CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GRAVIER c. FRANCE
(Requête no 49904/21)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Sens d’une phrase de l’arrêt de la Cour de cassation dans une procédure présentant un lien étroit avec la mise en examen du requérant, pouvant être raisonnablement interprété comme lui imputant la responsabilité pénale du délit pour lequel il était mis en examen • Art 6 § 2 applicable
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
4 juillet 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gravier c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar, juge,
Mārtiņš Mits,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 49904/21) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Laurent Gravier (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 septembre 2021,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne le droit à la présomption d’innocence du requérant (article 6 § 2 de la Convention), dans le contexte de l’irrecevabilité de sa constitution de partie civile prononcée par un juge d’instruction.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1960 et réside à Paris. Il a été représenté par Me P. Spinosi, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Le requérant était associé de deux sociétés d’audit (P.A. et P.E.) et également signataire au nom de la société P.A. Celles-ci furent mandatées par un groupe de sociétés A. en qualité de commissaire aux comptes.
5. À la suite du décès de la présidente du groupe A. en novembre 2016, le mandataire ad hoc révéla au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris que les comptes des sociétés étaient présentés de manière trompeuse depuis plusieurs années. Le 7 décembre 2016, le parquet saisit la brigade financière aux fins d’enquête préliminaire.
6. Le 19 décembre 2016, le président du tribunal de commerce de Paris confia le contrôle des comptes du groupe à un expert judiciaire. Dans ses rapports datant de 2017 et 2018, l’expert indiqua que les comptes des sociétés du groupe, certifiés sans réserve pendant des années malgré plusieurs anomalies évidentes, n’apparaissaient pas avoir été sérieusement audités.
7. En juillet 2017, le requérant, ainsi que les sociétés P.A. et P.E. déposèrent plainte, s’estimant victimes de délits de faux et usage de faux et d’obstacle aux vérifications ou contrôles de commissaire aux comptes par dirigeant de personne morale.
8. En 2019, une information judiciaire fut ouverte des chefs, notamment, d’abus de biens sociaux, banqueroute et escroquerie, de faux et usage de faux, de présentation ou publication de comptes annuels inexacts, d’obstacle aux vérifications ou contrôle de commissaire aux comptes par dirigeant de personne morale, de diffusion ou confirmation d’informations mensongères sur la situation d’une personne morale par commissaire aux comptes, et de non-révélation au parquet de faits délictueux par commissaire aux comptes.
9. Le 5 août 2019, le requérant et les sociétés P.A. et P.E. se constituèrent partie civile. Par une ordonnance du 12 septembre 2019, le juge d’instruction déclara ces constitutions irrecevables, aux motifs qu’il existait « une présomption forte que la mission des commissaires aux comptes n’ait pas été faite dans les règles de l’art, susceptible d’entraîner une qualification pénale et que [les constitutions de partie civile] ne soient motivées par un souhait d’échapper à toute responsabilité pénale ».
10. Le 21 janvier 2020, le requérant fut mis en examen du chef de confirmation d’informations mensongères par commissaire aux comptes. Il fut en outre placé sous le statut de témoin assisté du chef de non-révélation de faits délictueux par commissaire aux comptes.
11. Parallèlement, le requérant interjeta appel de l’ordonnance d’irrecevabilité en soutenant, inter alia, que lui et les sociétés d’audit étaient victimes d’une escroquerie à la certification et que leur constitution de partie civile, bien que contestée, devait leur conférer le droit de prendre connaissance du dossier de la procédure.
12. Le 22 juin 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance d’irrecevabilité. Elle retint que le requérant, n’ayant pas été personnellement engagé comme commissaire aux comptes et n’étant pas personnellement victime d’infractions dont le juge d’instruction était saisi, n’avait pas qualité pour agir à titre personnel. Dans une partie intitulée « Sur l’accès à la procédure », elle considéra que la personne dont la constitution de partie civile était déclarée irrecevable n’avait pas accès à la procédure, afin d’éviter une atteinte au secret de l’instruction et aux droits des parties régulièrement constituées ou reconnues par la loi.
13. Puis, dans une partie intitulée « Sur le préjudice éventuel résultant de l’infraction », la chambre de l’instruction rappela le principe selon lequel une personne impliquée dans les faits visés par les poursuites n’était pas recevable à se constituer partie civile, en ce qu’elle ne pouvait être considérée comme victime d’une infraction commise par un tiers. Elle poursuivit en ces termes :
« (...) il résulte de la procédure [pénale] des manquements graves notamment de la part de [P.A. et P.E.] dans la révision des comptes qui leur étaient soumis et notamment de non-révélation d’infractions, notamment de faux, usage de faux, présentation de comptes inexacts (...) dont [ces sociétés] ne pouvaient ignorer l’existence.
S’agissant des faux, [P.A. et P.E.] ne sont pas, en l’état recevables en leur constitution de partie civile, en ce que ne pouvant ignorer le caractère nécessairement frauduleux d’opérations comptables enregistrées sur des pièces justificatives destinées à dissimuler grossièrement une situation comptable obérée, ils ne peuvent en être les victimes personnelles et directes.
S’agissant des délits d’entrave, [P.A. et P.E.] ne sont pas plus, en l’état, recevables en leur constitution de partie civile en ce que les faits dénoncés ne résultent pas d’une entrave mais d’une abstention fautive de mener leur mission conformément aux normes et exigences de la profession. [P.A. et P.E.] ne peuvent ainsi invoquer leurs propres manquements pour justifier d’un préjudice personnel et direct à raison des faits délictueux dénoncés.
La plainte déposée (...) auprès du procureur de la République (...) apparait manifestement destinée à tenter de s’exonérer de toute responsabilité en dépit des éléments révélés antérieurement et indépendamment d’une révélation spontanée de la part des commissaires aux comptes.
(...)
En retenant des pièces de la procédure l’existence de présomption fortes, le magistrat instructeur s’est borné à relever l’existence d’indices à l’encontre des plaignants d’avoir manqué à leurs obligations professionnelles de sorte qu’ils sont susceptibles de se voir reprocher toute ou partie des faits dont le magistrat instructeur est saisi, manquements au demeurant à l’origine de faits délictueux plus amples révélés par l’enquête préliminaire.
La motivation du magistrat instructeur étant exempte de grief, il ne saurait s’en déduire une atteinte au droit à un procès équitable alors qu’il appartient au juge d’instruction de rechercher les auteurs, co-auteurs et complices éventuels de l’infraction et de qualifier les faits susceptibles de leur être imputés.
Le magistrat instructeur qui était tenu de statuer sur la recevabilité de constitution de partie civile n’a fait que procéder à une analyse des éléments réunis à ce stade de la procédure de laquelle il a pu retenir l’existence d’indices laissant supposer la participation de [P.A. et P.E.] aux faits reproches, sans encourir les griefs invoqués, ni porter atteinte au droit à un procès équitable.
De plus, il résulte de ce qui précède que la personne qui a activement concouru à la commission d’une infraction ne peut se constituer partie civile en ce que celle-ci est affectée de manière irrévocable par la fraude à la loi résultant de sa participation à la commission de l’infraction, l’ensemble des faits dont le magistrat instructeur est saisi étant lies par un lien de connexité tels que les manquements aux obligations par les commissaires aux comptes constitue également instrument de la commission des autres infractions. (...) »
14. Le requérant et les sociétés P.A. et P.E. se pourvurent en cassation. Par un arrêt du 30 mars 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois. Dans cet arrêt, la Cour de cassation désigna le requérant par « M.S... ».
15. Rejetant un moyen relatif à l’accès au dossier dans le cadre de la contestation de l’irrecevabilité de la constitution de partie civile, elle considéra que « le fait que l’irrecevabilité d’une constitution de partie civile soit motivée par la possible implication de l’intéressé dans les faits à raison desquels l’information a été ouverte » n’était pas pertinent.
16. En réponse au moyen relatif à la violation alléguée de la présomption d’innocence, la Cour de cassation se prononça comme suit :
« 31. Pour confirmer l’ordonnance d’irrecevabilité des constitutions de partie civile [de P.A. et P.E. et du requérant] l’arrêt [de la chambre de l’instruction de la cour d’appel] énonce notamment qu’il résulte de la procédure des manquements graves de la part de ces sociétés dans la révision des comptes qui leur étaient soumis, susceptibles de relever de la qualification de non-révélation des infractions de faux, d’usage de faux, de présentation de comptes inexacts (...) dont elles ne pouvaient ignorer l’existence.
32. Les juges ajoutent que ces sociétés ne pouvaient ignorer le caractère nécessairement frauduleux d’opérations comptables enregistrées sur des pièces justificatives destinées à dissimuler grossièrement une situation comptable obérée et qu’elles ne peuvent être les victimes personnelles et directes des infractions de faux et d’usage de faux.
33. Ils énoncent également que les faits dénoncés ne résultent pas d’une entrave à l’exercice de leur rôle de commissaires aux comptes mais d’une abstention fautive de mener leur mission conformément aux normes et exigences de la profession et que l’ensemble des faits dont le magistrat instructeur est saisi sont liés par un lien de connexité tel que les manquements à leurs obligations par les commissaires aux comptes constituent également un instrument de la commission des autres infractions.
34. Ils en concluent que les demandeurs ont activement concouru à la commission des infractions et qu’ils ne peuvent invoquer leurs propres manquements pour justifier d’un préjudice personnel et direct à raison des faits délictueux dénoncés.
35. En se déterminant ainsi, par des motifs dont il résulte que [P.A. et P.E.] et M. S... [il s’agit du requérant ; voir paragraphe 14 ci-dessus] ont participé à un concert frauduleux visant à masquer une situation financière obérée et qu’ils ne sauraient dès lors se prévaloir d’un préjudice découlant directement des faits d’usage de faux et d’entrave aux missions des commissaires aux comptes, la chambre de l’instruction a justifié sa décision. »
17. À la date des observations du requérant, en juin 2023, la procédure pénale dirigée contre lui était toujours pendante.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Aux termes de l’article 2 du code de procédure pénale, l’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. Aux termes de l’article 3 de ce code, l’action civile sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite.
19. La Cour de cassation juge qu’est irrecevable la constitution de partie civile en raison d’un trafic d’influence d’une personne dès lors que les faits poursuivis auraient résulté d’un concert frauduleux entre elle et la personne poursuivie et de leurs agissements communs (Crim., 13 juin 1978, no 77‑91.762). La chambre criminelle considère également qu’une personne se prétendant victime est irrecevable à se porter partie civile contre l’auteur d’une infraction à la commission de laquelle elle a sciemment participé (Crim., 7 février 2001, no 00-83.023).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
20. Le requérant se plaint de ce que le raisonnement et les termes des arrêts de la cour d’appel et la Cour de cassation ont méconnu son droit à la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
21. Le Gouvernement soutient que l’article 6 § 2 est inapplicable dans la présente affaire, d’une part, eu égard à l’objet de la décision du juge d’instruction, portant sur la recevabilité de la constitution de partie civile, et, d’autre part, en ce que la mise en examen du requérant était intervenue postérieurement à la décision d’irrecevabilité litigieuse. Le requérant combat cette thèse.
2. Appréciation de la Cour
22. La Cour rappelle que l’article 6 § 2 s’applique lorsqu’une personne est « accusée d’une infraction », au sens autonome de sa jurisprudence, et qu’il y a « accusation en matière pénale », dès lors qu’un individu se voit officiellement reprocher d’avoir commis une infraction pénale par les autorités compétentes, ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent sur l’intéressé ont des répercussions importantes sur sa situation. C’est la survenue du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (Farzaliyev c. Azerbaïdjan, no 29620/07, § 45, 28 mai 2020, et les références qui y sont citées). La Cour rappelle par ailleurs que l’article 6 § 2 peut s’appliquer aux décisions de justice rendues dans le cadre d’une procédure qui n’est pas dirigée contre un requérant en qualité d’accusé, mais qui concerne un procès pénal en cours et est liée à celui-ci (Diamantides c. Grèce (no 2), no 71563/01, §§ 32-36, 19 mai 2005).
23. Elle relève que, dans le cadre de l’instruction ouverte en 2019, la constitution de partie civile du requérant a été déclarée irrecevable le 12 septembre 2019 et l’intéressé a été mis en examen et placé sous le statut de témoin assisté le 21 janvier 2020. La décision d’irrecevabilité a ensuite été confirmée en appel le 22 juin 2020 et la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant le 30 mars 2021 en des termes qu’il critique.
24. Ainsi, d’une part, les arrêts de la chambre de l’instruction et de la Cour de cassation ont été adoptées après la mise en examen du requérant et pendant l’instruction pénale le visant. D’autre part, bien que la décision relative à l’irrecevabilité de constitution de partie civile ne portât pas, en soi, sur l’accusation pénale du requérant (voir aussi paragraphe 33 ci-dessous), elle présentait un lien étroit avec la mise en examen de l’intéressé. Dans ces conditions, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention.
25. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
26. Le requérant soutient que le fait de cumuler les qualités de partie civile et de mis en examen était possible, dès lors qu’il s’agissait de faits distincts. Il fait valoir que la chambre de l’instruction a employé l’indicatif plutôt que le conditionnel et n’a aucunement nuancé ses propos pour refléter un état de suspicion. Le requérant considère que les motifs retenus tant par la chambre de l’instruction que par la Cour de cassation laissent clairement entendre qu’il avait participé à la commission d’infractions pénales pour lesquelles sa culpabilité n’a jamais été légalement établie.
27. Le Gouvernement soutient que la motivation de la décision d’irrecevabilité imposait nécessairement de faire ressortir de la procédure des éléments « à charge » associés au contexte. Il estime que le requérant ne pouvait cumuler les qualités de mis en examen (et de témoin assisté) et de partie civile, car il ne pouvait être à la fois victime et auteur des fraudes dans la comptabilité de l’entreprise.
28. Le Gouvernement se réfère également aux termes employés par la chambre de l’instruction (« existence de présomption fortes », « existence d’indices », « susceptibles de se voir reprocher des faits », « susceptibles d’entraîner la qualification pénale » ; paragraphe 13 ci-dessus), ainsi que par la Cour de cassation (« la possible implication » dans les faits ; paragraphe 15 ci-dessus). Il en conclut que le raisonnement et le vocabulaire des arrêts critiqués faisaient uniquement ressortir un état de suspicion et non une analyse de la culpabilité du requérant.
2. Appréciation de la Cour
a) Les principes généraux
29. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1. Elle se trouve méconnue si une déclaration ou une décision officielle concernant un accusé reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas encore été légalement établie. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat ou l’agent de l’État considère l’intéressé comme coupable, et l’expression prématurée d’une telle opinion par le tribunal lui-même bafoue incontestablement la présomption d’innocence (voir, parmi d’autres, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A no 35, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, §§ 27, 30 et 37, série A no 62, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, série A no 308, §§ 35-36, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41-44, CEDH 2000‑X, et Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 45, CEDH 2006-X).
30. En d’autres termes, imputer une responsabilité pénale à une personne, c’est refléter le sentiment que celle-ci est coupable au regard de la norme régissant la perpétration de l’infraction pénale (Nealon et Hallam c. Royaume-Uni [GC], nos 32483/19 et 35049/19, § 168, 11 juin 2024, avec la jurisprudence qui s’y trouve citée).
31. Pour un exposé plus ample des principes généraux en matière du droit à la présomption d’innocence, la Cour renvoie aux arrêts Lagardère c. France (no 18851/07, §§ 73-75, 12 avril 2012), Urat c. Türkiye (nos 53561/09 et 13952/11, §§ 51-52, 27 novembre 2018), Rigolio c. Italie (no 20148/09, §§ 91-96, 9 mars 2023), ainsi que Nealon et Hallam (précité, §§ 101 et suivants).
b) L’application en l’espèce
32. La Cour relève que le requérant a été mis en examen du chef de confirmation d’informations mensongères par commissaire au compte et placé sous le statut de témoin assisté du chef de non-révélation de faits délictueux par commissaire aux comptes. Sa constitution de partie civile, en tant que victime de faits distincts mais connexes (faux et usage de faux, obstacle aux vérifications du commissaire aux comptes), a été déclarée irrecevable (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).
33. À cet égard, la Cour précise d’emblée que, dans le cadre de la présente affaire, elle est amenée à se prononcer, au regard de l’article 6 § 2, sur les termes employés par les juridictions, mais non pas sur le bien-fondé de la décision relative à l’irrecevabilité de constitution de partie civile, pas plus que sur la règle procédurale relative à l’accès au dossier d’une personne dont la constitution de partie civile est contestée. Elle considère ainsi que la décision du juge d’instruction relative à l’irrecevabilité de la constitution de partie civile du requérant n’a pas été de nature à méconnaître, en soi, le droit de celui-ci d’être présumé innocent (voir, mutatis mutandis, Larrañaga Arando et autres c. Espagne (déc.), no 73911/16 et 3 autres, 25 juin 2019). Elle constate par ailleurs que requérant ne critique pas les termes de l’ordonnance du juge d’instruction.
34. Pour ce qui est de la chambre de l’instruction, elle a, dans un premier temps, considéré dans son arrêt que le requérant, n’étant pas personnellement engagé par le groupe, n’avait pas la qualité pour agir à titre personnel (paragraphe 12 ci-dessus). Dans un deuxième temps, elle a validé le raisonnement du juge d’instruction, en estimant que celui-ci n’avait pas méconnu le droit à la présomption d’innocence, dès lors qu’il s’était « borné à relever l’existence d’indices à l’encontre des plaignants d’avoir manqué à leurs obligations professionnelles de sorte qu’ils étaient susceptibles de se voir reprocher toute ou partie des faits », et que la plainte apparaissait destinée à tenter de s’exonérer de la responsabilité pénale (paragraphe 13 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, ces termes, employés à l’égard des sociétés et non pas du requérant et décrivant un état de suspicion, n’ont pas enfreint le droit de ce dernier à la présomption d’innocence.
35. La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé le raisonnement de la chambre de l’instruction, énonçant, en termes généraux et abstraits, que l’irrecevabilité d’une constitution de partie civile pouvait être valablement motivée par « la possible implication » de la personne dans les faits à raison desquels l’information a été ouverte (paragraphe 15 ci-dessus).
36. Elle a poursuivi, au paragraphe 31 de son arrêt, qu’il ressortait de la procédure pénale qu’il y avait eu des « manquements graves de la part de ces sociétés, susceptibles de relever de la qualification de non-révélation d’infractions dont elles ne pouvaient ignorer l’existence ». Ce raisonnement consiste à qualifier les agissement des sociétés P.A. et P.E. et non pas du requérant. Il en est de même des paragraphes 32 et 33 de l’arrêt, quelle que soit l’interprétation qu’on veuille leur donner. La Cour relève qu’en tout état de cause le requérant ne critique pas les termes des paragraphes 31 à 34 de l’arrêt de la Cour de cassation.
37. En revanche, au paragraphe 35 de son arrêt, la Cour de cassation a affirmé que le requérant avait « participé à un concert frauduleux visant à masquer une situation financière obérée ». De l’avis de la Cour, la notion de « participation à un concert frauduleux » est équivoque et s’apparente à la notion de fraude qui ne relève pas de la sphère purement pénale (comparer avec Rigolio, précité, §§ 116-117). Cependant, suivie de et aggravée par l’expression « visant à masquer une situation financière obérée », cette phrase acquiert un sens pouvant être raisonnablement interprété comme imputant au requérant la responsabilité pénale pour confirmation d’informations mensongères par commissaire aux comptes, délit pour lequel il était mis en examen (voir Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007, Urat, précité, §§ 58-59, Pasquini c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, §§ 53-54, 20 octobre 2020, ainsi que U.Y. c. Türkiye, no 58073/17, § 47, 10 octobre 2023).
38. Compte tenu des termes employés par la Cour de cassation, la Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
40. Le requérant soutient que le droit interne ne lui permet pas de demander un réexamen, en vue de leur annulation, des arrêts de la chambre de l’instruction et de la Cour de cassation. Il conclut que le préjudice moral qu’il a subi, aggravé par la publicité donnée aux arrêts en question, ne peut pas être réparé autrement que par l’octroi d’une somme qu’il évalue à 20 000 euros (EUR). Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande comme non étayée, déraisonnable et spéculative.
41. La Cour rappelle qu’elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009, et les références y citées).
42. Elle rappelle également qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral. Dans son approche concernant l’octroi d’une satisfaction équitable, qui varie d’une affaire à l’autre, la Cour établit une distinction entre les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances, et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation (ibidem).
43. Compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime approprié de ne pas allouer d’indemnité pour dommage moral. Elle rejette la demande du requérant et dit qu’un constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par celui-ci.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Lado Chanturia
Greffière adjointe Président