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11/07/2024 | CEDH | N°001-234808

CEDH | CEDH, AFFAIRE SAHRAOUI ET AUTRES c. FRANCE, 2024, 001-234808


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SAHRAOUI ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 35402/20)

ARRÊT


Art 2 (matériel) • Obligations positives • Décès d’un détenu toxicomane des suites d’une intoxication due à des médicaments dont certains non prescrits par les autorités • Détenu atteint de pathologies ayant contribué à aggraver son état, dont les autorités médicales compétentes n’avaient pas une entière connaissance • Décès non lié à un défaut de surveillance ou de vigilance fautif de la part des autorités compétentes

Préparé par

le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

11 juillet 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SAHRAOUI ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 35402/20)

ARRÊT

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Décès d’un détenu toxicomane des suites d’une intoxication due à des médicaments dont certains non prescrits par les autorités • Détenu atteint de pathologies ayant contribué à aggraver son état, dont les autorités médicales compétentes n’avaient pas une entière connaissance • Décès non lié à un défaut de surveillance ou de vigilance fautif de la part des autorités compétentes

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

11 juillet 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sahraoui et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Stéphane Pisani, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 35402/20) dirigée contre la République française et dont trois ressortissants de cet État, Mme Samira Sahraoui, Akram et Kamar Taifour (« les requérants », voir Annexe) ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 août 2020,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le décès de l’époux et père des requérants des suites d’une intoxication polymédicamenteuse à la maison d’arrêt de Nevers. Les intéressés invoquent l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

EN FAIT

2. Les requérants résident à Macon et sont représentés par Me F.H. Briard, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, puis par M. D. Colas, son successeur.

4. S.T., l’époux et père des requérants, né en 1966, fut retrouvé mort dans sa cellule le 30 avril 2009. Il avait été incarcéré au centre pénitentiaire de Varennes-le-Grand le 8 janvier 2009, puis transféré à la maison d’arrêt (MA) de Nevers le 17 mars 2009, afin de purger trois peines correctionnelles pour vol et escroquerie, circulation avec véhicule sans assurance et port d’arme de sixième catégorie, ainsi que conduite sous l’emprise d’un état alcoolique et circulation sans assurance. Sa fin de peine était prévue le 9 novembre 2009.

1. La détention de S.T. jusqu’à son décès

5. La dépendance de S.T. aux opiacés fut repérée dès le début de son incarcération à Varennes-le-Grand, où il bénéficiait d’un traitement de substitution quotidien à la méthadone combiné à une prise d’anxiolytiques (Alprazolam et Atarax). Elle fut de nouveau constatée lors de son transfert à la MA de Nevers le 17 mars 2009. Sur la grille d’aide à l’évaluation du potentiel de dangerosité et de vulnérabilité remplie le 17 mars 2009, l’administration pénitentiaire cocha « oui » à la case « addictions drogues » de la rubrique « Dangerosité-vulnérabilité, risques liés à des troubles comportementaux » et « oui » à la case « Accepte sa détention » de la rubrique « Dangerosité-vulnérabilité, éléments d’environnement social ».

6. Le 23 mars 2009, le Dr C., psychiatre intervenant tous les jeudis matin au sein de l’Unité de consultation de soins ambulatoires (UCSA, aujourd’hui Unité sanitaire en milieu pénitentiaire) de la MA, s’entretint avec S.T. Il reconduit le traitement administré à ce dernier à Varennes-le-Grand, en y ajoutant un antidépresseur (Surmontil).

7. Le 24 mars 2009, la commission pluridisciplinaire unique (CPU), à laquelle participait le chef adjoint de la MA, les trois infirmières de l’UCSA et du personnel administratif, examina la situation de S.T. en tant que personne détenue arrivante. Dans son compte rendu, elle nota que S.T. « est dépendant aux stupéfiants, il a un traitement à la méthadone, problème d’alcool, il travaille. Détenu ordinaire ». Elle compléta la grille précitée (paragraphe 5 ci-dessus) : à la rubrique « classification du détenu », elle cocha « oui » à la case « Ordinaire ou faibles risques détectés ».

8. Le 29 avril 2009, le requérant demanda au Dr. C. d’augmenter son traitement, ce qu’il fit (voir, sur la déposition de ce dernier, paragraphe 16 ci‑dessous).

9. Au cours de la matinée du 30 avril 2009, le codétenu de S.T. fut transféré dans une autre cellule, sur sa demande, au motif qu’il supportait mal le manque d’hygiène et la dépendance aux médicaments de ce dernier (voir, sur sa déposition, paragraphe 17 ci-dessous).

10. Le même jour, vers 14 heures, lors de la distribution du courrier, deux surveillants trouvèrent S.T. allongé par terre dans sa cellule, se plaignant d’une douleur à la cheville. Ils lui indiquèrent que l’infirmière passerait le voir à son arrivée à 15 heures. Deux infirmières se rendirent dans sa cellule à 15 heures 20. Elles vérifièrent sa tension, son pouls et sa glycémie, et lui administrèrent une pommade anti-inflammatoire après avoir constaté la présence d’un œdème sur son pied droit (voir, sur les dépositions des infirmières, paragraphe 12 ci-dessous).

11. Le même jour, à 17 heures 45, lors de la distribution des repas, un surveillant découvrit S.T. inconscient, allongé par terre et la tête reposant sur le lit. Il alerta le premier surveillant de service et les infirmières, qui appelèrent les pompiers et le SAMU. Malgré les efforts de réanimation entrepris, le décès de S.T. fut déclaré à 18 heures 34.

2. L’enquête pour rEcherche des causes de la mort

12. Le 30 avril 2009, les deux infirmières furent entendues. Elles relatèrent les mêmes faits. Le procès-verbal de l’une d’entre elle établit ce qui suit :

« (...) Ce jour 30 avril 2009 j’ai pris mon service à 15 heures. Un surveillant nous a avisé que [S.T.] se plaignait d’avoir mal à sa cheville droite ne pouvait descendre à l’infirmerie et souhaitait notre intervention en cellule. (...) Un autre surveillant nous avait fait part qu’il avait observé en début d’après-midi [S.T.] par terre. À 15h20, [l’autre infirmière] et moi-même sommes allées le voir. [S.T.] était assis au bord du lit (...) nous avons remarqué la présence d’un œdème vers la malléole de son pied droit. Comme ma collègue et moi le trouvions plus endormi que d’habitude, nous avons décidé de prendre sa tension. (...) La tension était de 154,83 et un pouls à 101, et le dextro à 0,93. Les constantes ne nous ont pas affolées, [S.T.] était conscient. Son comportement était le même que d’habitude. C’est une personne ralentie physiquement et psychologiquement. Nous lui avons demandé s’il avait pris ses médicaments. Il faut savoir que nous donnons le matin les médicaments pour la journée aux détenus sauf la méthadone que nous donnons le matin qu’ils prennent devant nous à l’infirmerie. [S.T.] nous a dit non et je lui ai demandé si son traitement n’était pas trop fort car il venait d’être augmenté la veille. Il nous a sorti de sa poche (...) une plaquette de dix cachets d’Alprazolan 0,25 mg qui correspond à la dose de la journée. Sur sa table nous avons constaté la présence de trois cachets de Surmentil et trois comprimés Atarax 25 mg. C’était son traitement de la journée, nous nous sommes dit ma collègue et moi qu’il n’avait pas pris son traitement de la journée. Il ne nous a pas semblé ni dépressif ni suicidaire.

Je suis allée lui chercher de la pommade qui est un antiinflammatoire. Je lui ai conseillé de l’appliquer tout de suite.

S.T. venait chercher son traitement, son attitude n’a pas attiré plus particulièrement notre attention.

Un surveillant est arrivé à l’infirmerie à 17h45 affolé nous disant que [S.T.] était par terre et qu’il ne sentait pas son pouls. Nous sommes remontés avec ma collègue. Nous avons compris tout de suite qu’il était décédé, ses doigts étaient un peu cyanosés. [L’autre infirmière] lui a pris le pouls et est allée prévenir le SAMU, quant à moi j’ai quand même continué à chercher le pouls au niveau du poignet et au niveau des carotides. J’ai tenté de faire un petit massage cardiaque. Après les sapeurs-pompiers et de suite les effectifs du SAMU sont arrivés, ont sorti S.T. de la cellule dans le couloir pour tenter de le réanimer mais en vain.

S.T. était un homme ralenti psychologiquement, calme, poli, peu parlant. (...) »

13. Trois surveillants furent interrogés entre le 30 avril et le 1er mai 2009. L’un d’entre eux indiqua que S.T. était un détenu qui ne posait pas de problèmes particuliers et qu’il était « très ralenti dans ses gestes, il avait le comportement d’une personne sous méthadone ». Selon un autre, « cet homme [lui] apparaissait comme un homme étant sous dépendance médicamenteuse, n’étant pas nerveux ». Le troisième décrit une « personne sous dépendance médicamenteuse, [qui] dormait souvent dans de drôles de positions. Il dormait à demi-assis sur le lit la tête en arrière, ronflait très fort, dormant parfois par terre ou sur sa table ou en position assise sur son tabouret le long du mur, d’où [sa] réflexion lorsque [les autres] l’ont découvert : « il dort encore dans une drôle de position ». Il poursuivit en indiquant qu’il avait des problèmes avec sa cheville, et qu’il ne sortait plus depuis peu, pour les promenades.

14. Le 1er mai 2009, le directeur de la MA, interrogé, dit de S.T. qu’il était une personne calme qui sortait peu en promenade, qu’il fréquentait les cours scolaires, travaillait dans sa cellule et était suivi par le service médical, ajoutant que d’après le service pénitentiaire d’insertion et de probation de la Nièvre « il était plutôt dans une phase positive avec une amélioration des problèmes financiers de son épouse et un projet d’aménagement de peine ».

15. Le 4 mai 2009, la requérante, épouse de feu S.T., indiqua aux policiers qu’elle ne savait pas que ce dernier avait un passé de toxicomane. Elle ajouta qu’à leur domicile, il ne prenait pas de médicaments et que « parfois, il avait mal au ventre, diarrhées, vomissements ».

16. Le 5 mai 2009, le Dr. C. relata ce qui suit au cours de son audition :

« (...) Je suivais S.T. à la maison d’arrêt depuis son transfert le 17 mars 2009 (...).

Le 23 mars 2009, j’ai commencé à suivre S.T. parce qu’il était très énervé, mécontent de son transfert se retrouvant sans argent sans tabac et sans nouvelles de sa famille.

Il avait déjà un traitement de substitution car c’est un toxicomane et des tranquillisants.

S.T. n’avait pas d’intention suicidaire mais craignait d’avoir des réactions agressives, il ne voulait pas aller au mitard, c’est pour cela qu’il a souhaité une augmentation de son traitement.

Je l’ai revu courant avril le 29 avril 2009. À nouveau, il était très énervé, il ne dormait pas ne tenant pas en place. Cela énervait son codétenu et il craignait de se battre avec lui. Cela a motivé sa demande d’augmentation de traitement.

Nous ne sommes jamais garantis de ce que prennent ou non les détenus en raison d’un important trafic entre eux.

Question : je vous présente tous les médicaments retrouvés en possession de S.T. lors de son décès, les reconnaissez-vous ? 14 comprimés de 0,25 mg Alparazom, trois Surmontil 100 mg et 3 Atarax, 1 Zyprexa 10 mg et 1 Zyprexa 7,5 mg.

Réponse : je reconnais avoir prescrit dix comprimés de 0,25 mg Alprazolam, trois Surmontil 100 mg et cinq Atarax à 0,25 mg mais en aucun cas lui ait prescrit du Zyprexa qui est un anti-psychotique.

La provenance reste à déterminer.

C’était un homme usé par la drogue. »

17. Le codétenu de S.T. expliqua, lors de son audition le 12 mai 2009, les raisons qui l’avaient poussé à demander un changement de cellule :

« Il prenait beaucoup de cachets, je ne sais pas lesquels, il piquait du nez et quand il mangeait il s’endormait sur son plateau. [...] Je n’étais pas bien avec lui, il mangeait avec sa main, il était sale. [...] Il dormait dans n’importe quelle position assis debout couché, il était assis, il s’endormait, il était assis sur son tabouret et il s’endormait tête en avant en piquant du nez. On aurait dit qu’il avait pris de la cam. Il s’endormait contre le mur aussi. Il lui arrivait assis sur son lit de s’endormir la tête en avant. Il était défoncé comme un toxicomane. Cependant j’ai été surpris de son décès. Je pense que son décès est dû aux médicaments, il en prenait beaucoup [...]. Je ne sais pas s’il en échangeait. Moi aussi j’ai un traitement, je prends du Loxapac pour les nerfs, du Tersian pour les nerfs aussi, du Valium et du Zyprexa. (...) »

18. Les 12 et 14 mai 2009, le docteur L., médecin légiste, rendit ses rapports de corps et d’autopsie. Il conclut à un décès par asphyxie positionnelle, éventuellement majoré ou provoqué par une intoxication médicamenteuse. Il ne constata aucune trace de violence ni de signe d’intervention d’un tiers.

19. Le Dr L. procéda également à un examen anatomo-pathologique des scellés. Il indiqua que l’examen toxicologique avait retrouvé de nombreuses substances psychotropes, dont de la méthadone à des taux potentiellement toxiques. Il écrivit que ces substances, en particulier lorsqu’elles sont associées, exposent à un risque accru de mort par dépression du système nerveux central et des troubles respiratoires. Aux termes de la conclusion de son rapport du 25 mars 2010 :

« La cause du décès est une intoxication polymédicamenteuse par substances psychotropes et notamment de la méthadone. Le décès est survenu par dépression du système nerveux central et troubles respiratoires, aggravés par une asphyxie positionnelle. Une hépatite granulomateuse d’origine probablement médicamenteuse, et une bronchopneumopathie chronique possiblement d’origine tabagique et/ou asthmatiforme ont pu représenter des facteurs d’aggravation mineurs de la mort ».

20. Le 24 août 2010, le Dr. D. délivra un rapport d’analyse toxicologique. L’expert souligna que l’étude de la littérature montrait que les facteurs aggravants de la prise de méthadone pouvant conduire au décès étaient « la consommation de psychotropes médicamenteux (même à concentration infra thérapeutique) et la prise de stupéfiants seuls ou associés ». Dans le cas de S.T., il constata « une consommation importante de psychotropes associés ».

21. Dans la partie « Discussion sur le cas » de son rapport, il commença par rappeler qu’il « est nécessaire de comprendre que bien que prescrite à posologie thérapeutique, la méthadone peut entraîner des conséquences létales ». Il indiqua ensuite ceci :

« Lors de la phase d’initiation du traitement, le thérapeute doit introduire la méthadone à la posologie maximale de 20 à 30 mg par jour et ce pendant plusieurs jours avant de progressivement augmenter la posologie à 40 voire 60 mg. À la lecture des pièces mises à notre disposition, il apparaît que [S.T.] a bénéficié de l’introduction de la méthadone en [MA] à Varennes le Grand. Lorsque [S.T.] a été pris en charge à la [MA] de Nevers, il avait déjà un traitement de 60 mg par jour de méthadone qui a été reconduit par le Dr R. Par ailleurs, Mme M., l’infirmière, déclare que la prise de méthadone se fait en présence d’une infirmière à l’issue de quoi le flacon est jeté, toujours en leur présence.

Les règles de prescriptions ainsi que les modalités de délivrance de la méthadone au bénéfice de [S.T.] ont donc été respectées. »

22. Il poursuivit en indiquant que la concentration mesurée en méthadone dans le sang était en accord avec une délivrance de 60 mg de méthadone par jour telle que reportée sur la fiche de suivi de traitement de S.T. jointe à la procédure. Il indiqua important de noter que les analyses histologiques du foie avaient mis en évidence une atteinte hépatique (hépatite granulomateuse) vraisemblablement liée à une hépatite médicamenteuse, et qu’il était probable que l’atteinte hépatique ait contribué à diminuer l’activité de détoxification du foie entrainant ainsi l’augmentation de la concentration circulante en méthadone mais aussi des autres médicaments.

23. S’agissant de la posologie des autres médicaments, l’expert rapporta ce qui suit :

« D’autre médicaments ont été prescrits à [S.T.] par le médecin psychiatre le Dr.C, à savoir : deux dépresseurs du système nerveux central : alpazolam Xanax, hydroxyzine Atarax ; un antidépresseur : Surmontil.

S’agissant des posologies, celles en antidépresseur Surmontil et en hydroxyzine Atarax sont banales, en revanche celle en alprazolam Xanax est certes normale mais assez élevée. Le Dr C. confirme n’avoir prescrit aucun autre médicament, ce que confirment les infirmières ainsi que la fiche de suivi médical de [S.T.]. La présence de comprimés de Zyprexa (antipsychotique majeur) dans les poches de pantalon de la victime ainsi que la présence dans son organisme de zopiclone Imovane, nitrazpeam Mogadon, cyamémazine Tercian et de diazépam Valium est donc surprenante. L’explication la plus simple est celle suggérée par Mme M. [l’infirmière], à savoir un échange (ou vol) de médicaments entre les détenus. Or, le codétenu de [S.T.], le nommé M.H. reçoit justement une prescription de Valium, de Zyprexa, d’Imovane, et de Tercian. Seule la prise de Mogadon n’est pas expliquée par le traitement de M.H.

Il est donc évident que M.H. ne prend pas l’intégralité de son traitement médicamenteux, soit que [S.T.] le lui réclame et que M.H. accède à sa demande gracieusement, soit que [S.T.] le lui dérobe, soit enfin que M.H. le cède contre une compensation financière. »

24. Les conclusions de son rapport se lisent comme suit :

« Les règles de prescription et de délivrance de la méthadone et des autres médicaments, effectuées à la MA de Nevers et au bénéfice de [S.T.] ont été respectées.

Dans la mesure où [S.T.] reçoit depuis plusieurs semaines 60 mg de méthadone par jour ainsi que son traitement médicamenteux normal, sans que cela ait eu des conséquences délétères pour sa santé, il semble peu crédible de retenir que les prescriptions qui ont été réalisées par les services médicaux de la [MA] de Nevers soient les seules responsables du décès.

La part de la méthadone dans l’établissement du décès est évidemment majoritaire mais n’est pas la cause unique. En l’absence de méthadone, toutes les autres causes cumulées qui suivent n’auraient pas suffi pour induire le décès. En présence de méthadone seule et en l’absence de toutes les autres causes qui suivent, le décès n’aurait pas eu lieu.

La part des prescriptions médicales réalisées par les services médicaux de la [MA] de Nevers est minoritaire, non décisive, mais a effectivement contribué à aggraver la situation.

La part des médicaments consommés en dehors de toute prescription médicale est minoritaire elle aussi mais a pu être un facteur décisif supplémentaire dans l’établissement du décès.

La part de l’asphyxie positionnelle est minoritaire mais elle a probablement été plus décisive que la consommation de médicaments non médicalement prescrits.

La part des pathologies sous-jacentes : hépatite granulomateuse et bronchopneumopathie chronique est minoritaire, non décisive, mais a effectivement contribué à aggraver la situation. »

25. Le 25 octobre 2010, l’enquête aboutit à une décision de classement sans suite pour absence d’infraction.

3. La procédure administrative

26. Le 29 octobre 2013, la requérante adressa au ministre de la Justice une demande préalable d’indemnisation pour les préjudices subis par elle et ses deux enfants du fait de la mort de S.T. en invoquant les fautes qui auraient été commises par les autorités pénitentiaires dans la surveillance et le suivi de celui-ci. Cette demande fut rejetée.

27. La requérante saisit ensuite le tribunal administratif (TA) de Dijon d’une requête tendant à la condamnation de l’État à l’indemniser, elle et ses enfants, des préjudices subis en soutenant que les autorités pénitentiaires savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de S.T. compte tenu de son passé de toxicomane, de ses troubles psychiatriques et de son lourd traitement médical.

28. Le 13 octobre 2016, le TA rejeta la requête. Il considéra que les autorités pénitentiaires n’avaient pas commis de faute dans la surveillance de S.T. de nature à engager la responsabilité de l’État :

« (...) Considérant, d’une part, que les requérants soutiennent que l’administration pénitentiaire a commis une faute en laissant [S.T.] sans surveillance particulière, notamment lors de la prise des médicaments nécessaires à son traitement ; que, cependant, il ressort des dispositions du code de procédure pénale, précitées [articles D. 273 et D. 368, paragraphe 32 ci-dessous] que la prescription des médicaments relève de la seule compétence des autorités médicales et doit, à cet effet, être exécutée par le personnel infirmier, l’administration pénitentiaire devant seulement s’assurer que les modalités de traitement sont compatibles avec la sécurité de l’établissement et des détenus ; qu’il a été dit en outre, qu’aucune erreur dans la prescription des médicaments nécessaires à l’intéressé n’avait été commise par l’UCSA dépendant du centre hospitalier de Nevers, lequel relève par ailleurs d’une personne morale distincte de l’État ; que si certains médicaments distribués chaque jour à l’intéressé devaient être absorbés en plusieurs prises quotidiennes, le médecin n’avait pas prescrit leur distribution sous contrôle ; qu’ainsi, [S.T.], qui était qualifié de détenu « ordinaire » par l’administration bénéficiait d’une certaine autonomie et liberté de mouvement, notamment par l’équipe médicale de l’UCSA pour la prise de ses médicaments ; que, dès lors, l’ingestion médicamenteuse partiellement à l’origine du décès de [S.T.] ne saurait être regardée comme établissant, par elle-même, l’existence d’une faute du service pénitentiaire dans [sa] surveillance, commise en méconnaissance des dispositions précitées de l’article D. 273 du code de procédure pénale et de nature à engager la responsabilité de l’État ; que, par ailleurs, il n’est pas établi ni même allégué que le directeur de l’établissement pénitentiaire aurait dû s’opposer aux modalités de traitement préconisées par l’autorité médicale compétente ;

Considérant, d’autre part, que si les requérants soutiennent que [S.T.] n’avait aucun problème de santé, il résulte de l’instruction qu’outre sa toxicomanie, il avait une hépatite granulomateuse et une broncho-pneumopathie chronique ; que si les requérants soutiennent encore que [S.T.] n’a pas été « particulièrement surveillé » notamment le jour de son décès, à 15h20, lorsque les infirmières appelées par l’administration pénitentiaire se sont rendues dans sa cellule, ce dernier était conscient, répondait aux questions et son comportement était identique à son habitude « personne ralentie physiquement et psychologiquement » ; qu’il n’a pas semblé alors à l’équipe soignante que l’intéressé soit dépressif ou suicidaire ; que les infirmières lui ont pris sa tension, son pouls et sa glycémie ; qu’il est alors apparu que [S.T.] n’avait pas pris son traitement de la journée sauf la méthadone ; que l’équipe soignante rappelée à 17h45 a entrepris un massage cardiaque en vain ; que, par suite, l’administration pénitentiaire doit être regardée comme ayant pris effectivement les mesures de surveillance suffisamment adaptées au cas de [S.T.], lequel comme il a été dit ne présentait aucune consigne de vigilance spécifique ou comportement laissant penser à un risque particulier « d’un prisonnier vulnérable » ; que, dès lors, les consorts T. ne sont pas fondés à soutenir que le décès de S.T. serait lié à un manque de précaution, de diligence ou de surveillance des services pénitentiaires constitutif d’une faute de nature engager la responsabilité de l’État ; »

29. Le 14 février 2019, la cour administrative d’appel de Lyon (CAA) confirma le jugement. L’arrêt est ainsi motivé :

« La responsabilité de l’État en cas de préjudice matériel ou moral résultant du décès d’un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d’un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu’à la condition qu’il résulte de l’instruction que l’administration n’a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l’intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir ce décès.

En premier lieu, il résulte de l’instruction que [S.T.], toxicomane, souffrait d’une hépatite granulomateuse, liée probablement à une hépatite médicamenteuse et d’une bronchopneumopathie chronique. Dès lors, (...) la veuve (...) n’est pas fondée à soutenir que [S.T.], lors de sa mise sous écrou, n’avait aucun problème de santé notable.

En deuxième lieu, il résulte de l’instruction, d’une part, qu’avant même son arrivée à la [MA] de Nevers, [S.T.] bénéficiait tant d’un traitement de substitution à la méthadone, prescrit pour une dépendance aux opiacés, que, depuis cette arrivée, d’un suivi psychiatrique et de la prescription de quatre médicaments destinés à lutter contre une pathologie anxiodépressive et des problèmes de sommeil. D’autre part, il résulte également de l’instruction que les règles de prescription des médicaments précitées ont été respectées par l’équipe médicale, et que la prise des médicaments autres que la méthadone, qui quant à elle était contrôlée quotidiennement par des infirmières, n’avait pas fait l’objet d’une obligation de surveillance particulière au regard du comportement de l’intéressé. En outre, il résulte des conclusions des experts médicaux que le décès de [S.T.], survenu dans un contexte d’état de santé dégradé, est dû probablement à une asphyxie positionnelle majorée ou provoquée par la présence dans son organisme de méthadone et d’une concentration de plusieurs autres médicaments, dont trois d’entre eux, qui ne lui avaient pas été prescrits ont probablement été volés à son codétenu ou obtenus par l’intermédiaire de ce dernier. Ainsi, au regard de l’ensemble de ces éléments et des circonstances de l’espèce, aucune faute résultant d’une insuffisante surveillance de [S.T] par l’administration pénitentiaire ne peut être identifiée dès lors que compte tenu du comportement de l’intéressé, de son état de santé, et des prescriptions médicales dont il bénéficiait, aucun élément ne permettait de penser qu’il convenait de mettre en place une surveillance particulière de ce détenu qui aurait permis d’éviter qu’il ingère d’autres médicaments que ceux prescrits. (...)

En troisième lieu, il résulte de l’instruction, d’une part, que [S.T.] ne manifestait pas un comportement suicidaire, selon le psychiatre qui le suivait. D’autre part, lorsque l’intéressé s’est plaint le jour de son décès de douleurs à la cheville, il présentait selon le surveillant pénitentiaire auquel il s’est adressé, son état habituel, qualifié de « ralenti », ce qui est corroboré par les infirmières intervenues plus tard pour lui prodiguer les soins nécessaires en lien avec ses doléances et qui ont à cette occasion constaté que la tension artérielle était normale. Ensuite, en fin de journée, les services de secours ont été appelés, et sont intervenus rapidement après la découverte de [S.T.] inconscient. Dès lors, il ne résulte pas de ces éléments que le jour du décès de [S.T.], et compte tenu de sa personnalité et de son état de santé connus de l’administration pénitentiaire, un défaut de surveillance ou vigilance fautif ait été commis en l’espèce. (...) »

30. La requérante, agissant en son nom propre et en sa qualité de représentante de ses deux enfants mineurs, forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Dans son mémoire, elle fit valoir que la CA avait commis une erreur de qualification juridique des faits en refusant de caractériser la faute de l’administration pénitentiaire, alors qu’au regard du traitement lourd dont bénéficiait S.T., de sa toxicomanie et du comportement anormal qu’il avait manifesté avant sa mort, les services pénitentiaires auraient dû faire preuve à son égard d’une vigilance renforcée.

31. Par une décision du 27 février 2020, le Conseil d’État déclara le pourvoi en cassation non admis.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES et internationaux PERTINENTS

1. LE code de procédure pénale

32. Aux termes des articles D. 271, D. 273 et D. 368 du code de procédure pénale (CPP), dans leur rédaction applicable à la date des faits litigieux :

Article D. 271

« La présence de chaque détenu doit être contrôlée au moment du lever et du coucher, ainsi que deux fois par jour au moins, à des heures variables. »

Article D. 273 alinéa 3

« Sauf décision individuelle du chef d’établissement motivée par des raisons d’ordre et de sécurité, un détenu peut garder à sa disposition, selon les modalités prescrites par les médecins intervenant dans les établissements pénitentiaires, des médicaments, matériels et appareillages médicaux ».

Article D. 368

« Les missions de diagnostic et de soins en milieu pénitentiaire et la coordination des actions de prévention et d’éducation pour la santé sont assurées par une équipe hospitalière placée sous l’autorité médicale d’un praticien hospitalier, dans le cadre d’une unité de consultations et de soins ambulatoires, conformément aux dispositions des articles R. 711-7 à R. 711-18 du code de la santé publique. »

2. L’article R. 322-11 du code pénitentiaire

33. Aux termes de l’article R. 322-11 du code pénitentiaire, créé par le décret no 2022-479 du 30 mars 2022 portant partie réglementaire de ce code :

« Au sein de l’établissement pénitentiaire, aucun stockage, cession, don ou échange de médicaments n’est autorisé. Les personnes détenues doivent pouvoir justifier la possession de médicaments par la production d’une prescription médicale.

Aucune entrée de médicaments ne peut se faire par le biais des parloirs ni par l’achat en cantine. Si une personne détenue entrante est porteuse de médicaments, le médecin en est immédiatement avisé afin de décider de l’usage qui doit en être fait.

Des matériels et appareillages médicaux peuvent être laissés à la disposition des personnes détenues selon les modalités prescrites par les médecins intervenant dans les établissements pénitentiaires, sauf décision du chef d’établissement motivée par des raisons d’ordre et de sécurité. »

3. la prise en charge sanitaire des personnes détenues souffrant d’addiction
1. Le régime applicable à la date des faits litigieux

34. Le cadre de la prise en charge sanitaire des personnes détenues souffrant d’addiction en vigueur au moment de l’incarcération de S.T. était fixé par la note interministérielle Santé/Justice du 9 août 2001 (MILDT/DGS/DHOS/DAP no 474) et le Guide méthodologique relatif à la prise en charge sanitaire des personnes détenues (Septembre 2004).

35. La note précitée précise les orientations relatives à l’amélioration de la prise en charge sanitaire et sociale des personnes détenues présentant une dépendance aux produits licites ou illicites ou ayant une consommation abusive. Elle indique qu’environ 60 % des entrants présentent un problème lié à un consommation d’alcool ou/et de drogues. Elle souligne que la prise en charge des addictions des personnes détenues se veut exhaustive et transversale, et prévoit notamment que le responsable du projet de soins est désigné prioritairement parmi les intervenants en psychiatrie.

36. Aux termes des dispositions pertinentes de la partie « La prise en charge des addictions » du guide :

II-2.4.4.2 - La prise en charge des addictions

« Les consommations abusives ou les dépendances aux substances psychoactives concernent un nombre considérable de personnes détenues (...). La prise en charge des addictions en constitue d’autant plus un axe essentiel de travail recoupant les objectifs sanitaires et pénitentiaires.

La note interministérielle Sante/Justice du 9 août 2001 (...) est accompagnée d’un cahier des charges définissant les rôles respectifs des services sanitaires (Unité de consultations de soins ambulatoires, Service médico-psychologique régional ou équipes de psychiatrie, Commission de la santé et de la sécurité du travail, Centre de cure ambulatoire en addictologie) et pénitentiaires.

La multiplicité des services concernés nécessite une coordination de l’ensemble des acteurs autour d’un projet animé par le responsable de projet choisi parmi les personnels sanitaires intervenant dans l’établissement pénitentiaire.

Il convient de mettre en œuvre les orientations ci-dessous rappelées, telles qu’elles ont été définies dans cette note et le cahier des charges qui lui est annexé. »

II-2.4.4.2.1 - Le repérage systématique de toutes les situations d’abus et de dépendance par la mise en place d’un outil d’appréciation de la dépendance et de l’abus

« Le repérage des personnes dépendantes doit être réalisé par les services sanitaires de l’établissement pénitentiaire dès le début de l’incarcération. Il est effectué par l’Unité de consultations de soins ambulatoires lors de la visite médicale obligatoire d’entrée.

Le personnel de surveillance ou tout autre intervenant informe les services sanitaires ou le service pénitentiaire d’insertion et de probation des problèmes de consommation abusive ou de dépendance observés chez toute personne détenue.

Au moment de l’écrou et à chaque fois qu’il le juge utile, le chef d’établissement ou son représentant expose la réglementation relative à la consommation de toute substance psycho-active (drogues, alcool, médicaments et tabac) et informe les personnes détenues des possibilités de prise en charge socio-sanitaire au sein de l’établissement pénitentiaire. »

II-2.4.4.2.2 - Diversification des prises en charge

« (...)

Il convient d’assurer une diversification des-modalités de prise en charge (il peut s’agir d’une première proposition de soins) afin de proposer :

. une prescription de substitution ;

. un traitement médicamenteux dans un but de sevrage ;

. une consultation spécialisée d’addictologie.

En tout état de cause, il convient de proposer systématiquement la possibilité d’une poursuite d’un traitement de substitution dûment confirmé. (...) »

37. Aux termes des dispositions pertinentes de la partie « La prescription, la dispensation et l’administration des médicaments » du même guide :

III-2.2.1- La prescription des médicaments

« La prescription des médicaments, y compris leurs modalités d’administration, relève de la seule responsabilité des intervenants médicaux (...).

Le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. En ce sens, il tient compte du contexte carcéral et des risques encourus par le patient ou son entourage en cas de mauvaise utilisation ou d’utilisation détournée des médicaments. Les responsables pénitentiaires tiennent informé le médecin des éléments qui font suspecter l’existence de risques particuliers concernant telle ou telle personne détenue.

S’il apparaît que des précautions particulières doivent être prises, le médecin peut demander qu’un médicament soit absorbé devant le personnel infirmier qui le distribue alors à chaque prise. (...) »

III-2.2.3- La détention des médicaments en cellule

« Dans un souci de responsabilisation des personnes détenues au regard des soins et des traitements qui leur sont dispensés, l’article D. 273, 3eme alinéa du code de procédure pénale prévoit qu’une personne détenue peut garder à sa disposition en cellule des médicaments (...).

Si, pour des raisons d’ordre et de sécurité, le chef d’établissement pénitentiaire s’oppose à ce qu’une personne détenue détienne des médicaments en cellule, il doit prendre une décision individuelle motivée et en informer immédiatement le médecin responsable de l’UCSA.

(...)

Une concertation régulière entre le médecin responsable de l’UCSA et le chef de l’établissement pénitentiaire doit s’instaurer pour régler les problèmes soulevés par l’application de ces mesures. Il leur revient d’apprécier les risques encourus, pour le médecin au niveau médical (personnalité et pathologie du patient, nature du médicament à prescrire), pour le chef de l’établissement pénitentiaire en matière d’ordre et de sécurité (profil de la personne détenue, des personnes codétenues, condition de détention). (...) »

38. À l’époque de l’incarcération de S.T., le rapport intitulé « L’organisation des soins en matière de traitements de substitution en milieu carcéral » pour la Commission nationale consultative des traitements de substitution (2003) constitue un outil destiné aux équipes de professionnels intervenant en détention. Il rappelle que l’objectif de la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale est d’assurer aux personnes détenues une qualité et une continuité des soins équivalentes à celles offertes à la population générale.

39. Il rappelle également que l’autorisation de mise sur le marché de la méthadone date de 1995 et qu’une circulaire du 5 décembre 1996 (DGS/DH/DAP no 739) prévoit « qu’une prise en charge intégrant l’ensemble des problèmes de dépendance doit être proposée en détention. En particulier pour les personnes toxicomanes, un traitement de substitution par la méthadone ou le Subutex peut être poursuivi ou initié à l’entrée en détention ».

40. Il indique que les prescriptions de traitement de substitution devraient obéir aux mêmes règles que celles prévues en milieu ouvert, avec une prescription, pour une durée de 14 jours, reconductible pour la méthadone. Il précise que les renouvellements de prescription sans examen médical au cours de l’incarcération sont à proscrire. S’agissant des modalités de délivrance de la méthadone, il préconise fortement, comme le montre la pratique, et en raison des risques d’overdose, la prise quotidienne en présence d’un soignant, dimanche et jours fériés compris. Le rapport met en lumière également, sous un intitulé « Co-prescriptions » l’attention particulière qui doit être portée à limiter les associations de psychotropes, en particulier de benzodiazépines, avec les traitements de substitution aux opiacés, en raison de leurs effets indésirables. Enfin, le rapport consacre une partie sur le trafic en prison, et signale que le détournement de médicaments prescrits par les services médicaux existait préalablement à l’arrivée des traitements de substitution en 1996 ; il observe que « de nombreux facteurs contribuent aux trafics et aux consommations associées à ces trafics : recherche d’effets psychoactifs, dépendance à l’injection, mais aussi nécessité de se procurer des revenus » et que « la proportion importante parmi la population carcérale de détenus dépendant aux drogues illicites et aux médicaments psychoactifs entretient naturellement un marché noir centré sur les traitements de substitution ».

2. Le régime postérieur aux faits litigieux

41. La dernière version du Guide désormais intitulé « Prise en charge sanitaire des personnes placées sous main de justice » a été publiée en 2019. Le livre 4 de ce guide (« Prise en charge et prévention de conduites addictives ») rappelle que le repérage des personnes dépendantes est désormais inscrit dans la loi. L’article 44 de la loi no 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé prévoit qu’« Au début de son incarcération, il est proposé à toute personne détenue un bilan de santé relatif à sa consommation de produits stupéfiants, de médicaments psychotropes, d’alcool et de tabac ». Il souligne que le « repérage, la nécessité de soins adaptés et d’un suivi en détention ainsi que la continuité des soins à l’entrée et à la sortie de prison sont des étapes essentielles où chaque intervenant – sanitaire, social et pénitentiaire, doit agir en coordination ». Il précise que « le projet de soins adapté intègre le suivi du sevrage, la prescription et le suivi, si nécessaire, de traitements de substitution, la prise en charge d’éventuelles comorbidités somatiques et/ou psychiatriques, l’accompagnement et le suivi psychologique et médico‑social ».

42. Le Guide des traitements de substitution aux opiacés (TSO) en milieu carcéral (2011) est une actualisation du rapport de 2003 précité (paragraphes 38 et suivants ci-dessus). La fiche « Mésusage des TSO » de ce guide indique que le mésusage des TSO est le reflet d’une prise en charge inadaptée qui nécessite un ajustement du dispositif et une redéfinition du projet de soin, qui est à distinguer du trafic qui sort de la logique de soin.

4. RAPPORTS de l’observatoire des drogues et des toxicomanies

43. Plusieurs rapports de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) font état du trafic de médicaments psychotropes en milieu carcéral, qui n’est pas nouveau (« Circulation et échanges de substances psychoactives en milieu carcéral », Avril 2019, « Usage de drogues en prison, pratiques, conséquences et réponses », Décembre 2019).

5. Les documents internationaux et européens pertinents

44. Il est renvoyé à la partie « Documents pertinents du Conseil de l’Europe » de l’arrêt Wenner c. Allemagne (no 62303/13, §§ 32 à 35, 1er septembre 2016) ainsi qu’à la partie « Documents internationaux pertinents » de l’arrêt Abdyusheva et autres c. Russie (nos 58502/11 et 2 autres, §§ 38 à 40, 26 novembre 2019) concernant les soins de santé en prison et la méthadone. Cette partie rappelle que la méthadone a été inscrite sur la liste modèle de l’Organisation mondiale de la santé des médicaments essentiels en 2005.

45. Il est renvoyé également au Chapitre 5 (« Psychoactive drugs and the medical management of drug-addicted prisoners ») du manuel intitulé « Prison health care and medical ethics » publié par le Conseil de l’Europe (novembre 2014). Les auteurs du manuel soulignent notamment la vulnérabilité des personnes détenues toxicomanes, qui présentent souvent des troubles psychiatriques associés à leur toxicomanie qu’ils qualifient de maladie chronique. Ils préconisent que la prescription des traitements de ces autres troubles se fasse avec beaucoup de prudence, en raison du risque élevé de détournement.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

46. Les requérants soutiennent que S.T. aurait dû faire l’objet d’une surveillance accrue et que les autorités compétentes n’ont pas pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour protéger sa vie. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

1. Sur la recevabilité

47. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

48. Les requérants soutiennent, en premier lieu, que la situation de leur proche nécessitait une surveillance renforcée car sa toxicomanie se conjuguait avec la prise d’un traitement lourd et dangereux. Les autorités compétentes auraient commis une erreur en se contentant du seul repérage ou rappel des addictions au moment de son arrivée à la MA de Nevers et de son évaluation par la CPU, sans donner de consigne de vigilance particulière à cet égard. Une telle défaillance serait d’autant plus regrettable que S.T. souffrait d’autres pathologies, une hépatite granulomateuse, selon eux connue de l’administration pénitentiaire, ainsi que de troubles psychiatriques dus aux difficultés de la détention (paragraphe 16 ci-dessus). Ils ajoutent que l’administration pénitentiaire n’a pris aucune mesure pour éviter le risque d’atteinte à la vie de S.T. alors qu’elle connaissait la pratique d’échanges de médicaments entre les personnes détenues.

49. Les requérants dénoncent, en second lieu, l’insuffisance de la prise en charge de S.T. le jour de son décès alors qu’il se trouvait dans un état préoccupant. Ils font valoir que la veille, il avait présenté un état particulièrement anxieux et que son traitement avait en conséquence été augmenté, ce qui le rendait encore plus vulnérable aux mélanges de médicaments. En ce qui concerne la journée du 30 avril 2009, ils rappellent qu’il a été trouvé allongé par terre à demi inconscient vers 14 heures et « plus endormi que d’habitude », ce qui aurait dû alerter les autorités compétentes sur la gravité de son état de santé. Ils considèrent que dans un tel contexte, S.T. aurait dû être examiné par un médecin qui aurait pu détecter l’intoxication polymédicamenteuse, à tout le moins le surdosage à l’origine de ses maux. Or, au contraire, et comme le Gouvernement, selon eux, le reconnait, les infirmières seraient, à tort, reparties de la cellule sans laisser la moindre consigne médicale de vigilance aux agents pénitentiaires.

50. Ils soutiennent en conclusion qu’au vu du traitement administré à S.T., augmenté la veille de sa mort, de sa santé fragile, de ses troubles psychiatriques, des possibilités de vols ou d’échange de médicaments entre les personnes détenues ainsi que du comportement anormal qu’il a manifesté quelques heures avant sa mort, les autorités pénitentiaires ont failli à leur obligation de surveillance afin de prévenir l’issue fatale.

b) Le Gouvernement

51. Le Gouvernement soutient, en premier lieu, que l’État n’a pas manqué à son devoir de surveillance de l’état de santé de l’intéressé. Il fait valoir que son addiction aux drogues a été repérée dès son arrivée à la MA de Nevers et qu’il a bénéficié du renouvellement de son traitement de substitution et d’une prise en charge par un médecin psychiatre. En outre, l’évaluation effectuée quelques jours après son arrivée n’a révélé aucun risque particulier d’hétéro agressivité ni repéré de tentative de suicide ou d’automutilation grave, ce qui explique qu’aucune consigne de vigilance particulière n’a été donnée par le personnel médical à l’administration pénitentiaire. Ces éléments auraient alors conduit le président de la CPU à considérer que le profil de S.T. ne nécessitait pas de surveillance renforcée.

52. Par ailleurs, pour le Gouvernement, la situation de S.T., le 30 avril 2009, ne réclamait pas de vigilance renforcée. D’une part, la circonstance qu’il paraisse endormi et peu alerte ne pouvait, selon lui, inquiéter le personnel médical ou pénitentiaire dans la mesure où il s’agissait de son comportement habituel et de sa toxicomanie repérée dans son état ordinaire. D’autre part, après le signalement de sa douleur à la cheville vers 14 heures, les infirmières se sont rendues dans sa cellule à 15 heures 20, puis un surveillant a constaté qu’il était inanimé à 17 heures 45. Il aurait donc bénéficié d’une surveillance régulière, selon les prescriptions de l’article D. 271 du CPP (paragraphe 32 ci-dessus). Enfin, les secours sont intervenus rapidement après la découverte de son corps inconscient.

53. Le Gouvernement considère, en second lieu, que les autorités compétentes ont assuré de manière satisfaisante la dispensation et l’administration des médicaments prescrits à S.T. Il fait valoir que ce dernier a bénéficié d’un suivi conforme à la procédure en place au moment des faits, à savoir un traitement de substitution et un suivi psychologique, et que les règles de prescription et de délivrance de la méthadone et des autres médicaments par le personnel de santé ont été respectées. S’agissant des substances non prescrites retrouvées dans les analyses, il indique qu’elles provenaient, comme l’explique l’expert, de vol ou d’échange de médicament, et qu’une telle explication a été prise en compte par les juridictions administratives.

54. Le Gouvernement conclut que les autorités compétentes ne disposaient pas d’éléments pouvant les amener à croire que S.T. se trouvait dans une situation de danger particulier et encourait, par rapport à tout autre détenu toxicomane, un risque potentiellement plus élevé d’en subir les conséquences mortelles. Il considère que les juridictions internes ont valablement contrôlé, dans le respect de la jurisprudence de la Cour, que les services pénitentiaires n’avaient pas manqué à leur obligation de protéger la vie de S.T.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

55. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019, et Patsaki et autres c. Grèce, no 20444/14, § 86, 7 février 2019).

56. La Cour a souligné que, même si le droit à la santé ne fait pas partie en tant que tel des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, l’obligation positive susmentionnée doit s’interpréter comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, y compris dans le domaine de la santé publique (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 282, 8 avril 2021).

57. Pareille obligation s’impose à l’État vis-à-vis des personnes détenues et requiert qu’ils fournissent à ces dernières, qui se trouvent dans une position vulnérable, les soins médicaux nécessaires à la protection de leur vie (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 143, 31 janvier 2019, et Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 60, 21 décembre 2010).

58. En ce qui concerne les personnes détenues présentant un problème d’addiction aux drogues, les autorités ont l’obligation d’évaluer d’une manière satisfaisante leur état de santé et de leur proposer les soins appropriés (Patsaki et autres, précité, § 88 (article 2), McGlinchey et autres c. Royaume‑Uni, no 50390/99, CEDH 2003-V, Wenner, précité (article 3), et Abdyusheva et autres, précité (article 8)).

59. La Cour rappelle également que tout décès en détention dans des circonstances suspectes est de nature à soulever la question du respect par l’État de son obligation de protéger le droit à la vie de cette personne (Karsakova c. Russie, no 1157/1, § 48, 27 novembre 2014, et Ainis et autres c. Italie, no 2264/12, § 54, 14 septembre 2023). L’État étant directement responsable du bien-être des personnes privées de leur liberté, si l’une d’elles décède à la suite d’un problème de santé, il doit fournir des explications quant aux causes de cette mort et aux soins qui ont été prodigués à l’intéressé avant qu’elle ne survienne (Slimani c. France, no 57671/00, § 27, CEDH 2004-IX (extraits), Kats et autres c. Ukraine, no 29971/04, § 104, 18 décembre 2008, et Semache c. France, no 36083/16, § 71, 21 juin 2018).

b) Application en l’espèce

60. En l’espèce, la Cour relève que la mort de S.T. résulte, selon les rapports rendus au cours de l’enquête, d’une intoxication médicamenteuse causée par la prise cumulée de méthadone et de médicaments prescrits par les autorités médicales de l’UCSA pour soigner sa toxicomanie et ses troubles psychiatriques, mais également de médicaments non prescrits par elles. La Cour observe également que l’intéressé était atteint d’autres pathologies qui ont contribué à aggraver son état, dont il ressort des éléments du dossier que ces autorités n’avaient pas une entière connaissance (paragraphes 22, 24 et 29 ci-dessus). Dans ces circonstances, elle recherchera si l’État, eu égard aux modalités de la prise en charge de l’état de santé de l’intéressé, et de sa situation de vulnérabilité, a ou non, méconnu son obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie de cette personne (mutatis mutandis, Marro et autres c. Italie, no 29100/07, 8 avril 2014).

61. La Cour souligne au préalable que les requérants ne se plaignent pas du type de traitement médical qui a été prescrit à leur proche mais plus spécifiquement du défaut de surveillance de son état de santé au vu de ce traitement, au cours de sa détention et le jour de sa mort. Elle rappelle, à toutes fins utiles, et en tout état de cause, qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’efficacité des traitements de la dépendance aux opiacés, y compris le traitement de substitution à la méthadone, dont elle a constaté qu’il était sujet à controverse parmi les États membres du Conseil de l’Europe (Wenner, précité, § 61, et Abdyusheva et autres, précité, §§ 118, 124 et 131). Elle observe qu’il n’existe pas de réponse facile ni unique à la question spécifique du traitement médical de l’addiction aux drogues en prison, comme le montrent le régime juridique français, qui prévoit un accès à différentes formes de traitement (paragraphes 36 et 39 ci-dessus), et les éléments cités dans les arrêts Wenner et Abdyusheva et autres précités, qui rappellent la marge d’appréciation dont disposent les États en ce qui concerne le choix du traitement médical à dispenser à une personne détenue toxicomane, pourvu qu’ils respectent les normes fixées par la Convention en matière de soins médicaux (Wenner, précité, § 61, et les principes généraux rappelés dans cet arrêt sur les soins médicaux, §§ 55 à 58).

62. La Cour relève ensuite que les juridictions internes ont considéré que la responsabilité de l’État ne pouvait pas être engagée dans les circonstances de l’espèce en raison, essentiellement, d’une part, du rôle majeur du service médical dans la prise en charge des personnes détenues dépendantes, lequel, en l’espèce, n’avait pas donné de consignes particulières concernant le suivi de S.T., et, d’autre part, des soins et de l’attention adéquats portés à ce dernier le 30 avril 2009 compte tenu de son état apathique habituel et du fait qu’il n’était pas signalé comme une personne détenue vulnérable.

63. La Cour examinera si les autorités ont pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles afin de prévenir l’issue fatale lors de la prise en charge de S.T. à la suite de son transfert à la MA de Nevers puis au cours des jours qui ont suivi jusqu’à celui de son décès.

64. Elle rappelle qu’en la matière la charge de la preuve pèse sur les autorités qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (voir les références citées au paragraphe 59 ci-dessus).

65. Pour apprécier les preuves, elle applique le critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut toutefois résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47841, § 131, CEDH 2014, Sémache, précité, 71, et Ainis et autres, précité, § 56).

66. Cela étant, il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En d’autres termes, ne peut constituer une violation éventuelle d’une obligation positive de la part des autorités que le fait de ne pas avoir pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié un risque réel et immédiat de perte de vie (Sémache, précité, § 72 et les références citées).

67. En ce qui concerne, en premier lieu, l’arrivée de S.T. à la MA de Nevers, la Cour note qu’elle a fait suite à son transfert depuis le centre pénitentiaire de Varennes-le-Grand qui a transmis, sans que cela ne soit contesté par les parties, les informations relatives à sa toxicomanie et à son traitement médical. Elle relève, par ailleurs, ainsi que cela ressort des pièces du dossier, et comme les textes en vigueur à l’époque de la détention de S.T. le prévoyaient (paragraphe 35 ci-dessus), que le Dr. C. a été désigné le 17 mars 2009 comme médecin responsable de la prise en charge de sa toxicomanie. Il a alors décidé de poursuivre le traitement de substitution à la méthadone et des médicaments prescrits en association avec lui dont il bénéficiait avant son transfert, puis mis en place sa prise en charge sanitaire avec le personnel soignant de l’UCSA. Au vu de ces éléments, la Cour constate que S.T. a bien bénéficié d’une évaluation à son arrivée à la MA de Nevers qui a permis de repérer son problème de dépendance aux opiacés et de proposer le renouvellement de son traitement de substitution selon un niveau comparable à celui que les autorités de l’État se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population.

68. La Cour relève ensuite que, le 24 mars 2009, quelques jours après son arrivée, la situation de S.T. a fait l’objet d’une évaluation pluridisciplinaire par la CPU au terme de laquelle il a été décidé de le classer dans la catégorie des détenus ordinaires. Cette commission n’a donc pas considéré qu’il se trouvait dans une situation de danger particulier en tant que personne toxicomane détenue ou que son état justifiait une surveillance renforcée autre que celle, médicale, endossée par le personnel de l’UCSA. La veille de cette réunion, où étaient présentes les infirmières de l’UCSA, le Dr. C. avait revu l’intéressé et ajouté à son traitement un anti-dépresseur, compte tenu des troubles qu’il présentait, probablement associés à sa toxicomanie, et aux troubles générés par son transfert récent (paragraphe 16 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour observe, comme le soulignent les juridictions internes, que le service médical de l’UCSA jouait un rôle clé dans le suivi de S.T. et de l’administration de son traitement, compte tenu des risques spécifiques de ce traitement (paragraphes 20 et 40 ci-dessus), des troubles comorbides liés à son addiction et du respect du secret médical.

69. Dans la mesure où les requérants dénoncent l’absence de vigilance et de surveillance médicale renforcée à cet égard, la Cour relève, en deuxième lieu, en ce qui concerne la période s’étalant du 23 mars 2009 au 29 avril 2009, veille du décès de S.T., qu’il n’est pas contesté par eux que les règles de prescription ainsi que les modalités de délivrance de son traitement ont été respectées. Tel est le constat clair du rapport toxicologique du 24 août 2010. Plus précisément, la Cour note que S.T. rencontrait ou avait la possibilité de rencontrer le Dr. C. une fois par semaine. En outre, la méthadone lui était dispensée quotidiennement sous la surveillance du personnel médical de l’UCSA, et les autres médicaments lui étaient donnés en main propre par ce service. Les contacts de S.T. avec les soignants étaient donc quotidiens. Ainsi, ces professionnels de santé pouvaient apprécier son état de santé ou de stabilité et les effets des prescriptions médicales. Il ne ressort d’aucune pièce présentée à la Cour que le suivi de l’observance thérapeutique de l’intéressé ait été défaillant ou que sa prise en charge médicale soit apparue à un moment donné inadaptée ou ait nécessité un ajustement des soins prodigués et un bilan clinique plus poussé de sa situation. Au contraire, le rapport rendu le 24 août 2010 par le Dr. D. indique que le traitement de substitution et la consommation des médicaments prescrits par le service médical n’avaient pas eu de conséquences néfastes pour sa santé (paragraphe 24 ci-dessus).

70. La Cour relève également que la mort de S.T. a trouvé son origine dans une intoxication polymédicamenteuse, due en partie à la prise de médicaments autres que ceux prescrits par les soignants résultant selon toute vraisemblance d’un échange ou d’un vol au détriment de son codétenu. La question se pose dès lors de savoir si, compte tenu du traitement lourd dont bénéficiait S.T., des risques connus de l’association de la méthadone avec d’autres substances et des contraintes du milieu carcéral, les autorités ont manqué à leur devoir de vigilance en ne mettant pas en place de surveillance particulière.

71. À cet égard, et bien que le trafic de médicaments entre détenus soit un phénomène ancien et toujours préoccupant (paragraphes 40, 42 et 45 ci‑dessus), comme le montre l’inscription récente dans le code pénitentiaire de l’interdiction de stockage, cession, don ou échange de médicaments (paragraphe 33 ci-dessus), la Cour a bien conscience que l’obligation des autorités internes dans ce domaine ne peut être qu’une obligation de moyen et non de résultat (mutatis mutandis Patsaki et autres, précité, 89, et Marro et autres, précité, § 45). Elle peut admettre, avec les requérants, qu’il revient à ces autorités de porter une attention particulière à l’éventualité que les personnes détenues souffrant d’addiction consomment des médicaments non prescrits, compte tenu de leur vulnérabilité, de l’importance de leurs comorbidités psychiatriques et des effets anxiogènes de l’incarcération, et de procéder, en conséquence, si nécessaire, à des examens médicaux plus poussés ou à d’autres aménagements dans l’organisation des soins ou la gestion de la détention.

72. En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont considéré qu’il résultait de l’instruction que rien ne laissait penser que l’administration pénitentiaire, en la personne du chef de l’établissement, et en concertation avec le service médical, aurait dû user de son pouvoir de police interne pour organiser autrement la distribution des médicaments et éviter que S.T. n’en détienne d’autres que ceux qui lui avait été prescrits. En outre, elle rappelle que le contact de S.T. avec le personnel infirmier était quotidien et qu’il n’a pas été jugé nécessaire, par l’équipe des soignants, d’associer la distribution des médicaments à une consultation médicale ou encore de réévaluer son autonomie dans la gestion de son traitement hors la méthadone. Elle relève, surtout, que ce dernier était incarcéré depuis seulement environ six semaines à la MA de Nevers, de sorte que son comportement, comme celui de son codétenu, n’avait pas encore permis d’identifier un éventuel trafic de médicaments entre eux. Enfin, elle constate que la décision a été prise, certes, et de manière regrettable tardivement, de transférer ce codétenu dans une autre cellule en raison de ses plaintes relatives à la dépendance de S.T. aux médicaments. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, et bien que la part des médicaments non prescrits consommés ait été considérée comme un possible facteur décisif supplémentaire dans l’établissement du décès de S.T. (paragraphe 24 ci-dessus), la Cour considère, contrairement aux requérants, qu’il ne saurait être reproché aux autorités d’avoir manqué à leur obligation positive de veiller, dans la mesure du possible, à la bonne administration de son traitement tel que décidé par le médecin.

73. Enfin, et en troisième lieu, en ce qui concerne la prise en charge de S.T. le jour de sa mort, le 30 avril 2009, la Cour relève tout d’abord qu’elle a fait suite à une consultation la veille avec le Dr. C., qui a constaté son état de nervosité et d’anxiété, et augmenté son traitement de ce fait. La Cour note que ce changement de traitement n’est à aucun moment évoqué dans le rapport toxicologique comme ayant pu contribuer à une dégradation rapide de l’état de santé de S.T. Par ailleurs, elle observe qu’il ne ressort pas des témoignages des infirmières que S.T. ne s’est pas présenté dans la matinée à l’infirmerie pour prendre son traitement de substitution par la méthadone. Enfin, tout en regrettant que l’imminence de l’issue fatale n’ait pas pu être décelée lors du passage des infirmières dans la cellule à 15h20, la Cour constate qu’il ressort de l’ensemble des témoignages recueillis au cours de l’enquête et des motivations concordantes des juridictions internes que, ce jour-là, S.T. s’est vu prodigué des soins appropriés et diligents lorsqu’il a, dans un premier temps, été retrouvé « conscient », « au ralenti » et dans « son état habituel », soit dans un état considéré aux yeux de tous les intervenants comme peu surprenant, et que les vérifications de ses constantes par les infirmières étaient apparues bonnes puis, plus tard, été découvert sans signe de vie.

74. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que S.T. a bénéficié de soins et surveillance appropriés en détention, et qu’il est impossible d’établir un lien de causalité entre les omissions alléguées par les requérants et son décès. Elle souligne que la mort de S.T. « est survenu[e] dans un contexte d’état de santé dégradé » (paragraphe 29 ci-dessus), préexistant à son incarcération, et que ce dernier était, selon les dires du psychiatre qui le suivait, « usé par la drogue », ainsi que, selon les éléments du dossier, porteur d’autres pathologies (paragraphes 7, 16 et 24 ci‑dessus). Dans ces conditions, elle considère qu’il n’y a pas lieu de se départir de la solution du juge interne selon laquelle le décès de S.T. ne peut être lié à un défaut de surveillance ou de vigilance fautif de la part des autorités compétentes.

75. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président

ANNEXE

Liste des requérants

Requête no 35402/20

No

|

Prénom NOM

|

Année de naissance

|

Nationalité

|

Lieu de résidence

---|---|---|---|---

1.

|

Samira SAHRAOUI

|

1967

|

nationalité française

|

Macon

2.

|

Akram TAIFOUR

|

2003

|

nationalité française

|

Macon

3.

|

Kamar TAIFOUR

|

2005

|

nationalité française

|

Macon


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-234808
Date de la décision : 11/07/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : SAHRAOUI ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Origine de la décision
Date de l'import : 12/07/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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