TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SHLOSBERG c. RUSSIE
(Requête no 32648/22)
ARRÊT
Art 3 P1 • Se porter candidat aux élections • Annulation de l’inscription d’un candidat d’opposition aux élections des députés en raison de sa participation à un rassemblement jugé extrémiste pour laquelle il avait été condamné • Condamnation jugée contraire à l’art 11 dans l’affaire Golikov et autres c. Russie [Comité] (44131/18) • Exercice du droit conventionnel à une réunion pacifique ne pouvant constituer le fondement d’une sanction, y compris l’inéligibilité au Parlement • Inéligibilité du requérant reposant sur des motifs arbitraires
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
3 septembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Shlosberg c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Georgios A. Serghides,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Oddný Mjöll Arnardóttir,
Diana Kovatcheva, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 32648/22) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Lev Markovich Shlosberg (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 juin 2022 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») la requête,
la décision du président de la section de désigner l’un des juges élus de la Cour pour siéger en qualité de juge ad hoc, en appliquant par analogie l’article 29 § 2 du règlement de la Cour (Kutayev c. Russie, no 17912/15, §§ 5‑8, 24 janvier 2023),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juillet 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire porte sur l’inéligibilité à des élections à la Douma d’État (chambre basse du Parlement russe) dont le requérant, candidat d’opposition, a été frappé en raison de sa participation à un rassemblement jugé extrémiste. Est en jeu l’article 3 du Protocole no 1.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1963 et réside à Pskov (région de Pskov). Il a été représenté par l’Institute for Law and Public Policy, organisation non gouvernementale située à Moscou.
3. Le 23 janvier 2021, le requérant, un politicien d’opposition, participa à une manifestation en soutien à un autre politicien d’opposition, Alexei Navalny. Cette participation valut au requérant d’être condamné à une amende administrative, au visa de l’article 20.2 paragraphe 2 du code des infractions administratives, pour avoir assumé le rôle d’organisateur d’une manifestation non autorisée. Les faits et les griefs relatifs à cet épisode ont fait l’objet de la requête no 52263/21 examinée par la Cour le 6 juin 2024 (la Cour a constaté la violation de l’article 11 de la Convention).
4. Le 4 juin 2021, des modifications apportées à la loi fédérale du 12 juin 2002 no 67-FZ sur les garanties fondamentales des droits électoraux et du droit à la participation au référendum des citoyens de la Fédération de Russie (ci-après « la loi sur les garanties fondamentales des droits électoraux ») et à la loi fédérale no 20‑FZ du 22 février 2014 sur les élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie (ci-après « la loi sur les élections des députés ») (voir le droit interne pertinent ci‑dessous) furent publiées et entrèrent en vigueur. Ces modifications législatives instaurèrent une période d’inéligibilité temporaire aux élections des députés, s’échelonnant sur une durée de trois ans à cinq ans, pour les membres d’organisations qualifiées d’extrémistes, ainsi que pour toute autre personne impliquée dans les activités de ces organisations.
5. Le 9 juin 2021, la cour de la ville de Moscou, examinant un recours que le parquet de Moscou avait exercé, déclara la Fondation de la lutte contre la corruption et la Fondation de la protection des droits des citoyens d’organisations extrémistes. Elle ordonna ainsi leur dissolution. Ensuite, elle déclara le mouvement non enregistré « QG de Navalny » d’extrémiste et interdit ce mouvement. Enfin, elle retint, comme l’une des preuves des activités extrémistes des deux entités susmentionnées, l’organisation de manifestations non autorisées par les autorités publiques tenues à Moscou et dans d’autres villes russes en soutien à Alexei Navalny.
6. En juillet 2021, le requérant se porta candidat aux élections à la Douma d’État. Le 3 août 2021, une commission électorale de la circonscription électorale uninominale no 207 de Moscou valida sa candidature. Cependant, le lendemain, un candidat concurrent, se fondant sur l’article 76 paragraphe 7 alinéa a) de la loi sur les garanties fondamentales des droits électoraux, forma un recours judiciaire visant à l’annulation de cette décision, arguant que le requérant était inéligible en raison de son implication dans les activités du mouvement « QG de Navalny » jugé extrémiste. Il soutenait que l’implication du requérant s’était manifestée par l’organisation par celui-ci d’une marche, non autorisée, des citoyens de Pskov, qui avait eu lieu dans cette ville le 23 janvier 2021, en soutien à Alexei Navalny. Pour appuyer ses propos, il citait la décision susmentionnée par laquelle le tribunal avait condamné le requérant au motif que celui-ci avait organisé la marche. En outre, il alléguait que l’intéressé exprimait son soutien aux futurs participants de la marche non autorisée, exhortant les agents des forces de l’ordre à ne pas entraver la libre expression de la position civique et politique des personnes. De plus, il notait que Lev Shlosberg louait tous ceux qui avaient participé à l’événement public non autorisé, les admirant et les remerciant. Ainsi, il concluait que Lev Shlosberg avait organisé et encouragé les manifestations pour lesquels le mouvement « QG de Navalny » avait été qualifié d’extrémiste.
7. Le 9 août 2021, la cour de la ville de Moscou fit droit à ce recours. La cour constata que, en vertu de l’article 4 paragraphes 8.1 et 8.2 de la loi sur les élections des députés (voir le droit interne pertinent), tout citoyen russe impliqué dans les activités d’une organisation publique déclarée par la justice d’extrémiste, était frappé d’inéligibilité. Cette inéligibilité s’appliquait aux fondateurs ou dirigeants qui avaient exercé des activités au sein de cette organisation dans les trois ans précédant la date à laquelle le jugement ordonnant la dissolution ou l’interdiction de l’organisation en question avait acquis force de chose jugée. Concernant les employés de l’organisation, cette période fut ramenée à un an avant ladite date. La cour de la ville de Moscou releva que, en vertu de cet article, étaient également frappées d’inéligibilité des personnes autres que les employés ou les dirigeants si celles-ci avaient contribué à réaliser les objectifs et activités pour lesquels ladite organisation avait été reconnue extrémiste, et exprimé un soutien à ces objectifs et activités, y compris par des déclarations, notamment publiées sur Internet, ou par d’autres actions telles qu’une aide organisationnelle, méthodologique, consultative ou autre.
8. Compte tenu de ces dispositions, elle releva que la circonstance devant être démontrée dans ce type d’affaires concernait l’implication du requérant dans le fonctionnement de l’organisation ayant été déclarée par la justice d’extrémiste. À ce titre, elle nota que, dans sa décision du 9 juin 2021, ayant acquis force de chose jugée le 4 août 2021, d’une part, elle avait déclaré le mouvement « QG de Navalny » d’extrémiste et que, d’autre part, elle avait ordonné la dissolution de cette organisation. Elle releva que l’implication du requérant dans le fonctionnement de celle-ci se traduisait par l’organisation d’une manifestation non autorisée par l’autorité locale en soutien à Alexei Navalny le 23 janvier 2021, ce fait ayant été confirmé par la décision du tribunal de Pskov en date du 29 janvier 2021, laquelle avait acquis force de chose jugée le 12 avril 2021.
9. En outre, la cour constata que, dans ses déclarations publiées sur Internet, le requérant avait exprimé son approbation envers les participants de la manifestation non autorisée, les avait admirés et remerciés, ce qui était confirmé par des captures d’écran des pages Web versées au dossier ; une affirmation que le requérant confirmait lui-même. Elle conclut que ces déclarations constituaient une implication dans l’activité d’une organisation extrémiste, au sens des lois susmentionnées.
10. Le requérant cita en sa défense deux moyens. En premier lieu, il faisait observer qu’aucun motif justifiant qu’il ne pouvait se présenter aux élections en question n’avait été identifié au cours des vérifications menées par la commission électorale, ce qui avait donné lieu à son inscription en tant que candidat. En outre, il expliquait que la décision du 9 juin 2021 par laquelle les deux entités avaient été reconnues comme étant des organisations extrémistes n’était pas encore passée en force de chose jugée au moment où il s’était inscrit en tant que candidat. La cour répondit que la découverte de son implication dans le fonctionnement d’une organisation extrémiste après son inscription constituait un fait nouveau justifiant l’annulation de cette inscription.
11. En second lieu, le requérant soutenait que la loi dont se prévalait son adversaire n’avait pas d’effet rétroactif. Se référant à l’article 4 paragraphes 8.1 et 8.4 de la loi sur les élections des députés, la cour répondit que la période pendant laquelle une personne perdait son droit de se présenter à des élections en raison de son affiliation à une organisation extrémiste commençait à courir un an avant la date à laquelle la décision judiciaire de dissolution ou d’interdiction de l’organisation extrémiste avait acquis force de chose jugée, et que cette période prenait fin à l’expiration d’une durée de trois ans à compter de la date à laquelle la décision judiciaire de dissolution ou d’interdiction de l’organisation extrémiste ou terroriste était passée en force de chose jugée.
12. La cour de la ville de Moscou fit référence à l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Russie no 20-P du 10 octobre 2013, qui avait souligné que la démocratie, pour être stable, nécessitait des mécanismes juridiques capables de la protéger contre les abus et la criminalisation du pouvoir public, dont la légitimité reposait en grande partie sur la confiance de la société. En créant de tels mécanismes juridiques, le législateur était en droit d’établir des exigences accrues en matière de réputation pour les personnes occupant des fonctions publiques, afin que les citoyens n’aient pas de doutes sur leurs qualités morales et, par conséquent, sur la légalité et le caractère désintéressé de leurs actions en tant que détenteurs du pouvoir public, y compris le droit d’utiliser des restrictions sur le droit de se présenter à des élections pour atteindre ces objectifs, ainsi que de prévoir les conditions de sa mise en œuvre.
13. La cour de la ville de Moscou livra ensuite son interprétation des objectifs de la loi en vigueur, soulignant que l’équilibre entre les intérêts publics et privés exigeait la mise en place d’obstacles stricts sur le chemin menant au pouvoir ceux qui ne respectaient pas la loi. Ces obstacles allaient au-delà de la simple possibilité pour les électeurs de se forger une opinion sur la personnalité du candidat en consultant sa biographie officiellement publiée. En effet, l’appartenance à une organisation extrémiste était un facteur décisif dans l’évaluation par les électeurs d’une réputation du candidat à un poste électif, et, par conséquent, influençait directement sur le degré de confiance des citoyens dans les institutions de la démocratie représentative.
14. Ainsi, constatant que M. Shlosberg avait été impliqué dans les activités d’une organisation jugée extrémiste et dissoute par une décision de justice, la cour de la ville de Moscou conclut qu’il était dépourvu du droit de se présenter aux élections en question. Elle ordonna l’annulation de l’inscription de l’intéressé faite le 3 août 2021 en tant que candidat aux élections de la huitième législature de la Douma d’État.
15. Le requérant interjeta appel. Le 23 août 2021, la première cour d’appel confirma la décision attaquée faisant siennes les conclusions de la juridiction de première instance.
16. L’intéressé se pourvut en cassation. Le 9 septembre 2021, la Cour suprême de Russie confirma la décision de la cour d’appel pour les mêmes motifs que ceux retenus par celle-ci.
17. Le requérant se pourvut par la voie du contrôle en révision. Le 23 décembre 2021, la Cour suprême de Russie, statuant en formation de juge unique, confirma la décision contestée.
18. À la suite de cette décision, le requérant fut radié de la liste électorale.
19. Il contesta devant la Cour constitutionnelle russe la constitutionnalité des lois appliquées dans son affaire, à savoir l’article 4 paragraphe 3.6 de la loi sur les garanties fondamentales des droits électoraux, ainsi que l’article 4 paragraphes 8.1, 8.2 et 8.4 de la loi sur les élections des députés. Il soutenait que ces normes avaient porté atteinte, entre autres, à l’article 32 de la Constitution russe, car, d’une part, elles établissaient rétroactivement une responsabilité et, d’autre part, elles comportaient une notion vague d’« implication » susceptible d’être appliquée de manière arbitraire par les tribunaux, y compris dans les cas où une personne publiait des déclarations sur les réseaux sociaux, ce qui revenait à porter atteinte à la liberté d’expression de celle-ci.
20. Le 28 juin 2022, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable son recours pour deux raisons. D’une part, rappelant qu’elle examinait les questions de droit et qu’elle devait s’abstenir d’apprécier les faits lorsque cela relevait de la compétence d’autres juridictions, elle se déclara incompétente pour examiner la manière dont les lois contestées avaient été appliquées dans le cas du requérant.
21. D’autre part, concernant la conformité à la Constitution russe des dispositions en question, la Cour constitutionnelle répondit que la réglementation du droit de vote et l’établissement des règles des élections relevaient de la compétence du législateur, qui devait néanmoins garantir le respect des principes de l’État de droit démocratique et de la justice. Elle souligna que le législateur était tenu de prendre en compte que les restrictions qu’il imposait aux droits constitutionnels, y compris les droits électoraux, devaient être justifiées non seulement juridiquement, mais aussi socialement. Elle précisa que lorsque des limitations à un droit étaient admises conformément aux objectifs approuvés par la Constitution, l’État devait utiliser des mesures strictement nécessaires et strictement conditionnées par ces objectifs, et non excessives. En particulier, en considérant la nature publique des activités extrémistes, le législateur fédéral était habilité à instaurer des limitations proportionnées au droit de participer à l’exercice du pouvoir public. Ces limitations ne devaient pas aller à l’encontre des valeurs suprêmes des droits et libertés consacrés par la Constitution. La Cour constitutionnelle nota que les dispositions contestées ne s’appliquaient qu’aux relations juridiques découlant des élections tenues après la date d’entrée en vigueur de la loi fédérale pertinente, c’est-à -dire, après le 4 juin 2021. Elle releva que, en effet, ces dispositions étaient de nature à restreindre le droit de se porter candidat aux élections ; elles étaient introduites par le législateur fédéral en tant qu’obstacle spécial de disqualification constitutionnelle pour occuper des fonctions publiques électives, associées à des exigences de réputation accrues pour les titulaires de pouvoir public, en raison de leur participation directe à l’élaboration d’actes juridiques et de la responsabilité qui en découle dans l’exercice de leurs fonctions. Elle en conclut que la réglementation contestée ne comportait aucune ambiguïté et ne violait pas les droits constitutionnels du requérant, car le législateur était en droit d’étendre de nouvelles normes aux faits et aux effets qui en découlaient, survenus avant l’entrée en vigueur des dispositions correspondantes, c’est-à -dire de donner à la loi un effet rétroactif.
22. En ce qui concerne la notion d’« implication » aux activités d’une organisation extrémiste, dont l’imprécision avait été soulevée par le requérant, la Cour constitutionnelle expliqua que la définition précise, élaborée par le législateur aux fins de la réglementation contestée, supposait que les actions d’une personne témoignaient objectivement et clairement de ses liens avec une organisation dont les objectifs et/ou l’activité de celle-ci lui avait valu d’être qualifiée d’extrémiste. Elle estima que, dans cette optique, le degré suffisant de précision du cadre conceptuel relatif à l’extrémisme dans la législation permettait au citoyen, dans une approche raisonnable et consciencieuse, de comprendre la nature de l’organisation dans laquelle il pourrait être impliqué et ainsi d’éviter tout lien avec elle, y compris avant que celle-ci ne fût reconnue extrémiste.
23. La Cour constitutionnelle conclut ainsi que, eu égard à la nature des activités extrémistes, telles que la commission, l’organisation, l’incitation ou le financement d’actes portant atteinte aux valeurs constitutionnellement significatives, les dispositions contestées établissaient une interdiction temporaire et différenciée – selon le degré de participation de la personne aux activités de l’association sociale extrémiste – visant à protéger ces valeurs et à atteindre un équilibre constitutionnel entre les intérêts publics et privés. Cela impliquait l’existence de barrières suffisamment strictes pour empêcher l’accès au pouvoir des personnes qui méprisaient la loi, tout en excluant l’imposition d’une interdiction indéfinie (à vie) de se porter candidat aux élections aux organes du pouvoir d’État.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Selon l’article 32 paragraphe 2 de la Constitution russe, les citoyens russes ont le droit de participer aux élections et d’être élus aux organes du pouvoir de l’État et aux organes de gouvernance locale, ainsi que de prendre part aux référendums.
25. L’article 239 paragraphe 11 du code de la procédure administrative donne la possibilité à un candidat inscrit à une liste électorale de saisir la justice d’un recours en vue de radier un candidat concurrent de la liste électorale dans la même circonscription électorale.
26. Selon l’article 4 paragraphe 8.1 de la loi fédérale du 22 février 2014 no 20-FZ « [s]ur les élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie », est inéligible à la Douma d’État tout citoyen russe impliqué dans les activités d’une organisation publique pour laquelle un tribunal rend une décision de dissolution ou d’interdiction d’activité au visa de la loi fédérale no 114-FZ du 25 juillet 2002 « [s]ur la lutte contre l’extrémisme ». Cette restriction s’applique aux personnes qui ont occupé des postes de dirigeants au sein de cette organisation dans les trois ans précédant la date à laquelle le jugement ordonnant la dissolution ou l’interdiction de l’organisation en question a acquis force de chose jugée. Pour les employés de l’organisation et les personnes impliquées dans l’activité de celle-ci, cette période est ramenée à un an avant ladite date. Selon le paragraphe 8.4 dudit article, cette inéligibilité dure trois ans à compter de la date à laquelle la décision ordonnant la dissolution ou l’interdiction de l’activité de l’organisation en question est passée en force de chose jugée. Sont également frappées d’inéligibilité les personnes autres que les employés ou les dirigeants, qui ont contribué à réaliser les objectifs et activités pour lesquels ladite organisation a été reconnue extrémiste, et qui ont exprimé leur soutien aux objectifs et activités de celle-ci, y compris par le biais de déclarations publiées notamment sur Internet, ou accompli d’autres actions telles qu’une aide organisationnelle, méthodologique, consultative ou autre.
27. En vertu du paragraphe 8.2 dudit article, la même réglementation s’applique à des personnes autres que les employés ou les dirigeants de l’organisation si celles-ci ont participé à la réalisation des objectifs et activités pour lesquels ladite organisation a été reconnue extrémiste. Cette participation peut également prendre la forme de soutien, exprimé par le biais de déclarations publiées sur Internet ou se manifester par d’autres actions (fourniture de fonds, de biens, d’assistance organisationnelle, méthodologique, consultative ou autre), aux objectifs ou à l’activité de l’organisation, pour lesquels celle-ci a été reconnue extrémiste. Cette participation doit être confirmée par une décision de justice passée en force de chose jugée.
28. Selon l’article 99 paragraphe 12 alinéa 1 de la loi sur les élections des députés, l’inscription d’un candidat présenté dans une circonscription électorale uninominale peut être annulée par la cour régionale à la demande du candidat inscrit dans la même circonscription électorale en raison de la découverte de circonstances nouvelles constituant, selon la loi, un motif de refus d’inscription du candidat. La loi entend par les « circonstances nouvellement découvertes » celles qui existaient au moment de l’inscription du candidat mais qui n’étaient pas et ne pouvaient pas être connues de la commission électorale. Une disposition similaire se trouve dans l’article 76 alinéa 7 de la loi fédérale du 12 juin 2002 no 67-FZ sur les garanties fondamentales des droits électoraux et du droit à la participation au référendum des citoyens de la Fédération de Russie.
EN DROIT
1. Les conséquences du manque de Participation du Gouvernement russe à la procédure devant la Cour
29. La Cour note que le Gouvernement a choisi de ne pas soumettre ses observations écrites, manifestant ainsi son intention de ne plus participer à la procédure d’examen de la requête. Cependant, la cessation de l’adhésion d’une Partie contractante au Conseil de l’Europe ne la dégage pas de son devoir de coopérer avec les organes de la Convention. Par conséquent, le défaut du Gouvernement de participer aux procédures ne peut constituer un obstacle à l’examen de l’affaire. La Cour peut tirer les conclusions qu’elle juge appropriées du refus ou de l’échec d’une partie à participer effectivement à la procédure (l’article 44C § 1 du règlement de la Cour). En même temps, le manque de participation effective de l’État défendeur aux procédures ne donne pas automatiquement lieu à un constat de violation ; la Cour doit être convaincue par les preuves disponibles que la demande est bien fondée en fait et en droit (Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, §§ 29-31, 24 janvier 2023).
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 du PROTOCOLE No 1 à LA CONVENTION
30. Le requérant soutient que l’annulation de son inscription en tant que candidat aux élections des députés de la Douma d’État s’analyse en une violation de l’article 3 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
1. Sur la recevabilité
31. Le requérant n’a pas fait de commentaires à ce sujet.
32. La Cour observe que les faits à l’origine des violations présumées de la Convention se sont produits avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être partie à la Convention. La Cour décide donc qu’elle a compétence pour examiner la présente requête (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, §§ 68‑73, 17 janvier 2023, et Pivkina et autres (déc.), nos 2134/23 et 6 autres, § 46, 6 juin 2023).
33. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
34. Le requérant a maintenu son grief.
35. L’article 3 du Protocole no 1 diffère des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles garantissant des droits en ce qu’il énonce l’obligation pour les Hautes Parties contractantes d’organiser des élections dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple et non un droit ou une liberté en particulier. Toutefois, eu égard aux travaux préparatoires de l’article 3 du Protocole no 1 et à l’interprétation qui est donnée de cette clause dans le cadre de la Convention dans son ensemble, la Cour a établi que cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 46-51, série A no 113).
36. Les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit. Néanmoins, ces droits ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants doivent se voir accorder une marge d’appréciation en la matière. La Cour réaffirme que la marge d’appréciation en ce domaine est large (ibidem, § 52).
37. Étant donné que l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas limité par une liste précise de « buts légitimes », tels que ceux qui sont énumérés aux articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants peuvent librement se fonder sur un but qui ne figure pas dans une telle liste pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire donnée (Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 64, CEDH 2012, et les références qui y sont citées).
38. La Cour n’applique pas les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » qui sont utilisés dans le cadre des articles 8 à 11. Lorsqu’elle a à connaître de questions de conformité à l’article 3 du Protocole no 1, la Cour s’attache essentiellement à deux critères : elle recherche, d’une part, s’il y a eu arbitraire ou manque de proportionnalité, et, d’autre part, si la restriction a porté atteinte à la libre expression de l’opinion du peuple (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 109 iii, CEDH 2008).
39. Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à -dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à -dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. S’il est vrai que les États disposent d’une grande marge d’appréciation pour établir des conditions d’éligibilité in abstracto, le principe d’effectivité des droits exige que la procédure qui permet de déterminer l’éligibilité s’accompagne de suffisamment de garanties pour éviter l’arbitraire (ibidem, § 109 v).
40. En l’espèce, la Cour constate que le candidat a été déclaré inéligible seulement six jours après avoir été inscrit sur la liste des candidats aux élections à la Douma d’État russe. À ce propos, elle note que les tribunaux russes ont justifié leur décision par le soutien que le requérant a apporté à Alexei Navalny, soutien qui s’est exprimé par la participation à une manifestation et l’encouragement du requérant à l’égard d’autres personnes à agir de même.
41. À cet égard, la Cour rappelle que la liberté de participer à une réunion pacifique est un droit fondamental garanti par l’article 11 de la Convention. De plus, la Cour a jugé que la condamnation du requérant pour avoir exercé ce droit était contraire à l’article 11 (voir, l’arrêt de la Cour du 27 juin 2024, requête no 52263/21). Par conséquent, l’exercice du droit conventionnel à une réunion pacifique ne saurait constituer un fondement pour une quelconque sanction, y compris l’inéligibilité au Parlement. Il s’agit là d’un motif d’inéligibilité arbitraire. Cette considération est d’autant plus pertinente en ce qui concerne l’action reprochée au requérant, qui consistait seulement à encourager d’autres participants à se joindre à cette manifestation.
42. La Cour considère dès lors que l’inéligibilité du requérant, bien que formellement conforme au droit positif, reposait sur des motifs arbitraires.
43. Elle constate donc une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
44. Le requérant se plaint d’avoir été privé de son droit de se présenter aux élections des députés de la Douma pour avoir participé à une seule manifestation publique. Il estime que cette restriction poursuivait un but autre que celui déclaré par les autorités, à savoir celui de protéger la démocratie contre l’utilisation du pouvoir législatif à des fins criminelles. Il invoque l’article 18 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
45. Le requérant n’a pas présenté de commentaires au sujet de ce grief.
46. Les griefs que l’intéressé a exposés dans son formulaire de requête se confondent avec ceux présentées sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1. Par ailleurs, le requérant a omis de soutenir son grief au stade postérieur à la communication de la requête au Gouvernement. Eu égard au constat relatif à l’article 3 du Protocole no1 (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond du grief formulé sous l’angle de l’article 18 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
48. Le requérant demande 34 800 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi à raison d’une privation de son droit de se présenter aux élections. Il précise que cette somme se décompose comme suit : 2 639 EUR pour la publication du matériel de campagne électorale (bulletins, etc.), 31 911 EUR pour le paiement du personnel de son QG, et le reste pour un certain nombre d’autres dépenses. Il réclame en outre 10 000 EUR pour dommage moral.
49. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Toutefois, elle octroie 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Frais et dépens
50. Le requérant réclame 2 322 EUR au titre des frais et dépens qu’il aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 11 430 EUR au titre de ceux engagés devant la Cour. À l’appui de sa demande, le requérant soumet un décompte horaire établi par l’organisation représentante, qui se décompose comme suit :
– vingt-trois heures pour la prise de connaissance des documents du dossier – 2 070 EUR ;
– seize heures pour le recueil de la jurisprudence pertinente de la Cour – 1 440 EUR ;
– vingt heures et demie pour la collecte des preuves à l’appui de la requête – 1 845 EUR ;
– quarante-cinq heures pour préparer le texte de la requête à la Cour – 4 050 EUR ;
– cinq heures et demie pour la préparation d’une lettre informant la Cour de changements importants survenus après la communication de la requête – 495 EUR ;
– dix-sept heures pour la préparation des observations écrites relatives à la satisfaction équitable devant la Cour – 1 530 EUR.
Le requérant réclame en outre 208 EUR pour les frais postaux.
51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne car les documents versés au dossier concernent les frais juridiques engagés dans un autre procès n’ayant pas trait à celui qui fait l’objet de la présente requête. En revanche, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 7 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que le manque de participation effective du Gouvernement à la procédure ne présente pas d’obstacle à l’examen de l’affaire ;
2. Déclare le grief concernant l’article 3 du Protocole no 1 recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 septembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président