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07/11/2024 | CEDH | N°001-237814

CEDH | CEDH, AFFAIRE S. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE, 2024, 001-237814


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE S. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 37614/22)

ARRÊT

Art 14 (+ Art 2 P1) • Discrimination • Droit à l’instruction • Obligations positives • Absence de reproches à l’action diligente requise de l’école pour permettre à un enfant présentant des troubles du spectre autistique de suivre sa première année scolaire dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficiaient les autres enfants • Question de savoir si l’État a effectué, en faveur du requérant, les « modifications e

t ajustements nécessaires et appropriés » ne lui imposant pas de « charge disproportionnée ou indue »

Prépar...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE S. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 37614/22)

ARRÊT

Art 14 (+ Art 2 P1) • Discrimination • Droit à l’instruction • Obligations positives • Absence de reproches à l’action diligente requise de l’école pour permettre à un enfant présentant des troubles du spectre autistique de suivre sa première année scolaire dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficiaient les autres enfants • Question de savoir si l’État a effectué, en faveur du requérant, les « modifications et ajustements nécessaires et appropriés » ne lui imposant pas de « charge disproportionnée ou indue »

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

7 novembre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S. c. République tchèque,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mattias Guyomar, président,
Lado Chanturia,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani,
Artūrs Kučs, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 37614/22) dirigée contre la République tchèque et dont deux ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 juillet 2022,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement tchèque (« le Gouvernement »),

la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,

les commentaires reçus du Défenseur public des droits (Veřejný ochránce práv) de la République tchèque, que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 octobre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête porte notamment sur l’absence alléguée d’aménagements raisonnables en faveur du requérant, qui présente des troubles du spectre autistique, pendant sa première année d’école primaire en 2011/2012, et également pendant la procédure judiciaire engagée à ce propos. Elle porte aussi sur les répercussions subies de ce fait par sa mère, la requérante (article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1).

EN FAIT

2. Les requérants, une mère et son fils, sont nés respectivement en 1979 et 2004 et résident à Silůvky. Ils ont été représentés par Me M. Matiaško, avocat à Prague.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. P. Konůpka, du ministère de la Justice.

1. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE

4. Le requérant présente des troubles du spectre autistique de type Asperger, qui auraient été diagnostiqués en août 2011.

5. Le 24 octobre 2011, après avoir en septembre entamé sa première année d’école primaire dans une autre école ordinaire, le requérant fut admis dans l’école K. à Brno, où il fréquenta également la garderie périscolaire (družina). Les requérants soutiennent qu’ils avaient au préalable informé la psychologue de l’établissement non seulement du fait que le requérant était un élève à haut potentiel intellectuel mais aussi qu’il pourrait avoir besoin de l’assistance d’un auxiliaire de vie scolaire (AVS). Ils affirment par ailleurs que, dans un échange de courriels du 2 novembre 2011, une employée d’un centre pédagogique spécialisé a confirmé à la requérante que le directeur de l’école K. allait discuter avec l’enseignante concernée de la mise à disposition d’un AVS. En revanche, selon le Gouvernement, qui se fonde sur les conclusions des juridictions internes, la première occasion à laquelle l’école put en toute vraisemblance prendre connaissance du handicap du requérant se présenta le 22 novembre 2011, date à laquelle fut émis un avis médical concernant les cours de patinage.

6. Une recommandation en vue de l’intégration scolaire du requérant, précisant la nature du handicap du requérant et préconisant l’établissement d’un projet d’accueil individualisé (PAI), fut établie par un centre pédagogique spécialisé le 6 décembre 2011. La requérante ayant apposé des notes manuscrites sur ce document (pour préciser qu’un AVS n’avait pas été recommandé en raison du manque de ressources financières de l’école), ce qui selon les tribunaux l’avait invalidée, ladite recommandation (dans une nouvelle version dépourvue d’annotations manuscrites) ne fut soumise au directeur de l’école K., par les parents du requérant, que le 25 janvier 2012. Un PAI préparé en février 2012 pour la période du 1er décembre 2011 au 30 juin 2012, que les parents du requérant refusèrent de signer, dut être révisé en raison du changement d’enseignante et fut finalisé le 28 mai 2012. À la suite d’une nouvelle recommandation du centre spécialisé établie le 30 mai 2012, laquelle faisait état du besoin du requérant de bénéficier d’un AVS, l’école prévit de mettre une telle mesure en place à compter de septembre 2012. Une nouvelle règle fut ensuite introduite dans le règlement de la garderie périscolaire, selon laquelle les enfants ayant un trouble de comportement ou nécessitant une assistance spécialisée seraient exclus de la garderie périscolaire en 2012/2013.

7. À la fin de l’année scolaire 2011/2012, le requérant quitta l’école K. pour une autre école primaire.

8. Par la suite, les requérants saisirent l’inspection scolaire et le Défenseur public des droits. L’une comme l’autre conclurent, respectivement en mai 2013 et juillet 2014, que la règle introduite par l’école K. dans le règlement de sa garderie périscolaire pour l’année 2012/2013 était manifestement discriminatoire ; le Défenseur des droits nota néanmoins que cette règle n’avait pas été appliquée au requérant puisqu’il avait quitté l’école. Concernant la mise à disposition d’un AVS, il observa qu’il ne s’agissait pas là d’un droit opposable mais que sa mise en place était souhaitable lorsqu’elle était recommandée par un centre pédagogique spécialisé et lorsqu’elle ne représentait pas une charge disproportionnée pour l’école. Le Défenseur des droits estima que, dans l’affaire du requérant, il y aurait eu discrimination indirecte si le directeur de l’école K. n’avait pas réagi à la recommandation faite dans ce sens, mais que tel n’avait cependant pas été le cas.

Dans un autre rapport établi le 5 février 2016, qui fit suite à une plainte de la requérante alléguant que son licenciement économique à compter du 31 mai 2013 était discriminatoire car lié à sa demande de télétravail, celle-ci étant motivée par la nécessité de s’occuper du requérant, le Défenseur des droits conclut que les documents disponibles ne lui permettaient ni de confirmer ni de réfuter cette allégation de discrimination.

2. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES

9. Le 29 mai 2015, les requérants engagèrent contre l’école K. une procédure judiciaire pour discrimination, par laquelle la requérante et le père du requérant demandaient notamment des excuses et le requérant des dommages-intérêts. Ils soutenaient que le requérant avait été exposé à des mesures éducatives restrictives (avertissements dans le carnet de liaison, exclusion dans le couloir, mise au coin, exclusion d’une sortie) de la part des enseignants, que son PAI n’avait pas été établi dans les délais impartis et qu’il avait été exclu de la garderie périscolaire. Ils soutenaient également que la requérante avait perdu son emploi à cause de cette situation.

10. Au cours de la procédure, le requérant, mineur à l’époque, demanda à être auditionné, en précisant qu’il souhaitait être auditionné soit en dehors de la salle d’audience soit en présence d’un professionnel apte à conduire de tels entretiens. Il ressort du dossier que, en février 2019, le tribunal invita les requérants à produire un rapport d’un médecin ou d’un psychologue attestant que le requérant pouvait être entendu sans que cela ne lui porte préjudice. N’ayant pas pu fournir une telle attestation, les requérants firent savoir au tribunal qu’ils ne maintenaient pas leur demande, par crainte des effets négatifs d’une audition en salle d’audience, et ils soumirent au tribunal les observations du requérant par écrit.

11. Par un jugement du 25 avril 2019, le tribunal municipal de Brno rejeta l’action des requérants, considérant qu’en l’espèce il n’y avait pas eu de discrimination, ni directe ni indirecte. Selon le tribunal, alors que le retard dans l’établissement du PAI ne pouvait être imputé à l’école, les enseignants avaient adopté une approche individualisée et bienveillante à l’égard du requérant et celui-ci n’avait pas été empêché de fréquenter la garderie périscolaire, la nouvelle règle discriminatoire n’étant entrée en vigueur qu’après son départ de l’école K. Il estima que les rares mesures éducatives prises à son égard avaient été justifiées par le besoin d’assurer la sécurité du requérant et le bon déroulement des cours et qu’elles n’avaient en aucun cas visé à l’humilier ou à porter atteinte à sa dignité. Enfin, le tribunal ne considéra pas comme établi prima facie que le licenciement de la requérante était la conséquence du traitement discriminatoire de son fils, étant donné qu’elle n’avait été licenciée qu’en 2013.

Le tribunal précisa par ailleurs que, dans le but de protéger l’intérêt du requérant, il n’avait pas procédé à l’audition de celui-ci et qu’il s’était basé sur les observations écrites que le requérant lui avait adressées. Il renvoya également à l’état de santé du requérant, observant que les requérants eux‑mêmes l’avaient qualifié de mauvais, mentionnant une tentative de suicide, et que, selon ses propres écritures, le requérant ne cherchait pas à obtenir des excuses de la part de l’école K., craignant que cela ravive en lui des émotions et souvenirs négatifs.

12. Les requérants formèrent un appel, qui fut rejeté par la cour régionale de Brno le 25 novembre 2020. La cour retint que les faits en question s’étaient déroulés avant la révision de la loi no 561/2004 (entrée en vigueur seulement le 1er mai 2015) et que la législation applicable à l’époque des faits reposait sur le principe d’une intégration individuelle des élèves ayant des besoins spécifiques, et non sur le principe de l’éducation inclusive, et qu’elle ne consacrait ni le droit de l’élève à des mesures de soutien gratuites ni l’obligation de l’établissement scolaire d’adopter de telles mesures. Quoiqu’il en fût, la cour conclut que, dans les circonstances particulières de la cause (caractérisée notamment par une communication et une coopération défaillantes de la part des parents du requérant), l’école K. avait adopté des aménagements raisonnables appropriés. Elle estima que le PAI avait en l’espèce été mis en place dans un délai raisonnable, étant donné que les parents du requérant avaient refusé de signer sa première version élaborée en février 2012 et que la nouvelle enseignante avait adopté une approche individualisée à l’égard du requérant dès mars 2012. Elle releva en outre qu’un AVS avait été prévu pour le requérant pour l’année 2012/2013, bien qu’une telle mesure ne figurât pas dans la première recommandation du centre pédagogique spécialisé. Elle considéra que, dans l’ensemble, les enseignants avaient tout fait pour aider le requérant, et que les rares mesures éducatives restrictives prises à son égard étaient légitimes, proportionnées et nécessaires. Concernant la garderie périscolaire, la cour nota qu’elle ne relevait pas de la scolarité obligatoire, que le requérant l’avait fréquentée pendant toute l’année scolaire 2011/2012 et que la nouvelle règle contestée par les requérants ne l’avait pas affecté ; elle jugea par ailleurs qu’aucun lien de causalité entre cette règle et le départ du requérant pour une autre école n’avait été établi. La cour considéra qu’en tout état de cause, un éventuel refus d’admission du requérant à la garderie aurait constitué une différence de traitement justifiée, dans une situation où la loi telle qu’en vigueur avant 2015 ne permettait pas de créer un poste d’AVS en périscolaire et que l’accueil en garderie des enfants ayant un trouble de comportement ou nécessitant une assistance spécialisée représentait une charge excessive pour l’école.

En dernier lieu, la cour estima que la participation effective du requérant avait été assurée par le biais de son avocat, spécialisé en la matière, et par les observations écrites que l’intéressé avait adressées au tribunal (en 2019, alors qu’il était âgé de 14 ans), qu’il était illusoire de penser que son audition aurait permis de davantage clarifier sa situation, et que l’absence d’audition avait garanti une meilleure protection de ses intérêts.

13. Le 21 septembre 2021, le pourvoi en cassation formé par les requérants fut rejeté par la Cour suprême pour irrecevabilité, au motif que leurs griefs portaient sur des faits établis et l’appréciation des preuves. La cour considéra par ailleurs que la protection des intérêts du requérant justifiait le refus de l’auditionner.

14. Par la décision no I. ÚS 3228/21 du 22 mars 2022 (notifiée à l’avocat des requérants le 1er avril 2022), la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours constitutionnel des requérants. Elle nota que le besoin de mettre en place un AVS n’avait pas été reconnu avant la recommandation établie par le centre spécialisé le 30 mai 2012 pour l’année scolaire suivante, et que le refus d’auditionner le requérant était dûment justifié dans les circonstances de l’espèce.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

La loi no 561/2004 sur les écoles (dans sa version en vigueur au moment des faits)

15. L’article 16 § 6 de cette loi prévoyait que les enfants, élèves et étudiants avec des besoins éducatifs spécifiques avaient droit à une instruction dont le contenu, la forme et les méthodes correspondaient à leurs besoins éducatifs et à leurs possibilités, dans des conditions permettant cette instruction. Lors de l’admission des élèves et étudiants en situation de handicap, des conditions adaptées à leurs besoins devaient être créées.

En vertu de l’article 16 § 9, le directeur d’une école pouvait mettre en place un poste d’auxiliaire de vie scolaire dans une classe incluant un enfant, élève ou étudiant avec des besoins éducatifs spécifiques. Concernant les enfants en situation de handicap, une recommandation d’un centre pédagogique spécialisé était nécessaire.

Selon l’article 16 § 10, la mise en place dans une école d’un poste d’auxiliaire de vie scolaire au sens du paragraphe 9 nécessitait l’approbation du conseil régional gestionnaire de l’école.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX

16. Les textes internationaux pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Çam c. Turquie (no [51500/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2251500/08%22%5D%7D), §§ 37‑38, 23 février 2016) et G.L. c. Italie (no 59751/15, §§ 21-31, 10 septembre 2020).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE NO 1

17. Les requérants se plaignent d’une discrimination fondée sur le handicap du requérant, alléguant que, pendant sa première année scolaire, l’établissement où il était scolarisé n’a pas mis en œuvre d’aménagements raisonnables correspondant à ses besoins éducatifs spécifiques.

Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1, qui sont ainsi libellés :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 2 du Protocole no 1

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

1. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement soutient d’abord que le grief tiré de l’absence de mise à disposition d’un AVS en classe devrait être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes puisque les requérants ne l’ont soulevé que devant la Cour constitutionnelle. Il fait valoir qu’en effet, dans leur action judiciaire, ils n’ont évoqué la question de l’AVS qu’en lien avec la garderie périscolaire.

19. Les requérants s’opposent à cette thèse, relevant qu’ils ont bien soulevé cette question au niveau interne et que tous les tribunaux (et pas seulement la Cour constitutionnelle) y ont répondu en se référant à l’évolution de la législation ainsi qu’au rapport du Défenseur public des droits.

20. La Cour note que, bien que les requérants n’aient pas expressément soulevé dans leur action tous les éléments qu’ils font valoir à présent devant la Cour, il est clair que ces points ont été invoqués en substance et discutés par les parties devant les juridictions internes, qui ont donc eu une occasion suffisante de les examiner.

Dans ces conditions, l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

21. Le Gouvernement soutient ensuite que le grief concernant la garderie périscolaire n’entre pas dans le champ de l’article 2 du Protocole no 1 et que cette partie de la requête est donc incompatible ratione materiae avec cette disposition. Ils estiment en effet que la garderie périscolaire ne fait pas partie de la scolarité obligatoire ou de « l’instruction », son but étant de proposer uniquement des activités récréatives, sportives et de loisirs, ce en quoi elle s’apparente plutôt à un service de nature sociale.

22. Les requérants rappellent que selon la jurisprudence de la Cour, l’interdiction de discrimination s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ils considèrent que, dès lors, même si la Convention n’oblige pas les États à mettre en place des établissements d’enseignement tels que les garderies, lorsque de tels établissements ont été créés, ils doivent être accessibles sans discrimination fondée sur le handicap. Ils ajoutent que, selon la législation applicable à l’époque des faits, les garderies, bien que non obligatoires, faisaient partie intégrante de l’éducation élémentaire et suivaient le programme correspondant, et que par ailleurs, en 2016, la loi sur les écoles a instauré l’obligation de mettre en place des aménagements raisonnables également dans les garderies.

23. La Cour considère que la question de la compatibilité ratione materiae de ce grief avec l’article 2 du Protocole no 1 est étroitement liée à la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain de cette disposition. Partant, elle estime opportun de joindre cette question au fond.

24. Constatant que le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

25. Les requérants exposent d’abord que leur requête concerne l’absence de mise en place d’aménagements raisonnables pour répondre aux besoins éducatifs spécifiques du requérant, ainsi que le fait que des punitions inappropriées et humiliantes qui lui auraient été infligées. Pris dans leur ensemble, ces faits révèlent selon eux un problème structurel du système d’éducation tchèque qui peine, jusqu’à présent, à assurer une éducation inclusive. Ils observent à cet égard (se référant à l’arrêt G.L. c. Italie, précité, § 54) que lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à une catégorie de population particulièrement vulnérable, comme les enfants en situation de handicap, la marge d’appréciation dont l’État dispose se trouve nettement réduite et seules des considérations très fortes doivent amener celui-ci à appliquer la restriction en question.

26. Les requérants s’appuient largement sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées (« la CDPH ») qui défend le modèle du handicap basé sur les droits de l’homme (par opposition au modèle médical du handicap) et dont découle le concept de l’éducation inclusive, recommandée également par la Cour (les requérants se réfèrent à l’arrêt Szolcsán c. Hongrie, no 24408/16, § 69, 30 mars 2023). Ils rappellent par ailleurs que le droit d’une personne à des « mesures raisonnables » a été introduit dans la loi anti‑discrimination tchèque de 2009, faisant suite à la ratification de la CDPH par la République tchèque en septembre 2009. Ils soutiennent dès lors que le requérant avait droit à des aménagements raisonnables lui assurant une jouissance immédiate du droit à l’instruction, et ce dès le moment où les responsables de l’établissement scolaire ont eu clairement connaissance de ce qu’il souffrait d’un handicap, c’est-à-dire dès octobre ou, au plus tard, novembre 2011 (paragraphe 5 ci-dessus).

27. Les deux requérants déclarent cependant être convaincus que le premier d’entre eux a, sur le seul fondement de son handicap, fait l’objet d’une discrimination inacceptable dans son accès à l’éducation, qui plus est durant sa première année scolaire, ce qui l’a amené à changer d’école et à être traité dans la procédure judiciaire d’une manière inadaptée à sa situation. Ils soulignent à cet égard que les mesures dites éducatives prononcées contre le requérant, telles ses exclusions répétées de la classe ou la mise au coin, étaient en réalité des sanctions et qu’elles ont eu un impact plus préjudiciable sur lui qu’elles n’en auraient eu sur d’autres enfants. Ils estiment que, contrairement à ce qui fut le cas dans l’affaire T.H. c. Bulgarie (no 46519/20, §§ 118-120, 11 avril 2023), l’école K. ne s’est pas montrée proactive dans la recherche et l’adoption d’aménagements bénéfiques pour le requérant, alors que selon eux elle en avait l’obligation, même en l’absence de toute demande en ce sens. Ils rappellent notamment que le PAI n’a été mis en place que le 28 mai 2012, bien que, disent-ils, un tel plan doive en général être établi, comme l’indique le Défenseur public des droits (paragraphe 36 ci-dessous), avant que l’élève n’intègre l’école ou au plus tard un mois après son arrivée. Ils soulignent que, de même, la législation nationale prévoyait depuis 2011 la possibilité d’accompagnement par un AVS, à moins que cela ne représentât une charge disproportionnée pour l’école (paragraphe 8 ci-dessus).

28. Les requérants estiment enfin que la discrimination subie par le requérant était particulièrement flagrante avec l’adoption de la nouvelle règle excluant les enfants ayant besoin d’une assistance spécialisée de la garderie périscolaire (paragraphe 6 in fine ci-dessus). Ils font valoir que, même si le requérant a quitté l’école K. avant que cette règle ne soit entrée en vigueur, il a été admis par les autorités que cette règle pouvait avoir un effet discriminatoire, et que la question était de savoir si elle pouvait être raisonnablement justifiée (paragraphe 12 ci-dessus). Les requérants répondent à cette question par la négative, considérant que les problèmes comportementaux de l’intéressé étaient la conséquence directe de son handicap et qu’ils pouvaient être résolus par une autre mesure, telle la mise en place d’un AVS pour la garderie.

b) Le Gouvernement

29. Le Gouvernement observe d’abord que, selon les tribunaux nationaux, l’école K. n’a pas été informée du handicap du requérant dès sa rentrée puisque ses parents ne se sont adressés à un centre spécialisé pour établir ses besoins qu’en cours d’année (paragraphes 5-6 ci-dessus). Il estime qu’on ne saurait donc reprocher à cette école un retard dans la mise en place des aménagements appropriés, ce d’autant moins que les faits en question se sont déroulés avant la révision de la loi no 561/2004 et que l’école n’avait donc pas encore l’obligation d’adopter de telles mesures. Quant à la CDPH, le Gouvernement estime qu’elle ne garantit pas nécessairement le même niveau de protection que la Convention et qu’elle ne saurait donc être directement applicable. Il avance que, par ailleurs, bien que la Cour reconnaisse l’éducation inclusive comme le moyen le plus approprié pour garantir les principes fondamentaux d’universalité et de non‑discrimination dans l’exercice du droit à l’instruction, elle n’a jamais considéré que la Convention consacrait un droit à l’éducation inclusive ni, partant, l’obligation de la mettre en place. Il fait valoir qu’en matière d’accès à l’instruction, les États doivent en effet ménager un équilibre entre, d’une part, les besoins éducatifs des personnes relevant de leur juridiction et, d’autre part, leur capacité limitée à y répondre (le Gouvernement se réfère ici à l’arrêt Velyo Velev c. Bulgarie, no 16032/07, § 33, CEDH 2014 (extraits)). Il affirme par ailleurs que, en matière de correction des inégalités résultant d’un handicap, l’article 14 exige de l’État qu’il mette en place des aménagements raisonnables, et non toutes les mesures possibles et imaginables.

30. Le Gouvernement maintient que, en l’espèce, l’école a adopté une approche individualisée et bienveillante vis-à-vis du requérant. Sur ce point, le Gouvernement estime que les observations présentées par le Défenseur public des droits en tant que tiers intervenant (paragraphes 34-37 ci‑dessous) sont de nature générale et ne correspondent pas à la situation du requérant. Il estime qu’en l’espèce, un PAI a été mis en place dans un délai raisonnable, en coopération avec ses parents et avec le centre spécialisé, et rappelle qu’un AVS était prévu pour la deuxième année scolaire du requérant (paragraphes 6 et 12 ci‑dessus). Le fait que ces mesures soient subordonnées à un diagnostic des besoins du requérant établi par un centre spécialisé relève selon le Gouvernement de la marge d’appréciation de l’État.

31. Se référant à l’arrêt T.H. c. Bulgarie (précité, § 122), le Gouvernement soutient enfin que les mesures éducatives contestées par les requérants (paragraphe 9 ci-dessus) constituaient des incidents isolés et qu’elles étaient justifiées par des comportements perturbateurs du requérant et proportionnées à la nécessité de protéger les intérêts des autres enfants. Il estime que, hormis le règlement problématique de la garderie, aucun manquement n’a été constaté ni par le Défenseur public des droits ni par l’inspection scolaire (paragraphe 8 ci-dessus).

32. En ce qui concerne la garderie périscolaire, le Gouvernement souligne que le requérant l’a fréquentée pendant toute l’année où il a été scolarisé dans l’école K., qu’il n’en a jamais été exclu et que la règle interdisant la fréquentation de la garderie aux enfants ayant un trouble de comportement ou nécessitant une assistance spécialisée ne lui a jamais été opposée. Il relève que les tribunaux internes n’ont ensuite établi aucun lien de causalité entre l’adoption de cette règle et le départ du requérant pour une autre école (paragraphe 12 ci-dessus).

33. Le Gouvernement en conclut que des aménagements raisonnables suffisants ont été mis en œuvre par l’école K. pour compenser le handicap du requérant dans son accès à l’éducation. Il ajoute que, selon ses propres allégations, le requérant n’a rencontré aucun problème au sein de l’école qu’il a fréquentée à partir de septembre 2012, et il estime que ses besoins éducatifs et le souhait de bénéficier d’une éducation inclusive peuvent donc être considérés comme globalement satisfaits (le Gouvernement se réfère ici à l’affaire Hrazdíra c. République tchèque (dec.), no 62565/14, 23 février 2016).

c) Le Défenseur public des droits tchèque, tiers intervenant

34. Dans ses observations, le Défenseur public des droits note que dans le cadre de son activité, qui inclut le contrôle de la mise en œuvre de la CDPH, il est souvent saisi de questions relatives à l’éducation des enfants en situation de handicap. Il déclare ainsi avoir constaté avant 2016, à plusieurs reprises, des défaillances systémiques dans la mise en place de mesures de soutien (au sens de la loi sur les écoles) aux enfants présentant des besoins éducatifs spéciaux, défaillances qui constituaient selon lui une discrimination indirecte de ces enfants. Les écoles manquaient souvent de ressources matérielles et financières ainsi que de savoir-faire et d’assistance méthodologique.

35. Selon le Défenseur public des droits, l’un des problèmes les plus courants se rapportait au financement des AVS, qui, bien que provenant de plusieurs sources, était souvent insuffisant, ce qui conduisait les parents de l’enfant concerné à contribuer à ce financement, voire à devenir eux-mêmes des AVS. Il indique que, toutefois, les actions en justice intentées par ces parents n’aboutissaient pas, en partie parce que la question de la répartition de la responsabilité entre les établissements scolaires et les autorités étatiques était longtemps restée sans réponse claire. La situation était selon lui encore plus compliquée en ce qui concernait la mise en place des AVS dans les garderies périscolaires.

36. Quant au PAI, que l’enseignant principal devait établir en coopération avec le centre spécialisé et les parents de l’élève, avant que ce dernier n’intègre l’école ou au plus tard un mois après son arrivée, le Défenseur des droits mentionne des cas dans lesquels l’école a refusé de modifier le PAI en fonction des recommandations du centre spécialisé, ou l’a mis en œuvre trop tardivement ; sur ce point, il estime que l’école devrait se montrer proactive et ne pas attendre que le besoin des mesures de soutien soit certifié par le centre.

37. Le Défenseur des droits conclut qu’avant 2016, le système des mesures de soutien dans le domaine de l’éducation manquait de clarté et ne fonctionnait pas toujours de manière optimale, ce qui posait des difficultés tant aux écoles qu’aux élèves handicapés et à leurs parents. Il constate que cette situation a significativement changé après l’entrée en vigueur de la révision de la loi sur les écoles, qui a rendu « exigibles » les mesures de soutien financées par l’État et a défini les situations dans lesquelles celles‑ci doivent être fournies aux élèves.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

38. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de souligner que dans une société démocratique, le droit à l’instruction est indispensable à la réalisation des droits de l’homme et occupe une place fondamentale (Velyo Velev, précité, § 33 ; G.L. c. Italie, précité, § 49). Tout en réaffirmant que l’enseignement est l’un des services publics les plus importants dans un État moderne, la Cour reconnaît qu’il s’agit d’un service complexe à organiser et onéreux à gérer, et que les ressources que les autorités peuvent y consacrer sont nécessairement limitées. Il est vrai également que lorsqu’il décide de la manière de réglementer l’accès à l’instruction, l’État doit ménager un équilibre entre, d’une part, les besoins éducatifs des personnes relevant de sa juridiction et, d’autre part, sa capacité limitée à y répondre. Cependant, la Cour ne peut faire abstraction du fait que, à la différence de certaines autres prestations assurées par les services publics, l’instruction est un droit directement protégé par la Convention (G.L. c. Italie, précité, § 49 ; Şanlısoy c. Turquie (déc.), no 77023/12, § 56, 8 novembre 2016).

39. La Cour rappelle aussi que, dans l’interprétation et l’application de l’article 2 du Protocole no 1, il faut tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les parties contractantes, et que la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante. Il faut donc tenir compte en l’espèce des dispositions relatives aux droits des personnes handicapées qui sont énoncées dans la CDPH, ainsi que d’autres textes pertinents (Enver Şahin c. Turquie, no 23065/12, § 60, 30 janvier 2018 ; G.L. c. Italie, précité, § 51).

40. En outre, lorsqu’elle examine une affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention, la Cour doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et notamment du consensus susceptible de se dessiner en la matière. Elle note en ce sens l’importance dans l’exercice du droit à l’instruction des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination, lesquels ont été consacrés à maintes reprises dans des textes internationaux. Elle souligne en outre avoir déjà constaté que l’éducation inclusive a été reconnue comme le moyen le plus approprié pour garantir ces principes fondamentaux (Çam, précité, § 64, avec les références qui s’y trouvent citées). L’éducation inclusive est donc sans conteste une composante de la responsabilité internationale des États dans ce domaine (Enver Şahin, précité, § 62 ; G. L. c. Italie, précité, § 53).

41. Dans des affaires antérieures relatives aux droits des personnes en situation de handicap, la Cour, s’appuyant sur la CDPH, a considéré que l’article 14 de la Convention devait être lu à la lumière des exigences de ce texte au regard des « aménagements raisonnables » – entendus comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée » – que les personnes en situation de handicap sont en droit d’attendre, aux fins de se voir assurer « la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (article 2 de la CDPH). De tels aménagements raisonnables permettent de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constituent une discrimination (Çam, § 65 ; Şanlısoy, § 60, tous deux précités).

42. Cela étant admis, la Cour souligne qu’il ne lui appartient aucunement de définir les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap. En effet, les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard (Çam, précité, § 66). Elles doivent cependant être particulièrement attentives à l’impact des choix opérés sur des groupes dont la vulnérabilité est la plus grande, au nombre desquels figurent les enfants autistes (Şanlısoy, précité, § 61). De plus, toutes les actions relatives aux enfants en situation de handicap doivent poursuivre en priorité l’intérêt supérieur de l’enfant (G.L. c. Italie, précité, § 54).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

43. La Cour considère tout d’abord que la présente affaire doit être envisagée sous l’angle de la question de savoir si les autorités internes ont satisfait à l’obligation positive qui leur incombait de prendre des mesures appropriées pour permettre au requérant, qui présente des troubles du spectre autistique, d’exercer son droit à l’instruction dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficient les autres enfants (voir G.L. c. Italie, précité, § 70). Ainsi, eu égard aux faits de l’espèce, la Cour se bornera à rechercher, dans le cadre de son analyse, si l’État a réalisé, pour aider le requérant et réduire ses difficultés, les « modifications et ajustements nécessaires et appropriés » ne lui « imposant pas de charge disproportionnée ou indue » (paragraphe 41 ci-dessus).

Pour ce faire, elle bénéficie de l’appréciation préalable du fond de l’affaire effectuée par les juridictions internes, qui se sont employées à mettre en balance les intérêts concurrents en jeu et à déterminer si des mesures suffisantes avaient été mises en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs du requérant (comparer avec Arnar Helgi Lárusson c. Islande, no 23077/19, § 62, 31 mai 2022).

44. La Cour observe que les faits dénoncés par les requérants se sont déroulés après la ratification de la CDPH par la République tchèque mais avant la révision de la loi no 561/2004, entrée en vigueur le 1er mai 2015, qui a consacré le principe de l’éducation inclusive. À l’époque des faits, la législation nationale applicable reposait sur le principe d’une intégration individuelle, au sein des écoles ordinaires, des élèves ayant des besoins spécifiques ; selon la loi, les écoles avaient donc la possibilité, mais non l’obligation – qui était cependant imposée à l’État par la CPDH –, d’adopter des aménagements raisonnables (mesures de soutien) sur recommandation d’un centre pédagogique spécialisé. La Cour prend note à cet égard que, selon le Défenseur public des droits (paragraphes 33-36 ci‑dessus), ce système présentait des défaillances et fonctionnait mal.

45. En l’espèce, la Cour note d’emblée que le requérant n’a pas été privé d’instruction puisqu’il a fréquenté l’école K. jusqu’à la fin de sa première année scolaire en suivant le programme scolaire correspondant (voir, mutatis mutandis, Şanlısoy, précité, § 60), et qu’il semble ensuite avoir poursuivi sa scolarité sans entrave dans un autre établissement.

46. La Cour relève néanmoins les versions divergentes des parties sur certains éléments de fait, notamment quant aux informations que les parents du requérant auraient adressées à l’école K. et à la date de transmission de ces informations. Elle observe à cet égard que l’échange entre les parents et la psychologue de l’établissement, à laquelle les requérants se réfèrent (paragraphe 5 ci-dessus), n’a pas été soumis à la Cour. De plus, les seuls faits qui ressortent de l’échange de courriels entre la requérante et l’employée du centre pédagogique spécialisé, en date du 2 novembre 2011, sont que le requérant ne s’entendait pas avec les autres enfants durant les récréations et que le centre avait contacté le directeur de l’école K. pour qu’il aborde avec l’enseignante concernée la possibilité d’une assistance (paragraphe 5 ci‑dessus).

47. Ces éléments ne permettent pas à la Cour d’établir que les parents du requérant avaient informé directement l’école K. avant le 22 novembre 2011 que le requérant présentait des troubles du spectre autistique et que ces troubles lui avaient été diagnostiqués en août 2011 (paragraphe 4 ci-dessus). Il ressort également du dossier que la recommandation d’un centre pédagogique spécialisé, qui était nécessaire pour que le requérant puisse bénéficier d’une intégration individuelle au moyen d’un PAI ou d’un AVS, a été établie le 6 décembre 2011. Celle-ci, annotée par la requérante, et de ce fait déclarée invalide par les tribunaux (paragraphe 6 ci-dessus), n’a été transmise au directeur de l’école K. que le 10 janvier 2012 ; enfin, une nouvelle version, dépourvue d’annotations, a été remise à ce dernier le 25 janvier 2012. La Cour note que le PAI a ensuite été préparé dès le mois de février 2012, mais que les parents du requérant ont refusé de le signer (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour considère dès lors qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour remettre en cause l’avis des tribunaux nationaux selon lequel les parents du requérant n’ont pas fait preuve de la coopération nécessaire, contribuant de ce fait à compliquer la situation, et ce alors que le requérant a intégré l’école K. presque deux mois après la rentrée scolaire.

48. Ceci étant, tout en notant l’argument du Gouvernement tiré du fait que les parents du requérant ne se sont adressés à un centre spécialisé qu’en cours d’année scolaire, la Cour observe qu’il peut parfois être difficile pour les parents d’un enfant d’accepter que celui-ci présente des troubles nécessitant une assistance. Elle estime qu’un rôle actif de l’État et des établissements concernés est essentiel dans ce domaine, dans un souci de protection des intérêts de l’enfant.

49. La Cour relève ensuite que les juridictions internes ont établi que, une fois que les besoins éducatifs du requérant ont été identifiés et que l’école en a été dûment informée, cette dernière s’est conformée à la recommandation du centre spécialisé en adoptant des mesures de soutien. S’il est vrai qu’un PAI définitif n’a été établi qu’en mai 2012, il a été démontré que cela était dû notamment à l’arrivée en cours d’année d’une nouvelle enseignante, laquelle avait néanmoins adopté une approche individualisée à l’égard du requérant dès qu’elle avait repris sa classe (paragraphe 12 ci‑dessus). Les tribunaux ont également constaté qu’en réaction à une nouvelle recommandation du centre, datée du 30 mai 2012, préconisant de mettre en place un AVS, l’école a fait les démarches nécessaires pour s’y conformer à la rentrée 2012 (paragraphe 6 ci‑dessus).

50. En ce qui concerne les mesures éducatives restrictives dénoncées par les requérants (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour estime que de telles mesures semblent en principe inappropriées et stigmatisantes, surtout quand elles visent les enfants, tel le requérant, souffrant de troubles du spectre autistique. Elle note néanmoins qu’il a été établi dans la procédure interne qu’il s’agissait non de sanctions mais de mesures de bon ordre visant à remédier à des incidents isolés, survenus dans des situations où la sécurité du requérant et le bon déroulement des cours étaient sérieusement en jeu. Par ailleurs, la Cour relève que les enseignants s’étaient montrés prêts à en discuter avec la requérante. Dans ces conditions, la Cour est disposée à considérer que ces mesures n’étaient pas en elles-mêmes, dans les circonstances de l’espèce, constitutives d’une discrimination.

51. Enfin, pour ce qui est de la garderie périscolaire, il n’est pas contesté par les parties que le requérant l’a fréquentée tout au long de l’année scolaire et que la règle excluant les enfants ayant besoin d’une assistance spécialisée, qui a été considérée comme discriminatoire par les autorités nationales (paragraphe 8 ci-dessus), ne l’a pas affecté puisqu’il a quitté l’école avant son entrée en vigueur. Par ailleurs, la Cour ne trouve aucune raison de mettre en doute la conclusion des autorités nationales selon laquelle il n’y avait aucun lien de causalité entre cette règle et le départ du requérant pour une autre école.

52. La Cour est consciente du fait que chaque enfant a des besoins pédagogiques qui lui sont propres et qu’il en va ainsi particulièrement des enfants en situation de handicap. Dans le domaine de l’éducation, elle reconnaît que les aménagements raisonnables peuvent prendre différentes formes, aussi bien matériels qu’immatériels, pédagogiques ou organisationnels. Cela étant, la Cour souligne qu’il ne lui appartient aucunement de définir les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap. En effet, les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard (voir Çam, précité, § 66). Il importe cependant que ces dernières soient particulièrement attentives à leurs choix dans ce domaine, compte tenu de l’impact de ces choix sur les individus en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée (voir Enver Şahin, précité, § 68).

53. En l’espèce, la Cour reconnaît que les requérants étaient confrontés à une situation difficile, résultant en partie des défaillances systémiques imputables à l’État, telles que décrites par le Défenseur public des droits (paragraphes 34-37 ci-dessus). Il ressort néanmoins du dossier que les autorités nationales étaient conscientes de leur obligation, résultant du droit interne ainsi que des engagements internationaux de l’État, d’assurer au requérant une jouissance effective et sans discrimination de son droit à l’instruction, qu’elles n’ont pas fermé les yeux sur ses difficultés et qu’elles se sont employées à trouver des solutions susceptibles d’y répondre.

54. Au vu des éléments qui précèdent, et tout en admettant que l’école K. aurait pu réagir avec plus de célérité aux besoins éducatifs du requérant une fois ces besoins déterminés, la Cour conclut que l’on ne saurait lui reprocher de n’avoir pas agi avec la diligence requise pour permettre au requérant de suivre sa première année scolaire dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficiaient les autres enfants. Conclure autrement reviendrait, dans les circonstances de l’espèce, à imposer à l’État une « charge disproportionnée ou indue » relativement à ses obligations positives de procéder à des aménagements raisonnables en faveur du requérant, telles qu’établies dans la jurisprudence de la Cour.

55. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1.

56. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae du grief concernant la garderie périscolaire, soulevée par le Gouvernement, et qui a été jointe au fond (paragraphes 21-24 ci-dessus).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE D’AUDITION DU REQUÉRANT PAR LES TRIBUNAUX

57. Les requérants se plaignent également de l’absence d’aménagements raisonnables pendant la procédure judiciaire, au cours de laquelle le requérant n’a pas été entendu. Ils y voient une méconnaissance de son droit de participation effective à la procédure et invoquent à cet égard l’article 14 la Convention combiné avec les articles 6, 8 et 13 de la Convention.

58. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, parmi beaucoup d’autres, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 149, 2 février 2021), considère que ce grief soulève la question de savoir si les intérêts et la position du requérant ont été suffisamment pris en compte par les tribunaux. Elle estime donc approprié de l’examiner uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Q et R c. Slovénie, no 19938/20, § 84, 8 février 2022), qui dispose comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Thèses des parties

59. La requérante soutient que son fils souhaitait être entendu pour apporter un témoignage direct de son vécu, avec des aménagements appropriés permettant de minimiser les risques, par exemple dans le bureau du juge ou en présence d’une personne formée à cette fin. Les requérants rappellent que le juge du tribunal municipal leur a cependant demandé de produire un certificat attestant de la capacité du requérant d’être entendu qu’ils n’ont pas été en mesure de fournir, et que pour cette raison ils ont préféré renoncer à l’audition. Ils estiment que l’approche de ce juge témoigne davantage d’un manque de volonté d’interagir avec un enfant présentant le syndrome d’Asperger que d’une intention de protéger l’intérêt de l’enfant. Ils estiment en outre que, au lieu de corriger ce manquement, ce qu’ils ont dénoncé dans leur appel, la cour régionale a estimé, à tort selon eux, que la participation effective du requérant avait été assurée par le biais de son avocat. Ils avancent que le fait de considérer qu’il était « illusoire » de s’attendre à ce que le requérant puisse ajouter quelque chose de pertinent traduisait clairement un préjugé de la cour vis-à-vis du handicap de ce dernier. Les requérants concluent qu’en tout état de cause, et indépendamment de la valeur probante de l’audition du requérant, un tel acte aurait constitué une marque de respect envers lui et lui aurait permis de faire valoir ses droits, dont ceux garantis par les articles 7 § 3 et 13 de la CDPH.

60. Le Gouvernement soutient que le droit d’un enfant à être entendu dans les affaires le concernant n’est pas absolu et qu’il convient à chaque fois de tenir compte de l’intérêt de l’enfant, de son âge et de son état de santé physique et mentale. Il estime que, dans la présente affaire, la décision des tribunaux de ne pas entendre le requérant a été justement guidée par l’intérêt supérieur de celui-ci, et qu’elle était dûment motivée. Il relève qu’en effet les tribunaux ont pris en compte l’état de santé du requérant et les conséquences qu’une audition pourrait avoir sur sa santé mentale, dans une situation où les requérants n’avaient pas été en mesure de produire un certificat attestant que le requérant pouvait être entendu sans que cela ne lui porte préjudice (sur ce point, le Gouvernement se réfère à R.M. c. Lettonie, no 53487/13, § 117, 9 décembre 2021). Il ajoute que les tribunaux ont en outre considéré qu’une telle preuve était redondante au vu des faits déjà établis, dans la mesure où l’opinion du requérant avait pu être établie grâce à ses observations écrites.

2. Appréciation de la Cour

61. La Cour rappelle que les enfants exercent leur autonomie, dans les limites inhérentes à leur âge (« autonomie limitée »), qui augmente progressivement à mesure qu’ils gagnent en maturité, par le biais de leur droit à être consultés et entendus. Ainsi, l’article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant prévoit notamment qu’un enfant qui est capable de discernement a le droit d’exprimer librement ses opinions et le droit de voir ces opinions dûment prises en considération, eu égard à son âge et à son degré de maturité ; en particulier, il doit se voir offrir la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’une organisation approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale. La Cour a estimé que les mêmes principes s’appliquent mutatis mutandis à toute procédure judiciaire ou administrative ayant une incidence sur les droits des enfants découlant de l’article 8 de la Convention. En particulier, en pareil cas, on ne saurait dire que des enfants capables de discernement ont été suffisamment associés au processus décisionnel lorsqu’il ne leur a pas été donné la possibilité d’être entendus et d’exprimer leur opinion (voir M. et M. c. Croatie, no 10161/13, §§ 171 et 181, 3 décembre 2015). La Cour a néanmoins considéré, dans le contexte d’une procédure concernant le droit de visite d’un parent, que ce serait aller trop loin que de dire que les tribunaux internes sont toujours tenus d’entendre un enfant en audience (voir Sahin c. Allemagne [GC], no [30943/96](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2230943/96%22%5D%7D), § 73, CEDH 2003, et, mutatis mutandis, Iglesias Casarrubios et Cantalapiedra Iglesias c. Espagne, no 23298/12, § 36, 11 octobre 2016).

62. La Cour observe d’abord que la procédure qui est à l’origine de la présente requête portait sur une discrimination dont le requérant aurait été victime dans l’exercice de son droit à l’instruction, à savoir une question plutôt technique, ce qui distingue cette affaire de celles dans lesquelles il s’agit de déterminer avec lequel de ses parents un enfant souhaite vivre. Elle estime en même temps que, âgé de presque quinze ans au moment où s’est posée la question de son audition (paragraphe 10 ci-dessus), le requérant était capable du discernement nécessaire pour être entendu et pouvait attacher de l’importance à sa comparution devant le juge. Cependant, étant donné que le requérant présentait des troubles du spectre autistique et qu’il avait lui-même exprimé des craintes de raviver des souvenirs négatifs (paragraphe 11 in fine ci‑dessus), la Cour ne saurait reprocher au juge de première instance d’avoir demandé qu’un médecin ou un psychologue confirme que l’intéressé pouvait être entendu sans que cela ne lui porte préjudice. Or, les requérants n’ayant pas été en mesure de produire un tel certificat, ils ont par la suite renoncé à leur demande d’audition du requérant et ont soumis au tribunal des observations écrites rédigées par ce dernier (paragraphe 10 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour admet que les juridictions nationales pouvaient légitimement considérer que l’absence d’audition du requérant préservait ses intérêts et que sa participation effective avait été assurée par ses propres observations écrites et par le biais de son avocat, spécialisé en la matière. Elles ont également apporté une réponse motivée à la demande des requérants.

63. La Cour est donc disposée à admettre que, dans les circonstances particulières de la cause, le requérant a été suffisamment associé à la procédure en question.

64. Elle estime donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

65. Enfin, la requérante soutient, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, que la discrimination subie par son fils a eu des effets négatifs et discriminatoires sur elle. Elle allègue notamment que son licenciement professionnel était largement dû au fait qu’elle devait davantage s’occuper du requérant en raison des difficultés rencontrées avec l’école et la garderie.

66. Le Gouvernement conteste cette thèse, soulignant que les allégations relatives à la discrimination prétendument subie par le requérant se rapportent à l’année scolaire 2011/2012, pendant laquelle il a pourtant pu fréquenter la garderie périscolaire, alors que le licenciement de la requérante n’est intervenu qu’en 2013. Il rappelle qu’aucun lien entre ces événements n’a d’ailleurs été constaté par les juridictions nationales, selon lesquelles aucun commencement de preuve n’a été apporté dans ce sens.

67. Selon la requérante, le licenciement dont elle a fait l’objet en 2013 était en réalité l’aboutissement d’une détérioration de sa situation professionnelle résultant des difficultés liées au traitement discriminatoire du requérant dont elle s’occupait au quotidien. Elle soutient par ailleurs que les conclusions auxquelles les autorités nationales sont parvenues quant à l’absence de discrimination prima facie dans son cas sont la conséquence de l’application des règles du droit interne relatives à la charge de la preuve en matière de discrimination, qu’elle considère problématiques.

68. La Cour relève d’abord que le grief concernant les règles relatives à la charge de la preuve n’a pas été soulevé devant les juridictions nationales. Elle note ensuite que ni le tribunal de première instance, ni le Défenseur public des droits n’ont établi un lien de causalité entre les difficultés rencontrées par le requérant et le licenciement de la requérante (paragraphes 8 in fine et 11 ci‑dessus). Prenant en compte la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant le grief relatif à la discrimination prétendument subie par le requérant (paragraphes 54‑55 ci‑dessus), ainsi que les constats établis par les autorités nationales, la Cour estime qu’aucun argument solide ne milite en faveur de la thèse de la requérante.

69. Il s’ensuit que ce grief de la requérante est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 recevable et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 novembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Mattias Guyomar
Greffier Président


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