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10/10/2024 | CEDH | N°001-236189

CEDH | CEDH, AFFAIRE LEGROS ET KOULLA c. FRANCE, 2024, 001-236189


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LEGROS ET KOULLA c. FRANCE

(Requêtes nos 72173/17 et 31317/20)

ARRÊT
(Satisfaction équitable)


Art 41 • Satisfaction équitable • Dommage matériel suite à la violation de l’art 6 § 1 pour atteinte au droit d’accès à un tribunal des requérants et à la violation de l’art 1 P 1 pour rupture du juste équilibre requis au détriment du requérant • Pertes de chances alléguées, résultant des violations constatées dans le chef du requérant, non établies • Octroi d’une somme à la requérante dans le cadr

e d’une appréciation globale

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

10 octobre 2024

Cet arrêt dev...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LEGROS ET KOULLA c. FRANCE

(Requêtes nos 72173/17 et 31317/20)

ARRÊT
(Satisfaction équitable)

Art 41 • Satisfaction équitable • Dommage matériel suite à la violation de l’art 6 § 1 pour atteinte au droit d’accès à un tribunal des requérants et à la violation de l’art 1 P 1 pour rupture du juste équilibre requis au détriment du requérant • Pertes de chances alléguées, résultant des violations constatées dans le chef du requérant, non établies • Octroi d’une somme à la requérante dans le cadre d’une appréciation globale

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

10 octobre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Legros et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy,

Úna Ní Raifeartaigh, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de ces affaires se trouvent deux requêtes (nos 72173/17 et 31317/20) dirigées contre la République française dont deux ressortissants de cet État, M. Legros (« le requérant ») et Mme Koulla (« la requérante »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention respectivement le 29 septembre 2017 et le 20 juillet 2020.

2. Par un arrêt du 9 novembre 2023 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et, concernant M. Legros, également violation de l’article 1er du Protocole no 1.

3. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, M. Legros réclamait une satisfaction équitable de 1 858 605 euros (EUR), augmentée des intérêts légaux, eux-mêmes capitalisés, soutenant que cette somme correspondait aux préjudices subis en raison de la perte de loyers et de la perte de plus-value de son immeuble. Mme Koulla réclamait quant à elle une satisfaction équitable de 59 700 EUR au titre du dommage matériel et de 10 000 EUR au titre du dommage moral, sommes augmentées des intérêts légaux à compter de la saisine de la Cour ainsi qu’une somme de 4 000 EUR au titre des frais et dépens. Elle soutenait que cette somme correspondait, outre à son préjudice moral, aux préjudices subis en raison du défaut de reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie ayant entraîné une perte sur son traitement et sa pension de retraite, une perte de primes, le défaut de prise en charge de ses frais de santé et l’impossibilité d’obtenir tant une allocation temporaire d’invalidité que l’indemnisation de certains préjudices à caractère personnel.

4. La Cour, dans son arrêt au principal, a accordé à Mme Koulla une somme de 3 000 EUR au titre du dommage moral (paragraphe 202 de l’arrêt au principal et point 5. a) i. du dispositif). M. Legros n’avait pas formulé de demande au titre du dommage moral.

5. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état concernant le dommage matériel pour ces deux requérants, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (paragraphe 195 de l’arrêt au principal et point 6. b) du dispositif). La question des frais et dépens a été réglée au stade de l’arrêt au principal, s’agissant des frais engagés jusqu’alors.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations, étant précisé que M. Legros a réévalué le montant de ses prétentions en sollicitant, entre autres, une somme de 2 367 994 EUR au titre du dommage matériel et 4 800 EUR au titre des frais et dépens postérieurs à l’arrêt au principal.

le cadre juridique et la pratique interne pertinents

1. M. Legros (no 72173/17)
1. Les textes

7. Les conséquences de l’annulation, par le juge administratif, d’une décision de préemption sont prévues par le code de l’urbanisme, dans sa rédaction issue de la loi no 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.

8. L’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme définit ainsi les conditions dans lesquelles le titulaire du droit de préemption doit proposer le bien illégalement préempté à certaines personnes, dont l’acquéreur évincé :

« Lorsque, après que le transfert de propriété a été effectué, la décision de préemption est annulée ou déclarée illégale par la juridiction administrative, le titulaire du droit de préemption propose aux anciens propriétaires ou à leurs ayants cause universels ou à titre universel l’acquisition du bien en priorité.

Le prix proposé vise à rétablir, sans enrichissement injustifié de l’une des parties, les conditions de la transaction à laquelle l’exercice du droit de préemption a fait obstacle. À défaut d’accord amiable, le prix est fixé par la juridiction compétente en matière d’expropriation, conformément aux règles mentionnées à l’article L. 213-4.

À défaut d’acceptation dans le délai de trois mois à compter de la notification de la décision juridictionnelle devenue définitive, les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel sont réputés avoir renoncé à l’acquisition.

Dans le cas où les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel ont renoncé expressément ou tacitement à l’acquisition dans les conditions mentionnées aux trois premiers alinéas du présent article, le titulaire du droit de préemption propose également l’acquisition à la personne qui avait l’intention d’acquérir le bien, lorsque son nom était inscrit dans la déclaration mentionnée à l’article L. 213-2. »

9. L’article L. 213-12 du même code prévoit l’ouverture d’un recours indemnitaire devant les tribunaux de l’ordre judiciaire en cas de méconnaissance de cette précédente disposition :

« En cas de non-respect des obligations définies au deuxième alinéa de l’article L. 213-11 ou au premier alinéa de l’article L. 213-11-1, les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel saisissent le tribunal de l’ordre judiciaire d’une action en dommages-intérêts contre le titulaire du droit de préemption.

En cas de non-respect des obligations définies au sixième alinéa de l’article L. 213‑11 ou au dernier alinéa de l’article L. 213-11-1, la personne qui avait l’intention d’acquérir ce bien saisit le tribunal de l’ordre judiciaire d’une action en dommages-intérêts contre le titulaire du droit de préemption.

Dans les cas prévus aux articles L. 213-11 et L. 213-11-1, la renonciation à la rétrocession n’interdit pas de saisir le tribunal de l’ordre judiciaire d’une action en dommages et intérêts contre le titulaire du droit de préemption.

L’action en dommages et intérêts se prescrit par cinq ans :

1o Dans le cas prévu à l’article L. 213-11, à compter de la mention de l’affectation ou de l’aliénation du bien au registre mentionné à l’article L. 213-13 ;

2o Dans le cas prévu à l’article L. 213-11-1, à compter de la décision de la juridiction administrative devenue définitive. »

2. La jurisprudence

10. Le Tribunal des conflits a précisé, dans une décision C4085 du 12 juin 2017, les compétences respectives des juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif concernant les litiges consécutifs à l’annulation d’une décision de préemption par le juge administratif :

« Considérant qu’il résulte de ces dispositions [L. 213-11-1 et L. 213-12 du code de l’urbanisme] que, lorsque la juridiction administrative a annulé une décision de préemption d’un bien, il appartient au juge judiciaire, en cas de non-respect, par le titulaire du droit de préemption, de son obligation de proposer l’acquisition du bien à l’ancien propriétaire, puis, le cas échéant, à l’acquéreur évincé, de connaître des actions indemnitaires que l’un et l’autre sont susceptibles d’engager ; que le juge judiciaire est par ailleurs seul compétent pour statuer sur une action en nullité du contrat de vente par lequel la personne détentrice du droit de préemption est devenue propriétaire du bien ; qu’en revanche, et alors même qu’en cas de désaccord sur le prix auquel l’acquisition du bien doit être proposée, le juge judiciaire est compétent pour le fixer, il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens par l’ancien propriétaire ou l’acquéreur évincé, d’exercer les pouvoirs qu’il tient des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative afin d’ordonner, le cas échéant sous astreinte, les mesures qu’implique l’annulation, par le juge de l’excès de pouvoir, de la décision de préemption [...]. »

2. Mme Koulla (no 31317/20)

11. Le droit à une rémunération à plein traitement au cours d’un congé de longue maladie imputable au service est prévu par les dispositions du 3o de l’article 57 de la loi no 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale (ci-après « loi du 26 janvier 1984 »), applicable à la date des faits litigieux :

« Le fonctionnaire en activité a droit :

[...] 3o A des congés de longue maladie d’une durée maximale de trois ans dans les cas où il est constaté que la maladie met l’intéressé dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, rend nécessaires un traitement et des soins prolongés et présente un caractère invalidant et de gravité confirmée. Le fonctionnaire conserve l’intégralité de son traitement pendant un an ; le traitement est réduit de moitié pendant les deux années qui suivent. L’intéressé conserve, en outre, ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l’indemnité de résidence.

[...] Les dispositions des deuxième, troisième et quatrième alinéas du 2o du présent article sont applicables aux congés de longue maladie [...]. »

12. Le deuxième alinéa du 2o de l’article 57 prévoit ainsi :

« Toutefois, si la maladie provient de l’une des causes exceptionnelles prévues à l’article L. 27 du code des pensions civiles et militaires de retraite ou d’un accident survenu dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, le fonctionnaire conserve l’intégralité de son traitement jusqu’à ce qu’il soit en état de reprendre son service ou jusqu’à la mise à la retraite. Il a droit, en outre, au remboursement des honoraires médicaux et des frais directement entraînés par la maladie ou l’accident [...]. »

13. Le droit à un congé de longue durée est prévu par les dispositions du 4o de ce même article :

« Le fonctionnaire en activité a droit :

[...] 4o A un congé de longue durée, en cas de tuberculose, maladie mentale, affection cancéreuse, poliomyélite ou déficit immunitaire grave et acquis, de trois ans à plein traitement et de deux ans à demi-traitement. Le fonctionnaire conserve ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l’indemnité de résidence.

Si la maladie ouvrant droit à congé de longue durée a été contractée dans l’exercice des fonctions, les périodes fixées ci-dessus sont respectivement portées à cinq ans et trois ans.

[...] Sur demande de l’intéressé, l’administration a la faculté, après avis du comité médical, de maintenir en congé de longue maladie le fonctionnaire qui peut prétendre à un congé de longue durée [...]. »

14. Le placement en disponibilité d’office pour raisons de santé est prévu par les dispositions de l’article 72 de la même loi, aux termes desquelles :

« La disponibilité est la position du fonctionnaire qui, placé hors de son administration ou service d’origine, cesse de bénéficier, dans cette position, de ses droits à l’avancement et à la retraite.

La disponibilité est prononcée, soit à la demande de l’intéressé, soit d’office à l’expiration des congés prévus aux 2o, 3o et 4o de l’article 57 [...]. »

15. Le bénéfice de la nouvelle bonification indiciaire prévu par l’article 2 du décret no 93-863 du 18 juin 1993, dans sa version applicable aux faits litigieux, est accordé dans les conditions suivantes pour les fonctionnaires en congé maladie :

« Le bénéfice de la nouvelle bonification indiciaire est maintenu aux fonctionnaires dans les mêmes proportions que le traitement pendant la durée des congés mentionnés aux 1o, 2o et 5o de l’article 57 de la loi du 26 janvier 1984 modifiée susvisée ainsi qu’au 3o de ce même article tant que l’agent n’est pas remplacé dans ses fonctions. »

EN DROIT

16. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Arguments des parties
1. Requête de M. Legros (no 72173/17)
1. Le requérant

17. Le requérant justifie le montant demandé au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi en se fondant à la fois sur l’ampleur de la plus-value qu’il aurait potentiellement pu réaliser en 2018 en cas de revente du bien en litige mais également sur le bénéfice qui aurait pu résulter de l’exploitation de ce bien de 1999 à 2024.

18. Il soutient qu’en l’absence d’application immédiate à son litige des principes issus de la jurisprudence Czabaj, il avait toutes les chances que le jugement de première instance soit confirmé en appel puis en cassation. Il rappelle que le tribunal administratif avait retenu trois types d’illégalités entachant la décision de préemption, dont deux relevant de la légalité interne. Il soutient que ces motifs d’annulation reposaient sur une jurisprudence bien établie. Il en déduit qu’il existait une certitude de pouvoir acquérir le bien illégalement préempté laquelle doit désormais conduire à l’indemnisation de l’intégralité de son préjudice.

19. Le requérant ajoute que, contrairement à ce que fait valoir le Gouvernement, la commune a refusé d’exécuter la décision de première instance en ne lui proposant pas le bien en litige ainsi que cela le lui avait été enjoint et découlait de l’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme. Il précise pour l’application de ce dernier article que, le bien ayant été vendu aux enchères, l’ancien propriétaire n’aurait pu vouloir le récupérer.

20. Il soutient en outre qu’il ne peut lui être reproché de ne pas avoir formé de recours indemnitaire puisqu’il entendait seulement acquérir le bien rétrocédé et non être indemnisé du préjudice subi en raison de la décision de préemption. Dans le cadre de la présente procédure, se fondant sur l’article L. 213-12 du code de l’urbanisme et sur la jurisprudence interne, il entend être indemnisé non seulement des multiples illégalités entachant la décision de préemption mais également du préjudice consécutif à l’absence de rétrocession du bien.

21. Il précise qu’à son sens le Gouvernement ne peut se prévaloir d’un lien temporel distendu entre la décision de préemption et l’engagement de la procédure contentieuse puisqu’en l’absence de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, il aurait été recevable à saisir le tribunal administratif.

22. Concernant la plus-value qu’il aurait pu réaliser en cas d’acquisition du bien en 1999 puis de revente dudit bien, le requérant soutient que la Cour pourra se fonder sur sa propre jurisprudence relative aux expropriations de biens n’ayant pas été affectés aux projets les ayant justifiées. Il propose deux types d’estimations. Le premier consiste à calculer la différence entre le prix auquel la commune a revendu le bien en litige en 2018, soit 210 000 EUR, et le prix initial de 290 000 francs, différence augmentée des intérêts au taux légal depuis 2018, soit un total de 186 028 EUR. Il soutient toutefois que le prix de cession de 210 000 EUR, fixé sans avis des domaines, était inférieur à la valeur réelle du bien à ce moment-là et qu’en raison du défaut d’entretien par la commune, le bien s’était dégradé entre 1999 et 2018. Il propose alors une seconde méthode, fondée sur le prix du bien au mètre carré. Pour le déterminer, il se réfère à la valeur de l’immeuble voisin dont il est propriétaire et dont il estime qu’il a une valeur comparable, évaluée en 2013 dans le cadre d’un avis des domaines. Il expose ainsi qu’en 2013 l’immeuble litigieux avait une valeur de 1 137 542 EUR, équivalant à 1 343 525 EUR en 2023, dont il convient de déduire le prix d’acquisition initial en 1999. Il en résulte, selon cette seconde méthode, une plus-value manquée de 1 279 114 EUR. Il ajoute que l’évolution de l’environnement du bien permet d’envisager un prix au mètre carré revalorisé. Il mentionne enfin qu’il a été empêché de réunir l’immeuble dont il était propriétaire de l’immeuble ayant fait l’objet de la décision de préemption.

23. Répondant aux arguments du Gouvernement, il précise qu’il disposait en 1999 des ressources lui permettant d’acquérir le bien, cela ayant été une condition pour pouvoir enchérir. Il ajoute qu’il importe peu qu’il ait ou non eu l’intention de procéder à la revente du bien car, étant propriétaire, il aurait bénéficié d’une plus-value dans tous les cas.

24. Concernant le bénéfice qui aurait pu résulter de l’exploitation du bien depuis 1999, le requérant, se fondant sur un constat d’huissier dressé en 1998, souligne tout d’abord le parfait état du bâtiment à cette époque. Il soutient avoir calculé le préjudice d’exploitation en prenant en compte des offres portant sur un commerce qu’il estime comparable ainsi que sur des locations de bureaux. Il se fonde, pour les appartements, sur les loyers appliqués dans l’immeuble lors de la préemption et sur le niveau actuel des loyers dans cette commune. Il souligne avoir intégré l’abattement de 50 % sur les recettes pour tenir compte des charges d’entretien et d’aménagement ainsi que des aléas locatifs. Il en conclut que le préjudice de perte d’exploitation pour la période de 1999 à 2024 s’élève à 358 800 EUR pour le local commercial et à 730 080 EUR pour les loyers du bureau et des logements. Répondant aux arguments du Gouvernement, il ajoute que lorsqu’un investisseur achète un bien, voisin d’un immeuble lui appartenant déjà, composé de commerces et appartements, cela est nécessairement dans un objectif de location.

2. Le Gouvernement

25. Le Gouvernement constate que le requérant sollicite le versement de 1 858 605 EUR au titre du dommage matériel, augmentés des intérêts légaux à compter du 28 septembre 2017, correspondant à la perte des loyers et à la perte de valeur vénale du bien.

26. Le Gouvernement distingue deux méthodes d’évaluation du dommage matériel. À titre principal, il présente ce qu’il estime être la méthode mise en œuvre dans la jurisprudence de la Cour puis, à titre subsidiaire, celle dont font application les juridictions internes.

27. À titre principal, le Gouvernement soutient, après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour sur la satisfaction équitable allouée dans le cadre d’une violation des articles 6 § 1 et 1er du Protocole no 1, qu’en l’espèce l’indemnisation susceptible d’être accordée au requérant au titre du dommage matériel ne peut correspondre qu’à une perte de chance d’avoir pu obtenir définitivement gain de cause devant les juridictions administratives, le constat de violation de l’article 1er du Protocole no 1 ne concernant selon lui que le volet procédural de cette stipulation.

28. À cet égard, il fait valoir que le dommage matériel invoqué par le requérant résultant de l’impossibilité d’obtenir la jouissance effective de l’immeuble litigieux ne saurait être indemnisé sur le fondement de l’atteinte portée au droit de propriété dès lors que le requérant n’en a jamais été titulaire. Il insiste sur le fait que l’acquéreur évincé par une décision de préemption ne subit aucune dépossession du bien mais est seulement privé de l’espérance d’obtenir la jouissance d’un droit de propriété éventuel.

29. Le Gouvernement ne conteste pas l’existence, avant les développements à l’origine des violations constatées par la Cour, d’une chance réelle de succès du requérant d’obtenir satisfaction devant les juridictions administratives, au regard notamment de l’issue de sa requête devant le juge de première instance. Il soutient que si la cour administrative d’appel et le Conseil d’État avaient confirmé la décision du tribunal administratif, la commune aurait dû, en application de la décision du Conseil d’État du 31 décembre 2008 no 293853, lui proposer d’acquérir le bien illégalement préempté sur la base du prix figurant dans la déclaration d’aliéner. Ce prix aurait dû être majoré du coût des travaux indispensables à la conservation du bien que la collectivité publique aurait supporté et de la variation de la valeur vénale du bien consécutive aux travaux utiles d’amélioration ou de démolition réalisés par la collectivité publique à la suite de la préemption litigieuse. Au contraire, en cas de dégradation du bien, ce prix aurait dû être diminué des dépenses que l’acquéreur aurait dû exposer pour remettre le bien dans son état initial. Le Gouvernement soutient en conséquence que la tardiveté opposée au requérant l’a seulement privé d’une chance d’obtenir le bien dans les conditions précitées tout en soulignant qu’en raison de la revente dudit bien en 2019, il ne peut plus être replacé dans cette situation.

30. Le Gouvernement fait ensuite valoir que le requérant n’a formé aucun recours indemnitaire, alors qu’il était accessible, qui lui aurait permis d’obtenir la réparation des préjudices résultant de la décision de préemption illégale. Il souligne que le requérant a au contraire choisi la voie du recours pour excès de pouvoir qui ne lui permettait pas d’obtenir l’indemnisation du dommage matériel mais la seule annulation de la décision de préemption. Il fait valoir que ce choix contentieux n’a pu avoir pour effet que de distendre le lien entre les violations constatées et la perte de chance à évaluer.

31. Le Gouvernement en conclut qu’alors que la commune n’a jamais refusé d’exécuter une décision de justice, le requérant ne peut prétendre qu’à une indemnisation de la perte de chance d’avoir pu faire trancher définitivement son litige et d’obtenir que la commune lui propose le bien illégalement préempté. Le Gouvernement estime qu’il sera fait une juste appréciation de ce préjudice, en équité, en allouant au requérant une somme de 3 000 EUR.

32. À titre subsidiaire, le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence des juridictions internes, soutient que le requérant ne fait état d’aucun préjudice qui lui aurait permis de prétendre à l’indemnisation des conséquences d’une préemption illégale.

33. Concernant le préjudice fondé sur la perte de chance d’avoir pu réaliser une plus-value lors de la revente d’un bien illégalement préempté, le Gouvernement affirme qu’il ne peut être indemnisé qu’en cas de lien direct et certain avec la décision de préemption. Il fait valoir qu’en l’espèce le requérant n’établit pas qu’il avait entrepris des démarches de financement en vue de l’acquisition du bien, ne démontre pas qu’il aurait eu pour projet la revente du bien à court ou moyen terme et ne prend pas en compte les charges nécessitées par l’entretien et l’aménagement du bien. Il ajoute qu’il était loisible au requérant d’utiliser la somme prévue pour l’acquisition d’un bien équivalent.

34. Concernant le préjudice fondé sur la perte de chance de percevoir des revenus locatifs, le Gouvernement souligne que les juridictions internes peuvent l’indemniser si l’évaluation des revenus n’est pas hypothétique. Il fait valoir qu’en l’espèce, en l’absence d’éléments démontrant l’usage qu’il entendait faire du bien, le requérant ne saurait prétendre, par simple comparaison avec l’immeuble dont il est effectivement propriétaire, à l’indemnisation de la perte de revenus locatifs alors au demeurant que la location aurait pu être discontinue ou faire l’objet d’impayés. Le Gouvernement ajoute que le requérant ne tient pas compte des coûts liés à l’amortissement de son achat et aux travaux nécessaires avant la mise en location.

35. Le Gouvernement soutient enfin que la satisfaction équitable ne saurait en l’espèce couvrir d’autres chefs de préjudice matériel. Il sollicite également le rejet des demandes présentées au titre des frais et dépens.

2. Requête de Mme Koulla (no 31317/20)
1. La requérante

36. La requérante soutient qu’en raison de l’annulation par le tribunal administratif de Lille des décisions de la commune de Hem refusant de reconnaître sa maladie imputable au service et de l’injonction prononcée par ce même tribunal, elle aurait dû obtenir la régularisation de sa situation administrative et en conséquence le bénéfice des sommes qu’elle réclame devant la Cour.

37. En premier lieu, se fondant sur les deux premiers alinéas de l’article 57 de la loi du 26 janvier 1984, la requérante soutient qu’en bénéficiant d’une reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie, elle aurait eu droit à un plein traitement jusqu’à ce qu’elle soit déclarée apte à la reprise ou admise à la retraite ainsi qu’à la prise en charge du coût des soins médicaux reçus. Elle soutient ainsi avoir perçu un demi-traitement du mois de juillet 2008 au 1er juillet 2017, date de sa radiation des cadres pour invalidité. Elle ajoute néanmoins avoir perçu une rémunération à plein traitement jusqu’au mois d’octobre 2015 dans le cadre d’un placement en congé de longue durée. Elle indique en outre avoir perçu, au cours de son placement en disponibilité d’office, des indemnités journalières de sécurité sociale correspondant à la moitié de sa rémunération nette tout en ayant été privée de ses droits à l’avancement et à la retraite. Elle chiffre ce poste de préjudice à 14 700 EUR.

38. En deuxième lieu, elle soutient avoir perdu le bénéfice de la nouvelle bonification indiciaire en raison de son placement en congé de maladie ordinaire puis en disponibilité d’office pour maladie, pour des montants de 75 EUR mensuels et de 600 EUR annuels de juillet 2007 à juin 2017.

39. En troisième lieu, elle ajoute avoir été privée d’une « prime titulaire » de l’année 2010 à l’année 2017 pour un montant de 6 000 EUR.

40. En quatrième lieu, la requérante fait valoir avoir été privée du remboursement intégral de ses frais de santé et avoir subi un manque à gagner sur le montant de sa pension de retraite qu’elle évalue à la somme globale de 30 000 EUR.

41. En cinquième lieu, se fondant sur les dispositions de l’article 2 du décret no 2005-442 du 2 mai 2005, la requérante soutient qu’elle aurait pu bénéficier d’une allocation temporaire d’invalidité puis, se fondant sur la jurisprudence administrative, elle soutient qu’elle aurait eu droit à l’indemnisation de ses préjudices à caractère personnel distincts de l’atteinte à l’intégrité physique. Elle ne chiffre pas ces postes de préjudice.

42. En sixième et dernier lieu, répondant aux arguments du Gouvernement, la requérante soutient qu’un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour administrative d’appel rejetant sa demande d’annulation de la décision la plaçant en disponibilité d’office était voué à l’échec en raison de la non-reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie.

2. Le Gouvernement

43. Le Gouvernement constate que la requérante sollicite le versement de 59 700 EUR au titre du dommage matériel correspondant aux préjudices que l’intéressée estime avoir subis en raison du défaut de reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie.

44. Le Gouvernement soutient, après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour sur la satisfaction équitable allouée dans le cadre d’une violation de l’article 6 § 1, qu’en l’espèce l’indemnisation susceptible d’être accordée à la requérante ne peut correspondre qu’à une perte de chance d’avoir pu obtenir définitivement gain de cause devant les juridictions administratives. Il rappelle que la Cour considère ne pouvoir spéculer sur la conclusion à laquelle une juridiction interne aurait abouti en l’absence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

45. Le Gouvernement reconnaît qu’eu égard aux conclusions auxquelles est parvenu le tribunal administratif de Lille en première instance, la requérante, en l’absence d’application à l’instance en cours des principes issus de la jurisprudence Czabaj, avait des chances de voir la procédure d’appel aboutir favorablement, bien qu’il souligne qu’une appréciation différente des pièces du dossier par la cour administrative ne doive être exclue.

46. Le Gouvernement souligne néanmoins les contradictions des écritures de la requérante dans la présentation des faits relatifs aux différentes positions administratives dans lesquelles elle a été placée durant son congé maladie et déplore l’absence de production au dossier des arrêtés en justifiant. Selon lui, la requérante a été placée en congé de longue maladie du 7 juillet 2008 au 6 janvier 2010, a bénéficié d’un congé de longue durée du 7 janvier 2010 au 7 janvier 2015 puis a été placée en disponibilité d’office pour raisons de santé à partir du 7 juillet 2015 jusqu’à sa mise à la retraite d’office pour invalidité le 1er juillet 2017.

47. Concernant le congé de longue maladie, le Gouvernement, se fondant sur les dispositions du 3o de l’article 57 de la loi du 26 janvier 1984, fait valoir qu’en cas de reconnaissance définitive de l’imputabilité au service de la maladie par les juridictions internes, l’intéressée aurait effectivement dû percevoir l’intégralité de son traitement durant toute la période de son placement en congé de longue maladie, jusqu’à ce qu’elle soit en état de reprendre son service ou mise à la retraite. Il souligne toutefois qu’aucun élément ne permet d’établir la perte de rémunération alléguée pour la période du 7 juillet 2008 au 6 janvier 2010 alors au demeurant que les textes applicables prévoient le maintien d’un plein traitement pendant une durée d’une année. Tenant compte du caractère spéculatif d’une décision favorable à la requérante en appel puis en cassation, le Gouvernement conclut à une perte de chance pouvant être évaluée à la somme de 3 000 EUR.

48. Concernant le congé de longue durée, le Gouvernement, se fondant sur les dispositions du 4o de l’article 57 de la loi du 26 janvier 1984, soutient que la requérante n’en remplissait pas les critères d’attribution. Il en déduit que l’intéressée l’a obtenu ou bien pour un motif sans rapport avec le litige en cause, ou bien pour des motifs irréguliers. Il en conclut que les demandes de la requérante pour cette période sont sans rapport avec le litige qu’elle a porté devant la juridiction administrative s’agissant de l’imputabilité au service de sa maladie et qu’il ne pourra y être fait droit.

49. Concernant le placement en disponibilité d’office pour raisons de santé, le Gouvernement soutient que la cour administrative d’appel, dans un arrêt no 20DA01276 du 23 septembre 2021, a rejeté les conclusions de la requérante tendant à l’annulation de l’arrêté la plaçant dans cette position administrative et que cet arrêt n’a pas fait l’objet d’un pourvoi. Il en conclut que ce préjudice, n’ayant pas de lien avec la violation constatée dans l’arrêt au principal, ne pourra faire l’objet d’une indemnisation.

50. Concernant la prime « nouvelle bonification indiciaire » et la prime « titulaire », le Gouvernement, se fondant sur l’article 2 du décret du 18 juin 1993 (paragraphe 15 ci-dessus) et sur la jurisprudence, admet qu’en cas de reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie, la requérante aurait dû conserver le bénéfice de ces primes. Il souligne cependant qu’en l’absence de versement au dossier de ses bulletins de paie pour la période concernée, le préjudice allégué n’est pas établi.

51. Concernant le remboursement des frais de santé et la perte d’une partie de sa pension de retraite, le Gouvernement constate également qu’aucun document n’est produit afin de justifier du montant des préjudices allégués et qu’ils ne pourront en conséquence être indemnisés.

2. Appréciation de la Cour
1. Dommage matériel
1. Principes généraux

52. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014, Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020, et SCI Le Château du Francport c. France (satisfaction équitable), no 3269/18, § 22, 7 juillet 2022).

53. Une fois constatée la violation des dispositions de la Convention, la Cour doit rechercher s’il existe un lien de causalité entre la violation et le dommage prétendument subi par les parties requérantes (Kurić et autres, précité, § 81, et SCI Le Château du Francport, précité, § 23).

54. La preuve du dommage matériel, de son montant ainsi que du lien de causalité rattachant le dommage aux violations constatées incombe en principe au requérant (voir G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 39, 12 juillet 2023, et SCI Le Château du Francport, précité, § 24).

55. Dans l’application de l’article 41, la Cour dispose d’une certaine latitude s’agissant du calcul du dommage à réparer ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent (Comingersol S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV, et SCI Le Château du Francport, précité, § 25). Comme il ressort de la jurisprudence, de telles considérations interviennent notamment quand la Cour ne juge pas possible ou indiqué de calculer le montant exact des dommages à réparer. En effet, en l’absence d’éléments de preuve suffisamment fiables, l’évaluation par la Cour du montant à octroyer ne peut que reposer sur une estimation raisonnable, à la lumière des observations des parties (SCI Le Château du Francport, précité, § 25).

2. Application aux cas d’espèce

56. La Cour rappelle avoir constaté dans son arrêt au principal, concernant l’article 6 § 1 de la Convention, que le rejet pour tardiveté, par application en cours d’instance du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible. Elle a en outre souligné que les observations qu’ils avaient, le cas échéant, pu présenter, n’avaient pas été susceptibles in concreto d’allonger la durée du « délai raisonnable » fixé en règle générale à une année par cette nouvelle décision. Elle en a conclu que, dans ces conditions, l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée (paragraphe 161 de l’arrêt au principal). Elle a également rappelé, dans le cadre de son analyse du grief soulevé sous l’angle de l’article 1er du Protocole no 1 par M. Legros, que les procédures applicables doivent offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété et a constaté en l’espèce que, du fait de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dont il a été victime, le juste équilibre requis par l’article 1er du Protocole no 1 a été rompu au détriment du requérant (paragraphe 182 de l’arrêt au principal).

a) Sur la nature des préjudices subis par les requérants

57. La Cour rappelle, concernant M. Legros, que la requête qu’il avait introduite le 11 décembre 2013 devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise visait à l’annulation pour excès de pouvoir de la décision de préemption portant sur l’immeuble litigieux ainsi qu’à ce qu’il soit enjoint à la commune de lui rétrocéder ce bien (paragraphe 27 de l’arrêt au principal). Elle rappelle également, concernant Mme Koulla, que la requête qu’elle avait introduite le 4 novembre 2013 devant le tribunal administratif de Lille visait à l’annulation pour excès de pouvoir de trois décisions portant refus d’imputabilité au service de sa maladie et à ce qu’il soit enjoint à la commune employeure de reconnaître l’imputabilité au service de ladite maladie ou de réexaminer son dossier (paragraphe 49 de l’arrêt au principal).

58. Si ces deux requérants ont obtenu gain de cause en première instance, leurs jugements respectifs n’avaient toutefois pas de caractère définitif. Eu égard à l’irrecevabilité qui leur a été opposée en appel et confirmée en cassation, dont il a été dit précédemment qu’elle était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention et, concernant M. Legros, à l’article 1er du Protocole no 1, les décisions qu’ils avaient attaquées existent toujours dans l’ordonnancement juridique sans toutefois que les juridictions internes ne se soient définitivement prononcées sur leur légalité au regard du droit français.

59. Concernant M. Legros, si le requérant a été privé de la possibilité, d’une part, de bénéficier de la rétrocession du bien, et, d’autre part, d’être indemnisé de tout préjudice lié à l’absence de rétrocession possible ou à l’illégalité de la décision de préemption, la Cour note que l’indemnisation desdits préjudices, tout en étant conditionnée par l’issue du recours engagé en l’espèce devant le juge administratif, n’aurait pu résulter que d’un recours indemnitaire distinct de ce dernier (paragraphes 7 à 10 ci-dessus). Afin d’appréhender les préjudices que le requérant estime avoir subis, il s’agit donc dans un premier temps d’évaluer le degré de probabilité que le requérant ait pu attraire la commune devant les juridictions internes dans le cadre d’un recours à visée indemnitaire, en cas de rétrocession possible d’une part et en cas de rétrocession impossible d’autre part. Si le recours indemnitaire dans cette seconde configuration paraît plus probable, force est de constater que la Cour n’a aucun élément lui permettant d’établir la détermination du requérant à engager ces recours en l’espèce.

60. La Cour ajoute qu’elle ne saurait spéculer ni sur l’issue du litige initial tendant à l’annulation des décisions attaquées par les requérants, bien que les jugements de première instance, même non définitifs, puissent constituer des indices, ni, concernant M. Legros, sur l’issue d’un litige indemnitaire, éventuellement introduit par le requérant consécutivement à l’annulation de la décision de préemption.

61. Eu égard à ces éléments, elle réaffirme qu’elle ne peut envisager l’indemnisation des préjudices des requérants que sous l’angle de la perte de chance (paragraphe 194 de l’arrêt au principal).

b) Sur l’évaluation des préjudices subis

62. La Cour souligne que les circonstances de la cause ne se prêtent pas à une évaluation précise du dommage matériel, en raison notamment des aléas résultant du caractère commercial du litige pour M. Legros (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 218, CEDH 2012). Elle entend fonder son appréciation sur le caractère raisonnable des différents éléments qui lui sont soumis afin de déterminer ce préjudice (N.M. et autres c. France, précité, § 40).

1. M. Legros (no 72173/17)

63. La Cour précise tout d’abord que le requérant avait en l’espèce la qualité d’acquéreur évincé. Elle note qu’aux fins de l’évaluation des préjudices subis dans le cadre d’une décision de préemption illégale, le statut de M. Legros est différent de celui du vendeur du bien préempté et ne peut être comparé que dans une faible mesure à celui d’un individu exproprié de sa propriété, dès lors que l’acquéreur évincé, s’il avait acquis un droit de propriété par adjudication, n’avait jamais obtenu la jouissance effective de ce bien à laquelle la décision de préemption avait fait obstacle.

64. La Cour relève ensuite que pour établir l’existence des préjudices allégués, le requérant indique avoir souhaité acquérir le bien préempté afin de le mettre en location et avoir été empêché de réunir le bien en litige de l’immeuble connexe lui appartenant déjà. Il déplore également ne pas avoir pu réaliser de plus-value sur ce bien en raison de la décision de préemption.

65. La Cour note néanmoins certaines contradictions dans l’argumentation présentée par M. Legros. D’une part, si, ainsi qu’il le soutient, il se borne à demander l’indemnisation du préjudice consécutif à la perte de chance d’obtenir la rétrocession du bien préempté, cette dernière n’aurait pu en tout état de cause intervenir qu’à l’issue du litige qu’il avait engagé devant le juge administratif en 2013, soit au plus tôt en 2015, le jugement annulant la décision de préemption ayant été rendu le 10 mars 2015. La Cour ne peut donc suivre la démarche du requérant tendant à comparer la valeur du bien en 1999 avec le prix de vente réel en 2018. En effet, l’évaluation de la perte de chance d’obtenir une plus-value ne peut être effectuée qu’en prenant comme point de départ la valeur du bien en 2015, période pour laquelle la Cour ne dispose pas d’estimation. D’autre part, la Cour considère que le requérant ne saurait sérieusement se prévaloir à la fois d’une perte de chance liée à la plus-value qu’il aurait potentiellement pu réaliser en vendant le bien rétrocédé en 2018 et d’une perte de loyers fondée sur l’absence de possibilité d’exploiter ce même bien entre 1999 et 2024, cette dernière n’étant au demeurant pas susceptible de débuter avant 2015, pour les raisons indiquées ci-dessus.

66. En outre, la Cour, bien qu’ayant réservé la question du dommage matériel dans son arrêt au principal, ne peut que constater le nombre insuffisant de justificatifs pertinents qui auraient permis non seulement de caractériser l’existence des préjudices allégués mais également d’en évaluer le montant.

67. En particulier, la Cour relève, à l’instar du Gouvernement, que le requérant ne fait état d’aucun projet précis et documenté relatif à l’exploitation du bien et, dans la mesure où il évoque une revente de ce dernier, à la durée prévisionnelle de cette exploitation. Les pièces du dossier ne lui permettent pas plus de déterminer si le requérant entendait procéder à cet achat dans un cadre personnel ou professionnel. La Cour note par ailleurs que le requérant indique lui-même avoir envisagé, en 2012 – soit antérieurement au litige présenté devant le juge administratif concernant l’immeuble objet de la préemption –, la vente de l’immeuble connexe dont il était déjà propriétaire, ce qui ne vient pas au soutien du projet allégué d’unification des deux biens immobiliers.

68. Au demeurant, la Cour relève qu’ainsi que l’a souligné le Gouvernement, le requérant ne s’est jamais acquitté du prix de l’immeuble préempté. Il ne peut donc être exclu que cette somme d’argent ait été utilisée pour l’achat d’un autre bien, lui-même générateur de profits liés à son exploitation ou sa revente.

69. Au vu de l’ensemble de ces éléments, et soulignant à nouveau que le requérant ne peut lui soumettre une estimation de ses préjudices en opportunité, la Cour considère que le scénario d’activités potentielles qu’il présente n’est pas suffisamment étayé par les éléments de preuve avancés et ne reflète pas assez le degré de risque et d’incertitude inhérent aux activités commerciales (Velkova c. Bulgarie, no 1849/08, § 62, 13 juillet 2017).

70. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les pertes de chance alléguées, résultant des violations constatées ne sont pas établies et rejette en conséquence les demandes présentées au titre du dommage matériel.

2. Mme Koulla (31317/20)

71. La Cour relève tout d’abord que, bien que la requérante ait complété son dossier dans le cadre des dernières observations soumises à la Cour, elle ne dispose néanmoins pas de l’ensemble de ses bulletins de paie sur la période concernée par la demande présentée au titre du dommage matériel. Par ailleurs, la Cour constate que la requérante ne produit ni les arrêtés la plaçant en congé de longue maladie, ni ceux la plaçant en congé de longue durée, ni celui la mettant à la retraite d’office pour invalidité.

72. La Cour relève également que le Gouvernement se prévaut de la décision d’une juridiction interne relative à la contestation de l’arrêté portant placement en disponibilité d’office pour raisons de santé que ni lui ni la requérante ne versent au dossier.

73. Dans ces conditions, la Cour sera amenée, si elle estime que des éléments permettent d’établir l’existence de certains préjudices mais non d’en déterminer le montant, à procéder, en équité, à une évaluation globale du dommage matériel.

74. En premier lieu, la Cour relève que la requérante, si elle déplore une rémunération à demi-traitement du mois de juillet 2008 au mois de juin 2017, indique elle-même dans ses écritures avoir perçu une rémunération à plein traitement jusqu’au mois d’octobre 2015. Il se déduit d’une telle contradiction que seule la période postérieure au mois d’octobre 2015 pourra faire l’objet, à ce titre, d’une évaluation dans le cadre de la satisfaction équitable.

75. La Cour relève ainsi, sur le fondement des pièces produites, que la requérante a bénéficié d’« indemnités de coordination » du mois de novembre 2015 jusqu’à sa mise à la retraite d’office en juillet 2017, équivalant approximativement à un demi-traitement. Dans la mesure où le Gouvernement reconnaît qu’elle aurait pu prétendre au versement d’un plein traitement sur cette période, la requérante sera indemnisée de la seule perte de chance de bénéficier dudit traitement durant ces vingt mois.

76. En deuxième lieu, la Cour note que le Gouvernement admet qu’en cas de reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie la requérante aurait eu droit au bénéfice de la nouvelle bonification indiciaire et de la prime dite « titulaire ». D’une part, s’agissant de la nouvelle bonification indiciaire, la Cour constate que la requérante ne produit aucun élément permettant d’opérer un contrôle des sommes dont elle sollicite le versement et ne peut donc que rejeter une telle demande. D’autre part, s’agissant de la « prime titulaire », la Cour relève que, contrairement aux allégations de l’intéressée, il ressort des pièces versées au dossier qu’elle a perçu une telle prime aux mois de mai et novembre 2013 puis 2014 ainsi qu’en janvier 2015. Relevant le caractère inexact des allégations de la requérante, la Cour est d’avis que la satisfaction équitable devra comprendre une part correspondant à la perte de chance de percevoir la seule prime « titulaire » pour les mois de janvier 2010 à juin 2017, à l’exception des périodes susmentionnées pour lesquelles elle en avait déjà obtenu le bénéfice.

77. En troisième lieu, la Cour considère que la requérante ne verse pas suffisamment d’éléments probants au dossier permettant d’établir l’existence et le montant des pertes alléguées relatives au remboursement de ses frais de santé, à sa pension de retraite, à l’allocation temporaire d’invalidité ou encore aux préjudices à caractère personnel distincts de l’atteinte à l’intégrité physique. Elle en conclut que de telles demandes devront être rejetées.

78. En conclusion, la Cour, bien qu’ayant réservé la question du dommage matériel dans son arrêt au principal, ne peut que déplorer l’absence d’un nombre important de justificatifs pertinents.

79. Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour, statuant en équité, rappelant que la requérante ne peut lui soumettre une estimation de ses préjudices en opportunité, décide, dans le cadre d’une appréciation globale et compte tenu de ce qui précède, que le paiement par l’État d’une somme de 6 000 EUR au titre du dommage matériel, comprenant les intérêts demandés à compter de la saisine de la Cour, la placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elle se serait trouvée si les exigences de l’article 6 § 1 n’avaient pas été méconnues.

2. Frais et dépens

80. Le requérant M. Legros demande une somme de 4 800 EUR au titre de frais et dépens déboursés postérieurement à l’arrêt au principal du 9 novembre 2023. Mme Koulla n’a présenté aucune demande à ce titre.

81. Le Gouvernement soutient qu’il ne pourra être fait droit à la demande du requérant relative aux frais engagés depuis l’arrêt au principal en raison de son caractère excessif.

82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

83. La Cour, dès lors qu’elle ne fait pas droit à la demande de réparation présentée par le requérant M. Legros, n’aperçoit aucune raison d’allouer une somme au titre des frais et dépens (Welch c. Royaume-Uni (article 50), no 17440/90, § 22, 26 février 1996).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à Mme Koulla, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, ­6 000 EUR (six mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

2. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-236189
Date de la décision : 10/10/2024
Type d'affaire : satisfaction équitable
Type de recours : Dommage matériel - réparation (Article 41 - Dommage matériel;Satisfaction équitable);Dommage matériel - demande rejetée (Article 41 - Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : LEGROS ET KOULLA
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Jorion, Benoit

Origine de la décision
Date de l'import : 11/10/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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