénétration anale, qui avait provoqué un état de sidération psychique évoqué lors de ses auditions et qui caractérisait selon elle l’élément intentionnel du viol.
85. Par un arrêt du 18 mai 2021, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance de non-lieu. Après avoir relevé que les actes de pénétration décrits par les parties étaient concordants, elle retint la motivation suivante :
« Sur la surprise
La circonstance de surprise suppose de la part de l’auteur qu’il emploie un stratagème imprévisible ou qu’il profite de l’incapacité de la victime à consentir en raison de son absence de conscience ou de sa vulnérabilité pour lui imposer un acte sexuel.
Aucun des témoignages ne décrit [M.L.] comme ayant été dans un tel état lors de la soirée, notamment, en raison de la consommation de produits toxiques dont l’importance demeure inconnue. [A.H.] prétend au surplus, sans être démenti par les investigations, ne pas avoir fumé de cannabis ce soir-là tandis que [M.L.] a elle-même déclaré lors du dépôt de plainte, à plusieurs reprises, avoir gardé ses esprits durant les faits.
Il ressort par ailleurs des témoignages recueillis ainsi que des déclarations de la partie civile et du témoin assisté, que les intéressés avaient entretenu dans les mois précédents une relation de séduction qui n’était pas allée au-delà de quelques embrassades (...). [M.L.] a aussi déclaré que [A.H.] avait tenté vainement de s’isoler avec elle dans une pièce lors d’une précédente soirée.
Il n’existe pas d’indice suffisant permettant de considérer que [A.H.] aurait entraîné [M.L.] dans la chambre par force ou par ruse. Aucun témoin ne semble avoir ressenti d’inquiétude et certains semblent avoir considéré qu’ils s’étaient isolés pour « faire l’amour ».
Si aucun des participants à la fête ne certifie sans hésitation qu’ils se sont embrassés le 10 janvier 2008 avant de se retrouver dans la chambre, [M.L.] a, elle-même, évoqué devant la juge d’instruction un rapprochement avec [A.H.] au cours de la soirée.
Si ceci ne peut exclure la commission d’un viol, il ne peut être retenu en revanche que [M.L.] aurait nécessairement été surprise par la volonté de ce garçon d’avoir des relations sexuelles une fois isolés dans la chambre, alors que ces divers signes étaient de nature à l’alerter.
De même, ces éléments ne permettent pas d’établir que [M.L.] aurait été, par inexpérience sexuelle, dans l’incapacité de comprendre les intentions de [A.H.] et de résister à ses actes ; sa virginité n’étant pas en elle-même incompatible avec des connaissances suffisantes en matière sexuelle comme habituellement constatées chez les adolescentes de son âge.
La vulnérabilité de [M.L.] au moment des faits en raison des circonstances ne peut en conséquence être considérée comme suffisamment établie pour caractériser la surprise.
Sur la violence et la contrainte
Concernant la violence, [M.L.] n’a jamais accusé [A.H.] de l’avoir frappée ou molestée.
Elle n’a pas contesté qu’elle aurait pu quitter la pièce à tout moment, expliquant ne pas l’avoir fait pour des raisons qui étaient propres à son état et non aux agissements du témoin assisté.
Elle n’a jamais évoqué de lésions physiques, même superficielles. Les témoins n’en ont noté aucune le lendemain et aucun certificat médical n’a été établi en ce sens.
Elle a, en revanche, décrit une pénétration anale brutale et douloureuse sans évoquer de geste de violence pour favoriser et permettre cette pénétration.
De même, elle a invoqué une contrainte physique, en exposant que [A.H.] était allongé sur elle et la bloquait au moment de l’acte de pénétration anale ; elle a pourtant indiqué lors de la première confrontation qu’il ne l’avait pas maintenue physiquement, de sorte qu’il n’est pas suffisamment établi qu’il aurait exercé une contrainte délibérée en la bloquant de force dans cette position ce qu’il a, au demeurant, nié constamment.
De la même manière, elle a déclaré qu’il la tirait par la tête au moment de la fellation ; lors de la confrontation faite durant l’enquête préliminaire, elle a cependant dit qu’il lui avait tenu la tête mais qu’il n’y avait pas eu de violence. [A.H.] a expliqué, quant à lui, qu’il s’agissait d’un simple geste d’accompagnement des mouvements de va-et-vient. Il ne peut donc être déduit de ce geste l’exercice d’une contrainte physique délibérée.
La différence d’âge de quinze mois entre la partie civile et le témoin assisté constitue un écart insuffisant pour caractériser à lui seul une contrainte morale et il n’a été recueilli aucun indice d’un ascendant particulier de [A.H.] sur [M.L.] depuis leur rencontre.
[M.L.] n’a jamais détaillé par quelle attitude, comportement, geste ou parole [A.H.] avait pu, depuis leur rencontre ou le soir des faits, l’impressionner au point de lui inspirer de la crainte ou une simple appréhension. Les témoignages des tiers ne décrivent chez [A.H.] aucun trait de comportement susceptible de provoquer un tel sentiment. (...).
Enfin, l’insistance de [A.H.] à obtenir une fellation et les mots qu’il aurait alors employés [« tu me dois bien ça » selon M.L.] ne suffisent pas à caractériser une contrainte morale de nature à priver la partie civile de son libre arbitre.
La contrainte morale, élément constitutif du viol, ne pouvant résulter de la seule appréciation subjective de la victime, celle-ci ne parait pas pouvoir être retenue.
Sur l’élément intentionnel de l’infraction
[M.L.] a exposé avoir exprimé à deux reprises un refus de toute pratique sexuelle.
[A.H.] a soutenu au contraire qu’elle s’est opposée verbalement à une pénétration vaginale mais qu’ils ont continué à se caresser mutuellement, qu’elle n’a pas protesté contre la pénétration anale et qu’elle a pratiqué volontairement une fellation après un refus initial.
L’élément intentionnel du viol doit être caractérisé au moment de l’acte considéré et ne peut être établi au regard du seul jugement rétrospectif de [A.H.] sur son comportement.
S’il a, au cours de ses déclarations durant sa garde à vue, qualifié les faits de viol, c’est sans jamais reconnaître avoir négligé délibérément une absence de consentement, regrettant néanmoins de ne pas s’en être davantage préoccupé, soucieux sur le moment de profiter de l’opportunité. Il a en effet toujours soutenu avoir tenu compte du refus opposé aux pénétrations vaginales par [M.L.] et avoir obtenu son accord pour la fellation mais n’avoir pas entendu ni perçu un refus manifesté par des protestations ou un mal-être lors de la sodomie. [M.L.] n’a pour sa part pas contesté que [A.H.] avait pris en compte son refus des pénétrations vaginales ni qu’il avait formulé la demande d’une fellation.
S’il a admis avoir constaté un changement d’attitude chez [M.L.] après la sodomie, il doit être relevé qu’il a sollicité ensuite l’accord de la partie civile pour la fellation.
Il s’en déduit qu’il n’a pas interprété sur le moment ce changement d’attitude comme un refus de consentement à tout rapport sexuel.
L’intention coupable de viol n’est donc pas établie.
À l’issue des investigations nombreuses qui ont été accomplies, l’information judiciaire n’a donc pas permis de retenir l’existence d’actes volontaires de contrainte, de violence ou de surprise de nature à caractériser le viol ou l’agression sexuelle. »
86. La requérante forma un pourvoi en cassation. Dans ses mémoires, elle contesta la motivation de la cour d’appel quant à l’absence de charges suffisantes pour caractériser le viol par surprise ou contrainte nonobstant sa consommation de drogue et d’alcool et soutint l’existence d’actes sexuels imposés par le mis en cause sans aucune considération de son refus exprimé de « toute relation sexuelle en raison de sa virginité », et par conséquent l’intention criminelle de A.H. au sens des articles 222-22 et 222-23 du CP (dans leur rédaction applicable aux faits de l’espèce, antérieure à la loi du 21 avril 2021, paragraphe 91 ci-dessous).
87. Dans son avis de non-admission du pourvoi, le conseiller rapporteur près la Cour de cassation conclut que les moyens de la requérante se bornaient à remettre en cause l’appréciation souveraine de la chambre de l’instruction relative à l’absence de charges suffisantes à l’encontre du mis en cause, en ces termes :
« Il résulte de [des] énonciations [de] la chambre de l’instruction que [celle-ci] s’est attachée à analyser de manière précise et circonstanciée les déclarations de la plaignante et de la personne mise en cause, qu’elle a rapprochées des témoignages recueillis et expertises psychiatriques réalisées. Elle a pris en compte l’état d’ivresse des parties, le comportement entreprenant et insistant et le contexte de la relation de séduction qui s’est instaurée entre les jeunes gens, soulignant que [A.H.] a été en mesure de respecter la volonté de [M.L.] lorsqu’elle s’est opposée à la pénétration pénienne vaginale et que, de son côté, [M.L.] n’a pu se méprendre sur ses intentions lorsqu’ils se sont retrouvés dans la chambre parentale.
Elle a souligné certaines contradictions et imprécisions dans les déclarations de [M.L.], l’absence de menaces, lésions physiques, tentative de sa part pour quitter la pièce tandis qu’elle le pouvait ou cris pour alerter ses amis encore présents dans la maison ainsi que l’enchaînement des actes sexuels pour en déduire qu’en l’absence d’autre manifestation explicite, [A.H.] n’était pas en mesure de constater son refus aux actes sexuels pratiqués et à tout le moins a pu se méprendre sur son consentement. »
Les conclusions de l’avocat général près la Cour de cassation allaient dans le même sens, le magistrat retenant que « la cour, après avoir examiné l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction poursuivie et avoir recherché une éventuelle absence de consentement à toutes les étapes du déroulement des faits et pas seulement au moment du départ dans la chambre à coucher, a justifié sa décision. ».
88. Par un arrêt du 6 avril 2022, la Cour de cassation déclara le pourvoi en cassation non admis.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. Les dispositions du code pénal (CP)
89. Le CP distingue trois types d’infractions d’atteinte à la personne en matière sexuelle, à savoir, dans l’ordre de présentation du code, l’agression sexuelle, le viol et l’atteinte sexuelle. Des dispositions spécifiques sont relatives à la protection des mineurs contre les violences sexuelles. En matière d’agression sexuelle, il s’agit des dispositions de l’article 222-22-1 qui découlent de la loi no 2010-121 du 8 février 2010 (paragraphe 91 ci‑dessous). Cette protection a ensuite été accentuée par la loi no 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (dite « loi Schiappa », paragraphe 94 ci-dessous), puis par la loi no 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, dans le but, notamment, de mieux protéger les jeunes adolescents contre les violences sexuelles qui peuvent être commises par des adultes[2] (paragraphes 99-100 ci‑dessous).
90. Les dispositions pertinentes de la législation pénale sont les suivantes, étant précisé que dans les présentes affaires sont applicables les textes antérieurs à la loi du 3 août 2018 ou ceux qui en sont issus notamment en cas d’application immédiate (paragraphe 95 ci-dessous) :
1. Les dispositions pertinentes du CP antérieures à la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes
91. Aux termes des dispositions pertinentes concernant l’agression sexuelle et le viol :
Article 222-22
« Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise.
Le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu’ils ont été imposés à la victime dans les circonstances prévues par la présente section, quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et sa victime, y compris s’ils sont unis par les liens du mariage.
(...) »
Article 222-22-1
« La contrainte prévue par le premier alinéa de l’article 222-22 peut être physique ou morale. La contrainte morale peut résulter de la différence d’âge existant entre une victime mineure et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur cette victime. »
Article 222-23
« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.
Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle. »
Article 222-24
« Le viol défini à l’article 222-23 est puni de vingt ans de réclusion criminelle :
(...) ;
2o Lorsqu’il est commis sur un mineur de quinze ans ;
3o Lorsqu’il est commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de l’auteur ; (...) »
Article 222-27
« Les agressions sexuelles autres que le viol sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. »
Article 222-29
« Les agressions sexuelles autres que le viol sont punies de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende lorsqu’elles sont imposées à une personne dont la particulière vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse est apparente ou connue de son auteur. »
Article 222-29-1 (créé par la loi no 2013-711 du 5 août 2013)
« Les agressions sexuelles autres que le viol sont punies de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende lorsqu’elles sont imposées à un mineur de quinze ans. »
92. L’atteinte sexuelle est définie par le CP comme un rapport de nature sexuelle entre un mineur et une personne majeure, intervenu sans violence, contrainte, menace ou surprise. Selon que la victime a plus ou moins de quinze ans et qu’il existe ou non des circonstances aggravantes, les articles 222-25, 222-26 et 222-27 prévoient que la peine encourue est graduellement fixée de deux ans (trois ans à compter de l’entrée en vigueur le 7 août 2013 de la loi no 2013-711 du 5 août 2013) à dix ans d’emprisonnement et de 30 000 euros à 150 000 euros d’amende.
2. Les dispositions du CP issues de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes et leur interprétation
93. L’objectif de la réforme, en vigueur à compter du 6 août 2018, est de « fixer des règles plus strictes pour caractériser les infractions de viols et d’agressions sexuelles commises à l’égard des mineurs » (rapport d’évaluation de la loi du 3 août 2018, paragraphe 98 ci-dessous).
94. En premier lieu, la loi modifie et complète l’article 222-22-1 précité (paragraphe 91 ci-dessus) en insérant « un âge seuil de quinze ans dans la définition de la contrainte et de la surprise permettant de qualifier un viol ou une agression sexuelle » lorsque certaines conditions sont remplies (rapport d’évaluation précité paragraphe 93, p. 120) :
Article 222-22-1 issu de la loi du 3 août 2018
« La contrainte prévue par le premier alinéa de l’article 222-22 peut être physique ou morale.
Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur, la contrainte morale mentionnée au premier alinéa du présent article ou la surprise mentionnée au premier alinéa de l’article 222-22 peuvent résulter de la différence d’âge existant entre la victime et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime, cette autorité de fait pouvant être caractérisée par une différence d’âge significative entre la victime mineure et l’auteur majeur.
Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes. »
95. La circulaire d’application (no 2018-00014) de la loi du 3 août 2018 du ministère de la Justice précise que les nouvelles dispositions de l’article 222-22-1 sont interprétatives et de ce fait sont d’application immédiate aux faits commis avant l’entrée en vigueur de la loi (voir, pour une application immédiate de ces dispositions par la Cour de cassation, paragraphe 35 ci‑dessus).
96. Cette circulaire comporte les développements suivants :
« Le principal critère devant être pris en compte par les juridictions pour apprécier l’existence d’une contrainte morale ou d’une surprise lorsque les faits ont été commis sur un mineur de quinze ans est celui du discernement de la victime et de sa capacité à consentir ou non à une atteinte sexuelle.
Ainsi, le fait qu’un mineur de quinze ans puisse avoir l’apparence physique ou le comportement d’un mineur plus âgé ou d’un adulte ne doit pas conduire à considérer que ce mineur peut valablement consentir à un acte sexuel, s’il ne dispose pas d’un discernement suffisant à cette fin.
Il convient d’observer que c’est le discernement nécessaire pour accomplir un acte sexuel qui doit être recherché, et non pas le discernement du mineur en général ou portant sur d’autres aspects de la vie en société. (...)
En pratique, du fait de cette référence à la notion de discernement nécessaire, les qualifications de viol ou d’agression sexuelle devraient normalement être retenues à chaque fois que seront victimes d’atteintes sexuelles les mineurs les plus jeunes. »
97. En second lieu, la loi du 3 août 2018 supprime, dans la définition de l’atteinte sexuelle sur mineur de moins de quinze ans (paragraphe 92 ci‑dessus), la référence aux faits de violence, contrainte, menace ou surprise (voir, dans le même sens s’agissant des mineurs de plus de quinze ans, l’article 227-27, paragraphe 102 ci-dessous).
98. Les passages pertinents du rapport de la mission d’évaluation de la loi du 3 août 2018 remis au Premier ministre le 4 décembre 2020 par la députée A. Louis en mission auprès de la ministre de la Justice et relatifs aux dispositions de la loi sur les viols et agressions sexuelles sur mineurs de quinze ans sont les suivants (synthèse, pp. 11-12)[3] :
« Une attention toute particulière a été portée à l’article 2 de la loi relative à l’intégration d’un seuil d’âge de 15 ans pour qualifier les faits de viol et d’agression sexuelle. Si cette disposition a fait débat à l’époque du vote de ce texte, force est de constater que les avis restent encore aujourd’hui très partagés.
Pour rappel, l’objectif de cette disposition était d’amener les juridictions à retenir plus aisément la qualification de viol ou d’agression sexuelle en cas de rapports sexuels entre un majeur et un mineur de moins de 15 ans, partant du principe qu’un mineur si jeune n’a pas le discernement nécessaire.
La qualification des viols et des agressions sexuelles suppose de démontrer l’absence de consentement à travers les notions de violence, menace, contrainte ou surprise. Pour les mineurs de moins de 15 ans, la loi a donné une définition particulière de la contrainte et la surprise : « Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes ». Cet ajout avait une vocation interprétative afin notamment de pouvoir s’appliquer aux affaires en cours en guidant le juge tout en lui laissant une marge d’interprétation. Toutefois, certains juristes l’interprètent comme une présomption simple ce qui soulèvent des difficultés juridiques.
De nombreux professionnels du droit se satisfont de cette modification qui tout en laissant une marge d’interprétation aux juges, notamment pour tenir compte des couples d’adolescents, permet de sécuriser la pratique judiciaire. Toutefois, du point de vue sociétal, cet article est considéré comme insuffisant en ce qu’il ne marque pas un interdit assez fort dans la loi pénale et ouvre encore trop le débat autour du consentement.
De nombreuses propositions d’évolution ont été étudiées lors de ces travaux. L’idée de créer une présomption irréfragable de contrainte et de surprise pour les rapports sexuels entre les majeurs et les mineurs de moins de 15 ans s’est heurtée aux garanties constitutionnelles précieuses à notre état de droit. Il a donc été envisagé d’autres voies d’évolution inspirées de modèles étrangers.
Ce rapport propose de s’orienter vers la création de deux infractions autonomes et distinctes de celles de viol et d’agression sexuelle. »
3. Les dispositions du CP issues de la loi du 21 avril 2021
99. Suivant une partie des recommandations du rapport susmentionné (paragraphe 98 ci-dessus), la loi no 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, entrée en vigueur le 23 avril 2021, consacre une présomption d’agression à la condition qu’il existe, sauf exceptions prévues par la loi, un écart d’âge minimal entre les deux protagonistes, fixé à cinq ans. Ce faisant, elle rompt avec la logique qui prévalait encore sous l’empire de la loi du 3 août 2018 et qui maintenait la répression des infractions sexuelles sur les mineurs sur le terrain de la preuve.
100. La réforme introduit deux nouvelles incriminations autonomes d’agression sexuelle et de viol commis par un majeur sur un mineur en modifiant l’alinéa premier de l’article 222-22 précité (paragraphe 91 ci‑dessus) et en créant les articles 222-23-1 et 222-23-3 aux termes desquels :
Article 222-22, alinéa premier
« Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, commise sur un mineur par un majeur. (...) »
Article 222-23-1, alinéa premier
« Hors le cas prévu à l’article 222-23, constitue également un viol tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la personne d’un mineur de quinze ans ou commis sur l’auteur par le mineur, lorsque la différence d’âge entre le majeur et le mineur est d’au moins cinq ans. (...) »
Article 222-23-3
« Les viols définis aux articles 222-23-1 et 222-23-2 [viol incestueux commis par un majeur ascendant ou ayant autorité sur un mineur quel que soit son âge] sont punis de vingt ans de réclusion criminelle. »
101. La loi modifie également la définition matérielle du viol de l’article 222-23 précité (paragraphe 91 ci-dessus) en y incluant « tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ».
102. S’agissant par ailleurs de l’infraction d’atteinte sexuelle sur mineur de plus de quinze ans par un majeur, la loi supprime la référence aux faits de violence, contrainte, menace ou surprise des dispositions de l’article 227-27 (l’alignant avec l’infraction applicable aux mineurs de moins de quinze ans, paragraphe 97 ci-dessus).
2. La jurisprudence de la Cour de cassation
103. La Cour de cassation contrôle l’application par les juridictions du fond de l’article 222-23 du CP susmentionné (paragraphes 91 et 101 ci‑dessus) qui caractérise l’existence d’un viol par la réunion d’un élément matériel, à savoir un acte de pénétration de nature sexuelle ou bucco-génital commis avec le recours à la violence, la contrainte, la menace ou la surprise à l’encontre de la victime, et d’un élément intentionnel, à savoir la volonté de l’auteur de commettre cet acte en l’imposant à une victime qui n’y consent pas.
104. Bien que la notion de consentement ne figure pas explicitement dans la définition du viol du code pénal, la jurisprudence de la Cour de cassation l’a érigée en critère de l’incrimination. Ainsi, dans un arrêt souvent cité du 25 juin 1857 (Bull. crim., no 240, et de même, plus récemment, Cass. crim., 10 juillet 1973, no 73-90.104, Bull. crim., no 322), le viol a été défini, s’agissant d’un acte sexuel ayant été obtenu par un homme qui s’était glissé dans le lit de la victime en se faisant passer pour son mari, comme suit :
« le crime de viol (...) consiste dans le fait d’abuser d’une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l’auteur de l’action ».
105. S’agissant, en premier lieu, de l’élément matériel, outre les notions de « violence » physique ou morale et de « menace », la « contrainte » se définit comme la pression physique ou morale exercée sur une personne. Ainsi, le fait pour l’accusé de tenir la tête de la victime pour effectuer une fellation est une contrainte physique (Cass. crim., 8 juin 1994, no 94-81-376). La contrainte morale est le fait d’exploiter la faiblesse ou la vulnérabilité d’une personne pour la forcer à un acte sexuel (Cass. crim., 8 février 1995, no 94-85.202). Cette notion s’apprécie de manière concrète, en fonction des capacités de résistance de la victime (Cass. crim., 8 juin 1994, précité). Elle suppose des éléments objectifs et ne peut résulter de la seule appréciation subjective de la victime (Cass. crim., 21 février 2007, no 06-88.735).
106. La notion de « surprise », introduite dans le CP par la loi no 80-1041 du 23 décembre 1980, correspond notamment à la situation d’une victime inconsciente parce qu’elle est endormie ou en état d’alcoolémie (Cass. crim., 1er octobre 1993, no 13-84.944, et Cass. crim., 11 janvier 2017, no 15-86.680) ou encore aliénée mentale. Sont ainsi qualifiés de viols non seulement les situations dans lesquelles le consentement fait défaut mais aussi les cas où le consentement n’est qu’apparent, la victime n’ayant pas eu la possibilité de comprendre effectivement ce qui se passait. Le « consentement surpris » est celui qui n’est pas donné en toute lucidité ou en connaissance de cause. La surprise peut aussi résulter d’un stratagème visant à « surprendre » par la ruse le consentement de la victime, par exemple en raison d’une erreur sur l’identité de la personne (Cass. crim., 22 janvier 1997, no 96-80.353, et Cass. crim., 23 janvier 2019, no 18-82.833).
107. En matière d’agressions sexuelles, la Cour de cassation a récemment admis que la surprise pouvait consister à provoquer un état de sidération par des attouchements commencés sur une victime endormie et se poursuivant à son réveil alors que cet état de sidération avait été constaté par l’auteur lui‑même, « ce qui établi[ssait] qu’il a[vait] agi en toute connaissance du défaut de consentement », circonstance caractérisant également l’élément intentionnel (Cass. crim., 11 septembre 2024, no 23-86-657, Bull. crim., no 9, p. 13). Dans cette affaire, la victime, une jeune femme majeure qui dormait dans le lit de son oncle où celui-ci l’avait rejoint, avait décrit son état de prostration à son réveil alors que ce dernier lui touchait le sexe, ce qui l’avait empêché de crier, de bouger ou de dire non à son agresseur « comme si son corps ne lui appartenait plus et ne répondait plus » (ibidem).
108. S’agissant, en second lieu, de l’élément intentionnel prévu à l’article 121-3 du CP selon lequel « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre », il se déduit des circonstances des actes accomplis par l’auteur. Lorsque celui-ci a pu se méprendre sur le défaut de consentement de la victime, qu’il a pu croire de bonne foi que la victime consentait aux relations sexuelles, l’élément intentionnel n’est pas caractérisé et l’incrimination ne peut être retenue. Dans ce contexte, la Cour de cassation prend notamment en considération le comportement de la victime (Cass. crim., 11 octobre 1978, Dalloz 1979, IR 120, et voir M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 95, CEDH 2003-XII) et les déclarations de l’auteur. Ainsi, dans l’affaire précitée (Cass. crim., 11 septembre 2024, paragraphe 107 ci‑dessus), l’auteur ne pouvait prétendre que la victime était « sexuellement active » alors qu’il l’avait décrite à un tiers comme « une poupée de chiffon » lors des faits.
3. Autres documents relatifs à la législation et au traitement judiciaire des violences sexuelles
1. Éléments chiffrés issus du rapport de la mission d’évaluation de la loi du 3 août 2018
109. Selon le rapport d’évaluation susmentionné (paragraphe 98 ci‑dessus), les violences sexuelles constituent « un phénomène d’ampleur et protéiforme qui impacte la société dans sa diversité » (p. 17). Le rapport mentionne le fait que plus de 200 000 personnes sont victimes de violences sexuelles chaque année en France et que moins d’un millier d’individus ont été condamnés pour viol en 2018. Le rapport détaille en outre l’ampleur du « chiffre noir » des violences sexuelles (pp. 21-22) :
« (...) selon les chiffres du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) issus de l’enquête Cadre de vie et sécurité de 2017, seule une victime sur douze, soit 8 %, dépose formellement plainte, et 86 % des victimes de violences sexuelles ne signalent pas les faits subis. Parmi les victimes qui engagent des démarches judiciaires, 40 % finissent par se rétracter. (...)
Si l’on rapporte ce chiffre de 8 % de victimes déposant plainte aux 220 000 personnes âgées de 18 à 75 ans résidant en France qui seraient victimes de violences sexuelles chaque année, cela signifie qu’environ 202 000 personnes (soit 92 % des victimes de violences sexuelles et sexistes) composeraient le chiffre noir des violences sexuelles en France. Après un viol ou une tentative de viol, il y a tout de même 47 % des victimes qui consultent un psychiatre ou un psychologue, sont vues par un médecin, parlent aux services sociaux, appellent un service d’aide aux victimes ou rencontrent des membres d’une association d’aide aux victimes. (...)
Les statistiques de la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG [du ministère de la Justice]), (...) montrent, en outre, qu’entre 2014 et 2018, 70 % des plaintes pour viol sur mineurs étaient non poursuivables [classement sans suite par le ministère public], pouvant renforcer cette idée que la société est relativement indifférente aux violences sexuelles sur mineurs. Les chiffres sont comparables s’agissant des agressions sexuelles. »
110. Le rapport souligne également la spécificité des effets des violences sexuelles sur les enfants du fait de leur particulière vulnérabilité (p. 17) et souligne que selon certains psychiatres :
« les violences sexuelles font partie, avec les tortures, des pires traumas. Le cerveau des enfants est particulièrement vulnérable aux violences et la quasi-totalité des enfants victimes de viols, de 80 à 100 %, vont développer de graves troubles psychotraumatiques à court, moyen, et long terme. »
2. Travaux parlementaires en vue d’une réforme de la définition pénale du viol
111. Le 22 février 2018, la Délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (« la Délégation ») a rendu un rapport d’information (no 721) sur le viol[4], dans lequel elle constate « l’extrême gravité » et « l’ampleur inquiétante des viols en France » et renvoie à l’avis du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes (HCE) du 5 octobre 2016 « pour une plus juste condamnation sociétale et judiciaire du viol », qui dénonce la banalisation de ces violences en France (pp. 13-15). Parmi les recommandations finales du rapport figurent le renforcement de la formation des magistrats et avocats sur les violences sexuelles, celle des agents des forces de l’ordre sur l’accueil des victimes, leur spécialisation sur ces problématiques, la prise en charge psychologique et sociale systématique des victimes, en particulier des mineurs, l’encadrement des enquêtes en termes de délais et de suivi ainsi que l’insertion dans le code pénal du principe de non-consentement, notamment en dessous de certains seuils d’âge pour les mineurs (voir ci-dessus, les paragraphes 93-102 sur les évolutions du droit interne sur ce dernier volet).
112. Lors de son audition par la Délégation aux droits des femmes du Sénat le 1er février 2024, le ministre de la Justice avait exprimé des réserves sur une modification du code pénal concernant les violences sexuelles dont le viol, se faisant l’écho d’autres analyses allant dans le même sens (voir, par exemple, le rapport de la Délégation no 721 précité paragraphe 111), au motif que l’introduction de la notion de consentement dans la définition du viol ne permettrait pas une répression plus sévère et comporterait en outre le risque de faire peser sur les victimes la charge probatoire principale[5].
113. La Délégation susmentionnée (paragraphe 111) s’est également vu confier en 2022, sous la présidence de V. Riotton, députée, une Mission d’information sur « la définition pénale du viol » afin de préparer l’examen d’un texte sur le sujet. Ce rapport a été déposé le 21 janvier 2025 (rapport d’information no 792)[6]. Faisant le constat d’une jurisprudence en matière de viol qui « peine à combler le silence de la loi sur la notion de consentement » et de la contrariété de la définition pénale du viol avec les engagements internationaux de la France (paragraphes 121 et 124 ci-dessous), le rapport conclut à la nécessité d’introduire expressément le défaut de consentement comme critère constitutif du viol et des agressions sexuelles en y apportant les précisions relatives à la sidération et à la vulnérabilité (psychique, en raison de l’alcool et des psychotropes notamment) tout en conservant les critères actuels de la violence, contrainte, menace ou surprise exercée par l’auteur (articles 222‑22 et 222-23 du CP, paragraphes 91 et 101 ci-dessus). Cette réforme permettrait selon le rapport « d’inscrire dans la loi la nécessité pour le juge de s’enquérir des moyens mis en œuvre par le mis en cause pour s’assurer du consentement » afin « d’éviter l’instrumentalisation de cette notion par les agresseurs » (page 73) et en prenant soin d’éviter les « pièges du consentement » susmentionnés (paragraphe 112 in fine ci-dessus) pour les victimes (page 79).
114. En 2023 et 2024, des propositions de loi ont été enregistrées à la présidence du Sénat (no 124)[7] et de l’AN (no 2170)[8] en vue de faire reconnaître explicitement l’absence de consentement comme élément constitutif de l’agression sexuelle et du viol. Dans le prolongement du rapport précité du 21 janvier 2025 (paragraphe 113 ci-dessus), une nouvelle proposition de loi a été déposée en ce sens à l’Assemblée nationale[9]. Le 6 mars 2025, le Conseil d’État a rendu un avis sur cette proposition de loi, qui préconise notamment l’application immédiate de la nouvelle définition du viol et des agressions sexuelles aux situations en cours[10].
3. L’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre les violences sexuelles
115. Dans un avis du 20 novembre 2018 relatif aux « violences sexuelles : une urgence sociale et de santé publique, un enjeu de droits fondamentaux » (JORF no 0273 du 25 novembre 2018), la CNCDH relève que les victimes mineures représentent la classe d’âge la plus exposée aux violences sexuelles et appelle en conséquence à renforcer leur protection :
« La CNCDH recommande que le procès pénal s’inscrive dans un dispositif plus complet de prise en charge des violences sexuelles et que différentes mesures soient améliorées afin d’accompagner le processus de reconstruction des victimes : il s’agirait ainsi de renforcer les dispositifs de prise en charge psychologique, médicale et sociale des victimes de violences sexuelles, et de considérer les propositions formulées en février 2018 par le groupe de travail de la commission des lois du Sénat sur les infractions sexuelles commises à l’encontre des mineurs. »
116. La CNCDH préconise également de placer au cœur de la définition légale des infractions sexuelles la notion d’absence de consentement :
« La CNCDH recommande, conformément à la fonction expressive et pédagogique de la loi pénale, et afin de mettre la législation sur les agressions sexuelles en conformité avec les normes internationales, notamment la Convention d’Istanbul, de définir le viol et les autres agressions sexuelles en référence à l’absence de consentement à l’acte sexuel. Au-delà, elle invite le législateur à considérer l’approche retenue dans certains pays, à l’instar du Canada, où la loi requiert que le consentement soit explicite, et ne puisse jamais être présumé. »
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
1. Les Nations unies
117. La Cour renvoie à l’arrêt X et autres c. Bulgarie ([GC], no 22457/16, §§ 125-126, 2 février 2021) s’agissant des dispositions pertinentes de la Convention internationale des droits de l’enfant (« CIDE »), adoptée le 20 novembre 1989, notamment en ses articles 3, 19 et 34, qui insistent sur la nécessité pour les autorités nationales législatives, administratives et judiciaires, de tenir l’intérêt supérieur de l’enfant comme une considération primordiale et de le protéger « contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle ».
118. Le Comité des droits de l’enfant, chargé du contrôle de l’application de cette convention, insiste notamment, dans son Observation générale no 13 du 18 avril 2011, sur la nécessité que les enquêtes qui portent sur des cas de violence signalés par l’enfant soient menées par « des professionnels qualifiés qui ont reçu une formation complète et spécifique à leurs fonctions et [qui s’appuient] sur une approche fondée sur les droits de l’enfant et adaptée à ses besoins. » L’adoption de procédures rigoureuses en la matière doit permettre de rassembler les éléments de preuve des violences dénoncées et d’éviter d’exposer l’enfant à un nouveau préjudice pendant l’enquête (ibidem).
119. La Cour renvoie également à l’arrêt X c. Grèce (no 38588/21, § 32, 13 février 2024) s’agissant des dispositions pertinentes de la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 40/34 du 29 novembre 1985, qui rappellent notamment la nécessité d’améliorer la capacité de l’appareil judiciaire et administratif à répondre aux besoins spécifiques des victimes.
120. La Cour renvoie au même arrêt X c. Grèce (précité, § 33) s’agissant des dispositions pertinentes de la Résolution 76/304 sur la coopération internationale pour l’accès des personnes rescapées de violences sexuelles à la justice, aux voies de recours et à l’assistance, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 2 septembre 2022, qui condamnent toutes les formes de violence sexuelle et fondée sur le genre et exhorte les États à prendre des mesures efficaces en la matière.
121. Le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a publié ses observations finales concernant le neuvième rapport sur la France (CEDAW/C/FRA/CO/9) en date du 14 novembre 2023. Tout en saluant des évolutions législatives intervenues en 2019 et 2020, ainsi que les dernières mesures gouvernementales prises en matière de violences faites aux femmes et de violence domestique, le Comité a déclaré être préoccupé par la persistance de stéréotypes discriminatoires, notamment à l’égard des femmes victimes d’agressions sexuelles. Il a en conséquence recommandé à la France les mesures suivantes (pp. 7-8 du rapport)[11] :
« (...) b) De mettre en place des services adéquats d’aide aux victimes, y compris un nombre suffisant de foyers correctement financés, dans lesquels les femmes et les jeunes filles victimes de violences fondées sur le genre peuvent bénéficier d’une assistance juridique, d’un accompagnement médical et psychologique et de services d’enseignement et de formation ;
c) De modifier le Code pénal de manière que la définition du viol soit fondée sur l’absence de consentement, couvre tout acte sexuel non consenti et tienne compte de toutes les circonstances coercitives, conformément aux normes internationales relatives aux droits humains ;
d) De modifier la clause « Roméo et Juliette » [qui autorise les relations sexuelles entre une personne adulte et une personne mineure pour autant que la différence d’âge n’excède pas cinq ans] de manière à interdire les relations sexuelles entre une personne adulte et une personne mineure n’ayant pas atteint l’âge du consentement. (...) »
2. Le Conseil de l’Europe
1. La Convention de Lanzarote
122. Les dispositions pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dite « Convention de Lanzarote ») adoptée par le Comité des Ministres le 12 juillet 2007 et entrée en vigueur le 1er juillet 2010, sont présentées dans les arrêts A et B c. Croatie, (no 7144/15, §§ 78-80, 20 juin 2019), X et autres c. Bulgarie (précité, §§ 127-131) et D.K c. Italie (no 14260/17, §§ 37-38, 1er mars 2023).
123. La Convention de Lanzarote est entrée en vigueur le 1er janvier 2011 à l’égard de la France. Elle formule notamment les exigences auxquelles doivent répondre les enquêtes et les procédures pénales engagées pour des faits d’abus sexuels sur des enfants. Selon son rapport explicatif sur les articles 28 et 30, il importe notamment que l’État partie s’assure de l’absence de lenteurs excessives affectant ces procédures afin de ne pas aggraver le traumatisme des victimes et que constituent une circonstance aggravante de l’infraction – à défaut d’en être l’un des éléments constitutifs – les cas dans lesquels elle a été commise « à l’encontre d’une victime particulièrement vulnérable comme, par exemple, (...) un enfant très jeune ou [se trouvant] sous l’influence de drogues ou de l’alcool ».
2. La Convention d’Istanbul
124. Le 7 avril 2011, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210 – « la Convention d’Istanbul »). Elle a été ratifiée par la France le 4 juillet 2014 et est entrée en vigueur le 1er novembre 2014. Les dispositions pertinentes de cette convention sont les suivantes :
Chapitre III – Prévention
Article 12 – Obligations générales
« (...) 3. Toutes les mesures prises conformément au présent chapitre tiennent compte et traitent des besoins spécifiques des personnes rendues vulnérables du fait de circonstances particulières, et placent les droits de l’homme de toutes les victimes en leur centre. (...) »
Chapitre IV – Protection et soutien
Article 18 – Obligations générales
« (...) 3. Les Parties veillent à ce que les mesures prises conformément à ce chapitre : (...)
– visent à éviter la victimisation secondaire ; (...)
– répondent aux besoins spécifiques des personnes vulnérables, y compris les enfants victimes, et leur soient accessibles. »
Article 36 – Violence sexuelle, y compris le viol
« 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement: »
a) la pénétration vaginale, anale ou orale non consentie, à caractère sexuel, du corps d’autrui avec toute partie du corps ou avec un objet ;
b) les autres actes à caractère sexuel non consentis sur autrui ;
(...)
2. Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes. (...) »
Article 46 – Circonstances aggravantes
« Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires afin que les circonstances suivantes, pour autant qu’elles ne relèvent pas déjà des éléments constitutifs de l’infraction, puissent, conformément aux dispositions pertinentes de leur droit interne, être prises en compte en tant que circonstances aggravantes lors de la détermination des peines relatives aux infractions établies conformément à la présente Convention : (...)
c) l’infraction a été commise à l’encontre d’une personne rendue vulnérable du fait de circonstances particulières ;
d) l’infraction a été commise à l’encontre ou en présence d’un enfant ; (...) »
125. Le rapport explicatif de la Convention d’Istanbul souligne que le troisième paragraphe de l’article 12 précité (paragraphe 124 ci-dessus) comporte les préconisations suivantes :
« (...) entreprendre une action positive pour veiller à ce que les mesures de prévention répondent spécifiquement aux besoins des personnes vulnérables. Les auteurs d’infractions ciblent souvent ces personnes en sachant que, du fait de leur situation, celles-ci sont moins capables de se défendre ou de chercher à poursuivre l’auteur et d’autres formes de réparation. Aux termes de cette convention, les personnes rendues vulnérables du fait de circonstances particulières incluent : (...) les personnes handicapées, y compris celles atteintes de déficience cognitive ou mentale, (...) les consommateurs de substances toxiques, (...) les enfants et les personnes âgées. »
126. En ce qui concerne l’article 36 précité (paragraphe 124 ci-dessus), ce même rapport comprend les développements suivants :
« 191. Dans le cadre de l’examen des éléments constitutifs des infractions, les Parties devraient prendre en compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En ce sens, les rédacteurs ont souhaité rappeler (...), sous réserve de l’interprétation qui peut en être faite, le jugement M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003 [en ses §§ 161 et 166] (...).
192. Les poursuites engagées en cas de commission de [l’]infraction [de violence sexuelle y compris le viol] exigent une évaluation contextuelle des preuves afin de déterminer, au cas par cas, si la victime a consenti à l’acte sexuel accompli. Une telle évaluation doit tenir compte de toute la série de réactions comportementales à la violence sexuelle et au viol que la victime peut adopter et ne doit pas se fonder sur des hypothèses relatives au comportement typique en pareil cas. Il convient également de veiller à ce que les interprétations de la législation relative au viol et les poursuites engagées dans les affaires de viol ne soient pas inspirées par des stéréotypes et des mythes sexistes visant respectivement les sexualités masculine et féminine.
193. Dans la mise en œuvre de cette disposition, les parties à la convention sont tenues d’adopter une législation pénale intégrant la notion d’absence de libre consentement aux différents actes sexuels répertoriés dans les alinéas a à c. Les rédacteurs ont cependant laissé le soin aux Parties de décider de la formulation exacte de la législation et des facteurs considérés comme exclusifs d’un consentement libre. Le paragraphe 2 précise seulement que le consentement doit être donné volontairement, comme résultat de la libre volonté de la personne, évaluée dans le contexte des circonstances pertinentes. »
127. Le rapport explicatif indique également, s’agissant de l’article 46 précité alinéa d) (paragraphe 124 in fine ci-dessus), que « les rédacteurs ont voulu insister sur le caractère particulièrement vil des infractions établies par cette convention lorsque la victime est un enfant ».
128. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), chargé de veiller à la mise en œuvre, par les Parties, de la Convention d’Istanbul, a publié son premier rapport d’évaluation de référence sur la France le 19 novembre 2019. Tout en saluant les importantes évolutions de la législation française intervenues depuis 1980 en matière de lutte contre les violences sexuelles (§ 190 du rapport), il note que le législateur n’est pas revenu sur la définition des agressions sexuelles et du viol comme étant des actes uniquement commis par le recours à la violence, à la contrainte, à la menace ou à la surprise (§ 191 du rapport). Les passages pertinents du rapport sont les suivants :
« 192. (...) S’il est vrai que « les rédacteurs [de l’article 36 de la convention] ont [...] laissé le soin aux Parties de décider de la formulation exacte de la législation et des facteurs considérés comme exclusifs d’un consentement libre », le libellé retenu par le législateur français met l’accent sur les éléments probatoires permettant de constater l’absence de consentement au détriment de la centralité de l’absence du consentement. En s’alignant sur les préconisations de la convention, une définition des violences sexuelles axée sur l’absence d’un consentement libre permettrait, de l’avis du GREVIO, de pallier les insuffisances qui émergent de la situation actuelle : d’un côté, une forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs que sont la violence, la contrainte, la menace et la surprise ; d’un autre côté, l’incapacité desdits éléments probatoires à englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération. Une telle définition permettrait surtout d’opérer le changement de paradigme nécessaire pour reconnaître la centralité qui revient à la volonté de la victime, et permettrait à la France de se ranger du côté de ces pays qui ont déjà franchi ce pas important. La position du GREVIO en la matière est constante, conforme sur ce point à la jurisprudence d’autres organismes internationaux de protection des droits humains tels que le Comité de la CEDEF. Il convient donc que les autorités lancent une réflexion approfondie sur la question, en veillant à prendre en compte les préoccupations qui font actuellement obstacle à l’ouverture d’un tel débat, s’agissant, d’une part, de la crainte invoquée par certains de faire peser encore plus la charge de la preuve sur la victime et, d’autre part, de l’exigence de maintenir ferme la présomption d’innocence.
(...)
196. Le GREVIO exhorte les autorités françaises à réexaminer leur législation et leurs pratiques judiciaires, en particulier la pratique de la correctionnalisation, en matière de violences sexuelles, y compris celles commises sur les victimes mineures, afin :
a. de fonder la définition des violences sexuelles sur l’absence de libre consentement de la victime, en conformité avec l’article 36, paragraphe 1, de la Convention d’Istanbul ; et
b. d’assurer une réponse judiciaire efficace aux violences sexuelles, qui soit centrée sur le respect des droits humains des victimes, et sur une prise en charge et un accompagnement approprié des victimes. »
129. Les passages pertinents du quatrième rapport général sur les activités du GREVIO couvrant la période de janvier à décembre 2022 et publié le 21 septembre 2023, s’agissant de l’article 36 précité (paragraphe 124 ci‑dessus, pp. 29-31 du rapport), sont les suivants :
« L’élément juridique central de la définition de la violence sexuelle, telle qu’énoncée à l’article 36 de la convention, est l’absence de consentement donné volontairement et résultant de la volonté libre de la personne. En effet, cette disposition reconnaît le risque de laisser impunis certains types de viols et de violences sexuelles si l’on exige que ces infractions pénales reposent sur la force, la menace ou la contrainte, plutôt que sur l’absence de consentement. L’article 36 de la convention s’appuie sur ce point sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui juge cette approche rigide et de nature à compromettre la protection effective de l’autonomie sexuelle de l’individu. Pour cette raison, l’article 36 énonce l’obligation d’ériger en infraction pénale toutes les formes d’actes à caractère sexuel non consentis, y compris le viol. Cette définition ne requiert donc pas l’usage de la force ou de la menace par l’auteur de l’infraction ni la preuve d’une résistance physique ou verbale de la victime. L’accent placé par la Convention d’Istanbul sur le « consentement » est encore renforcé au paragraphe 2 de l’article 36, qui exige que les poursuites engagées en cas d’infraction à caractère sexuel se fondent sur une évaluation contextuelle des preuves afin de déterminer, au cas par cas, si la victime a, ou n’a pas, librement consenti à l’acte sexuel. (...)
Quoi qu’il en soit, ces dernières années ont été marquées par une succession d’évolutions positives dans de nombreux États parties à la convention, qui ont entraîné des améliorations pour les victimes de violences sexuelles. De nombreux États adoptent maintenant des définitions du viol fondées sur l’absence de consentement, améliorent les enquêtes, les poursuites, le droit procédural et les mesures de protection et mettent en place des centres d’aide d’urgence pour les victimes de viols et de violences sexuelles offrant des services de soutien spécialisés. (...) »
130. Le rapport identifie à ce jour quatre approches différentes de l’incrimination de la violence sexuelle, y compris du viol, au sein des États parties à la Convention d’Istanbul (p. 32) :
« L’une d’entre elles exige le recours à la force, à la contrainte ou à l’exploitation d’une vulnérabilité. On observe également une approche à deux niveaux, qui exige d’une part le recours à la force, à la menace ou à la contrainte, mais qui reconnaît aussi une autre infraction entièrement fondée sur l’absence de consentement. Une troisième approche, également connue sous le nom de modèle « non, c’est non ! », n’exige pas le recours à la force, à la menace ou à la contrainte, mais demande de prouver que l’acte sexuel a été commis contre la volonté de la personne. Dans la quatrième approche, décrite informellement sous le nom de « seul oui veut dire oui », mais aussi connue sous le nom de modèle du « consentement affirmatif », la participation volontaire des deux ou de toutes les parties est requise pour qu’un acte sexuel ne soit pas incriminé. »
131. Le rapport évoque la situation de la France qu’il range parmi « les États parties qui ont adopté une approche fondée sur la force » dans les termes suivants (pp. 33-34) :
« Un nombre considérable de Parties, notamment l’Albanie, l’Andorre, la Bosnie-et-Herzégovine, l’Estonie, la France, la Géorgie, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, la Roumanie, Saint-Marin, la Serbie et la Suisse, continuent d’exiger parmi les éléments constitutifs de l’infraction de violence sexuelle le recours à la violence, à la contrainte, à la menace, à l’intimidation ou encore un état ou une situation rendant la victime incapable de résister. Le GREVIO s’est néanmoins félicité des réformes législatives qui étaient à l’examen aux Pays-Bas, en Norvège, en Serbie et en Suisse lorsqu’il a procédé à son évaluation dans chacun de ces pays.
La majorité des définitions fondées sur la force font référence à l’utilisation de la violence ou de la menace de violence (comme en France, en Italie et aux Pays-Bas) ou au fait d’aller à l’encontre de la volonté de la personne en utilisant la force (comme en Estonie) ou la contrainte (Roumanie). Cela étant, il convient de noter que dans toutes les juridictions, y compris dans celles où la définition légale de la violence est fondée sur la force, les situations qui invalident le consentement sont également reconnues dans le droit pénal ou prises en compte par la jurisprudence. Certaines formes d’invalidation du consentement font référence à l’état d’impuissance de la victime, dont on aurait « profité » ou « abusé de la vulnérabilité ». Cet état d’impuissance est lié dans la plupart des cas à une forme d’inconscience due à l’alcool, aux drogues ou à la situation particulière de la victime (maladie ou handicap mental, détention sous une forme ou une autre). L’Italie décrit l’acte consistant à « profiter » comme le fait « d’abuser de la situation d’infériorité physique ou mentale de la personne lésée ». En France, outre le recours à la force, il est également fait référence à la pénétration obtenue par « la contrainte et la surprise », et il appartient au juge d’en déterminer le sens au cas par cas. Par conséquent, les références à l’incapacité des victimes à donner leur consentement sont présentes dans toutes les définitions, qu’elles soient basées sur la force ou sur le consentement, leur épargnant ainsi de devoir démontrer qu’elles ont résisté. Toutefois, les experts nationaux ont indiqué que les tribunaux n’interprétaient pas la question de l’absence de consentement de manière cohérente et que le niveau de preuve exigé restait élevé, ce qui entraînait souvent une victimisation secondaire. »
3. Les Recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
132. Par la Recommandation CM/Rec(2002)5 du 30 avril 2002 sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres a invité les États membres à adopter et mettre en œuvre une série de mesures destinées à lutter contre la violence exercée à l’égard des femmes. Aux termes du paragraphe 35 de l’annexe à la Recommandation, il est précisé que les États membres devraient notamment :
« . incriminer tout acte de caractère sexuel commis sur une personne non consentante, même si elle ne montre pas de signes de résistance ;
. incriminer tout acte de pénétration sexuelle, quelle qu’en soit la nature et quels que soient les moyens utilisés, commis sur une personne non consentante ;
. incriminer tout abus d’un état de vulnérabilité particulière, du fait d’une grossesse, d’une incapacité à se défendre, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou mentale ou d’un état de dépendance ;
. incriminer tout abus d’autorité de la part de l’auteur, et en particulier lorsqu’il s’agit d’un adulte abusant de sa position vis-à-vis d’un enfant. »
133. La Recommandation CM/Rec(2019)1 aux États membres sur la prévention et la lutte contre le sexisme, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 27 mars 2019, note que le sexisme et les stéréotypes de genre dans les systèmes de justice civile, administrative et pénale et de maintien de l’ordre constituent des obstacles au bon fonctionnement de la justice. Cela peut amener les personnes prenant des décisions à statuer de façon mal informée ou discriminatoire sur la base de préjugés plutôt qu’en se fondant sur des faits pertinents.
134. Le 15 mars 2023 a été adoptée la Recommandation CM/Rec(2023)2 sur les droits, les services d’aide et le soutien des victimes de la criminalité, mettant à jour et remplaçant la Recommandation Rec(2006)8 du Comité des Ministres aux États membres sur l’assistance aux victimes d’infractions. Les dispositions pertinentes de la Recommandation sont les suivantes :
Article 2 – Principes
« (...) Les États membres devraient veiller à ce que, lorsqu’il s’agit d’appliquer la présente recommandation et que la victime est un enfant, l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale. Une telle approche axée spécifiquement sur l’enfant, tenant dûment compte de son âge, de son handicap, de sa maturité, de son opinion, de ses besoins et de ses préoccupations, devrait être évaluée sur une base individuelle. (...) »
Article 15 – Droit à une protection
« 1. Les États membres sont encouragés à s’assurer que des mesures sont mises en place pour protéger, dans la mesure du possible, la victime et les membres de sa famille d’une victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles, et d’atteintes contre sa vie privée et sa dignité. »
3. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE (« UE »)
135. La Cour renvoie aux développements des arrêts M.G.C. c. Roumanie (no 61495/11, § 43, 15 mars 2016), X et autres c. Bulgarie (précité, §§ 135‑136), et R.B. c. Estonie (no 22597/16, § 47, 22 septembre 2021) concernant la Directive 2011/93/EU du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants. Le 6 février 2024, le Parlement européen et le Conseil de l’UE sont parvenus à un accord sur la proposition de la Commission européenne de nouvelle directive visant à réformer la directive 2011/93/EU précitée et à actualiser les règles de droit pénal relatives aux abus sexuels commis contre des enfants.
136. La Cour renvoie également aux arrêts J.L. c. Italie (no 5671/16, § 69, 27 mai 2021) et X c. Grèce (précité, § 23) concernant la directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil adoptée le 25 octobre 2012 qui établit des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité. La directive rappelle notamment que les femmes victimes de violence fondée sur le genre requièrent souvent un soutien et une protection spécifiques en raison du risque élevé de victimisation secondaire. Elle a été transposée en droit français par la loi no 2015-993 du 17 août 2015.
137. La Cour se réfère par ailleurs à l’arrêt X c. Grèce (précité, §§ 24-26) s’agissant des résultats de l’enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE) sur la violence à l’égard des femmes, publiée dans un rapport en 2015 et fondée sur des entretiens réalisés avec 42 000 femmes issues des États membres.
138. Le rapport révèle en particulier l’ampleur et le faible signalement des mauvais traitements subis pendant l’enfance. Par exemple, depuis l’âge de 15 ans, une femme sur dix déclare avoir subi une forme de violence sexuelle et une femme sur vingt déclare avoir été violée. Un peu plus d’une femme sur cinq dénonce avoir subi une forme de violence physique et/ou sexuelle perpétrée par une ou un partenaire actuel ou ancien et un peu plus d’une femme sur dix indique avoir subi, avant l’âge de 15 ans, une forme de violence sexuelle perpétrée par un adulte. Pourtant, seulement 14 % des femmes signalent à la police un fait de violence grave commis par un ou une partenaire intime et 13 % un fait de violence grave commis par une autre personne.
139. Le 1er juin 2023, l’Union européenne a adhéré à la Convention d’Istanbul[12].
140. Dans ce contexte, le 6 février 2024, le Parlement européen et le Conseil de l’UE sont parvenus à un accord politique concernant la proposition de la Commission européenne datant du 8 mars 2022 d’une directive portant sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Ce texte préconise une définition commune du viol contenant une référence à l’exigence du consentement positif. L’article 5 § 2 définissait un acte non consenti comme « un acte accompli sans que la femme ait donné son consentement volontairement ou dans une situation où la femme n’est pas en mesure de se forger une volonté libre en raison de son état physique ou mental, par exemple parce qu’elle est inconsciente, ivre, endormie, malade, blessée physiquement ou handicapée, et où cette incapacité à se forger une volonté libre est exploitée ».
141. La directive (UE) 2024/1385 adoptée le 14 mai 2024 ne contient pas de définition commune du viol[13].
4. LE DROIT COMPARE
142. Afin d’actualiser les constatations de l’arrêt M.C. c. Bulgarie (précité, § 88-100) concernant les critères en vertu desquels les différents systèmes juridiques européens incriminent le viol et l’agression sexuelle, il convient de se référer aux rapports élaborés au sein du Conseil de l’Europe (GREVIO) et de l’UE évoqués ci-dessous (paragraphes 144-147), ainsi qu’à certains rapports nationaux présentant des études de droit comparé en la matière (voir, en particulier, le rapport d’information no 193 de la Délégation aux droits des femmes du Sénat du 6 décembre 2024[14] et le rapport d’information no 792 de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale du 21 janvier 2025 précité paragraphe 113 ci-dessus, qui reproduit in extenso des exemples pertinents des législations nationales, pp. 143-147).
143. Il en résulte que dans de nombreux États parties à la Convention et une majorité des États membres de l’UE (Autriche, Belgique, Croatie, Chypre, Danemark, Finlande, Allemagne, Grèce, Irlande, Luxembourg, Malte, Portugal, Slovénie, Espagne, Suède) ainsi qu’au Royaume-Uni et en Suisse (dont l’article 190 du code pénal fait référence à l’état de sidération de la victime), les législations sur le viol intègrent expressément la notion du défaut de consentement libre à l’acte sexuel dans la qualification du viol en dehors de toute référence à un moyen de coercition exercé à l’encontre de la victime, ce critère pouvant subsister par ailleurs.
1. Les États parties à la Convention d’Istanbul
144. Selon le quatrième rapport général sur les activités du GREVIO du 21 septembre 2023 (précité, paragraphe 129 ci-dessus, p. 31), parmi les trente-sept États parties à la Convention d’Istanbul, l’incrimination de la violence sexuelle, y compris du viol, « se caractérise par de nombreuses différences dans les définitions, les champs d’application de la protection, les comportements incriminés, les sanctions appliquées et les circonstances aggravantes et atténuantes ».
145. Se référant aux quatre approches identifiées parmi les législations nationales (paragraphe 130 ci-dessus), le rapport relève qu’un nombre important de Parties à la Convention d’Istanbul suivent le modèle basé sur la première approche en continuant « d’exiger parmi les éléments constitutifs de l’infraction de violence sexuelle le recours à la violence, à la contrainte, à la menace, à l’intimidation ou encore un état ou une situation rendant la victime incapable de résister » (Albanie, Andorre, Bosnie et Herzégovine, Estonie, France, Géorgie, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Saint-Marin, Serbie et Suisse[15]). Un deuxième groupe d’États (Autriche, Géorgie, Norvège et Serbie) « ont plutôt des niveaux d’infractions sexuelles formés de différents éléments constitutifs ». L’Autriche et l’Allemagne sont cités comme ayant adopté la troisième approche (dite « non, c’est non ! ») qui présume le consentement, à moins qu’il ne soit retiré – explicitement ou implicitement – par la victime, tandis que la Belgique, l’Islande, Malte, la Slovénie ou encore la Suède ont fait le choix de la quatrième approche (dite « seul oui veut dire oui »), qui exige que le consentement à un acte sexuel soit librement donné et affirmatif.
2. Les États membres de l’UE
146. Le Service de recherche du Parlement européen (EPRS) a publié en janvier 2024 un rapport comparatif des définitions du viol dans la législation des États membres de l’UE[16]. Le rapport recense de manière préliminaire les « arguments en faveur d’un changement de paradigme » dans le traitement des violences sexuelles et du viol autour de la notion de consentement (pp. 1‑2). Il mentionne le fait que l’approche traditionnelle des législations européennes qui consiste à fonder la définition du viol sur la violence et la menace envers la victime ne permet pas la condamnation de nombreux agresseurs dès lors que ces derniers profitent de la réaction la plus répandue des victimes de viol, à savoir la sidération ou la paralysie (“frozen fright”, “tonic immobility”) – plutôt que la résistance physique active – pour imposer un acte sexuel non-consenti.
147. Selon le rapport (pp. 7-8 et 24-30), onze pays de l’UE n’avaient pas pris à cette date de mesure pour inclure la notion de consentement dans leur définition pénale du viol, parmi lesquels cinq États parties à la Convention d’Istanbul (l’Estonie, la France, l’Italie, la Pologne et la Roumanie) et six États n’ayant pas ratifié la Convention d’Istanbul (la Bulgarie, la République tchèque, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovaquie). Le rapport relève également que quatre pays de l’UE avaient inclus la notion de consentement en tant qu’élément constitutif du crime de viol antérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention d’Istanbul en 2014, et que ces pays avaient réformé leur législation pour rendre la notion de consentement plus explicite (Chypre, Belgique, Luxembourg) ou étaient en train de le faire (Irlande). Onze autres pays de l’UE ayant ratifié la Convention d’Istanbul avaient modifié leur législation depuis 2014 afin de la mettre en conformité avec les dispositions pertinentes de la Convention précitée, plus particulièrement concernant le viol (Allemagne, Autriche, Croatie, Danemark, Espagne, Finlande, Grèce, Malte, Portugal, Slovénie et Suède). Le rapport conclut que « dans 15 États membres, l’absence de consentement est un élément constitutif du crime de viol (...), tandis que les Pays-Bas procèdent à une réforme législative ».
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
148. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 8 ET 14 DE LA CONVENTION
149. Les requérantes se plaignent du fait que le droit et la pratique français n’assurent pas une protection effective contre le viol et que leur qualité de mineures et leur situation de vulnérabilité au moment des faits n’ont pas été prises en considération de manière adéquate. Les première et troisième requérantes (Mmes L. et M.L.) soutiennent en outre que les autorités n’ont pas promptement satisfait à leur obligation d’enquêter et de sanctionner les auteurs des infractions qu’elles ont dénoncées. La première requérante soutient enfin qu’elle a été exposée à une victimisation secondaire et à un traitement discriminatoire au cours de la procédure pénale. Elles invoquent les articles 3, 8 et (s’agissant de la première requérante) 14 de la Convention combiné avec les articles 3 et 8, aux termes desquels :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe (...). »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes au regard de la célérité de la procédure pénale
150. Le Gouvernement fait valoir que les première et troisième requérantes, L. et M.L., n’ont pas sollicité d’indemnisation au titre du défaut de célérité de la procédure pénale qu’elles dénoncent devant la Cour, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (COJ) pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, bien que ce recours ait été jugé effectif par la Cour.
151. Si la première requérante admet qu’il existe en principe un recours interne effectif à épuiser sur le fondement de l’article L. 141-1 précité, elle soutient que ce n’est pas le cas en l’espèce tant qu’il n’a pas été définitivement statué sur l’action publique. La troisième requérante ne se prononce pas sur ce point.
152. Toutefois, la Cour rappelle que l’exigence de célérité dans la conduite de la procédure interne portant sur une plainte de viol est, au sens des articles 3 et 8 de la Convention, l’une des conditions du respect par l’État défendeur de son obligation positive de mener une enquête effective afin de poursuivre et, le cas échéant, de sanctionner les auteurs présumés de tels faits (paragraphe 199 ci-dessous).
153. À cet égard, la Cour constate que la première requérante a expressément soulevé ce grief sous l’angle des articles 3 et 8 tandis que la troisième requérante le soulève en substance dans le cadre de son grief relatif à la violation par les juridictions internes des obligations positives leur incombant au sens des articles 3 et 8 précités, qui, comme cela vient d’être rappelé, comportent un volet procédural. En outre, la Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer qu’une procédure civile en indemnisation n’était pas de nature à remédier à un grief tiré de l’ineffectivité de la procédure sous l’angle de l’article 3 de la Convention, qui met en cause l’existence de mécanismes pénaux efficaces assurant une protection adéquate contre les atteintes graves à l’intégrité physique d’une personne (mutatis mutandis, Vučković c. Croatie, no 15798/20, § 41, 12 décembre 2023 et les références citées).
154. Il s’ensuit que l’objection du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes s’agissant des griefs soulevés par les requérantes L. et M.L. (nos 46949/21 et 39759/22) relatifs à l’absence de diligence et de célérité des autorités internes dans la conduite des procédures pénales en méconnaissance des obligations positives de l’État défendeur tirées des articles 3 et 8 de la Convention doit être rejetée.
2. Sur les autres exceptions tirées du non-épuisement des voies de recours internes
155. Le Gouvernement soulève d’autres exceptions de non-épuisement des voies de recours internes pour chacune des trois requêtes. Il conviendra de les examiner successivement.
a) Requête L. c. France, no 46949/21
156. Le Gouvernement reconnait l’épuisement des voies de recours internes s’agissant du volet matériel des griefs de la requérante tirés des articles 3, 8 et 14 de la Convention dès lors que l’arrêt de la Cour de cassation en date du 17 mars 2021 a eu pour effet d’écarter définitivement la qualification de viol en l’espèce (paragraphe 35 ci-dessus). Toutefois, s’agissant du volet procédural des mêmes griefs, s’il ne maintient pas leur caractère prématuré initialement soulevé dans ses premières écritures dès lors que l’information pénale est désormais clôturée, le Gouvernement invoque le non‑épuisement des voies de recours internes en raison, d’une part, de l’absence de moyen tiré de l’effectivité de la procédure soulevé par la requérante devant la Cour de cassation et, d’autre part, de l’existence d’une nouvelle procédure pénale en cours sur les faits dénoncés à la suite de la plainte avec constitution de partie civile déposée par la requérante le 14 octobre 2021 ainsi que, dans ce cadre, de la possibilité, pour cette dernière, de faire valoir ses droits en tant que partie civile devant le tribunal correctionnel saisi de faits d’atteintes sexuelles à l’encontre de trois mis en examen (paragraphes 40-41 ci-dessus).
157. La requérante rétorque que la procédure pénale faisant l’objet de sa requête devant la Cour est terminée et qu’elle a dûment épuisé les voies de recours internes en invoquant, au moins en substance et conformément à la jurisprudence de la Cour, ses griefs tirés de l’insuffisance de la législation pénale relative au viol et de l’enquête pour aboutir à la sanction des faits dénoncés.
158. En premier lieu, la Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’épuisement des voies de recours internes et à la répartition de la charge de la preuve en la matière qui ont été notamment rappelés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014, voir également, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 72, série A no 39, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144‑146, CEDH 2010, et Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 148, 16 février 2021). La Cour a fréquemment souligné que la règle de l’épuisement des recours internes doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, et qu’en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 87, 9 juillet 2015).
159. La Cour rappelle également qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 90, 19 décembre 2018), ce qui est le cas en l’espèce. De plus, elle relève, ce que le Gouvernement ne conteste pas, que les griefs de la requérante tirés des articles 3, 8 et 14 de la Convention portent, sous les angles matériel et procédural, sur la procédure pénale qui s’est achevée avec les décisions de la Cour de cassation des 17 mars 2021 et 18 mai 2022 (paragraphes 35 et 39 ci-dessus). Elle note à cet égard que la Cour de cassation a écarté les moyens des pourvois de la requérante fondés sur la violation des articles précités de la Convention et confirmé le raisonnement de la cour d’appel en ce qui concerne le prononcé d’un non‑lieu pour les faits de viol (paragraphes 32 et 35 ci-dessus).
160. S’agissant de la première branche de l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement (paragraphe 156 ci-dessus), la Cour rappelle que lorsqu’un requérant se plaint sous l’angle du volet procédural de l’article 2 ou 3 de la Convention d’un défaut d’enquête pénale effective, il suffit, pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1, même en ce qui concerne les arguments qu’il n’a pas explicitement développés devant les juridictions internes, qu’il ait contesté devant la juridiction nationale compétente l’effectivité de l’enquête en question et qu’il ait, par une description détaillée du déroulement et de la durée des investigations et de la procédure judiciaire subséquente, mentionné toutes les informations factuelles pertinentes pour permettre à cette juridiction d’apprécier l’effectivité de l’enquête (Hanan, précité, § 149). Or, la Cour relève qu’en l’espèce, la requérante a sollicité des actes d’instruction complémentaires à différents stades de la procédure et que ses mémoires faisaient état des lacunes alléguées de la procédure pour parvenir à la sanction des faits de viol dénoncés (paragraphes 24, 27, 29, 32 et 38 ci-dessus).
161. Dans ces conditions, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes s’agissant du grief tiré du défaut d’effectivité de l’enquête pénale qui a été soulevé, en substance, devant les juridictions internes.
162. S’agissant ensuite de la seconde branche de l’exception de non‑épuisement soulevée par le Gouvernement (paragraphe 156 ci-dessus), la Cour constate que les personnes mises en cause ont été renvoyées en jugement pour les faits dénoncés par la requérante sous la qualification d’atteintes sexuelles, jugés en première instance par le tribunal correctionnel, qui a condamné deux des trois mis en examen le 27 novembre 2024 (paragraphe 40 ci-dessus), et que l’issue qui sera donnée à la seconde plainte de la requérante dont l’examen est pendant devant un juge d’instruction n’est pas connue à ce jour. La Cour considère que la question de savoir si ces procédures sont susceptibles de remédier aux violations invoquées devant la Cour est étroitement liée à l’examen des faits de l’espèce et à l’appréciation de la mise en œuvre du cadre juridique applicable par les autorités internes au cours et à l’issue de la première procédure d’instruction qui s’est achevée par l’arrêt de la Cour de cassation du 18 mai 2022. Cette branche de l’exception du Gouvernement doit donc être jointe à l’examen du bien-fondé du grief de la requérante tiré des articles 3, 8 et 14 de la Convention.
b) Requête H.B. c. France, no 24989/22
163. Le Gouvernement fait valoir que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes dès lors que son père a formé seul le pourvoi en cassation en son nom propre et non en représentation de sa fille, mineure à cette date. Il cite au soutien de l’exception les dispositions de l’article 388‑1‑1 du code civil qui prévoient que l’administrateur légal représente le mineur sauf lorsque la loi autorise le mineur à agir seul, ce qui serait le cas devant la Cour de cassation, devant laquelle un moyen présenté dans l’intérêt du mineur est irrecevable faute pour lui de s’être pourvu ou d’y être représenté (Cass. civ. 2e, 11 janvier 2001, 00-50.006). En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir qu’à aucun moment de la procédure et y compris devant la Cour de cassation, la requérante n’a soulevé au moins en substance la violation des articles 3 et 8 de la Convention.
164. La requérante soutient qu’en vertu des dispositions de l’article 382 du code civil, selon lesquelles les parents titulaires de l’autorité parentale sont les administrateurs légaux de leur enfant mineur, son père l’a valablement représentée devant la Cour de cassation, outre le dépôt par leur avocat aux conseils d’un mémoire au nom de ses parents et d’elle-même. Se référant à ses écritures produites devant les juridictions internes, elle considère qu’elle a valablement épuisé les voies de recours en invoquant en substance le grief qu’elle a présenté dans sa requête, dont l’intérêt pour la protection des droits fondamentaux justifierait une interprétation sans formalisme excessif de l’article 35 § 1 de la Convention.
165. La Cour renvoie aux principes généraux susmentionnés (paragraphe 158 ci-dessus) et rappelle que si la requérante doit avoir épuisé les voies de recours effectives, en respectant les règles de procédure interne applicables (Vučković et autres c. Serbie, précité, §§ 72 et 80), l’appréciation de cette exigence par la Cour tient compte des circonstances particulières de l’espèce. La Cour a jugé également le recours disponible comme ayant été exercé au sens de l’article 35 § 1 de la Convention quand le requérant a soulevé suffisamment en substance le grief relatif à une atteinte alléguée à des droits découlant de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], 2020, §§ 53, 56-57, et les références citées) ou encore lorsque les formes requises en droit interne n’ont pas été observées, si la substance du recours a néanmoins été examinée par l’autorité compétente (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 52, 24 juillet 2008).
166. En l’espèce, la Cour relève que tout au long de la procédure interne, la requérante mineure représentée par ses parents a contesté en qualité de partie civile l’appréciation selon elle trop limitée de l’incrimination du viol par les autorités nationales au regard des faits qu’elle avait dénoncés. S’il est exact que seul le père de H.B. a formé un pourvoi en cassation, les moyens présentés l’ont été dans un mémoire citant également la requérante et invoquant en substance le même grief que celui soulevé devant la cour d’appel et dont la requérante était la victime directe (paragraphes 54 et 57 ci‑dessus). L’avis de l’avocat général près la Cour de cassation, qui a donné lieu à de longs développements, avait ainsi pour objet principal de savoir si l’arrêt de la cour d’appel devait être cassé par la chambre criminelle compte tenu de la teneur de ce grief, qui remettait en cause le consentement suffisamment éclairé de la requérante pour se prêter à un rapport sexuel compte tenu de son âge et de sa vulnérabilité (paragraphe 59 ci-dessus). Dès lors, s’il est vrai que la requérante n’a pas formé de pourvoi en cassation à titre personnel et n’était pas représentée par son père devant la Cour de cassation, il n’en demeure pas moins qu’au vu des circonstances particulières de l’espèce et sauf à faire montre d’un formalisme excessif le père de H.B. doit être regardé comme ayant agi d’un commun accord avec sa fille alors âgée de 16 ans, et dans l’intérêt de celle-ci, en sa qualité de parent (mutatis mutandis, concernant des époux, Schmidt c. France, no 35109/02, § 53, 26 juillet 2007). Par ailleurs, il ressort des écritures déposées devant les juges internes que la requérante a bien invoqué en substance, à tous les degrés juridictionnels, le grief qu’elle a présenté par la suite dans sa requête devant la Cour.
167. Dans ces conditions, la Cour considère que l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes par la requérante mineure soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
c) Requête M.L. c. France, no 39759/22
168. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que la requérante a invoqué devant les juridictions internes la Convention d’Istanbul et non les articles 3 et 8 de la Convention.
169. La requérante rétorque que son grief a été soulevé au moins en substance devant les juridictions internes puisqu’elle a contesté devant elles la manière dont son consentement avait été apprécié, sans égard pour « les circonstances environnantes » et son état de sidération allégué au moment des faits. Ce faisant, elle estime avoir mis les autorités nationales à même de remédier aux manquements qu’elle dénonçait.
170. La Cour constate qu’en contestant tout au long de la procédure d’instruction les termes de la loi et de son interprétation relatives à l’incrimination du viol et en critiquant les juridictions internes pour ne pas avoir suffisamment tenu compte de l’exigence d’un consentement librement donné au sens des dispositions de la Convention d’Istanbul (paragraphes 84 et 86 ci-dessus), la requérante a porté le débat devant les juridictions internes sur une question indissociable de celle de savoir si l’enquête était suffisamment effective pour la protéger en tant que victime mineure des actes sexuels dénoncés.
171. La Cour considère que ce faisant, la requérante a invoqué en substance les griefs qu’elle présente devant elle et donné aux autorités compétentes la possibilité de redresser les manquements allégués. Elle en conclut que l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
3. Conclusion sur la recevabilité des requêtes
172. Constatant que les griefs des requérantes tirés des articles 3 et 8 de la Convention et, s’agissant de la première requérante L. (no 46949/21), de ces articles combinés avec l’article 14 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérantes
1. Requête L. c. France no 46949/21
173. La requérante, aujourd’hui âgée de 30 ans, soutient que la loi française et la jurisprudence de la Cour de cassation sont inadéquates pour punir effectivement le viol et protéger en particulier les mineurs de moins de quinze ans contre les viols en raison du sens donné aux critères de violence, contrainte, menace ou surprise. Elle critique également l’existence du délit d’atteinte sexuelle qui permettrait selon elle la correctionnalisation de faits criminels et protègerait leurs auteurs. Elle dénonce l’absence d’évaluation objective par les juges du caractère libre de son consentement au regard de son âge et de sa vulnérabilité en l’absence de prise en considération des connaissances acquises sur la psychologie des victimes qui se soumettent en apparence volontairement à un agresseur qu’elles admirent et en qui elles ont confiance au point d’être dans un premier temps elles-mêmes persuadées d’être réellement consentantes.
174. Selon la requérante, la motivation de la chambre de l’instruction s’est ainsi concentrée sur la description de son comportement en tant que victime (notamment le fait qu’elle fournisse des préservatifs, qu’elle soit « active » lors de fellations) pour caractériser l’existence d’une apparence de consentement disculpant les mis en cause. L’intervention d’une réforme en 2021 et la nouvelle incrimination du viol d’un majeur sur un mineur de quinze ans (article 222-23-1 du CP, paragraphe 100 ci-dessus) est, pour la requérante, la démonstration de l’incapacité du droit pénal antérieur à protéger toutes les jeunes victimes d’abus sexuels.
175. Par ailleurs, elle soutient qu’elle n’a pas bénéficié d’une enquête effective. Elle dénonce à cet égard une procédure dépourvue de la célérité requise, une instruction lacunaire en ce qui concerne les faits et les personnes mises en cause malgré les demandes de ses avocats, une prise en charge inadéquate lors de l’enquête et de l’instruction au regard de son profil psychologique et une évaluation contextuelle non sincère lors de l’expertise psychiatrique du docteur B. Elle considère que les lacunes de l’enquête et de l’instruction l’ont soumise à une victimisation secondaire, certaines des questions posées par les policiers étant indignes, humiliantes et dégradantes, et l’expert psychiatre, connu selon elle pour ses « opinions misogynes », n’ayant pas tenu compte de ses besoins spécifiques au cours de nombreux rendez-vous. Elle dénonce enfin une évaluation psychiatrique et une motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 novembre 2020 de nature « sexiste », révélant une appréciation discriminatoire de son comportement en raison de son genre.
2. Requête H.B. c. France no 24989/22
176. La requérante, aujourd’hui âgée de 19 ans, se plaint du rejet de la qualification de viol par les juridictions internes et soutient que l’État défendeur avait l’obligation de punir les auteurs de tels faits commis à son encontre alors qu’elle était mineure. Elle fait valoir que les autorités nationales n’ont pas tiré les conséquences de ses déclarations constantes, selon lesquelles elle n’aurait pas consenti aux relations sexuelles non contestées par les prévenus si elle n’avait pas été très alcoolisée, et que la cour d’appel n’a pas suffisamment recherché si ces derniers avaient conscience de son jeune âge malgré les circonstances de l’espèce.
3. Requête M.L. c. France no 39759/22
177. La requérante, aujourd’hui âgée 33 ans, se plaint, en invoquant la jurisprudence de la Cour (M.C. c. Bulgarie et J.L. c. Italie, arrêts tous deux précités) que l’État défendeur n’a pas satisfait à son obligation positive de la protéger dans son intégrité physique, psychique et morale faute d’avoir diligenté une enquête effective, qui permette de sanctionner l’auteur des faits de viols dénoncés. Elle déplore en particulier que ce dernier n’ait pas fait l’objet d’une décision de renvoi pour être jugé par un tribunal bien qu’il ait selon elle reconnu des faits de viols lors de son audition de garde à vue. Elle estime que les juridictions internes ont appliqué de manière inadéquate l’exigence de la preuve du recours de l’auteur à la force ou à la contrainte pour caractériser l’absence de consentement, sans prendre en considération ni la vulnérabilité découlant de sa minorité au moment des faits ni les « circonstances environnantes » des actes dénoncés au sens de l’article 36 de la Convention d’Istanbul (paragraphe 124 ci-dessus), à savoir, en ce qui la concerne, un état de sidération qui l’aurait empêchée de réagir face aux actes de pénétration subis alors qu’elle les avait refusés.
b) Le Gouvernement
1. Argumentation commune aux trois requêtes
178. Le Gouvernement soutient que le cadre juridique et son application par les juridictions internes ont satisfait aux obligations positives incombant aux autorités nationales afin de protéger les requérantes de faits aussi graves que les viols dénoncés. Il renvoie à l’arrêt de la Cour M.C. c. Bulgarie (précité, §§ 88-100) s’agissant de l’existence de différentes approches de l’incrimination de viol au sein des États européens et à l’arrêt J.L. c. Italie (précité) en ce qui concerne le cadre juridique italien de protection des droits des victimes d’agressions sexuelles.
179. Le Gouvernement fait valoir les dispositions pénales issues de la loi du 3 août 2018 qui sont d’applicabilité immédiate, ainsi que les améliorations apportées par la loi du 21 avril 2021 (paragraphes 89 et 93-102 ci-dessus). Il souligne que ces dispositions sont protectrices des victimes mineures de 15 ans en matière sexuelle, notamment en différenciant la portée du consentement d’un mineur de quinze ans et celle du consentement d’un majeur, dans la ligne de ce que la Cour a jugé dans l’arrêt N.Ç. c. Turquie (no 40591/11, § 114, 9 février 2021, paragraphe 202 ci-dessous).
180. Le Gouvernement précise également que le délit d’atteinte sexuelle permet d’incriminer des faits d’abus sexuel commis sur un mineur de quinze ans y compris en cas de consentement donné par celui-ci et ajoute que d’autres comportements sont réprimés tels que la corruption de mineur (article 227-22 du CP) ou encore les propositions faites par un majeur à un mineur par un moyen de communication électronique (article 227-22-1 du CP).
181. Il fait en outre valoir que le consentement de toutes les victimes de viol est en droit pénal français un élément constitutif de l’infraction sans qu’il soit nécessairement fait référence à l’usage de la force ou à la résistance de la victime. Il considère ainsi qu’au-delà de circonstances de violences et de menaces, les notions de surprise et de contrainte morale permettent de prendre en compte les situations de tous les mineurs agressés sexuellement dont le consentement a été altéré.
182. Le Gouvernement souligne ensuite la nécessité, pour les juridictions internes, d’une part, de caractériser l’élément intentionnel lors de la commission de faits de viol, à savoir l’intention de la personne mise en cause d’avoir un rapport sexuel malgré sa conscience de l’absence de consentement de la victime, et, d’autre part, de garantir la présomption d’innocence de la personne mise en cause.
2. Argumentation propre à la requête L. c. France no 46949/21
183. En l’espèce, le Gouvernement souligne que, dans son arrêt en date du 17 mars 2021, la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur l’interprétation du troisième alinéa de l’article 222-22-1 du CP (paragraphes 35 et 94 ci-dessus) en tant que règle probatoire pour confirmer, au regard de la motivation de la cour d’appel, le fait que la requérante était pourvue du discernement nécessaire pour consentir aux actes sexuels dénoncés plus tard dans sa plainte pénale. Il note que la protection des mineurs les plus jeunes a été encore renforcée par la loi du 21 avril 2021 et les dispositions du nouvel article 222-23-1 du CP (paragraphe 100 ci-dessus). Il rappelle que la Cour de cassation contrôle l’application de ces textes par les juges du fond.
184. Selon le Gouvernement, les juridictions internes se sont fondées en l’espèce sur une enquête approfondie menée par un service spécialisé et de nombreux éléments de contexte entourant les faits pour apprécier de manière circonstanciée le consentement de la requérante aux actes dénoncés et aboutir à un non-lieu partiel sans en aucun cas se fonder sur des motifs sexistes. La question du consentement a, selon lui, été centrale dans la motivation des décisions des juridictions, qui étaient confrontées à des déclarations contradictoires sur les faits. S’agissant de la célérité de la procédure, le Gouvernement conteste toute période de déshérence de la procédure d’information pénale, de nombreux actes d’instruction, notamment de nombreuses auditions des mis en cause, s’étant succédés dans le temps.
185. Par ailleurs, le Gouvernement fait valoir que le magistrat instructeur aurait pris en compte le risque de victimisation secondaire de la requérante en décidant de clôturer l’information judiciaire malgré les demandes des parties civiles favorables à de nouvelles confrontations avec les mis en cause. Quant au grief tiré de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention, le Gouvernement soutient que les motifs décisifs de l’arrêt de la chambre de l’instruction critiqués par la requérante n’étaient nullement discriminatoires à son égard et qu’ils visaient seulement à décrire le comportement des personnes mises en cause.
3. Argumentation propre à la requête H.B. c. France no 24989/22
186. S’agissant de l’effectivité de l’enquête, le Gouvernement soutient qu’en l’espèce, les investigations ont été menées promptement et de manière approfondie, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire, en dépit de l’existence de deux versions inconciliables des faits. Il souligne que les juridictions ont recherché si le consentement de la requérante avait pu être obtenu par les prévenus par la violence, la menace, la contrainte ou la surprise pour écarter finalement ces hypothèses, y compris en tenant compte de l’alcoolisation de la plaignante associée à son jeune âge. Le Gouvernement souligne à cet égard que la Cour de cassation ne saurait substituer son appréciation des faits à celle des juges du fond qui ont suffisamment motivé leur arrêt en considérant que n’étaient démontrées ni la possibilité par les prévenus de percevoir le défaut de consentement de la requérante ni leur connaissance de son âge réel.
4. Argumentation propre à la requête M.L. c. France no 39759/22
187. Le Gouvernement relève tout d’abord qu’en l’espèce, la requérante était âgée de 16 ans au jour des faits et que l’écart d’âge avec le mis en cause, majeur de 18 ans, n’était que de 15 mois.
188. S’agissant ensuite de la caractérisation par les juridictions internes de l’élément intentionnel de l’auteur lors de la commission de faits de viol, le Gouvernement soutient que, sans remettre en cause le traumatisme de la requérante, elles ont constaté à bon droit l’absence d’éléments suffisants permettant d’établir cette intention. Le Gouvernement fait valoir à cet égard qu’en s’appuyant sur une enquête menée de manière complète et approfondie malgré le dépôt de la plainte de M.L. plus de cinq ans après les faits empêchant des examens médicaux et expertises immédiats, les magistrats instructeurs ont pu valablement relever qu’il existait des versions divergentes entre les parties en ce qui concerne le refus exprimé par la requérante, tirer les conséquences de l’attitude passive de cette dernière, qui n’était pas contestée, et considérer que la personne mise en cause avait respecté le refus initialement opposé par la requérante à une relation sexuelle vaginale. Le Gouvernement en déduit que le grief de la requérante revient à se plaindre de l’issue défavorable de la procédure pénale qu’elle avait engagée.
189. Par ailleurs et en référence aux observations de la CNCDH présentées en qualité de partie intervenante (paragraphe 190 ci-dessous), le Gouvernement réitère son avis selon lequel la définition du viol en droit pénal français répond aux exigences du droit international en la matière et de la Convention d’Istanbul en particulier.
c) Le tiers intervenant (requête M.L. c. France no 39759/22)
190. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH, « la Commission ») se réfère à son avis du 20 novembre 2018 susmentionné (paragraphes 115-116 ci-dessus). Elle rappelle que les chiffres publiés par le Gouvernement lui-même au travers du ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances et du ministère de la Justice établissent la faiblesse de la réponse pénale française aux infractions de viol, seules 16 % des plaintes ayant donné lieu à une condamnation en 2019 alors qu’en 2021, 81 % des victimes de violences sexuelles déclaraient ne pas avoir porté plainte, ce qui peut être attribué soit à un sentiment d’impunité soit à la pénibilité du parcours pénal pour les plaignants. Selon la Commission, les causes de ce phénomène reposent essentiellement sur l’incrimination actuelle du viol qui rend difficile pour la victime qui ne peut pas démontrer l’usage de la force à son encontre de prouver l’existence d’une contrainte, menace ou surprise dans un contexte où 51 % d’entre elles connaissaient leur agresseur et où 35 % ont été agressées à leur domicile. La sidération et l’effroi ressentis par les victimes seraient ainsi rarement pris en compte par la justice, la passivité qu’elle engendre leur étant reprochée. Les états de conscience altérés (par la drogue ou l’alcool), la vulnérabilité mentale, physique ou psychique, la situation de subordination hiérarchique, l’âge, ne seraient pas au cœur des investigations pénales. En mettant l’accent sur le comportement de la victime et la perception qu’a pu en avoir le mis en cause, les juridictions perpétueraient des biais sexistes dans l’interprétation des faits. Ni les circonstances environnantes à l’expression du consentement ni la notion de consentement libre de la victime ne sont, selon la Commission, prises en compte de manière satisfaisante.
191. Or, la CNCDH soutient, en référence à l’arrêt M.C. c. Bulgarie (précité, §§ 153, 166 et 181-182), que le cadre juridique européen et international plaide en faveur d’une référence claire à la notion de libre consentement pour réprimer le viol et les agressions sexuelles. À cet égard, elle renvoie également aux recommandations du Comité CEDAW (paragraphe 121 ci-dessus) adoptées dès 2010 (communication no 18/2008, 22 septembre 2010), à l’article 36 de la Convention d’Istanbul (paragraphe 124 ci-dessus) et au rapport d’évaluation du GREVIO concernant la France publié en 2019 (paragraphe 128 ci-dessus), dont les réserves sur la définition actuelle du viol en droit français rejoignent les siennes, ainsi qu’au droit comparé qui atteste de l’existence d’un nombre croissant d’États qui placent l’exigence du consentement au cœur de leur législation réprimant le viol, notamment la Belgique, l’Espagne, l’Allemagne, la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni et le Canada (sur le droit comparé, voir les paragraphes 142‑147 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
192. La Cour rappelle, tout d’abord, que le viol et les agressions sexuelles graves s’analysent en des traitements qui tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention et mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 (voir, notamment, Y c. Bulgarie, no 41990/18, §§ 63-65, 20 février 2020 et les affaires qui y sont citées, Vučković, précité, § 49, et X c. Grèce, no 38588/21, §§ 65-66, 13 février 2024).
193. La Cour note ensuite que les principes généraux applicables en la matière ont été énoncés, en particulier, dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (précité, §§ 149-152). Elle rappelle que les obligations positives qui pèsent sur les États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention comportent l’obligation d’adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti (M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 59, 15 mars 2016, Z c. Bulgarie, no 39257/17, § 67, 28 mai 2020, et J.L. c. Italie, précité, § 117), et d’appliquer ces dispositions au travers d’enquêtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 153 et 166, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 55, 2 mai 2017). Ces obligations positives doivent être interprétées à la lumière des instruments internationaux pertinents, en particulier la Convention d’Istanbul qui fournit un cadre global pour prévenir, poursuivre et éliminer la violence à l’égard des femmes et protéger les victimes (J.L. c. Italie, précité, § 120, et Vučković, précité, § 57).
194. Les obligations positives inhérentes aux articles 3 et 8 commandent en premier lieu l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de protéger adéquatement les individus contre les atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment les actes aussi graves que le viol (M.C c. Bulgarie, précité, § 150, et J.L. c. Italie, précité, § 118).
195. S’agissant de cette obligation matérielle, la Cour a admis dans son arrêt M.C. c. Bulgarie (précité, § 154) que les États jouissent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne les moyens de garantir une protection adéquate contre le viol. Elle a constaté dans ce contexte que l’exigence selon laquelle la victime doit résister physiquement n’avait plus cours dans la législation des pays européens et que si, dans beaucoup de ces pays, la définition du viol mentionnait toujours l’emploi de la violence ou de menaces de violence par l’agresseur, la jurisprudence et la doctrine considéraient plutôt l’absence de consentement, et non pas l’usage de la force, comme l’élément constitutif de l’infraction de viol. La Cour s’est donc dite convaincue que toute approche rigide de la répression des infractions à caractère sexuel, qui consisterait par exemple à exiger dans tous les cas la preuve qu’il y a eu résistance physique, risquait d’aboutir à l’impunité des auteurs de certains types de viol et par conséquent de compromettre la protection effective de l’autonomie sexuelle de l’individu. Conformément aux normes et aux tendances contemporaines en la matière, dont celle consistant à considérer l’absence de consentement comme l’élément constitutif essentiel du viol et des violences sexuelles, la Cour a donc conclu que les États avaient l’obligation d’incriminer et de réprimer effectivement tout acte sexuel non consenti, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique (ibidem, §§ 157-166 ; Z c. République Tchèque, no 37782/21, § 52, 20 juin 2024, et Y. c. République Tchèque, no 10145/22, § 58, 12 décembre 2024).
196. La Cour rappelle en second lieu que les articles 3 et 8 de la Convention mettent également à la charge des États une obligation positive procédurale. Ainsi, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à ces dispositions, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des personnes responsables. Il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale se solde par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux (voir, parmi d’autres, J.L. c. Italie, précité, § 118, N.Ç. c. Turquie, précité, § 96, Z c. République Tchèque, précité, § 53, et Y. c. République Tchèque, précité, § 59).
197. Même si, en pratique, il peut parfois se révéler difficile de prouver l’absence de consentement sans preuves « directes » de viol, comme des traces de violence ou des témoins directs, les autorités n’en ont pas moins l’obligation d’examiner tous les faits et de statuer après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances. L’enquête et ses conclusions doivent porter avant tout sur la question de l’absence de consentement (M.C. c. Bulgarie, § 181, et M.G.C. c. Roumanie, précité, § 72).
198. Pour être effective, l’enquête menée doit être suffisamment approfondie et objective. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, par exemple en recueillant des dépositions de témoins, des expertises et des éléments médicolégaux (voir, parmi d’autres références, M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 39, 27 novembre 2012, W. c. Slovénie, no 24125/06, § 64, 23 janvier 2014, et X c. Grèce, précité, § 69).
199. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également inhérente à la garantie d’effectivité dans ce contexte (M.N. c. Bulgarie, précité, § 46, Y c. Bulgarie, précité, § 81, X c. Grèce, précité, ibidem, et, en cas d’allégation d’abus sexuel subi par un enfant, M.G. c. Lituanie, no 6406/21, §§ 96 et 98, 20 février 2024). La Cour rappelle également que le respect de l’exigence procédurale de l’article 3 est évalué sur la base de plusieurs paramètres, de sorte que si chacun de ces éléments interdépendants, pris séparément, ne constitue pas une fin en soi, ils permettent, lorsqu’ils sont pris conjointement, d’évaluer l’efficacité globale d’une enquête (voir, par exemple, M.B. et autres c. Slovaquie (no 2), no 63962/19, § 55, 7 février 2023, et Panayotopoulos et autres c. Grèce, no 44758/20, § 104, 21 janvier 2025, non définitif).
200. Dans son appréciation du respect par l’État de ses obligations positives, la Cour tient compte de l’importance de protéger les droits des victimes. Les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu (Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 103, 28 mai 2015, et X c. Grèce, précité, § 70). Dans la conduite de la procédure, en parallèle avec le respect effectif des droits de la défense, les autorités judiciaires doivent veiller à protéger l’image, la dignité et la vie privée des victimes présumées de violences sexuelles, y compris par la non‑divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Aux yeux de la Cour, il est essentiel qu’elles évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisants propres à décourager la confiance des victimes dans la justice (Y. c. Slovénie, précité, §§ 97 et 101‑104, et J.L. c. Italie, précité, §§ 137-141).
201. Les principes consacrés par la Cour et qui viennent d’être rappelés s’appliquent a fortiori à l’égard des enfants, comme le prévoient d’autres dispositions internationales telles que les articles 18 à 24 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 122 ci-dessus, X et autres c. Bulgarie, précité, § 179, et M.G. c. Lituanie, précité, § 98). Afin de les protéger des abus sexuels en tenant compte de leur vulnérabilité (A et B c. Croatie, § 111, M.C. c. Bulgarie, §§ 150 et 183, et M.G.C. c. Roumanie, § 56, tous précités), la Cour a étendu la portée des obligations positives incombant à l’État défendeur sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention, en exigeant de faire prévaloir leur intérêt (Z c. Bulgarie, précité, §§ 69-70, N.Ç. c. Turquie, précité, § 113, et M.G. c. Lituanie, précité, § 98) et la mise en œuvre effective de leurs droits (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, §§ 148-149, 31 mars 2016). Cette protection, qui implique l’adoption de mesures d’accompagnement appropriées facilitant le rétablissement et la réintégration sociale des jeunes victimes d’abus sexuels (mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, §§ 72, 82 et 83, 20 mars 2012, et M.N. c. Bulgarie, précité, § 40), doit également bénéficier aux adolescents, qui n’ont pas encore atteint la pleine maturité d’une personne majeure.
202. La Cour a également déjà souligné que l’évolution de la compréhension de la manière dont le viol est vécu, en particulier par les filles mineures, montre qu’elles n’opposent souvent aucune résistance physique en raison de divers facteurs psychologiques ou parce qu’elles craignent la violence de l’auteur (M.C. c. Bulgarie, précité, § 164, et Z c. Bulgarie, précité, § 68). Par ailleurs, dans l’affaire N.Ç. c. Turquie (précité, § 115, s’agissant en l’espèce de faits de prostitution forcée), la Cour a jugé que l’attribution au consentement d’un mineur de moins de quinze ans d’un poids équivalent à celui d’un adulte ne peut en aucun cas être admissible.
b) Application des principes aux cas d’espèce
1. Considérations liminaires
203. La Cour relève en premier lieu que, dans leurs requêtes devant elle, les trois requérantes mettent en cause le cadre juridique applicable, en particulier l’incrimination de viol, et contestent également la manière dont il leur a été appliqué. Elles soutiennent en particulier que l’absence de consentement de leur part n’a pas été dûment prise en compte par les autorités.
204. Pour la Cour, il s’agit en l’espèce de déterminer si les autorités nationales ont agi en conformité avec leurs obligations positives, telles qu’elles découlent des articles 3 et 8 de la Convention, pour assurer aux requérantes une protection effective contre les actes sexuels non-consentis qu’elles affirment avoir subis. Il lui appartient donc d’examiner si, comme le soutiennent les requérantes, le cadre juridique applicable à la date des faits litigieux ainsi que l’approche retenue par les autorités pour l’appréciation des faits et l’application de ce cadre juridique dans les présentes affaires, y compris la conduite des enquêtes, ont été défaillants au point d’emporter violation de ces obligations (X c. Grèce, précité, § 71, Z c. Bulgarie, précité, § 56, et Y. c. République Tchèque, précité, § 61).
205. La Cour rappelle en second lieu que, ce faisant, elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés (M.C. c. Bulgarie, précité, § 168, et J.L. c. Italie, précité, § 122).
2. Sur le respect par l’État défendeur de ses obligations positives au titre des articles 3 et 8 de la Convention (combinés avec l’article 14 s’agissant de la requête no 46949/21)
α) Considérations communes aux trois requêtes
‒ Sur le cadre juridique applicable
206. La Cour relève que l’incrimination de viol prévue à l’article 222-23 du CP (paragraphe 91 ci-dessus) ne comprend aucune référence expresse à la notion de « consentement ». Il en est de même des dispositions applicables aux agressions sexuelles et aux agressions sexuelles à l’encontre des mineurs (articles 222-22 et 222-22-1 du CP, paragraphes 91 et 94 ci-dessus). Toutefois, le défaut de consentement est de longue date pris en considération par la Cour de cassation dans sa jurisprudence (paragraphe 104 ci-dessus). Les juridictions internes s’efforcent ainsi de caractériser l’existence ou l’absence de consentement, dans le respect des droits de la défense de la personne mise en cause (paragraphes 105-108 ci-dessus) dans un contexte où le juge dispose parfois de très peu d’éléments autres que les déclarations divergentes de chacune des parties. Les présentes requêtes sont l’illustration de ces difficultés.
207. À cet égard, la Cour note que selon le rapport du GREVIO sur la France en date du 19 novembre 2019, la définition du viol en droit français engendre une « forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs » de l’infraction (violence, contrainte, menace ou surprise) et ne permet pas « d’englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération » alors qu’une « telle définition permettrait (...) d’opérer le changement de paradigme nécessaire pour reconnaître la centralité qui revient à la volonté de la victime, et permettrait à la France de se ranger du côté de ces pays qui ont déjà franchi ce pas important » (paragraphe 128 ci-dessus, et voir également le quatrième rapport général du GREVIO du 21 septembre 2023, paragraphes 129-131 ci‑dessus).
208. La Cour relève, à ce titre, qu’il existe aujourd’hui un consensus grandissant au sein des États parties pour intégrer expressément, dans la définition du viol, la notion de consentement éclairé et consacrer le défaut d’un tel consentement comme un élément constitutif de l’infraction (paragraphes 142-147 ci-dessus). Par ailleurs, les engagements internationaux de la France, en particulier la ratification de la Convention d’Istanbul en 2014, appellent une telle évolution, même si l’État défendeur conserve une certaine marge pour définir, dans sa législation, les critères d’un consentement libre (paragraphes 126 et 128 ci-dessus). À cet égard, la Cour note, après avoir relevé les lacunes existantes du cadre juridique (décrit ci‑dessus, paragraphes 89‑102) visant à protéger les droits des victimes sexuelles, les évolutions importantes de la législation française intervenues en la matière depuis 1980 (ibidem), les récentes réformes du droit interne concernant les mineurs victimes de telles violences (paragraphes 91-102 ci‑dessus), le dépôt de plusieurs propositions de loi réformant la définition pénale du viol (paragraphe 114 ci-dessus), ainsi que les conclusions et propositions formulées dans un certain nombre d’avis et de rapports (paragraphes 109-116 ci-dessus) et appelant au renforcement des droits des victimes.
209. Les considérations qui précèdent seront prises en compte par la Cour dans son analyse de la mise en œuvre par les autorités nationales du cadre juridique applicable dans chacune des trois requêtes soumises à son examen.
‒ Sur la mise en œuvre du cadre juridique dans les présentes affaires
210. La Cour indique, en premier lieu, qu’on ne saurait reprocher aux autorités nationales que les enquêtes et investigations se soient clôturées par une décision de relaxe (requête no 24989/22) ou par un non-lieu au renvoi des personnes mises en cause devant une juridiction de jugement pour être jugés de faits criminels de viol (requêtes nos 46949/21 et 39759/22). En effet, un acte mettant fin aux poursuites ou à une partie de celles-ci n’entraîne pas, par lui-même, une méconnaissance par les autorités nationales de leurs obligations positives décrites ci-dessus (mutatis mutandis, J.L. c. Italie, précité, § 118).
211. La Cour souligne, en deuxième lieu, qu’elle doit en revanche s’assurer que les autorités internes saisies d’une plainte pour des faits de viol ont effectivement analysé les circonstances de l’affaire sous l’angle de la violence fondée sur le genre et qu’elles ont usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir les circonstances des actes dénoncés (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 177-82, et mutatis mutandis, X c. Grèce, précité, § 87). Pour ce faire, la Cour s’attache notamment à vérifier qu’elles ont pris en compte les facteurs psychologiques propres aux affaires de viol, qu’elles ont procédé à une appréciation de la crédibilité des différentes déclarations par rapport au contexte pertinent et qu’elles ont démontré des efforts sérieux pour éclaircir les divergences ou évaluer l’état d’esprit et la situation personnelle des requérantes y compris dans leur appréciation des conclusions expertales (mutatis mutandis, X c. Grèce, précité, ibidem).
212. Dans les présentes affaires, la Cour relève que dès le dépôt de plaintes par les requérantes, une enquête pénale a été diligentée et qu’un juge d’instruction ou une juridiction de jugement ont été saisis des faits dénoncés. À cet égard, elle note que, dans chaque affaire, les autorités nationales ont entendu les parties et recueilli leurs déclarations, y compris lors de confrontations, ainsi que celles des témoins principaux, qu’elles ont ordonné des investigations afin de cerner la personnalité des personnes mises en cause et des victimes, notamment au moyen d’auditions et d’interrogatoires, d’examens médicaux et d’expertises psychiatriques et psychologiques.
213. La Cour rappelle, en troisième lieu, que, pour garantir une protection adéquate contre le viol et les infractions sexuelles, les autorités doivent tenir compte, le cas échéant, de la vulnérabilité des victimes, en particulier des mineurs, conformément aux standards élaborés en la matière par les instruments nationaux et internationaux (paragraphes 115, 118, 119, 122 et 125).
214. En l’espèce, la Cour souligne la particulière vulnérabilité des requérantes eu égard à leur minorité au moment des faits dénoncés et à plusieurs autres facteurs tels que leur état de santé ou leur consommation d’alcool et de toxiques. Elle note en outre que les autorités avaient connaissance de cette particulière vulnérabilité, soit que celle-ci fût documentée de longue date soit qu’elle fût établie au début ou au cours de l’enquête (voir paragraphes 5-6, 18-20, 42, 50, 66 ci-dessus).
215. Il revient maintenant à la Cour de s’attacher, compte tenu des considérations qui précèdent, aux circonstances propres à chacune des trois requêtes afin de rechercher si l’État défendeur a ou non respecté les obligations positives qui pèsent sur lui au titre des articles 3 et 8 de la Convention, et, s’agissant de la requête no 46949/21, si la requérante a fait l’objet d’un traitement discriminatoire au sens de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 précités.
β) Requête no 46949/21 (L. c. France)
216. La requérante étant mineure de quinze ans à la date des faits dénoncés, le cadre juridique applicable était défini par les dispositions du dernier alinéa de l’article 222-22-1 du CP dans leur rédaction issue de la loi du 3 août 2018, d’application immédiate (paragraphe 95 ci-dessus). Ces dispositions prévoient que lorsque les faits sont commis sur un mineur de 15 ans, la contrainte morale ou la surprise « sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes ». Il revenait dès lors aux juridictions pénales françaises de rechercher, tant dans leur appréciation des faits que dans leur application du droit interne, s’il y avait eu ou non recours à la violence, la contrainte physique ou morale ou à la surprise. À cet égard, il leur incombait spécialement, eu égard à l’âge de la victime, de rechercher si elle disposait ou non du discernement nécessaire et, dans la négative, si les auteurs des faits commis avaient ou non abusé de sa vulnérabilité de telle sorte que soient caractérisées la contrainte morale ou la surprise.
217. La Cour note que, pour refuser la qualification de viol et confirmer l’ordonnance du juge d’instruction, la chambre de l’instruction de la cour d’appel s’est fondée, en premier lieu, sur l’absence de crédibilité des déclarations de la requérante « qui ne permett[aient] pas, en l’absence d’éléments objectifs, de caractériser le défaut de consentement » (paragraphe 30 ci-dessus). En deuxième lieu, elle a pris en compte à l’instar du juge d’instruction (paragraphes 27-28 ci-dessus), le comportement de la requérante tel qu’il avait été décrit par les personnes mises en cause et en dépit des dénégations de l’intéressée en relevant un comportement « entreprenant et provocateur », « les initiatives prises [...] pour lier connaissance avec des pompiers dont le métier la fascinait et avoir avec eux des rapports sexuels, dans des lieux souvent publics choisis par elle et pour lesquels elle fournissait fréquemment des préservatifs », sa « participation active lors des ébats, notamment par la réalisation de fellations », ainsi que « sa capacité à refuser certains actes, comme la pénétration anale ou le cunnilingus, et à repousser certains de ses partenaires » (paragraphe 31 ci‑dessus). La cour d’appel en a déduit qu’en dépit de la différence d’âge entre la requérante et les personnes mises en cause, toutes majeures, les circonstances de l’espèce ne permettaient pas de caractériser la violence, la contrainte physique ou morale ou la surprise.
218. S’agissant de la vulnérabilité de la requérante, les juges d’appel ont estimé que les personnes mises en cause n’étaient pas nécessairement à même de la constater en relevant notamment « la dissimulation de son âge, sa morphologie », la « brièveté des contacts » et la circonstance que « ses traces de scarification ne démontraient pas sa fragilité ». Ils ont en outre considéré que « sa participation active pendant les rapports sexuels [...] ne révélait pas qu’elle était sous un traitement médicamenteux lourd ». Enfin, la cour d’appel a ajouté, en ce qui concerne les pompiers mis en cause, que « leur succès habituel auprès de la gent féminine et le comportement parfois débridé de celle-ci à leur endroit ne les ont pas incités à la réflexion » (ibidem).
219. Si elle a cassé l’arrêt d’appel en ce qui concerne le délit de corruption de mineur, la Cour de cassation l’a confirmé en tant qu’il avait admis le consentement de la requérante après avoir relevé que les motifs retenus pour ce faire étaient « exempts d’insuffisance comme de contradiction » (paragraphe 35 ci-dessus).
220. La Cour souligne, en premier lieu, la situation d’extrême vulnérabilité de la requérante qui était âgée de 13 ans à la date des premiers faits dénoncés. Elle relève par ailleurs la fragilité psychologique de la requérante qui a été à l’origine des nombreuses interventions de secours des sapeurs-pompiers à son domicile, plus d’une centaine à partir de 2008. Elle note en outre que la requérante avait déclaré avoir été victime antérieurement aux faits dénoncés d’un harcèlement scolaire ayant eu des conséquences psychologiques graves, entrainant une déscolarisation et un isolement important, ainsi qu’un traitement médical très lourd en raison de crises de panique et de tétanie récurrentes. Au moment de sa première rencontre avec les personnes mises en cause, elle avait déjà été hospitalisée en psychiatrie en raison de scarifications et de tentatives de suicide, hospitalisations qui se sont poursuivies pendant toute la période en litige, y compris au cours de la procédure pénale (paragraphes 5-7, 16 et 22 ci-dessus). Enfin, la Cour considère que l’intérêt notoire de la requérante pour les pompiers confinant à l’obsession la rendait particulièrement vulnérable face à leurs marques d’attention et leurs sollicitations sexuelles.
221. Or la Cour relève que, dans leur appréciation du comportement et du consentement de la requérante, les juges internes ont omis de procéder à une évaluation contextuelle des circonstances environnantes de l’espèce, notamment en ce qui concerne le déséquilibre des relations entre la requérante et les personnes avec lesquelles elle avait eu des relations sexuelles. Ainsi, alors que les investigations avaient établi que certaines des personnes mises en cause connaissaient son parcours médical et son très jeune âge (paragraphes 5 et 23 ci‑dessus), ils n’ont dûment analysé ni ces éléments ni les déclarations de la requérante présentant les actes sexuels avec P.C. comme résultant systématiquement des demandes de celui-ci alors qu’il avait gagné sa confiance ainsi que celle de ses parents au cours de précédentes interventions de secours..De même, ils n’ont tenu aucun compte des éléments du dossier qui étaient susceptibles d’étayer les allégations de la requérante selon lesquelles elle avait été considérée comme une « proie sexuelle facile » dès lors que son nom circulait dans la caserne des mis en examens et au sein d’autres casernes (paragraphes 5, 13, 24 et 32 ci-dessus). La Cour constate en outre l’absence de mise en balance suffisante entre le comportement de la requérante et les effets des circonstances environnantes sur celle-ci ainsi que les éléments caractérisant sa particulière vulnérabilité, qu’il s’agisse de son état de santé qui avait été décrit dès le dépôt des plaintes (paragraphes 5, 7‑8 et 16 ci‑dessus) ou des conclusions des expertises psychiatriques déposées en 2010 et 2013. Or, il résulte de ces dernières que la pathologie de L. pouvait expliquer des « conduites autopunitives » de « séduction sexuelle inadaptée » et un « besoin de s’avilir » la rendant « particulièrement influençable, impressionnable et suggestible », vulnérabilité qui ne permettait pas l’expression d’un consentement éclairé et était « perceptible par les tiers » (paragraphes 10 et 20 ci-dessus).
222. Dans ces conditions et à l’instar de la position exprimée par l’avocate générale près la Cour de cassation (paragraphe 33 ci-dessus), la Cour est d’avis que le raisonnement suivi par la cour d’appel est entaché de graves défaillances en ce qui concerne l’appréciation du discernement suffisant de L. pour consentir réellement à des actes sexuels répétés avec plusieurs partenaires compte tenu de son extrême vulnérabilité qui résultait de son très jeune âge et de son état de santé.
223. La Cour note au demeurant que, dans des circonstances similaires aux faits de l’espèce, la réforme issue de la loi du 21 avril 2021 qui a introduit une incrimination autonome de viol par un majeur sur mineur de quinze ans à l’article 222-23-1 du CP, serait susceptible d’entrainer, sans autre examen, le renvoi devant la cour d’assises des personnes ayant commis un acte de pénétration sur la requérante, en raison du seul constat de leur écart d’âge d’au moins cinq ans avec elle (paragraphe 100 ci‑dessus).
224. S’agissant ensuite de l’exigence d’effectivité de l’enquête, qui inclut notamment la célérité de la procédure pénale (paragraphe 199 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il convient à cet égard d’examiner si les autorités internes se sont livrées à l’examen des faits de viol dénoncés par la requérante avec la célérité requise. En l’espèce, elle relève que les principaux actes d’instruction ont été réalisés sur une période de plus de dix ans et demi qui s’est écoulée entre le dépôt de sa plainte par la requérante le 31 août 2010 et l’intervention du premier arrêt de cassation partielle de la Cour de cassation du 17 mars 2021. Cette durée doit être portée à onze ans et presque neuf mois jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 18 mai 2022 qui a confirmé définitivement le non-lieu pour tous les faits de viols sur mineure de quinze ans. La Cour reconnaît que la procédure d’instruction présentait certaines difficultés, notamment en raison du nombre important de personnes mises en cause par la requérante et des éléments médicaux versés au dossier, qui étaient volumineux et divers. Toutefois, elle souligne que la particulière vulnérabilité de la requérante, attestée par les tentatives de suicide survenues avant et au cours de la procédure, impliquait de traiter le dossier avec une particulière diligence. Ces constatations suffisent à la Cour pour retenir que, dans les circonstances de l’espèce et compte tenu du parcours médical particulièrement douloureux de la requérante dont les autorités avaient une parfaite connaissance, une procédure pénale s’écoulant sur plus de onze ans et aboutissant notamment à ce que l’incrimination de viol soit écartée, ne saurait être regardée comme satisfaisant la condition de diligence exigée en la matière.
225. S’agissant enfin de la victimisation secondaire que la requérante allègue avoir subie, la Cour note en premier lieu que son état de santé s’est dégradé au cours des investigations (paragraphes 22 et 25 ci-dessus), ce qui a justifié la clôture de l’information judiciaire par le juge d’instruction (paragraphe 26 ci-dessus).
226. En second lieu, la Cour considère qu’à deux reprises au moins, les autorités nationales ont manqué à leur obligation de protéger la dignité de l’intéressée, en l’exposant à des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes propres à décourager la confiance des victimes dans la justice (J.L. c. Italie, précité, § 141).
227. Elle relève, d’une part, que dès le début de l’enquête, lors de sa deuxième audition le 7 septembre 2010 par un service pourtant spécialisé, la requérante a été confrontée aux questions d’un policier lui reprochant indirectement de ne pas avoir manifesté son absence de consentement en criant ou en se défendant physiquement (paragraphe 8 ci-dessus). Ces échanges ont conduit la requérante à reconnaître qu’elle n’avait pas adopté un comportement adéquat, prétendument attendu de la part d’une victime de viol face à son agresseur. La Cour relève le caractère inapproprié de tels propos, culpabilisateurs et de nature à disqualifier la parole de la requérante, qui ont été tenus au stade du recueil de la plainte, étape déterminante de la procédure au cours de laquelle il incombe aux autorités d’accompagner spécialement les victimes. Elle souligne en outre qu’ils ne s’accordent pas avec la conception contemporaine des éléments constitutifs du viol, dont la caractérisation n’est plus subordonnée à l’établissement de la résistance physique de la victime, rappelée dès l’arrêt M.C. c. Bulgarie (précité, § 166, paragraphe 195 ci-dessus).
228. D’autre part, la Cour relève les stéréotypes de genre figurant dans les motifs conclusifs de l’arrêt de la chambre de l’instruction du 12 novembre 2020, décrivant de manière caricaturale et péjorative les faits dénoncés par la requérante en faisant référence au « succès habituel auprès de la gent féminine [des sapeurs-pompiers] et [au] comportement parfois débridé de celle-ci à leur endroit » qui ne les auraient pas « incités à la réflexion » (paragraphe 31 ci-dessus). Loin de se borner à décrire le point de vue des personnes mises en cause ainsi que l’allègue le Gouvernement, ces motifs visaient à exonérer les auteurs des faits dénoncés de leur responsabilité. Les termes employés tout comme le sens qu’ils véhiculaient sont, de l’avis de la Cour, parfaitement hors de propos (mutatis mutandis, J.L. c. Italie, précité, §§ 136 et 141).
229. La Cour rappelle que, dans le cadre de la réponse institutionnelle apportée à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes, il est essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice et de minimiser les violences fondées sur le genre. En l’espèce, la Cour considère que les stéréotypes de genre adoptés par la chambre de l’instruction de la cour d’appel dans son arrêt du 12 novembre 2020 étaient à la fois inopérants et attentatoires à la dignité de la requérante (mutatis mutandis, J.L. c. Italie, précité, §§ 141-142).
230. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention, la Cour considère que ses précédentes constatations relatives à la victimisation secondaire subie par L. sont suffisantes pour lui permettre de conclure également que les motifs de l’arrêt de la chambre de l’instruction sont empreints d’une discrimination fondée sur le sexe (comparer, en matière de violence domestique qualifiée de violence fondée sur le sexe constituant en elle-même une forme de discrimination à l’égard des femmes, Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 184‑191 et 200, CEDH 2009, Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, § 113, 28 juin 2016, Tkhelidze c. Géorgie, no 33056/17, § 51, 8 juillet 2021, et A.E. c. Bulgarie, no 53891/20, § 116, 23 mai 2023).
231. La Cour relève enfin que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur ce point malgré l’invocation devant elle des articles 3, 8 et 14 de la Convention et de la Convention d’Istanbul (paragraphes 32 et 35 ci-dessus).
232. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que, compte tenu à la fois du cadre juridique en vigueur à la date des faits litigieux et de l’application qui en a été faite en l’espèce, les défaillances des autorités nationales relatives tant au manque de diligence et de célérité de la procédure qu’aux modalités d’évaluation de la réalité de son consentement ont non seulement privé la requérante d’une protection appropriée mais l’ont aussi exposée à subir une victimisation secondaire caractérisant également une discrimination.
233. Il en résulte que l’exception tirée par le Gouvernement du non-épuisement des procédures internes et que la Cour a jointe à l’examen du bien-fondé des griefs de la requérante tiré des articles 3, 8 et 14 de la Convention (paragraphes 156 et 162 ci-dessus) doit être rejetée. La Cour relève en effet que, dans le cadre des procédures en cours, les juges ne sont pas saisis des mêmes incriminations de viols, sur lesquelles ils ne pourront se prononcer, mais des infractions distinctes d’atteintes sexuelles.
γ) Requête no 24989/22 (H.B. c. France)
234. H.B. étant mineure de quinze ans à la date des faits dénoncés, le cadre juridique applicable était, comme dans la première requête (paragraphe 216 ci-dessus) défini par les dispositions du dernier alinéa de l’article 222-22-1 du CP (paragraphes 94 ci-dessus).
235. La Cour relève que, dans son évaluation du consentement de la requérante, la cour d’appel, dont la solution n’a pas été remise en cause par la Cour de cassation (paragraphes 56-57 et 60 ci-dessus), a considéré, d’une part, que, compte tenu de son comportement, les personnes mises en cause pouvaient légitimement considérer qu’elle était consentante et, d’autre part, que rien n’établissait qu’ils avaient agi par violence, contrainte, menace ou surprise. Pour ce faire, les juges d’appel ont retenu l’absence d’altération du discernement de H.B. par l’effet de l’alcool au moment de jeux sexualisés dès lors qu’elle n’avait jamais évoqué une perte de conscience ou une privation de volonté mais uniquement des sentiments de remords. Ils ont également noté l’existence d’une première relation sexuelle plus tôt le même jour avec un tiers et son rôle « actif » pendant le jeu « action ou vérité » proposé par les trois hommes. Enfin, la cour d’appel a relevé la désinhibition de la requérante sous l’effet de l’alcool et un « effet d’entraînement » avec son amie, âgée de 17 ans, qui s’était livrée le même soir à des actes de nature sexuelle en compagnie de l’un des mis en cause (mineur).
236. La Cour relève que, ce faisant, la cour d’appel s’est abstenue d’apprécier l’effet sur la conscience et le comportement de la requérante de sa très forte alcoolisation alors même qu’elle avait déclaré, tout au long de la procédure pénale, qu’elle « n’aurait jamais fait ça » si elle « n’avait pas consommé d’alcool », qu’elle n’avait pas de souvenirs précis de l’enchaînement des faits, qu’elle avait fait référence à un « accord donné dans un état second » et à une situation « d’abus » de cet accord dès ses premières déclarations aux enquêteurs le jour des faits, et qu’elle présentait en outre des traces de violences sur le corps (paragraphes 42-44 et 49 ci‑dessus). Il est notable que l’état alcoolisé de la requérante a seulement été pris en considération, par les juges d’appel, pour caractériser sa désinhibition et écarter tout opportunisme de la part des personnes mises en cause. La Cour relève en outre que la cour d’appel ne s’est livrée à aucune évaluation contextuelle de la situation de particulière vulnérabilité dans laquelle se trouvait la requérante, qui était, au moment des faits, une très jeune fille ayant connu sa première relation sexuelle l’après-midi même avec un tiers et faisant face aux sollicitations pressantes de deux personnes majeures respectivement âgées de 21 et presque 30 ans. Les juges d’appel n’ont pas davantage pris en considération le comportement de ces dernières qui ont pris la fuite pour s’isoler dans un parking quand leur véhicule était repéré par le frère de la requérante puis ont abandonné les deux jeunes filles mineures en pleine nuit au bord d’une autoroute.
237. Or, la Cour souligne qu’une appréciation des faits ainsi qu’une interprétation du cadre juridique existant différentes avaient été retenues tant par le tribunal correctionnel en première instance que par l’avocat général près la Cour de cassation. Le tribunal correctionnel s’est en effet estimé matériellement incompétent en raison de la nature criminelle des faits de l’espèce qu’il avait retenue après avoir caractérisé le consentement de la requérante de « non éclairé car surpris » et s’être interrogé sur l’existence d’un « possible consentement contraint par la violence physique » (paragraphe 53 ci-dessus). Dans le même sens, l’avocat général près la Cour de cassation avait proposé, dans son avis (paragraphe 59 ci-dessus), que la qualification de viol ne se fonde plus seulement sur les moyens dont l’auteur a usé mais d’abord sur le défaut de consentement suffisamment éclairé de la victime à se prêter à un rapport sexuel. Il concluait à la cassation de l’arrêt d’appel faute pour les juges du fond d’avoir suffisamment expliqué en quoi le consentement de la requérante et sa capacité à consentir aux rapports sexuels étaient préservés malgré son intoxication alcoolique. La Cour rappelle que cette proposition n’a pas été suivie par la Cour de cassation, qui a déclaré non admis le pourvoi de la requérante qui l’invitait pourtant à prendre en considération l’existence d’un consentement « apparent » dénué de libre arbitre (paragraphes 58 et 60 ci‑dessus).
238. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que, compte tenu à la fois du cadre juridique en vigueur à l’époque des faits et de l’application qui en a été faite en l’espèce, l’approche adoptée dans la présente affaire par les juges internes qui n’ont pas pris en considération, de manière adéquate, les facteurs de particulière vulnérabilité de la requérante et les effets des circonstances environnantes pour évaluer la réalité de son consentement, n’était pas à même de lui garantir une protection appropriée.
δ) Requête no 39759/22 (M.L. c. France)
239. M.L. étant mineure de plus de 15 ans à la date des faits dénoncés, le cadre juridique applicable était fixé par les dispositions des articles 222-23 et 222-22-1 du CP (paragraphes 91 et 94 ci-dessus). Selon ces dispositions, la contrainte morale ou la surprise peuvent être caractérisées par un écart d’âge significatif entre l’auteur majeur et la victime mineure. Dans la présente affaire, les juridictions internes ont écarté cette hypothèse, en raison du faible écart d’âge entre la requérante (16 ans) et la personne mise en cause (tout juste 18 ans).
240. La Cour rappelle qu’en l’espèce, la cour d’appel, après avoir relevé qu’aucun des critères constitutifs de l’incrimination de viol n’était réuni, a confirmé l’ordonnance de non-lieu rendue en première instance (paragraphe 85 ci-dessus). Pour ce faire, elle a d’abord considéré que la vulnérabilité de la requérante n’était pas suffisamment établie pour caractériser la surprise. Elle a ainsi relevé que la requérante, qui avait déclaré avoir gardé ses esprits, n’avait pas été contrainte de suivre A.H. dans la chambre où se sont déroulés les faits dénoncés et qu’il n’était pas établi qu’elle était dans l’incapacité de comprendre les intentions de l’intéressé au motif que « sa virginité n’était pas elle-même incompatible avec des connaissances suffisantes en matière sexuelle (...) habituellement constatées chez les adolescentes de son âge ». La cour d’appel a ensuite écarté toute contrainte ou violence exercée à l’encontre de la requérante. D’une part, elle a écarté toute forme de violence et de contrainte physique après avoir relevé que si la requérante avait décrit « une pénétration anale brutale et douloureuse » tandis que le garçon était allongé sur elle et la bloquait sur le lit et avait précisé qu’il la tirait par la tête au moment de la fellation, l’intéressé avait nié, pour sa part, toute contrainte délibérée. D’autre part, les juges d’appel ont écarté toute forme de contrainte morale après avoir relevé qu’elle ne pouvait résulter de la seule appréciation subjective de la victime. La cour d’appel a enfin conclu à l’absence d’intention coupable de viol en relevant que A.H. avait tenu compte du refus opposé, par la requérante, à une pénétration vaginale et n’avait pas interprété son attitude comme un refus de consentement à tout rapport sexuel (ibidem).
241. La Cour relève, en premier lieu, que l’appréciation des faits dénoncés par la cour d’appel s’est principalement fondée sur les déclarations du mis en cause sans attribuer le même poids à celles de la requérante ni procéder à aucune évaluation contextuelle de celles-ci. Elle souligne que seule a été discutée la cohérence du récit de la requérante sans qu’il ne soit tenu aucun compte de celles des déclarations de A.H. de nature à corroborer le fait qu’il était resté sourd aux refus opposés par la requérante aux actes sexuels pratiqués sur elle. Ainsi, la cour d’appel n’a procédé à aucune analyse circonstanciée des termes « non, je suis vierge » qui ont été utilisés par la requérante pour refuser la première tentative de pénétration vaginale ni de l’expression « tu me dois bien ça » dont aurait usé le mis en cause pour obtenir une fellation (paragraphes 71 et 76 ci-dessus). Les juges internes n’ont pas davantage dûment analysé les circonstances de la sodomie telle que rapportées par A.H. alléguant qu’il « ne sa[vai]t pas comment » cela était arrivé, et qu’alors qu’il se frottait à la requérante malgré son premier refus d’une pénétration, son sexe aurait « glissé » dans son anus « sans forcer » (paragraphe 71 ci-dessus), notamment en confrontant ses déclarations avec celles de M.L. faisant état de la violence de la première pénétration anale subie et de son état de sidération.
242. En deuxième lieu, la Cour relève que, bien que la consommation d’alcool et d’autres toxiques fût établie par les deux protagonistes et reconnue par le mis en cause comme un facteur explicatif de leur comportement, cette circonstance n’a pas été retenue, par les juges internes, comme un élément qui, conjugué à sa minorité et sa virginité, plaçait la requérante dans une situation de particulière vulnérabilité. Une telle analyse de l’effet des circonstances environnantes n’avait d’ailleurs pas davantage été menée à l’occasion de l’expertise psychiatrique de la requérante qui aurait dû conduire à appréhender, de manière adéquate, les mécanismes psychiques à l’œuvre lors des faits litigieux et son comportement passif pendant les actes dénoncés.
243. De l’ensemble de ces éléments, la Cour déduit, après avoir relevé le caractère à la fois inopérant et au demeurant inapproprié des stéréotypes de genre auxquels ils ont eu recours, que les juges d’appel ont caractérisé le consentement de la requérante en se fondant principalement sur son comportement passif et son absence d’opposition physique sans prendre dûment en compte ni sa particulière vulnérabilité ni son état psychologique, à rebours des connaissances actuelles relatives au comportement des victimes de viol notamment lorsqu’elles sont jeunes (mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, §§ 164-166, et paragraphe 202 ci-dessus).
244. La Cour note que la Cour de cassation n’a pas remédié à ces défaillances en déclarant non admis le pourvoi dont elle était saisie, conformément à la proposition du conseiller rapporteur (paragraphes 87-88 ci-dessus). La Cour relève au demeurant qu’une appréciation différente de l’état de prostration ou de sidération de la victime d’un viol a été retenue par la Cour de cassation dans une décision postérieure pour caractériser l’élément intentionnel de l’auteur (Cass. crim., 11 septembre 2024, voir paragraphes 107-108 ci‑dessus).
245. S’agissant du volet du grief tiré du défaut d’effectivité de la procédure judiciaire, la Cour relève, comme elle l’a rappelé plus haut s’agissant de la première requérante (paragraphe 224 ci-dessus), qu’il convient à cet égard d’examiner si les autorités internes se sont livrées à l’examen des faits de viol dénoncés par la requérante avec la célérité requise au cours de la procédure pénale qui a duré huit ans et huit mois au total avant d’aboutir à un non-lieu au renvoi de la personne mise en cause devant une juridiction de jugement.
246. La Cour note à cet égard que des actes simples et indispensables à l’enquête ont été réalisés dans des délais qui apparaissent peu compatibles avec la gravité des faits dénoncés. Elle relève ainsi que A.H. a été placé pour la première fois en garde à vue le 9 décembre 2014, soit presque un an et quatre mois après la première plainte de la requérante du 13 août 2013. Certes, un an et presque dix mois se sont écoulés entre le classement de la plainte par le ministère public le 6 janvier 2015 et le dépôt par la requérante d’une plainte avec constitution de partie civile, le 3 novembre 2016 (paragraphes 74-75 ci‑dessus). La Cour relève pour autant que huit mois se sont ensuite écoulés avant l’ouverture de l’information judiciaire, puis presque encore un an avant l’audition de la partie civile, et presque deux ans avant la saisine d’un expert psychiatre aux fins d’examiner la requérante le 26 novembre 2018. Un délai d’environ un an s’est ensuite écoulé à chaque stade de l’instance (mai 2020, mai 2021 et avril 2022). Appréhendée dans son ensemble et compte tenu des diligences qui s’imposent dans ce type de contentieux (paragraphe 199 ci‑dessus), la Cour considère que les délais susmentionnés révèlent un manque de diligence dans la conduite de la procédure pénale en cause, alors que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière.
247. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que, compte tenu à la fois du cadre juridique en vigueur à l’époque des faits et de l’application qui en a été faite en l’espèce, les défaillances des autorités nationales relatives tant au manque de célérité de la procédure qu’aux modalités d’évaluation de la réalité de son consentement n’ont pas permis de garantir à la requérante une protection appropriée.
3. Conclusion
248. En conclusion, la Cour considère que, dans chacune des trois requêtes, les autorités d’enquête et les juridictions internes ont failli à protéger, de manière adéquate, les requérantes qui dénonçaient des actes de viols alors qu’elles n’étaient âgées que de 13, 14 et 16 ans au moment des faits.
249. Après avoir relevé, dans deux des requêtes, l’absence de célérité et de diligence dans la conduite de la procédure pénale, la Cour est d’avis que, dans chacune des trois requêtes, les juridictions internes n’ont pas dûment analysé l’effet de toutes les circonstances environnantes ni n’ont suffisamment tenu compte, dans leur appréciation du discernement et du consentement des requérantes, de la situation de particulière vulnérabilité dans laquelle elles se trouvaient, en particulier eu égard à leur minorité à la date des faits litigieux.
250. Rappelant que le consentement doit traduire la libre volonté d’avoir une relation sexuelle déterminée, au moment où elle intervient et en tenant compte de ses circonstances (H.W. c. France, no 13805/21, § 91, 23 janvier 2025, non définitif), la Cour considère que, compte tenu à la fois du cadre juridique alors applicable et de l’application qui en a été faite aux cas d’espèces, l’État défendeur a manqué à ses obligations positives qui lui imposaient, eu égard aux exigences résultant de sa jurisprudence et à la lumière des standards internationaux, d’appliquer effectivement un système pénal apte à réprimer les actes sexuels non consentis. À cet égard, elle rappelle qu’elle n’est pas appelée à statuer sur la responsabilité pénale des auteurs des faits litigieux (M.C. c. Bulgarie, précité, § 168) et que les constats qui précèdent ne sauraient donc être interprétés comme un avis sur la culpabilité des personnes mises en cause en l’espèce.
251. La Cour en conclut que l’État défendeur n’a pas respecté ses obligations positives à l’égard des trois requérantes et, partant, qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention dans chacune des trois requêtes.
252. Elle conclut également, s’agissant de la requête de L. (no 46949/21) (paragraphe 230 ci-dessus), qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 précités.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
253. La troisième requérante, Mme M.L., (requête no 39759/22), se plaint de la durée excessive de la procédure d’instruction. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
254. Le Gouvernement soulève à cet égard, une exception de non‑épuisement des voies de recours internes en soutenant que la requérante aurait dû solliciter l’indemnisation du caractère excessif de la durée de la procédure pénale qu’elle dénonce devant la Cour, sur le fondement de l’article L. 141-1 (ancien article L. 781-1) du code de l’organisation judiciaire pour fonctionnement défectueux du service public de la justice.
255. Eu égard à ses précédents constats formulés en l’espèce et les conclusions auxquelles elle est parvenue, la Cour considère qu’elle a examiné les questions principales de l’affaire et qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond du grief tiré de la durée excessive de la procédure (mutatis mutandis, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 154, CEDH 2014).
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
256. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
257. Les requérantes demandent les sommes suivantes au titre du dommage qu’elles estiment avoir subi :
. Mme L. (no 46949/21) : 200 000 euros (EUR), au titre du dommage moral ;
. Mme H.B. (no 24989/22) : 20 000 EUR au titre du préjudice « physique » (troubles psychologiques et autres problèmes de santé) et moral, et 23 291,88 EUR au titre du préjudice matériel (frais médicaux non remboursés, frais liés à la « fugue » de la requérante et de « loyers additionnels et d’assurance ») ;
. Mme M.L. (no 39759/22) : 18 000 EUR « tous préjudices confondus », incluant le dommage moral et les frais et dépens, qui seront examinés ci-dessous (paragraphes 260-262 ci-dessous).
258. Le Gouvernement s’oppose aux demandes des requérantes et sollicite, à titre principal, que le constat de violation par la Cour soit considéré comme une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par chacune des requérantes et, à titre subsidiaire, que le montant maximum alloué soit de 10 000 EUR concernant Mme L. et de 2 000 EUR concernant Mme H.B.
259. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et les dommages matériels allégués s’agissant de la requête de Mme H.B. (no 24989/22) (J.L. c. Italie, précité, § 151). Elle rejette donc les demandes formulées à ce titre. Elle estime par ailleurs que les requérantes ont subi un tort moral certain en raison de la violation de leurs droits garantis par les articles 3 et 8 de la Convention, ainsi que, pour les mêmes raisons, par l’article 14 combinés avec ces articles s’agissant de Mme L. (no 46949/21). Statuant en équité, et ayant pris en compte les circonstances de chaque espèce et les demandes chiffrées des requérantes, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 25 000 EUR à Mme L. en raison du double constat de violation à son égard et de 15 000 EUR chacune à Mmes H.B. et M.L. en réparation de leur dommage moral.
2. Frais et dépens
260. Les requérantes réclament respectivement les sommes totales de 25 620 EUR (Mme L.), dont 16 020 EUR au titre de la présente procédure sur la plainte initiale de la requérante en date du 31 août 2010 et 9 600 EUR au titre de sa seconde plainte pénale avec constitution de partie civile (paragraphe 41 ci-dessus), 1 000 EUR (Mme H.B.) et un montant à définir par la Cour compte tenu de la demande totale de 18 000 EUR « tous préjudices confondus » (Mme M.L.), au titre des frais et dépens qu’elles ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et aux fins de la procédure menée devant la Cour, dont elles produisent les justificatifs.
261. Le Gouvernement s’oppose aux demandes des requérantes Mmes L. et M.L. en raison de leurs caractères jugés excessifs et inhérents à la situation de toute partie civile à une procédure pénale. Il demande à la Cour de limiter en tout état de cause les montants alloués à ces deux requérantes au titre des frais et dépens aux sommes de 4 800 EUR (Mme L.) et 1 800 EUR (Mme M.L.). S’agissant de Mme H.B., le Gouvernement considère que le montant demandé de 1 000 EUR est raisonnable.
262. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer les sommes de 16 020 EUR à Mme L., 1 000 EUR à Mme H.B. et 3 000 EUR à Mme M.L. pour les frais et dépens engagés par chacune des requérantes dans le cadre de la procédure interne et pour la procédure menée devant elle.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Décide, s’agissant de la requête no 46949/21 (L. c. France), de joindre la seconde branche de l’exception de non‑épuisement des griefs tirés des articles 3 et 8 pris seuls et combinés avec l’article 14 de la Convention à l’examen du bien‑fondé de ces griefs et, après l’avoir examinée, la rejette ;
3. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs des trois requérantes tirés des articles 3 et 8 de la Convention ainsi que de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 précités s’agissant de la requête no 46949/21 (L. c. France) ;
4. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ainsi que de l’article 14 combiné avec les articles 3 et 8 précités s’agissant de la requête no 46949/21 (L. c. France) ;
5. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention s’agissant des requêtes no 24989/22 (H.B. c. France) et no 39759/22 (M.L. c. France) ;
6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 6§ 1 de la Convention (durée de la procédure) s’agissant de la requête no 39759/22 (M.L. c. France) ;
7. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) à Mme L., 15 000 EUR (quinze mille euros) à Mme H.B. et 15 000 EUR (quinze mille euros) à Mme M.L., plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 16 020 EUR (seize mille vingt euros) à Mme L., 1 000 EUR (mille euros) à Mme H.B. et 3 000 EUR (trois mille euros) à Mme M.L., plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes par les requérantes à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette le surplus des demandes de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 avril 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik María Elósegui
Greffier Présidente
ANNEXE - Liste des requêtes
No.
|
Requête No
|
Nom de l’affaire
|
Introduite le
|
Année de naissance
Nationalité
|
Représenté par
---|---|---|---|---|---
1.
|
46949/21
|
L. c. France
|
17/09/2021
|
1995
français
|
Emmanuel DAOUD
2.
|
24989/22
|
H.B. c. France
|
12/05/2022
|
2005
français
|
Manuela de RAVEL d’ESCLAPON
3.
|
39759/22
|
M.L. c. France
|
06/08/2022
|
1991
français
|
Anaë PEREZ-AINCIART
* * *
[1] Dictionnaire Larousse : vieux mot (latin gentem, accusatif de gens, -entis, race) qui n'est plus employé que dans la langue littéraire ou, par plaisanterie, dans l’expression la gent féminine (= la « race » des femmes).
[2] « L’essentiel sur la proposition de loi visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels », réunion de la Commission des lois du Sénat du 13 janvier 2021, [https://www.senat.fr/lessentiel/ppl20-158_1.pdf](https://www.senat.fr/lessentiel/ppl20-158_1.pdf), consulté le 14 mars 2025.
[3][https://www.vie-publique.fr/rapport/277610-evaluation-de-la-loi-la-lutte-contre-les-violences-sexuelles-sexistes](https://www.vie-publique.fr/rapport/277610-evaluation-de-la-loi-la-lutte-contre-les-violences-sexuelles-sexistes), consulté le 14 mars 2025.
[4] [Rapport d'information n°721 - 15e législature - Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr)](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ega/l15b0721_rapport-information), consulté le 14 mars 2025.
[5] [Délégation aux droits des femmes : compte rendu de la semaine du 29 janvier 2024 (senat.fr)](https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20240129/ddf_01_02_2024.html), consulté le 14 mars 2025.
[6] [Rapport d'information, n° 792 - 17e législature - Assemblée nationale](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/ega/l17b0792_rapport-information), consulté le 14 mars 2025.
[7] [Un texte déposé au Sénat pour définir l’absence de consentement comme l’élément constitutif du viol - Public Sénat (publicsenat.fr)](https://www.publicsenat.fr/actualites/societe/un-texte-depose-au-senat-pour-definir-labsence-de-consentement-comme-lelement-constitutif-du-viol), consulté le 14 mars 2025.
[8] [Proposition de loi n°2170 - 16e législature - Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr)](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2170_proposition-loi), consulté le 14 mars 2025.
[9] [Proposition de loi, n° 842 - 17e législature - Assemblée nationale](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b0842_proposition-loi), consulté le 14 mars 2025.
[10] [Avis sur une proposition de loi visant à modifier la définition pénale du viol et des agressions sexuelles - Conseil d'État](https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/a-l-assemblee-nationale-et-au-senat/avis-sur-une-proposition-de-loi-visant-a-modifier-la-definition-penale-du-viol-et-des-agressions-sexuelles#:~:text=La%20proposition%20de%20loi%20fait,femmes%20de%20l'Assembl%C3%A9e%20nationale.), consulté le 14 mars 2025.
[11] [https://undocs.org/CEDAW/C/FRA/CO/9](https://undocs.org/CEDAW/C/FRA/CO/9), consulté le 14 mars 2025.
[12] [Adhésion de l’Union européenne à la convention d’Istanbul | EUR-Lex (europa.eu)](https://eur-lex.europa.eu/FR/legal-content/summary/eu-accession-to-the-istanbul-convention.html), consulté le 14 mars 2025.
[13] [Combating violence against women and domestic violence | Think Tank | Parlement européen (europa.eu)](https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/EPRS_BRI.2023.739392) ; [Directive (UE) 2024/1385 du Parlement européen et du Conseil du 14 mai 2024 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique - Légifrance (legifrance.gouv.fr)](https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049591176?nature=7_9FZw%3D%3D&page=1&pageSize=10&searchField=ALL&searchType=ALL&sortValue=SIGNATURE_DATE_DESC&tab_selection=jorf&typePagination=DEFAUT), consultés le 14 mars 2025.
[14] [Consentement et définition pénale du viol - Actes du colloque du 21 novembre 2024 . Sénat](https://www.senat.fr/notice-rapport/2024/r24-193-notice.html), consulté le 14 mars 2025.
[15] La Cour note que la législation suisse a évolué depuis le 1er avril 2024.
[16] [Definitions of rape in the legislation of EU Member States | Think Tank | Parlement européen (europa.eu)](https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/EPRS_IDA.2024.757618), consulté le 14 mars 2025.