CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GIESBERT ET AUTRES c. FRANCE (No 2)
(Requête no 835/20)
ARRÊT
STRASBOURG
5 décembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Giesbert et autres c. France (no 2),
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
María Elósegui, présidente,
Mattias Guyomar,
Gilberto Felici,
Andreas Zünd,
Diana Sârcu,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 835/20) dirigée contre la République française et dont trois ressortissants de cet État, MM. Franz-Olivier Giesbert, Christophe Labbé et Mélanie Delattre (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 décembre 2019,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation des requérants, le directeur de publication du magazine Le Point et deux journalistes de cet hebdomadaire pour diffamation en raison du contenu d’un article intitulé « L’affaire Copé ». Les requérants invoquent l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1949, 1967 et 1978 et résident à Paris. Ils sont représentés par Me R. Le Gunehec, avocat.
3. Au moment de la publication litigieuse, le premier requérant, Frantz-Olivier Giesbert, était directeur du Point. Les deuxième et troisième requérants étaient journalistes au Point.
4. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
5. Le 27 février 2014, parut un numéro du magazine hebdomadaire Le Point, dont la page de couverture et un article de huit pages intitulé « Sarkozy a-t-il été volé ? L’affaire Copé » à l’intérieur du magazine mettaient en cause les liens présumés de M. Copé, à l’époque président du parti Union pour un Mouvement Populaire (UMP, aujourd’hui « Les Républicains ») et député, avec les dirigeants de la société Bygmalion, attributaire de prestations évènementielles dans le cadre de la campagne présidentielle du candidat UMP de 2012, M. Nicolas Sarkozy.
6. Le 4 mars 2014, M. Copé déposa plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un particulier et diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public, faits réprimés par les articles 29 et 31 alinéas 1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (paragraphe 22 ci-dessous). Le 5 mars 2014, la société Bygmalion déposa également plainte puis se désista de son action au cours de la procédure.
7. Les passages de l’article en italiques suivants furent poursuivis :
. « Sarkozy a-t-il été volé ? L’affaire Copé » [page de couverture. Le titre annonçait trois points « Enquête sur l’argent de la campagne présidentielles 2012 », « Révélation sur la « Petite entreprise » qui a ruiné l’UMP » et « le mystère du fond luxembourgeois] ;
. « Révélations. Bygmalion, une « PME » de communication proche de Jean‑François Copé, a contribué à ruiner l’UMP, Où est passé l’argent de la campagne présidentielle ? Le Point a mis au jour d’étranges connexions... » [chapeau de l’article] ;
. « Milliot et Alvès fondent Bygmalion en 2008, une « machine de guerre » au service du futur président de l’UMP [légende d’un cliché représentant Jean-François Copé et MM. Millot et Alves] ;
. « Sur le papier, Bygmalion est une simple agence de communication. Mais derrière l’inoffensive PME qui donne dans la formation, l’événementiel et la conception de sites internet se cache une puissante machine de guerre conçue par deux proches de Copé pour le servir » [les journalistes expliquent que MM. Millot et Alves sont des intimes de M. Copé qui ont travaillé plus dix ans à ses côtés, à la mairie de Meaux puis à trois reprises au sein de son cabinet ministériel de l’époque] ;
. « Véritable boîte noire à l’actionnariat aussi opaque que ses comptes, l’énigmatique start-up va accompagner Jean-François Copé dans sa prise de contrôle de l’UMP. Et ce tout en profitant de la cassette du parti » [avant de comparer la chute des finances de l’UMP entre 2010 et 2012 avec la « croissance fulgurante » de « la petite boîte de com’ »] ;
. Dès sa naissance, en 2008, Bygmalion a vu la bonne fée Copé se pencher sur son berceau. L’ancien ministre du budget, qui un an plus tôt a pris le contrôle du groupe UMP à l’Assemblée nationale, irrigue la jeune pousse en contrats. De juteuses commandes passées sans appel d’offres et payées rubis sur l’ongle grâce à la dotation parlementaire – une cagnotte de plusieurs millions d’euros affectée à chaque groupe au prorata du nombre d’élus » ;
. « Quant aux rumeurs de surfacturation qui circulent dans le milieu de l’évènementiel, Jérôme Lavrilleux les balaie d’un revers de main (...). Pourtant, selon des documents dont Le Point a eu connaissance, Event & Cie a bien chargé la mule sur certaines prestations facturées hors appels d’offres à l’UMP » [faisant valoir que lors de certains meetings, les divers frais ont « atteint le double des tarifs habituellement pratiqués] ;
. « Soufre. À qui ont profité les millions de Bygmalion ? [les journalistes évoquent un « épais brouillard », soulignant l’identité des clients de la société Bygmalion dont le père de Jean-François Copé, l’adresse identique de cette société avec celle du micro‑parti de celui-ci, les investissements réalisés dans cette société via une société luxembourgeoise, par E.L., lequel gère un fond d’investissement largement abondé par des qatariens qui a joué un rôle d’intermédiaire dans la vente, à des Qatariens, de biens immobiliers prestigieux appartenant à l’État, à une époque où M. Copé était ministre du Budget ».
8. À la suite de la publication de l’article litigieux, et d’autres articles de presse, une information judiciaire fut ouverte des chefs de faux et usage de faux, abus de confiance, complicité d’escroquerie et complicité de financement illégal de campagne concernant les soupçons relatifs à la mise en place d’un système de surfacturation ou de fausses factures au sein de l’UMP lors de la campagne présidentielle de 2012 (voir, sur les suites de cette information et de l’affaire dite « Bygmalion », paragraphe 21 ci-dessous).
9. Le 27 mai 2014, M. Copé démissionna de la présidence de l’UMP.
10. Par un jugement du 9 septembre 2016, le tribunal correctionnel de Paris déclara le premier requérant coupable, en sa qualité d’auteur, de diffamation publique envers un particulier, et de diffamation envers un membre de l’Assemblée nationale en tant que le sixième passage poursuivi portait sur l’utilisation faite par M. Copé de la dotation parlementaire allouée par l’Assemblée nationale au groupe UMP. Il renvoya des fins de la poursuite les deuxième et troisième requérants s’agissant des trois premiers passages incriminés et les déclara coupables de complicité des délits précités pour le surplus des propos.
11. Le tribunal jugea que les passages litigieux imputaient des faits précis à M. Copé qui étaient attentatoires à l’honneur et à la considération. À cet égard, il considéra que :
« (...) en l’espèce, la partie civile estime que les propos incriminés lui imputent d’être coupable ou complice d’un vol commis au détriment de l’UMP et du candidat de ce parti aux élections présidentielles de 2012 ;
Que les prévenus, (...) se prévalent de la liberté accordée aux organes de presse dans l’utilisation d’un titre « accrocheur », de l’imprécision des propos querellés à l’égard de Jean-François Copé qui relèvent de l’analyse politique et du jugement de valeur, les faits précis ne visant que la société Bygmalion ;
Attendu cependant que l’article incriminé évoque le fonctionnement de cette société et de ses filiales, qui, par le biais de surfacturations de l’organisation de la communication de l’UMP, notamment lors de la campagne présidentielle de 2012, ont « profité de la cassette du parti », la filiale Events&Cie ayant « empoché 8 millions d’euros » durant la campagne de Nicolas SARKOZY, candidat de l’UMP, la page de couverture présentant l’article précisant : « Révélation sur la "petite entreprise » qui a ruiné l’UMP » ;
Que c’est à juste titre que Jean-François Copé fait valoir qu’en affirmant que cette société Bygmalion, est une « machine de guerre » à « son service » ou « conçue par deux proches (...) pour le servir », propos répétés à deux reprises dès la première page de l’article, il lui est imputé, ainsi que le surtitre de la page de couverture et son titre comme celui de l’article l’indiquent, d’être l’instigateur et le bénéficiaire des faits commis par la société Bygmalion, soit le « vol » de Nicolas SARKOZY et la « ruine de l’UMP », ce qui justifie que ces faits soient qualifiés d’«affaire Copé » ;
Que cette imputation est confortée par le sixième passage incriminé qui confirme que, dès l’origine, Jean-François Copé a veillé à « irriguer », par « de juteuses commandes passées sans appels d’offres » au moyen de fonds destinés aux députés de l’UMP, cette « machine de guerre » conçue pour le « servir » ; qu’il en va de même du septième passage incriminé relatif aux surfacturations de prestations « hors appel d’offres à l’UMP », cause de la «ruine » de ce parti, de sorte que le lecteur n’a guère de doute sur la réponse qui doit être donnée à la question, « A qui ont profité les millions de Bygmalion? », question précédée du mot « Soufre » et suivie du constat que « certains osent désormais la poser dans les couloirs de l’UMP », ce qui induit nécessairement qu’au sein même de l’UMP on ose envisager une traitrise de son dirigeant ;
Attendu que l’imputation d’avoir organisé, au moyen de la société Bygmalion créée pour servir ses intérêts personnels, le vol et la ruine du parti qu’il dirigeait, constitue l’imputation d’un fait précis, susceptible de faire l’objet d’un débat sur la preuve de sa vérité qui se distingue donc de l’appréciation subjective, de l’analyse politique et du jugement de valeur, ce fait caractérisant une infraction pénale et une faute morale (...), contraire à l’honneur et à la considération de Jean-François Copé (...) ».
12. Ensuite, le tribunal jugea, malgré l’intérêt général s’attachant au sujet sur lequel portait la publication litigieuse, que les imputations ne reposaient pas sur une base factuelle suffisante pour justifier que les requérants puissent se prévaloir de leur bonne foi. Il considéra que :
« (...) les imputations diffamatoires peuvent être justifiées lorsqu’il est démontré que leur auteur a agi de bonne foi, et notamment qu’il a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’il s’est conformé à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête ainsi que de prudence dans l’expression ; que ces critères s’apprécient différemment selon le genre de l’écrit en cause, la qualité de la personne qui s’y exprime - une plus grande rigueur étant de mise s’agissant d’un professionnel de l’information, en raison notamment du crédit qui s’attache à cette qualité - comme de celle qui est visée par les propos diffamatoires, spécialement si elle se soumet au suffrage des électeurs et donc s’expose, inévitablement et consciemment, a un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par les citoyens, circonstance qui doit la conduire à supporter l’examen et la critique et à montrer une plus grande tolérance, notamment, quant à la forme de l’expression, traditionnellement vive en matière politique ;
Attendu que la partie civile ne saurait être suivie dans son argumentation relative à l’animosité personnelle animant le directeur de la publication du Point qui exclurait le bénéfice de la bonne foi ; que, s’il est exact que Franz-Olivier Giesbert a tenu à l’égard de Jean-François Copé des propos peu amènes, allant jusqu’à lui dénier, au moins métaphoriquement, le droit de partager le monde des humains (propos tenus sur la chaine de télévision I-télé en mai 2014), néanmoins, cette animosité n’est pas extérieure aux faits imputés puisqu’elle est fondée sur l’appréciation de ses qualités d’homme politique et que les propos cités portent également sur la critique de sa politique et de son comportement d’homme public ; que l’opposition, quelque virulente qu’elle puisse être, manifestée par le responsable d’un hebdomadaire à l’égard d’un homme politique ne saurait, bien évidemment, conduire à le priver du bénéfice de la bonne foi lorsque son journal évoque cet homme politique ;
Attendu que c’est à juste titre que les prévenus invoquent la légitimité de l’article en cause portant sur le fonctionnement d’un parti politique au pouvoir au moment des faits évoqués et sur le financement de la campagne de son candidat à l’élection présidentielle ; que de même le comportement du dirigeant de ce parti politique, les relations qu’il peut entretenir avec d’anciens collaborateurs et le soutien qu’il peut leur apporter comme les infractions qu’il peut commettre pour favoriser son ambition personnelle, participent d’un incontestable débat d’intérêt général portant sur le fonctionnement d’un important parti politique et le financement des campagnes électorales, sujets qui justifient une très large liberté d’expression ;
Que néanmoins, cette liberté qui, certes permet une certaine exagération, ne saurait être sans limites des lors que, ainsi que le précise la Cour de Strasbourg dont les prévenus invoquent les décisions interprétant l’article 10 de la convention (...), les journalistes sont également soumis à des devoirs qui leur imposent de fournir des informations dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique ;
Qu’en l’espèce, si les journalistes disposent d’éléments, fruits de leur enquête, relatifs aux contrats conclus avec la société Bygmalion, s’ils pouvaient également, légitimement s’interroger sur le montant des sommes qui lui ont été versées et, sans que ces affirmations soient critiquées, relever les liens qui unissaient Jean-François Copé aux deux fondateurs de cette société qui avaient été durant plusieurs années ses collaborateurs, ainsi que l’implication de l’un d’eux et du principal investisseur et actionnaire de la société Bygmalion dans la négociation de la vente de deux immeubles appartenant à l’Etat lorsque Jean-François Copé était ministre du budget, ces éléments ne sont cependant pas de nature à constituer une base factuelle suffisante à l’imputation formulée dans la publication incriminée d’avoir organisé un détournement de fonds à son profit et au détriment du parti qu’il dirigeait ;
Que par ailleurs, et même dans le cadre d’un débat d’intérêt général et de propos visant un homme politique, il ne saurait être considéré, au regard de la gravité de l’imputation formulée et de 1’insuffisance de base factuelle, que la publication incriminée fait preuve d’un minimum de prudence dans l’expression, baptisant cette affaire du nom de la partie civile, employant dès la page de couverture le verbe « voler », qualifiant la société Bygmalion de « machine de guerre » destinée à « servir » Jean-François Copé, que le point d’interrogation place sur la page de couverture après le surtitre « Sarkozy a-t-il été volé », étant largement insuffisant pour caractériser la prudence minimum requise a cet égard ;
Attendu en conséquence, que faute de pouvoir bénéficier de la bonne foi les prévenus seront déclarés coupables (...) ;
Attendu qu’en répression, les prévenus, qui ne sont pas accessibles au bénéfice du sursis, seront condamnes à une peine d’amende ; ».
13. Le tribunal condamna le premier requérant à 1500 euros (EUR) d’amende. Les deuxième et troisième requérants furent condamnés à 1000 EUR d’amende chacun et, solidairement avec le premier requérant, à verser 1 euro à M. Copé à titre de dommages et intérêts, ainsi que la somme de 3000 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale au titre des frais exposés par celui-ci devant le tribunal. Ce dernier ordonna également la publication d’un communiqué judiciaire dans le sommaire de l’hebdomadaire à paraître à l’expiration d’un délai de huit jours à compter de la date où le jugement aura acquis la force de la chose jugée.
14. Les requérants interjetèrent appel du jugement
15. Le 27 avril 2017, la cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité des prévenus et sur les peines, et condamna les requérants à payer chacun 1 000 EUR à la partie civile au titre de l’article 475-1 du CPP. Elle jugea que l’ensemble de l’article poursuivi, « sans qu’il soit utile d’en décliner les différents passages » imputait clairement à M. Copé « d’avoir ruiné son propre parti à son profit politique exclusif, en contrepartie de l’enrichissement d’une structure économique dont l’activité lui était pour une large part dédiée », et, « d’un point de vue matériel », d’avoir « toléré sinon encouragé des pratiques de surfacturation des prestations de Bygmalion ou d’Event&cie au profit tant de l’UMP que du groupe parlementaire de ce parti ».
16. La cour d’appel confirma le jugement en ce qu’il avait refusé aux requérants le bénéfice de la bonne foi. Elle considéra que :
« (...) La partie civile fait valoir l’absence d’enquête sérieuse, rappelant que les allégations des journalistes n’ont été confortées par aucune décision judiciaire, et que les enquêtes menées auraient établi que les pouvoirs dévolus à Jean-François Copé au sein de son propre parti à l’époque des faits exposés ne lui permettaient pas de favoriser une entreprise.
De leur côté, les appelants reprochent au tribunal d’avoir estimé que leur enquête n’avait pas le sérieux qu’on était en droit d’attendre d’eux, sans en avoir apporté la démonstration. Ils critiquent à juste titre, les développements du tribunal quant à l’affaire de ventes d’immeuble au Qatar qui ne rentre pas dans sa saisine.
Рar ailleurs, ils rappellent quant à l’imputation de la surfacturation, qui est au centre de l’activité prêtée à Bygmalion, qu’ils ont produit nombres de pièces qui illustrent le surcoût de ses services par rapport aux mêmes prestations facturées par d’autres sociétés à d’autres candidats. Ils ont en premier lieu comparé les comptes de campagne de François Hollande et de Nicolas Sarkozy, principaux candidats à l’élection présidentielle de 2012 et la différence de coût de leurs réunions publiques, celles du second, étant supérieure d’environ 4 millions d’euros à celles du premier, soit presque 50% de plus. Néanmoins, la cour relèvera qu’une telle comparaison censée démontrer l’excès des prix de Bygmalion, ne tient pas compte des choix des décideurs de deux partis distincts, dont les priorités de communication ne sont pas forcément les mêmes.
Plus précis sont les éléments relatifs à la dégradation des finances de l’UMP sous la présidence de Jean-François Copé, ce qui n’a pas été contesté par ce dernier : ainsi les pertes du parti à l’issue des élections de 2012 étaient de l’ordre de 40 millions d’euros, alors qu’à l’issue du scrutin de 2007, elles se limitaient à 10 millions. Les appelants établissent encore qu’entre ces deux dates les dépenses de communication de l’UMP sont passées de 15 à 33 millions d’euros. La comparaison de ces mêmes dépenses avec celles, bien inférieures, du Parti Socialiste, apparaît moins pertinente, dans la mesure où ces différences sont conditionnées également par des choix, que comme il a déjà été dit, il n’y a pas lieu d’apprécier.
La question du dépassement des dépenses de campagnes de de l’UMP et d’éventuelles fausses factures relatives à celui-ci, évoquées par les appelants, ne seront mis à jour que postérieurement à l’article dont est saisie la cour.
Les éléments connus de la composition du capital de Bygmalion, mis en valeur par l’article, sont certes authentifiés, mais n’ont rien à voir avec la mise en cause de Jean‑François Copé. Les prévenus font encore valoir l’offre de contradiction offerte à la partie civile, à laquelle il n’a pas été donnée suite.
Enfin, la proximité de Jean-François Copé avec MM. Alves, Milliot et Lavrilleux n’est pas contestée.
Néanmoins, l’ensemble des éléments qui précèdent sont insuffisants pour que soit justifiée l’imputation à Jean-François Copé d’une implication personnelle dans la ruine de l’UMP. Il n’est aucunement établi qu’il ait utilisé la structure de Bygmalion dans 1e but exclusif de servir ses propres intérêts, indifféremment au sort du parti dont la direction lui était confiée. En tout état de cause, les pièces produites par les appelants ne peuvent appuyer leurs assertions en ce sens.
Des lors, cette absence d’enquête sérieuse amènera à souligner encore le manque de prudence dans l’expression des titres et intertitres de l’article litigieux, ainsi que le tribunal l’a souligné.
Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu’il a refusé aux appelants le bénéfice de la bonne foi. Il sera encore confirmé en ce qui concerne des peines exactement appréciées.
(...) »
17. Le juge d’appel ordonna la publication dans Le Point d’un communiqué rédigé comme suit :
« Par arrêt en date du 27 avril 2017, la cour d’appel de Paris (chambre de presse) a condamné Frantz-Olivier GIESBERT en qualité de directeur de publication, Mélanie Delattre et Christophe Labbé, en qualité de journalistes, pour avoir diffamé Jean‑François Copé dans une publication parue dans le numéro 2163 de l’hebdomadaire Le Point daté du 27 février 2014 annoncée en page de couverture par les titres :« Sarkozy a-t-il été volé ? L’affaire Copé » et a ordonné la publication du présent communiqué pour rétablir l’intéressé dans ses droits ».
18. Les requérants se pourvurent en cassation en se plaignant d’une violation de l’article 10 de la Convention, et en faisant valoir la sollicitation exagérée des termes de l’article litigieux par la partie civile ainsi que l’erreur d’appréciation commise par la cour d’appel, selon eux, concernant leur bonne foi compte tenu du sérieux de leur enquête, attesté par des articles d’autres organes de presse, des biographies, des notes de travail sur les finances de l’UMP, le livre de compte de Bygmalion, les numéros du journal officiel contenant les comptes de campagne, des devis de prestation ou des factures des meetings. Ils soutinrent également que la cour d’appel n’avait pas motivé sa décision de leur infliger une amende.
19. La Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel en ses seules dispositions relatives aux peines au motif que la cour ne s’était pas expliquée sur les ressources et les charges des requérants pour fonder sa décision, et rejeta le pourvoi par un arrêt du 8 janvier 2019 ainsi motivé :
« Attendu que, pour confirmer le jugement sur le caractère diffamatoire des propos incriminés, en ce qu’il leur est imputé de viser M. B..., pour certains, en sa qualité de particulier en tant que président du parti UMP, pour d’autres, en sa qualité de parlementaire en tant que président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, les juges, après avoir pris en considération, sans excéder leur saisine, non seulement les termes relevés par l’acte de poursuite, mais encore les éléments extrinsèques de nature à donner aux propos leurs véritables sens et portée, retiennent notamment que les imputations litigieuses portent atteinte à l’honneur ou à la considération de M. B... et se présentent, dans leur ensemble, sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être sans difficulté l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ; qu’ils énoncent également que la qualité de parlementaire constitue le support nécessaire des abus imputés au président d’un groupe parlementaire dans l’usage de la dotation financière attribuée à ce groupe, de sorte que les propos comportant de telles imputations ne peuvent être poursuivis que sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 (...) ;
Attendu qu’en l’état de ces motifs, exempts d’insuffisance comme de contradiction, et répondant aux chefs péremptoires des conclusions des parties, et dès lors que la circonstance qu’un article de presse traite d’un sujet d’intérêt général concernant une personnalité politique ne le dispense pas de fonder les allégations ou imputations diffamatoires qu’il est susceptible de comporter à l’endroit de cette personne sur une base factuelle suffisante, en rapport avec la gravité des accusations portées, et de faire preuve de prudence et de mesure dans l’expression, ce dernier critère ne s’appréciant moins strictement que lorsque les deux autres sont réunis, la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que la cour d’appel a, d’une part, exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés, d’autre part, exposé les circonstances particulières invoquées par les prévenus et énoncé les faits sur lesquels elle s’est fondée pour écarter l’admission à leur profit du bénéfice de la bonne foi ;
(...)
Attendu qu’en matière correctionnelle, le juge qui prononce une amende doit motiver sa décision au regard des circonstances de l’infraction, de la personnalité et de la situation personnelle de son auteur, en tenant compte de ses ressources et de ses charges ;
Attendu que pour confirmer les peines d’amende de 1 000 et 1500 euros, infligées par les premiers juges au seul motif que les prévenus ne sont pas accessibles au bénéfice du sursis, l’arrêt se borne à énoncer que ces peines ont été exactement appréciées ;
Mais attendu qu’en se prononçant, sans expliquer sur les ressources et les charges des prévenus, qu’elle devait prendre en considération pour fonder sa décision, la cour d’appel n’a pas justifié cette dernière ;
D’où il suit que la cassation est encourue de ce chef (...) »
20. Par un arrêt du 20 juin 2019, la cour d’appel de Paris, sur renvoi, confirma les peines d’amende prononcées à l’encontre des requérants, compte tenu des circonstances des infractions commises dans l’exercice de leur profession, de leur personnalité et de leur situation personnelle, et en l’absence de toute information donnée par leurs conseils sur leurs situations familiales, leurs ressources et leurs charges respectives. À cette occasion, la cour d’appel précisa qu’au casier judiciaire du premier requérant, figuraient trente condamnations à des peines d’amende prononcées entre le 2 février 2006 et 20 avril 2017, presque toutes pour diffamation, les deux autres requérants s’étant vus condamnés respectivement trois et sept fois à des peines d’amende pour complicité de diffamation.
21. L’affaire dite « Bygmalion » fut audiencée en première instance au mois de juin 2021. Au cours de celle-ci, M. Copé fut entendu en qualité de témoin assisté. Par un jugement du 30 septembre 2021, les dirigeants de la société Bygmalion furent condamnés pour complicité de faux, usage de faux, escroquerie et/ou complicité de financement illégal de campagne électorale. D’autres protagonistes de l’affaire furent condamnés, dont le directeur de cabinet de M. Copé, pour abus de confiance et complicité de financement illégal de campagne électorale, et M. Nicolas Sarkozy pour le dépassement du plafond légal de dépenses de la campagne électorale de 2012. Dix personnes parmi les quatorze condamnés en première instance firent appel de ce jugement. Le 14 février 2024, la cour d’appel de Paris confirma la culpabilité des intéressés. L’ancien président de la République annonça se pourvoir en cassation contre l’arrêt d’appel.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. Aux termes des articles 29 alinéa 1, 31 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation.
(...) »
Article 31
« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers le Président de la République, un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’Etat, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l’article 32 ci-après. »
Article 32
« La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’une amende de 12 000 euros.
(...) »
23. La responsabilité pénale de l’auteur d’une imputation diffamatoire peut être exclue si l’intéressé est en mesure de justifier des faits justificatifs suivant : l’exception de vérité (article 35 de la loi du 29 juillet 1881) et sa bonne foi. Création jurisprudentielle, le fait justificatif de bonne foi se caractérise par « la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression ainsi que le respect du devoir d’enquête préalable » (Cass., 17 mars 2011, 10-11.784).
24. Par des décisions postérieures au présent litige (no 19-81.172, 21 avril 2020, et no 22-84.763, 5 septembre 2023), la Cour de cassation a confirmé et précisé son appréciation de l’excuse de bonne foi. Pour déterminer si celle-ci peut être retenue au bénéfice du prévenu poursuivi pour diffamation, il appartient aux juges de rechercher, dans un premier temps, si les propos litigieux s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et s’ils reposent sur une base factuelle suffisante, puis, dans un second temps, lorsque ces deux conditions sont réunies, si l’auteur des propos a conservé prudence et mesure dans l’expression et était dénué d’animosité personnelle. La décision du 5 septembre 2023 comporte les motifs suivants :
« (...) lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l’information et d’enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
25. Les requérants soutiennent que leur condamnation pour diffamation publique est contraire à l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...).
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
26. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les parties
a) Les requérants
27. Les requérants ne contestent pas que l’ingérence résultant de leur condamnation était « prévue par la loi ».
28. Ils soutiennent que cette ingérence avait pour but la protection de la réputation de M. Copé et non, comme l’indique le Gouvernement, la vie privée de celui-ci, dès lors que seule sa vie politique et professionnelle était relatée dans l’article litigieux (paragraphe 36 ci-dessous). En outre, ils contestent l’affirmation du Gouvernement selon laquelle elle avait aussi pour but de garantir la présomption d’innocence des personnes mises en cause dans l’affaire Bygmalion, l’article litigieux ayant été publié en amont de l’ouverture de l’enquête sur cette affaire (paragraphe 33 ci-dessous).
29. S’agissant de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence, les requérants soulignent le caractère sommaire des observations du Gouvernement, qui se contenterait de renvoyer aux motivations des décisions rendues par les juridictions internes, tant sur les motifs de la condamnation que sur le caractère sérieux de leur enquête.
30. Ils font valoir que l’article litigieux portait sur une question d’actualité intéressant directement le public, puisqu’il se situait dans le contexte de l’invalidation des comptes de campagne de M. Nicolas Sarkozy. À l’évidence, selon eux, cet article relatait d’un sujet politique de premier plan, dont M. Copé était un protagoniste essentiel, et dont le message global relevait pour l’essentiel de jugements de valeur et de l’analyse politique appuyés par des constats vérifiés et non diffamatoires. Leur condamnation aurait résulté uniquement de leur choix d’avoir titré « L’affaire Copé » et de faire figurer ce nom à la une du journal, alors qu’il renvoyait ni plus ni moins au fait que le président de l’UMP était au cœur du sujet traité. Les juridictions internes auraient dénaturé le sens de l’article, en procédant à une extrapolation des propos publiés, ainsi que le montrerait la motivation de la cour d’appel qui suggère à tort, selon eux, qu’ils ont reproché à M. Copé d’avoir profité personnellement et directement d’un système de facturation (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).
31. Les requérants considèrent également qu’ils ont démontré leur bonne foi en procédant à une enquête sérieuse, largement documentée, dans le respect du contradictoire et du recoupement des sources. Ils renvoient sur ce point à leur formulaire de requête dans lequel ils indiquaient, d’une part, que l’information litigieuse avait été relayée par plusieurs articles de presse avant qu’ils ne la publient et, d’autre part, qu’ils avaient produit pas moins de cent cinquante pièces devant les juridictions internes, dont les entretiens menés avec les dirigeants de Bygmalion. À cet égard, ils font valoir que près de la moitié de l’article contenait la restitution des échanges avec les personnes mises en cause. L’article aurait ainsi reposé sur des faits avérés, serait essentiellement constitué de jugements de valeurs et les expressions litigieuses, seulement imagées, relèveraient de la liberté de ton et de style des journalistes.
32. Enfin, les requérants soutiennent que la publication d’un communiqué judiciaire en page de sommaire est une sanction sévère pour un organe de presse, qui n’était pas justifiée dans les circonstances de l’espèce. Ils contestent par ailleurs l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ils n’étaient pas éligibles au sursis (paragraphe 36 ci-dessous).
b) Le Gouvernement
33. Le Gouvernement reconnaît qu’il y a eu ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants. Il soutient que cette ingérence était prévue par la loi, et poursuivait le but légitime de la protection de la réputation d’autrui. À cet égard, il soutient que l’article imputait à M. Copé d’avoir organisé, au moyen de la société Bygmalion créée pour servir ses intérêts personnels, le vol et la ruine du parti qu’il dirigeait, et qu’il importait de protéger la vie privée des personnes visées et de garantir leur présomption d’innocence au regard de l’information judiciaire ouverte l’année de la publication dudit article.
34. Le Gouvernement considère ensuite que l’ingérence litigieuse était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi.
35. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, et aux critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires de diffamation, qu’il énumère ainsi : la contribution à un débat d’intérêt général, la qualité des requérants, le degré de notoriété des personnes en cause, les motifs pertinents adoptés par les juridictions internes et la sévérité de la sanction, le Gouvernement développe les considérations suivantes.
36. Premièrement, les propos litigieux relevaient d’un débat d’intérêt général, s’agissant d’une personnalité politique de premier plan, d’un sujet lié au financement de la vie politique et d’une affaire dont la presse avait abondamment rendu compte et dont la justice était saisie. Deuxièmement, en tant que journalistes, les requérants étaient tenus par des règles déontologiques. Troisièmement, si la notoriété de M. Copé l’exposait à un contrôle attentif du public, le titre de l’article « L’affaire Copé » et sa désignation dans celui-ci en tant « [qu’] instigateur et bénéficiaire des faits commis par la société Bygmalion » constituait une violation manifeste de sa vie privée et plus particulièrement de sa réputation. Quatrièmement, au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphes 23 et 24 ci-dessus) et des motivations des décisions rendues en l’espèce, la condamnation des requérants était fondée sur des motifs pertinents et suffisants. Enfin, et cinquièmement, la sanction serait proportionnée au but poursuivi compte tenu du faible montant des amendes infligées aux requérants et de leurs condamnations antérieures pour diffamation, les rendant inéligibles au sursis.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
37. La Cour considère que la condamnation pénale des requérants pour diffamation publique et complicité de ce délit a constitué une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
38. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
i. « Prévue par la loi »
39. La Cour considère que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle a déjà reconnu que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017).
ii. « But légitime »
40. La Cour considère que la condamnation des requérants pour diffamation publique envers un particulier et un membre de l’Assemblée nationale poursuivait le but légitime de protection de « la réputation ou des droits d’autrui », en l’espèce ceux de M. Copé.
iii. « Nécessaire, dans une société démocratique »
α) Principes généraux
41. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie « la nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été rappelés dans l’affaire Sanchez c. France ([GC], no 45581/15, § 145, 15 mai 2023).
42. S’agissant en particulier des condamnations pour diffamation, la Cour prend en compte, pour apprécier la nécessité de l’ingérence litigieuse, les éléments suivants : la qualité du requérant et celle de la ou des personnes visées par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 35 et suivants, CEDH 2001-II, Lacroix, précité, § 39).
43. Elle rappelle toutefois qu’elle n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Sanchez, précité, § 198).
44. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sanchez, précité, § 146, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007-V)
45. Il reste qu’il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem, précité, § 126, Dimitriou c. Grèce, no 62639/12, § 47, 11 mars 2021). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier c. France, no 71343/01, § 37, 11 avril 2006), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, Miljević c. Croatie, no 68317/13, § 56, 25 juin 2020). La distinction entre déclarations de faits et jugements de valeurs relève de la marge d’appréciation des autorités nationales, en particulier des juridictions internes. La Cour peut, toutefois, juger nécessaire de procéder à sa propre appréciation des propos en question (Jishkariani c. Géorgie, no 18925/09, § 44, 20 septembre 2018).
46. Enfin, concernant, la Cour rappelle que la nature et le quantum des peines infligées constituent des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
β) Application en l’espèce
47. Pour l’examen des circonstances de l’espèce, la Cour prendra en compte la qualité de la personne visée par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée aux requérants (paragraphe 42 ci-dessus).
‒ La personne visée par les propos litigieux et le cadre de ces propos
48. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’au moment de la publication de l’article litigieux, M. Copé était président de l’UMP, le parti politique qui a soutenu les gouvernements nommés par M. Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, et député à l’Assemblée nationale. En raison de sa qualité d’homme politique, il s’exposait inévitablement et sciemment à un contrôle attentif du public et il devait être prêt à accepter les critiques inhérentes à ses fonctions publiques. Les propos litigieux relataient son comportement au moment de la campagne présidentielle du candidat M. Nicolas Sarkozy, et sa gestion des dépenses de l’UMP avant les élections présidentielles de 2012. La Cour est d’avis, ainsi que l’ont relevé les juridictions internes, qu’eu égard à la fonction politique de M. Copé, d’une part, et à la nature des questions abordées dans l’article litigieux, relatives au financement des partis politiques et des campagnes électorales, d’autre part, ce dernier relevait d’un débat d’intérêt général pour lequel les restrictions à la liberté d’expression n’ont normalement pas leur place.
‒ La nature des propos litigieux et leur base factuelle
49. La Cour relève, en premier lieu, que la Cour de cassation a considéré que la circonstance qu’un article de presse traite d’un sujet d’intérêt général concernant une personnalité politique ne dispensait pas les journalistes de fonder leurs imputations à l’encontre de cette personnalité sur une base factuelle suffisante, en rapport avec la gravité des accusations portées, et de faire preuve de prudence et de mesure dans l’expression, ce dernier critère ne s’appréciant moins strictement que lorsque les deux autres sont réunis.
50. À cet égard, d’une part, la Cour constate que les juges du fond ont estimé que les propos litigieux comportaient l’imputation de faits précis devant se prêter à la démonstration de leur exactitude. Le tribunal correctionnel a considéré que les requérants n’avaient pas apporté d’éléments de nature à accréditer les imputations formulées dans la publication litigieuse à l’égard de M. Copé « d’avoir organisé, au moyen de la société Bygmalion, pour servir ses intérêts personnels le vol et la ruine du parti ». La cour d’appel a jugé que l’article litigieux, lu dans sa globalité, lui reprochait « d’avoir ruiné son propre parti à son profit politique exclusif, en contrepartie de l’enrichissement d’une structure économique dont l’activité lui était pour une large part dédiée » et d’avoir « toléré sinon encouragé des pratiques de surfacturation des prestations de Bygmalion [ou de sa filiale] au profit tant de l’UMP que du groupe parlementaire de ce parti ». La Cour relève d’autre part, que les juges du fond ont refusé d’admettre les requérants au bénéfice de la bonne foi, en l’absence de base factuelle suffisante pour prouver ces imputations. Le tribunal correctionnel a relevé que certains éléments de l’enquête des requérants étaient sérieux tout en considérant qu’ils n’étaient pas suffisants pour corroborer les accusations de nature pénale et morale formulées à l’encontre de M. Copé sans prudence ni réserve. La cour d’appel a considéré que les pièces apportées par les requérants à l’appui de leurs allégations, qu’elles soient relatives à la comparaison des comptes de campagne entre les candidats à l’élection présidentielle, aux finances dégradées de l’UMP et aux liens entre les protagonistes ne permettaient pas d’appuyer la thèse d’une implication personnelle de l’intéressé dans l’état des finances de l’UMP. Elle en a déduit qu’ils n’avaient pas mené d’enquête sérieuse, et de ce fait, souligné leur manque de prudence dans l’expression.
51. S’agissant, en deuxième lieu, du point de savoir si les imputations précitées concernaient des faits ou des jugements de valeur, la Cour considère, ainsi que les juridictions internes, que les reproches adressés à M. Copé se présentaient sous la forme d’une articulation précise d’un fait, relatif à son implication personnelle dans l’enrichissement de la société Bygmalion, « conçue par deux proches (...) pour le servir », qu’il « irrigu[ait] en contrat », rendue possible grâce à des malversations, des « prestations facturées hors appels d’offres à l’UMP », au détriment de l’UMP soit des actes pouvant entrer sous la qualification d’abus de confiance et donner lieu à des sanctions pénales.
52. Eu égard au caractère factuel des propos litigieux et à la gravité des accusations qu’ils formulaient, indubitablement préjudiciables à la réputation des personnes mises en cause et compte tenu de la minutie avec laquelle les juridictions internes ont examiné chacun des éléments de preuve fournis par les requérants pour établir l’existence d’une base factuelle suffisante ainsi que de leur conclusion que tel n’était pas le cas, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se départir de leur appréciation. Elle note en particulier que si la proximité de M. Copé avec les dirigeants de la société Bygmalion a bien été reconnue par les juridictions internes, ces dernières ont considéré que ni les éléments de comparaison des comptes de campagne de M. Nicolas Sarkozy et de l’autre candidat à l’élection présidentielle, ni les documents faisant état de la dégradation des finances de l’UMP, quoique précis, étaient suffisants pour étayer les faits allégués. Elle relève également que si une information judiciaire a bien été ouverte à propos de la mise en place d’un système de surfacturations ou de fausses factures au sein de l’UMP, il a été rappelé par la cour d’appel que la question du dépassement des dépenses de campagne de l’UMP et d’éventuelles fausses factures relatives à celui-ci n’avait été mise à jour que postérieurement à l’article litigieux. Il découle de l’ensemble de leurs décisions, qui reposent sur des motifs pertinents et suffisants, que les juridictions internes ont considéré que les requérants ne pouvaient raisonnablement pas s’appuyer, à l’époque de la publication litigieuse, sur les nombreuses pièces et documents à leur disposition établissant les liens de M. Copé avec les dirigeants de la société Bygmalion ainsi que l’état des finances de l’UMP pour étayer l’accusation portée à l’encontre de l’intéressé d’être personnellement et directement à l’origine de graves malversations ou manipulations au détriment de l’UMP. Compte tenu de la gravité de cette accusation, il a pu raisonnablement apparaître aux yeux des juridictions internes que les requérants n’avaient pas fait preuve de la diligence requise en ce qui concerne la vérification de l’exactitude matérielle des faits allégués et que l’article litigieux présentant comme « L’affaire Copé » les informations et éléments révélés procédait d’un choix éditorial délibéré dépourvu de base factuelle suffisante (paragraphes 8 et 21 ci-dessus, et mutatis mutandis, Rumyana Ivanova c. Bulgarie, no 36207/03, §§ 64-65, 14 février 2008).
53. La Cour relève encore qu’en l’absence de base factuelle suffisante, les juridictions internes ont unanimement souligné l’absence de prudence et de mesure dans l’expression de certains passages de l’article litigieux, en particulier celle des titres et intertitres, pour refuser d’admettre les requérants au bénéfice de la bonne foi (paragraphe 16 ci-dessus). Elle prend note de la démarche retenue par la Cour de cassation, s’agissant du fait justificatif de bonne foi. Celle-ci recherche d’abord si les faits dénoncés ont été publiés dans un but légitime d’information et s’ils s’appuient sur une enquête sérieuse, ce qui correspond, dans la jurisprudence de la Cour, aux notions de contribution à un débat d’intérêt général et à l’existence d’une base factuelle suffisante, avant de s’attacher, lorsque ces deux éléments sont réunis, aux critères de prudence et d’absence d’animosité personnelle (paragraphes 19 et 24 ci‑dessus). Elle considère que cette approche s’accorde avec sa propre jurisprudence (comparer, par exemple, Lacroix, précité, § 49) et rappelle que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 53, CEDH 2000-IV, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 183, 27 juin 2017). En l’espèce, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation portée par la cour d’appel selon laquelle les passages litigieux de l’article manquaient de « mesure ». Elle rappelle que, quelle que soit la vigueur des luttes politiques, il est légitime de vouloir leur conserver un minimum de modération et de bienséance (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 57, CEDH 2007-IV).
‒ La nature des sanctions infligées aux requérants
54. La Cour rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, par exemple, Z.B. c. France, no 46883/15, § 67, 2 septembre 2021). Elle réaffirme en ce sens, que les autorités nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.
55. En l’espèce, elle relève que les requérants ont été condamnés à payer des dommages-intérêts d’un montant d’un euro en réparation du préjudice moral subi par M. Copé et des amendes de 1 500 et 1 000 EUR respectivement. Elle constate que ces amendes ont été infligées aux requérants à la suite de la décision de la Cour de cassation de casser et d’annuler l’arrêt d’appel pour qu’il soit fait une juste appréciation de leurs peines au regard de leurs ressources et de leurs charges (comparer Dimitriou, précité, § 54). Pour autant, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les ressources des requérants, la Cour considère que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant des amendes est resté proportionné (mutatis mutandis, Z.B. c. France, précité, § 67).
56. Par ailleurs, s’agissant de la mesure de publication du communiqué judiciaire ordonnée à titre de réparation civile complémentaire, la Cour note que les requérants n’ont pas spécifiquement soulevé la question de sa proportionnalité au regard de l’atteinte à leur droit à la liberté d’expression devant la Cour de cassation. Elle considère, en tout état de cause, que les requérants ne démontrent pas en quoi l’ordre de publier le communiqué dans les modalités précitées a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont Le Point a exercé et exerce encore son droit à la liberté d’expression.
57. Au vu des faibles montants des amendes et du caractère non excessivement restrictif de la liberté d’expression de la publication d’un communiqué judiciaire dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que les peines infligées aux requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
γ) Conclusion
58. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation unanimement retenue du cas d’espèce par les juridictions internes. Elle conclut que ces dernières dont les solutions reposent sur des motifs pertinents et suffisants, ont pu, sans excéder leur marge d’appréciation, tenir l’ingérence litigieuse dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression pour nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » après avoir considéré que la sanction qui leur a été infligée n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.
59. Partant, il n’y a pas eu violation l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik María Elósegui
Greffier Présidente
Appendix
Liste des requérants
Requête no 835/20
No
|
Prénom NOM
|
Année de naissance
|
Nationalité
|
Lieu de résidence
---|---|---|---|---
1.
|
Franz-Olivier GIESBERT
|
1949
|
français
|
Paris
2.
|
Melanie DELATTRE
|
1978
|
française
|
Paris
3.
|
Christophe LABBE
|
1967
|
français
|
Paris