TROISIÈME SECTION
AFFAIRE FERRERO QUINTANA c. ESPAGNE
(Requête no 2669/19)
ARRÊT
Art 1 P12 • Interdiction générale de la discrimination • Limite d’âge de 35 ans imposée à un concours public de recrutement d’agents de police de premier grade • Fonctions exercées par ces policiers d’ordre opérationnel ou exécutif impliquant une aptitude physique particulièrement renforcée envisagée au regard des années de service à accomplir après avoir été recruté • Différence de traitement sur la base de l’âge étant appropriée à l’objectif consistant à assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service de police concerné et n’allant pas au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation de cet objectif • Marge d’appréciation large • Raisons pertinentes et suffisantes
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
26 novembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ferrero Quintana c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Georgios A. Serghides, président en exercice,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 2669/19) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Asier Ferrero Quintana (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 décembre 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») le 2 septembre 2019,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 novembre 2021 et 8 octobre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’imposition d’une limite d’âge de 35 ans dans le cadre d’un concours public visant à pourvoir plusieurs postes d’agents de police de la communauté autonome du Pays basque. Le requérant, qui avait été autorisé à titre provisoire à participer à ce concours alors qu’il dépassait la limite d’âge en question, a passé avec succès les différentes épreuves du concours. Cependant, il n’a pas été recruté au motif qu’il dépassait la limite d’âge imposée. Devant la Cour, il plaide que les examens médicaux et épreuves physiques auxquels il s’est soumis ont confirmé qu’il était physiquement apte à occuper le poste en question, et qu’il a donc fait l’objet d’une discrimination fondée sur l’âge, constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1978 et réside à Basauri. Il a été représenté par Me J. García Espinar, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par Mme H. E. Nicolás Martínez, co‑agente du Royaume d’Espagne auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Le requérant se porta candidat à un concours public, annoncé le 1er avril 2014, qui visait à pourvoir soixante postes d’agents de premier grade (escala básica) au sein de la police de la communauté autonome du Pays basque (connue sous le nom d’Ertzaintza). Parmi les exigences requises figurait l’obligation d’être âgé de plus de 18 ans et de moins de 35 ans lors du dépôt de la candidature.
6. Bien qu’il eût atteint l’âge de 35 ans l’année précédente, le requérant et d’autres personnes qui se trouvaient dans la même situation (soit 750 candidats) furent autorisés, à titre provisoire, à participer à ce concours. Cette décision provisoire concernait les candidats ayant dépassé la limite d’âge imposée qui remplissaient le reste des exigences requises pour accéder au poste. La décision définitive concernant la participation des intéressés au concours dépendait du jugement que les juridictions compétentes allaient rendre relativement à l’action qu’un autre candidat âgé de plus de 35 ans avait engagée aux fins de contester la validité de la condition relative à la limite d’âge. Le requérant n’introduisit aucun recours à ce stade. Consécutivement à l’adoption de la mesure provisoire, il se présenta à toutes les épreuves.
7. Le concours comprenait trois phases successives, toutes obligatoires et éliminatoires : une première phase de « sélection » par compétition, une deuxième phase de formation, d’une durée de neuf mois, et une troisième phase de stage, d’une durée de douze mois. La compétition initiale comprenait cinq tests éliminatoires, à savoir :
Premier test : test de connaissances.
Deuxième test : test psychotechnique composé de quatre exercices.
Troisième test : test psychotechnique composé de deux tests de personnalité liés au profil professionnel du poste à pourvoir.
Quatrième test : test d’aptitude physique composé de quatre exercices.
Cinquième test : entretien personnel visant à déterminer les compétences comportementales des candidats et leur aptitude à remplir les fonctions et les tâches correspondant au profil professionnel du poste concerné.
8. À l’issue des épreuves de la première phase, le requérant fut l’un des 6 595 candidats à obtenir un résultat lui ouvrant droit à l’un des soixante postes à pourvoir. Classé 49e sur 60, il fut autorisé, toujours à titre provisoire, à participer aux phases suivantes du concours, c’est-à-dire à accomplir une période de formation (qu’il suivit à partir du 7 janvier 2015 et jusqu’en septembre 2015) et une période de stage (du 21 septembre 2015 au 21 septembre 2016).
9. Cependant, le 19 décembre 2016, à l’issue de sa période de formation et de stage (soit à l’issue du concours), sa candidature fut finalement rejetée au motif qu’il était âgé de plus de 35 ans, la mesure provisoire en vertu de laquelle il avait été admis à concourir et qui avait été prise dans l’attente de la décision des instances judiciaires quant à la validité de la limite d’âge (paragraphe 11 ci-dessous) étant échue.
10. Le requérant introduisit une procédure spéciale de protection des droits fondamentaux, estimant qu’il avait fait l’objet d’une discrimination dans son droit d’accès à la fonction publique dans des conditions d’égalité en ayant été écarté uniquement en raison de son âge. Il voyait dans l’imposition d’une telle limite d’âge une décision arbitraire, déraisonnable et disproportionnée. Il invoquait les articles 9 § 3, 14 et 23 § 2 de la Constitution espagnole, ainsi que la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (la « directive 2000/78/CE »).
11. Par un arrêt du 9 février 2017 (arrêt no 69/2017, procédure de protection des droits fondamentaux no 710/2014), la chambre du contentieux administratif du Tribunal supérieur de justice du Pays basque débouta le requérant. Elle releva d’abord que le 20 mai 2015, elle avait saisi la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») d’une question préjudicielle dans le cadre d’un autre recours qui avait été introduit par un candidat au même concours public (procédure à l’origine de la mesure en vertu de laquelle les candidats âgés de plus de 35 avaient été autorisés à titre provisoire à participer au concours (paragraphe 6 ci-dessus et paragraphe 46 ci‑dessous). À cet égard, elle précisa que sa décision de saisir la CJUE était motivée, entre autres, par le fait que la limite d’âge était différente concernant d’autres corps de police espagnols, notamment la Guardia Civil, où elle était de 40 ans, et le Cuerpo Nacional de Policía, où elle correspondait à l’âge de la retraite, mais qu’il était toutefois impossible de comparer la limite d’âge fixée pour entrer dans la police du Pays basque avec celle établie pour entrer dans les corps de police nationaux puisque ces derniers relevaient de la compétence de l’État et non d’une communauté autonome. Enfin, elle nota que le Tribunal constitutionnel avait établi que les critères d’accès à la fonction publique devaient répondre à une justification objective et raisonnable tout en tenant compte des principes d’égalité et de proportionnalité, et qu’ils devaient donc être formulés en des termes généraux, abstraits et non-discriminatoires, ne pouvant être liés qu’au principe de la sélection au mérite et en fonction des capacités. Or, jugea-t‑elle, ces conditions étaient réunies en l’espèce en conséquence de la réglementation relative aux conditions d’accès aux postes d’agents de premier grade de la police autonome du Pays basque, comme le confirma l’arrêt de la CJUE qui conclut que ladite réglementation n’était pas contraire à la Directive 2000/78/CE. Sur la base des arguments précités, l’appel du requérant fut rejeté par la chambre du contentieux administratif du Tribunal supérieur de justice du Pays basque.
12. Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de la chambre du contentieux administratif du Tribunal supérieur de justice du Pays basque du 9 février 2017. Par une décision du 5 octobre 2017, le Tribunal suprême déclara le pourvoi irrecevable au motif qu’il ne présentait pas d’intérêt objectif pour le développement de la jurisprudence. Par une décision du 4 décembre 2017, il déclara également irrecevable le recours en nullité dont le requérant l’avait saisi.
13. Le requérant forma alors un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, se plaignant d’une violation de ses droits fondamentaux à l’égalité et à la non-discrimination dans l’accès à la fonction publique, prévus aux articles 14 et 23 § 2 de la Constitution espagnole. Il soutenait que la mesure consistant à fixer à 35 ans la limite d’âge pour entrer dans la police du Pays basque était irrationnelle et disproportionnée, arguant, d’une part, que pareille mesure privait de la possibilité d’accéder à de telles fonctions des candidats pleinement capables de les exercer et, d’autre part, qu’elle s’imposait de manière générale, sans que fussent pris en compte les différents types de fonctions pouvant être exercées au sein du corps policier.
14. Par une décision rendue le 21 juin 2018 et signifiée au requérant le 25 juin de la même année, le Tribunal constitutionnel jugea le recours d’amparo formé par le requérant irrecevable, estimant qu’il était dénué de pertinence constitutionnelle.
15. Le formulaire de requête du requérant fut reçu par la Cour le 3 janvier 2019.
16. À la fin de l’année 2016, une liste de réserve (bolsa de trabajo) d’agents intérimaires de la police locale du Pays basque avait été créée afin que du personnel sélectionné et formé pût être mis à la disposition des communes du Pays basque qui en avaient besoin. Le requérant y fut intégré en raison du fait qu’il avait suivi les périodes de formation et de stage prévues dans le cadre du concours d’agent de l’Ertzaintza. Entre janvier 2018 et juin 2019, il fut ainsi employé en tant que fonctionnaire intérimaire, exerçant ses fonctions au sein de la police locale de la ville de Sestao.
17. À la suite d’une modification législative entrée en vigueur en juillet 2019 (loi no 7/2019, du 27 juin 2019, portant cinquième modification de la loi sur la police du Pays basque), la limite d’âge litigieuse fut repoussée de 35 à 38 ans (paragraphe 22 ci-dessous). Il était précisé que la nouvelle disposition s’appliquait également aux candidats qui, bien qu’ayant réussi les concours publics de 2014, 2015 et 2016, s’étaient vu refuser un poste en raison de leur âge. En conséquence, le requérant fut nommé agent de police de la communauté autonome du Pays basque (Ertzaintza) le 6 septembre 2019.
18. Le 3 novembre 2022, le requérant a informé la Cour qu’il n’avait pas pu participer au concours public de promotion dans la catégorie de sous‑officier (suboficial) de deuxième grade (escala de inspección) de l’Ertzaintza, qui avait été publié le 4 mai 2022, faute d’ancienneté suffisante au sein du corps de la police du Pays basque (l’ancienneté requise étant de quatre ans). Il a précisé avoir été confronté au même problème dans le cadre d’un appel à participation à un programme de développement professionnel lancé en août 2021, où l’ancienneté minimale requise avait été fixée à cinq ans, et a ajouté que le préjudice découlant de son non-recrutement au sein de l’Ertzaintza en décembre 2016 en raison de son âge devait dès lors être évalué à l’aune de l’impossibilité qui lui avait été subséquemment faite de postuler audit concours de promotion et à l’appel à participation en question.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. Le droit et la pratique internes
1. La Constitution espagnole
19. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole se lisent comme suit :
Article 14
« Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, les opinions ou toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
Article 23
« (...)
2. De même, ils ont le droit d’accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions et charges publiques, compte tenu des exigences requises par la loi. »
Article 103
« (...)
3. La loi définit le statut des fonctionnaires publics et réglemente l’accès à la fonction publique conformément au principe de la sélection au mérite et en fonction des capacités (...) »
2. La législation interne
20. La loi organique no 2/1986 du 13 mars 1986 relative aux forces et corps de sécurité détermine les compétences des corps de police des communautés autonomes comme suit :
Article 38
« Les communautés autonomes (...) peuvent exercer les fonctions suivantes par l’intermédiaire de leur corps de police :
1. À titre de compétences propres :
a) Veiller au respect des dispositions et ordres spéciaux émis par les organes de la communauté autonome.
b) Surveiller et protéger les personnes, institutions, bâtiments, établissements et dépendances de la communauté autonome et de ses administrations, en garantissant le fonctionnement normal des installations et la sécurité des utilisateurs de leurs services.
c) Inspecter les activités soumises à la réglementation ou à la discipline de la communauté autonome, en dénonçant toute activité illicite.
d) Recourir à la contrainte aux fins de l’exécution forcée des actes ou dispositions pris par la communauté autonome elle-même. »
21. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 4/1992 du 17 juillet 1992 relative à la police du Pays basque, qui était applicable à l’époque des faits, étaient ainsi libellés :
Article 26 § 1
« Dans le cadre des compétences exercées par la communauté autonome du Pays basque, l’Ertzaintza [police autonome basque] a pour mission principale de protéger les personnes et les biens, de garantir le libre exercice de leurs droits et libertés et de veiller à la sécurité des citoyens sur tout le territoire de la communauté autonome. À cette fin, elle exerce les fonctions que l’ordre juridique confère aux corps de sécurité de l’État. »
22. La loi no 7/2019 du 27 juin 2019 portant cinquième modification de la loi sur la police du Pays basque a repoussé de 35 à 38 ans l’âge maximal d’entrée à l’Ertzaintza (paragraphe 17 ci-dessus). Le critère ainsi redéfini a été également entériné par le décret législatif no 1/2020 du 22 juillet 2020 portant approbation du texte consolidé de la loi sur la police du Pays basque, qui énonce les conditions suivantes :
Article 77 - Admission par concours général
« 1) Pour être admis aux épreuves sélectives d’admission par concours général en tant que fonctionnaire appartenant au corps de police du Pays basque, le candidat doit remplir les conditions prévues par la législation régissant l’emploi public basque, ainsi que les conditions particulières suivantes :
a) Être âgé de 18 ans. Pour être recruté comme agent, le candidat doit avoir moins de 38 ans ou avoir servi dans d’autres corps de police du Pays basque.
b) Sans préjudice de l’application du bénéfice de la réhabilitation, conformément à la réglementation pénale et administrative, n’avoir fait l’objet d’aucune condamnation pénale ni d’aucune révocation par une administration publique et ne pas avoir été déchu ou suspendu de ses fonctions au sein de l’administration publique.
c) Posséder les qualifications requises pour la catégorie de poste visée.
d) Ne pas souffrir d’un trouble figurant sur la liste des exclusions médicales fixée par voie réglementaire.
e) Avoir la taille minimale fixée par voie réglementaire, différente pour les hommes et pour les femmes.
f) S’engager, par déclaration, à porter des armes et, le cas échéant, à s’en servir.
g) Être en possession d’un permis de conduire des véhicules de la catégorie précisée dans chaque appel à candidatures.
h) Les autres exigences spécifiques objectivement liées aux fonctions et aux tâches à accomplir, telles que prévues dans l’appel à candidatures.
2) Les conditions susmentionnées doivent être remplies à la date limite de dépôt des candidatures, à l’exception de la condition prévue au point g), qui doit être remplie à la date spécifiée dans chaque appel à candidatures. »
23. Les articles pertinents du décret législatif royal no 5/2015 du 30 octobre 2015 portant approbation du texte consolidé de la loi portant statut général des employés publics (Ley del Estatuto Básico del Empleado Público), dans leur version en vigueur à l’époque des faits, établissaient ce qui suit :
Article 1 – Objet
« 1. Le présent statut a pour objet d’établir les bases du régime statutaire des fonctionnaires relevant de son champ d’application.
2. Il a également pour objet de déterminer les règles applicables au personnel employé au service des administrations publiques.
3. Il reflète en outre les principes fondamentaux d’action suivants :
(...)
b) Égalité, mérite et compétence dans l’accès [à la fonction publique] et la promotion professionnelle.
(...)
f) Efficacité dans la planification et la gestion des ressources humaines.
g) Développement professionnel continu et qualification des fonctionnaires.
(...) »
24. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 62/2003 du 30 décembre 2003 sur les mesures fiscales, administratives et sociales, dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :
Article 34 – Champ d’application de la section 3.a.
« 1. La présente section a pour objet d’établir des mesures pour que le principe de l’égalité de traitement et de la non-discrimination soit réel et effectif dans l’accès à l’emploi, l’affiliation et la participation aux organisations syndicales et patronales, les conditions de travail, la promotion professionnelle et la formation professionnelle et continue, ainsi que dans l’accès à l’activité indépendante et à l’exercice d’une profession et l’incorporation et la participation à toute organisation dont les membres exercent une profession déterminée.
2. Aux fins des dispositions du paragraphe précédent, le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination directe ou indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.
Les différences de traitement fondées sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés [au premier] alinéa ne constituent pas une discrimination lorsque, en raison de la nature de l’activité professionnelle concernée ou du contexte dans lequel elle s’exerce, cette caractéristique constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. »
25. En Espagne, les forces de police sont organisées selon trois niveaux, qui correspondent aux trois niveaux fondamentaux de l’organisation territoriale de l’État : i) au niveau national, les forces et corps de sécurité de l’État dépendent du gouvernement central et sont composés de la police nationale et de la Guardia Civil ; ii) au niveau régional, certaines communautés autonomes ont leurs propres forces de police – c’est le cas du Pays basque (l’Ertzaintza), de la Catalogne (les Mossos d’Esquadra), de la Navarre (la Policía Foral Navarra) ou des Îles Canaries (le Cuerpo General de la Policía Canaria) ; iii) au niveau local, les forces de police dépendent des collectivités locales. Il n’existe donc pas de régime uniforme concernant l’âge maximal requis pour l’accès aux concours de recrutement au sein des forces de police et des corps de sécurité. Ledit âge maximal, ainsi que d’autres conditions d’accès telles que la taille, l’état de santé, les qualifications ou les autorisations administratives exigées (par exemple un permis de conduire spécifique), varient d’un corps de police à l’autre et diffèrent également au sein de chacun de ceux-ci en fonction du grade et de la catégorie spécifiques dont le poste concerné relève, de la réglementation applicable dans chaque cas à cet égard et, notamment, des fonctions spécifiques attachées au poste et des caractéristiques de celui-ci.
26. En tout état de cause, une série de modifications a été introduite au cours des dernières années, laissant transparaître une certaine tendance à repousser, voire supprimer, l’âge maximal d’accès à ce type d’institutions, que ce soit par la voie légale ou réglementaire ou par la voie jurisprudentielle (paragraphes 31-43 ci-dessous).
27. En ce qui concerne plus précisément l’Ertzaintza, l’âge maximal d’accès aux postes d’agent de premier grade est passé de 30 ans (en 1994) à 32 ans (en 2002), puis à 35 ans (en 2010, soit la limite applicable lorsque le requérant s’est présenté au concours), et finalement à 38 ans (en 2019).
3. La jurisprudence interne
1. Jurisprudence du Tribunal constitutionnel concernant les limites d’âge pour l’accès à l’emploi public
28. Le Tribunal constitutionnel a été plusieurs fois saisi de la question de savoir si la fixation d’une limite d’âge pour l’accès à un emploi public était contraire au principe d’égalité reconnu aux articles 14 et 23 § 2 de la Constitution espagnole.
29. Dans un arrêt no 37/2004 du 11 mars 2004, le Tribunal constitutionnel est parvenu à la conclusion que l’article 135 b) du décret législatif royal no 781/1986 du 18 avril 1986 portant approbation du texte révisé des dispositions légales en vigueur en matière d’administration locale, qui fixait un âge maximal pour l’admission aux épreuves d’accès aux postes de la fonction publique locale (« avoir au moins dix ans de moins que l’âge de départ obligatoire à la retraite pour des raisons d’âge, tel que déterminé par la législation sur la fonction publique »), était inconstitutionnel, estimant que la limite en question, qui s’imposait de manière générale à l’ensemble de l’administration locale, n’était pas justifiée. Le Tribunal a précisé que le droit à l’égalité d’accès à l’emploi public « n’interdi[sait] pas au législateur de prendre en considération l’âge des candidats », entre autres conditions personnelles, et « qu’une décision législative qui, compte tenu de ce facteur différenciateur et des caractéristiques de l’emploi en question, fix[ait] objectivement des limites d’âge qui rend[aient] impossible l’accès audit emploi pour ceux les ayant dépassées » était légitime, mais a jugé inapproprié « l’établissement d’une condition d’âge maximal pour l’accès à la fonction publique en général ».
30. Dans l’arrêt no 29/2012 du 1er mars 2012, le Tribunal constitutionnel était appelé à déterminer si la loi andalouse de coordination de la police locale pouvait imposer une limite d’âge pour l’accès à des postes au sein dudit corps de police locale dans le cadre du système de mobilité, étant donné qu’elle empêchait les policiers locaux auxquels il manquait moins de dix ans pour passer en situation de « deuxième activité » de se porter candidats. Il a considéré que ladite limite d’âge pour l’accès était justifiée compte tenu de l’effet préjudiciable qu’aurait sur l’intérêt public l’admission de fonctionnaires proches de la « deuxième activité ».
2. Jurisprudence des juridictions ordinaires concernant les limites d’âge pour l’accès aux forces de police autonomes et nationales et aux forces armées et de sécurité
31. Dans certains arrêts rendus au cours des dernières années (notamment depuis l’année 2011), le Tribunal suprême a annulé des limites d’âge maximales qui figuraient dans des appels à candidature relatifs à différents corps, tant au niveau national qu’au niveau autonome, des forces armées et de sécurité. D’autres juridictions ont également prononcé pareilles annulations. La possibilité de fixer une limite d’âge maximale pour l’accès à certaines institutions, notamment des corps de police et de sécurité, n’a pas été écartée, mais la limite en question doit être justifiée, ce qui fait l’objet d’une analyse au cas par cas. Ainsi, des juridictions nationales ont considéré que le fait de fixer une limite d’âge comme condition d’accès à certains concours était contraire aux exigences légales en raison de l’absence de justification suffisante au regard des circonstances particulières de l’espèce (tenant par exemple à des missions spécifiques ou aux motifs allégués dans la procédure devant elles). Dans d’autres cas, jugeant suffisants les motifs invoqués pour justifier l’instauration d’une limite d’âge, le Tribunal suprême a conclu à la légalité de celle-ci concernant l’accès à différentes catégories de poste au sein desdits corps.
a) Les forces de police autonomes : l’Ertzaintza et les Mossos d’Esquadra
32. Concernant plus particulièrement l’Ertzaintza, le Tribunal supérieur de justice du Pays basque, dans cinq arrêts, a considéré conforme à la loi la limite d’âge de 35 ans exigée pour l’accès au poste d’agent de premier grade dans le cadre des appels à candidature respectifs de 2014 (l’arrêt concerné ayant été rendu relativement au recours formé par le requérant, paragraphe 11 ci-dessus), de 2015 (arrêt no 46/2018 du 26 janvier 2018, recours no 595/2015, et arrêt no 894/2018 du 14 février, recours no 256/2015) et de 2016 (arrêt no 3689/2018, recours no 325/2016, et arrêt no 3690/2018, recours no 355/2016, tous les deux datés du 21 novembre 2018).
33. Pour ce qui est des Mossos d’Esquadra, le Tribunal suprême a confirmé dans trois arrêts (arrêt no 441/2006 du 31 janvier 2006, recours no 2202/2000, arrêt no 3965/2006 du 28 juin 2006, recours no 846/2000, et arrêt no 6510/2009 du 28 septembre 2009, recours no 4433/2005) les décisions des juridictions inférieures selon lesquelles la fixation d’une limite d’âge maximale de 40 ans pour l’accès à des postes de troisième grade (« escala ejecutiva ») au sein des Mossos d’Esquadra n’était pas justifiée dès lors que rien n’empêchait les fonctionnaires relevant de ce grade d’exercer leurs fonctions à partir de cet âge et jusqu’à l’âge de la retraite. Il a estimé en outre que les épreuves de sélection, qui comprenaient des tests physiques et médicaux, permettaient de déterminer une éventuelle incapacité pour exercer des fonctions au sein de la police autonome, et ce indépendamment de l’âge. En conséquence, la condition de limite d’âge figurant dans les avis de concours litigieux a été annulée.
34. Cependant, eu égard à l’analyse retenue par la CJUE dans le cadre du recours préjudiciel porté devant elle dans l’affaire C-258/15, le Tribunal suprême a effectué un revirement jurisprudentiel dans un arrêt no 1321/2017 du 5 avril 2017 (recours no 1709/2015), confirmant la validité de la limite d’âge maximale de 30 ans pour l’accès aux postes de caporal et de garde au sein de la Guardia Civil (paragraphe 43 ci-dessous). Cette décision a été suivie d’autres arrêts dans lesquels le Tribunal, faisant à nouveau application de la ligne jurisprudentielle européenne, a jugé légales les limites d’âge établies dans différents appels à candidature et réglementations litigieux. Ainsi, par un arrêt no 3422/2017 du 25 septembre 2017 (recoursno 2637/2015), il a confirmé la limite d’âge fixée à 33 ans pour l’accès aux forces de police locales de différentes communes de la communauté autonome de Castille-et-Leon – alors même que ladite question préjudicielle devant la CJUE concernait uniquement l’Ertzaintza. En outre, dans un arrêt no 928/2023 du 15 mars 2023 (recours no 1702/2022), relatif à la limite d’âge imposée pour accéder aux postes d’agents de premier grade de l’Ertzaintza et aux corps de police locale du Pays basque, le Tribunal suprême a expressément indiqué avoir modifié sa doctrine à la suite de l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire C-258/15. À la lumière de ladite nouvelle doctrine, le Tribunal suprême a considéré qu’il n’avait pas été démontré que la limite d’âge litigieuse, alors fixée à 38 ans, c’est-à-dire à un âge supérieur à celui en cause dans l’affaire jugée par la CJUE (à savoir 35 ans), dût être encore repoussée. Pour parvenir à cette conclusion, il a pris en compte non seulement le court laps de temps qui s’était écoulé entre l’appel à candidature ayant fait l’objet de la décision européenne et celui qui était soumis à son examen (soit 5 ans, de 2014 à 2019), mais aussi les rapports sur le vieillissement du personnel de l’Ertzaintza qui avaient été présentés devant la CJUE et qui mettaient en évidence la nécessité d’un remplacement progressif du personnel en question par des individus plus jeunes. Enfin, le Tribunal suprême a estimé que l’appréciation à laquelle la CJUE s’était livrée dans l’affaire Wolf (C‑229/08), qui avait trait au corps des sapeurs-pompiers (paragraphe 47 ci‑dessous), relativement à la capacité physique requise pour exercer une profession valait tout autant pour les forces de police locales et pour l’Ertzaintza.
b) La police nationale
35. Quant à la police nationale, le Tribunal suprême a jugé par un arrêt du 21 mars 2011 (arrêt no 2185/2011, recours no 184/2008) que la limite d’âge de 30 ans fixée dans le cadre d’un concours externe pour le recrutement dans la catégorie d’inspecteur de troisième grade ne respectait pas les exigences légales. Le Tribunal a estimé que la différence de traitement fondée sur l’âge qui en résultait ne pouvait pas se justifier de manière objective et raisonnable. À cet égard, il a relevé les deux éléments suivants : (i) le fait que l’âge maximal d’accès par la voie externe à des postes d’inspecteur de troisième grade pour les agents déjà membres de la police nationale était de 35 ans et non pas de 30 ans ; et (ii) le fait qu’aucune limite d’âge n’était posée lorsque tels agents accédaient aux postes en question par la voie de la promotion interne. Considérant qu’il découlait de ces deux points que l’âge n’était pas un obstacle pour exercer les fonctions assignées aux agents inspecteurs de troisième grade de la police nationale, le Tribunal suprême a retenu que la limite d’âge maximale n’était pas essentielle et déterminante pour l’accomplissement des fonctions dévolues à ce corps et, par conséquent, qu’elle n’était pas justifiée de manière objective et raisonnable. Les limites d’âge prévues par l’article 7(b) du décret royal no 614/1995 du 21 avril 1995 portant approbation du règlement relatif aux processus de sélection et de formation de la police nationale ont été par suite annulées. Le Tribunal suprême a rendu ultérieurement plusieurs autres arrêts relatifs à la condition de limite d’âge exigée pour l’accès à des postes d’agent de troisième grade dans la police nationale.
36. Il a ainsi conclu, au terme d’un raisonnement similaire, à l’annulation, en raison d’un manque de justification objective et raisonnable, de la limite d’âge de 30 ans imposée pour l’accès par la voie externe à des postes de policier de premier grade (« escala básica ») au sein de la police nationale. Dans l’arrêt en question, (arrêt no 8585/2011 du 16 décembre 2011, recours no 158/2010), le Tribunal suprême a en effet considéré que l’annulation prononcée dans l’arrêt du 21 mars 2011 (paragraphe 35 ci‑dessus) relativement à la limite d’âge prévue pour l’accès à la police nationale par l’article 7(b) du décret royal no 614/1995 du 21 avril 1995 ne distinguait pas entre les postes de premier ou de troisième grade, et que la même conclusion s’appliquait aux deux situations car dans les deux cas (premier et troisième grade), il ne pouvait être justifié de manière objective et raisonnable que l’âge fût une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’exercice des fonctions assignées, que cette limite d’âge poursuivît un objectif légitime, et qu’elle fût proportionnée en l’espèce. Cette jurisprudence a également été appliquée dans des arrêts rendus par les juridictions ordinaires (tels que l’arrêt du Tribunal supérieur de justice de Madrid no 5350/2012, recours no 665/2009 du 24 février 2012).
c) Les forces armées
37. Pour ce qui concerne les forces armées, le Tribunal suprême a jugé dans un arrêt du 9 mai 2014 (recours no 529/2012) que la limite d’âge maximale fixée à 31 ans pour l’accès par la voie externe à trois corps d’armée, à savoir l’intendance, le corps juridique militaire et l’intervention n’avait pas été dûment justifiée. En l’espèce, ladite limite d’âge a été annulée parce que les corps d’armée en question n’exigeaient pas de condition physique particulière et, par conséquent, un objectif légitime propre à justifier la fixation d’un âge maximal faisait défaut, la mesure ne pouvant davantage être considérée comme nécessaire et proportionnée.
38. En revanche, le Tribunal suprême a estimé satisfaisante la justification de la fixation d’un âge maximal pour l’accès à des postes d’officier des forces armées par la voie de la promotion interne (arrêt no 2940/2011, du 4 avril 2011, recours no 129/2010). Le Tribunal a retenu qu’en pareil cas, bien que la fixation d’un âge maximal ne fût pas, en elle-même, justifiée, les forces armées présentaient des besoins tels qu’il était nécessaire, pour pouvoir être promu officier, d’avoir une ancienneté suffisante tout en ayant encore assez d’années de carrière devant soi pour pouvoir exercer les fonctions en question avant l’âge de la retraite.
39. Dans un autre arrêt (arrêt no 214/2016 du 28 janvier 2016, recours no 480/2014), le Tribunal suprême a également validé la limite d’âge de 31 ans imposée pour l’accès par voie de promotion interne à la catégorie d’officier des corps généraux ou de l’infanterie de marine. Le Tribunal s’est référé à l’arrêt que la CJUE avait rendu en 2014 dans l’affaire Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371, paragraphe 48 ci-dessous), dans lequel elle avait considéré que la limite d’âge fixée à 30 ans pour accéder à la police locale d’Oviedo (Espagne) était disproportionnée. Il a cependant relevé que la condition soumise à son examen n’avait pas trait à la police locale et que, par conséquent, tant le cadre légal que la structure et les besoins des corps concernés différaient de ceux en cause dans ledit arrêt de la CJUE. Il a ensuite fait sienne la position défendue par les autorités publiques, qui soutenaient que les besoins en effectifs à long terme des forces armées exigeaient que la carrière des militaires professionnels fût basée sur l’expérience et l’accumulation de mérites, de telle sorte que les sous‑officiers ne pouvaient être promus officiers qu’à un âge leur permettant d’accéder à certains autres postes au cours de leur carrière, selon les besoins des corps d’armée en question.
40. Le 30 mai 2012 (arrêt no 3842/2012, recours no 63/2010), le Tribunal suprême a admis comme justifiée la limite d’âge maximale de 29 ans prévue pour l’accès aux corps des troupes et de la marine des forces armées en considération des besoins de ces corps à court et long terme. Comme dans l’arrêt exposé précédemment (paragraphe 39 ci-dessus), lesdits besoins commandaient la recherche du plus grand nombre possible de personnel possédant une vaste expérience, laquelle ne pouvait être acquise qu’après de longues périodes passées dans les forces armées. Aussi, le Tribunal a jugé que la mise en place de ladite limite d’âge visait à promouvoir la permanence du personnel dans les forces armées, ce qu’il a considéré être un objectif légitime en raison de son lien direct avec les besoins structurels des corps d’armée concernés. Le Tribunal suprême a précisé en outre que la limitation d’âge en question respectait l’exigence de proportionnalité.
41. Cependant, dans l’arrêt no 728/2022 du 3 mars 2022 (recours no 237/2021), qui portait sur l’accès par promotion interne, avec et sans diplôme préalable, des sous-officiers à des postes d’officier dans les corps généraux et dans l’infanterie de marine, le Tribunal suprême a estimé, contrairement à la solution retenue dans l’arrêt du 28 janvier 2016 (paragraphe 39 ci-dessus), que les limites d’âge fixées par décret royal respectivement à 38 ans et à 34 ans n’étaient pas objectivement ou scientifiquement justifiées dans les textes pertinents, et il les a par conséquent annulées.
d) La Guardia Civil
42. Concernant enfin la Guardia Civil, le Tribunal suprême a, dans un premier temps, appliqué à ce corps de police militaire le critère établi dans l’arrêt no 2185/2011 du 21 mars 2011 (paragraphe 35 ci-dessus), et il a annulé, par un arrêt no 4216/2015 du 14 octobre 2015 (recours no 969/2013) et un arrêt no 5489/2015 du 24 novembre 2015 (recours no 3269/2014), les limites d’âge de 30 ans qui figuraient dans des avis de concours émis respectivement pour l’accès au quatrième grade (escala facultativa superior) et pour l’accès à des postes de caporal et de garde dans ledit corps de police.
43. Cependant, dans l’arrêt no 1321/2017 du 5 avril 2017 (recours no 1709/2015), le Tribunal suprême a conclu à la validité de la limite d’âge maximale fixée également à 30 ans dans des avis de concours concernant les mêmes types de postes que ceux sur lesquels portaient les arrêts de 2015 susmentionnés. Tout en reconnaissant l’identité des faits de l’espèce dont il était saisi avec ceux sur lesquels il s’était prononcé dans son arrêt du 24 novembre 2015 précité, le Tribunal a estimé qu’il devait prendre en considération la conclusion de la Grande Chambre de la CJUE selon laquelle la fixation d’un âge maximal de 35 ans pour l’accès à des postes de premier grade dans l’Ertzaintza n’était pas discriminatoire sous l’angle de la directive 2000/78/CE (paragraphe 46 ci‑dessous). Par conséquent, le Tribunal suprême a appliqué les mêmes critères que la CJUE et a jugé que les fonctions des agents de la premier grade de l’Ertzaintza et des caporaux et gardes de la Guardia Civil exigeaient des conditions physiques optimales et que les besoins structurels des deux corps justifiaient la fixation d’un âge maximal d’accès sans que cela pût être considéré comme disproportionné aux objectifs poursuivis. Dès lors, la limite de 30 ans instaurée pour l’accès à des postes de caporal et de garde dans la Guardia Civil était conforme à la loi et à la Constitution espagnole.
2. Le droit et la pratique de L’union Européenne et la Cour de Justice de l’Union Européenne (« CJUE »)
44. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en sa partie pertinente en l’espèce, interdit la discrimination en ces termes :
Article 21 § 1
« 1. Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. (...) »
45. La Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant sur la création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail se lit ainsi en ses parties pertinentes :
(...) considérant ce qui suit :
« (18) La présente directive ne saurait, notamment, avoir pour effet d’astreindre les forces armées ainsi que les services de police, pénitentiaires ou de secours à embaucher ou à maintenir dans leur emploi des personnes ne possédant pas les capacités requises pour remplir l’ensemble des fonctions qu’elles peuvent être appelées à exercer au regard de l’objectif légitime de maintenir le caractère opérationnel de ces services. »
Article premier
Objet
« La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement. »
Article 4
Exigences professionnelles
« 1. Nonobstant l’article 2, paragraphes 1 et 2, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. »
(...)
Article 6
Justification des différences de traitement fondées sur l’âge
« 1. Nonobstant l’article 2, paragraphe 2, les États membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.
Ces différences de traitement peuvent notamment comprendre :
(...)
c) la fixation d’un âge maximal pour le recrutement, fondée sur la formation requise pour le poste concerné ou la nécessité d’une période d’emploi raisonnable avant la retraite. »
46. Dans un arrêt du 15 novembre 2016 (affaire Salaberria Sorondo, C‑258/15), la CJUE, statuant sur ladite question préjudicielle (paragraphe 11 ci-dessus), avait considéré qu’une réglementation qui prévoyait que les candidats aux postes d’agents de premier grade d’un corps de police tel que l’Ertzaintza ne devaient pas avoir atteint l’âge de 35 ans n’était pas contraire au droit de l’Union européenne (le « droit de l’UE »), et plus particulièrement à la directive 2000/78/CE. Elle avait rappelé que selon l’article 4 § 1 de ladite directive, « une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er [de la directive en question] ne constitu[ait] pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitu[ait] une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif [fût] légitime et que l’exigence [fût] proportionnée ».
Or, la CJUE avait estimé que la possession de capacités physiques particulières était une caractéristique liée à l’âge et que les fonctions concernant la protection des personnes et des biens, l’arrestation et la surveillance des auteurs de faits délictueux ainsi que les patrouilles préventives pouvaient exiger l’utilisation de la force physique. Elle avait noté également que la nature de ces fonctions impliquait une aptitude physique particulière dans la mesure où des défaillances physiques dans le cadre de l’exercice desdites fonctions pouvaient avoir des conséquences importantes non seulement pour les agents de police et la population, mais aussi pour le maintien de l’ordre public. Elle avait conclu que le fait de posséder des capacités physiques particulières pour pouvoir remplir les trois missions essentielles de l’Ertzaintza pouvait être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’exercice de la profession d’agent de la police de la communauté autonome du Pays basque. Elle avait également jugé important l’objectif légitime visant à maintenir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement des services de police. À cet égard, elle s’était appuyée sur des données selon lesquelles les agents âgés de plus de cinquante-cinq ans ne pouvaient plus être considérés comme étant en pleine possession des capacités nécessaires à l’exercice adéquat de leur profession sans qu’un risque fût encouru pour eux et pour les tiers, et sur l’estimation réalisée par les autorités espagnoles pour 2025, qui prévoyait que plus de 50 % du personnel de l’Ertzaintza aurait alors entre 55 et 65 ans.
Enfin, la CJUE avait admis que les défaillances à craindre dans le fonctionnement des services de la police de la communauté autonome du Pays basque excluaient que, lors d’un concours de recrutement, l’organisation d’épreuves physiques exigeantes et éliminatoires pussent constituer une mesure alternative moins contraignante. Elle avait estimé que l’objectif consistant à maintenir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du corps des agents de la police autonome du Pays basque exigeait en effet que, pour rétablir une pyramide des âges satisfaisante, la possession de capacités physiques particulières fût envisagée non pas de manière statique, au seul moment des épreuves du concours de recrutement, mais de manière dynamique, en prenant également en considération les années de service devant être accomplies par l’agent après son recrutement. Elle avait conclu que la condition selon laquelle les candidats aux postes d’agents de la police de la communauté autonome du Pays basque ne devaient pas avoir atteint l’âge de 35 ans pouvait être considérée, d’une part, comme étant appropriée à l’objectif tenant au maintien du caractère opérationnel et du bon fonctionnement du corps de police concerné et, d’autre part, comme n’allant pas au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation de cet objectif.
Les passages pertinents de l’arrêt sont libellés comme suit :
« 34. (...), la possession de capacités physiques particulières est une caractéristique liée à l’âge et les fonctions concernant la protection des personnes et des biens, l’arrestation et la surveillance des auteurs de faits délictueux ainsi que les patrouilles préventives peuvent exiger l’utilisation de la force physique (...)
35. La nature de ces fonctions implique une aptitude physique particulière dans la mesure où les défaillances physiques lors de l’exercice desdites fonctions sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes non seulement pour les agents de la police eux-mêmes et pour les tiers, mais aussi pour le maintien de l’ordre public (...)
36. Il s’ensuit que le fait de posséder des capacités physiques particulières pour pouvoir remplir les trois missions essentielles de la police de la Communauté autonome du Pays basque décrites à l’article 26, paragraphe 1, de la loi 4/1992, à savoir assurer la protection des personnes et des biens, garantir le libre exercice des droits et des libertés de chacun ainsi que veiller à la sécurité des citoyens, peut être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, pour l’exercice de la profession en cause au principal.
(...)
38. À cet égard, aux points 43 et 44 de l’arrêt du 13 novembre 2014, Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371), après avoir relevé que le considérant 18 de la directive 2000/78 précise que celle-ci ne saurait avoir pour effet d’astreindre les services de police à embaucher ou à maintenir dans leur emploi des personnes ne possédant pas les capacités requises pour remplir l’ensemble des fonctions qu’elles peuvent être appelées à exercer au regard de l’objectif légitime de maintenir le caractère opérationnel de ces services, la Cour a jugé que le souci d’assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement des services de police constitue un objectif légitime, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de cette directive.
(...)
40. Toutefois, les fonctions exercées par les forces de police des communautés autonomes sont distinctes de celles incombant à la police locale, qui étaient en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 13 novembre 2014, Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371). Ainsi, il importe de rappeler que les agents de la police locale sont chargés, notamment, en vertu de l’article 53 de la loi organique 2/1986, d’assurer la protection des autorités des collectivités locales et la surveillance des bâtiments de celles-ci, de régler et de diriger la circulation en centre-ville, de procéder à la signalisation ainsi que d’exercer des fonctions de police administrative. En revanche, il résulte de l’article 26, paragraphe 1, de la loi 4/1992 que la police de la Communauté autonome du Pays basque « a pour mission essentielle de protéger les personnes et les biens, de garantir le libre exercice de leurs droits et libertés et de veiller à la sécurité des citoyens sur tout le territoire de la communauté autonome ».
41. Ainsi que l’Académie l’a précisé lors de l’audience devant la Cour, un agent du premier grade de la police de la Communauté autonome du Pays basque, grade pour lequel a été organisé le concours en cause au principal, n’effectue pas de tâches administratives, mais exerce essentiellement des fonctions opérationnelles ou exécutives, qui, comme l’a également relevé M. l’avocat général au point 35 de ses conclusions, peuvent impliquer le recours à la force physique ainsi que l’accomplissement de missions dans des conditions d’intervention difficiles, voire extrêmes. Pour l’exécution des seules tâches administratives, les membres du personnel sont, selon les informations fournies par l’Académie, recrutés par l’intermédiaire de concours spécifiques, qui ne prévoient pas de limite d’âge.
42. Or, l’Académie a soutenu devant la Cour que, ainsi qu’il ressort de rapports annexés à ses observations écrites, à partir de l’âge de 40 ans, les agents de la police de la Communauté autonome du Pays basque subiraient une dégradation fonctionnelle, qui se traduirait par une diminution de la capacité de récupération après un effort soutenu et une incapacité à exercer toute autre tâche requérant le même niveau d’exigences pendant un certain laps de temps. En outre, selon les mêmes rapports, un agent âgé de plus de 55 ans ne pourrait plus être considéré comme étant en pleine possession des capacités nécessaires à un exercice adéquat de sa profession, sans qu’un risque soit encouru pour lui et pour les tiers.
43. Par ailleurs, l’Académie a précisé que les agents de la police de la Communauté autonome du Pays basque bénéficient d’une réduction légale du temps de travail annuel, à partir de l’âge de 56 ans, ainsi que d’une dispense de travail de nuit et de missions de patrouille à l’extérieur des installations policières (« service actif modulé »), l’agent qui bénéficie de ce type d’aménagements s’engageant, sur la base du volontariat, à partir à la retraite à l’âge de 60 ans ou, le cas échéant, à 59 ans.
44. Il convient, enfin, de souligner que, selon les données présentées par l’Académie, le corps de la police de la Communauté autonome du Pays basque était, en 2009, soit juste avant l’insertion, dans le décret 315/1994, de la limite d’âge en cause au principal, composé de 8000 agents. À cette époque, 59 de ces agents avaient entre 60 et 65 ans et 1399 étaient âgés de 50 à 59 ans. Elle a ajouté que, selon des prévisions réalisées au cours de l’année 2009, en 2018, 1135 agents auront entre 60 et 65 ans, et 4660 agents, soit plus de la moitié des effectifs, seront âgés de 50 à 59 ans. En 2025, les agents de ce corps de police, pour plus de 50 % d’entre eux, auront entre 55 et 65 ans. Ces données laisseraient ainsi présager un vieillissement massif des effectifs dudit corps.
45. À la lumière desdites données, l’Académie a souligné la nécessité de prévoir le remplacement progressif, par voie de concours, des agents les plus âgés par des recrutements de personnels plus jeunes, aptes à assumer des fonctions exigeantes sur le plan physique. En cela, la présente affaire se distingue également de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 13 novembre 2014, Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371), dans laquelle, ainsi qu’il ressort du point 56 dudit arrêt, il n’avait pas été établi que l’objectif de garantir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du corps des agents de la police locale exigeait de maintenir une certaine structure des âges en son sein, qui aurait imposé de recruter exclusivement des fonctionnaires âgés de moins de 30 ans.
46. Il résulte de l’ensemble des éléments qui précèdent que les fonctions incombant aux agents du premier grade de la police de la Communauté autonome du Pays basque comportent des tâches exigeantes sur le plan physique. Or, l’Académie a également fait valoir que l’âge auquel un agent de la police de la Communauté autonome du Pays basque est recruté détermine le temps pendant lequel celui-ci sera en mesure d’accomplir de telles tâches. Un agent recruté à l’âge de 34 ans, alors qu’il devra, au demeurant, suivre une formation d’une durée de deux ans environ, pourra être affecté à ces tâches pendant une durée maximale de 19 ans, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de 55 ans. Dans ces conditions, un recrutement à un âge plus avancé nuirait à la possibilité d’affecter un nombre suffisant d’agents aux tâches les plus exigeantes sur le plan physique. De même, un tel recrutement ne permettrait pas que les agents ainsi recrutés soient affectés pendant une durée suffisamment longue auxdites tâches. Enfin, ainsi que l’a expliqué l’Académie, l’organisation raisonnable du corps des agents de la police de la Communauté autonome du Pays basque requiert que soit assuré un équilibre entre le nombre des postes exigeants sur le plan physique, non adaptés aux agents les plus âgés, et le nombre des postes moins exigeants sur ce plan, pouvant être occupés par ces derniers agents (voir, par analogie, arrêt du 12 janvier 2010, Wolf, C-229/08, EU:C:2010:3, point 43).
47. Par ailleurs, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 38 de ses conclusions, les défaillances à craindre dans le fonctionnement des services de la police de la Communauté autonome du Pays basque excluent que, lors d’un concours de recrutement, l’organisation d’épreuves physiques exigeantes et éliminatoires puisse constituer une mesure alternative moins contraignante. L’objectif consistant à maintenir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service de police de la Communauté autonome du Pays basque exige en effet que, afin de rétablir une pyramide des âges satisfaisante, la possession de capacités physiques particulières soit envisagée non pas de manière statique, lors des épreuves du concours de recrutement, mais de manière dynamique, en prenant en considération les années de service qui seront accomplies par l’agent après qu’il aura été recruté.
48. Il s’ensuit qu’une réglementation telle que celle en cause au principal, qui prévoit que les candidats aux postes d’agents de la police de la Communauté autonome du Pays basque ne doivent pas avoir atteint l’âge de 35 ans, peut, sous réserve que la juridiction de renvoi s’assure que les diverses indications ressortant des observations formulées et des documents produits devant la Cour par l’Académie et dont il a été fait état ci-avant sont bien exactes, être considérée, d’une part, comme étant appropriée à l’objectif consistant à assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service de police concerné et, d’autre part, comme n’allant pas au‑delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de cet objectif. »
47. Selon la jurisprudence de la CJUE, la fixation d’un âge maximal pour un recrutement peut être contraire au droit de l’UE, à l’aune des articles 4 et 6 de la directive 2000/78/CE, si elle n’est pas justifiée par un objectif légitime ou si l’exigence n’est pas proportionnée. La CJUE a appliqué ces critères dans plusieurs affaires, dont notamment celle ayant donné lieu à l’arrêt relatif au concours litigieux en l’espèce (paragraphe 46 ci-dessus). Dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre le 12 janvier 2010 dans l’affaire Wolf (C 229/08, EU:C:2010:3), la CJUE a conclu que la limite d’âge de 30 ans imposée pour certains postes du corps des sapeurs-pompiers de la ville de Francfort-sur-le-Main (Allemagne) n’était pas contraire au droit de l’UE, et, plus précisément, à la directive 2000/78/CE. Dans cette affaire, la CJUE a relevé ce qui suit : i) le but recherché à travers cette limite d’âge était d’assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du corps de pompiers professionnels, un objectif qu’elle a estimé être légitime ; ii) le fait de disposer de capacités physiques particulièrement importantes pouvait être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’exercice de la profession de pompier au service technique intermédiaire ; iii) la nécessité d’être en pleine capacité physique pour exercer la profession de pompier dans ce service était liée à l’âge des individus ; et iv) on pouvait conclure à la nécessité pour les fonctionnaires de ce service d’être, dans leur majorité, en mesure d’accomplir les tâches exigeantes sur le plan physique, et le recrutement d’individus d’âge avancé avait pour conséquence, d’une part, qu’un grand nombre de fonctionnaires ne pouvaient être affectés auxdites tâches et, d’autre part, que les nouvelles recrues ne pouvaient y être assignées pendant une durée suffisamment longue. Dès lors, la CJUE a jugé que la fixation à 30 ans de la limite d’âge maximale pour le recrutement à ce type d’emploi du service technique intermédiaire des pompiers était appropriée au regard de l’objectif consistant à assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service des pompiers professionnels, et qu’elle n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour réaliser cet objectif. Par conséquent, elle n’était pas contraire à la directive 2000/78/CE.
48. Dans un arrêt du 13 novembre 2014 rendu dans l’affaire Vital Pérez (C-416/13, EU:C:2014:2371), elle a en revanche conclu que la limite d’âge de 30 ans pour accéder à un concours d’agent de la police locale d’Oviedo (Espagne) constituait une exigence disproportionnée, et qu’elle était par conséquent contraire au droit de l’UE. Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est penchée sur la nature des fonctions assignées aux agents de la police locale dans l’espèce examinée, estimant qu’elles « n’étaient pas toujours comparables aux capacités physiques exceptionnellement élevées » qu’exigeaient systématiquement les missions des pompiers, notamment dans la lutte contre les incendies. Elle a retenu que les épreuves physiques organisées dans le cadre du concours destiné à pourvoir les postes d’agent de la police locale suffisaient à garantir la condition physique adéquate requise pour l’exercice de leur profession, et ce d’une façon moins contraignante que la fixation d’un âge maximal. En outre, la CJUE a considéré qu’il n’avait pas été démontré que l’objectif visant à garantir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du corps des agents de la police locale concernée en l’espèce requît le maintien d’une certaine structure des âges en son sein, imposant de recruter exclusivement des fonctionnaires âgés de moins de 30 ans. Ainsi, en prescrivant une telle limite d’âge, la loi contestée avait imposé une exigence disproportionnée, au sens de l’article 4 de ladite directive. Par ailleurs, sous l’angle de l’article 6 de cette directive, la CJUE a jugé que la réglementation litigieuse ne pouvait être considérée comme appropriée et nécessaire au regard de l’objectif de formation des agents concernés, ni au regard de celui consistant à assurer aux agents de la police locale une période d’emploi raisonnable avant la retraite.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE Nº 12 À LA CONVENTION
49. Le requérant se plaint du non-recrutement dont il a fait l’objet, selon lui uniquement en raison de son âge, à l’issue d’un concours public visant à pourvoir plusieurs postes d’agents au sein de la police autonome du Pays basque, alléguant qu’il avait réussi les épreuves physiques et médicales et justifié ainsi de son aptitude physique. Il invoque l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
2. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. »
1. Sur la recevabilité
1. Exception tirée d’un abus de droit
50. Le Gouvernement soutient que le requérant a méconnu l’article 47 § 7 du règlement de la Cour (« le règlement ») et que la requête est par conséquent irrecevable. Il considère en effet que l’intéressé n’a pas communiqué à la Cour des informations selon lui cruciales pour le traitement de la requête, et qu’il a ce faisant agi de façon abusive et contraire au principe de bonne foi. Le Gouvernement affirme, en particulier, que le requérant n’a pas indiqué à la Cour qu’il avait été nommé agent de l’Ertzaintza le 6 septembre 2019.
51. Le requérant conteste cette assertion. Il allègue avoir informé la Cour de cet élément par une lettre en date du 6 décembre 2019. Il estime, quoi qu’il en soit, qu’il ne serait pas logique de sa part de cacher un tel fait à la Cour.
52. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 3 a) de la Convention, une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés. Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause. Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Dimo Dimov et autres c. Bulgarie, no 30044/10, § 42, 7 juillet 2020).
53. En application des principes susmentionnés, la Cour observe que les faits exposés par le Gouvernement ne sauraient être considérés comme un abus du droit de recours individuel. En effet, dans une lettre du 6 décembre 2019, transmise par la suite à l’État défendeur, le requérant a informé la Cour de ce qui suit :
« bien que les candidats qui ont fait l’objet d’une discrimination injustifiée en raison de leur âge dans les procédures de sélection menées en 2014 et 2015 et ont réussi cette sélection aient récemment pu entrer dans la police (sans que l’existence d’un traitement discriminatoire illégal ait été reconnue par les autorités), plusieurs années après la fin de ces procédures de sélection, certains des effets discriminatoires découlant du traitement discriminatoire initialement subi continuent de se perpétuer dans le temps, et des dommages (pécuniaires et non pécuniaires) très graves et significatifs sont résultés du traitement discriminatoire subi par les candidats susmentionnés ».
La Cour estime ainsi qu’il n’est pas établi qu’il y ait eu de la part du requérant une tentative délibérée de dissimuler une information concernant le cœur de l’affaire. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception d’irrecevabilité relative à un abus de droit de recours individuel.
2. Exception tirée de la perte de la qualité de victime
54. Le Gouvernement soutient que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention, et il demande en conséquence que la requête soit déclarée irrecevable. Il considère en effet que le requérant a perdu la qualité de victime le jour où il a été nommé agent de police, c’est‑à‑dire le 6 septembre 2019.
55. Le requérant est d’avis que la discrimination alléguée a entraîné plusieurs conséquences qui persistent à ce jour. Il argue notamment que trois années se sont écoulées avant sa nomination en tant qu’agent de police, et que ce délai lui a fait perdre plusieurs opportunités de formation, de promotion et de spécialisation au sein de l’Ertzaintza. Il estime par ailleurs qu’il convient de prendre en compte les salaires non perçus au cours de cette période, ainsi que les frais et dépens qu’il a dû régler dans le cadre de l’action qu’il a engagée.
56. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé, la violation de la Convention. De plus, la réparation fournie doit être adéquate et suffisante. Elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Dimo Dimov et autres, précité, § 53).
57. Conformément à ces principes, il convient de vérifier, d’une part, si les autorités ont reconnu des violations de la Convention à l’égard du requérant et, d’autre part, si elles lui ont offert une réparation adéquate et suffisante. Sur ce point, la Cour observe que si l’intéressé a finalement été nommé agent de police à la suite d’une modification législative, il n’y a pas eu reconnaissance par les autorités d’une éventuelle violation de la Convention le concernant. De même, aucune réparation ne lui a été offerte en ce sens. Dès lors, la Cour estime que le requérant n’a pas perdu son statut de « victime ».
3. Exception tirée d’une absence de préjudice important
58. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas subi un préjudice important, et il invite par conséquent la Cour à déclarer la requête irrecevable. En particulier, il expose que le requérant a travaillé en tant qu’agent intérimaire de la police locale du Pays basque pendant les trois années qui ont précédé sa nomination, ce qui représente selon lui une très longue durée. Il en déduit que tout préjudice éventuellement subi par l’intéressé s’en trouve considérablement réduit.
59. Le requérant renvoie aux arguments avancés par lui concernant l’exception relative à la perte de la qualité de victime. Il estime qu’il a subi un préjudice important en l’espèce, la discrimination alléguée ayant engendré, d’après lui, des conséquences sérieuses et permanentes sur sa carrière.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de « préjudice important » renvoie à l’idée que la violation d’un droit doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. L’appréciation de ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l’espèce. La Cour a déjà considéré par le passé que l’élément principal du critère fixé par l’article 35 § 3 b) de la Convention est la question de savoir si le requérant a subi un préjudice important. L’appréciation de la gravité de la violation se fonde sur deux critères : d’une part, l’importance subjective de l’affaire pour le requérant, et d’autre part, l’enjeu objectif de l’affaire ˗ qui peut être mesuré, parmi d’autres critères, par l’impact financier de la question en cause (Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, § 34, 1er juin 2010, et Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010).
61. Pour ce qui est de l’importance subjective de la présente affaire pour le requérant, il ne saurait être question de négliger l’impact que le refus d’accès à un poste dans l’Ertzaintza qui lui a été opposé en raison de son âge, après qu’il eut été autorisé à participer au concours, a pu avoir pour lui. Quant à l’enjeu objectif de ladite affaire, la Cour observe que la cause porte sur un montant pécuniaire équivalent aux salaires non perçus par l’intéressé entre la fin du concours et sa nomination comme agent de police de la communauté autonome du Pays basque le 6 septembre 2019. À cet égard, la Cour reconnaît toutefois que l’impact en question a été considérablement réduit du fait de l’embauche du requérant comme agent de la police locale de Sestao entre janvier 2018 et juin 2019, travail pour lequel il a été dûment rémunéré. Il reste cependant une différence entre les sommes respectives des salaires non perçus en tant que membre de l’Ertzaintza et de ceux reçus pendant le temps où il a été agent de police locale.
62. Pour ce qui concerne le point de savoir si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige d’examiner la requête au fond, la Cour répète que la question sur laquelle celle-ci porte, à savoir l’éventuelle existence d’une discrimination en raison de l’âge, n’est pas mineure, tant au plan national (paragraphe 10 ci-dessus) qu’au plan conventionnel. Par conséquent, elle estime qu’au nom du respect des droits de l’homme et au vu de l’enjeu objectif du litige, la poursuite de l’examen de l’affaire s’impose (voir, mutatis mutandis, Nicoleta Gheorghe c. Roumanie, no 23470/05, § 24, 3 avril 2012, et Eon c. France, no 26118/10, § 35, 14 mars 2013).
63. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la condition posée par l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’existence d’un préjudice important pour le requérant, est en l’espèce remplie, et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
4. Conclusion
64. Constatant que le grief n’est ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
65. Le requérant soutient qu’il s’est vu refuser d’intégrer la police autonome du Pays basque uniquement en raison de son âge. Il est d’avis que le Gouvernement fait erreur quand il affirme qu’une limite d’âge est nécessaire pour assurer un équilibre dans la pyramide des âges du personnel de la police et éviter ainsi le vieillissement et une perte de capacités d’une grande partie du personnel. Il estime que seuls devraient être pris en compte des critères liés à la performance et aux capacités des candidats et évalués dans le cadre du concours de sélection, afin que seuls les candidats les plus aptes soient choisis. Il argue que la diminution des capacités due au vieillissement affecte tant les plus âgés que les plus jeunes, et qu’il est absurde de sélectionner des personnes qui, bien qu’étant plus jeunes, ont obtenu au concours des résultats moins bons que des candidats plus âgés. Il allègue que dans ce cas de figure, lesdits candidats plus âgés ont démontré par leurs résultats de meilleures performances, et qu’ils continueront par la suite à être plus performants que les candidats plus jeunes qu’ils ont devancés au concours. Il en conclut qu’il convient de répondre au problème de la diminution globale des capacités au sein de la police en sélectionnant les nouveaux agents en fonction de leurs capacités et de leurs performances, et non en fonction de leur âge.
66. Par ailleurs, le requérant estime que la limite d’âge litigieuse ne règle pas le problème du vieillissement d’une grande partie de la police du Pays basque. Il argue, tout d’abord, qu’en conséquence de la limite d’âge litigieuse, des candidats moins capables sont sélectionnés, ce qui va selon lui à l’encontre de l’intérêt qu’il y a à disposer des forces de police les plus performantes et les plus efficaces possibles. Il ajoute, ensuite, que pareille limite d’âge est même probablement la cause dudit problème, puisque, expose-t-il, elle a pour effet de réduire les différences d’âge entre les candidats. Selon l’intéressé, le vieillissement du personnel s’explique par le fait qu’un recrutement massif, soumis qui plus est à une limite d’âge très stricte (30 ans à l’époque), ait été mené au moment de la création de la police du Pays basque. Malgré cela, le requérant fournit des données du Gouvernement du Pays basque datant de décembre 2018 selon lesquelles à ce moment-là, seuls cinquante-quatre agents de l’Ertzaintza en situation d’activité se trouvaient dans la tranche d’âge de 60 à 65 ans. Enfin, il allègue que le droit interne prévoit plusieurs solutions pour remédier aux problèmes liés à la diminution ou à la perte de capacités des agents de police, citant entre autres la retraite forcée ou anticipée, la réduction du temps de travail, l’exemption de l’obligation de travailler de nuit et d’assurer des patrouilles dans la rue, et il soutient par conséquent que l’imposition d’une limite d’âge n’est pas une mesure proportionnée.
67. Le Gouvernement est d’avis que la différence de traitement subie par le requérant était fondée sur des motifs objectifs et raisonnables, et qu’il n’y a donc pas eu discrimination en l’espèce. Il estime, en ce qui concerne l’objectif légitime de la mesure, que l’âge est une condition qui est directement liée aux capacités physiques de l’individu, et que le vieillissement implique nécessairement une détérioration de ces capacités. Il argue que dans un corps de police, et en particulier chez les agents de premier grade, la possession et le maintien des conditions physiques des agents revêtent une importance singulière et ont un rapport direct avec le degré d’efficacité du service fourni. Il précise que la mission de l’Ertzaintza est d’assurer la protection des personnes et des biens et de garantir le libre exercice de leurs droits et libertés, tout en assurant la sécurité publique dans tout le territoire de la communauté autonome. Il ajoute qu’un agent de premier grade peut se voir contraint de faire usage de la force physique, notamment dans des conditions d’intervention extrêmes. Il soutient par ailleurs que la mesure en question est proportionnée, eu égard notamment au fait que l’âge minimal requis pour pouvoir postuler est de 18 ans, ce qu’il considère être assez bas. Il fait également remarquer que l’âge maximal a été progressivement repoussé au fil du temps, exposant qu’il a été successivement fixé à 30 ans en 1994, à 32 ans en 2002, à 35 ans en 2010 puis à 38 ans en 2019.
68. De plus, d’après le Gouvernement, l’imposition d’une limite d’âge a pour objectif d’assurer une composition équilibrée du personnel au sein de l’institution et d’éviter une situation où une part très importante de celui-ci se situerait dans les tranches d’âge supérieures. Il allègue, à cet égard, que les agents de l’Ertzaintza bénéficient, dès 56 ans, de certaines prérogatives telles qu’une réduction du temps de travail et une exemption de l’obligation de travailler de nuit et d’assurer des patrouilles dans la rue. La fixation d’une limite d’âge aurait donc pour but de faire en sorte non seulement que les candidats aient les capacités physiques requises au moment du concours, mais aussi qu’ils les conservent le plus longtemps possible par la suite. Le Gouvernement ajoute que cette circonstance a été largement prise en compte par la CJUE dans l’arrêt qu’elle a rendu le 15 novembre 2016 dans l’affaire Salaberria Sorondo (paragraphe 46 ci-dessus), arguant que ladite juridiction a considéré que la limite d’âge litigieuse visait à maintenir le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service de police de la communauté autonome du Pays basque, et qu’elle a en outre estimé que pour rétablir une pyramide des âges satisfaisante, il convenait d’envisager la possession des capacités physiques requises non pas de manière statique, au seul moment des épreuves du concours de recrutement, mais de manière dynamique, en prenant également en considération le nombre d’années de service que l’agent accomplirait après son recrutement.
69. Le Gouvernement cite enfin les conclusions d’un rapport établi par le gouvernement autonome basque en 2009, où il était indiqué qu’à cette date la police autonome basque comptait 8 000 agents, dont 59 âgés de 60 à 65 ans et 1 399 âgés de 50 à 59 ans, que dix ans plus tard, 1 135 agents seraient âgés de 60 à 65 ans et 4 460 agents auraient de 50 à 59 ans, soit la moitié des effectifs, et que quinze ans plus tard, une proportion encore plus importante des agents seraient âgés de 55 à 65 ans.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
70. Il importe d’abord de noter que l’article 1 du Protocole nº 12 étend le champ de la protection qu’il prévoit non seulement à « tout droit prévu par la loi », comme pourrait le suggérer le texte du paragraphe 1, mais au-delà (Ádám et autres c. Roumanie, nos 81114/17 et 5 autres, § 33, 13 octobre 2020). C’est ce qui découle en particulier du paragraphe 2, en vertu duquel nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique (Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 104, 9 décembre 2010).
71. Par ailleurs, la Cour a déjà établi que, nonobstant la différence de portée qu’il y a entre l’article 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention, le sens de la notion de « discrimination » de l’article 1 du Protocole nº 12 est censé être identique à celui du terme figurant à l’article 14 (paragraphes 18 et 19 du rapport explicatif sur le Protocole nº 12 ; voir aussi Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 55, CEDH 2009). Il en découle que les normes développées par la Cour dans sa jurisprudence concernant la protection offerte par l’article 14 sont également applicables aux affaires introduites sous l’angle de l’article 1 du Protocole nº 12 (Napotnik c. Roumanie, no 33139/13, § 70, 20 octobre 2020).
72. Dans le même ordre d’idées, la Cour rappelle que, dans la jouissance des droits et libertés garantis par la Convention, l’article 14 offre une protection contre un traitement différent, sans justification objective et raisonnable, des individus se trouvant dans des situations analogues ou similaires (voir, parmi beaucoup d’autres, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013). La Cour a déjà établi qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 121, 5 septembre 2017). C’est au requérant, qui allègue la différence de traitement, qu’il appartient de démontrer l’existence d’une « situation analogue ou comparable » (ibidem, § 113, et la jurisprudence y citée).
73. Cette exigence de « situation analogue » ne requiert pas que le groupe de comparaison soit identique (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010). Il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (ibidem, § 122). En d’autres termes, la Cour doit faire une analyse des circonstances spécifiques en l’espèce mais aussi du contexte général.
74. En outre, l’article 14 de la Convention ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »), par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres. Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que le sexe, la race ou la fortune. L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne. À cet égard, la Cour a reconnu que l’âge peut constituer une « autre situation » aux fins de l’article 14 de la Convention, bien qu’elle n’ait, jusqu’à présent, jamais dit que la discrimination fondée sur l’âge devait être mise sur le même plan que les autres motifs de discrimination « suspects » (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, § 45, 25 juillet 2017).
75. Aux fins de l’article 1 du Protocole nº 12, comme de l’article 14, une différence de traitement est discriminatoire si elle « n’a pas de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (Kovačević c. Bosnie-Herzégovine, no 43651/22, § 50, 29 août 2023 ; Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, §§ 133 et 135, 19 décembre 2018).
76. La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (ibidem, § 136). Plus spécifiquement, les Parties contractantes disposent par nécessité d’une ample marge de manœuvre pour organiser les fonctions de l’État et les services publics, et notamment pour définir les règles d’accès à l’emploi dans le secteur public ainsi que les modalités et conditions de ce type d’emploi, et ce dans le respect de leurs obligations découlant de la Convention (ibidem, § 122). Parmi d’autres considérations, dans l’affaire Fábián (précitée, § 127), la Cour a relevé l’importance du rôle de l’État agissant en qualité d’employeur. En cette qualité, l’État et ses organes ne se trouvent dans une situation comparable à celle des entités du secteur privé ni du point de vue du cadre institutionnel dans lequel ils opèrent, ni sous l’angle des fondamentaux économiques et financiers de leurs activités ; les sources de financement sont radicalement différentes, de même que les options disponibles lorsqu’il s’agit de remédier aux difficultés financières et aux crises (ibidem). Enfin, la Cour a considéré que des catégories de fonctions différentes au sein de la fonction publique ne donnaient pas lieu à des situations analogues ou comparables (ibidem, § 128).
77. La Cour a aussi déclaré, dans le contexte particulier des mesures générales de stratégie économique ou sociale, qu’en raison de leur connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales sont en principe mieux placées que le juge international pour apprécier ce qui est dans l’intérêt public pour des raisons sociales ou économiques, et la Cour respectera généralement le choix politique de l’État à moins qu’il ne soit « manifestement dépourvu de fondement raisonnable » (Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, §§ 48-49, CEDH 2009). En outre, la Cour a également accordé aux États une large marge d’appréciation dans les questions relatives à la sécurité nationale en général, et aux forces armées en particulier, parce qu’elles sont intimement liées à la sécurité de la nation et donc au cœur des intérêts vitaux de l’État (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 128 et 134, CEDH 2012 (extraits)).
78. La Cour déjà eu l’occasion de souligner l’importance, pour la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne, du dialogue judiciaire entre la CJUE et les juridictions nationales des États membres de l’UE, sous la forme de renvois préjudiciels à la CJUE (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 150, 27 juin 2017, et les références qui y sont citées).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
1. Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 1 du Protocole nº 12
79. La Cour observe tout d’abord qu’en réussissant les épreuves du concours tant sur le plan physique que sur le plan médical, le requérant a obtenu un résultat qui lui permettait d’accéder à l’un des postes proposés, et qu’il a été exclu de cet accès uniquement en raison de son âge. Dès lors, il a fait l’objet d’une différence de traitement sur la base de son âge, ce qui constitue une « autre situation » aux fins de l’article 1 du Protocole nº 12 (paragraphe 74 ci-dessus).
2. Sur l’existence d’une situation analogue ou comparable et d’une différence de traitement fondée sur l’âge
80. La Cour a conscience que l’âge est pris en compte en tant qu’élément de différenciation dans de multiples domaines. Le cas d’espèce a trait à la non-discrimination dans l’accès à la fonction publique. Plus spécialement, le requérant allègue avoir été discriminé en raison de son âge, qui était supérieur à 35 ans, dans l’accès à l’emploi comme agent de premier grade de la police autonome du Pays basque.
81. La Cour observe qu’en l’espèce, il existe bien une limite d’âge pour accéder, en particulier, aux postes de premier grade de l’Ertzaintza, la police autonome du Pays basque. L’application du droit national a ainsi pour conséquence que des personnes sont traitées moins favorablement que d’autres se trouvant dans des situations comparables à la leur au motif qu’elles ont dépassé un certain âge, à savoir, au moment des faits, 35 ans, cette limite ayant été repoussée à 38 ans en 2019 (paragraphes 5 et 22 ci‑dessus). Par conséquent, deux catégories comparables sont envisageables pour les besoins de l’analyse comparative : d’une part, les individus âgés de moins de 35 ans souhaitant participer au concours public qui visait à pourvoir des postes d’agents de premier grade au sein de l’Ertzaintza, et, d’autre part, les individus âgés de plus de 35 ans souhaitant participer au même concours.
82. Ayant établi que le requérant a fait l’objet d’un traitement différent fondé sur son âge, la Cour doit déterminer si, à la lumière des raisons invoquées par les autorités de l’État défendeur, cette différence de traitement était objectivement et raisonnablement justifiée.
3. Sur le point de savoir si la différence de traitement poursuivait un but légitime et était justifiée
83. La Cour considère que la marge d’appréciation des Parties contractantes pour définir les règles d’accès à l’emploi dans le secteur public, ainsi que les modalités et conditions de ce type d’emploi, comprend aussi l’accès à l’emploi dans les corps de police. À cet égard, la Cour précise que son examen concerne les circonstances spécifiques du cas d’espèce.
84. La Cour note qu’il existe en Espagne d’autres forces et corps militaires et de police et de sécurité tant au niveau national que sur le plan régional où des pareilles distinctions en raison de l’âge sont faites. La Cour rappelle aussi que la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation (Schwizgebel c. Suisse, no 25762/07, § 79, CEDH 2010 (extraits)). Dans ce contexte, la Cour prend note du contenu de la directive 2000/78/CE qui créa un cadre général, au sein de l’Union Européenne, en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
85. La Cour considère également que toutes les différences de traitement fondées sur l’âge ne peuvent pas être considérées comme des formes odieuses de discrimination (comparer avec Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005-XII), ni avoir la même importance relative pour l’intérêt individuel en jeu. Ainsi, en l’espèce, la Cour observe premièrement que le requérant ne faisait pas partie d’un groupe vulnérable. Deuxièmement, le requérant visait à participer à un concours pour devenir un employé public, et non pas pour exercer un droit fondamental reconnue explicitement par la Convention. À la lumière de ces éléments, la Cour est de l’avis que les autorités nationales jouissaient d’une large marge d’appréciation en l’espèce (voir, mutatis mutandis¸ Schwizgebel, précité, §§ 80, 92-93, et Šaltinytė c. Lituanie, no 32934/19, §§ 77 et 82, 26 octobre 2021 ; comparer avec Carvalho Pinto de Sousa Morais, précité, §§ 44-46).
86. La Cour rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’interprétation la plus correcte de la législation interne, mais de rechercher si la manière dont cette législation a été appliquée a enfreint les droits garantis au requérant par l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention. En l’espèce, elle est donc appelée à dire si la différence de traitement litigieuse, qui prenait sa source dans l’application du droit interne, avait une justification objective et raisonnable (voir, mutatis mutandis, Molla Sali, précité, § 142, et les références qui y sont citées). Plus précisément, la Cour doit déterminer si les raisons avancées par les autorités pour justifier le traitement appliqué au requérant étaient pertinentes et suffisantes (voir, mutatis mutandis, Napotnik, précité, § 78).
87. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques (voir Glor c. Suisse, no 13444/04, § 72, CEDH 2009). Une différence de traitement ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 1 du Protocole nº 12, comme l’article 14, est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, mutatis mutandis, Glor, précité, § 72).
88. Pour ce qui concerne le but légitime, la Cour note que la CJUE, dans l’arrêt qui concernait un autre candidat au concours litigieux en l’espèce (paragraphe 46 ci-dessus), a conclu, au paragraphe 38, que le souci d’assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement des services de police constitue un objectif légitime, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE. La CJUE a fait une analyse très détaillée de la mesure litigieuse et des arguments donnés par les autorités internes pour la justifier sous l’angle de ladite directive. En l’espèce, le Gouvernement soutient que la fixation d’une limite d’âge maximale pour l’accès à des postes d’agent de premier grade de l’Ertzaintza poursuivait l’objectif de garantir la bonne performance physique des agents de la police autonome basque ainsi que l’efficacité et le bon fonctionnement de cette institution eu égard aux fonctions qui lui sont confiées.
89. La Cour souscrit à l’explication fournie par le Gouvernement. Elle considère que si la décision de ne pas permettre au requérant d’accéder à un poste d’agent de premier grade dans l’Ertzaintza était fondée sur le fait qu’il dépassait un certain âge, elle avait pour but non pas de l’exclure, mais de garantir l’exercice des fonctions de ce corps de police. Cela constitue, de l’avis de la Cour, un but légitime au regard de l’article 1 du Protocole no 12. Il lui faut maintenant rechercher si la mesure était proportionnée à cet objectif.
90. Pour ce qui est de la justification objective et raisonnable, la Cour observe que le Gouvernement avance deux arguments principaux à l’appui de la thèse selon laquelle n’y a pas eu discrimination en l’espèce. Premièrement, il soutient que l’âge est directement lié au maintien des capacités physiques d’une personne et que l’imposition d’une limite d’âge visait donc à assurer dans la durée la bonne performance des agents de la police autonome basque, dont certaines attributions exigent, selon lui, une excellente condition physique. En effet, les fonctions des agents de premier grade de l’Ertzaintza requerraient, pour certaines interventions, des exigences physiques élevées ne pouvant être remplies que par les fonctionnaires les plus jeunes. Or, d’après les statistiques sur le processus de vieillissement présentées par le Gouvernement, les fonctionnaires âgés de plus de 56 ans ne posséderaient plus ces capacités physiques élevées et lesdites interventions devraient donc être accomplies par les fonctionnaires les plus jeunes. Deuxièmement, il argue que la limite d’âge litigieuse répond à la nécessité d’assurer un équilibre dans la pyramide des âges et d’éviter ainsi une situation où une proportion très importante du personnel se trouverait concentrée dans les tranches d’âge supérieures, mettant ainsi en danger, de son avis, le caractère opérationnel et le bon fonctionnement de la police autonome basque. Ainsi, l’âge maximal de recrutement imposé viserait à garantir que les fonctionnaires de premier grade de l’Ertzaintza puissent remplir les missions qui présentent des exigences physiques particulièrement élevées pendant une période relativement longue de leur carrière.
91. Le requérant, pour sa part, combat ces arguments, car il estime que l’évaluation des critères liés à la performance et aux capacités des candidats dans le cadre du concours de sélection permet déjà de garantir que seuls les candidats les plus valables soient choisis. Il insiste sur le fait qu’il a obtenu, lors des épreuves, de meilleures performances que d’autres candidats plus jeunes, mais qu’en conséquence de la limite d’âge litigieuse, des candidats moins capables que lui ont été sélectionnés. Seule l’évaluation lors du concours d’accès aurait pu atteindre, selon lui, l’objectif de disposer du corps de police le plus performant et le plus efficace possible. En outre, il considère que d’autres mesures permettent de remédier aux problèmes liés à la diminution ou à la perte de capacités des agents de police plus âgés. Le requérant conteste par ailleurs les statistiques sur lesquelles se fonde le Gouvernement, et allègue que les prévisions qu’elles contiennent ne se sont pas réalisées.
92. En ce qui concerne le premier élément invoqué par le Gouvernement, la Cour peut admettre que l’âge est un facteur pertinent en ce qui concerne les capacités physiques d’une personne. L’article 26, paragraphe 1, de la loi no 4/1992 indique par ailleurs que la police de la communauté autonome du Pays basque « a pour mission essentielle de protéger les personnes et les biens, de garantir le libre exercice de leurs droits et libertés et de veiller à la sécurité des citoyens sur tout le territoire de la communauté autonome » (paragraphe 21 ci-dessus). La nature des fonctions des agents de ce corps de police n’est donc pas administrative, mais d’ordre opérationnel ou exécutif, ce qui implique une aptitude physique particulière. En effet, les défaillances physiques qui interviennent dans l’exercice desdites fonctions sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes non seulement pour les agents de police eux-mêmes et pour les tiers, mais aussi pour le maintien de l’ordre public. Le fait donc de posséder certaines capacités physiques peut être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’exercice des fonctions d’agent de premier grade de l’Ertzaintza.
De surcroît, comme le Gouvernement le relève à juste titre – à l’instar d’ailleurs de la CJUE –, la possession de capacités physiques particulièrement renforcées doit être envisagée non pas de manière statique, uniquement au moment des épreuves du concours de recrutement, mais de manière dynamique, en prenant en considération les années de service que l’agent devra accomplir après avoir été recruté. Ainsi, même si le requérant, comme d’autres candidats âgés de plus de 35 ans à la date des épreuves physiques du concours, avait une condition physique optimale à ce moment‑là, il peut être admis que, compte tenu de la nature des fonctions d’agent de police, il importe d’assurer que de telles capacités physiques soient maintenues pendant une durée maximale d’années, et l’impact du passage du temps à cet égard ne peut pas être négligé. En effet, selon les informations fournies à la Cour par le Gouvernement, les agents de premier grade de l’Ertzaintza âgés de plus de 55 ans ne peuvent être considérés comme étant en pleine possession des capacités nécessaires à un exercice adéquat de leur profession, sans qu’un risque ne soit encouru pour eux et pour les tiers. C’est pourquoi ces agents bénéficient, à partir de l’âge de 56 ans, d’une réduction légale du temps de travail annuel ainsi que d’une dispense de travail de nuit et de missions de patrouille à l’extérieur des installations policières (« service actif modulé »).
93. Concernant le deuxième argument avancé par le Gouvernement, la Cour prend note des données statistiques fournies par celui-ci pour appuyer les craintes alléguées d’un vieillissement généralisé de l’Ertzaintza. Celles‑ci datent de 2009, soit juste avant la fixation de la limite d’âge maximale litigieuse à 35 ans. Selon ces prévisions, en 2025, les agents de ce corps de police auront pour plus de la moitié d’entre eux entre 55 et 65 ans. Certes, le requérant a présenté des données datant de décembre 2018, soit à peine quelques jours avant l’introduction de sa requête devant la Cour, selon lesquelles, à cette époque, seuls cinquante-quatre agents de l’Ertzaintza en situation d’activité se trouvaient dans la tranche d’âge de 60 à 65 ans (paragraphe 66 ci-dessus). Cependant, ces données postérieures à l’adoption de la mesure litigieuse ne peuvent suffire à priver de toute justification la limite d’âge fixée à l’époque sur la base de prévisions.
94. En tout état de cause, la Cour reconnaît que le fait pour les agents de la police autonome du Pays basque de pouvoir bénéficier de certaines prérogatives à partir de l’âge de 56 ans a pour conséquence que la période d’activité professionnelle pleinement opérationnelle, durant laquelle des agents de premier grade de l’Ertzaintza sont dans des conditions optimales pour la meilleure prestation de services de police, est inférieure à la période d’activité qui existe dans d’autres professions. Cet élément, de son avis, a un impact considérable sur le caractère opérationnel du corps de police. Il peut donc être pertinent de garantir la présence d’un nombre suffisant de « jeunes » agents pour réaliser les tâches qui impliquent un effort physique plus important, avec des mesures telles que celle en question.
95. La Cour considère que, d’une manière générale, pareilles questions d’organisation interne relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants (paragraphes 76-77 et 83-85 ci-dessus). Les autorités nationales sont mieux placées qu’elle pour fixer une limite d’âge quant à l’accès dans les services de police. Elle note également que le droit interne permet à un employeur public de fixer des critères d’accès à des corps tels que la police nationale, la police des communautés autonomes, les pompiers ou les militaires, comme un âge minimal, un âge maximal ou encore une taille minimale, pour garantir la capacité des candidats à remplir les fonctions dévolues à ces corps.
96. D’ailleurs, d’autres forces et corps militaires et de police et de sécurité ont aussi fixé des limites d’âge pour l’accès. Il est certes vrai que les juridictions internes ont constaté que certaines limites d’âge fixées pour l’accès à d’autres corps d’armées, de police ou de sécurité constituaient des exigences disproportionnées (paragraphes 33, 35, 36 et 42 ci-dessus), ou que, dans certains cas, les autorités publiques avaient insuffisamment justifié le caractère nécessaire et raisonnable de la limite en cause pour atteindre l’objectif poursuivi (paragraphes 31, 35, et 42 ci-dessus). Néanmoins, les fonctions exercées par les forces de police des communautés autonomes telles que l’Ertzaintza, et, plus particulièrement, par les agents de premier grade de ladite police basque, sont distinctes de celles incombant à la police locale ou aux agents d’autres grades ou catégories de la police nationale ou des forces de police autonomes. De plus, dans d’autres affaires, les tribunaux internes, et notamment le Tribunal suprême, ont conclu à la légalité de limites d’âge maximales fixées pour l’accès à certains postes dans les forces armées, de police ou de sécurité. Le Tribunal suprême a ainsi considéré (paragraphes 32, 34, 38, 39, 40 et 43 ci-dessus) que l’introduction d’une limite d’âge maximale (qui dans certains cas était inférieure à 35 ans ; ainsi par exemple de l’accès aux postes de caporal et de garde dans la Guardia Civil, pour lequel l’âge maximal était de 30 ans – paragraphe 34 ci-dessus ; ou de l’accès au corps des troupes et de la marine des forces armées, pour lequel la limite d’âge imposée était de 29 ans – paragraphe 40 ci-dessus) était justifiée par l’objectif de maintien de l’efficacité et par les besoins structurels desdits corps, et que les limites d’âge en question étaient nécessaires et proportionnées à cet objectif. Le Tribunal suprême a également eu égard à la conclusion retenue par la CJUE dans son arrêt Salaberria Sorondo, dans lequel ladite juridiction s’était prononcée sur les mêmes faits que ceux concernant le requérant dans la présente espèce, mais sous l’angle de la directive 2000/78/CE (paragraphe 43 ci-dessus).
97. En l’occurrence, le fait pour le requérant de ne pas avoir été incorporé de plein droit dans l’Ertzaintza en tant qu’agent de premier grade en raison de l’âge qu’il avait au moment du concours d’accès était bien un traitement différent de celui réservé aux autres candidats à ce concours se trouvant dans une situation analogue, et cette différence de traitement était fondée sur son âge. Néanmoins, ladite différence de traitement pouvait être considérée, d’une part, comme étant appropriée à l’objectif consistant à assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service de police concerné et, d’autre part, comme n’allant pas au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation de cet objectif.
98. La Cour précise cependant que la règle fixant une limite d’âge pour l’accès dans la fonction publique pourrait appeler une évaluation régulière par les autorités nationales compétentes afin de vérifier si elle demeure nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi. La Cour observe en ce sens que l’âge maximal d’accès à l’Ertzaintza a d’ailleurs été augmenté progressivement au fil des années (paragraphe 27 ci-dessus).
99. Surabondamment, la Cour observe que, malgré le fait que le requérant était âgé de plus de 35 ans au moment de la publication du concours public, le 1er avril 2014, les autorités internes l’ont autorisé à participer, à titre provisoire, à toutes les étapes du concours. En outre, après avoir été exclu des listes des nouveaux agents, le requérant a été inscrit sur une liste de réserve en vue de son emploi en tant qu’agent de police locale au Pays basque, et il a ainsi travaillé comme agent de police locale intérimaire à Sestao pendant près de deux ans. Enfin, la Cour note que l’âge maximal d’accès aux postes d’agents de premier grade dans l’Ertzaintza a été repoussé à 38 ans en 2019, et que la nouvelle règle a été accompagnée d’une mesure transitoire visant à permettre aux candidats ayant passé le concours à titre provisoire lors des années antérieures, alors qu’ils avaient plus de 35 ans, d’intégrer de manière immédiate l’Ertzaintza.
4. Conclusion
100. À la lumière des constats exposés ci-dessus, la Cour estime établi que la limitation à l’accès aux postes d’agents de premier grade de l’Ertzaintza consistant en la fixation d’un âge maximal de 35 ans à l’époque des faits de l’espèce était nécessaire pour assurer et maintenir la capacité fonctionnelle de ladite police autonome. La marge d’appréciation étant large à l’égard des exigences d’accès à l’emploi public dans le domaine des forces de l’ordre et de sécurité, les autorités nationales ont justifié la nécessité de la mesure par des raisons pertinentes et suffisantes.
101. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole nº 12 à la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georgios A. Serghides
Greffier Président en exercice
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Serghides ;
– opinion concordante de la juge Elósegui ;
– opinion concordante du juge Krenc.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. J’ai voté en faveur du point 2 du dispositif de l’arrêt, qui ne constate aucune violation de l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention. Je tiens toutefois à bien préciser que je ne suis parvenu à cette conclusion qu’après avoir examiné l’allégation du requérant selon laquelle il a été victime d’une discrimination par rapport aux autres personnes qui s’étaient portées candidates à la même fonction que lui, c’est-à-dire membre du corps de police de la Communauté autonome du Pays basque (Ertzaintza), et qui, contrairement à lui, étaient âgées de moins de 35 ans et avaient été acceptées à cette fonction. C’était la seule allégation pertinente que soulevait le requérant sur le terrain du Protocole no 12 à la Convention dans son formulaire de candidature sous l’intitulé : « Exposé des violations alléguées de la Convention et/ou des Protocoles et arguments pertinents » et dans la note jointe par lui à ce formulaire : « F.3) Article 14 de la Convention et article 1 du Protocole no 12 à la Convention (droit à l’égalité et droit de ne pas subir de discrimination) » (traduction de l’espagnol).
2. Je tiens donc à clarifier que je n’examine pas un grief qui prendrait comme point de comparaison, quant à l’existence d’une discrimination, les personnes s’étant portées candidates pour devenir membres d’autres corps de police régionaux ou nationaux dont l’accès n’est, selon la législation, astreint à aucune limite d’âge ou dont les limites d’âge qui auraient existé pour les rejoindre ont été annulées par le Tribunal suprême.
3. Il convient également de souligner que le rapport de communication pertinent adressé le 24 décembre 2019 aux parties limite le grief à ce que le requérant allègue dans son formulaire de requête sans comparer les personnes qui se sont portées candidates au premier grade du corps de police de la Communauté autonome du Pays basque avec les personnes qui se sont portées candidates à un grade similaire au sein d’autres forces de police. Ce rapport, qui est très bref, est reproduit ci-dessous verbatim et in toto :
« OBJET DE L’AFFAIRE
La requête concerne la fixation d’une limite d’âge maximale pour se porter candidat à un concours public offrant un poste au corps de police de la Communauté Autonome du Pays basque (Ertzaintza), dans l’échelle basique, fixée à 35 ans. De l’avis du requérant, cette limite est discriminatoire. Malgré avoir réussi les épreuves physiques et médicale pour accéder au poste, le requérant fut recalé en raison de son âge.
QUESTION AUX PARTIES
Le requérant a été victime d’une différence de traitement fondée sur son âge, contraire à l’article 1 du Protocole no 12 ? Dans l’affirmative, la différence de traitement poursuivait-elle un but légitime, et avait-elle une justification raisonnable ? La requête concerne la fixation d’une limite d’âge maximale pour se porter candidat à un concours public offrant un poste au corps de police de la Communauté Autonome du Pays basque (Ertzaintza), dans l’échelle basique, fixée à 35 ans. De l’avis du requérant, cette limite est discriminatoire. Malgré avoir réussi les épreuves physiques et médicales pour accéder au poste, le requérant fut recalé en raison de son âge. »
4. Or l’arrêt, notamment dans ses paragraphes 31 à 43 et 96, semble examiner aussi le grief du requérant sous l’angle d’une discrimination qui prend comme point de comparaison des personnes qui ont postulé auprès d’autres corps de police. Je ne suis pas d’accord avec cela. Je me limite à ce qui est allégué dans le formulaire de requête et dans le rapport de communication, comme il a été expliqué ci-dessus. Si, dans les faits exposés dans son formulaire de requête ainsi que dans l’annexe à celui-ci et dans ses observations devant la Cour, le requérant fait certes mention d’autres corps de police espagnols, il ne le fait pas dans le cadre d’un grief tiré d’une discrimination dont il aurait été victime par rapport à d’autres personnes qui ont postulé auprès de ces autres corps de police.
5. Mais même si le requérant avait soulevé une telle question, il ne l’aurait pas pu parce qu’il avait omis de le faire sous l’angle d’une violation alléguée dans la partie principale de son formulaire de requête ainsi qu’en raison de la question que la Cour lui avait adressée à l’occasion de la communication. Une annexe de 20 pages maximum au formulaire de requête ne peut que compléter celle-ci et ne peut pas soulever de nouveaux griefs (voir les articles 47 § 2 b) et 5.1 du règlement de la Cour et le paragraphe 7 de l’Instruction pratique du Président relative à l’article 47 du règlement et à l’article 34 de la Convention).
6. Cela étant dit, j’ignore quelle aurait été ma conclusion si j’avais dû examiner le grief sous un angle qui n’était pas celui retenu par le requérant dans son formulaire de requête et que la Cour n’avait pas communiqué aux parties.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ELÓSEGUI
J’ai voté avec la majorité dans cette décision unanime, mais après avoir surmonté de nombreux doutes. Mon opinion concordante ne vise en aucune manière, comme indiqué ci-dessus, à diminuer ou à contredire l’arrêt prononcé. Ce serait un manque d’éthique et de loyauté. Si je n’avais pas accepté et fait miens les arguments exprimés dans l’arrêt, j’aurais voté contre. Par conséquent, dans cette opinion concordante, je souhaite souligner ce qui suit. La question de la discrimination fondée sur l’âge est un sujet nouveau qui est beaucoup plus développé, par exemple, au sein de l’Union européenne que dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. De même, en Espagne, le droit constitutionnel a élaboré de manière beaucoup plus approfondie la question de la discrimination fondée sur l’âge dans l’accès à l’emploi. Il est vrai que l’affaire qui nous a été présentée ne concernait pas l’âge d’accès à la fonction publique en général, mais l’âge d’accès à certains corps très spécifiques, comme les forces de police, où les aptitudes physiques sont cruciales. De plus, nous statuons au sein d’une juridiction internationale dont la jurisprudence s’applique dans 46 pays aux situations et législations très différentes. Nous sommes donc tenus d’appliquer la Convention et ses standards de protection d’une manière qui soit compatible avec la marge d’appréciation des États (paragraphes 86-87). Comme il est indiqué dans le paragraphe 85,
« le requérant visait à participer dans un concours pour devenir un employé public, et non pas pour exercer un droit fondamental reconnu explicitement par la Convention. À la lumière de ces éléments, la Cour est de l’avis que les autorités nationales jouissaient d’une large marge d’appréciation en l’espèce ».
En tant que juge élue au titre de l’Espagne, j’observe que les arguments du requérant (paragraphe 91) sont assez bien construits du point de vue logique et également à la lumière d’une première évaluation des tribunaux espagnols dans ce domaine (paragraphes 28-29 et 31). Il est vrai cependant que cette jurisprudence n’est pas homogène et qu’il n’existe pas de critère uniforme pour toutes les forces de police espagnoles, chaque règle applicable en la matière reposant sur des raisons différentes. L’arrêt l’explique très clairement aux paragraphes 32 à 44.
Même si je comprends également que le requérant ait proposé dans ses arguments deux types de comparaisons possibles, l’une avec les plus jeunes du corps de police en cause et l’autre avec d’autres forces de police, l’arrêt a considéré à juste titre que le groupe de comparaison approprié est l’Ertzaintza elle-même (police basque) et pas les autres corps, soit parce qu’ils appartiennent à d’autres communautés autonomes et que chacun a des pouvoirs et compétences de gouvernement autonome différents, soit parce que les fonctions exercées par la police autonome, la police nationale, la garde civile, les pompiers, la police nationale ont leurs propres particularités et ne sont donc pas comparables entre elles (paragraphes 96-97).
Enfin, la Cour doit également tenir compte de l’existence, dans le cas de l’Espagne, d’autres corps de police étatiques (comme le Corps national de police) et autonomes (par exemple, les Mossos d’Esquadra, police autonome catalane) qui ne fixent aucune limite d’âge dans leurs conditions d’accès. La Cour est consciente qu’en raison de la réalité plurinationale de l’Espagne, les communautés autonomes détiennent des compétences qui leur sont propres, et qu’il ne saurait être question d’homogénéiser les réglementations des communautés autonomes avec celles de l’État.
D’autre part, même si certains des arguments du requérant concernant sa préparation physique supérieure à celle d’autres candidats plus jeunes, comme il l’a démontré au moment de l’admission, ne sont pas dénués de sens (paragraphe 91), il est néanmoins vrai que les administrations doivent faire un grand investissement dans la formation continue des agents et il est donc logique qu’elles aient intérêt à ce que les recrues disposent du plus de temps possible avant d’atteindre l’âge de 56 ans, où leurs tâches pourront être allégées.
Aussi, s’il existe des cas spécifiques comme celui du requérant et d’autres qui, au moment du concours, ont réussi les épreuves physiques, et même si l’intéressé a essayé de démontrer le contraire, nous sommes tous inévitablement concernés par le temps qui passe, même si l’on entretient sa capacité physique (paragraphe 92).
Par conséquent, bien que le requérant puisse avoir raison quant aux preuves statistiques fournies concernant la pyramide des âges actuelle de la police basque et au fait qu’elle n’aurait pas répondu aux attentes initiales formulées par le gouvernement basque (paragraphe 93), et alléguées devant la Cour par les avocats de l’État espagnol, il demeure vrai qu’à 56 ans les agents de police doivent déjà effectuer d’autres types de travail et que, compte tenu de l’investissement dans leur préparation continue, il est souhaitable pour des raisons d’efficacité que l’administration choisisse des personnes qui peuvent rester dans le corps le plus longtemps possible (paragraphes 90 et 95). Ceci est compatible avec le fait qu’il faille choisir les meilleurs et les mieux préparés.
En faveur du requérant, je comprends les attentes légitimes qui ont découlé pour lui de la permission qui lui a été donnée de participer au concours, même si son âge était supérieur à celui indiqué dans la réponse de la CJUE à la question préjudicielle qui lui avait été posée, et je comprends également sa frustration. Cependant, il est vrai que le préjudice subi dans le cas concret a été atténué dans une large mesure, même s’il n’a pas été entièrement compensé, par le fait que la réussite à ce concours a porté ses fruits et a permis au requérant d’occuper un poste dans la police municipale et, finalement, d’être appelé trois années plus tard pour occuper un poste à l’Ertzaintza. Même s’il est vrai que son salaire a été affecté, l’intéressé a toujours su qu’il était admis à l’examen sous réserve de ce qui serait statué dans la décision préjudicielle et de ce que le Tribunal supérieur de justice du Pays Basque déciderait en conséquence. Autrement dit, il a reçu les informations appropriées, à savoir qu’il n’avait pas le droit préalablement acquis d’être admis dans le corps même s’il réussissait l’examen et s’il était admis, parce que l’acceptation était provisoire (paragraphe 99).
Pour conclure, je voudrais souligner le dernier message envoyé par la Cour dans son avant-dernier paragraphe : « La Cour précise cependant que la règle fixant une limite d’âge pour l’accès dans la fonction publique pourrait appeler une évaluation régulière par les autorités nationales compétentes afin de vérifier si elle demeure nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi. La Cour observe en ce sens que l’âge maximal d’accès à l’Ertzaintza a d’ailleurs été augmenté progressivement au fil des années (paragraphe 27) ».
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC
1. J’ai souscrit avec mes estimés collègues au constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no12 et je voudrais m’en expliquer brièvement.
I. Des questions complexes
2. La présente affaire posait plusieurs questions intéressantes et non moins importantes quant à l’approche de la Cour lorsque sont en cause des différences de traitement fondées directement sur l’âge.
Au-delà du fait que l’article 1er du Protocole no12 a suscité assez peu de jurisprudence jusqu’à présent (seuls 20 États ont ratifié ce protocole à ce jour), force est de constater que les distinctions fondées sur l’âge ne sont guère aisées à appréhender.
Or, légion sont les normes et pratiques qui, au sein des États parties, contiennent de telles distinctions. Quand peut-on considérer que celles-ci constituent des discriminations prohibées ? Quel contrôle la Cour est-elle concrètement appelée à pratiquer en la matière ? La réponse à ces questions est bien plus difficile qu’il n’y paraît à première vue.
II. Prendre le critère de l’âge au sérieux
3. Il convient de relever d’entrée que le cas d’espèce concerne l’organisation des services de police, domaine dans lequel l’État se voit reconnaître traditionnellement une large marge d’appréciation. En effet, « les États contractants disposent par nécessité d’une ample marge de manœuvre pour organiser les fonctions de l’État et les services publics, et notamment pour définir les règles d’accès à l’emploi dans le secteur public ainsi que les modalités et conditions de ce type d’emploi » (Beeckman et autres c. Belgique (déc.), no 34852/07, § 28, 18 septembre 2018).
4. Pour autant, les distinctions fondées sur l’âge ne pourraient être dispensées de toute justification.
On sait que certains critères suscitent une attention plus particulière de la Cour en ce qu’ils sont suspects par essence.
Ainsi en va-t-il de la race, de la couleur et de l’origine ethnique (voir notamment D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 176 et § 196, CEDH 2007-IV). Le genre et l’orientation sexuelle appellent également un très haut de degré de protection (voir notamment Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 77, CEDH 2013 (extraits)).
Jusqu’à présent, la Cour s’est expressément retenue de placer l’âge au même niveau que les autres motifs précités (Šaltinytė c. Lituanie, no 32934/19, § 63, 26 octobre 2021).
Il est vrai qu’à la différence des autres critères, qui sont a priori immuables, l’âge est un critère évolutif. Néanmoins, il peut être la source de stéréotypes ou préjugés inacceptables (voir Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, 25 juillet 2017), et il ne pourrait être considéré comme un critère de second rang.
Il importe notamment d’être attentif aux cas de discrimination intersectionnelle, soit lorsqu’une personne subit une discrimination fondée sur l’âge et d’autres motifs qui agissent simultanément et interagissent d’une manière inséparable.
III. Le dialogue avec Luxembourg
5. La présente affaire a ceci de particulier que la Cour était appelée à exercer son contrôle, à la suite de celui pratiqué par la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt du 15 novembre 2016, Salaberria Sorondo, C‑258/15). Ce n’est pas la première fois (voir récemment Executief van de Moslims van België et autres c. Belgique, nos 16760/22 et 8 autres, 13 février 2024) et ce n’est certainement pas la dernière tant les interactions entre les deux cours européennes ont vocation à croître, en particulier sur le terrain de l’interdiction de la discrimination où la jurisprudence de la Cour de justice est particulièrement dense.
6. En l’occurrence, la Cour de justice s’est prononcée sur la réglementation litigieuse in abstracto, alors que notre Cour était présentement saisie du cas d’un individu qui exposait sa situation personnelle à la suite de l’application de cette même réglementation à son égard.
Je reste convaincu que l’approche au départ d’un cas constitue l’attrait, la plus-value, du droit de recours individuel ouvert devant la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention. Elle permet de mettre en lumière des situations discriminatoires qui sont invisibles à l’œil nu.
La difficulté pour la Cour est de savoir si, dans le cas présent, celle-ci doit placer le curseur de son contrôle au niveau de la norme ou de son application au requérant. La Cour répète continuellement à cet égard que, saisie d’une requête individuelle, son rôle n’est pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité des dispositions de droit interne avec la Convention, mais d’examiner si leur application au requérant a enfreint la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39, série A no 18). Il reste que la Cour a pu, à différentes reprises, concentrer son contrôle sur la norme davantage que sur son application au requérant (voir par exemple, dans d’autres domaines, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, CEDH 2003-III et Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, CEDH 2007-I), ce qui révèle une objectivation de l’office de la Cour. J’y reviendrai ci-après (infra no10).
IV. Les justifications avancées par l’État défendeur
7. En l’espèce, afin de justifier la différence de traitement affectant le requérant, l’État défendeur a invoqué deux arguments principaux.
A. Première justification
8. Il a tout d’abord mis en avant le fait que l’âge d’une personne influe directement sur ses capacités physiques, ce qui serait de nature à compromettre le bon accomplissement, par la police de la Communauté autonome du Pays basque, de ses missions.
Cet élément a été pris en considération par la Cour de justice dans son arrêt Salaberria Sorondo (points 40 à 42). La Cour de justice a pu distinguer de la sorte les fonctions exercées par la police de la communauté autonome, de celles incombant à d’autres corps de police qui impliquent moins de tâches opérationnelles (comp. avec Vital Pérez, C-416/13 où une réglementation nationale fixant à 30 ans la limite d’âge maximal de recrutement des agents d’une police locale fut jugée disproportionnée et partant discriminatoire). Ainsi, il sera difficile de considérer que la possession de capacités physiques particulières constitue une « exigence professionnelle et déterminante » au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 lorsque la fonction convoitée implique essentiellement des tâches de nature administrative (voir C.J.U.E, arrêt du 17 novembre 2022, VT, C‑304/21, points 44 à 53).
9. L’État défendeur a plaidé en l’espèce que les fonctions pour lesquelles le requérant s’était présenté, impliquaient un niveau élevé d’exigence physique.
Le requérant n’a pas manqué de rétorquer qu’il avait réussi les différentes épreuves du concours et partant justifié de son aptitude physique.
Sur ce point, il convient de relever d’emblée que si le requérant a pu participer au concours, son admission procède de l’application d’une mesure provisoire, imposée dans l’attente d’une décision quant à la validité de la limite d’âge litigieuse (paragraphe 6 du présent arrêt). L’admission du requérant au concours ne pourrait dès lors être vu comme la reconnaissance d’une discrimination par les autorités, ni comme la manifestation d’une incohérence dans leur chef.
10. Dût-elle être suivie, l’argumentation du requérant impliquerait l’une des deux mesures suivantes.
La première consisterait à relever la limite d’accès litigieuse. Mais quelle serait alors la limite admissible ? 39 ans ? 40 ans ? 44 ans ? Il n’appartient pas à la Cour de le fixer depuis Strasbourg, sous peine de méconnaître les limites de son office.
La deuxième, plus radicale, consisterait à écarter la limite fondée sur l’âge afin de permettre à toute personne, indépendamment de son âge, de participer au concours de recrutement pour qu’elle puisse prouver qu’elle dispose des aptitudes requises pour exercer les fonctions concernées. Ainsi, le critère de l’âge devrait être substitué par le critère de l’aptitude. La supposition ferait alors place à la réalité.
On comprend parfaitement la logique présidant à cette seconde solution. On peut en effet penser qu’une épreuve physique éliminatoire constituerait une mesure adéquate et moins contraignante que la fixation abstraite d’une limite d’âge maximal (voir sur ce point C.J.U.E., arrêt du 17 novembre 2022, VT). Cela serait plus « juste ».
Des objections se font jour cependant.
Quelles seraient, tout d’abord, les conséquences d’une telle approche ? Faudrait-il remettre en question toutes les limitations fixées sur la base de l’âge par une norme générale et abstraite ? Ainsi, par exemple, dès l’instant où une personne pourrait établir de manière incontestable qu’elle dispose d’une aptitude suffisante pour exercer une fonction (ou pour conduire, ou pour voter) avant d’avoir atteint l’âge légalement requis, devrait-elle pouvoir solliciter une exception à la règle à son profit ? À l’inverse, dès lors qu’une personne pourrait démontrer de manière indiscutable qu’elle est parfaitement apte à continuer à exercer sa fonction au-delà de la limite d’âge fixée (songeons au cas d’un juge à la Cour), pourrait-elle alléguer une discrimination sur la base de l’âge en raison de la cessation de sa fonction résultant de l’application de la réglementation à son égard ?
Faisant prévaloir la sécurité juridique, la Cour a déjà indiqué en pareille situation que « l’État peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers » (L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 117, 9 mars 2023).
Cela étant, il est une autre objection plus fondamentale encore, que le présent arrêt soulève à la suite de la Cour de justice. Il s’agit du fait que la possession des capacités physiques ne peut être envisagée de manière statique au moment des seules épreuves de recrutement ; elle doit, au contraire, être considérée de manière dynamique, en ayant égard aux années de service que l’agent sera amené à accomplir (paragraphe 92 de l’arrêt). Ceci m’amène à la deuxième justification, qui ne peut être dissociée de la première.
B. Deuxième justification
11. L’État défendeur a en effet avancé un second argument à l’appui de la limitation d’âge litigieuse. Cet argument tient à la nécessité de rétablir une pyramide des âges satisfaisante au sein de la police de la Communauté autonome du Pays basque, compte tenu du vieillissement massif de ses effectifs.
Je suis sensible à cet argument dès lors qu’il repose, comme en l’espèce, sur des données objectives (voir également et a contrario C.J.U.E, VT, précité).
La Cour de justice avait pareillement eu égard aux difficultés organisationnelles au sein de la police de la Communauté autonome du Pays basque, sur la base de données produites devant elle par le gouvernement espagnol et l’Académie de police et des urgences du Pays basque (Salaberria Sorondo, précité, points 44 à 47). L’Avocat général Mengozzi avait d’ailleurs expressément relevé dans ses conclusions que « le corps de la police de la Communauté autonome du Pays basque est un corps qui est objectivement frappé par un vieillissement massif de ses effectifs » (point 32).
12. À cet égard, cet objectif d’une pyramide plus équilibrée ne serait pas mieux atteint par un relèvement de la limite d’âge pour accéder à la police. Un tel relèvement permettrait certes à un nombre plus élevé de personnes plus âgées d’intégrer la police, mais il ne servirait pas mieux l’objectif de rétablir un meilleur équilibre de la pyramide des âges que la mesure fixant une limite plus basse.
Du reste, une personne entrant à un jeune âge au sein de la police pourra poursuivre sa carrière et relèvera nécessairement, au fil de son avancement, d’une catégorie d’âge supérieure, ce qui est de nature à contribuer à un meilleur équilibre des âges.
Enfin, le fait de limiter le recrutement aux catégories les plus jeunes n’a pas pour effet d’exclure des catégories d’âge supérieur de la fonction publique concernée.
V. CONCLUSION
13. Compte tenu de tout ce qui précède, j’ai pu considérer que l’imposition de la limite d’âge litigieuse pouvait se justifier dans le cas d’espèce, eu égard notamment au fait que la mesure répondait à une nécessité avérée de maintenir un équilibre des âges.
14. Cependant, l’exigence de proportionnalité appelle une réévaluation de telles justifications et limitations. En effet, leur nécessité, une fois établie, n’est pas définitivement acquise. Le fait que les limites d’âge ont été graduellement relevées au fil du temps peut être vu positivement en ce sens (voir paragraphe 27 du présent arrêt).