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23/01/2025 | CEDH | N°001-240199

CEDH | CEDH, AFFAIRE H.W. c. FRANCE, 2025, 001-240199


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE H.W. c. FRANCE

(Requête no 13805/21)

ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Divorce pour faute prononcé aux torts exclusifs de la requérante pour ne pas avoir accompli son devoir conjugal en ayant refusé d’avoir des relations intimes avec son époux • Prévisibilité de la loi • Marge d’appréciation étroite • Devoir conjugal ne prenant pas en considération le consentement aux relations sexuelles • Dimension prescriptive de la règle de droit à l’égard des époux dans la conduite de leur vie sexuelle • Refus de s’y soum

ettre ayant des conséquences juridiques • Obligation matrimoniale contraire à la liberté sexuelle et au droit ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE H.W. c. FRANCE

(Requête no 13805/21)

ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Divorce pour faute prononcé aux torts exclusifs de la requérante pour ne pas avoir accompli son devoir conjugal en ayant refusé d’avoir des relations intimes avec son époux • Prévisibilité de la loi • Marge d’appréciation étroite • Devoir conjugal ne prenant pas en considération le consentement aux relations sexuelles • Dimension prescriptive de la règle de droit à l’égard des époux dans la conduite de leur vie sexuelle • Refus de s’y soumettre ayant des conséquences juridiques • Obligation matrimoniale contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps ainsi qu’à l’obligation positive de prévention pesant sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles • Autres moyens possibles pour assurer les droits de l’époux de la requérante • Absence de motifs pertinents et suffisants • Juste équilibre non ménagé entre les intérêts concurrents

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

23 janvier 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire H.W. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

María Elósegui, présidente,
Mattias Guyomar,
Armen Harutyunyan,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Gilberto Felici,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 13805/21) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme H.W. (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 mars 2021,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire porte sur un divorce pour faute, prononcé aux torts exclusifs de la requérante au motif qu’elle avait cessé d’avoir des relations sexuelles avec son conjoint. Elle invoque l’article 8 de la Convention.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1955 et réside à Le Chesnay. Elle a été représentée devant la Cour par Me L. Mhissen, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.

5. La requérante et M. J.C. se marièrent en 1984 et eurent quatre enfants.

6. Le 17 avril 2012, la requérante déposa une requête en divorce.

7. Par une ordonnance de non-conciliation du 29 janvier 2013, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles autorisa les époux à introduire l’instance en divorce et prononça des mesures provisoires. À ce titre, il attribua la jouissance du domicile conjugal à la requérante, ordonna à J.C. de quitter les lieux et fixa les modalités de sa contribution à l’entretien et à l’éducation du dernier enfant du couple encore à charge.

8. Le 9 juillet 2015, la requérante assigna son époux en divorce pour faute. Elle fit valoir que son conjoint avait privilégié sa carrière professionnelle au détriment de leur vie familiale et qu’il s’était montré irascible, violent et blessant. Elle présenta enfin diverses demandes relatives aux conséquences du divorce et aux modalités de l’obligation d’entretien de J.C. à l’égard de leur dernier enfant à charge. Elle sollicita en outre une indemnisation de 8 000 euros (EUR) en réparation des fautes que son conjoint aurait commises au cours de la vie conjugale.

9. J.C. demanda, à titre reconventionnel, que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante en arguant que celle-ci s’était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années et qu’elle avait manqué au devoir de respect mutuel entre époux en proférant des accusations calomnieuses à son égard. Subsidiairement, il demanda le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Il conclut par ailleurs au rejet des demandes de la requérante relatives aux conséquences patrimoniales du divorce et à l’augmentation de son obligation d’entretien. Il s’opposa à la demande de prestation compensatoire de sa conjointe en faisant valoir que la rupture du mariage ne créait pas de disparité dans les conditions de vie respectives des époux. Il sollicita enfin une indemnisation de 1 000 EUR au titre du manquement allégué au devoir de respect mutuel, mais s’abstint de toute prétention indemnitaire au titre du manquement au devoir conjugal.

10. Par un jugement du 13 juillet 2018, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles estima qu’aucun des griefs allégués par les époux n’était étayé et que le divorce ne pouvait pas être prononcé pour faute. S’agissant en particulier du manquement allégué au devoir conjugal, il considéra que les problèmes de santé de la requérante étaient de nature à justifier l’absence durable de sexualité au sein du couple. Il prononça le divorce pour altération définitive du lien conjugal après avoir relevé que la communauté de vie entre les époux avait cessé depuis plus de deux ans à la date de l’assignation en divorce. Il statua ensuite sur les conséquences du divorce. Il rejeta en particulier la demande de prestation compensatoire de la requérante au motif que la rupture du mariage n’avait pas créé de disparité dans les conditions de vie des époux. Il rejeta enfin les demandes indemnitaires des deux époux, ainsi que la demande de réévaluation de l’obligation d’entretien de J.C.

11. La requérante fit appel de ce jugement.

12. Les parties maintinrent l’ensemble de leurs demandes.

13. À la suite de l’audience de plaidoiries, les parties furent invitées à présenter leurs observations sur la recevabilité de la demande de divorce présentée par J.C. sur le fondement de l’altération définitive du lien conjugal. Par une note en délibéré du 4 octobre 2019, la requérante demanda que cette demande soit déclarée irrecevable, dans la mesure où elle avait été formée à titre subsidiaire, en méconnaissance des prescriptions de l’article 1077 du code de procédure civile.

14. Par un arrêt du 7 novembre 2019, la cour d’appel de Versailles prononça le divorce aux torts exclusifs de la requérante par les motifs suivants :

« Considérant que [H.W.] a reconnu elle-même dans la main courante qu’elle a effectuée le 9 mai 2014 au commissariat de Versailles avoir cessé toute relation intime avec son mari depuis 2004 ;

Considérant que [H.W.] justifie cette situation par son état de santé, invoquant notamment un accident grave dans le métro reconnu accident de service le 29 décembre 2005 lui laissant de nombreuses séquelles et l’ayant immobilisée près d’une année, puis une opération en 2009 pour une hernie discale paralysante ; (...) elle établit également avoir présenté un syndrome polymorphe persistant à tiques (maladie de Lyme chronique – pièce 251) traité par un une antibiothérapie au long cours depuis octobre 2016 ;

Considérant toutefois que de tels éléments médicaux ne peuvent excuser le refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec son mari, et ce pendant une durée aussi longue, alors même que dans le cadre de [la] main courante précitée, [H.W.] relate les sollicitations répétées de son époux à ce sujet et les disputes générées par cette situation ;

Considérant que ces faits, établis par l’aveu de l’épouse, constituent une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune ;

Considérant que seule la demande en divorce de [J.C.] étant justifiée par des preuves suffisantes, le divorce sera prononcé aux torts exclusifs de l’épouse et le jugement infirmé de ce chef ; »

15. La cour d’appel confirma par ailleurs l’ensemble des autres dispositions du jugement rendu en première instance.

16. La requérante forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Dans son mémoire ampliatif, elle développa une série de moyens, au nombre desquels figurait un moyen tiré de la violation des « articles 4 et suivants » de la Convention formulé dans les termes suivants :

« Pour prononcer le divorce aux torts de l’exposante, la cour d’appel a, à tort, qualifié de “violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune” “le refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec son mari”.

Si, aux termes de l’article 242 du code civil, “le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune”, le refus de relations intimes ne saurait être érigé en un fait constitutif d’une telle violation.

Car admettre le contraire reviendrait à consacrer purement et simplement l’existence d’une véritable obligation pour chacun des époux de répondre et céder aux exigences de son conjoint sur ce point – peu important que tel ne corresponde pas à ses propres souhaits.

C’est en réalité le droit à l’intégrité physique et à la liberté individuelle, droits fondamentaux consacrés par la [Convention], qui sont ici en cause.

Il n’est donc pas surprenant de constater que si une telle obligation a certes pu se retrouver par le passé en filigrane dans certaines décisions, aucun arrêt n’a heureusement été rendu en ce sens depuis 23 années (cf. Civ. 2ème, 17 décembre 1997, no 96‑15.704).

C’est pourquoi en l’espèce, l’arrêt ne saurait être maintenu en ce qu’il a cru pouvoir affirmer que “le refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec son mari” caractérisait une “violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune” (arrêt, p. 6, § 9).

En statuant de la sorte, la cour d’appel a consacré une obligation pour l’épouse de répondre aux demandes de son conjoint quand bien même tel n’aurait pas été son souhait.

Une telle consécration n’est pas admissible, et sera censurée. »

17. Dans un mémoire en réponse, J.C. présenta des observations détaillées sur ce point :

« (...) la violation du devoir conjugal a été et reste une faute au sens de l’article 242 du code civil, de nature à justifier que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de celui qui se refuse à le respecter.

Ce devoir est l’une des formes que prend le devoir de cohabitation des époux énoncé à l’article 215 du code civil.

La loi n’ayant pas changé, sa violation reste une cause de divorce pour faute.

Si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion depuis plusieurs années de statuer sur de tels faits dans une décision motivée (Civ. 17 décembre 1997, pourvoi no 96‑15.704), c’est qu’elle laisse aux juges du fond le pouvoir souverain d’apprécier si le comportement de l’époux constitue une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations résultant du mariage qui rendait intolérable le maintien de la vie commune (1ère Civ. 24 juin 2015, pourvoi no 13-20.291).

Peu de décisions récentes de la Haute Juridiction permettent donc de démontrer la permanence de ce grief de nature à fonder le divorce pour faute.

La Cour de cassation a toutefois rappelé récemment que le refus d’entretenir des relations sexuelles était une cause de nullité du mariage (2ème Civ. 19 décembre 2012, pourvoi no 09‑15.606).

Et les juridictions du fond prononcent régulièrement des divorces au motif d’une telle faute (...)

Par ailleurs, les articles “4 et suivants” de la [Convention] invoqués par [H.W.] sont impuissants à remettre en cause cette définition des devoirs entre époux. (...) la demanderesse au pourvoi se borne à invoquer de manière générale la [Convention] (...)

Il doit être rappelé que le devoir d’entretenir des relations intimes avec son conjoint se justifie tant par la circonstance que le mariage a pour vocation la fondation d’une famille que par le fait qu’elles démontrent la permanence de l’affection des membres du couple.

De plus, un manquement à ce devoir n’est bien sûr nullement de nature à justifier automatiquement, par principe, le divorce. Ce n’est que si les juges du fond estiment qu’il caractérise un manquement grave ou renouvelé rendant intolérable le maintien de la vie commune qu’il est de nature à justifier que le divorce soit prononcé pour faute.

Ce grief peut d’ailleurs être écarté s’il apparaît qu’il est excusé par les circonstances invoquées par son auteur, en application de l’article 245 du code civil.

C’est donc en considération des circonstances de l’espèce et plus précisément de l’analyse de la relation entre les époux, que les juges du fond pourront décider que le refus des relations sexuelles est un grief causant le divorce.

Il n’y a donc aucune raison pour solliciter l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation souhaitée par [la requérante] tendant à exclure le refus d’entretenir des relations intimes des griefs de nature à justifier le prononcé d’un divorce pour faute. »

18. Le 27 juillet 2020, la rapporteure proposa le rejet du pourvoi. Au sujet du manquement au devoir conjugal, elle releva ce qui suit :

« Il sera rappelé que la Cour de cassation reconnaît aux juges du fond un pouvoir souverain pour constater non seulement l’existence des faits imputables au conjoint, causes de divorce pour faute, mais aussi pour apprécier si ceux-ci constituent une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune, conformément aux dispositions de l’article 242 du code civil (1ère Civ, 1er juin 2011, pourvoi no 10‑17.461 ; 2e Civ., 15 janvier 1997, pourvoi no 95-15740 ; 2e Civ., 29 avril 1994, Bull. II, no 123 ; 2e Civ., 20 juillet 1993, pourvoi no 91-21253 ; 2e Civ., 22 janvier 1992, pourvoi no 90-14540 ; 1ère Civ., 21 novembre 2012, pourvoi no 11-30.032 ; 1ère Civ., 25 mai 2016, pourvoi no 15‑18.890 ; 1ère Civ., 27 septembre 2017, pourvoi no 16-24.489).

Le moyen, directement contraire à cette jurisprudence constante, ne peut entraîner la cassation. »

19. Par une décision non spécialement motivée du 17 septembre 2020, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante en estimant que les moyens invoqués n’étaient manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

1. LE DROIT INTERNE
1. Le devoir conjugal et le divorce pour faute
1. Les dispositions du code civil

20. À la date des faits, les dispositions pertinentes du code civil étaient rédigées dans les termes suivants :

Article 212

« Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance. »

Article 215, alinéa 1er

« Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. »

Article 229

« Le divorce peut être prononcé en cas :

- soit de consentement mutuel ;

- soit d’acceptation du principe de la rupture du mariage ;

- soit d’altération définitive du lien conjugal ;

- soit de faute. »

Article 238, alinéa 1er

« L’altération définitive du lien conjugal résulte de la cessation de la communauté de vie entre les époux, lorsqu’ils vivent séparés depuis deux ans lors de l’assignation en divorce. »

Article 242

« Le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune. »

Article 266, alinéa 1er

« Sans préjudice de l’application de l’article 270, des dommages et intérêts peuvent être accordés à un époux en réparation des conséquences d’une particulière gravité qu’il subit du fait de la dissolution du mariage soit lorsqu’il était défendeur à un divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu’il n’avait lui-même formé aucune demande en divorce, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint. »

Article 270

« Le divorce met fin au devoir de secours entre époux.

L’un des époux peut être tenu de verser à l’autre une prestation destinée à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives. Cette prestation a un caractère forfaitaire. Elle prend la forme d’un capital dont le montant est fixé par le juge.

Toutefois, le juge peut refuser d’accorder une telle prestation si l’équité le commande, soit en considération des critères prévus à l’article 271, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l’époux qui demande le bénéfice de cette prestation, au regard des circonstances particulières de la rupture. »

21. Le préjudice dont la réparation peut être sollicitée sur le fondement de l’article 266 du code civil est celui qui résulte spécifiquement de la dissolution du mariage. Toutefois, le droit interne permet également aux époux de solliciter l’indemnisation de la faute commise par leur conjoint sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile.

22. La loi no 2004-439 du 26 mai 2004 a entendu dissocier les cas de divorce des conséquences pécuniaires du divorce. L’article 270 alinéa 2 du code civil permet ainsi à chacun des époux de solliciter une prestation compensatoire quel que soit le cas de divorce. Cependant, l’article 270 alinéa 3 du code civil laisse au juge la faculté de refuser l’octroi d’une prestation compensatoire lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l’époux qui la demande « si l’équité le commande ».

2. La jurisprudence relative au devoir conjugal

23. Selon une jurisprudence ancienne mais constante, les époux sont tenus à un « devoir conjugal » – c’est-à-dire à une obligation d’entretenir des relations sexuelles – dont l’inexécution peut justifier le divorce (Cass., 2e civ., 8 octobre 1964, Bull. civ. II no 599, 12 novembre 1965, Bull. civ. II no 879, 27 janvier 1971, no 70-11.864, Bull. civ. II no 27, 23 avril 1975, no 74‑11.819, Bull. civ. II no 114, et 17 décembre 1997, no 96-15.704).

24. La Cour de cassation a ainsi jugé, dans ce dernier arrêt de 1997, qu’une cour d’appel avait pu, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des preuves, considérer que « l’abstention prolongée de relations intimes imputées à l’épouse » était constitutive d’une faute justifiant de prononcer le divorce à ses torts exclusifs dès lors qu’elle « n’était pas justifiée par des raisons médicales suffisantes ».

25. Si la Cour de cassation n’a plus réaffirmé cette jurisprudence depuis lors, celle-ci est encore régulièrement appliquée par les juridictions de première instance et d’appel (voir, pour des exemples récents, CA Aix‑en‑Provence, 1er octobre 2008, RG no 07/01817, CA Rouen, 18 décembre 2014, RG no 13/06454, CA Toulouse, 20 janvier 2015, RG no 13/00856, et CA Colmar, 6 décembre 2016, RG no 15/02103).

26. Il appartient aux juges du fond d’apprécier si les faits sont imputables à l’époux concerné et s’ils sont constitutifs d’une « violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage » rendant « intolérable le maintien de la vie commune » au sens de l’article 242 du code civil. Ainsi, certains refus de relations sexuelles ne sont pas considérés comme fautifs (voir, par exemple, CA Montpellier, 28 mai 1996, RG no 95/05529, JurisData no 1996‑034226, et CA Bordeaux, 27 février 2001, RG no 99/04229, JurisData no 2001-137867, pour une justification tirée de l’existence d’abus sexuels antérieurs commis par le conjoint ; CA Amiens, 19 juin 2014, RG no 13/03059, JurisData no 2014-019289, pour une prise en considération d’actes de violence imputables au conjoint et de son infidélité ; CA Metz, 27 octobre 1983, JurisData, no 1983-043752, et CA Paris, 16 avril 2015, RG no 13/16028 pour une prise en considération de l’âge ou de l’état de santé de l’époux concerné).

27. L’inexécution du devoir conjugal peut, par ailleurs, fonder une action indemnitaire à l’encontre de l’époux défaillant (CA Aix-en-Provence, 3 mai 2011, RG no 09/05752). Dans cet arrêt, la cour d’appel a confirmé la condamnation d’un époux au paiement de dommages et intérêts à sa conjointe à hauteur de 10 000 EUR en réparation de l’absence de rapports sexuels entre époux pendant plusieurs années au motif que ces derniers « sont notamment l’expression de l’affection qu’ils se portent mutuellement, tandis qu’ils s’inscrivent dans la continuité les devoirs découlant du mariage ».

28. Selon plusieurs auteurs, le devoir conjugal trouve sa source dans le droit canon[1] – qui faisait jadis de la copula carnalis (union des chairs) une condition de l’indissolubilité du mariage et l’un des devoirs qui y étaient attachés –, et dans le droit matrimonial coutumier[2].

3. Pratique judiciaire

29. Des études portant sur le contentieux judiciaire lié à des allégations de manquements au devoir conjugal ont été publiées en 1985[3], en 2000[4] et en 2023[5]. Les décisions recensées par la doctrine ont, pour la plupart, été rendues par des juridictions de première instance ou d’appel. Les auteurs de ces études constatent que l’attrait des plaideurs pour de telles demandes décline de façon continue et, corrélativement, que les magistrats sont de plus en plus réticents à prononcer le divorce sur ce seul fondement. Ils attestent toutefois de la persistance de ce contentieux. Ils remarquent que les demandes en divorce reposant sur des allégations de manquement au devoir conjugal sont majoritairement présentées par des hommes, le plus souvent à titre reconventionnel, et qu’elles se heurtent à des difficultés probatoires.

2. L’incrimination des atteintes sexuelles commises au sein du couple

30. Depuis 1984, la Cour de cassation admet le caractère répréhensible du viol entre époux (Cass., crim., 17 juillet 1984, pourvoi no 84-91.288, Bull. crim. no 260, et 5 septembre 1990, no 90-83.786, Bull. crim. no 313). Pendant un temps, cette jurisprudence a cependant été tempérée par le maintien d’une présomption de consentement aux actes sexuels accomplis dans l’intimité de la vie conjugale (Cass., crim., 11 juin 1992, no 91-86.346, Bull. crim. no 232).

31. La loi no 2006-399 du 4 avril 2006 a consacré la jurisprudence précitée en insérant à l’article 222-22 du code pénal l’alinéa suivant :

Article 222-22, deuxième alinéa

« Le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu’ils ont été imposés à la victime dans les circonstances prévues par la présente section, quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et sa victime, y compris s’ils sont unis par les liens du mariage. Dans ce cas, la présomption de consentement des époux à l’acte sexuel ne vaut que jusqu’à preuve du contraire. »

32. Elle a par ailleurs aggravé les peines encourues en matière d’atteintes sexuelles commises au sein du couple.

33. La loi no 2010-769 du 9 juillet 2010 a finalement supprimé la seconde phrase du deuxième alinéa de l’article 222-22 et la présomption de consentement qu’elle contenait.

2. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

34. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210 – « la Convention d’Istanbul »), ouverte à la signature le 11 mai 2011, a été ratifiée par la France le 4 juillet 2013. Elle est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 1er novembre 2014.

35. Les dispositions pertinentes de la Convention d’Istanbul sont rédigées dans les termes suivants :

Article 2 – Champ d’application de la Convention

« 1. La présente Convention s’applique à toutes les formes de violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique, qui affecte les femmes de manière disproportionnée.

(...) »

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a) le terme “violence à l’égard des femmes” doit être compris comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, et désigne tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée ;

b) le terme “violence domestique” désigne tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime ; »

Article 5 - Obligations de l’Etat et diligence voulue

« (...)

2. Les Parties prennent les mesures législatives et autres nécessaires pour agir avec la diligence voulue afin de prévenir, enquêter sur, punir, et accorder une réparation pour les actes de violence couverts par le champ d’application de la présente Convention commis par des acteurs non étatiques. »

Article 12 – Obligations générales

« 1. Les Parties prennent les mesures nécessaires pour promouvoir les changements dans les modes de comportement socioculturels des femmes et des hommes en vue d’éradiquer les préjugés, les coutumes, les traditions et toute autre pratique fondés sur l’idée de l’infériorité des femmes ou sur un rôle stéréotypé des femmes et des hommes.

2. Les Parties prennent les mesures législatives et autres nécessaires afin de prévenir toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention par toute personne physique ou morale.

(...) »

Article 36 – Violence sexuelle y compris le viol

« 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement :

a) la pénétration vaginale, anale ou orale non consentie, à caractère sexuel, du corps d’autrui avec toute partie du corps ou avec un objet ;

b) les autres actes à caractère sexuel non consentis sur autrui ;

(...)

2. Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes.

3. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les dispositions du paragraphe 1 s’appliquent également à des actes commis contre les anciens ou actuels conjoints ou partenaires, conformément à leur droit interne. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

36. La requérante se plaint du fait que son divorce ait été prononcé pour faute, au motif qu’elle s’était soustraite au devoir conjugal. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui est rédigé en ces termes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèse des parties

37. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. S’il admet qu’un moyen portant notamment sur la violation de l’article 8 de la Convention a été soulevé devant la Cour de cassation, il fait valoir que ce moyen était nouveau et que la juridiction de cassation n’était pas compétente pour se prononcer sur l’existence d’une faute, cette question relevant du pouvoir d’appréciation des juges du fond.

38. La requérante sollicite le rejet de cette exception préliminaire. Elle fait d’abord valoir qu’elle a expressément soulevé un moyen tiré de la violation des articles 4 et suivants de la Convention à l’occasion de son pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 7 novembre 2019.

2. Appréciation de la Cour

39. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Néanmoins, seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées. Plus précisément, les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats ; ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 43-45, CEDH 2006-II, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits), et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-71, 25 mars 2014). Pour pleinement épuiser les voies de recours internes, il faut en principe mener la procédure interne jusqu’au juge de cassation et le saisir des griefs tirés de la Convention susceptibles d’être ensuite soumis à la Cour (Graner c. France (déc.), no 84536/17, § 44, 5 mai 2020, et Pagerie c. France, no 24203/16, § 117, 19 janvier 2023).

40. En l’espèce, la requérante a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 7 novembre 2019 et soulevé un moyen tiré de la violation des « articles 4 et suivants » de la Convention. À la lecture du mémoire de la requérante, la Cour constate que sa critique portait spécifiquement sur le devoir conjugal (paragraphe 16 ci-dessus). Elle a expressément soutenu que cette obligation matrimoniale portait atteinte à son intégrité physique – qui correspond à un aspect du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91, et Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 33, CEDH 2003-IX) –, ainsi qu’ à sa liberté individuelle. Le Gouvernement l’admet d’ailleurs.

41. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante se bornait à remettre en cause l’appréciation factuelle de la faute effectuée par la cour d’appel de Versailles. Elle estime au contraire que ce moyen de cassation tendait à faire évoluer la jurisprudence interne, ce qui n’a pas échappé au défendeur au pourvoi (paragraphe 17 ci-dessus).

42. La Cour relève par ailleurs que le devoir conjugal a un fondement jurisprudentiel (paragraphes 23 et 25 ci-dessus). Il était donc loisible à la Cour de cassation de déterminer, dans l’exercice de son office d’interprétation de la loi et d’unification de la jurisprudence, si celui-ci figurait au nombre des devoirs des époux et, le cas échéant, si sa méconnaissance était susceptible de constituer une faute au sens de l’article 242 du code civil (paragraphe 20 ci-dessus).

43. Dans ces conditions, la Cour considère que la requérante a valablement soulevé son grief devant les juridictions internes et que celles-ci ont eu l’opportunité de redresser la situation dans l’ordre interne avant que la Cour ne soit saisie. Il y a donc lieu de rejeter l’exception tirée du non‑épuisement des voies de recours soulevée par le Gouvernement.

44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèse des parties

a) La requérante

45. La requérante soutient qu’en réaffirmant l’existence du devoir conjugal et en prononçant le divorce à ses torts exclusifs au motif qu’elle avait refusé d’avoir des relations sexuelles avec son mari, les juridictions internes ont méconnu son droit au respect de la vie privée.

46. Premièrement, elle fait valoir que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8. À cet égard, elle souligne qu’aucune disposition du code civil n’oblige les époux à avoir des relations sexuelles. Elle prétend par ailleurs que la Cour de cassation aurait abandonné la notion de devoir conjugal depuis un arrêt du 5 septembre 1990 (paragraphe 30 ci‑dessus). Elle soutient que la solution retenue en l’espèce renoue avec une vision archaïque du mariage. Celle-ci serait en outre contraire aux évolutions récentes du droit pénal français, qui incrimine désormais expressément le fait d’imposer une relation sexuelle à son conjoint (paragraphes 30-33 ci-dessus).

47. En tout état de cause, elle soutient qu’à la date du litige, la jurisprudence civile manquait de cohérence et qu’il lui était impossible de prévoir, compte tenu de son âge et de son état de santé, si elle restait tenue à une telle obligation.

48. Deuxièmement, elle critique la légitimité du but poursuivi par cette ingérence, aucun des motifs énumérés à l’article 8 § 2 ne lui semblant pouvoir justifier l’atteinte portée à sa liberté sexuelle.

49. Troisièmement, elle conteste la nécessité de cette ingérence. Se référant à l’arrêt S.W. c. Royaume-Uni (22 novembre 1995, § 44, série A no 335-B), elle soutient que le viol entre époux ne peut rester impuni sans méconnaître les objectifs fondamentaux de la Convention. Elle estime qu’une faute civile ne devrait pas pouvoir résulter de l’exercice d’un droit protégé par le droit interne et par la Convention. Elle fait enfin valoir que la crainte d’une sanction, fût-elle de nature civile, peut avoir pour effet de vicier le consentement aux relations sexuelles au sein du couple.

50. Répondant au Gouvernement, elle fait observer que ni le droit de la Convention (Piotrowski c. Pologne (déc.), no 8923/12), ni le droit interne n’imposaient aux juridictions internes de prononcer le divorce à tout prix. À ses yeux, rien ne s’opposait au rejet de l’ensemble de demandes des parties si elles étaient mal fondées.

51. Quatrièmement, la requérante critique la qualité du processus décisionnel interne. Sous l’angle des obligations procédurales attachées à l’article 8, elle reproche aux juridictions internes de n’avoir pas tenu compte du fait que son refus d’avoir des relations intimes pouvait être justifié par la violence de son époux et par ses problèmes de santé.

b) Le Gouvernement

52. Le Gouvernement ne conteste pas que les faits dénoncés constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée.

53. Il soutient cependant que cette ingérence était prévue par la loi. Il expose qu’en vertu de l’article 215 du code civil, les époux s’obligent mutuellement à une « communauté de vie », laquelle est généralement comprise comme impliquant une « communauté de lit ». S’il admet qu’aucune disposition du code civil n’oblige expressément les époux à entretenir des relations intimes, il soutient que cette obligation résulte d’une jurisprudence bien établie (paragraphes 23 à 25 ci-dessus), que la Cour de cassation n’a jamais remise en cause. Il ajoute qu’il incombait aux juridictions du fond d’apprécier si le manquement allégué au devoir conjugal était constitutif d’une faute au sens de l’article 242 du code civil ou s’il était justifié par les circonstances de l’espèce.

54. Il fait ensuite valoir que cette ingérence poursuivait un objectif de « protection des droits d’autrui » au sens de l’article 8 § 2. Il indique qu’il s’agissait plus particulièrement de protéger le droit des époux de mettre fin au lien matrimonial existant alors que la poursuite de la vie commune n’apparaissait plus possible (N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 42, 13 mai 2008).

55. Il prétend enfin que les ingérences litigieuses étaient nécessaires.

56. À cet égard, il fait premièrement valoir que les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, de concilier les droits concurrents de deux individus.

57. Deuxièmement, il expose que le devoir conjugal n’est pas absolu et qu’il n’est pas susceptible d’exécution forcée. Il fait en outre valoir que le droit pénal, en réprimant les atteintes sexuelles entre époux, garantit leur liberté de refuser toute relation intime (paragraphes 30-33 ci-dessus).

58. Troisièmement, il avance que les époux ont librement consenti à leur mariage et qu’ils se sont délibérément soumis aux devoirs qu’il implique.

59. Quatrièmement, il fait valoir que celui des époux à qui son conjoint se refuse ne peut être délié de son devoir de fidélité que par le divorce, cette mesure permettant de concilier les intérêts concurrents des époux.

60. Cinquièmement, il argue que la cour d’appel de Versailles ne pouvait statuer sur la demande subsidiaire de J.C. sans méconnaître l’article 1077 du code de procédure civile, qui dispose « [qu’]une demande formée à titre subsidiaire sur un autre cas [de divorce] est irrecevable », cette règle procédurale n’ayant pas été appliquée en première instance (paragraphes 10 et 13 ci-dessus). Dans ces conditions, il prétend que le manquement au devoir conjugal était ici le seul fondement permettant de prononcer le divorce. Il rappelle que les juridictions internes étaient tenues de statuer dans la limite des prétentions des parties et regrette qu’aucun des époux n’ait régulièrement soulevé l’altération définitive du lien conjugal (paragraphe 20 ci-dessus).

61. Sixièmement, il souligne que la reconnaissance de la faute commise par la requérante n’a emporté aucune conséquence patrimoniale à son égard.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

62. La Cour rappelle que la notion de « vie privée », au sens de l’article 8 de la Convention, est un concept large qui recouvre notamment la vie sexuelle (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, et E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 43, 22 janvier 2008). Elle rappelle en outre que le respect de l’autonomie personnelle est un principe important qui sous‑tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 62, CEDH 2002-III, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI, M.L. c. Pologne, no 40119/21, § 91, 14 décembre 2023, et Pindo Mulla c. Espagne [GC], no 15541/20, § 137, 17 septembre 2024 ; voir également M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 165‑166, CEDH 2003-XII). Le droit au respect de la vie privée doit ainsi être compris comme garantissant la liberté sexuelle (voir, déjà, J.L. c. Italie, no 5671/16, § 134, 27 mai 2021, et M.A. et autres c. France, nos 63664/19 et 4 autres, § 138, 25 juillet 2024) et le droit de disposer de son corps (Pretty, précité, § 66, et K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005).

63. L’article 8 de la Convention a d’abord pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics (voir, parmi d’autres, Libert c. France, no 588/13, §§ 40‑42, 22 février 2018, et Drelon c. France, nos 3153/16 et 27758/18, § 85, 8 septembre 2022). À cet engagement négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale, qui peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). La frontière entre les obligations positives et négatives ne se prête toutefois pas à une définition précise (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

64. Une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ne peut se justifier que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts.

65. Les termes « prévue par la loi » imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi que la « loi » soit accessible et qu’elle soit énoncée avec assez de précision pour permettre aux personnes auxquelles elle s’applique de régler leur conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celles-ci doivent être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (voir, par exemple, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 266, 8 avril 2021). Le terme « loi » doit être entendu dans son acception matérielle et non formelle. Il inclut donc à la fois le droit écrit, lequel ne se limite pas aux textes législatifs mais englobe aussi les actes et instruments juridiques de rang inférieur, et le droit non écrit. En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88, CEDH 2005-XI, et Vavřička et autres, précité, § 269).

66. L’énumération des exceptions au droit au respect de la vie privée qui figure dans le second paragraphe de l’article 8 est exhaustive et la définition de ces exceptions est restrictive. Pour être compatible avec la Convention, une restriction à ce droit doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 113, CEDH 2014 (extraits), et L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 108, 9 mars 2023).

67. Les principes relatifs à l’appréciation de la nécessité d’une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ont été résumés dans l’arrêt Vavřička et autres (précité, §§ 273-275), auquel il est renvoyé.

68. La Cour rappelle en particulier que les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation en la matière. L’ampleur de cette marge d’appréciation dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est également restreinte. À l’inverse, lorsque, parmi les Parties contractantes à la Convention, il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates. De la même façon, la marge d’appréciation est généralement ample lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007-I, S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, Vavřička et autres, précité, §§ 273 et 275).

69. En application de ce dernier principe, la Cour a jugé que les États jouissent généralement d’une large marge d’appréciation lorsqu’ils élaborent une législation relative au divorce et lorsqu’ils la mettent concrètement en application, de tels exercices supposant de concilier des intérêts personnels divergents (Babiarz c. Pologne, no 1955/10, § 47, 10 janvier 2017).

b) Application en l’espèce

1. Sur l’existence d’ingérences

70. La requérante ne se plaint pas du divorce en tant que tel – qu’elle demandait également –, mais des motifs pour lesquels il a été prononcé.

71. La Cour considère que la réaffirmation du devoir conjugal et le fait d’avoir prononcé le divorce pour faute au motif que la requérante avait cessé toute relation intime avec son époux constituent des ingérences dans son droit au respect de la vie privée, dans sa liberté sexuelle et dans son droit de disposer de son corps. S’il est vrai que le droit interne dissocie désormais largement les conséquences pécuniaires du divorce des torts éventuels des époux (paragraphe 22 ci-dessus), il n’en demeure pas moins que ces mesures sont particulièrement intrusives, en ce qu’elles touchent à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée de l’individu (Dudgeon, précité, § 52, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999-VI, Y.F. c. Turquie, précité, § 33, et K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 83). En outre, les conclusions de la cour d’appel sont particulièrement stigmatisantes, dans la mesure où le refus opposé par la requérante a été considéré comme une violation « grave et renouvelée » des obligations du mariage rendant « intolérable » le maintien de la vie commune (paragraphe 14 ci-dessus).

72. Ces ingérences dans les droits de la requérante étant le fait d’autorités publiques, la Cour estime qu’elles doivent être examinées sous l’angle des obligations négatives.

2. Sur la justification des ingérences

α) Sur l’existence d’une base légale prévisible

73. La Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Leyla Şahin, précité, § 87, Sanchez c. France [GC], no 45581/15, § 128, 15 mai 2023, et Pindo Mulla, précité, § 132).

74. En l’espèce, la Cour relève que le divorce a été prononcé en application des articles 229 et 242 et suivants du code civil (paragraphe 20 ci-dessus), qui prévoient qu’un divorce peut être prononcé pour faute lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à l’un des époux et rendent intolérable le maintien de la vie commune. Le désaccord des parties porte uniquement sur l’étendue des « devoirs et obligations du mariage » et plus particulièrement sur la persistance du devoir conjugal.

75. À titre principal, la requérante soutient que le droit interne ne fait pas obligation aux époux d’avoir des relations sexuelles.

76. La Cour relève toutefois qu’il résulte d’une jurisprudence ancienne mais constante de la Cour de cassation que les époux sont tenus à un devoir conjugal et que son inexécution peut constituer une faute justifiant le divorce (paragraphe 23 ci-dessus). L’arrêt du 5 septembre 1990 auquel la requérante se réfère n’a pas été rendu en matière de divorce, mais en matière pénale : il se borne à rappeler le caractère répréhensible du viol conjugal (paragraphe 30 ci-dessus). Malgré cette évolution jurisprudentielle, la Cour de cassation a confirmé, par un arrêt du 17 décembre 1997, que « l’abstention prolongée de relations intimes imputées à l’épouse » était de nature à justifier le prononcé du divorce pour faute dès lors que celle-ci « n’était pas justifiée par des raisons médicales suffisantes ». Si la Cour de cassation n’a plus réaffirmé cette jurisprudence depuis lors, celle-ci n’a jamais fait l’objet d’un revirement et continue d’être appliquée par les juridictions du fond (paragraphes 25 et 29 ci-dessus). La Cour en conclut que les ingérences litigieuses reposaient sur une jurisprudence interne bien établie.

77. À titre subsidiaire, la requérante fait valoir que la portée exacte du devoir conjugal était imprévisible.

78. À cet égard, il est exact que la jurisprudence interne ne considère pas tout refus d’avoir des relations sexuelles comme fautif. Elle laisse aux juges du fond le soin de déterminer si ce refus suffit à caractériser une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage justifiant le divorce (paragraphe 26 ci-dessus). Elle admet en outre que certaines circonstances telles que l’âge, l’état de santé ou le caractère abusif ou violent du conjoint sont de nature à justifier l’inexécution du devoir conjugal (ibidem). La Cour rappelle cependant que l’exigence de prévisibilité de la loi ne va pas jusqu’à imposer un degré de précision tel que le citoyen puisse être absolument certain des conséquences pouvant découler de son application. Beaucoup de lois se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 88, série A no 61, Michaud c. France, no 12323/11, § 96, CEDH 2012, et M.K. c. Luxembourg, no 51746/18, § 56, 18 mai 2021). Elle rappelle en outre qu’il appartient aux autorités nationales, et au premier chef aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 169, 24 janvier 2017, et Sanchez, précité, § 126). Dès lors, la circonstance que le droit interne confère aux juges du fond le pouvoir d’apprécier si la méconnaissance d’une obligation matrimoniale est, ou non, suffisamment grave pour justifier le divorce n’est pas de nature à remettre en cause sa prévisibilité. La Cour estime que la jurisprudence en cause était énoncée avec suffisamment de précision pour permettre à la requérante de régler sa conduite, en s’entourant au besoin de conseils éclairés.

79. Au vu de tout ce qui précède, la Cour considère que les ingérences litigeuses étaient « prévues par la loi » au sens de l’article 8 § 2.

β) Sur la légitimité du but poursuivi

80. Il incombe à la Cour de déterminer si les restrictions contestées ont été inspirées par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que le second paragraphe de l’article 8 énumère (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 163, CEDH 2015, et L.B. c. Hongrie, précité, § 108), ce contrôle étant sommaire dans la plupart des cas (Leyla Şahin, précité, § 99, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 297, 28 novembre 2017 et L.B. c. Hongrie, précité, § 109).

81. Le Gouvernement indique que les ingérences litigieuses visaient à protéger les droits d’autrui, et plus particulièrement le droit de chacun des époux à mettre fin au lien matrimonial lorsque la poursuite de la vie commune n’est plus possible (voir, en ce sens, N.N. et T.A. c. Belgique, précité, § 42).

82. Relevant que le droit interne garantit le droit de divorcer et que la désunion a une incidence sur les droits de chacun des époux, la Cour reconnaît que la finalité des ingérences litigieuses, qui renvoient au droit de chacun des époux à mettre fin aux relations matrimoniales, se rattachait à la « protection des droits et libertés d’autrui » au sens de la Convention.

83. Il reste cependant à la Cour à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si les restrictions en cause sont justifiées, en d’autres termes si celles-ci sont fondées sur des motifs pertinents et suffisants et si elles sont proportionnées au but poursuivi (voir, sur ce point, Merabishvili, précité, § 302, et L.B. c. Hongrie, précité, § 109).

γ) Sur la nécessité des ingérences

84. Il y a lieu de rechercher si les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts individuels concurrents en jeu, à savoir, d’une part, la liberté sexuelle de la requérante, et d’autre part, le droit de son conjoint d’obtenir qu’il soit mis fin au lien matrimonial s’il estime que l’abstinence sexuelle qui lui est imposée rend son maintien intolérable. À cet égard, la Cour n’exclut pas que le maintien forcé d’un époux dans l’union en dépit d’un constat d’altération irrémédiable du lien conjugal puisse, dans certaines circonstances, porter une atteinte excessive à ses droits (Ivanov et Petrova c. Bulgarie (déc.), no 15001/04, § 61, 14 juin 2011, et Babiarz, précité, § 50 ; voir, également, F. c. Suisse, 18 décembre 1987, § 38, série A no 128, et Aresti Charalambous c. Chypre (déc.), no 43151/04, § 56, 19 juillet 2007).

85. Dans la mesure où les ingérences en cause touchent à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée de la requérante, la Cour estime que la marge d’appréciation laissée aux États contractants est étroite (Dudgeon, précité, § 52, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 102, CEDH 2008). Elle rappelle que seules des raisons particulièrement graves peuvent justifier des ingérences des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité (Dudgeon, précité, § 52, Smith et Grady, précité, § 89, et K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 84). Sur ce point, l’espèce se différencie nettement de l’affaire Babiarz, où aucun des droits invoqués par les époux dans le cadre de la procédure de divorce qui les opposait n’avait une telle nature ou une telle importance (comparer avec Babiarz, précité, §§ 37 et 47).

86. En l’espèce, la Cour constate que le devoir conjugal, tel qu’il est énoncé dans l’ordre juridique interne et qu’il a été réaffirmé dans la présente affaire (paragraphes 14 et 19 ci-dessus), ne prend nullement en considération le consentement aux relations sexuelles, alors même que celui-ci constitue une limite fondamentale à l’exercice de la liberté sexuelle d’autrui.

87. À cet égard, la Cour rappelle que tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle (voir, sur ce point, M.C. c. Bulgarie, précité, § 163). Elle juge en outre de façon constante, sous l’angle de l’article 8 seul ou combiné à l’article 3, que les États contractants doivent instaurer et mettre en œuvre un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (Söderman, précité, § 80 et références citées). Des obligations relatives à la prévention des violences sexuelles et domestiques ont d’ailleurs été introduites aux articles 5 § 2 et 12 § 2 de la Convention d’Istanbul (paragraphe 34 ci-dessus).

88. Or, la Cour constate que l’obligation litigieuse ne garantit pas le libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple. Cette règle de droit a une dimension prescriptive à l’égard des époux, dans la conduite de leur vie sexuelle. En outre, sa méconnaissance n’est pas sans conséquence sur le plan juridique. D’une part, le refus de se soumettre au devoir conjugal peut, dans les conditions prévues à l’article 242 du code civil, être considéré comme une faute justifiant le prononcé du divorce, comme ce fût le cas en l’espèce (paragraphes 20 et 23-26 ci-dessus). D’autre part, il peut entraîner des conséquences pécuniaires et fonder une action indemnitaire (paragraphes 22 et 27 ci-dessus).

89. La Cour en déduit que l’existence même d’une telle obligation matrimoniale est à la fois contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention qui pèse sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles.

90. Si le Gouvernement fait valoir que l’incrimination des atteintes sexuelles commises au sein du couple suffit à assurer la protection de la liberté sexuelle de chacun, la Cour estime que cet interdit pénal ne suffit pas à priver d’effet l’obligation civile introduite par la jurisprudence. Elle observe que cette dernière s’inscrit à rebours des avancées opérées en matière pénale (paragraphes 30 à 33 ci-dessus), ainsi que des engagements internationaux pris par la France pour lutter contre toute forme de violence domestique (paragraphe 34 ci-dessus).

91. La Cour ne saurait admettre, comme le suggère le Gouvernement, que le consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures. Une telle justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère répréhensible. Or, la Cour juge de longue date que l’idée qu’un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu’elle est contraire non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines (S.W. c. Royaume‑Uni, précité, § 44, et C.R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 42, série A no 335-C). Aux yeux de la Cour, le consentement doit traduire la libre volonté d’avoir une relation sexuelle déterminée, au moment où elle intervient et en tenant compte de ses circonstances.

92. Au demeurant, la Cour ne discerne, dans la présente affaire, aucune raison d’une particulière gravité propre à justifier une ingérence dans le champ de la sexualité (Dudgeon, précité, § 52, Smith et Grady, précité, § 89, et K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 84). Elle relève que le conjoint de la requérante avait la possibilité de solliciter le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Il lui incombait à cet égard de respecter les prescriptions de l’article 1077 du code de procédure civile, en présentant cette demande à titre principal et non à titre subsidiaire, comme il le fit en l’espèce (paragraphes 13 et 60 ci-dessus). La défense de ses droits pouvait donc être assurée par d’autres moyens.

93. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que la réaffirmation du devoir conjugal et le prononcé du divorce aux torts exclusifs de la requérante ne reposaient pas sur des motifs pertinents et suffisants et que les juridictions internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Les éléments qui précèdent suffisent à constater la violation de l’article 8 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

94. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage moral

95. La requérante demande un euro symbolique au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi du fait du caractère infamant du prononcé du divorce à ses torts exclusifs, en précisant qu’elle a été particulièrement meurtrie de la sanction ainsi prononcée à son encontre sur une question touchant à sa vie sexuelle.

96. Le Gouvernement ne s’oppose pas à cette demande.

97. La Cour considère que la requérante a subi un préjudice moral certain. Compte tenu du montant demandé par la requérante et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que le constat de violation de l’article 8 fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la requérante (Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, § 164, 3 novembre 2022).

2. Frais et dépens

98. La requérante demande à être remboursée de 36 500 euros au titre des frais engagés devant les juridictions nationales et devant la Cour.

99. Le Gouvernement s’oppose à cette demande en relevant que la requérante ne produit aucun élément pour justifier de la réalité et de la nécessité de ses frais.

100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour exige la production de notes d’honoraires et des factures détaillées ; celles-ci doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 192, 26 avril 2016, et Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 87, 9 avril 2019). En l’espèce, la requérante n’a fourni aucun justificatif relatif à ses frais et dépens. La Cour rejette donc la demande présentée à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de la violation de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik María Elósegui
Greffier Présidente

* * *

[1] Brugière, Jean-Michel, « Le devoir conjugal : philosophie du code et morale du juge », Recueil Dalloz 2000, p. 10, et Leroyer, Anne-Marie, « Regard civiliste sur la loi relative aux violences au sein du couple », Revue trimestrielle de droit civil 2006, p. 402.

[2] Branlard, Jean-Paul, Le sexe et l'état des personnes. Aspects historique, sociologique et juridique, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1993.

[3] Dekeuwer-Défossez, Françoise « Impressions de recherche sur les fautes cause de divorce », Recueil Dalloz 1985, chron., 219, p. 221, qui étudie un corpus de 371 arrêts.

[4] Brugière, Jean-Michel, précité, qui recense 124 décisions de divorce pour faute prises sur ce fondement entre 1980 et 2000.

[5] Mattiussi, Julie, « Le devoir conjugal : de l’obligation de consentir », in Garcia, Manon, Mazaleigue-Labaste, Julie, et Mornington, Alicia-Dorothy (dir.), Envers et revers du consentement, Mare & Martin, 2023, qui recense 46 décisions postérieures à la loi du 4 avril 2006.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-240199
Date de la décision : 23/01/2025
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Dommage matériel et préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : H.W.
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Mhissen, Lilia

Origine de la décision
Date de l'import : 24/01/2025
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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