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25/07/2024 | CEDH | N°001-235143

CEDH | CEDH, AFFAIRE M.A. ET AUTRES c. FRANCE, 2024, 001-235143


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M.A. ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 63664/19 et 4 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT
(Fond)

Art 8 • Incrimination générale et absolue de l’achat d’actes sexuels s’inscrivant dans un dispositif législatif global de lutte contre la pratique prostitutionnelle et la traite des êtres humains • Ingérence dans le droit au respect de la vie privée, dans l’autonomie personnelle et la liberté sexuelle des requérants se livrant à la prostitution • Absence de communauté de vues européenne et internationale

quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution et profondes divergences sur le recours à la pénal...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M.A. ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 63664/19 et 4 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT
(Fond)

Art 8 • Incrimination générale et absolue de l’achat d’actes sexuels s’inscrivant dans un dispositif législatif global de lutte contre la pratique prostitutionnelle et la traite des êtres humains • Ingérence dans le droit au respect de la vie privée, dans l’autonomie personnelle et la liberté sexuelle des requérants se livrant à la prostitution • Absence de communauté de vues européenne et internationale quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution et profondes divergences sur le recours à la pénalisation en cause en tant qu’instrument de lutte contre la traite des êtres humains • Ample marge d’appréciation • Examen attentif par le Parlement de tous les aspects du dispositif établi pour encadrer un phénomène éminemment complexe et soulevant des questions morales et éthiques très sensibles • Dispositif global articulé autour de quatre axes principaux : suppression de toute disposition juridique susceptible d’encourager l’activité prostitutionnelle, sans pour autant l’interdire ; mise en place d’une protection des personnes prostituées, notamment la répression de l’exploitation sexuelle d’autrui ; prévention de l’entrée dans la prostitution ; et aide à la réinsertion des personnes prostituées souhaitant quitter cette activité • Juste équilibre ménagé entre les intérêts concurrents • Marge d’appréciation non outrepassée • Autorités nationales devant garder sous un examen constant l’approche adoptée afin de pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution dans ce domaine et des conséquences de l’application de la loi

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

25 juillet 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M. A. et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Lado Chanturia, président,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Stéphane Pisani, juges,
Catherine Brouard-Gallet, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

les requêtes susmentionnées introduites le 6 décembre 2019,

la décision accordant l’anonymat aux requérants (article 33 du règlement de la Cour),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 2, 3 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,

la décision du 27 juin 2023 par laquelle la Cour a déclaré les requêtes recevables et a prononcé leur jonction, comme le lui permet l’article 42 § 1 du règlement,

les observations écrites complémentaires déposées par chacune des parties (article 59 § 1 du règlement),

la décision de ne pas tenir une audience et de ne pas se dessaisir au profit de la Grande Chambre rendue en réponse à la demande des requérants formulées dans leurs observations complémentaires (article 59 § 3 du règlement),

Considérant que M. Guyomar, juge élu au titre de la France, s’est déporté pour l’examen de ces affaires (article 28 du règlement de la Cour), et que le président de la chambre a décidé de désigner Mme C. Brouard-Gallet pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juillet 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes concernent l’incrimination en droit pénal français de l’achat de relations de nature sexuelle. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, les requérants soutiennent que cette mesure met dans un état de grave péril l’intégrité physique et psychique et la santé des personnes qui, comme eux, pratiquent l’activité de prostitution, et qu’elle porte radicalement atteinte à leur droit au respect de leur vie privée, ainsi qu’à celui de leurs clients, en ce qu’il comprend le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle.

EN FAIT

2. Les requérants sont deux cent soixante-et-un hommes et femmes de diverses nationalités : albanaise, algérienne, argentine, belge, brésilienne, britannique, bulgare, camerounaise, canadienne, chinoise, colombienne, dominicaine, équatoguinéene, équatorienne, espagnole, française, nigériane, péruvienne, roumaine et vénézuélienne. Ils sont représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

3. Le Gouvernement français est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

5. Les requérants indiquent « exerce[r] à titre habituel l’activité de prostitution de façon licite au regard des dispositions du droit français ». Ils dénoncent l’incrimination de l’achat de relations de nature sexuelle, même entre adultes consentants, instaurée par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », et codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal (paragraphe 14 ci-dessous).

1. les témoignages de certains des requérants

6. Les requérants produisent des témoignages de seize travailleurs et travailleuses du sexe, qui décrivent la dégradation de leur situation depuis la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels. Les neuf témoignages suivants émanent de personnes qui sont requérantes devant la Cour (s’y ajoute un dixième, non retranscrit, dont l’auteur indique être requérant sans toutefois s’identifier) :

A.M., 26 janvier 2021 (requête no 63664/19)

« (...) Avant [la loi du 13 avril 2016], travaillant par l’intermédiaire d’Internet, et ayant plusieurs messages réguliers de demande de rencontre de la part de potentiels clients, je pouvais facilement imposer mes conditions de travail.

Seulement, depuis cette loi de 2016, qui pénalise mes clients, j’ai pu noter que leur nombre s’est réduit, ce qui a entrainé une grande précarité, ainsi que des dettes impayables.

De plus, j’ai perdu la capacité à me protéger de manière efficace. Ayant moins de clients, ma possibilité de choix s’est réduite. Et depuis cette loi, je me suis vu accepter des pratiques (et des tarifs) que j’avais la possibilité de refuser avant.

J’ai donc commencé à accepter des rencontres pour des prix cassés, ce qui a amplifié ma précarité.

Aussi, je connais une grande difficulté (voir une impossibilité) à imposer la capote. Ma santé sexuelle s’en est vue profondément atteinte, et depuis cette loi, j’ai régulièrement des infections sexuellement transmissibles et je suis aujourd’hui séropositif.

Cette loi est donc dangereuse : elle donne plus de pouvoir à mes clients les plus dangereux, en leur donnant la possibilité de m’imposer leurs conditions alors que cela devrait être à moi d’imposer les miennes.

(...) Stigmatiser le fait d’être client ne m’aide pas en tant qu’exerçant des échanges économico-sexuels (...).

Cela a aussi un impact sur ma santé mentale, en amplifiant des envies de disparaitre de ce monde (...).

Cette loi ne me met pas seulement en danger sur des plans financier et sanitaire, mais elle nous coupe aussi de toute possibilité à créer une société où les échanges économico‑sexuels puissent s’exercer de manière saine (...) ».

T.S., 10 novembre 2021 (requête no 24387/20)

« (...) Pour protéger mes clients qui ne veulent plus être surpris par la police, je suis contraint d’accepter de les recevoir chez moi même si je n’en ai pas envie, et prendre le risque qu’un faux client, un agresseur se faisant passer pour un client, sache où j’habite et décide de me harceler, me menacer ou me dénoncer auprès de mes voisins.

(...) depuis la pénalisation des clients, les prix des passes ont baissé. Avant la loi, on pouvait se permettre de refuser des clients avec lesquels nous n’étions pas d’accord sur les conditions du service rendu. Pendant mes quinze premières années de travail sexuel, j’ai réussi à systématiquement imposer le port du préservatif, et je n’ai eu aucune infection sexuellement transmissible dans le cadre du travail sexuel. Après la loi de 2016, tout le monde a perdu en pouvoir de négociation, car les clients ont pris peur, y compris ceux qui n’étaient pas directement ciblés par la police, ne sachant pas où et comment la loi s’applique. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de refuser un client comme avant. La loi a considérablement renforcé le pouvoir des clients tout en prétendant l’inverse.

Depuis 2016, j’ai dû progressivement accepter des rapports sexuels sans préservatif, ce que je n’aurais jamais imaginé faire auparavant (...). Depuis 2016, j’ai dû être traité pour des gonorrhées et une syphilis. J’ai aussi beaucoup de difficultés à suivre correctement [la] Prophylaxie Pré-Exposition car cela me fait vomir. J’ai donc très peur de devenir séropositif au VIH comme cela est arrivé à des collègues que je connais.

(...) A cause de la loi, beaucoup d’entre nous doivent être davantage mobiles, se déplacer plus loin pour travailler, ce qui veut dire rater des rendez-vous hospitaliers, avoir un moins bon suivi médical, parfois interrompre son traitement. (...) Depuis la loi, il faut s’adapter aux demandes des clients, c’est-à-dire accepter des rendez-vous même tard la nuit quand il n’y a plus de métro et que seuls les escorts acceptent de se déplacer. Beaucoup d’hommes travailleurs du sexe doivent accepter de faire du « chemsex » c’est-à-dire consommer des drogues pendant le rapport sexuel, quand ce n’est pas devoir apporter les drogues nous-mêmes. Avant, c’était aux clients de fournir les drogues et ils ne négociaient pas à ce point.

(...) Avant la loi de 2016, je pouvais demander 200 euros pour une heure et à présent je ne peux demander que 100 euros maximum. Je connais des escorts qui acceptent des rapports pour 50 euros. Les prix dans la rue ont baissé jusqu’à 10 euros pour une fellation dans le bois. Si je refuse de faire du bareback je n’ai quasiment plus de clients. Pour moi, il est évident que la pénalisation a eu un impact négatif sur les prix dans l’industrie du sexe et la normalisation du sexe non protégé puisqu’il y a un effet domino qui se diffuse d’un secteur à un autre de l’industrie du sexe.

C’était de toute façon l’objectif des défenseurs de la loi, qui ont toujours dit qu’il fallait que le travail sexuel rapporte moins d’argent pour qu’on soit obligés de faire autre chose. Mais en faisant cela, j’estime qu’ils mettent ma santé et ma sécurité en danger, et me dictent quelle conduite sexuelle je dois avoir alors que je ne fais de mal à personne. Je suis déclaré à l’URSSAF en tant que travailleur du sexe, et je paie mes impôts, mais je ne suis pas un citoyen comme les autres, comme si ma vie n’avait aucune valeur, que je peux mourir demain, tout le monde s’en fout. Au contraire, ça fera une pute en moins et ils pourront dire que c’est un succès dans leur croisade morale contre le mal (...) ».

S.T., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« (...) D’un lieu de travail peu conventionnel mais autonome et indépendant et sécurisé avec une grande entraide, des clients respectueux et le choix des pratiques et du chaland, nous avons vu glisser et s’empirer nos conditions de travail graduellement jusqu’au vote de la loi. Et dégénérer depuis la loi.

Je suis depuis 2015 en dépression, ainsi que nombre de collègues. Certaines se sont suicidées.

Je pouvais trier et choisir le client avant cette loi. Depuis qu’il se fait rare, je prends des risques.

Certaines collègues se sont faites violentées, voler alors que cela n’arrivait jamais avant dans nos conditions optimales de sécurité et dans le respect des personnes qui naguère avant la loi sollicitaient nos services.

La loi n’a rien prévu pour me sortir, ainsi que mes collègues, de la précarité dans laquelle elle nous a plongées.

La loi n’a rien prévu pour nous prémunir de la stigmatisation et des violences.

La loi m’a enlevé mon outil d’autonomie et de projection de vie et de fierté de maman qui peut offrir de belles études à son enfant.

(...) Cette loi détruit à petit feu mon autonomie, ma sécurité et ma vie.

Pour moi le pire manquement aux droits des personnes dans cette disposition d’interdiction d’achat s’acte sexuel mais aussi dans toutes les dispositions de la loi de 2016 en général (...) est que la loi considère que la personne qui se prostitue est une personne en incapacité psychique et moral.

L’État devient de facto dans cette loi le tuteur, mon tuteur, et quel indigne tuteur avec un infame parcours de sortie à 400 euros par mois, conditionné, en dessous du seuil de pauvreté, équivalent au budget mensuel moyen des français pour leurs animaux de compagnie, avec des stages de formation de bas niveau, une mise en extrême précarité pour les personnes exerçant ou arrêtant, une exposition aux pires violences engendrées par la stigmatisation en tant que victime et « personne en situation de » , tuteur de toutes ces personnes en décidant pour elles puisqu’il la met légalement en situation d’incapacité.

(...) Ces dispositions sont incompatibles avec le respect des droits des personnes de disposer d’elles-mêmes et ne peuvent souffrir d’aucune démonstration de véracité tant scientifique que morale et sociale.

L’état reproduit ce qui nuit le plus à l’émancipation des personnes : décider pour elles. Le législateur incarné en l’occurrence par le féminisme d’état prend le relai du patriarcat et entretien le continuum de domination sur le corps et l’autodétermination des personnes concernées sans qu’aucune solution viable ne soit apportée aux personnes concernées mais pire sans qu’aucune de ses mesures de la loi de 2016 n’ait d’effet sur les enjeux visés : éradiquer la violence et l’exploitation, améliorer l’émancipation, qu’elles soient travailleuses du sexe ou non ».

H.D., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« (...) depuis la pénalisation des clients j’ai été obligée de changer mes modalités de travail. Je ne cherche plus les clients dans la rue mais via des annonces sur Internet car les clients ne viennent plus dans la rue à cause de la peur de la pénalisation. Pour pouvoir travailler, je dois exercer le travail du sexe de manière mobile partout en France via des annonces sur Internet et dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces, trouver des appartements de travail et répondre aux appels des clients étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant.

Cela entraîne pour moi une perte d’autonomie ainsi qu’une perte de revenus, et je me retrouve dans une situation plus précaire qu’auparavant. Le travail via Internet dans les provinces est notamment dangereux, car je suis tout le temps toute seule dans l’appartement et ne connais personne dans la ville. Quand je reçois des clients qui sont violents ou qui viennent pour me voler, j’ai moins de soutien de mes amies et moins de ressources pour me défendre ».

M.L., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« [J]’atteste par la présente avoir subi des violences depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution. En effet, en décembre 2017 j’ai accepté un client que je n’aurais pas accepté auparavant, il m’a frappée gravement et m’a volé de l’argent. En juillet 2020, un client a sorti un couteau pour me demander de l’argent. J’avais pris le risque de l’accepter, car le nombre de clients à baissé depuis la loi de pénalisation des clients de 2016 et ma situation financière est plus précaire.

D’ailleurs, depuis la loi de la pénalisation des clients, entre avril 2016 et fin 2020 il y a toujours un groupe d’agresseurs qui restent dans l’immeuble, volent et menacent mes clients très régulièrement. Cela a aggravé ma situation financière.

Pour pouvoir travailler, j’ai été obligée de changer mes modalités de travail et maintenant j’exerce le travail du sexe de manière mobile partout en France via des annonces sur Internet. De cette manière, je dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces et trouver des appartements de travail, étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant. Je subis également plus de violences dans les provinces car je suis dans une situation plus isolée. Le 23 avril 2021 à Lyon, j’ai été victime de deux agresseurs qui avaient pris rdv en tant que clients, mais dès qu’ils sont arrivés dans l’appartement, ils m’ont frappée et m’ont demandé de l’argent. Ils sont revenus deux fois dans la même journée. Ensuite, le 25 août 2021 à Bordeaux, un client m’a violée et m’a étranglée. Il a arrêté quand ma colocataire est rentrée et puis m’a frappé, volé. Depuis la loi de pénalisation des clients, je me retrouve dans une situation plus précaire et en danger qu’auparavant, avec une perte d’autonomie ainsi qu’une perte de revenus. »

X.H., 17 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences depuis la pénalisation des clients.

En effet, en 2016 j’ai été victime de vol aggravé avec violences par trois individus à trois reprises. J’ai été aussi victime d’un viol en 2016. J’ai accepté un client que je n’aurais pas accepté auparavant, mais j’ai pris le risque de l’accepter, car j’avais très peu de travail et de revenus depuis plusieurs jours car le nombre de clients à baissé depuis la loi de pénalisation des clients de 2016.

Je précise que je travaille toujours via des annonces sur Internet et que je continue de recevoir des clients, mais j’ai été obligée d’adapter mes modalités de travail (horaires de travail, durée, etc...) et de revoir à la baisse mes critères de choix dans les clients (voire ne plus choisir du tout quand j’ai peu de clients), pour pouvoir travailler.

En effet, depuis la pénalisation des clients de 2016, il y a de plus en plus de clients qui négocient les prix et les pratiques, et je dois parfois accepter les prix fixés par les clients. De plus, des anciens bons clients peuvent devenir agressifs. À deux reprises, en 2018 et en 2020, deux anciens clients, avec lesquels cela s’était auparavant bien passé, m’ont menacée et ont exigé de l’argent après la « passe ».

Cela entraîne pour moi un grand risque de subir des violences ainsi qu’une perte de revenus importante, et je me retrouve dans une situation beaucoup plus précaire qu’auparavant. »

G.L., 18 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences et avoir perdu en autonomie depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution.

En effet, depuis la pénalisation des clients de 2016 j’ai été obligée de changer mes modalités de travail. Je ne cherche plus les clients dans la rue car le nombre de clients à baissé et j’ai de moins en moins de travail. J’ai donc été obligée de changer ma manière de travailler, en cherchant des clients sur Internet. Mais depuis que je reçois les clients via les annonces, je me trouve plus exposée aux violences car je ne peux pas choisir les clients en avance et ne peux plus refuser certains comme avant, quand je cherchais les clients dans la rue.

D’ailleurs, je dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces et trouver des appartements de travail, étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant. Je dépends d’eux et ne suis plus autonome dans mon travail et je me retrouve dans une situation plus précaire qu’auparavant. »

J.W., 18 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution.

En effet, depuis 2016 le nombre de clients dans la rue a beaucoup baissé et ma situation financière est devenue plus précaire. Parfois, je n’ai pas de clients et n’ai pas de travail pendant plusieurs jours. Cela me force à accepter des clients que je n’aurais pas accepté auparavant.

La loi du 2016 pénalise les clients mais finalement je me trouve moi-même être pénalisée et aujourd’hui je suis dans une situation plus précaire et en danger. »

M.S., 20 novembre 2021 (requête no 63664/19)

« (...) Entre les années 2012 et 2016, la quantité d’appels que je recevais quotidiennement était très largement suffisante pour permettre d’effectuer une sélection stricte des personnes que j’acceptais de rencontrer. Au moindre doute je refusais le rendez-vous.

(...) Lorsque la loi dite « de pénalisation du client » est passée en avril 2016, le nombre d’appels reçus a drastiquement chuté. Certains jours je ne reçois aucun appel.

Je suis maintenant obligée de travailler sur des créneaux horaires plus longs et je ne peux plus m’autoriser de jours de repos car il n’y a plus suffisamment de clients.

De fait, depuis cette date je ne peux plus me permettre de sélectionner autant ma clientèle et il m’arrive d’accepter de recevoir des personnes dont je me méfie. Je ne peux plus imposer le port du préservatif lors des fellations car cela me ferait perdre le peu de clients qui restent.

Il est de plus en plus fréquent que j’ai des demandes inconvenantes (rapports sans protections, actes que je ne pratique pas) et je dois accepter certaines personnes irrespectueuses que je n’aurais jamais acceptées auparavant.

Dans le courant de l’été 2018, ma situation financière était au plus bas et je n’avais plus les moyens de payer mon loyer. Le 21 août 2018 J’ai été contrainte d’accepter un rendez-vous avec une personne qui me mettait très mal à l’aise. Mais je n’avais pas d’autre choix si je voulais pouvoir payer mon loyer.

Cette personne est arrivée au rendez-vous mais il s’agissait en fait d’un agresseur venu uniquement dans l’intention de me voler.

Comme je n’avais pas du tout d’argent, il m’a violée et tabassée ce qui a occasionné une incapacité totale de travail de 21 jours et une incapacité temporaire de travail au plan psychologique à 30 jours (affaire jugée au tribunal de Paris le 14 avril 2021).

Suite à cette agression j’ai été dans l’incapacité de travailler plus de 6 mois. Depuis je vis dans la terreur que cela ne se reproduise.

(...) Pour être en sécurité je suis partie exercer dans un « salon de massage », ce qui implique que je donnais une bonne partie de mes gains à une tierce personne. (...) Aujourd’hui je continue à exercer seule mais je ne gagne plus suffisamment pour vivre correctement. J’ai été contrainte de quitter mon logement car je n’avais plus les moyens de payer. »

2. la procédure devant le conseil d’état

7. Le 1er juin 2018, le syndicat du travail sexuel et les ONG Médecins du monde, Parapluie rouge, Les amis du bus des femmes, Cabiria, Griselidis, Paloma, AIDES et Acceptess-T, ainsi que cinq individus, dont quatre des requérants (T.S., requête no 24387/20 ; M.S., requête no 24393/20 ; C.D., requête no 24391/20 ; M.C., requête no 64450/19), saisirent le Premier ministre d’une demande tendant à l’abrogation du décret no 2016-1709 du 12 décembre 2016 relatif notamment au stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, peine complémentaire instaurée par la loi du 13 avril 2016 (codifiée aux articles 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal).

8. Le 5 septembre 2018, ils saisirent le Conseil d’État d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du Premier ministre. Ils soutenaient en particulier que le décret était dépourvu de base légale, dès lors qu’il avait été pris pour la mise en œuvre de dispositions législatives contraires à la Constitution et à l’article 8 de la Convention.

9. Les demandeurs invitèrent le Conseil d’État à renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionalité (« QPC ») relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 611-1, 225-12-1, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal, dans leur rédaction issue de la loi du 13 avril 2016.

10. Le Conseil d’État transmit cette QPC au Conseil constitutionnel par une décision du 12 novembre 2018.

1. La décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2019

11. Le 1er février 2019, le Conseil constitutionnel rendit la décision suivante (no 2018-761 QPC) :

« (...)

5. [Il est reproché aux articles 611-1, 225-12-1, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o] de réprimer tout achat d’actes sexuels, y compris lorsque ces actes sont accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé. Cette interdiction générale et absolue porterait à la liberté des personnes prostituées et de leurs clients une atteinte non susceptible d’être justifiée par la sauvegarde de l’ordre public, la lutte contre le proxénétisme et le trafic des êtres humains ou la protection des personnes prostituées. Il en résulterait une méconnaissance du droit au respect de la vie privée, ainsi que du droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle qui en découleraient. Il en résulterait, en deuxième lieu, une méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle. Il est soutenu, en dernier lieu, que la pénalisation de tout recours à la prostitution contreviendrait aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines.

6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal.

7. Par ailleurs, certaines parties intervenantes soutiennent que les dispositions contestées auraient pour conséquence d’aggraver l’isolement et la clandestinité des personnes prostituées, les exposant ainsi à des risques accrus de violences de la part de leurs clients et les contraignant, pour continuer à exercer leur métier, à accepter des conditions d’hygiène portant atteinte à leur droit à la protection de la santé.

Sur le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle :

(...)

9. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration [des droits de l’homme et du citoyen] de 1789.

(...)

11. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en faisant le choix par les dispositions contestées de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l’asservissement de l’être humain. Il a ainsi entendu assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions.

12. D’autre part, l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Si le législateur a réprimé tout recours à la prostitution, y compris lorsque les actes sexuels se présentent comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, il a considéré que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite et que ces infractions sont rendues possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées. En prohibant cette demande par l’incrimination contestée, le législateur a retenu un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié à l’objectif de politique publique poursuivi.

13. Il résulte de tout ce qui précède que le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et, d’autre part, la liberté personnelle. Le grief tiré de la méconnaissance de cette liberté doit donc être écarté.

Sur les autres griefs :

(...)

16. En deuxième lieu, aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ... ». Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences sanitaires pour les personnes prostituées des dispositions contestées, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate. Le grief tiré de la méconnaissance du droit à la protection de la santé doit donc être écarté.

17. En dernier lieu, il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

18. Pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux paragraphes 11 et 12, les griefs tirés de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle doivent être écartés.

19. Il résulte de tout ce qui précède que le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal, qui ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution. (...) »

2. La décision du Conseil d’État du 7 juin 2019

12. Le Conseil d’État rejeta la requête par une décision rendue le 7 juin 2019. Renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2019, il écarta le moyen tiré de l’inconstitutionnalité des articles 225‑12-1 et 611-1 du code pénal. Il écarta ensuite le moyen tiré de l’article 8 de la Convention par les motifs suivants :

« (...) 5. Il ressort (...) des travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi du 13 avril 2016 que le législateur, faisant le constat que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains rendus possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées, a entendu, en instituant une contravention réprimant le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d’êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l’ordre public.

6. Or, dès lors qu’elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l’incrimination instituée par les dispositions contestées de la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat, ainsi qu’il a été dit au point 5, que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains qui sont rendus possibles par l’existence d’une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu’elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention (...). Il s’ensuit que le moyen tiré de ce que le décret du 12 décembre 2016 aurait été pris pour mettre en œuvre des dispositions législatives incompatibles avec ces stipulations doit être écarté (...) ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. le droit interne
1. Textes législatifs pertinents
1. La loi no 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes

13. La loi précitée dispose dans son article premier :

« L’État et les collectivités territoriales, ainsi que leurs établissements publics, mettent en œuvre une politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée. Ils veillent à l’évaluation de l’ensemble de leurs actions. La politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes comporte notamment :

1o Des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les violences faites aux femmes et les atteintes à leur dignité ;

2o Des actions visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ;

3o Des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes ;

4o Des actions visant à assurer aux femmes la maîtrise de leur sexualité, notamment par l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse ;

5o Des actions de lutte contre la précarité des femmes ; (...) ».

2. La loi no 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées

14. La loi no 2016-444 du 13 avril 2016 a prévu un ensemble de mesures, dont les axes essentiels peuvent être résumés comme suit :

a) Mesures visant à renforcer des moyens de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle

15. Selon sa Section 2 du Chapitre II pour assurer la transposition de l’article 8 de la directive 2011/36/UE, cette loi a supprimé le délit de racolage (qui était réprimé par l’ancien article 225-10-1 du code pénal).

16. Par ailleurs, elle a inséré les articles suivants dans le code pénale :

Article 611-1

« Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe [1 500 euros maximum].

Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17. »

Article 225-12-1

« Lorsqu’il est commis en récidive dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11, le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de 3 750 euros d’amende.

Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. ». (Cette disposition a été modifiée par la loi no 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste : la peine encourue est désormais un emprisonnement de cinq ans et une amende de 75 000 euros.)

17. Elle a par ailleurs créé un stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat de services sexuels, qui est susceptible d’être ordonné à titre d’alternative aux poursuites, de mesure de composition pénale ou de peine complémentaire afin de mieux prévenir la récidive.

18. Elle a également ouvert aux victimes de traite des êtres humains et de proxénétisme ayant témoigné et dont la vie ou l’intégrité physique est gravement mise en danger le droit de bénéficier d’une mesure de protection et de faire usage d’une identité d’emprunt.

b) Mesures visant à améliorer la prise en charge des personnes en situation de prostitution

19. La même loi a créé un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle devait être proposé à toute personne victime de la prostitution, du proxénétisme et de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Il doit être défini en fonction de l’évaluation de ses besoins sanitaires, professionnels et sociaux de la personne concernée, et être élaboré et mis en œuvre, en accord avec la personne accompagnée, par une association spécialisée. Cette aide est financée par un fonds abondé par l’État et par les recettes des confiscations prononcées en répression de certaines infractions, et notamment matière de traite des êtres humains et de proxénétisme.

20. Elle fait en outre figurer les personnes engagées dans un parcours de sortie de la prostitution ou ayant été victime de traite des êtres humain ou de proxénétisme au nombre des personnes devant prioritairement bénéficier d’un logement social.

21. Cette loi a complété le code de la santé publique en y rajoutant un nouveau titre sur la politique de réduction des risques en direction des personnes prostituées, qui consiste à prévenir les infections et maladies sexuellement transmissibles, ainsi que les autres risques sanitaires, les risques sociaux et psychologiques liés à la prostitution. Cette politique s’adresse à toute personne en situation de prostitution au moyen des interventions directes auprès des personnes prostituées, une démarche volontaire pour « allers vers » ce public, la mise en place d’une équipe mobile pluridisciplinaire sanitaire et sociale pour faciliter la mise en œuvre de ces interventions, etc.

22. Les mesures énoncées par la loi ont été par la suite concrétisées par le Gouvernement dans une série de textes d’application, tels que le décret no 2016-1467 du 28 octobre 2016 relatif au parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle et à l’agrément des associations participant à son élaboration et à sa mise en œuvre, le décret no 2017-281 du 2 mars 2017 approuvant le référentiel national de réduction des risques en direction des personnes prostituées et complétant le code de la santé publique, la circulaire no DGCS/B2/2017/18 du 31 janvier 2017 relative à la mise en œuvre du parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle, l’Instruction no DGCS/SDFE/DGEF/DIMM/ 2022/7 2022 du 13 avril 2022 relative à l’ouverture des droits dans le cadre du parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle.

23. La loi a par ailleurs aggravé les peines encourues pour certains crimes et délits commis sur une personne exerçant la pratique de prostitution lorsque les faits sont commis dans l’exercice de cette activité. Elle a enfin permis aux victimes de proxénétisme de saisir de la commission d’indemnisation des victimes d’infractions.

c) Mesures à destination des migrants en situation de prostitution

24. La loi prévoit désormais que les personnes ayant porté plainte contre une personne accusée de traite et/ou de proxénétisme ou témoignant dans une procédure pénale contre une telle personne reçoivent de plein droit un titre de séjour temporaire (auparavant l’octroi de celui-ci relevait de l’appréciation des autorités compétentes). Elle a également complété le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (« CESEDA »), qui prévoit qu’une autorisation provisoire de séjour d’une durée minimale de six mois peut être délivrée aux victimes de traite et de proxénétisme engagées dans le parcours de sortie de la prostitution indépendamment de leur coopération avec les services judiciaires.

d) Mesures visant à prévenir l’entrée de nouvelles personnes dans la prostitution

25. Par ailleurs, ladite loi a complété le code de l’éducation, disposant qu’une information sur les réalités de la prostitution et les dangers de la marchandisation du corps doit être dispensée dans les établissements scolaire du secondaire.

2. Résolution parlementaire adoptée le 6 décembre 2011

26. Le 6 décembre 2011, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution (texte adopté no 782, session ordinaire 2011-2012, article unique), libellée dans les termes suivants :

« L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34-1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement,

Vu le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » ;

Vu la convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, qui énonce que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine » ;

Vu la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies, dont l’article 5 prévoit que « les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes » ;

Vu le protocole de Palerme ou protocole additionnel à la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, signé le 15 novembre 2000 et la convention de Varsovie ou convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005, qui forment les deux instruments internationaux de référence dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains ;

Vu la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629 JAI du Conseil, qui dote les États membres d’un cadre commun pour lutter contre la traite et qui prévoit, à son article 8, que « les autorités nationales compétentes aient le pouvoir de ne pas poursuivre les victimes de la traite des êtres humains » ;

Vu l’article 16 du code civil, qui énonce que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci » ;

Vu l’article 16-5 du même code, qui prévoit que « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles » ;

Vu le plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes 2011-2013, qui considère la prostitution comme une forme de violence envers les femmes ;

Considérant que la non-patrimonialité du corps humain est l’un des principes cardinaux de notre droit et qu’il fait obstacle à ce que le corps humain soit considéré, en tant que tel, comme une source de profit ;

Considérant que les agressions sexuelles, physiques et psychologiques qui accompagnent le plus souvent la prostitution portent une atteinte particulièrement grave à l’intégrité du corps des personnes prostituées ;

Considérant que la prostitution est exercée essentiellement par des femmes et que les clients sont en quasi-totalité des hommes, contrevenant ainsi au principe d’égalité entre les sexes ;

1. Réaffirme la position abolitionniste de la France, dont l’objectif est, à terme, une société sans prostitution ;

2. Proclame que la notion de besoins sexuels irrépressibles renvoie à une conception archaïque de la sexualité qui ne saurait légitimer la prostitution, pas plus qu’elle ne justifie le viol ;

3. Estime que, compte tenu de la contrainte qui est le plus souvent à l’origine de l’entrée dans la prostitution, de la violence inhérente à cette activité et des dommages physiques et psychologiques qui en résultent, la prostitution ne saurait en aucun cas être assimilée à une activité professionnelle ;

4. Juge primordial que les politiques publiques offrent des alternatives crédibles à la prostitution et garantissent les droits fondamentaux des personnes prostituées ;

5. Souhaite que la lutte contre la traite des êtres humains et le proxénétisme constitue une véritable priorité, les personnes prostituées étant dans leur grande majorité victimes d’exploitation sexuelle ;

6. Estime que la prostitution ne pourra régresser que grâce à un changement progressif des mentalités et un patient travail de prévention, d’éducation et de responsabilisation des clients et de la société tout entière. »

3. Genèse de la loi et travaux parlementaires

27. La réflexion sur les questions relatives à la prostitution a été engagée à la suite de l’adoption de la loi no 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Cette démarche a été renforcée par la résolution adoptée par l’Assemblée nationale en décembre 2011 (paragraphe 26 ci-dessous) faisant suite à un rapport d’information sur la prostitution en France (Assemblée nationale, Rapport no 3334, enregistré le 13 avril 2011), qui dressait notamment un bilan des politiques publiques dans ce domaine en France et à l’étranger. Un groupe de travail a ensuite été créé au sein de l’Assemblée nationale qui a rendu un rapport d’information sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel, établi après de nombreuses auditions, plusieurs déplacements à Paris et en province ainsi qu’un voyage à Stockholm (Assemblée nationale, rapport no 1360, enregistré le 17 septembre 2013). À la suite de ce rapport, une proposition de loi initiale a été présentée le 10 octobre 2013, qui a fait l’objet d’un examen au sein de la commission spéciale constituée à cet effet au sein de l’Assemblée nationale. Une autre commission spéciale a été constituée au sein du Sénat.

28. Dans le cadre de l’examen de la proposition de loi précitée, les deux commissions ont procédé à de nombreuses auditions afin de les éclairer sur la réalité de la prostitution en France et sur les moyens les plus appropriés pour combattre ce phénomène et accompagner les personnes prostituées. Leurs membres ont ainsi entendu des représentants institutionnels et associatifs, des personnes prostituées, en activité ou non, différentes personnalités, médecins et chercheurs travaillant sur le sujet, des représentants des services répressifs spécialisés français et étrangers, ces derniers faisant état des expériences de leurs pays sur la manière d’appréhender la prostitution. Certains membres des commissions ont également effectué des déplacements sur le terrain, aussi bien en France qu’à l’étranger, pour recueillir les témoignages directs de personnes prostituées et observer de près les expériences d’autres pays, quel que soit le modèle retenu (voir, pour plus de détails, le rapport de l’Assemblée nationale no 1558, déposé le 19 novembre 2013 et le rapport du Sénat no 697, déposé le 8 juillet 2014).

29. Les différentes personnes rencontrées ont pu ainsi faire état de leurs convictions diverses, parfois opposées, sur la question, certains considérant que la prostitution constitue une « violence en soi », d’autres témoignant de l’existence d’une prostitution dite « traditionnelle » qui serait librement choisie. D’autres intervenants ont pu présenter des vues contrastées sur le bilan d’application des différents modèles adoptés dans les autres États, qu’il s’agisse du modèle « suédois » ou du modèle « réglementariste » (voir, en particulier, le rapport no 697 précité, pp. 27-31).

30. Au terme de ces travaux, les parlementaires ont pu, dans un premier temps, proposer un état des lieux du phénomène prostitutionnel en France et des risques pesant sur les personnes prostituées, notamment l’isolement et l’exposition à la violence accrue, aggravés depuis l’adoption du délit de racolage, ainsi que l’impact de ce phénomène sur le reste de la société, en particulier les jeunes. Ils ont, dans un second temps, passé en revue l’ensemble des politiques publiques mises en œuvre en France comme à l’étranger.

31. S’agissant de l’évolution du phénomène prostitutionnel et de la part des réseaux de proxénétisme et de la traite des êtres humains dans le cadre de celui-ci, le constat suivant a été fait au terme de ces travaux, dont le résumé figure notamment dans le rapport no 697 du Sénat (pp. 19-20, sans les notes de bas de page et les surlignages) :

« Il est très difficile d’évaluer précisément le nombre de personnes prostituées. Si les statistiques policières et celles recueillies par les associations intervenant auprès des personnes prostituées dans leurs rapports d’activité permettent malgré tout d’avoir un aperçu de la situation, celui-ci demeure imparfait en raison des difficultés à appréhender les formes les plus discrètes de prostitution, qu’elles s’exercent sur Internet ou dans des lieux fermés du type salons de massage.

Dans les réponses écrites qu’il a communiquées à votre commission spéciale, l’office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) évalue à environ 30 000 le nombre de personnes prostituées exerçant sur le territoire français. En 2013, la proportion des Françaises ou Français incriminés pour racolage était de 5,4 %, sur un total de 1 129 personnes. Celle des personnes de nationalité française reconnues victimes dans le cadre de procédures diligentées pour proxénétisme ou traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle était de 22,6 % – soit 206 sur un total de 912. Les trois pays les plus représentés, que ce soit dans le cadre des procédures de racolage ou pour proxénétisme et traite, sont la Roumanie, le Nigéria et la Chine.

Au regard de ces statistiques, l’OCRTEH estime à 83 % la part des personnes prostituées de nationalité étrangère exerçant sur le territoire français. Sur ce point, les données chiffrées fournies par l’OCRTEH rejoignent celles fournies par des associations comme Grisélidis : dans son rapport d’activité pour l’année 2013, elle évalue à 88 % la part des femmes migrantes exerçant la prostitution de rue à Toulouse. Celles-ci seraient en provenance, pour l’essentiel, d’Afrique subsaharienne et d’Europe de l’Est. Ces données traduisent un changement profond de la prostitution au cours des vingt dernières années : alors qu’au début des années 1990, 80 % des personnes prostituées étaient Françaises, cette proportion s’est aujourd’hui plus qu’inversée. Cette inversion est corrélée à la forte diminution de la prostitution dite « traditionnelle » en France.

Si l’ensemble des acteurs s’accordent sur le constat que les personnes sous l’emprise de réseaux de traite ou de proxénétisme représentent une très large majorité des personnes prostituées, la question de la part exacte de celles-ci fait débat. L’absence de consensus s’explique par le fait qu’il n’existe pas de données consolidées permettant de dresser un profil précis des personnes prostituées en France, quel que soit leur mode d’exercice. Selon l’OCRTEH, dont l’analyse se fonde essentiellement sur la prostitution de rue, les personnes prostituées étrangères exerçant en France dépendent en quasi‑totalité d’un réseau qui les exploite. Cette appréciation est jugée surévaluée par des associations comme Aides. »

32. Les commissions ont examiné d’autres rapports, et en particulier ceux traitant plus particulièrement de la situation sanitaire des personnes prostituées, tels que le rapport d’information no46 du Sénat fait au nom de la commission des affaires sociales (« Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard », du 8 octobre 2013) et celui de l’Inspection générale des affaires sociales (« Prostitutions : les enjeux sanitaires ») établi en décembre 2012. L’un de ces rapports a mis en évidence l’augmentation des rapports non protégés demandés par les clients (la proportion atteindrait un sur cinq selon l’association Grisélidis), une tendance qui résulterait de l’augmentation de l’offre prostitutionnelle et dont la conséquence serait une concurrence accrue qui contraindrait les personnes prostituées à accepter les exigences des clients.

33. Les travaux parlementaires ont également bénéficié de la contribution apportée par un rapport d’information établi au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (Sénat, Rapport no590, enregistré le 5 juin 2014). La délégation avait aussi procédé à des auditions et a effectué des déplacements dont les résultats ont été présentés dans son rapport et lui ont permis de formuler onze recommandations, parmi lesquelles l’adoption du principe de la responsabilisation des acheteurs. La délégation avait relevé au soutien de ce principe que les violences faites aux personnes prostituées venaient avant tout des proxénètes, des réseaux et des clients eux-mêmes, les derniers étant en position de force face à une personne prostituée considérée, elle, comme une délinquante du fait du délit de racolage, et que la proposition de loi permettait justement d’inverser cette logique en obligeant l’acheteur à prendre ses responsabilités. Elle avait également rappelé qu’au-delà de son caractère répressif, cette mesure aurait surtout un effet dissuasif et un important intérêt pédagogique. Enfin, elle avait souligné l’importance de cette mesure pour la lutte contre la prostitution des mineurs, un phénomène en pleine recrudescence, souvent entravée par la difficulté à prouver que le client avait connaissance de la minorité de la personne prostituée.

34. La rapporteure de la proposition de la loi à l’Assemblée nationale, Mme Maud Olivier, a formulé les objectifs de celle-ci de la manière suivante :

« [...] l’efficacité de tout dispositif visant à lutter contre le système prostitutionnel en France passe par la mise en œuvre d’un ensemble intégré de mesures qui s’attacheront à traiter le problème dans toutes ses dimensions. [...] il ne suffit pas de s’attaquer, par exemple, aux proxénètes pour mettre fin à la prostitution, si, dans le même temps, on ne rend pas notre territoire inhospitalier en décourageant la demande et, partant, en responsabilisant les clients ; de même, il ne suffit pas de chercher à combattre ces réseaux si on n’offre pas aux personnes victimes de ces réseaux les moyens de se sortir de la prostitution, qu’ils soient financiers, sociaux ou juridiques.

C’est donc des actions à la fois pluri-directionnelles et concomitantes que les pouvoirs publics doivent initier, dans le cadre d’un dispositif juridique intégré, sous-tendu par l’ambition abolitioniste que la France affiche depuis longtemps.

Tel est l’objectif de la proposition de la loi soumise à notre examen [...] qui met en place un dispositif intégré de mesures répondant à quatre objectifs : renforcer la lutte contre les réseaux d’exploitation sexuelle ; mieux accompagner les personnes prostituées souhaitant sortir de la prostitution ; développer la prévention des pratiques prostitutionnelles comme du recours à l’achat d’actes sexuels ; responsabiliser les clients de la prostitution. »

35. La rapporteure de la proposition de la loi au Sénat, Mme Michelle Meunier, a quant à elle relevé ce qui suit (rapport du Sénat no697, p.27) :

« Le sentiment de stigmatisation est par ailleurs récurrent chez les personnes prostituées et alimente leur méfiance à l’égard des institutions. Beaucoup témoignent des traitements parfois humiliants infligés par certaines forces de police qui voient davantage en elles des délinquantes en puissance plutôt que les victimes potentielles de réseaux de traite. Ce phénomène est accentué par la multiplication des gardes à vue intervenue en application de la loi de sécurité intérieure de 2003. C’est pour contrer ce sentiment récurrent de stigmatisation que le rapport de votre président Jean-Pierre Godefroy et de Mme Chantal Jouanno appelait à une « inversion du regard » porté sur les personnes prostituées.

Votre rapporteure estime que l’accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées, depuis longtemps négligé, constitue l’un des enjeux essentiels du nouveau souffle qui doit être donné à l’engagement abolitionniste de la France. Ces efforts doivent s’accompagner d’un changement du regard que porte la société sur ces personnes, encore trop souvent stigmatisant. Cette appréciation fait l’objet d’un consensus chez les membres de votre commission spéciale, qui ont salué le volet social du texte soumis à leur examen. »

36. La proposition de loi modifiée à la suite des travaux précités a ensuite fait l’objet d’un examen au sein d’une commission mixte paritaire mise en place à la suite d’un désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat, notamment au sujet de la disposition concernant la pénalisation des clients des personnes prostituées. À défaut d’un consensus, l’Assemblée nationale a voté le texte en lecture définitive. En présentant le texte, la rapporteure de la proposition de loi, soutenue par le Gouvernement, avait alors rappelé ce qui suit (compte rendu intégral des séances du 6 avril 2016) :

« (...) c’est une loi transversale, globale, concrète, qui change la vision que la société porte sur la prostitution. Et je n’ai pas encore parlé de l’interdiction d’achat d’actes sexuels, cette mesure qui a tant fait polémique ! Pour moi, elle n’est qu’un aspect du dispositif : un aspect important, certes, mais un aspect seulement.

(...) l’ambition de cette loi est bien de renforcer la sécurité des personnes prostituées et l’accompagnement dont elles peuvent bénéficier.

Cela passe par tout ce dont j’ai parlé : pouvoir être protégé lorsque l’on est en danger ; être en capacité de porter plainte ; avoir des alternatives quelle que soit sa situation ; être accompagné sur tous les plans de la réinsertion ; obtenir justice contre un agresseur ou le réseau mafieux qui l’exploite, lorsque c’est le cas ; savoir où trouver de l’aide, un appui, quand on en a besoin.

Changer la vie des personnes qui sont dans la prostitution, c’est aussi changer le rapport de force. Cela passe par la dépénalisation de l’activité des personnes prostituées et par l’interdiction d’achat d’actes sexuels. Les personnes prostituées ne pourront plus être poursuivies : c’est le client qui sera désormais inquiété, et cela change la donne.

En effet, dans ce rapport inégalitaire où celui qui paie a le pouvoir, on introduit la fin de l’impunité pour les clients. Les personnes qui resteront dans la prostitution auront le pouvoir de dénoncer celui qui ne respecte pas leurs règles – qui leur impose un acte sexuel sans préservatif, par exemple –, qui les agresse, qui les vole.

Je ne dis pas que tout ira bien dans la prostitution : la prostitution est toujours une violence. Mais en interdisant l’achat d’actes sexuels, on atténue cette toute-puissance des clients sur les personnes prostituées.

L’interdiction d’achat d’actes sexuels met aussi un bâton supplémentaire dans les roues bien huilées des réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains. En les gênant au quotidien, en tarissant la demande, nous rendons leur commerce moins rentable. L’objectif est évidemment la baisse du nombre de victimes. »

37. Ce vote avait été précédé d’un rejet des amendements visant au retrait de la mesure de la pénalisation des clients. Reprenant les arguments développés par certaines associations, telles que « Les amis du bus des femmes », « Médecins du monde » ou « Aides », ainsi que ceux exposés dans l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (« CNCDH ») du 22 mai 2014, certains députés avaient déposé des amendements visant au retrait du texte de cette mesure, au motif qu’elle fragilisait, excluait et rejetait les personnes prostituées dans les périphéries, qui tombaient parfois entre les mains de clients violents, qu’elle ne permettait pas un accompagnement sanitaire efficace et, enfin, qu’elle rendait plus difficile l’accès aux droits et aux associations d’accompagnement et de prévention. Le bilan contrasté de l’application d’une loi suédoise similaire avait été également rappelé (compte rendu intégral des séances du 6 avril 2016).

4. Les avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et du Défenseur des droits sur la proposition de la loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

38. Le 22 mai 2014, la CNCDH a rendu l’avis suivant :

« (...) 19. Les articles 16 et 17 de la proposition de loi visent à interdire et à sanctionner l’achat d’un acte sexuel, la CNCDH estime qu’ils posent problème à plus d’un titre. L’exigence de responsabilisation des clients de la prostitution et les fonctions expressive et pédagogique de la loi pénale sont des arguments qui peuvent être avancés en faveur de l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel et de la pénalisation des clients des personnes prostituées. Cependant, la pénalisation du client aura nécessairement des répercussions sur la personne prostituée, puisque l’acte interdit requiert un partenaire exerçant la prostitution. Ainsi, même si c’est le client qui est pénalisé et non la personne qui se prostitue, ces dispositions tendent indirectement à considérer la prostitution comme une activité illicite.

20. La CNCDH s’interroge par ailleurs sur le choix du législateur de fonder sa lutte contre la prostitution sur l’atteinte au principe de dignité, sans prendre les précautions qu’imposerait sa lecture, et ce d’autant que les auditions qu’elle a réalisées montrent combien la question porte division. Elle rappelle à cet égard que les différents travaux du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, ou du Comité chargé en 2009 de réfléchir à la réécriture du Préambule de la Constitution de 1958, soulignent, au-delà du caractère éminent de ce principe, son ambivalence (...).

21. La proposition de loi appréhende également la question de la prostitution à travers le prisme de l’égalité entre les femmes et les hommes : parce qu’il s’agit d’un acte sexuel imposé par l’argent et la contrainte financière, la prostitution serait en soi une violence faite aux femmes et un obstacle à l’égalité. La CNCDH relève en premier lieu que la diversification des situations de prostitution (féminine, masculine et transgenre) rend difficile l’invocation du principe d’égalité. En second lieu, elle observe que la législation sur la traite et l’exploitation, la répression du recours à la prostitution de mineurs ou de personnes particulièrement vulnérables, la législation sur le viol ... sont autant de moyens juridiques permettant déjà de sanctionner les formes de prostitution contraintes et la violence qui s’exerce alors.

22. La pertinence de la disposition visant à pénaliser le client semble de surcroît discutable tant elle risque d’être contreproductive. En effet, la pénalisation des clients relèguerait en fait les personnes prostituées vers des lieux plus reculés et donc plus dangereux. Le pouvoir de « négociation » avec les clients et de choix du client seraient diminués ; les acteurs médico-sociaux auraient plus de difficultés à accéder aux personnes. On risque également d’observer une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et donc un moindre réflexe d’y recourir en cas de violence subie, ce qui constituerait de fait un recul du droit. Cette bienveillance paradoxale induirait donc des stratégies de contournement qui ne seraient pas sans grave incidence sur la santé et les droits des personnes prostituées.

23. En vérité, plutôt que d’instituer un nouvel instrument répressif, mieux vaudrait s’interroger sur la rareté des poursuites et des condamnations dans les cas de recours à la prostitution d’un mineur. (...) La CNCDH estime que la politique pénale doit mettre au cœur de ses priorités la poursuite des clients des mineurs.

24. La pénalisation des clients, difficile à mettre en œuvre, risque de n’avoir d’impact que sur la prostitution visible, la prostitution de rue, et non sur les autres formes d’exploitation de la prostitution. Elle va sans doute contribuer à accentuer le développement d’autres formes de prostitution, dites prostitution « indoor ». Or cette prostitution « invisible » est plus mouvante, voire insaisissable. Dès lors, les victimes de ces formes d’exploitation étant moins accessibles aux associations et aux pouvoirs publics, se pose donc le problème de leur prise en charge et de leur accompagnement. De plus, dans une Europe aux législations hétérogènes, la pénalisation des clients risque de les repousser aux frontières (cf. ce qui se passe à la frontière franco-espagnole, à la Junquera, ou ce qui se passe dans les eaux territoriales danoises, entre la Suède et le Danemark).

25. On peut d’ailleurs s’interroger plus largement sur la cohérence du dispositif prévu : si l’objectif est d’inscrire la prostitution dans le champ des violences et des atteintes la dignité de la personne, pourquoi la nouvelle infraction de recours à la prostitution n’est considérée que comme un simple trouble mineur à l’ordre public, puni par une contravention de 5ème classe ? En outre qu’en est-t-il de la symbolique de la loi pénale si, au-delà de l’incertitude pesant sur l’effectivité de sa mise en œuvre, l’interdit se voit discrédité par la faiblesse de la peine contraventionnelle qui l’accompagne ? Enfin, l’efficacité de la répression impliquera la mise en place de dispositifs de surveillance dont la nécessaire généralisation contredira évidemment les exigences d’une société libre.

(...) Recommandation no 8 : la CNCDH estime que l’interdiction d’achat d’un acte sexuel et la pénalisation des clients de la prostitution n’est pas une mesure appropriée pour lutter contre la traite et l’exploitation de la prostitution (...) »

39. Le 16 décembre 2015, le Défenseur des droits a rendu l’avis (no 15‑28) ci-dessous :

« (...) Le Défenseur signale que l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel basée sur le modèle suédois n’est pas la mesure la plus efficace pour « réduire la prostitution et pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s’implanter sur les territoires » et encore moins « la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution » comme annoncé dans la proposition de loi.

Outre le fait qu’en France comme en Suède, nous ne disposons pas de chiffres fiables et qu’il est donc difficile de quantifier les effets de la loi sur le système prostitutionnel, le modèle suédois cité en référence est aujourd’hui fortement controversé.

Ainsi, l’impact d’une telle disposition sur le phénomène prostitutionnel en France s’annonce limité voire nul. En revanche les effets sur la santé, la sécurité des personnes et leur accès aux droits fondamentaux sont quant à eux bien étayés par les institutions internationales (OMS, ONUSIDA, PNUD) et françaises (CNS, IGAS, INVS). A l’instar des effets engendrés par la pénalisation du racolage en France, la pénalisation des clients accentuera la précarité des personnes prostituées en les forçant à davantage de clandestinité. En effet, une telle mesure déplacera l’exercice de la prostitution de rue dans des zones toujours plus reculées et/ou isolées, empirant les conditions d’exercice déjà difficiles.

À ce titre, cette plus grande clandestinité rendra plus difficile l’action des services de police dans la lutte contre la traite et le proxénétisme. Comment lutter contre les réseaux dès lors que les victimes ne sont plus visibles et accessibles ?

Cette disposition aura également pour effet d’exposer davantage les prostitué-e-s à la violence de certains clients et aux contaminations au VIH et/ou aux hépatites virales. L’OMS, l’ONUSIDA et le CNS sont unanimes : la pénalisation de la prostitution nuit à la santé des personnes qui la pratiquent. Qu’elles soient ou non contraintes à la prostitution, les personnes proposant des services sexuels tarifés verront leurs capacités de négociation réduites les forçant à accepter certaines pratiques ou rapports non protégés.

Par ailleurs, leur accès à la prévention et aux soins sera encore plus problématique en les éloignant des réseaux de soutien des structures associatives et médicales existantes et en rendant plus complexe l’action des acteurs de prévention. Comment appliquer une véritable politique de réduction des risques pourtant inscrite dans la loi dès lors que les personnes se prostitueraient dans des lieux mal connus ou inaccessibles aux associations ?

Enfin, en entretenant l’amalgame entre travail du sexe et délinquance, la pénalisation de la prostitution accroit la vulnérabilité juridique des prostitué-e-s parfois victimes de harcèlement policier, de gardes-à-vues abusives et d’humiliations. De ce fait, les associations observent une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et un moindre recours en cas de violence subie. Au lieu d’être une source de protection, la sanction des clients pour recours à la prostitution entrave dans l’accès aux droits des personnes prostituées (...) ».

5. L’évaluation de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées

40. Par une note en date du 1er avril 2019 le directeur du cabinet du Premier ministre a saisi les inspections générales des affaires sociales, de l’administration et de la justice d’une mission d’évaluation de la loi no 2016‑444. En décembre 2019, ces services ont rendu leur rapport portant sur l’évaluation de la loi précitée, qui résume leurs constats essentiels comme suit :

« Trois ans et demi après l’adoption de la loi, la prostitution en France a connu plusieurs évolutions de fond. La mise en relation entre les clients et les personnes qui se prostituent se fait désormais majoritairement par internet. La prostitution de rue a diminué et s’est parfois déportée vers des zones périphériques, tandis que la prostitution en intérieur a augmenté. En l’absence de données statistiques fiables antérieures à l’adoption de la loi et faute d’avoir mis en place des outils d’évaluation du phénomène à la suite de l’adoption de la loi, il est toutefois impossible d’évaluer la part de ces évolutions imputables au changement législatif et celle imputable à des tendances structurelles. L’invisibilité croissante du phénomène complexifie par ailleurs tout travail d’évaluation quantitative. La mission a toutefois pu dégager des tendances et effectuer un bilan d’application de la loi.

La mise en œuvre de la loi a été considérablement freinée par une absence de portage politique et d’engagement volontariste des pouvoirs publics. Cette mise en œuvre, qui dépend de plusieurs ministères, souffre d’un manque de pilotage national. Il en résulte une faible application de certaines mesures (informations des élèves sur la marchandisation des corps par exemple), et une hétérogénéité des pratiques sur le territoire (en matière d’admission dans les parcours de sortie de la prostitution par exemple). De même, si les moyens financiers alloués à l’accompagnement social et professionnel des personnes se prostituant ont augmenté à la suite de l’adoption de la loi, ils ont souffert d’un défaut d’anticipation, sont émiettés et les crédits déconcentrés sont fluctuants. Très peu de mesures de sensibilisation du grand public ont été déployées depuis 2016, et trop peu de formations sur le phénomène prostitutionnel et son évolution ont été mises en place à destination de l’ensemble des acteurs chargés de l’application de la loi (forces de l’ordre, magistrature, travailleurs sociaux, personnels de l’éducation nationale...). Ainsi, si la loi a réaffirmé l’engagement abolitionniste de la France, elle n’a pas déployé suffisamment de moyens pour atteindre cet objectif. Le comité interministériel de suivi de la loi doit être à nouveau réuni et il est nécessaire que des circulaires ministérielles soient diffusées pour clarifier la mise en œuvre de la loi.

La lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle enregistre des résultats en hausse. Le nombre d’enquêtes pénales menées en France sur ces sujets a augmenté de 54 % en quatre ans. Les moyens techniques, financiers et humains des services d’enquête spécialisés ne sont toutefois pas à la hauteur du phénomène, en particulier dans un contexte où l’organisation du proxénétisme est de plus en plus mobile, transnationale et opacifiée par l’utilisation d’internet, des réseaux sociaux et de moyens de communication cryptés. L’importance croissante prise par internet dans le phénomène prostitutionnel justifierait, à elle seule, de renforcer les moyens affectés aux services d’enquête en matière de cyberproxénétisme.

Certaines dispositions de la loi en matière pénale sont peu appliquées. La mission a observé une convergence de la jurisprudence des tribunaux correctionnels vers davantage de sévérité en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Toutefois, l’infraction de recours à l’achat d’actes sexuels créé par la loi est peu constatée, avec 1 939 personnes mises en cause en 2018 seulement, concentrées sur un petit nombre de territoires (Paris cumule 50 % des procédures). Les stages de sensibilisation à la lutte contre l’achat de services sexuels sont peu développés. Enfin, le dispositif de protection spéciale pour les victimes de traite ou de proxénétisme en danger sur le territoire français créé par la loi n’a jamais été utilisé.

Les mesures de la loi concernant la prise en charge des personnes victimes de prostitution et de proxénétisme ont été déployées progressivement mais de façon hétérogène sur le territoire. La mise en place des commissions de lutte contre la prostitution n’est pas encore achevée, 25 % des départements en étant dépourvus. Si les préfets et les associations portent un regard plutôt positif sur ce dispositif, les commissions jouent de manière diverse leur rôle d’élaboration d’orientations stratégiques, et toutes n’ont pas commencé à examiner des parcours de sortie. Les délégations départementales aux droits des femmes manquent de moyens pour mettre en œuvre efficacement ce dispositif tout en assurant leurs autres missions. Les parcours de sortie de la prostitution ne concernent encore qu’un nombre limité de personnes au regard du public potentiel : environ 230 personnes en bénéficiaient fin juin 2019. Ce faible nombre s’explique pour partie par l’importante hétérogénéité entre départements des critères d’entrée dans un parcours de sortie de la prostitution, notamment au regard du droit au séjour des bénéficiaires (ces parcours concernant presque exclusivement des personnes d’origine étrangère sans droit au séjour). La mission considère qu’il est prioritaire de préciser et harmoniser ces critères au niveau national.

Si la loi améliore l’accès aux droits des personnes en sortie de prostitution, celui-ci demeure perfectible, que ce soit en matière d’accès au logement (les hébergements étant souvent insuffisants pour répondre à la demande), d’obtention d’un titre de séjour, d’insertion professionnelle ou d’accès aux soins. L’amélioration de cet accès ne peut passer que par un renforcement des moyens des associations, premières actrices au contact des personnes se prostituant. En effet, leurs ressources n’ont pas été revalorisées à la hauteur du travail fourni dans la mise en œuvre des parcours ni dans la conduite des actions de réduction des risques prévues par la loi. »

6. L’évaluation du plan national d’action contre la traite des êtres humains

41. Le 12 janvier 2023, la CNCDH a rendu un avis (« L’évaluation du plan national d’action contre la traite des êtres humains (2019-2022) »), dans lequel elle a relevé ce qui suit :

« 61. En vertu des articles L.425-1 et L.425-3 du Ceseda, la personne qui dépose plainte pour des infractions de traite, quelle que soit sa forme, ou de proxénétisme, ou qui témoigne dans une procédure pénale visant ces infractions doit obtenir un titre de séjour temporaire d’un an renouvelable automatiquement le temps de la procédure pénale. En cas de condamnation définitive de la personne mise en cause, une carte de résident est délivrée à la victime. Or, les textes sur ce point demeurent peu appliqués et leur mise en œuvre est largement hétérogène d’une préfecture à l’autre. La CNCDH constate une véritable réticence à délivrer des titres de séjour sur ce fondement. Cela s’explique, d’une part, en raison de conditions de délivrance inadaptées à la situation des personnes victimes et, d’autre part, à un climat de suspicion généralisé à l’encontre des personnes migrantes qui conduit à placer la lutte contre l’immigration illégale devant la protection des victimes...

65. Ensuite, lorsque la qualification de la plainte de la victime retenue ne relève pas de la traite, mais d’infractions dont les faits précis décrivent des situations similaires, à savoir des conditions indignes de travail, des séquestrations ou des faits de violences et d’emprise, les victimes ne peuvent faire valoir leur droit à la régularisation au titre des dispositions relatives Etranger victime de traite des êtres humains ou de proxénétisme ou engagé dans un parcours de sortie de la prostitution. En effet, les préfectures ont tendance à s’en tenir à la qualification pénale. À cet égard, la délivrance d’un titre de séjour pour motifs exceptionnels sur le fondement du pouvoir de régularisation des préfets est insuffisante, dès lors que toutes les préfectures n’ont pas nommé un référent attaché aux questions de traite et que les pratiques demeurent en dessous des objectifs de protection des personnes victimes de traite. »

7. Autres documents pertinents

42. Entre 2016 et 2018, l’ONG Médecins du Monde a conduit une enquête sous la supervision de deux chercheurs en sciences politiques et sociologie, en coopération avec des associations, afin d’évaluer l’impact de la loi du 13 avril 2016 sur les conditions de vie et de travail des personnes prostituées. Soixante-dix entretiens individuels ont été réalisés avec des personnes prostituées (trente‑huit autres ont été consultées via des « focus groups » et ateliers) ; vingt‑quatre entretiens et « focus groups » ont été organisés avec des associations de personnes prostituées. Une enquête quantitative a été menée, à laquelle cinq cent quatre-vingt-trois personnes prostituées ont répondu.

43. Intitulé « Que pensent les travailleurs.se.s du sexe de la loi prostitution – enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système prostitutionnel » et publié en avril 2018, le rapport souligne notamment ce qui suit (extraits du résumé) :

« (...) malgré l’intention de protection des personnes affichée par la loi, la majorité des travailleur.se.s du sexe interrogé.e.s considèrent que la pénalisation des clients s’avère plus préjudiciable pour elles et eux que l’ancienne mesure de pénalisation du racolage public. La grande majorité des personnes considèrent qu’elles maîtrisent moins bien leurs conditions de travail alors que le nombre de clients diminue depuis l’adoption de la loi, voire pendant la période des débats étant donné leur forte médiatisation. Les revenus des travailleur.se.s du sexe ont été fortement impactés. Dans ces conditions, la quasi-totalité des personnes enquêtées se sont prononcées en défaveur de la pénalisation des clients.

(...) Si, depuis la pénalisation des clients, les travailleur.se.s du sexe continuent malgré tout de travailler, leurs conditions de travail se sont fortement dégradées. Malgré ce que la loi annonçait, notamment qu’en pénalisant la demande (les clients) l’offre serait également réduite, les entretiens avec les associations indiquent qu’il n’y a pas de baisse du nombre de travaileur. se.s du sexe. Les effets négatifs de la loi se font ressentir sur leur sécurité, leur santé et leurs conditions de vie en général. La loi a eu un impact négatif sur leur autonomie au travail, sur les risques qu’elles et ils sont amené.e.s à prendre, sur leur stigmatisation et sur leur situation économique. La quasi-totalité des travailleur.se.s du sexe et toutes les associations interrogées décrivent une perte de pouvoir dans la relation avec le client : ce dernier impose plus souvent ses conditions (rapports non proté-gés, baisse des prix, tentative de ne pas payer, etc.) parce qu’il est celui qui prend des risques. Cette situation entraîne un appauvrissement des personnes, surtout pour celles déjà en situation de précarité, en particulier les femmes migrantes travaillant dans la rue.

62,9 % des répondant.e.s a l’enquête quantitative constatent une détérioration de leurs conditions de vie depuis avril 2016 et 78,2 % ont constaté une baisse de leurs revenus. Cette situation les pousse à prendre plus de risques au travail et les impacts sur la santé sont préoccupants. En effet, les entretiens qualitatifs évoquent de manière inquiétante un recul de l’usage du préservatif ainsi que des ruptures de traitement pour des personnes séropositives. Le stress engendré par la précarisation entraîne divers problèmes psychosomatiques, pour certain.e.s des problèmes de consommation d’alcool, de tabac ou autres substances, voire suscite des pensées suicidaires. Les résultats de l’enquête qualitative mettent en évidence une augmentation des violences multiformes : insultes de rue, violences physiques, violences sexuelles, vols, braquages dans les appartements. Précarisation, prise de risque dans les pratiques sexuelles et exposition aux violences forment un cercle vicieux.

(...) Deux ans après le vote de la loi, c’est le volet répressif qui a le plus concerné les travailleur.se.s du sexe en accentuant les situations de précarité, de violences, de stigmatisation et en exposant à des risques pour la santé (...) ».

44. Plus loin dans le texte, le rapport nuance :

« Toutefois, beaucoup de travailleurs sociaux restent prudents sur le lien à tirer entre l’application de la loi et l’augmentation des violences car, au même moment, beaucoup avaient développé des espaces de parole ou des actions en faveur de la remontée des témoignages et de l’accompagnement des victimes de violences. D’autres associations qui n’ont pas spécialement mis en place d’action sur ce sujet évoquent que la confiance s’est récemment améliorée et a pu motiver les témoignages ».

2. le droit et la pratique internationaux pertinents
1. Les instruments des Nations unies

45. Les instruments internationaux pertinents sont exposés dans les précédents arrêts de la Cour, tels que S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 109-122, 25 juin 2020 et, dernièrement, Krachunova c. Bulgarie, no 18269/18, §§ 67-75, 28 novembre 2023. Seules leurs parties directement pertinentes pour la présente affaire sont reproduites ci-dessous.

1. La Convention des Nations Unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui

46. Cette convention fait un lien direct entre prostitution et traite, en soulignant dans son Préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité humaine et la valeur de la personne humaine ». Elle a été ratifiée par la France en 1960.

2. La Convention du 18 décembre 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (« CEDEF »)

47. Cette convention invite, dans son article 6, les États parties à prendre « toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour supprimer, sous toutes les formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes ». Elle a été ratifiée par la France en 1979.

48. Dans sa recommandation générale no 38 concernant la traite des femmes et des filles dans le contexte des migrations internationales (2020), le Comité sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes s’est exprimé comme suit :

« ... 30. L’exploitation sexuelle persiste parce que les États parties ne parviennent pas à décourager efficacement la demande qui favorise l’exploitation et aboutit à la traite. La persistance de normes et de stéréotypes concernant la domination masculine et la nécessité d’affirmer le contrôle ou le pouvoir masculin, de faire respecter les rôles de genre liés au patriarcat et les droits sexuels des hommes, la coercition et le contrôle alimentent la demande pour l’exploitation sexuelle des femmes et des filles. La possibilité d’immenses gains financiers associés à peu de risques en raison de l’impunité est encore très répandue. En vertu de l’article 9 (par. 5) du Protocole relatif à la traite des personnes, les États doivent adopter ou renforcer des mesures législatives ou autres pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite. La nécessité de s’attaquer à la demande qui favorise l’exploitation sexuelle est particulièrement impérieuse dans le contexte de la technologie numérique, qui expose les victimes potentielles à un risque accru d’être l’objet de traite. »

3. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et conséquences

49. Dans son communiqué de presse du 6 septembre 2023 à l’occasion de sa visite au Canada, le Rapporteur spécial Tomoya Obokata s’est dit préoccupé par le mauvais emploi de la législation contre la traite des êtres humains pour cibler les travailleurs du sexe, ce qui porte gravement atteinte à leurs droits fondamentaux. Il a ajouté que la décriminalisation totale du travail du sexe était nécessaire pour prévenir de nouveaux abus.

4. La Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence à l’égard des femmes et des filles

50. Dans sa déclaration du 27 octobre 2023 sur la loi française no 2016‑444, la Rapporteuse spéciale Reem Alsalem a salué l’approche holistique adoptée par la France en matière de prostitution, qui protège les personnes prostituées et leur offre des alternatives, tout en luttant contre ceux qui exploitent leur vulnérabilité : trafiquants, proxénètes et acheteurs de sexe. Se référant notamment à la CEDEF, à la Recommandation no 38, au Protocole de Palerme et à la Résolution 77/194 des Nations unies sur la traite des femmes et des filles du 15 décembre 2022, elle a estimé que :

« La criminalisation de l’achat d’actes sexuels repose sur une base juridique solide dans le droit international des droits humains, car elle est reconnue comme un instrument légitime auquel les États peuvent recourir pour protéger toute personnes, y compris les femmes et les filles, contre l’exploitation et les violences ».

51. Elle a exposé ensuite les conséquences positives de la loi française en précisant ce qui suit (sans notes de bas de pages) :

« Bien que la loi soit encore relativement récente, des effets encourageants ont déjà été observé :

Les estimations comparatives du nombre de personnes prostituées entre la France et les autres pays européens qui ont dépénalisé l’achat d’actes sexuels montrent que cette dépénalisation a eu un effet limité.

1 247 personnes prostituées, presque toutes les femmes et des filles issues des groupes les plus discriminés, ont eu accès à un programme de sortie soutenu par l’État. Ces programmes ont radicalement changé leur vie, puisque 95 % d’entre elles ont quitté définitivement la prostitution à la fin du programme. Il s’agit d’une initiative unique au monde qui doit être encouragée.

En ce qui concerne la lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle, l’approche adoptée dans le cadre de la loi française semble également avoir renforcé l’accès à la justice, à l’indemnisation et au soutien des personnes prostituées.

Ces résultats préliminaires sont conformes aux résultats des pays qui ont également criminalisé l’achat d’actes sexuels pour des périodes plus longues.

Enfin, les avantages de la loi et des mesures associées semblent être comprises et soutenues par la majorité de la population française. Selon un sondage national indépendant réalisé en 2019, 65 % de la population considère que l’achat d’un acte sexuel ne devrait pas être possible dans une société qui prône l’égalité entre les femmes et les hommes, et 73 % estime que cela revient à profiter de la détresse des personnes prostituées pour sa propre satisfaction sexuelle. 71 % considèrent qu’il ne devrait pas être possible d’acheter l’accès au corps et à la sexualité d’autrui et 74 % affirment que la prostitution est une forme de violence. Chacune de ces affirmations a été soutenue par une majorité de femmes et d’hommes, ce qui semble confirmer l’affirmation du Haut Conseil à l’Égalité sur le rôle de la loi comme instrument de réalisation de l’égalité formelle et réelle entre les femmes et les hommes. »

52. Elle a ensuite alerté sur les dangers d’une éventuelle abrogation de cette législation en indiquant que :

« ... loin de renforcer l’accès aux droits garantis par les articles 2, 3 et 8 de la CEDH, l’abrogation potentielle de la criminalisation de l’achat d’actes sexuels n’expose davantage les femmes et les filles les plus discriminées, qui constituent l’écrasante majorité dans le commerce du sexe, au contrôle, à la violence et aux traitements inhumains et dégradants des réseaux de trafiquants et des acheteurs de sexe.

(...) l’impact négatif de cette abrogation ne se limite pas à la France, mais s’étende à d’autres États membres du Conseil de l’Europe, voire au-delà, qui disposent actuellement d’une législation identique ou similaire à celle de la France, car elle pourrait ouvrir la voie au recul d’un outil internationalement reconnu pour lutter contre la demande qui favorise la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, au mépris du droit international des droits de l’homme et des normes internationales. »

53. Elle a ensuite critiqué la thèse selon laquelle la dépénalisation de la demande d’achat d’actes sexuels améliorerait la sécurité, la dignité et les conditions de vie des femmes prostituées, en observant que celle-ci n’est pas étayée par des données factuelles et en relevant les éléments suivants :

« La prostitution entraîne de graves violations des droits humains pour les femmes et les filles concernées et a un impact négatif sur leur santé physique, psychologique et sociale.

En outre, elles souffrent de stigmatisation, de violence systématique, y compris d’agressions, de viols, de meurtres ou de tentatives de meurtre, de traitements inhumains et dégradants, pouvant aller jusqu’à la torture.

Par ailleurs, dans les pays où l’achat d’actes sexuels est légal, on observe une augmentation des réseaux de traite et de proxénétisme, dont l’objectif est de fournir « l’offre » nécessaire pour répondre à la demande croissante d’achat d’actes sexuels.

Il a été observé que des réseaux de traite importants et très organisés se sont développés afin de fournir « l’offre » nécessaire pour répondre à la demande croissante d’achat d’actes sexuels dans les pays qui ont décriminalisé et/ou légalisé ce type d’acte. »

54. Dans ses conclusions, elle a exhorté le gouvernement français à continuer d’intensifier sa lutte contre la demande d’achats d’actes sexuels et a salué la loi française, qui représentait selon elle :

« (...) une étape importante pour faire avancer les obligations juridiques de l’article 9(5) du Protocole de Palerme - à savoir décourager la demande qui favorise l’exploitation sexuelle conduisant à la traite - tout en apportant un soutien important aux personnes qui ont été ou risquent d’être victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Tous les efforts doivent donc être déployés pour maintenir la loi en l’état et veiller à ce qu’elle soit pleinement appliquée dans tout le pays. »

5. Le Groupe de travail des Nations unies sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles

55. Le 7 décembre 2023, le groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles a publié un document d’orientation intitulé « Éliminer la discrimination à l’égard des travailleuses du sexe et faire respecter leurs droits humains » ([A/HRC/WG.11/39/1](https://www.ohchr.org/fr/documents/tools-and-resources/guidance-document-working-group-discrimination-against-women-and)). Ce document porte sur les moyens d’éliminer la discrimination à l’égard des travailleuses du sexe et de faire respecter leurs droits humains en application de la résolution 15/23 portant sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et celle 50/18 portant sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et des filles, adoptées par le Conseil des droits de l’homme le 8 octobre 2010 et le 8 juillet 2022, respectivement. Dans ce document, le groupe de travail s’est attaché à mettre en lumière, notamment sur la base des points de vue des travailleuses du sexe, les violations de leurs droits humains qu’entraînent différentes politiques, à clarifier et réaffirmer les normes internationales relatives aux droits humains et à adresser des recommandations aux États et aux autres parties prenantes.

56. S’agissant du modèle fondé sur l’élimination de la demande, le groupe de travail a relevé ce qui suit (sans notes de bas de page) :

« 13. Le modèle qui consiste à infliger des sanctions pénales aux clients a également des retombées néfastes sur les droits humains ; il a été largement critiqué par les travailleuses du sexe, y compris pendant les consultations tenues par le Groupe de travail. L’incrimination extensive de toutes les activités de tierces parties liées au travail du sexe (y compris le fait de louer un appartement à une personne qui exerce ce travail) entraîne des violations du droit au respect de la vie privée, du droit au logement et du droit à la non-discrimination des travailleuses du sexe. Il a été démontré que ce modèle intensifie la surveillance et le harcèlement des travailleuses du sexe par la police, entraînant une augmentation des arrestations et des détentions, voire l’expulsion de migrantes, en même temps qu’il compromet l’accès de ces travailleuses à la justice. Du fait qu’il rend le travail du sexe inévitablement clandestin, ce modèle exacerbe en outre la stigmatisation et la discrimination des travailleuses du sexe, qui indiquent avoir difficilement accès au logement et aux organismes de financement et se voir refuser des services. Ce modèle a également des conséquences négatives sur la santé et la sécurité des travailleuses du sexe : le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA) a constaté que l’incrimination des personnes achetant des services sexuels nuisait à la santé et à la sécurité des travailleuses du sexe, notamment en réduisant l’accès aux préservatifs et leur utilisation, et en faisant augmenter les taux de violence. Pendant les consultations tenues par le Groupe de travail, les participantes ont expliqué que, comme les clients avaient peur de la police, elles devaient travailler dans des lieux moins sûrs et maîtrisaient moins leurs conditions de travail, notamment s’agissant de sélectionner les clients. Elles ont également indiqué que, leur travail étant illégal, elles s’étaient retrouvées sans aucune protection sociale pendant la pandémie de maladie à coronavirus (COVID-19). »

2. Le Conseil de l’Europe
1. La Convention du 16 mai 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la Convention anti-traite »)

57. L’article 6 « Mesures pour décourager la demande » de cette Convention est libellé comme suit :

« Afin de décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite, chaque Partie adopte ou renforce des mesures législatives, administratives, éducatives, sociales, culturelles ou autres, y compris:

a des recherches sur les meilleures pratiques, méthodes et stratégies ;

b des mesures visant à faire prendre conscience de la responsabilité et du rôle important des médias et de la société civile pour identifier la demande comme une des causes profondes de la traite des êtres humains ;

c des campagnes d’information ciblées, impliquant, lorsque cela est approprié, entre autres, les autorités publiques et les décideurs politiques ;

d des mesures préventives comprenant des programmes éducatifs à destination des filles et des garçons au cours de leur scolarité, qui soulignent le caractère inacceptable de la discrimination fondée sur le sexe, et ses conséquences néfastes, l’importance de l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que la dignité et l’intégrité de chaque être humain. »

58. Le chapitre VII prévoit l’instauration d’un mécanisme de suivi destiné à superviser la mise en œuvre de cette convention par les États membres. Ce mécanisme repose sur deux piliers : 1) le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) – un groupe d’experts indépendants, et 2) le Comité des Parties – un organe politique composé des représentants de tous les États membres Parties à la convention.

59. Le GRETA a mené à bien trois cycles d’évaluation sur la France. Dans son troisième rapport d’évaluation, publié le 18 février 2022, le GRETA a consacré des développements spécifiques à la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 :

« 7. Enquêtes, poursuites, sanctions et mesures (articles 22, 23 et 27)

« (...)

105. Selon les statistiques fournies par les autorités françaises, il y a eu une augmentation du nombre d’enquêtes et poursuites menées dans les affaires relatives à la traite entre 2016 et 2020, malgré un décrochage pour l’année 2020 lié à la singularité de cette année due à la crise sanitaire. Le nombre d’enquêtes ouvertes ayant l’infraction de traite était de 112 en 2016, 129 en 2017, 113 en 2018, 171 en 2019 et 98 en 2020. Le nombre de poursuites ouvertes ayant l’infraction de traite s’élevait à 57 en 2016, 75 en 2017, 95 en 2018, 150 en 2019, et 126 en 2020. Toutefois, comparé à ces chiffres, il y a eu peu de condamnations pour traite : 26 en 2016, 19 en 2017 et 20 en 2018. Cela suggère que contrairement aux infractions connexes, comme le proxénétisme et les conditions de travail et d’hébergement indignes, l’infraction de traite est souvent requalifiée en une autre infraction au cours de la procédure pénale...

3. Mesures visant à sensibiliser à la traite et à décourager la demande

198. Si des actions de sensibilisation ponctuelles ont été organisées par certaines associations à l’échelle de leurs moyens, comme celle lancée en 2019 par l’association ALC et l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) France, appelée « Silhouettes », les autorités françaises n’ont conduit aucune campagne de sensibilisation à l’échelon national. L’ensemble des acteurs de la société civile s’accordent sur le besoin urgent d’une campagne nationale d’envergure sur cette thématique afin d’encourager les signalements des cas de traite et décourager les demandes des services fournis par les victimes. Si le deuxième plan d’action prévoit une campagne gouvernementale de sensibilisation (mesure 1), il s’agit d’une campagne sur l’internet, ce qui ne serait pas suffisant, selon la société civile, qui demande une campagne menée avec l’ensemble des partenaires du milieu audiovisuel et sur différents supports (télévision, radio, réseaux sociaux, journaux, affichage, etc.).

199. La loi no 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées érige en infraction pénale le fait d’acheter des services sexuels, ce qui, selon les autorités françaises, contribue à décourager la demande de services fournis par des victimes de la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Toutefois, certains interlocuteurs ont souligné l’inexistence des études suffisamment valables et fiables pour fournir des estimations des effets de cette loi sur la réduction de la demande des services sexuels fournis par des victimes de la traite et plus largement sur le phénomène de la traite en France. Selon certaines associations la pénalisation des clients serait contreproductive car il en résulte que les clients sont plus réticents à signaler les situations d’exploitation et les personnes engagées dans la prostitution deviennent plus dépendantes des intermédiaires pour trouver des clients via internet, ce qui peut conduire à leur exploitation. Certains acteurs de la société civile ont également noté que cette loi a favorisé le déplacement de la prostitution de voie publique vers la prostitution dans les hôtels et appartements, ce qui entraverait la détection des victimes de la traite par des forces de l’ordre mais également par des associations qui sont souvent la première porte de sortie de l’exploitation (voir aussi paragraphe 208).

200. Comme expliqué dans le deuxième rapport du GRETA, la loi du 13 avril 2016 prévoit également un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle (PSP) pour les victimes du proxénétisme et de la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Néanmoins, un rapport rendu en décembre 2019 par l’Inspection générale des affaires sociales, l’Inspection générale de l’administration et l’Inspection générale de la justice fait le constat d’un nombre limité des personnes entrées dans un PSP. Selon le rapport, le taux de refus, non négligeable, était de 20 % et il y a eu une importante hétérogénéité des pratiques sur le territoire en matière d’admission dans les PSP faute de circulaire précisant des critères d’admissibilité des demandes. Selon le rapport, certains préfets refusent le bénéfice du parcours aux personnes sous procédure « Dublin », sous l’effet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) ou en cours de demande d’asile, aux personnes qui n’ont pas complétement arrêté la prostitution, et à celles qui n’ont pas encore engagé des premières démarches d’insertion (formation en français langue étrangère, par exemple) alors que d’autres préfectures se contentent d’un projet d’insertion. Les associations ont fait part de leurs préoccupations concernant le manque de directives claires et d’incitation ferme de la part de l’État pour dynamiser la mise en œuvre de la loi du 13 avril 2016, ainsi que les disparités et interprétations divergentes qui en résultent et ont appelé les autorités à prendre des mesures supplémentaires pour rendre le PSP plus attractif et à rappeler aux autorités départementales compétentes en la matière que la seule condition d’accès au PSP est le souhait de sortie de la prostitution. Les autorités françaises ont informé le GRETA qu’une circulaire sur le dispositif PSP est en cours de préparation afin de généraliser le dispositif et d’harmoniser les pratiques sur l’ensemble du territoire, notamment en rappelant les conditions d’accès tant concernant la cessation des activités de prostitution que concernant la situation des personnes au regard de l’asile.

(...)

208. Un obstacle à l’identification des victimes souligné par plusieurs interlocuteurs au cours de la visite du GRETA est la dématérialisation grandissante de la mise en contact de victimes d’exploitation sexuelle avec les clients. Les membres des forces de l’ordre rencontrés par le GRETA ont précisé que la criminalisation de l’achat d’acte sexuel a eu pour conséquence de réduire drastiquement le nombre de personnes se prostituant sur voie publique, ce qui a rendu l’identification de victimes potentielles par des enquêteurs extrêmement difficile. De plus, les victimes changent d’appartements/hôtels beaucoup plus fréquemment, ce qui complique encore plus leur identification. Par conséquent, l’effort de la police est concentré sur l’identification d’auteurs plutôt que les victimes. Ainsi, en septembre 2020, lorsque la police a démantelé un réseau colombien de proxénétisme et de traite, sur une vingtaine de victimes qu’elle avait détectée avant l’opération, la police n’a pu prendre contact avec aucune d’elles, qui ont toutes été déplacées par les trafiquants. Pour pouvoir s’adapter à ces changements, la police tente d’établir des partenariats avec des plateformes de logements, et des sites internet qui sont susceptibles d’être utilisés par les personnes se livrant à la prostitution pour trouver des clients (comme sexemodel). L’OCRTEH a récemment entamé un partenariat avec le représentant d’Airbnb en France, grâce auquel Airbnb a diffusé à tous les bailleurs les coordonnées de l’OCRTEH de façon que, s’ils soupçonnent qu’il y a des activités prostitutionnelles dans leurs appartements à partir des indices qui leur ont été communiqués, ils puissent contacter l’OCRTEH. Toutefois, l’OCRTEH a indiqué que Airbnb refuse de répondre aux réquisitions pour informer les enquêteurs de police des lieux loués sur Airbnb par des proxénètes ou trafiquants identifiés. Un autre obstacle à l’identification mis en exergue par divers interlocuteurs est l’insuffisance des ressources humaines des brigades de police et gendarmerie spécialisées dans la lutte contre le crime organisé. »

60. Le GRETA a formulé les recommandations suivantes aux autorités françaises :

« 201. En reprenant les recommandations de son deuxième rapport, le GRETA considère que les autorités françaises devraient intensifier leurs efforts visant à sensibiliser le grand public à toutes les formes de la traite des êtres humains, y compris la traite aux fins d’exploitation par le travail, et à décourager la demande de services fournis par des personnes soumises à la traite.

202. Par ailleurs, le GRETA considère que les autorités françaises devraient continuer à évaluer l’impact de l’incrimination de l’achat de services sexuels sur l’identification des victimes de la traite, sur la protection et l’assistance qui leur sont proposées et sur les poursuites contre les trafiquants. Il conviendrait aussi de mener des recherches et d’évaluer en permanence les effets de l’incrimination de l’achat de services sexuels sur la réduction de la demande de services fournis par des victimes de la traite, et plus largement sur le phénomène de la traite pratiquée aux fins d’exploitation sexuelle. »

2. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

61. Le 15 février 2024, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié le carnet des droits humains de la Commissaire, intitulé « Protéger les droits humains des travailleuses et des travailleurs du sexe » libellé comme suit (sans les notes de bas de page) :

« Criminalisation du travail du sexe

De nombreux pays confèrent – ou envisagent de conférer – le caractère d’infraction pénale au travail du sexe ou à l’implication de tiers dans cette activité. Cette implication peut prendre différentes formes telles que l’achat de services sexuels, le proxénétisme, l’exploitation de maisons closes, la location d’appartements à des travailleuses et travailleurs du sexe, publicité pour des services sexuels. Or, les constats faits par les organisations internationales de défense des droits humains et par les organes compétents de l’ONU, ainsi que les témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe, montrent clairement que la protection des travailleuses et travailleurs du sexe et de leurs droits ne peut pas être assurée au moyen de la criminalisation du travail du sexe.

(...)

Selon les organisations de travailleuses et travailleurs du sexe et les défenseurs des droits de ces personnes, l’incrimination de tiers – même en l’absence d’incrimination du travail du sexe – affecte automatiquement et directement les travailleuses et travailleurs du sexe car le lieu d’exercice de leur activité est alors globalement soumis au droit pénal, ce qui ternit davantage encore l’image de leur activité et les expose à des risques accrus de violence.

(...)

En 2023, le [Groupe de travail de l’ONU](https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/issues/women/wg/sex-work-pp-fin-proofread-24-sept.pdf) a conclu qu’il y a aujourd’hui suffisamment de preuves des préjudices que causent toutes les formes d’incrimination du travail du sexe, y compris les dispositions pénales visant les clients et les activités menées par des tierces parties.

Travail du sexe en rapport avec l’exploitation sexuelle et la traite des êtres humains

Ainsi que le [Groupe de travail de l’ONU](https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=A/HRC/WG.11/39/1&Lang=F) l’a souligné récemment, du fait des opinions fortement clivées qui sont exprimées concernant les liens entre le travail du sexe, le féminisme et les droits humains, il n’y a pas eu de progrès réels sur le plan de la protection des droits humains des travailleuses du sexe.

Un argument souvent avancé en faveur de l’incrimination et de l’élimination du travail du sexe (ou de certains de ses aspects) consiste à considérer que le travail du sexe impliquant des adultes consentants relève de la violence à l’égard des femmes. Or, cet argument ne prend en compte ni la distinction entre le travail du sexe et la violence dans le travail du sexe ni le fait que la violence fondée sur le genre est déjà érigée en infraction pénale en tant que violation grave des droits humains. Au titre de leurs obligations en matière de droits humains, il incombe aux États membres de prévenir et de combattre cette forme de violence, que ses victimes effectuent un travail du sexe ou non. L’argument avancé omet aussi de prendre en compte la diversité des personnes qui travaillent dans ce domaine et la diversité de leurs situations et des réalités qu’elles vivent. Enfin, il ne respecte ni leur autonomie ni leur capacité de faire des choix concernant leur corps et leur vie.

Le [GREVIO](https://rm.coe.int/prems-004321-fra-2574-second-rapport-d-activites-du-grevio-couv-texte-/1680a22372) a fait remarquer que la Convention d’Istanbul ne définit pas le travail du sexe (la prostitution) en tant que tel comme une forme de violence à l’égard des femmes, mais qu’elle met l’accent sur la protection et le soutien à offrir aux femmes et aux filles en situation de prostitution, dans tous les cas où celles-ci peuvent subir des violences fondées sur le genre. Dans cette optique, le GREVIO appelle les États à prendre en compte, dans leurs politiques et mesures concernant la violence à l’égard des femmes, le risque spécifique de discrimination multiple ou intersectionnelle auquel sont exposées les travailleuses du sexe, ainsi que les obstacles qui entravent leur accès aux services généraux ou spécialisés, y compris aux services d’hébergement. Dans la même optique, Amnesty International et Human Rights Watch ont souligné que l’amalgame entre la traite des êtres humains et le travail du sexe peut déboucher sur de vastes projets excessifs pouvant exposer davantage ces personnes, ainsi que les victimes de la traite, à la violence et aux préjudices. En outre, rien ne prouve que ce genre d’approche permette réellement de lutter contre la traite (c’est-à-dire qu’elle favorise, d’une part, la prévention, le repérage et la protection des victimes, et d’autre part, la poursuite des responsables).

Les partisans d’une incrimination des tiers soutiennent qu’elle réduit la demande, contribue à diminuer le volume global du travail du sexe et permet de lutter contre la violence fondée sur le genre et contre la traite des êtres humains pratiquée aux fins d’exploitation sexuelle. Or, des rapports concordants montrent que, dans certains pays, non seulement les services sexuels commerciaux n’ont pas diminué, mais qu’ils ont peut-être même augmenté dans la période qui a suivi l’incrimination. En outre, plusieurs organisations anti-traite, dont l’Alliance mondiale contre la traite des femmes ([Global Alliance Against Traffic in Women](https://gaatw.org/publications/MovingBeyond_SupplyandDemand_GAATW2011.pdf)) et [La Strada International](https://www.lastradainternational.org/news/statement-on-amnesty-international-policy-on-sex-workers-rights/), estiment que l’incrimination de l’achat de services sexuels n’a pas d’impact avéré sur la prévention et la lutte contre la traite et risque même de nuire à l’identification des victimes de la traite parmi les travailleuses et travailleurs du sexe et à leur protection.

Ces débats conflictuels et ces idées fausses sont également imputables à l’absence de consultation des principales parties prenantes. Les travailleuses et travailleurs du sexe et leurs représentants avec qui je me suis entretenue m’ont expliqué qu’ils n’étaient pas consultés du tout avant la prise de décisions concernant leur travail et leur vie et que, lorsqu’ils étaient consultés, leurs points de vue n’étaient pas pris en compte... »

3. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

62. Dans sa Résolution 1983 (2014) intitulée « Prostitution, traite et esclavage moderne en Europe » du 8 avril 2014, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a notamment exposé les points suivants :

« 3. Même s’il s’agit de phénomènes distincts, la traite des êtres humains et la prostitution sont étroitement liées. On estime qu’en Europe 84 % des victimes de la traite sont destinées à être contraintes à la prostitution ; de même, les victimes de la traite représentent une part importante des travailleurs(euses) du sexe (...) [C]omme les deux phénomènes sont imbriqués, l’Assemblée estime que les lois et les politiques sur la prostitution constituent des outils indispensables de lutte contre la traite.

(...)

5. La législation et les politiques sur la prostitution varient d’un pays à l’autre en Europe, et s’échelonnent de la légalisation à des sanctions pénales pour les activités liées à la prostitution (...)

6. La prostitution forcée et l’exploitation sexuelle devraient être considérées comme des violations de la dignité humaine et, puisque les femmes représentent une part disproportionnée des victimes, comme un obstacle à l’égalité de genre.

(...)

8. L’Assemblée reconnaît que, étant donné les différences d’approches juridiques et de sensibilités culturelles, il est difficile de proposer un modèle unique de réglementation de la prostitution qui conviendrait à tous les États membres. Elle est néanmoins convaincue que les droits humains devraient être le critère principal dans la conception et l’application des politiques en matière de prostitution et de traite.

9. Indépendamment du modèle choisi, les législateurs et les forces de l’ordre devraient être conscients de leur responsabilité d’assurer que les travailleurs(euses) du sexe peuvent, là où la prostitution est légalisée ou tolérée, pratiquer leur activité dans la dignité, libres de toute contrainte ou exploitation, et de garantir que les besoins de protection des victimes de la traite sont dûment identifiés et que des réponses adéquates sont données.

(...)

11. En outre, et dans tous les cas, il convient que les autorités s’abstiennent d’envisager une réglementation de la prostitution pour se dispenser de mettre en place un dispositif complet et spécifique de lutte contre la traite des êtres humains, reposant sur un cadre juridique et politique solide et effectivement mis en œuvre (...)

12. Considérant ce qui précède, l’Assemblée appelle les États membres (...) du Conseil de l’Europe (...) :

12.1.1. à envisager la criminalisation de l’achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains ;... »

3. l’union europeEnne

Le Parlement européen

63. Le 26 février 2014, le Parlement européen a adopté une résolution sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les hommes et les femmes (2013/2103(INI)), qui invite notamment les États membres à adopter une législation « dirigée tant vers les acheteurs de services sexuels que les femmes et les mineurs, par l’intermédiaire de sanctions, de campagnes de sensibilisation et de l’éducation ».

64. Le 21 janvier 2021, il a adopté une résolution sur la stratégie de l’Union européenne en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, en indiquant notamment que le marché de la prostitution alimentait la traite et aggravait la violence à l’égard des victimes, en particulier dans les pays où l’industrie du sexe a été légalisée (paragraphe K).

65. Le 10 février 2021, il a adopté une autre résolution sur la mise en œuvre de la directive 2011/36/UE concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, ainsi que la protection des victimes, indiquant qu’il y a des États membres dans lesquels la prostitution est légale, ce qui permet aux auteurs de la traite d’utiliser bien plus facilement un cadre légal pour exploiter leurs victimes et rappelant leur obligation légale de décourager et de réduire la demande pour toutes les formes d’exploitation.

66. Le même sujet a été par la suite abordé dans sa résolution du 14 septembre 2023 sur la réglementation de la prostitution dans l’Union européenne : implications transfrontières et incidence sur l’égalité entre les hommes et les femmes et les droits des femmes (2022/2139(INI)). Elle soulignait notamment les éléments suivants (sans les notes de bas de page) :

« AF. considérant que le modèle nordique/modèle d’égalité, qui implique la dépénalisation de la personne en situation de prostitution tout en criminalisant l’acheteur, n’est pas une solution universelle pour réduire la demande, le trafic sexuel, la violence ou l’exploitation; que, toutefois, des données probantes en provenance de Suède et d’autres pays démontrent que la prostitution de rue a baissé de moitié lorsque le modèle nordique/modèle d’égalité a été appliqué; que la demande de prostitution en Suède est passée de 13,6 % à 7,9 % entre 1995 et 2008 comme conséquence de la mise en œuvre du modèle nordique/modèle d’égalité; que des données provenant de France montrent également que le modèle nordique/modèle d’égalité produit des résultats positifs, puisque plus de 800 personnes en situation de prostitution dans le pays ont bénéficié d’un programme de sortie depuis 2016, et que 87,5 % des personnes soutenues par des organisations de terrain françaises ont trouvé un emploi stable à l’issue du programme de sortie; que le nombre d’enquêtes pénales sur des cas de proxénétisme et de traite des êtres humains a augmenté de 54 % depuis 2016; que près de 2,35 millions d’euros confisqués à des proxénètes ont été réinvestis dans la protection et la réhabilitation des victimes de la prostitution et de la traite des êtres humains; que, cependant, l’insuffisance des budgets alloués aux programmes de sortie est un problème persistant et que, par conséquent, il convient d’augmenter le financement permettant une vie sans prostitution;

(...)

4. note que plusieurs pays européens s’efforcent de protéger les personnes en situation de prostitution et leurs droits en créant des cadres juridiques spécifiques à différents aspects de la prostitution, d’inclure les personnes en situation de prostitution, traditionnellement discriminées et marginalisées, dans l’élaboration des politiques, et de fournir des subventions pour aider leurs organisations de terrain à mieux répondre aux besoins des personnes les plus marginalisées; constate que, dans des pays comme l’Autriche, l’Allemagne et les Pays-Bas, les autorités sont parvenues à la conclusion qu’il serait plus avantageux pour les droits des personnes en situation de prostitution de créer un cadre juridique légalisant tous les aspects de la prostitution, tandis que d’autres pays tels que la Suède, la France, l’Espagne et l’Irlande ont plutôt décidé de protéger les droits des femmes en situation de prostitution en choisissant de dépénaliser les personnes en situation de prostitution tout en rendant les acheteurs passibles de poursuites pénales, en appliquant l’approche du modèle nordique/modèle d’égalité;

7. souligne que le Parlement européen a reconnu, dans sa résolution du 26 février 2014 sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et ses conséquences sur l’égalité entre les femmes et les hommes, que la prostitution et l’exploitation sexuelle sont des violations de la dignité humaine, contreviennent aux principes relatifs aux droits de l’homme, parmi lesquels l’égalité entre hommes et femmes, et sont par conséquent contraires aux principes de la Charte ; rappelle qu’il a défini la prostitution comme une forme grave de violence et d’exploitation dans sa résolution du 5 juillet 2022 sur la pauvreté des femmes en Europe;

11. souligne qu’un élément inhérent à la liberté d’action est la capacité de donner et de refuser le consentement; note que le consentement ne peut être donné librement que lorsqu’il n’y a pas de déséquilibre de pouvoir entre les personnes concernées ni recours à la menace, à la violence, à la tromperie ou à la coercition; fait en outre observer que le consentement obtenu par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages est dénué de fondement; note, dans le même temps, qu’il peut être extrêmement difficile pour les personnes de se rendre compte qu’elles sont des victimes, en particulier lorsqu’elles ne sont pas conscientes de leurs droits, et rappelle les dynamiques à l’œuvre dans une relation abusive; souligne, en outre, qu’il convient de toujours écouter les voix des femmes en situation de prostitution et rappelle la nécessité de mettre en place des programmes d’éducation et de sensibilisation utiles et respectueux afin de sensibiliser les femmes à leurs droits et obligations et de leur donner une liberté d’action et la possibilité de prendre des décisions éclairées et libres concernant leur vie privée et sexuelle;

Demande

14. constate que la prostitution et la traite à des fins d’exploitation sexuelle existent parce qu’il y a une demande; souligne qu’en plus de remédier à la vulnérabilité des victimes potentielles et de poursuivre les trafiquants et les facilitateurs, entre autres, la réduction de la demande est un instrument essentiel pour prévenir et réduire la traite des êtres humains, étant donné qu’elle cible des incitations financières; estime, par conséquent, que cet aspect devrait être approfondi dans le cadre de la révision de la directive de l’Union sur la lutte contre la traite des êtres humains; souligne qu’il est important de décourager la demande d’une manière qui ne nuise pas aux personnes en situation de prostitution et n’ait pas de répercussions négatives sur elles; note que les stratégies pour faire face à la demande devraient se concentrer sur les droits des personnes et sur la lutte contre les attitudes et les croyances discriminatoires, en particulier celles dirigées contre les femmes et les migrants;

15. constate que l’approche orientée sur «l’utilisation en connaissance de cause» des services des victimes de la traite s’est avérée inefficace pour réduire l’exploitation sexuelle en raison de l’impossibilité de prouver ce que savait l’acheteur; souligne, dans ce contexte, que les personnes qui se livrent volontairement à la prostitution sont si peu nombreuses qu’elles ne sauraient à elles seules satisfaire la demande; insiste par conséquent sur la nécessité de sensibiliser au fait que les personnes qui souhaitent acheter des «services sexuels» courent un risque élevé d’acheter, de facto, de l’exploitation, en raison du nombre élevé de personnes forcées à se prostituer ou attirées dans la prostitution;

16. note que la dépénalisation du proxénétisme et de l’achat de services sexuels augmente la demande, place les demandeurs en position de force et banalise l’achat de prestations sexuelles; souligne que la stigmatisation des personnes en situation de prostitution persiste malgré tout dans ce système; renvoie à des études montrant que la banalisation de l’achat du corps des femmes va de pair avec un recours accru à la violence à l’égard des femmes et un renforcement du sentiment d’avoir un droit sur les femmes qui se prostituent et les femmes en général; note que ce n’est qu’en réduisant la demande que le marché de la prostitution peut diminuer et, partant, le nombre de personnes qui y sont exploitées;

17. relève qu’un certain nombre de pays adoptent et mettent en œuvre le modèle nordique/modèle d’égalité, de différentes manières; soutient la visée générale sexospécifique de ce modèle, qui cherche à réduire la demande, ainsi que son objectif de parvenir à l’égalité entre les hommes et les femmes, y compris un changement de paradigme; souligne les effets positifs du modèle sur les droits des personnes, et en particulier des femmes, en situation de prostitution, ainsi que sur l’effet normatif au sein de la société et sur la lutte contre la traite des êtres humains; souligne toutefois que du travail et des recherches restent nécessaires pour faire en sorte d’atteindre concrètement les objectifs du modèle; souligne que, lors de la mise en œuvre du modèle nordique/modèle d’égalité, les États membres devraient tirer parti des bonnes pratiques des autres États membres;

18. souligne que la dépénalisation des personnes en situation de prostitution est le moyen le plus efficace pour permettre à ces personnes d’établir une relation de confiance avec les forces de l’ordre et les autres services d’aide; souligne que toutes les mesures prises ne doivent ni causer de préjudice ni avoir de répercussions négatives pour les personnes en situation de prostitution et doivent comporter des garanties suffisantes en ce qui concerne l’éradication de la discrimination à l’égard des personnes qui sont plus vulnérables en raison de leur identité de genre, de leur orientation sexuelle, de leur situation sociale et économique, de leur statut juridique ou de leurs origines, phénomène qui imprègne tous les aspects de leur vie, notamment dans le contexte de la pauvreté et de la migration;

19. invite les États membres à prendre d’urgence des mesures pour lutter contre la publicité en ligne et la facilitation des contacts qui encouragent directement ou indirectement la prostitution ou cherchent à attirer les acheteurs afin d’empêcher l’exploitation de la prostitution d’autrui également en ligne, y compris la prostitution des étudiants, en particulier des jeunes femmes, et l’exploitation sexuelle de personnes mineures par des hommes plus riches et plus influents, également connus sous le nom de «sugar daddies. »

67. La même approche a été suivie dans le rapport du 10 octobre 2023 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2011/36/UE concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, ainsi que la protection des victimes. Le projet de résolution législative comprend l’amendement suivant dans un nouvel article 18bis :

4qui sollicitent, acceptent ou obtiennent un service sexuel d’une personne en situation de prostitution en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage.

1ter. S’agissant des autres formes d’exploitation visées à l’article 2, les États membres prennent les mesures nécessaires pour ériger en infraction pénale le fait de recourir à de tels services en sachant ou en devant raisonnablement savoir que cette personne est victime d’une telle exploitation. »

4. Droit comparé

68. La Cour a procédé à une recherche de droit comparé couvrant quarante et un États parties à la Convention autres que la France (l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la Macédoine du Nord, Malte, le Monténégro, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République de Moldova, la République slovaque, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume‑Uni, Saint-Marin, la Serbie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Türkiye et l’Ukraine).

69. S’agissant des prestations sexuelles contre rémunération entre adultes consentants dans un espace privé, dans 27 États membres (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Malte, le Monténégro, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Tchéquie, la Roumanie, le Saint-Marin, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse et la Türkiye), elle n’est pas considérée comme une activité légalement répréhensible et ni la personne prostituée ni le client ne risquent de voir leur responsabilité engagée. En outre, deux juridictions du Royaume-Uni – l’Angleterre et le Pays de Galles, et l’Écosse – appartiennent également à cette catégorie.

70. Dans cinq autres États (l’Arménie, la Croatie, la Géorgie, la Macédoine du Nord et l’Ukraine) et dans le district de Brčko en Bosnie‑Herzégovine, une personne prostituée risque une sanction pour une infraction mineure (administrative), alors que le client n’est pas responsable. Dans trois autres États (la Lituanie, la République de Moldova et la Serbie), ainsi que dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine et dans la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine, les sanctions administratives s’appliquent à la fois à la personne prostituée et au client. En Albanie, la personne prostituée et le client sont tous deux pénalement responsables. Dans certains pays, les sanctions administratives peuvent inclure des peines d’emprisonnement de courte durée ou des amendes élevées, ce qui les rapproche des sanctions "pénales".

71. Un système similaire à celui adopté en France s’applique en Islande, en Norvège et en Suède. En outre, l’Irlande du Nord, qui est l’une des trois juridictions du Royaume-Uni, appartient également à ce groupe.

72. Il n’existe pas d’approche unique de la réglementation des activités liées à la prostitution. Les formes les plus abusives d’exploitation de la prostitution, telles que la traite des êtres humains, sont interdites dans tous les États européens, bien que la définition exacte et, en particulier, le type de contrainte requis pour que la situation relève du droit pénal varient d’un pays à l’autre. Ainsi, par exemple, les maisons closes et les établissements similaires fonctionnent légalement ou sont au moins tolérés dans huit États membres étudiés, à condition que les prostituées n’y soient pas exploitées ou maltraitées (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Tchéquie, la Grèce, les Pays-Bas, la Slovaquie et la Türkiye).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

73. Les requérants soutiennent que la loi française qui érige en infraction pénale l’achat de prestations de nature sexuelle, même entre adultes consentants agissant en espace privé, met dans un état de grave péril l’intégrité physique et psychique et la santé des personnes qui, comme eux, pratiquent l’activité de prostitution et porte radicalement atteinte au droit au respect de leur vie privée en ce qu’il comprend le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle. Ils se réfèrent aux articles 2, 3 et 8 de la Convention.

74. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par la partie requérante sur le terrain de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par cette partie (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

75. En l’espèce, elle note que, par les griefs exposés ci-dessus, les requérants se plaignent pour l’essentiel des conséquences néfastes qu’ils disent subir à la suite du choix législatif que l’État défendeur a fait en matière d’encadrement juridique de la prostitution sur son territoire et qui rendrait leur choix de vie, à savoir la pratique de l’activité prostitutionnelle, inopérant en raison des nombreuses contraintes et restrictions, en particulier de la dégradation des conditions de travail et des risques sanitaires accrus, qui résulteraient de cette mesure. Dès lors, eu égard à la formulation des griefs des intéressés et à la nature de la mesure dont les conséquences sont contestées par ces griefs, la Cour estime qu’il serait plus approprié d’examiner les faits dénoncés sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Elle considère que cette approche lui permet de replacer dans leur contexte général toutes les éventuelles conséquences de la mesure législative litigieuse, y compris celles susceptibles de soulever des questions sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention, de manière à appréhender ce phénomène complexe dans son ensemble (voir pour une approche similaire S.M. c. Croatie, précité, §§ 242-243).

76. L’article 8 de la Convention dispose en ses passages pertinents :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Arguments des parties
1. Les requérants

77. Les requérants contestent la loi litigieuse en soutenant que cette mesure repose sur une confusion volontaire entre la prostitution forcée et celle des mineurs, d’une part, et l’activité libre et consentie des travailleuses et travailleurs du sexe, d’autre part. Ils réaffirment fermement qu’ils ne nient pas l’impérieuse nécessité de lutter contre la prostitution forcée, mais ils estiment que de tels objectifs peuvent être poursuivis grâce à l’ensemble d’incriminations pénales déjà existantes en dehors de la loi contestée. Ils se réfèrent à ce titre aux articles 225-4-1 à 225-4-9 du code pénal qui répriment la traite des êtres humains, aux articles 225-5 à 225-12 du même code qui répriment le proxénétisme, au deuxième alinéa de l’article 225-12-1 concernant le recours à la prostitution de mineurs ou de personnes particulièrement vulnérables, ainsi qu’à toutes les infractions prévues par le Livre II du code pénal énonçant l’ensemble des crimes et délits contre les personnes. Ils en concluent que l’État possède déjà un arsenal nécessaire pour lutter contre la traite des êtres humains et qu’il n’existe donc aucun besoin d’y ajouter la pénalisation de l’achat d’actes sexuels.

78. Les requérants allèguent en outre, s’appuyant sur des études internationales sur la traite des êtres humains réalisées notamment par Strada International, Amnesty International et bien d’autres, que la pénalisation des clients ne permet pas de lutter efficacement contre ce phénomène. Ils contestent par ailleurs l’assertion du Gouvernement selon laquelle les personnes qui se prostituent sont soumises dans leur très grande majorité à des réseaux de traite ou se trouvent dans des situations d’une grande vulnérabilité. Ils se réfèrent à ce titre à une enquête réalisée en 2015 par N. Mai, professeur de sociologie et études migratoires à l’Université métropolitaine de Londres, et font valoir que 7 % des travailleurs du sexe sont victimes de traite en France (11 % dans les cas des seules étrangères), ce qui est comparable à d’autres pays voisins tels que le Royaume-Uni, le Danemark et les Pays-Bas.

79. Ils considèrent ensuite que la mesure litigieuse est non seulement inefficace mais qu’elle est en outre contre-productive par rapport au but affiché, à savoir la lutte contre la prostitution forcée. En effet, ils estiment que bien loin de protéger les personnes prostituées et plus globalement l’ordre, la salubrité et la santé publics, la pénalisation de l’achat d’actes sexuels favorise l’isolement et la clandestinité des travailleurs du sexe en alimentant la criminalité, la violence et les risques de contamination et en restreignant l’accès aux services de prévention, de soins et d’aide à la réinsertion. Ils renvoient à ce titre à une enquête publiée en avril 2018 qui illustre l’impact négatif de la loi sur l’autonomie de travail des personnes prostituées, sur les risques qu’elles sont amenées à prendre, sur leur stigmatisation et sur leur situation économique (paragraphes 42-43 ci-dessus). Selon eux, les mêmes constats ressortent du rapport préparé par les trois inspections, du rapport du GRETA établi lors de son troisième cycle d’évaluation de la France (paragraphes 40 et 59 ci-dessus), ainsi que des positions prises par plusieurs acteurs internationaux (paragraphes 49 et 55 ci-dessus). Ils considèrent que ces différents rapports et, plus encore, d’autres études réalisées sur le terrain dans le but précis d’évaluer les effets de la loi litigieuse sur la situation des personnes prostituées, corroborés par les témoignages versés dans le cadre de la présente procédure, montre bien l’existence d’un lien de causalité entre l’adoption de la loi litigieuse et la dégradation des conditions de travail et de vie des personnes en situation de prostitution.

80. Ils estiment qu’en tout état de cause, ces mesures protectrices pourraient exister indépendamment de l’incrimination de l’achat des prestations sexuelles, à supposer qu’elles soient efficaces. Or, selon eux, ce n’est pas le cas, tout d’abord parce qu’une très grande partie des victimes de la traite craint de faire l’objet d’une expulsion à cause de la politique restrictive des autorités internes en matière d’octroi de titres de séjour. Les requérants renvoient à cet égard aux constats de la CNCDH (paragraphe 41 ci-dessus). Ils dénoncent ensuite le cadre restrictif, la complexité des dispositifs administratifs et le manque de moyens alloués au dispositif de parcours de sortie de prostitution, en s’appuyant sur le rapport inter‑inspections précité (paragraphe 40 ci-dessus).

81. Par ailleurs, les requérants rappellent que le dispositif contesté permet de réprimer pénalement tout achat d’actes sexuels, même lorsque ceux-ci sont accomplis librement entre adultes consentants et même lorsqu’ils se déroulent uniquement dans un espace privé. Ils en déduisent que, eu égard à sa portée et à son étendue générales et absolues, cette incrimination pénale frappe en elle-même toute forme de recours à la prostitution et revient à interdire purement et simplement la prostitution en tant que telle. Ils reconnaissent que, certes, la réglementation de la prostitution non forcée, réalisée librement entre adultes consentants, « soulève des questions morales ou éthiques délicates » et qu’il n’existe manifestement pas de « consensus » en Europe à ce sujet (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015). Mais à leurs yeux, décider que l’incrimination de l’achat d’acte sexuel relève entièrement de la marge d’appréciation des États revient à réduire à néant toute possibilité pour une travailleuse ou un travailleur du sexe de se livrer à son activité librement et en tout autonomie. Ils soulignent que la possibilité pour chacun de se livrer à la prostitution librement et entre adultes consentants touche des éléments qui relèvent du cœur même de la vie privée et, plus encore, de la sphère intime des relations sexuelles et mérite à ce titre un degré supplémentaire de protection (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 85, 17 février 2005, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 71, CEDH 2002‑III). Ils estiment donc que la marge d’appréciation de l’État doit être réduite quand est en jeu le droit à l’autonomie personnelle, un principe important qui sous‑tend l’interprétation des garanties du droit au respect de la vie privée (Pretty, précité, §§ 62 et 66, et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, §§ 142 et 148, CEDH 2015 (extraits)).

82. Enfin, et à toutes fins utiles, les requérants critiquent la position du Gouvernement qu’ils considèrent comme manquant de cohérence en raison d’un décalage existant entre sa position condamnant le principe même de la prostitution – décrite comme une violence en soi et une atteinte à la dignité de la personne – et la réalité des règles et pratiques de l’ordre juridique français. Ils rappellent à ce titre que l’activité qu’ils exercent constitue, au regard du droit français, une activité économique et commerciale reconnue, en qualité de travailleur indépendant, et qu’elle est assujettie à ce titre à l’impôt et aux différents prélèvements sociaux. Ils en déduisent que la pénalisation contestée n’est pas aussi pressante et impérieuse que le Gouvernement le présente dès lors que cette activité est reconnue administrativement, fiscalement et socialement par l’ordre juridique français.

2. Le Gouvernement

83. Le Gouvernement indique que la France a adopté l’approche abolitionniste à l’égard du phénomène prostitutionnel en conformité avec ses engagements internationaux et que la loi litigieuse s’inscrit dans la politique de lutte contre la prostitution initiée par l’adoption de la loi no46-685 du 13 avril 1946, dite Marthe Richard, portant sur l’interdiction des maisons de tolérance. Il explique ensuite que la loi en question a permis de mettre en cohérence le droit et la conception française de la prostitution, à savoir que les personnes prostituées sont des victimes de violences, en supprimant notamment le délit de racolage, dont l’existence contraignait les personnes prostituées à l’éloignement et à l’isolement, les présentant comme délinquantes, et en instaurant à la place l’interdiction d’achat d’actes sexuels. Il rappelle que l’adoption de la loi en question est basée sur deux importantes considérations : d’une part, la prostitution constitue une violence en soi et le corps n’est pas un bien marchand qui se monnaye au mépris de la « dignité de la personne humaine », principe à valeur constitutionnel et rappelé dans le code civil ; d’autre part, la grande majorité des personnes prostituées sont les victimes du trafic des êtres humains alimenté par la demande, de sorte que ce n’est qu’en asséchant celle-ci qu’il est possible de lutter contre ce phénomène.

84. Le Gouvernement souligne que le lien entre la prostitution et la traite des êtres humains est mis en évidence par plusieurs instruments et instances internationaux et européens (paragraphes 46 et 62 ci-dessus), qui préconisent en conséquence l’adoption d’une législation visant à décourager la demande, à l’instar du modèle suédois, qui a fait ses preuves (paragraphes 47, 57, 48, 64, 65 et 50 et 66). Il considère en outre que la pénalisation du recours à la prostitution est imposée par les obligations positives incombant à l’État en vertu des articles 2, 3 et 4 de la Convention. Il se réfère à ce titre à l’arrêt V.T. c. France (no 37194/02, § 25, 11 septembre 2007), dans lequel la Cour a souligné qu’elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte ainsi qu’à l’arrêt S.M. c. Croatie (précité, §§ 296 et 306), dans lequel elle a jugé que la prostitution forcée entrait dans le champ d’application de l’article 4 de la Convention, imposant ainsi à l’État l’obligation de mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite et celle, dans certaines circonstances, de prendre des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite ainsi qu’une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle.

85. Ainsi, le Gouvernement considère que toute ingérence dans le droit au respect à la vie privée découlant de la pénalisation de l’achat de services sexuels répond à une nécessité dans une société démocratique, afin de répondre à des besoins sociaux impérieux tels que la sécurité publique, la prévention de la criminalité et le proxénétisme, la lutte contre la traite et l’exploitation sexuelle ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui. Il rappelle que la loi du 13 avril 2016 a pour finalité de priver le proxénétisme de sources de profits et de lutter ainsi contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et, en dernier lieu, assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l’ordre public, rattachable, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, à la défense de l’ordre, à la prévention des infractions pénales et à la protection de la santé et des droits et des libertés d’autrui.

86. Il considère ensuite que le dispositif législatif mis en place est équilibré puisqu’il poursuit les buts légitimes énumérés au paragraphe précédent et qu’il permet également de protéger les personnes en situation de prostitution. Il précise que la loi a aussi pour but de faire évoluer les représentations et les comportements en réaffirmant le principe de non‑patrimonialité du corps humain, de lutter contre les inégalités et les violences faites aux femmes, de permettre aux personnes prostituées de dénoncer les violences ou les risques sanitaires imposés par les clients, ainsi que de responsabiliser les clients en favorisant la prise de conscience du fait qu’ils participent à une forme d’exploitation de la vulnérabilité d’autrui. Se référant aux rapports examinés dans le cadre des débats parlementaires, le Gouvernement indique que près de trois quarts (72 %) de toutes les victimes dans l’Union et 92 % des victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle sont des femmes et des filles, et qu’en France 85 à 90 % des personnes prostituées identifiées sont victimes des réseaux de proxénétisme et de traite.

87. De plus, le Gouvernement combat la thèse selon laquelle la pénalisation du « client » a aggravé la situation des personnes prostituées. Il relève à ce titre que les requérants n’apportent aucun commencement de preuve démontrant qu’ils ont, pour ce qui les concerne, effectivement subi des violences dans le cadre de leur activité ou que ces violences auraient un éventuel lien de causalité avec la mise en place d’une pénalisation de leurs clients. Il indique que ni la mission inter-inspection (paragraphe 40 ci-dessus) ni les services de police et de justice (lors du comité de suivi de la loi du 15 février 2021) n’ont constaté d’augmentation de risques spécifiques, en termes de santé ou de violence, qui découlerait directement de la pénalisation des clients. Il note par ailleurs qu’il ressort du rapport basé sur l’enquête réalisée par l’ONG Médecins du Monde que les travailleurs sociaux restent prudents quant au lien entre la loi et l’augmentation des violences ciblant les personnes prostituées (paragraphe 44 ci-dessus).

88. Contrairement aux requérants, le Gouvernement voit dans cette loi une mesure protectrice pour les personnes qui restent dans la prostitution, puisqu’elle permet d’inverser le rapport de force avec le client en donnant aux travailleurs du sexe la possibilité de les dénoncer en cas de violence ou d’un risque sanitaire qu’ils leur imposeraient. Il se réfère aux statistiques selon lesquelles près de 5 000 « clients » ont été verbalisés depuis son entrée en vigueur, Paris concentrant 50 % des procédures d’interpellation. Il précise ensuite que les personnes interpellées bénéficient également d’un stage de sensibilisation ayant un effet préventif. Il ajoute que cette loi constitue un levier important pour les enquêteurs et leur permet de recueillir les témoignages étayés et de compléter des éléments d’enquête pour confondre les auteurs des réseaux de proxénétisme. À ce titre, il se réfère aux statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice, selon lesquelles le nombre d’enquêtes menées en France en matière de proxénétisme a augmenté de 54 % en quatre ans et le nombre de réseaux démantelés a pratiquement doublé depuis la mise en œuvre de la loi. Il indique également que les saisies réalisées par les forces de l’ordre sont en hausse et que le nombre de personnes poursuivies pour proxénétisme ou traite des êtres humains a également augmenté de 66 % depuis 2015. Il en conclut que la loi en question constitue une mesure importante dans la lutte contre la traite des êtres humains et les réseaux prostitutionnels, dont la part dans la prostitution est estimée à 90 %. Il se dit conscient de l’explosion de la prostitution sur Internet et expose les mesures complémentaires prises dans ce domaine, dont notamment l’attribution de moyens complémentaires pour la plate-forme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements (PHAROS). Cependant, il conteste l’existence d’un lien entre ce phénomène et la loi litigieuse, observant que le développement de la cybercriminalité est un phénomène mondial qui affecte tous les pays, quelle que soit la politique adoptée sur la prostitution.

89. Le Gouvernement estime que la loi du 13 avril 2016 ne peut qu’améliorer la situation des personnes prostituées du fait de la pleine reconnaissance de leur statut de victime, qui leur permet d’avoir accès à une protection renforcée et à des droits élargis. S’agissant de la prise en charge renforcée de ces personnes, il explique que la loi française ajoute les victimes de la prostitution, du proxénétisme et de la traite des êtres humains à la liste des personnes pouvant bénéficier de places en centre d’hébergement et qu’elle étend le bénéfice de l’allocation de logement temporaire (400 EUR par personne logée par mois). Quant aux parcours de sortie de la prostitution, il précise que ceux-ci relèvent de la compétence des commissions départementales de lutte contre la prostitution présidées par le préfet. Il indique que, depuis 2017, la montée en charge du nombre des parcours de sortie de la prostitution et de l’aide financière à l’insertion sociale et professionnelle a connu une progression sensible. Il précise que s’il est vrai que les personnes en situation de prostitution sont dans l’immense majorité des femmes d’origine étrangère, au nombre estimé à plus de 80 % en provenance d’Afrique subsaharienne, d’Europe de l’Est, de Chine et d’Amérique latine, et que le parcours de sortie de la prostitution permet d’obtenir une autorisation provisoire de séjour, toute personne peut en bénéficier à deux conditions cumulatives, à savoir (1) que la personne doit être ou avoir été prostituée, sous l’emprise ou non d’un réseau et (2) qu’elle doit s’engager à cesser son activité prostitutionnelle : la déclaration sur l’honneur suffit. Il indique que les juridictions internes veillent au respect strict de ces deux conditions, en citant comme exemple une jurisprudence récente selon laquelle le fait notamment de ne pas avoir encore arrêté de se prostituer ne justifie pas un refus (Conseil d’État, 19 novembre 2021, no440802).

90. Le Gouvernement complète cette description en rappelant que la loi a, en outre, introduit la possibilité d’une indemnisation publique des victimes de proxénétisme lorsque les auteurs sont insolvables. Selon les données citées par le Gouvernement, le montant de ces compensations a été multiplié par sept en trois ans. Il ajoute que chaque année des subventions sont accordées aux associations afin qu’elles accompagnent les personnes en situation de prostitution, développent les actions « d’aller-vers » et de maraudes, dans la rue comme sur Internet, et ouvrent des lieux d’accueil. Il cite à titre d’exemple l’expérience des deux associations agréées, l’Amicale du Nid et le Mouvement du Nid, qui ont pu, rien qu’en 2020, rencontrer 9 000 personnes lors des maraudes et réaliser près de 500 contacts réels lors des maraudes virtuelles.

91. En dernier lieu, le Gouvernement conteste l’argument selon lequel l’incrimination d’achat d’actes sexuels ne serait pas justifiée par l’objectif de préservation de l’ordre public ou de lutte contre la traite des êtres humains, dès lors que cette incrimination s’applique aux prestations entre adultes consentants agissant en espace privé. Il fait valoir que, contrairement à la sphère de la vie privée et intime qui englobe le droit d’entretenir des relations sexuelles découlant du droit fondamental de disposer de son corps, partie intégrante de la notion de l’autonomie personnelle (K.A. et A.D. c. Belgique, précité), la prostitution repose sur un acte tarifé à destination d’un public et traduit l’existence d’une relation contractuelle entre deux personnes aux intérêts distincts. S’agissant précisément de celle-ci, le Gouvernement rappelle l’absence de consensus sur la façon d’appréhender la prostitution au plan européen, précédemment constaté par la Cour (S.M. c. Croatie, précité, § 298, et V.T. c. France, précité, § 24). Il en déduit que l’adoption de la loi litigieuse relève de la marge d’appréciation dont bénéficient des États membres dans ce domaine.

92. En tout état de cause, le Gouvernement indique que l’activité de vente d’un service d’actes sexuels – ce que proposent les requérants à des tiers – n’est pas répréhensible en soi, le délit de racolage ayant précisément été aboli par la loi du 13 avril 2016. Il explique que le système abolitioniste français cherche à éradiquer la pratique de la prostitution sans toutefois la prohiber. Selon le Gouvernement, cette approche vise avant tout à prévenir l’entrée dans la prostitution et à aider les personnes prostituées qui le souhaitent à se réinsérer. La prostitution demeure licite et tolérée dans le cadre abolitionniste français.

93. En s’appuyant sur les conclusions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État (paragraphes 11 et 12 ci-dessus), le Gouvernement considère que, quand bien même l’incrimination d’achat de tout acte sexuel aurait, par ailleurs, des effets sur les situations présentées comme étant « consenties », cette ingérence ne saurait être considérée comme étant disproportionnée aux buts légitimes poursuivis, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention tel qu’interprété par la Cour (K.A. et A.D. c. Belgique, précité, et Pretty, précité, § 74).

2. Arguments des tiers intervenants
1. Le gouvernement suédois

94. Tout en indiquant qu’il n’est pas en mesure d’apprécier la situation existant dans ce domaine en France, le gouvernement suédois indique qu’une législation similaire a été introduite dans son pays en 1999, faisant de la Suède le premier pays à avoir pénalisé l’achat de prestations sexuelles et non pas leur vente. Il se réfère à l’article 11 du chapitre 6 du code pénal qui punit d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement d’un an maximum l’obtention de relation sexuelles occasionnelles moyennant rémunération. Il explique ensuite que l’objectif de la loi est de réduire la demande et de lutter contre la traite des êtres humains tout en protégeant la personne vulnérable et en facilitant accès aux services de soutien et d’assistance. Il considère que cette mesure ne peut qu’être complémentaire à tous les autres efforts entrepris pour lutter contre l’exploitation à des fins sexuelles grâce à tout un ensemble de services de soutien et d’accompagnement ouverts aux personnes prostituées. Il rappelle que l’objectif initial de cette législation était d’atténuer le pouvoir de l’acheteur, d’équilibrer le rapport de force et de réduire l’exploitation de l’individu, essentiellement des femmes, tout en continuant à perturber le marché et à réduire la demande des prestations sexuelles. Il estime qu’il n’est pas raisonnable de poursuivre pénalement la partie qui se trouve dans la majorité des cas dans une situation plus faible et fait souvent l’objet de différentes formes d’exploitation. Il souligne que l’objectif de cette législation est d’encourager les individus impliqués dans la prostitution en tant que vendeurs à chercher de l’aide afin de quitter la prostitution en leur garantissant qu’ils ou elles ne seront pas poursuivies pénalement.

95. Il explique que la législation suédoise est renforcée par différentes mesures d’accompagnement des services sociaux à destination aussi bien des personnes prostituées, par exemple des stratégies de sortie de prostitution, que des acheteurs de prestations sexuelles. À ce titre, il se réfère à la loi sur les services sociaux qui prévoit à la charge des communes la responsabilité de s’assurer que ces personnes reçoivent le soutien ou l’aide dont elles ont besoin. Il évoque les centres municipaux spécialisés qui fonctionnent dans les trois plus grandes villes en Suède et qui sont également responsables des programmes d’information de ces personnes sur leurs droits et des aides dont elles peuvent bénéficier. S’agissant des acheteurs de prestations sexuelles, il indique qu’ils peuvent bénéficier de l’assistance spéciale s’ils souhaitent se faire aider afin d’arrêter tout recours aux prestations sexuelles tarifées. Il explique que les coordinateurs régionaux contre la prostitution et le trafic des êtres humains assurent le lien entre les services sociaux et des autres professionnels associés au mécanisme national d’orientation dans ce domaine.

96. Le gouvernement suédois rappelle que la législation en question s’applique en Suède depuis plus de vingt ans. Il se réfère ensuite à une enquête officielle effectuée en 2010 sur son contenu et son impact, dont les constats peuvent être résumés comme suit : (1) la prostitution de rue a reculé, (2) la loi a eu un effet dissuasif sur les acheteurs potentiels, (3) elle a également eu un effet dissuasif sur les réseaux de trafic d’êtres humains qui hésitent à s’implanter en Suède, (4) le nombre de femmes d’origine étrangère se livrant à la prostitution a augmenté mais pas autant que dans les pays voisins, (5) la prostitution en ligne a augmenté suivant la tendance générale d’augmentation de services en ligne depuis 1999 mais pas dans les proportions permettant de dire que cette augmentation résulte de la simple migration de la prostitution de rue. Il souligne qu’il ressort par ailleurs de cette enquête que les craintes liées à la dégradation des conditions de travail des personnes prostituées et aux risques pour leur intégrité physique et psychologique résultant notamment de leur isolement accru ne se sont pas réalisées. Il indique par ailleurs que lors de l’enquête, les personnes qui ont quitté la prostitution avaient émis des avis positifs sur cette loi. Enfin, il considère que cette loi a eu un impact important sur la société et cite à ce titre le rapport intitulé « Prostitution en Suède 2014 » selon lequel soixante-douze pourcent des personnes interrogées sont en faveur de cette législation.

97. Selon le gouvernement suédois, les lois suédoise et française répondent aux critères de nécessité dans une société démocratique, tels que la défense des intérêts publics, le bien-être économique du pays, la prévention des infractions pénales, la protection de la santé et de la morale ainsi que la protection des droits et des libertés d’autrui. Il estime également que ces lois opèrent un juste équilibre entre, d’une part, les intérêts individuels de l’autonomie personnelle et de la liberté sexuelle et, d’autre part, les intérêts publics précités.

98. Enfin, le gouvernement suédois considère que ce dispositif reflète les différents instruments internationaux, notamment l’article 6 de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et le même article de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains et constitue ainsi un moyen important de garantir des droits de l’homme essentiels aux personnes vulnérables. Il estime en revanche que les systèmes dans lesquels la prostitution est légalisée ou dépénalisée contribuent à la multiplication et à l’augmentation de ce phénomène et à la normalisation de cette activité.

2. Le gouvernement norvégien

99. Le gouvernement norvégien précise d’emblée qu’il n’est pas en mesure d’apprécier l’ensemble des circonstances entourant la législation française litigieuse ni la situation des personnes proposant des services sexuels en France. Il indique ensuite que la Norvège a été le deuxième pays à avoir adopté le « modèle suédois » en 2009. Il se réfère à l’article 316 du code pénal qui punit d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement de six mois maximum toute personne ayant obtenu des services sexuels contre rémunération, cette peine pouvant être portée à un an d’emprisonnement ou plus en cas de circonstances aggravantes. Il cite ensuite les travaux préparatoires de ce texte selon lesquels l’interdiction de l’achat de services sexuels s’inscrit dans le contexte plus large de l’ensemble de mesures visant à combattre le trafic d’êtres humains et à offrir aux personnes prostituées des stratégies de sortie de la prostitution. Il précise notamment que le financement alloué à ces mesures est passé de 10 millions de couronnes norvégiennes en 2009 à 33 millions en 2021.

100. Le gouvernement norvégien indique que la loi a fait l’objet d’une évaluation cinq ans après son adoption, une évaluation similaire du marché ayant été effectuée avant son adoption. Il soutient que malgré les préoccupations exprimées par certaines personnes prostituées tenant à leur sécurité et à l’affaiblissement de leur pouvoir de négociation dû au rétrécissement du marché, le rapport de 2014 n’a établi aucune preuve d’une augmentation des violences à l’égard de celles-ci depuis l’interdiction. Il souligne qu’en revanche le rapport a constaté un réel impact de l’interdiction sur l’évolution des mentalités et sur le recul des réseaux de prostitution sur le territoire, faisant de cette loi un outil important de lutte contre la traite des êtres humains.

101. Le gouvernement norvégien considère que la législation inspirée du modèle suédois n’est pas contraire à l’article 8 de la Convention dans la mesure où l’ingérence qui en résulte est prévue par la loi et poursuit des buts légitimes, tels que la sûreté publique, le bien-être économique du pays, la prévention du crime, la protection de la santé et de la morale ainsi que des droits et des libertés d’autrui. Il rappelle que l’objectif de cette législation est de réduire la demande de services sexuels commerciaux afin de combattre la prostitution forcée et la traite des êtres humains. Il renvoie à ce titre aux travaux de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui a établi un lien existant entre la prostitution commerciale et la traite des êtres humains. Il se réfère aussi, à l’appui de cette thèse, aux auditions publiques tenues en Norvège avant l’adoption de cette loi, dont il ressort que les clients de services sexuels ne sont pas toujours en mesure de faire la différence entre les personnes se livrant librement à la prostitution et celles victimes de la traite des êtres humains. Selon le gouvernement norvégien, la législation inspirée du « modèle suédois » permet ainsi d’opérer un juste équilibre entre les intérêts de l’ensemble de la société, à savoir la protection des victimes vulnérables de la traite des êtres humains, et les intérêts individuels des personnes affectées par le rétrécissement du marché des services qu’elles offrent et leur autonomie personnelle. Enfin, il rappelle que même si l’article 8 de la Convention peut, dans certaines conditions, se voir appliquer à des activités professionnelles ou commerciales, aucun droit au choix d’une profession particulière ne saurait en être déduit (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 130, 27 juin 2017).

102. Le gouvernement norvégien conclut en indiquant qu’il résulte des différentes sources que les États membres ont des approches très variées en ce qui concerne la prostitution et la place qu’occupe le sexe commercial dans l’effort commun de lutte contre la prostitution forcée et la traite des êtres humains. Il relève à ce titre que certains pays ont choisi la voie de la légalisation de la prostitution tandis que d’autres ont préféré suivre ce qu’on appelle le « modèle suédois » dans lequel seul l’achat de services sexuels est pénalisé, cette pénalisation s’accompagnant d’autres mesures, notamment les services d’assistance à la disposition à la fois des vendeurs et des acheteurs de telles prestations. Dans ce contexte, il estime que les parlements nationaux des États membres doivent avoir la possibilité d’évaluer quelle approche correspondrait le mieux à l’effort collectif de lutte contre la traite des êtres humains, compte tenu de la situation existante dans leurs pays respectifs, de leurs valeurs et traditions et des droits de l’homme. Il précise à cet égard que l’interdiction d’acheter des services sexuels fait actuellement l’objet d’un débat politique en Norvège faisant ressortir des divergences de points de vue, ce qui reflète, aussi bien la variété des approches dans les États membres que toute la complexité juridique et politique et la sensibilité de la question soulevée.

3. La rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible

103. La rapporteuse spéciale rappelle qu’actuellement le commerce du sexe est réprimé dans 74 pays, dont 7 qui ont introduit le modèle pénalisant les acheteurs de telles prestations (Canada, Israël, Irlande, France, Islande, Norvège et Suède). Elle considère que de telles lois sont souvent motivées par la « nécessité de préserver une certaine morale sociétale » ou fondées sur une conviction selon laquelle le travail du sexe est intrinsèquement victimaire et constitue une sorte de violence envers ceux et celles qui le pratiquent ou enfin sur un amalgame entre la prostitution et le trafic des êtres humains. Or, selon elle, de telles lois ne servent qu’à « affaiblir les travailleurs et les travailleuses du sexe et leur empêcher de prendre des mesures raisonnables pour assurer leur propre sécurité », comme signaler les abus de la part de leurs clients et des autorités ou demander de l’aide médicale en cas de besoin.

104. Elle avance que la pénalisation du travail du sexe et des activités connexes peut se traduire par une violation d’un large éventail de droits humains, tels que le droit à la vie privée, à la sécurité d’une personne, au droit de ne pas être soumis à la torture et autres traitements ou punitions cruelles, inhumaines et dégradantes, aux principes d’égalité et de non-discrimination et au droit à la santé. S’agissant notamment du droit au respect de la vie privée, elle se réfère à la position du Comité des droits de l’homme, telle qu’exprimée dans les affaires Toonen c. Australie (488/1992 (1994)) et Mellet c. Irlande (2324/2013 (2016), selon laquelle l’activité sexuelle entre adultes consentants en espace privé relève de la protection de la vie privée. Elle cite également à ce titre la déclaration du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes en droit et en pratique sur l’adultère de 2012 indiquant que dans la mesure où des individus s’engagent dans une relation mutuellement consentie, leur droit au respect de la vie privée englobe le droit de prendre leurs décisions en matière de sexualité et de procréation sans être soumis à l’examen ou au contrôle de l’État.

105. La rapporteuse spéciale considère que les preuves de l’effectivité de la voie de la pénalisation dans la protection des travailleurs et travailleuses du sexe sont rares, voire inexistantes. Elle dit que, selon les études qui ont été faites, au contraire, seule la dépénalisation du travail du sexe constitue la « voie la plus effective de protéger leurs droits ». Elle se réfère aux études démontrant, selon elle, les effets négatifs des législations pénalisant le travail du sexe en ce qu’elles constituent un obstacle à l’accès effectif par les travailleurs et travailleuses du sexe aux services de santé, en particulier en ce qui concerne le traitement du SIDA, et qu’elles véhiculent les stéréotypes et stigmatisent ces personnes en alimentant toutes les formes de discrimination à leur égard, les abus de la part des clients et des forces de police et en augmentant les risques de violence dont ils peuvent être victimes. Elle cite à ce titre de nombreux documents établis par les différents organes et groupes de travail des Nations Unies, dont ceux du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes se rapportant aux observations sur les Fidji, le Togo, le Kazakhstan, Moldova, le Cambodge, la Lituanie ou le Qatar, ceux du Comité des droits de l’homme relatifs au Honduras, au Ghana, à la Namibie, au Paraguay, à El Salvador, à l’Afrique du Sud ou à la Russie, ceux du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et en particulier son Observation générale no22 (2016) sur le droit à la santé sexuelle et procréative (art. 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ainsi qu’aux travaux de ses prédécesseurs à ce poste. Elle estime qu’il existe plusieurs options, autres que pénales, pour éliminer les stigmates et la violence envers les travailleurs et les travailleuses du sexe et pour permettre de mieux protéger leurs droits, telles que les politiques de protection sociale, la protection de leurs droits socio-économiques, les programmes de soutien ou les mesures garantissant un meilleur accès à la justice en cas d’exploitation et d’abus.

4. L’organisation non gouvernementale Osez le féminisme et huit autres organisations non gouvernementales, ensemble

106. Les tierces intervenantes se réfèrent à de nombreuses études médicales, psychiatriques et sociologiques réalisées dans plusieurs pays (et notamment des pays dits réglementaristes) ainsi qu’aux différentes enquêtes journalistiques et témoignages de personnes ayant quitté la prostitution qu’elles appellent les « survivantes ». Elles considèrent que les données recueillies permettent de faire plusieurs constats quant à l’impact négatif de l’activité prostitutionnelle sur la santé mentale et physique des personnes qui la pratiquent. Elles soulignent en particulier que les rapports sexuels non désirés sont toujours traumatiques en eux-mêmes et conduisent les victimes à une décorporalisation qui les prive ainsi de leur autonomie sexuelle. Elles critiquent ensuite l’approche biaisée des associations réglementaristes dans la mesure où celles-ci occultent complètement la nécessaire prise en charge psychologiques des personnes se livrant à l’activité prostitutionnelle et le lien direct entre leur santé mentale et l’accès aux soins.

107. Se référant à d’autres publications philosophiques et sociologiques, les tierces intervenantes mettent en lumière un lien dangereux entre la banalisation de la prostitution, notamment à travers sa dépénalisation et sa réglementation, et la survivance de l’ordre patriarcal basé sur la rupture d’égalité homme-femme ainsi que sur la promotion de la culture du viol. Elles dénoncent à ce titre l’instrumentalisation de l’intérêt des victimes que les lois similaires à celle faisant l’objet des présentes requêtes poussent prétendument à la clandestinité et à l’isolement dans le seul but de garantir l’impunité des clients et des proxénètes et à faire perdurer le système basé sur l’asservissement des femmes. En effet, elles estiment que l’idéologie du travail du sexe s’oppose radicalement au droit à l’autonomie sexuelle pour toutes les femmes et entérine arbitrairement l’idée que la sexualité des femmes est nécessairement un « service » pour les hommes et qu’elle devrait de ce fait être rémunérée et se professionnaliser. S’appuyant sur des études réalisées en Allemagne, en Australie, au Sud de la France près de la frontière espagnole ou encore au Nevada, elles mettent en corrélation la légalisation de la prostitution et l’augmentation des violences faites aux femmes, notamment du nombre des viols pratiqués par les hommes ayant recours aux services des personnes prostituées sur leurs compagnes en dehors de la prostitution. Elles soulignent également qu’une telle banalisation ou normalisation de la prostitution crée aussi un environnement favorable au recrutement des enfants, notamment par le biais des réseaux sociaux.

108. Enfin, elles dénoncent la thèse selon laquelle il existerait un « droit de se prostituer » ou la « liberté de faire ce qu’on veut de son corps », se référant aux nombreuses études médicales pratiquées sur les personnes en situation de prostitution et mettant en évidence un taux d’antécédents très important de violences sexuelles subies dans leur enfance, et notamment d’inceste. Selon une étude australienne réalisée en 2008, 75 % des personnes prostituées ont subi des violences sexuelles avant 16 ans. Elles demandent en conséquence à la Cour d’intégrer ces nouvelles données scientifiques à son analyse juridique de la notion de consentement afin de se départir de sa jurisprudence K.A. et A.D. c. Belgique, précité, et V.T. c. France, précité, et de revenir ainsi à la conception première de la liberté selon laquelle le droit à la liberté revêt une trop grande importance dans une « société démocratique », au sens de la Convention, pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de celle‑ci du seul fait qu’elle se constitue prisonnière (De Wilde, Ooms et Wersyp c. Belgique, nos 2832/66, 2835/66 et 2899/66, § 65, 18 juin 1971).

5. Les organisations non gouvernementales Mouvement du nid, Amicale du nid et Fédération nationale des centres d’informations sur les droits des femmes et des familles (« FNCIDFF »), ensemble

109. Les tierces intervenantes considèrent que la loi de 2016 est en cohérence avec la logique abolitioniste adoptée par la France en accord avec ses engagements internationaux. Elles rappellent que la loi en question a ainsi supprimé le délit de racolage en lui substituant l’incrimination de l’achat d’actes sexuels, partant d’un constat que pour lutter efficacement contre le phénomène prostitutionnel ainsi que le proxénétisme et la traite des êtres humains, il était impérieux d’agir sur la demande d’achat d’actes sexuels.

110. Elles considèrent que la mesure litigieuse, à savoir l’interdiction de l’achat d’actes sexuels, ne peut pas être examinée isolément en dehors du dispositif global mis en place par la loi de 2016 qui se fonde sur quatre piliers indissociables formant un ensemble cohérent. Partant du principe que la prostitution est intrinsèquement une violence, la loi contribue à renforcer la lutte contre le proxénétisme, à améliorer la prise en charge des personnes prostituées, à favoriser un changement de regard sur la prostitution et à déconstruire les stéréotypes sur lesquels prospère le proxénétisme et la traite des êtres humains ainsi qu’à responsabiliser les « clients » de la prostitution.

111. Elles indiquent que la loi ne donne aucune directive concernant l’orientation sexuelle ou les choix sexuels des personnes et qu’elle n’affecte en rien la liberté sexuelle puisqu’elle n’a pour objet que l’achat d’actes sexuels, c’est-à-dire une « transaction » - intrinsèquement déséquilibrée et dont l’objet est hors du commerce.

112. Les tierces intervenantes soulignent l’apport majeur de la loi en question dans le fait d’avoir déconstruit la logique dominante en reconnaissant les personnes prostituées non comme des délinquantes (suppression du délit de racolage), mais comme les victimes d’un système de violence sexiste et sexuelle, et d’avoir reporté l’interdiction sur celui qui achète un acte sexuel afin de responsabiliser ce dernier et d’affaiblir le système prostitutionnel par l’attrition de la « demande ».

113. Les tierces intervenantes combattent la thèse selon laquelle la loi litigieuse a aggravé la situation des personnes prostituées, en particulier du point de vue sanitaire. À ce titre, elles se réfèrent au rapport d’information parlementaire de 2011 soulignant que l’existence du délit de racolage poussait déjà les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement. Elles estiment ainsi que les requérants imputent à tort à la loi de 2016 des effets qui existaient bien avant sa promulgation tout en occultant son objectif essentiel, à savoir offrir une sortie progressive de la prostitution en améliorant l’accès aux droits des personnes prostituées. Elles rappellent que la précarité, l’insécurité et un état de santé détérioré ont toujours été des facteurs inhérents au phénomène de la prostitution.

114. À cet égard, elles contestent les résultats d’une enquête, réalisée deux ans après l’entrée en vigueur de la loi litigieuse, par Médecins du Monde et qui vise à imputer à cette loi la dégradation des conditions de travail et de vie des personnes prostituées. Elles relèvent d’abord que cette enquête ne contient aucune donnée fiable permettant de constater l’accroissement de la pauvreté des personnes prostituées depuis l’adoption de la loi litigieuse, cette situation ne pouvant que s’améliorer compte tenu de la mise en place des dispositifs d’accompagnement visant à lutter contre leur extrême précarité grâce à l’aide des associations comme l’Amicale du Nid, le Mouvement du Nid ou encore la FNCIDFF. De la même manière, l’enquête n’établit pas selon elles de lien entre l’adoption de la loi qui aurait poussé les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement en les exposant à plus de violences. Au contraire, le même document fait état d’après elles de la prudence qu’ont manifestée les travailleurs sociaux dans l’établissement de ce lien tout en relevant que la parole sur ces questions s’est libérée depuis. Les tierces intervenantes font ensuite le même constat au sujet du prétendu inversement du pouvoir de négociation entre les personnes prostituées et leurs clients du fait de la pénalisation de ceux-ci, notamment en ce qui concerne l’utilisation de préservatifs, en rappelant que c’est l’incrimination de racolage qui donnait déjà plus de pouvoirs aux clients. Elles soulignent que le patriarcat et la dépendance économique des personnes prostituées qui sous‑tendent le système prostitutionnel font que c’est toujours le « client » qui est en position de force et non la personne prostituée. Pour les tierces intervenantes, aucune donnée quantitative ne vient confirmer que la santé physique et mentale des personnes en situation de prostitution se serait dégradée depuis l’adoption de la loi en question puisque tous les phénomènes décrits étaient déjà bien présents avant celle-ci et sont des conséquences inhérentes à la prostitution.

115. Les tierces intervenantes disent en revanche observer sur le terrain de nettes améliorations résultant de la loi. Parmi celles-ci, elles citent l’augmentation du nombre de personnes mises en cause pour l’achat de services sexuels par rapport à celles poursuivies pour racolage. Elles mettent un accent particulier sur les stages de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels (« SAAS »), qui sont le pendant et le corollaire de la pénalisation, dont elles constatent une réelle efficacité. Elles voient dans le SAAS l’occasion de confronter des acheteurs d’actes sexuels à la parole des « survivantes » de la prostitution en permettant de lutter contre les stéréotypes très ancrés. S’agissant ensuite des parcours de sortie de la prostitution (« PSP »), elles renvoient à l’action de la FNCDIFF et au rapport FACT-S rassemblant les analyses et chiffres de l’Amicale du Nid et du Mouvement du Nid sur les PSP. Enfin, elles soulignent l’importance du travail de sensibilisation au phénomène prostitutionnel en particulier en milieu scolaire. Elles observent que la sensibilisation du public jeune constitue un axe très fort de l’action des associations sur le terrain en application de la loi de 2016 car la prostitution des jeunes constitue un phénomène inquiétant et en recrudescence que tout message sur la prostitution prétendument « libre », ou comme « travail » ou encore comme expression de la « liberté sexuelle » ne pourrait que contribuer à cautionner et aggraver. Elles considèrent donc que supprimer l’interdiction d’achat d’actes sexuels aurait un effet contraire à ces efforts.

6. L’organisation non gouvernementale CAP International - Coalition pour l’Abolition de la Prostitution

116. La tierce intervenante rappelle que la France a toujours suivi une approche abolitionniste et l’a toujours réaffirmé depuis, en complétant progressivement son arsenal de mesures pour lutter contre la prostitution, qu’elle considère comme étant une violence faite aux femmes, un obstacle à l’égalité homme-femme et une atteinte à la dignité humaine. Ainsi, aux yeux de la tierce intervenante, la loi litigieuse s’inscrit dans cette continuité en permettant de répondre à deux grands objectifs : tarir le flot des entrées dans la prostitution et protéger effectivement ses victimes au moyen de mesures concrètes, conformément aux obligations internationales de la France.

117. Elle décrit ensuite les effets positifs de la loi, parmi lesquels l’abolition du délit de racolage mettant fin à la pénalisation des personnes prostituées et la mise en place d’un dispositif d’accompagnement global des personnes en situation de prostitution. Elle ajoute que la loi permet également la réparation des préjudices subis par les victimes du proxénétisme et que depuis son adoption, des sommes importantes confisquées aux proxénètes ont été réinvesties dans la protection et la réhabilitation des victimes de prostitution et de la traite des êtres humains.

118. S’agissant de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, elle évoque l’augmentation des interpellations et les stages de sensibilisation aidant les personnes interpellées à prendre conscience des réalités de la prostitution et de la violence qu’elle constitue. Elle insiste enfin sur son autre volet important concernant une politique d’information dans les établissements scolaires sur les dangers de la marchandisation du corps humain et la promotion de relations égalitaires entre les femmes et les hommes.

119. Elle voit dans la loi litigieuse une refonte de l’ensemble des politiques publiques en matière de prostitution, contribuant à un profond changement des mentalités. Elle se réfère à ce titre à un sondage réalisé en 2019 par Ipsos selon lequel 78 % des Français considèrent que cette loi est « une bonne chose » et 71 % sont défavorables à son abrogation. À cela, elle rajoute que 66 % des hommes et 81 % des femmes considèrent que la prostitution est une violence. Le même changement des mentalités a été observé en Suède, premier pays à avoir adopté en 1999 une législation similaire, où 70 % de la population la soutient malgré le fait qu’au moment de son adoption jusqu’à 75 % de la population y était opposée.

120. La tierce intervenante critique ensuite le modèle règlementariste souvent présenté comme plus respectueux des droits humains. Elle cite les exemples de l’Allemagne et des Pays-Bas, qui ont légalisé en 2002 et en 2000 respectivement, l’achat d’actes sexuels. Se référant aux différentes études réalisées dans ces pays faisant apparaître que la légalisation de la prostitution a créé un appel d’air pour les réseaux de traite d’êtres humains, elle en conclut que ce modèle ne fait qu’aggraver la situation des personnes prostituées et encourager la traite. Elle les compare avec la France où, depuis l’adoption de la loi litigieuse, une hausse de 54 % des procédures contre les proxénètes a été constatée, ou avec la Suède, qui est devenue un « marché mort » pour la prostitution et pour la traite depuis l’adoption en 1999 d’une législation similaire. Elle en conclut que le modèle réglementariste se révèle inefficace et préjudiciable aux droits des femmes et des filles puisqu’il ne parvient pas à prévenir les violences inhérentes au système prostitutionnel ni à protéger les personnes en situation de prostitution. Elle observe de surcroît que ce modèle présente aussi des dérives dangereuses puisqu’il confère à un acte sexuel une valeur transactionnelle assimilant ainsi toute sollicitation d’un acte sexuel dans le milieu du travail à une simple proposition contractuelle en contrepartie d’une promotion, d’une prime ou du maintien d’un emploi.

121. Aux yeux de la tierce intervenante, la loi litigieuse ne remet pas en cause la liberté sexuelle protégée au titre de l’article 8 de la Convention puisque c’est bien l’achat d’un acte sexuel qui est pénalisé et non pas le partage d’un acte sexuel sans contrepartie. Elle précise que la loi française vise à abolir le droit auto-proclamé des acheteurs d’actes sexuels à disposer du corps d’autrui moyennant une rémunération et libère ainsi la sexualité de l’emprise du marché. De la même manière, elle considère que la loi litigieuse n’est pas en contradiction avec les articles 2 et 3 de la Convention. Elle se réfère à ce titre aux statistiques des violences contre les personnes prostituées en baisse depuis son entrée en vigueur. Elle souligne qu’aucune personne en situation de prostitution n’a été tuée en Suède depuis l’adoption de la loi similaire.

122. En conclusion, la tierce intervenante considère qu’en adoptant une approche holistique de la lutte contre le phénomène prostitutionnel dans toutes ces dimensions, la loi française est porteuse d’un modèle de société en cohérence à la fois avec la culture, les valeurs et les engagements européens et internationaux de la France et offre un exemple parmi les plus aboutis de ce qui peut être réalisé dans ce domaine.

7. L’organisation non gouvernementale Amnesty International

123. Amnesty International se réfère aux différentes recherches qu’elle a menées dans plusieurs pays, en particulier en Norvège, en Irlande, en République dominicaine, en Argentine, à Hong Kong et en Papouasie‑Nouvelle-Guinée. Selon elle, ces recherches font ressortir que même dans les pays qui ne pénalisent pas le travail du sexe mais uniquement les activités connexes à celui-ci, ces lois ont un impact négatif sur les travailleurs du sexe en ce qu’elles augmentent leur exposition aux risques de violences ainsi qu’à d’autres violations et abus. Elle considère que le travail du sexe demeure hautement stigmatisé là où le « modèle nordique » s’applique, contribuant ainsi à la discrimination et à la marginalisation des travailleurs du sexe. À ce titre, elle cite les exemples des deux pays dans lesquels ce modèle s’applique, à savoir la Norvège et l’Irlande, dans lesquels les travailleurs du sexe se sont trouvés exposés à des risques et violences accrus du fait de la pénalisation des acheteurs de relations de nature sexuelle et du rétrécissement du marché de la demande. Elle constate qu’il ressort des interviews menées sur le terrain que les travailleurs du sexe sont toujours réticents à faire appel à la police en raison de nombreux risques encourus, par exemple l’expulsion de leur logement s’ils y pratiquent une activité prostitutionnelle ou du pays s’il s’agit des migrants en situation irrégulière.

124. La tierce intervenante considère que les lois pénales interdisant le travail du sexe ne s’attaquent pas aux problèmes socio-économiques et ne combattent pas la discrimination systémique, les facteurs qui conduisent les personnes, et en particulier celles relevant des groupes marginalisés, à choisir la filière du sexe. Selon elle, elles n’offrent pas d’alternatives en termes d’emploi ou d’amélioration des taux de rémunération mais ne font qu’aggraver leur marginalisation en les poussant à travailler dans la clandestinité et dans des conditions plus dangereuses, limitant leur accès à la justice.

125. Elle invoque les différents instruments internationaux ainsi que la jurisprudence de la Cour, notamment celle en matière des violences domestiques, obligeant les États à assurer que leurs lois et politiques publiques respectent les droits des travailleurs du sexe. Elle estime en conséquence que seule la dépénalisation du travail du sexe serait de nature à garantir la protection des travailleurs du sexe contre la discrimination, la violence et la coercition.

8. L’organisation non gouvernementale Médecins du monde et vingt-six autres ONG, ensemble

126. S’appuyant sur leur expérience du terrain et sur un certain nombre d’études réalisées auprès des travailleuses du sexe depuis l’entrée en vigueur de la loi litigieuse, les tierces intervenantes estiment que les changements législatifs en question n’ont pas permis de mieux protéger les personnes concernées mais, au contraire, ont conduit à leur plus grande précarité, les ont poussé à plus de clandestinité, ont réduit leur capacité de négociation les amenant à une plus grande prise de risque pour leur santé et ont résulté en une explosion des violences contre elles. En effet, le rétrécissement du marché conduit selon elle à une baisse de revenus notable des travailleuses du sexe les obligeant à plus de mobilité et au recours à des intermédiaires, ce qui complique leur accès aux soins et aux associations accompagnant les personnes vulnérables. Les risques encourus par les clients du fait de leur pénalisation réduisent leur pouvoir de négociation face à ceux-ci les poussant à accepter des pratiques dangereuses auxquelles elles n’auraient pas autrement consenti, par exemple les rapports non protégés. À ce titre, les tierces intervenantes se réfèrent aux données statistiques selon lesquelles seulement 6 % des travailleuses du sexe déclarent que la négociation du préservatif est plus facile depuis l’adoption de la loi tandis que 38 % déclarent avoir plus de difficultés à l’imposer, les clients faisant jouer la concurrence. Elles lient cette situation à une augmentation de la file active de personnes séropositives constatée notamment par l’association Acceptess-T.

127. Bien que les tierces intervenantes saluent l’abolition du délit du racolage, elles indiquent que les travailleuses de sexe restent néanmoins la cible de la pénalisation notamment en raison de l’appréciation large de la notion de proxénétisme retenue par le droit français qui y inclut tout service rendu aux travailleuses du sexe dans le cadre de leur activité, tel que la location d’un logement, l’aide à la création d’un site internet, etc. Elles notent également la multiplication depuis 2016 des contrôles d’identités et des tentatives d’intimidation exercées par les forces de l’ordre pour inciter à la dénonciation des clients, ciblant en particulier les femmes migrantes. Selon elles, la loi litigieuse n’a pas profondément modifié l’attitude de la police envers les travailleuses du sexe, ce fait étant illustré par les nombreuses difficultés que celles-ci connaissent notamment lors de leurs tentatives de porter plainte, tandis que les violences à leur égard connaissent une forte augmentation. Ce serait ainsi que la plateforme de signalements du programme Jasmine de Médecins du monde fait état de 967 signalement recueillis entre novembre 2019 et novembre 2020, soit près de 2,6 par jour. Durant le confinement entre mars et mai 2020, 119 faits de violences auraient été recensés dont 49 concernaient des viols, braquages avec armes et harcèlements. Enfin, en 2019 le Strass aurait recensé huit travailleuses du sexe assassinées.

128. Enfin, les tierces intervenantes dénoncent la prévalence d’une politique migratoire répressive aux dépens de la mise en place des mesures de protection. Elles soulignent notamment que même lorsque les situations de traite sont avérées, la protection n’est pas toujours accordée. En 2018, seulement 4 % des victimes de la traite identifiées ont pu bénéficier de titres de séjour sur la base du droit d’asile, ce chiffre passant à 9 % en 2019. Selon elles, les mêmes considérations résultant des impératifs de la politique migratoire compromettent l’application effective du dispositif du « parcours de sortie de la prostitution », les autorités administratives écartant d’emblée toute personne ayant fait l’objet d’une décision administrative, d’une procédure Dublin, d’une obligation de quitter le territoire français (« OQTF »), ou étant en demande d’asile. Elles critiquent par ailleurs la longueur des procédures prévues par ce dispositif ainsi que le montant trop peu élevé de l’aide financière et l’absence du droit garanti à l’hébergement.

9. L’organisation non gouvernementale Sekswerk Expertise avec vingt‑cinq autres ONGs, ensemble

129. Les tierces intervenantes fournissent dans leurs observations des informations détaillées sur l’état de la législation et la pratique aux Pays-Bas, où le travail du sexe est légalisé. Selon elles, cette mesure a eu des effets positifs sur la situation des travailleurs du sexe en ce qui concerne leur autonomie, leur sécurité, leurs conditions de travail, leurs accès aux soins médicaux et à d’autres services, notamment au programme de sortie de la prostitution. Elles regrettent cependant que l’ensemble de ce dispositif ne s’applique pas aux personnes prostituées migrantes puisque le travail du sexe ne donne pas accès à un permis de séjour en vertu de la législation sur l’immigration. Bien que ces personnes aient accès à d’autres services disponibles aux travailleurs du sexe, leur situation est plus précaire et les expose à plus de risques, notamment ceux de l’exploitation par autrui.

130. Elles passent ensuite en revue la législation sanctionnant la traite des êtres humains, dont notamment une disposition introduite en janvier 2022 et pénalisant les acheteurs des services de nature sexuelle qui savaient ou avaient des raisons sérieuses de soupçonner que le travailleur du sexe était victime de la traite des êtres humains. Elles craignent que cette loi puisse dissuader les acheteurs de ces services de signaler à la police les situations d’abus rencontrées par peur d’être poursuivis.

131. Elles regrettent le lien qui est souvent fait dans la sphère politique entre le travail du sexe et la traite des êtres humains. Selon elles, une telle approche empêche de lutter efficacement contre la stigmatisation des travailleurs du sexe. Elles se réfèrent notamment à une étude commanditée par des parlementaires sur l’impact des différentes politiques publiques en matière de prostitution aux Pays-Bas, en Belgique, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Suède, en Norvège, en Finlande et au Danemark, sur la traite des êtres humains, qui n’a pas été concluante faute de données fiables.

10. Les organisations non gouvernementales UK Sex Work Research Hub et Irish Sex Work Research Network, ensemble

132. Les tierces intervenantes, représentant des réseaux d’universitaires et de chercheurs de différentes disciplines travaillent sur le trafic des êtres humains et le travail du sexe, présentent les résultats de leurs travaux sur les conséquences de la mise en œuvre des législations interdisant l’achat d’actes sexuels. Elles s’appuient sur les études menées, notamment au moyen d’interviews des travailleurs du sexe et d’autres acteurs sur le terrain, dans les pays concernés, en particulier en Suède, en Norvège, en France, en Irlande et en Irlande du Nord.

133. Selon elles, il ressort de l’ensemble de ces enquêtes réalisées après l’adoption des lois érigeant l’achat des prestations sexuelles en infraction pénale que ces mesures ont eu des effets inverses à ceux initialement visés, à savoir qu’elles ont au contraire renforcé la stigmatisation des travailleurs du sexe et ont aggravé leur vulnérabilité et précarisation. Selon elles, de telles législations enracinent l’idée que la prostitution constitue une activité illégale et aggravent le harcèlement policier. Elles ne sont qu’un écran de fumée pour masquer les pratiques répressives de la police pour qui les travailleurs du sexe, et en particulier les migrants, demeurent une cible privilégiée, ce qui se traduit en pratique par des expulsions, des évictions forcées, la stigmatisation accrue et l’absence d’accès aux services. Elles se réfèrent notamment à l’exemple de la France où l’abolition du délit de racolage a coïncidé avec l’adoption massive d’arrêtés municipaux visant à repousser les travailleurs du sexe du centre des villes vers la périphérie, c’est-à-dire vers les quartiers plus dangereux et moins visibles.

134. Selon les tierces intervenantes, il n’existe ni en Suède ni en Norvège de données fiables confirmant l’efficacité de cette législation puisque les statistiques concernant le recul de la prostitution de rue doivent être analysées dans le contexte de l’augmentation exponentielle des offres d’escorte sur Internet. De même, le nombre de poursuites pour trafic des êtres humains ne pourrait pas non plus fournir un indice crédible de l’efficacité des législations critiquées puisque ces chiffres dépendent de beaucoup d’autres facteurs, tels que les ressources de la police, l’arsenal juridique utilisé pour définir les infractions dans ce domaine et les particularités de la mise en œuvre des politiques nationales.

135. Aux yeux des tierces intervenantes, seule la dépénalisation du travail du sexe serait de nature à garantir les droits des personnes prostituées. Elles citent les exemples de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, où une telle mesure a renforcé la confiance des travailleurs du sexe, leur permettant ainsi d’accéder à la justice plus facilement, de mieux maitriser leurs conditions de travail, notamment quant au choix des clients et à l’utilisation des mesures de protection, et d’avoir un meilleur accès aux soins.

3. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence

136. Les requérants soutiennent que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels, libellée en des termes généraux et absolus, crée une situation qui les pousse à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les expose à des violences et à des risques sanitaires accrus, affecte leur liberté de définir les modalités de leur vie privée et porte ainsi atteinte à leur autonomie personnelle et à leur liberté sexuelle.

137. La Cour note que le Conseil constitutionnel a examiné les dispositions litigieuses du code pénal à l’aune du droit au respect de la vie privée, du droit à l’autonomie personnelle et du droit à la liberté sexuelle (paragraphe 11 ci-dessus) et que le Conseil d’État a écarté ces mêmes griefs, après les avoir examinés sur le terrain de l’article 8 de la Convention, au motif que les dispositions litigieuses ne pouvaient, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivaient, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée des requérants (paragraphe 12 ci-dessus).

138. La Cour a pour sa part déjà jugé que la mesure litigieuse crée une situation dont les requérants subissent directement les effets (M.A. et autres c. France (déc.), nos 63664/19 et 4 autres, § 43, 27 juin 2023). Elle considère donc que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels constitue une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée, ainsi que dans leur l’autonomie personnelle et leur liberté sexuelle.

2. Sur la légalité de l’ingérence

139. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence repose sur une base légale, à savoir les articles 611-1 et 225‑12‑1 du code pénal introduits par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et accompagner les personnes prostituées ».

3. Sur la légitimité des buts poursuivis

140. Sur la question des buts légitimes, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, le Gouvernement explique que la pénalisation de l’achat d’actes sexuels poursuivait plusieurs des buts énumérés dans cet article, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, la prévention des infractions pénales, ainsi que la protection de la santé et des droits et libertés d’autrui (paragraphes 83-85 ci-dessus). Il soutient en particulier que la mesure litigieuse a pour objectif de lutter contre la traite des êtres humains et rappelle que son adoption est préconisée à ce titre par plusieurs instances internationales et requise par les engagements internationaux de la France (paragraphe 84 ci-dessus). Il ajoute ensuite que la mesure en question a aussi pour but de faire évoluer les représentations et les comportements en réaffirmant le principe de non-patrimonialité du corps humain et de lutter contre les inégalités et les violences faites aux femmes (paragraphe 86 ci‑dessus).

141. Dans l’affaire V.T. c. France (précité, § 24), la Cour a déjà eu l’occasion de relever que la France avait opté pour une approche dite « abolitioniste » en matière d’encadrement juridique de la prostitution et qu’elle figurait parmi les vingt-cinq États membres qui avaient ratifié la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, dont le préambule stipule notamment que la prostitution est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». La Cour note ensuite que la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 portant pénalisation de l’achat d’actes sexuels s’inscrit dans le cadre de cette politique, conduite depuis longtemps par l’État français et qu’elle s’inspire du « modèle suédois », plus récemment désigné comme étant le « modèle nordique », dont l’objectif principal est de lutter contre la prostitution en asséchant la demande qui alimente les réseaux prostitutionnels et les réseaux de la traite des êtres humains. Il ressort ainsi des dispositions législatives applicables, ainsi que de la décision du Conseil constitutionnel suivie par le Conseil d’État, qu’en faisant le choix de pénaliser les acheteurs d’actes sexuels, le législateur a entendu priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et la traite des êtres humains aux fins de l’exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l’asservissement de l’être humain, et ainsi assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et préserver l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions.

142. La Cour a déjà souligné qu’elle jugeait la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors que cette activité était contrainte (V.T. c. France, précité, § 25). Elle a également souligné à maintes reprises l’importance de lutter contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains, ainsi que l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes (voir, notamment, Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 283-288, CEDH 2010 (extraits), et S.M. c. Croatie, précité, § 306).

143. Les requérants eux-mêmes ne contestent pas l’importance de la lutte contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains (paragraphe 77 ci-dessus), mais font valoir que l’incrimination de tout achat d’actes sexuels n’est pas justifiée par l’objectif de préservation d’ordre public ou de lutte contre la traite des êtres humains, dès lors qu’elle s’applique aux prestations librement consenties, y compris dans les lieux privés. La Cour prend note des objections soulevées par les requérants, tout en considérant que celles-ci se situent sur le terrain de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse.

144. Dans ces conditions, la Cour accepte que les objectifs poursuivis par la mesure litigieuse tels qu’ils sont présentés par le Gouvernement, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, la prévention des infractions pénales ainsi que la protection de la santé et des droits et libertés d’autrui (paragraphe 140 ci-dessus), constituent des buts légitimes, au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

145. Partant, il reste à établir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les buts légitimes susmentionnés et les moyens employés par les autorités françaises.

4. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

146. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent quant à l’importance de lutter contre les réseaux prostitutionnels et de traite des êtres humains. Elles ne contestent pas davantage le fait que les relations sexuelles librement consenties relèvent de la notion de la vie privée et de celle de l’autonomie personnelle prévue par l’article 8 de la Convention. Ainsi, la Cour note que l’essentiel du débat entre les parties se situe sur le terrain de la marge d’appréciation dont l’État bénéficie dans le domaine considéré et sur les conséquences négatives et disproportionnées qu’une telle mesure aurait entraînées pour les requérants. C’est donc sur cette base qu’elle procèdera à son examen.

a) Sur la marge d’appréciation de l’État défendeur

147. La Cour rappelle que, pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation qui doit être reconnue à l’État dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité de l’individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Pretty, précité, § 71, et K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 84). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, avec les références qui y sont citées). Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre. Enfin, la Cour rappelle que la marge d’appréciation dont dispose l’État défendeur est de façon générale ample lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007-I, et, plus récemment, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 275, 8 avril 2021).

148. Les requérants contestent, appuyés en cela par certaines tierces intervenantes, l’efficacité de la mesure portant sur l’incrimination de l’achat d’actes sexuels en tant que moyen de lutte contre la traite des êtres humains et préconisent une autre approche dans ce domaine, qui, selon eux, serait plus à même de prévenir les risques inhérents à leur activité et de garantir l’ensemble de leurs droits (paragraphes 78, 123 et 134-135).

149. La Cour a déjà eu l’occasion de relever que les problématiques liées à la prostitution soulèvent des questions morales et éthiques très sensibles, qui donnent lieu à des opinions divergentes, souvent conflictuelles, notamment sur le point de savoir si la prostitution en tant que telle peut être consentie ou si, au contraire, elle résulte toujours d’une forme d’exploitation recourant à la contrainte (S.M. c. Croatie, précité, § 298). Elle a observé à cet égard qu’à l’instar de certains autres États membres, la France a opté pour une approche dite « abolitioniste » de la prostitution : celle-ci est jugée incompatible avec la dignité de la personne humaine, sans pour autant être interdite – à la différence du proxénétisme, qui est réprimé – ni contrôlée. Dans d’autres États membres, le régime juridique de la prostitution s’apparente au « prohibitionnisme » (la prostitution en tant que telle est interdite, et les prostitués – ainsi que leurs clients éventuellement – sont sanctionnés) – ou au « réglementarisme » (l’activité prostitutionnelle – y compris l’exploitation de la prostitution des majeurs – est tolérée et contrôlée). Elle en a déduit qu’il existe des divergences notables d’un système juridique à l’autre dans la manière d’envisager la prostitution (V.T. c. France, précité, §§ 24-25).

150. En l’espèce, la Cour constate que la situation n’a guère évolué depuis les arrêts précités puisqu’il n’existe toujours pas de communauté de vues, ni entre les États membres du Conseil de l’Europe (paragraphes 68-

71 ci-dessus) ni au sein même des différentes organisations internationales saisies de la question (paragraphes 48 et 55 ci-dessus) quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution. Certes, d’un point de vue strictement normatif, la France se trouve dans une situation très minoritaire en Europe : mis à part la Suède, la Norvège, l’Irlande et l’Islande et en partie le Royaume Uni (l’Irlande du Nord), aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a à ce jour opté pour le « modèle nordique », basé sur la pénalisation de l’achat d’actes sexuels. Cependant, la Cour ne perd pas de vue qu’il s’agit de réformes relativement récentes et que cette question est en discussion dans d’autres États membres (voir, pour une situation similaire, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 156, CEDH 2014 (extraits)), dont certains en sont encore au stade de la pénalisation des personnes prostituées elles-mêmes.

151. Les requérants remettent ensuite en cause le lien entre la prostitution et la traite des êtres humains, soutenant qu’il n’existerait pas de données fiables susceptibles d’en établir la corrélation dans les proportions revendiquées par le Gouvernement.

152. La Cour observe que le recours à la pénalisation générale et absolue de l’achat d’actes sexuels en tant qu’instrument de lutte contre la traite des êtres humains fait actuellement l’objet de vifs débats suscitant de profondes divergences aussi bien au niveau européen (paragraphes 61 et 63-67 ci‑dessus) qu’au niveau international (paragraphes 49, 50-54, 56 et 105 ci‑dessus), sans qu’une tendance claire ne s’en dégage (voir, en comparaison et a contrario, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 96, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 91, CEDH 2013 (extraits)).

153. Dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation dans ce domaine. Cela étant, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée et il incombe à la Cour d’examiner les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues ainsi que de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (Parrillo, précité, § 183, avec d’autres références ; et Baret et Caballero c. France, nos 22296/20 et 37138/20, § 80, 12 septembre 2023, avec les références qui y sont citées).

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

154. La Cour entend souligner d’emblée qu’elle est pleinement consciente des difficultés et risques – indéniables – auxquels les personnes prostituées sont exposées dans l’exercice de leur activité, dont certains requérants, appuyés en cela par une partie des tierces intervenantes, font une description détaillée dans leurs témoignages. Ils font ainsi valoir que depuis l’introduction de l’incrimination générale et absolue de l’achat d’actes sexuels, ils seraient contraints à plus de clandestinité et d’isolement, les exposant à des risques accrus en matière de sécurité et rendant plus difficile l’accès à leurs droits. Ils évoquent ensuite une dégradation de leurs conditions de travail et leur précarisation en raison de la diminution de leurs revenus résultant du rétrécissement de la demande, ce qui les obligerait notamment à accepter des pratiques dangereuses, en particulier les rapports non protégés, aggravant ainsi les risques sanitaires auxquels ils étaient déjà exposés. Enfin, selon ces témoignages, la pénalisation de leur activité que sous-entend cette mesure renforce leur stigmatisation et les stéréotypes dont ils sont victimes, contribuant encore davantage à leur marginalisation (paragraphes 6 et 123‑126 ci-dessus).

155. Pour autant, la Cour ne perd pas de vue que ces phénomènes étaient déjà présents et observés avant l’adoption de la loi no 2016-444 du 13 avril 2016, les mêmes effets négatifs ayant par le passé été attribués à l’introduction du délit de racolage dans le droit français, comme le relèvent certaines tierces intervenantes (paragraphes 32, 87 et 113-114 ci‑dessus). Elle note ensuite que, bien que l’application de la loi précitée fasse l’objet d’un examen continu de la part des différents acteurs présents sur le terrain, aussi bien institutionnels qu’associatifs (paragraphes 40 et 42‑44 ci-dessus), il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir si les effets négatifs décrits par les requérants ont pour cause directe la mesure que constitue la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, ou de leur vente, ou sont inhérents et intrinsèques au phénomène prostitutionnel en tant que tel ou qu’ils seraient le résultat de tout un ensemble de facteurs sociaux et de pratiques comportementales (voir, également, les évaluations contrastées de l’application d’une législation similaire en Suède et en Norvège mentionnées aux paragraphes 96, 100, 120, 123 et 132-134 ci-dessus).

156. Comme la Cour vient de le rappeler, la France compte parmi les États ayant opté pour une approche « abolitioniste » de la prostitution (paragraphe 149 ci-dessus), selon laquelle toutes les personnes prostituées doivent être considérées comme des victimes, y compris celles qui disent se livrer librement à cette activité. Dans l’affaire V.T. c. France (précité, § 26), la Cour a noté que la question de savoir si la prostitution peut être librement consentie ou provient toujours d’une contrainte, ne serait-ce que celle résultant des conditions socioéconomiques, prête à controverse. Elle a donc décidé de ne pas entrer dans ce débat, dont l’issue n’était pas déterminante pour son analyse dans l’affaire précitée. Il n’y a pas lieu de s’écarter de cette approche en l’espèce.

157. Les requérants plaident ensuite que la possibilité pour chacun de se livrer à la prostitution librement et entre adultes consentants touche des éléments qui relèvent du cœur même de la vie privée et mérite un degré supplémentaire de protection, ce qui serait de nature à réduire la marge d’appréciation accordée à l’État dans ce domaine. La Cour ne perd pas de vue que le principe de l’autonomie personnelle inclut le droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité et touche un aspect essentiel de l’identité des individus (K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 85). Pour autant, elle n’est pas convaincue par cet argument en l’espèce puisque les requérants se plaignent essentiellement de l’impossibilité, du fait de l’adoption de la mesure litigieuse, de se livrer à l’activité prostitutionnelle en tant que profession et renvoient à ce titre aux exemples des pays qui la réglementent comme n’importe quelle autre activité économique.

158. La Cour rappelle que la pénalisation de l’achat de relations sexuelles s’inscrit dans un dispositif global de lutte contre la pratique prostitutionnelle prévu par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016. Cette loi a été adoptée au terme d’un processus législatif long et complexe, qui avait été initié à la suite des travaux parlementaires précédemment réalisés sur le sujet et qui s’inscrivait dans le cadre plus général de réflexions sur les différents moyens à mettre en œuvre pour lutter contre les violences faites aux femmes (paragraphe 27 ci‑dessus). Après le dépôt de la proposition de loi, les deux commissions spéciales créées aux fins de son examen ont procédé à de nombreuses auditions et études, afin d’établir un état des lieux détaillé de la situation, aussi bien en France qu’à l’étranger. Les rapports présentés à la suite de ces travaux font état des divergences qui existent entre les différents points de vue et positions dans ce domaine, plus particulièrement sur la question de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels. Il en ressort notamment que le phénomène prostitutionnel est pluriel, complexe et évolutif et qu’aucune des politiques publiques mises en place dans les autres États n’est à ce jour exempte de controverse (paragraphes 28-37 ci-dessus). Conscient de ces difficultés et divergences, le législateur français a donc opéré un choix qui constitue l’aboutissement d’un examen attentif, par le Parlement, de tous les aspects culturels, sociaux, politiques et juridiques du dispositif mis en place pour encadrer un phénomène éminemment complexe et soulevant des questions à la fois morales et éthiques très sensibles (à rapprocher avec Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, §§ 108 et 114, CEDH 2013 (extraits)).

159. La Cour se doit de faire preuve de prudence dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduirait à apprécier un arbitrage effectué selon les modalités démocratiques au sein de la société en cause. Elle rappelle que lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (S.A.S. c. France, précité, §§ 129 et 154). Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question de société (voir, par exemple, Y c. France, no 76888/17, § 74, 31 janvier 2023, et Baret et Caballero, précité, § 84). La Cour rappelle également qu’elle n’a pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes sur le choix de la politique la plus appropriée pour encadrer la pratique prostitutionnelle. Il s’agit plutôt de déterminer si, en mettant en balance, comme elles l’ont fait, les intérêts en jeu, les autorités françaises sont restées dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont elles jouissaient en la matière (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 106, et Vavřička et autres, précité, § 310).

160. La Cour observe ensuite que les préoccupations évoquées par les requérants dans la présente affaire, en particulier s’agissant des risques sanitaires et de sécurité, ont été largement prises en compte au cours des débats parlementaires et ont été à l’origine de plusieurs améliorations du texte de la proposition initiale, notamment lors de son examen par le Sénat (paragraphe 35 ci-dessus). Elle note également que la situation sociale et sanitaire des personnes prostituées faisait déjà l’objet d’un examen par les autorités publiques avant le dépôt de la proposition de la loi en cause (paragraphe 32 ci-dessus). Ainsi, la mesure litigieuse que constitue l’incrimination de l’achat d’actes sexuels s’inscrit manifestement dans le cadre d’un dispositif global articulé autour de quatre axes principaux, à savoir la suppression de toute disposition juridique susceptible d’encourager l’activité prostitutionnelle, sans pour autant l’interdire, la mise en place d’une protection des personnes prostituées, notamment la répression de l’exploitation sexuelle d’autrui, la prévention de l’entrée dans la prostitution et l’aide à la réinsertion des personnes prostituées souhaitant quitter cette activité (paragraphes 25, 34, 36, 89 et 157 ci-dessus).

161. La Cour relève par ailleurs que, malgré les grandes divergences qui les opposent, les parties et les tiers intervenants sont unanimes quant à l’effet positif de la suppression du délit de racolage réprimé par l’ancien article 225‑10‑1 du code pénal et la dépénalisation des personnes prostituées qui en résulte. Cette mesure avait pour objectif de lutter contre la stigmatisation sociale attachée à l’activité prostitutionnelle ainsi que de renforcer l’accès aux droits et à l’ensemble des mesures protectrices pour les personnes prostituées. Combinée à l’autre mesure que constitue la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, elle contribue aussi, comme le Gouvernement le soutient et comme il a été souligné lors des débats parlementaires (paragraphe 36 ci-dessus), à inverser le rapport de force avec le client pour les personnes prostituées, en les positionnant en tant que victimes et en leur permettant de dénoncer celui‑ci en cas de violences puisque c’est lui qui est dorénavant mis en cause. Elle note à ce titre que la même loi a ajouté les personnes qui se livrent à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, à la liste des personnes vulnérables, ce qui alourdit les sanctions en cas de violences, d’agressions sexuelles ou de viols commis à leur encontre. De manière générale, la Cour observe que lutter contre la stigmatisation et les stéréotypes dont les personnes prostituées sont victimes, y compris de la part des forces de police, constituait un élément important au moment de l’élaboration de la loi, considéré comme un prérequis pour leur meilleur accès à la protection, en particulier si elles subissent des violences (paragraphe 35 ci-dessus).

162. Au demeurant, outre les mesures entourant le parcours de sortie de la prostitution (paragraphes 19 et 89 ci-dessus), la même loi a prévu le renforcement des politiques publiques en matière de réduction des risques sanitaires au bénéfice de toutes les personnes prostituées, avec la mise en œuvre de mesures spéciales, grâce aux différents moyens d’intervention sur le terrain, sur Internet et les réseaux sociaux ou dans les lieux dédiés, à travers une mobilisation des administrations et associations spécialisées ainsi que par l’allocation de moyens permettant de favoriser l’accès aux droits et à la santé globale pour les personnes qui continuent à exercer cette activité et de ne pas les laisser à l’isolement (paragraphes 21 et 90 ci-dessus).

163. S’agissant du caractère général et absolu de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, la Cour constate que cette mesure était également envisagée comme un moyen de lutter contre la prostitution des mineurs, un phénomène préoccupant et en pleine recrudescence. En effet, et comme l’avait évoqué le rapport d’information préparé au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, l’action des forces de l’ordre dans ce domaine se heurtait souvent à la difficulté de prouver que le client avait connaissance de la minorité de la personne prostituée (paragraphe 33 ci-dessus). Il ressort des travaux parlementaires qu’il s’agit là d’un objectif auquel les autorités ont accordé beaucoup de poids, la loi en question ne se limitait pas à la mesure visant à lutter contre la traite des êtres humains en s’attaquant à la demande de services sexuels, mais prévoyant également un train de mesures visant à prévenir en parallèle, par des campagnes de sensibilisation menées en particulier en milieu scolaire, que de nouvelles personnes exercent l’activité de prostitution.

164. Enfin, la Cour constate que l’approche abolitioniste adoptée par la France vise à éradiquer progressivement la prostitution en offrant des alternatives aux personnes prostituées (paragraphes 19-21 ci-dessus), sans pour autant prohiber cette pratique. Comme l’indique le Gouvernement, la prostitution n’est pas interdite en France et elle y demeure licite et tolérée. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument des requérants selon lequel le maintien pour les personnes qui continuent à exercer l’activité de prostitution du statut de « travailleurs indépendants », sur lequel elle a déjà eu l’occasion de se prononcer (V.T. c. France, précité), remettrait en cause la cohérence du dispositif global mis en place par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016.

165. La Cour ne perd pas de vue les arguments des requérants relatifs à l’insuffisance des moyens alloués aux différentes administrations chargées de l’application des mesures prévues par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 ainsi qu’au manque de cohérence dans l’application de ces mesures sur l’ensemble du territoire (paragraphes 40, 80 et 128 ci-dessus). Elle estime cependant que ces considérations, dont elle est loin de minimiser l’importance et le poids dans son contrôle de la proportionnalité de la mesure, ne sont pas suffisantes pour remettre en cause le choix fait par le législateur à l’issue d’un processus démocratique et au regard des buts légitimes visés (à rapprocher avec Vavřička et autres, précité, §§ 306-308), en particulier quand ce choix vise à opérer de profonds changements sociétaux dont les effets ne se déploient pleinement que dans la durée. Elle relève à ce titre que les autorités sont conscientes de ces insuffisances, dont la persistance pourrait être de nature à compromettre l’ensemble du dispositif mis en place.

166. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime, compte tenu de l’état actuel des évolutions quant à l’appréhension, par le droit interne, des questions soulevées par la prostitution, que les autorités françaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, et que l’État défendeur n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

167. Cela étant, il revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée, en particulier quand celle‑ci est basée sur une interdiction générale et absolue de l’achat d’actes sexuels, de manière à pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales dans ce domaine ainsi que des conséquences produites, dans une situation donnée, par l’application de cette législation (Baret et Caballero, précité, § 88).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juillet 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président

ANNEXE

Liste des requêtes

1. 63664/19 M. A. et autres c. France

2. 64450/19 M. C. c. France

3. 24387/20 T. S. c. France

4. 24391/20 C. D. c. France

5. 24393/20 M. S. c. France


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-235143
Date de la décision : 25/07/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : M.A. ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Spinosi, Patrice

Origine de la décision
Date de l'import : 26/07/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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