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04/07/2024 | CEDH | N°001-234521

CEDH | CEDH, AFFAIRE Y.T. c. BULGARIE, 2024, 001-234521


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y.T. c. BULGARIE

(Requête no 41701/16)

ARRÊT
(Révision)

Art 35 § 3 a) • Requête abusive • Requérant ayant sciemment omis de porter à la connaissance de la Cour européenne l’existence d’une nouvelle situation sans expliquer le défaut de communication des informations pertinentes • Reconnaissance de son changement de sexe par une décision judiciaire liée à une seconde procédure nationale ayant abouti à la modification des données personnelles du requérant sur les registres de l’état civil • Irrecevabilité

de la requête n’affectant pas les obligations incombant à l’État défendeur en vertu de l’art 8 s’agissant ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y.T. c. BULGARIE

(Requête no 41701/16)

ARRÊT
(Révision)

Art 35 § 3 a) • Requête abusive • Requérant ayant sciemment omis de porter à la connaissance de la Cour européenne l’existence d’une nouvelle situation sans expliquer le défaut de communication des informations pertinentes • Reconnaissance de son changement de sexe par une décision judiciaire liée à une seconde procédure nationale ayant abouti à la modification des données personnelles du requérant sur les registres de l’état civil • Irrecevabilité de la requête n’affectant pas les obligations incombant à l’État défendeur en vertu de l’art 8 s’agissant de la reconnaissance juridique de la réassignation de genre

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

4 juillet 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Y.T. c. Bulgarie (demande en révision de l’arrêt du 9 juillet 2020),

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Lətif Hüseynov,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková, juges,
Mira Raycheva, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de la présente demande de révision se trouve une requête (no 41701/16) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Y.T. (« le requérant »), avait saisi la Cour le 12 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La présidente de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée avait accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement).

3. Le 15 décembre 2016, la présidente de la section avait décidé, en vertu de l’article 54 § 2 b) du règlement de la Cour, de communiquer la requête au gouvernement bulgare. Celui-ci avait présenté ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs le 11 avril 2017. La partie requérante y avait répondu le 24 juillet 2017, date à laquelle elle avait aussi déposé ses demandes au titre de la satisfaction équitable.

4. Avant la communication de la requête, le 17 novembre 2016, M. Yonko Grozev, juge élu au titre de la Bulgarie à l’époque pertinente, s’était déporté de l’examen de l’affaire (article 28 § 3 du règlement de la Cour). Le 18 mai 2020, la présidente de la chambre avait désigné Mme Mira Raycheva pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 a) du règlement de la Cour).

5. Par un arrêt du 9 juillet 2020, la Cour (cinquième section) a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de ce que les autorités internes avaient refusé en 2016 de reconnaître juridiquement la réassignation de sexe du requérant, rejetant une demande en ce sens introduite en 2015, sans avancer pour un tel refus une motivation suffisante et pertinente. La Cour a également décidé d’allouer au requérant 7 500 euros (EUR) pour dommage moral et 4 150 EUR pour frais et dépens, et a rejeté les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.

6. Le 29 décembre 2023, le Gouvernement, invoquant l’article 80 § 1 du règlement de la Cour, a formulé une demande en révision de cet arrêt pour des raisons exposées ci-dessous (paragraphes 10-14 ci-dessus).

7. Le 9 janvier 2024, sur le fondement de l’article 80 § 4 du règlement, la demande en révision a été communiquée à la partie requérante, laquelle a été invitée à présenter ses éventuelles observations dans un délai de quatre semaines. La partie requérante a fait parvenir ses observations à la Cour le 3 février 2024.

8. Par lettre du 7 février 2024, la Cour a invité le Gouvernement à soumettre ses observations en réponse. Le Gouvernement lui a fait parvenir ses observations le 27 février 2024.

9. Une chambre de la cinquième section, constituée conformément aux exigences de l’article 80 § 3 du règlement de la Cour et composée des juges O’Leary, Mits, Hüseynov, Chanturia, Elósegui, Šimáčková, ainsi que la juge ad hoc Raycheva, a examiné la demande en révision.

EN DROIT

1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement

10. Le Gouvernement demande la révision de l’arrêt du 9 juillet 2020. Il indique avoir découvert qu’à une date non précisée en 2016, le requérant, représenté par le même conseil que devant la Cour, avait initié une procédure distincte de celle qui était à l’origine de sa requête devant la Cour. Par cette seconde procédure, introduite sur le fondement de la loi sur les registres civils (Y.T. c. Bulgarie, no 41701/16, §§ 15-18, 9 juillet 2020), le requérant aurait demandé la reconnaissance juridique de sa réassignation de sexe, la modification juridique de ses prénom, patronyme et nom de famille, ainsi que la modification de la mention relative au sexe et de son numéro d’identification civil dans les registres de l’état civil. Par une décision du 13 mars 2017, devenue définitive le 30 mai 2017, le tribunal de district de Sofia aurait fait droit à cette seconde demande. Le Gouvernement indique qu’en exécution de cette décision judiciaire, les données en question ont été modifiées sur les registres de l’état civil le 14 juin 2017.

11. Il affirme avoir pris connaissance de ces éléments par une lettre du 20 juillet 2023 du ministère du Développement régional et des travaux publics, lequel répondait à une demande formulée par le ministère de la Justice dans le cadre de la préparation du plan d’action qui devait faire suite à l’arrêt de la Cour du 9 juillet 2020.

12. Le Gouvernement estime que ces circonstances s’analysent en un fait de nature à exercer une influence décisive sur l’affaire, et notamment sur la détermination de la qualité de victime du requérant.

13. Il reproche au requérant et à sa représentante d’avoir été de mauvaise foi en ce qu’ils n’auraient pas informé la Cour de la réalité des faits. Il considère que, dans ces conditions, la requête est abusive.

14. Le Gouvernement explique enfin, sur le plan général de la protection des personnes transgenres, que les questions relatives au refus des juridictions internes de reconnaître la réassignation de genre de telles personnes sont en cours d’examen sous la supervision du Comité des Ministres dans le cadre de l’exécution d’un arrêt rendu ultérieurement dans une affaire comparable, à savoir l’arrêt P.H. c. Bulgarie ([comité], no 46509/20, 27 septembre 2022).

2. La partie requérante

15. La représentante du requérant plaide que tant son client qu’elle-même ont fait preuve de bonne foi. Elle estime en effet que la seconde procédure engagée par le requérant ne constituait pas un recours à épuiser ni n’était autrement pertinente aux fins de l’examen des griefs relatifs à la première procédure soulevés par l’intéressé dans sa requête, de sorte que celui-ci n’était pas tenu selon elle de porter la circonstance en question à la connaissance de la Cour. Elle ajoute que cette circonstance n’était pas de nature à remettre en cause la qualité de victime du requérant. En effet, la reconnaissance de la modification juridique de la mention relative au sexe et aux noms du requérant survenue à l’issue de la décision du tribunal de district du 13 mars 2017 n’a pas eu pour conséquence, selon elle, d’effacer et de réparer la violation des droits protégés par l’article 8 subie par l’intéressé avant cette date.

16. La partie requérante s’appuie à cet égard sur la conclusion de la Cour dans l’affaire X et Y c. Roumanie (nos 2145/16 et 20607/16, 19 janvier 2021). Dans cette affaire, la Cour, tout en établissant qu’un des requérants avait obtenu au terme d’une troisième action en justice la reconnaissance du sexe qu’il revendiquait, a estimé que l’intéressé pouvait se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention au motif qu’il avait souffert des effets d’un refus de reconnaissance de sa réassignation sexuelle pendant plus de cinq ans et que ni la décision de reconnaissance intervenue plus tard, ni les mesures prises dans l’affaire par les autorités internes ne contenaient une reconnaissance expresse d’une violation dans son chef des droits protégés par la Convention. La partie requérante invite la Cour à conclure de même dans la présente affaire et donc à rejeter la demande de révision.

17. Enfin, la partie requérante fait valoir que la Cour suprême de cassation bulgare a récemment encore affaibli la protection des personnes transgenres en adoptant une décision interprétative obligatoire (décision interprétative no 2 du 20 février 2023 – Тълкувателно решение № 2 от 20.02.2023 г. по тълк. д. № 2/2020 г., ОСГК) selon laquelle la reconnaissance juridique d’une réassignation de sexe n’est pas possible en droit bulgare. Ainsi, la partie requérante estime que si la Cour décidait de réviser son arrêt, le grief originel du requérant mettant en cause le système juridique national de protection y gagnerait encore en pertinence, ce qui ne jouerait pas, à son avis, en faveur du Gouvernement.

2. Appréciation de la Cour

18. L’article 80 du règlement de la Cour énonce les conditions d’une demande en révision d’un arrêt. Il est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« En cas de découverte d’un fait qui, par sa nature, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue d’une affaire déjà tranchée et qui, à l’époque de l’arrêt, était inconnu de la Cour et ne pouvait raisonnablement être connu d’une partie, cette dernière peut, dans le délai de six mois à partir du moment où elle a eu connaissance du fait découvert, saisir la Cour d’une demande en révision de l’arrêt dont il s’agit (...) »

19. La Cour rappelle d’abord que, selon l’article 44 de la Convention, ses arrêts sont définitifs et que, dans la mesure où elle remet en question ce caractère définitif, la procédure de révision, non prévue par la Convention mais instaurée par son règlement, revêt un caractère exceptionnel, d’où l’exigence d’un examen strict de la recevabilité de toute demande en révision d’un de ses arrêts dans le cadre d’une telle procédure (Pardo c. France (révision – recevabilité), 10 juillet 1996, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Gustafsson c. Suède (révision – bien-fondé), 30 juillet 1998, § 25, Recueil 1998-V, et Stoicescu c. Roumanie (révision), no 31551/96, § 33, 21 septembre 2004).

20. Il convient ainsi de déterminer si les faits en cause auraient pu exercer une influence décisive sur l’issue de l’affaire déjà tranchée, s’ils ne pouvaient raisonnablement être connus du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt visé et si la demande en révision a été formée dans le délai légal (Stoicescu, précité, ibidem).

21. La Cour note d’emblée que la partie requérante ne nie pas que les conditions de recevabilité formelles imposées par l’article 80 du règlement (à savoir ignorance au moment de la procédure visée de faits découverts dans l’intervalle et respect du délai de six mois) sont remplies.

22. Elle observe, pour ce qui est de la première condition formelle (ignorance au moment de la procédure visée de faits découverts dans l’intervalle), que s’il est vrai que la décision favorable au requérant du tribunal de district de Sofia en 2017 sur laquelle le Gouvernement fonde sa demande en révision n’a pas été rendue contradictoirement, elle n’en émanait pas moins d’une autorité judiciaire, et que le requérant a ensuite fait porter les modifications reconnues par le tribunal sur les registres de l’état civil, institution qui relève d’une autorité publique (paragraphe 10 ci-dessus). Or la Cour rappelle à cet égard qu’il incombe en principe au gouvernement défendeur de demander aux autorités publiques de lui faire connaître toute information pertinente et de lui communiquer dans les meilleurs délais tout développement significatif que connaîtrait l’affaire (Pennino c. Italie (révision), no 43892/04, § 17, 8 juillet 2014, et De Luca c. Italie (révision), no 43870/04, § 17, 8 juillet 2014).

23. En l’espèce, la Cour note toutefois que la décision en cause est intervenue le 13 mars 2017, soit moins d’un mois avant le 11 avril 2017, date du dépôt par le Gouvernement de ses observations sur la recevabilité et le bien‑fondé de la requête. Elle observe surtout que cet acte de justice est devenu définitif le 30 mai 2017, et que les modifications de la mention relative au sexe et au nom de l’intéressé sur les registres de l’état civil ont été effectuées le 14 juin 2017. Ces deux événements sont donc postérieurs au dépôt des observations du Gouvernement (paragraphes 3 et 10 ci-dessus ; voir, également, mutatis mutandis, Gardean et S.C. Grup 95 SA c. Roumanie (révision), no 25787/04, § 17, 30 avril 2013).

24. Conformément aux articles 44 C, § 1 et 47 § 6 du règlement de la Cour, le requérant a l’obligation d’informer la Cour de tout fait pertinent pour l’examen de sa requête et, en vertu de l’article 44 A du règlement, il a le devoir de coopérer avec la Cour dans le but d’une bonne administration de la justice (ibidem, § 20 in fine, et Vidu et autres c. Roumanie (révision), no 9835/02, §§ 25 et 27, 17 janvier 2017).

25. La Cour attache une grande importance au comportement des parties. En l’espèce, le requérant et sa représentante ont sciemment omis de l’informer des faits relatifs à cette seconde procédure (Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 18) alors qu’il l’avait initiée lui-même par le biais de sa représentante qui était celle-là même qui agissait aussi devant la Cour. La Cour note que cette omission est d’autant plus flagrante que la partie requérante a présenté ses observations en réponse à celles du Gouvernement et a formulé des demandes au titre de la satisfaction équitable le 24 juillet 2017, soit après que les modifications sur les registres de l’état civil eurent été effectuées à la demande de l’intéressé, les modifications en question ayant eu lieu le 14 juin 2017 (paragraphes 3 et 10 ci-dessus).

26. Dans ces conditions et compte tenu du fait qu’il était légitime de la part du Gouvernement qu’il s’attendît à ce que la partie requérante agît en conformité avec son obligation d’informer la Cour de tout nouveau développement pertinent concernant son propre état civil, la Cour conclut qu’on ne saurait raisonnablement reprocher au Gouvernement d’être responsable pour l’ignorance des faits en question.

27. Le Gouvernement indique avoir pris connaissance des modifications en cause le 20 juillet 2023 par l’intermédiaire des services du ministère du Développement régional et des travaux publics, lesquels répondaient à une demande formulée par le ministère de la Justice dans le cadre de la préparation du plan d’action destiné à mettre en œuvre les mesures individuelles d’exécution de l’arrêt de la Cour du 9 juillet 2020 et faisaient part notamment des changements apportés sur les registres de l’état civil (paragraphe 11 ci-dessus). Le Gouvernement a présenté sa demande en révision le 29 décembre 2023. La Cour observe, en conséquence, qu’il a formulé sa demande dans le délai de six mois prévu par l’article 80 de son règlement et qu’il a ainsi respecté la deuxième condition formelle énoncée dans cette disposition.

28. Enfin, en ce qui concerne la troisième condition pertinente imposée par l’article 80 du règlement, la Cour rappelle que, pour savoir si les faits à la base d’une demande en révision sont tels, par leur nature, qu’ils « aurai[en]t pu exercer une influence décisive », au sens du paragraphe 1 de cette disposition, sur l’issue de l’affaire visée par la demande, il faut les considérer par rapport à la décision dont la révision est sollicitée (Pardo, précité, § 22). Une fois ce point établi, il convient, pour accueillir la demande en révision de l’arrêt initial, de déterminer que ces faits auraient pu réellement avoir eu une influence décisive sur l’arrêt principal (Irlande c. Royaume-Uni (révision), no 5310/71, § 120, 20 mars 2018). Doit être prouvé à cette fin l’existence d’une erreur de fait et d’un lien de causalité entre le fait établi à tort et une conclusion que la Cour en avait tirée. En d’autres termes, la motivation de l’arrêt initial doit montrer clairement que la Cour ne serait pas parvenue à une conclusion donnée si elle avait eu connaissance des faits véritables. Selon les circonstances de l’espèce, de tels faits inconnus à la Cour au moment de l’examen d’une affaire peuvent être jugés décisifs, par exemple, quant à la qualité de victime du requérant ou l’octroi d’une satisfaction équitable (ibidem, § 121, avec les références qui s’y trouvent citées).

29. La Cour relève en l’espèce que, dans son arrêt du 9 juillet 2020, elle s’est fondée sur le constat que les autorités judiciaires bulgares avaient considéré en substance que l’intérêt général exigeait que l’État ne permît pas le changement juridique de sexe du requérant, puis avaient rejeté la demande formée en ce sens par l’intéressé en 2015. Elle avait observé que les tribunaux n’avaient aucunement élaboré leur raisonnement quant à la nature exacte de l’intérêt général invoqué et étaient restés en défaut de réaliser, dans le respect de la marge d’appréciation dont ils disposaient, un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne pouvait pas déceler quelles étaient les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation la mention du sexe du requérant sur les registres de l’état civil avec la masculinité de l’intéressé. La Cour a ainsi conclu qu’en refusant de reconnaître juridiquement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour un tel refus une motivation suffisante et pertinente et sans expliquer pourquoi, dans d’autres affaires, une telle réassignation pouvait être reconnue, les autorités internes avaient porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée (Y.T. c. Bulgarie, précité, §§ 71, 72 et 74).

30. La Cour observe que, d’après les informations fournies par le Gouvernement et que le requérant ne conteste pas, à la date du prononcé de l’arrêt (soit le 9 juillet 2020) et même dès avant la clôture des échanges entre les parties (au mois de juillet 2017), le tribunal de district de Sofia avait déjà rendu une décision favorable dans une seconde procédure distincte de celle examinée dans l’arrêt de 2020. Cette décision favorable a permis au requérant d’obtenir la modification de la mention de son sexe et de son nom sur les registres de l’état civil (paragraphe 10 ci-dessus). Or la Cour n’a pas été informée, avant le prononcé de l’arrêt, de ces circonstances (paragraphe 24 ci-dessus), et elle a donc statué sur la base des seuls documents et informations qui étaient alors en sa possession. Le cœur du grief originel du requérant tenant au refus des autorités nationales de procéder aux modifications en question, la Cour est d’avis que les faits nouvellement révélés auraient bel et bien pu, dès lors que l’intéressé s’était vu reconnaître le sexe qu’il revendiquait, « exercer une influence décisive » sur le sens de la solution donnée au litige par ledit arrêt. En effet, la Cour considère que ces faits nouveaux sont directement pertinents pour l’examen du bien-fondé des allégations tirées de l’article 8 dans la mesure où ils démontrent que la reconnaissance de la réassignation de sexe était possible en Bulgarie et qu’elle a eu lieu dans le cas du requérant. À tout le moins, elle note que cette circonstance aurait pu avoir une influence décisive, quant au fond et en ce qui concerne la satisfaction équitable, dans la mesure où, dans son arrêt du 9 juillet 2020, la Cour est partie du principe que le défaut de reconnaissance de la situation du requérant au regard de son identité sexuelle avait persisté jusqu’à 2020, alors qu’il avait pris fin en 2017.

31. Eu égard à cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner de surcroît si les faits nouvellement portés à la connaissance de la Cour sont de nature à exercer une influence sur la réponse qu’elle pourrait avoir apporté à la question de savoir si le requérant conservait, malgré la reconnaissance de son changement de sexe en date du 14 juin 2017, la qualité de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, au titre de la période antérieure à cette date.

32. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de réviser, dans son intégralité, l’arrêt prononcé le 9 juillet 2020, en application de l’article 80 de son règlement.

33. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 13 ci-dessus, le Gouvernement dénonce un abus du droit de requête tenant à ce que le requérant n’aurait pas porté à la connaissance de la Cour les faits survenus en lien avec la procédure judiciaire ayant abouti à la reconnaissance juridique de sa réassignation de sexe (paragraphe 13 ci-dessus). Le requérant réplique que s’il n’a pas communiqué ces informations à la Cour, c’est parce qu’il considérait qu’elles n’étaient pas pertinentes et n’étaient nullement susceptibles de modifier la conclusion à laquelle la Cour devait parvenir quant à la qualité de victime qu’il revendiquait (paragraphe 15 ci-dessus).

34. La Cour rappelle qu’en principe, tout comportement d’un requérant manifestement contraire à la vocation du droit de recours établi par la Convention et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle peut être qualifié d’abusif au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 66, CEDH 2014 (extraits), et Bivolaru c. Roumanie, no 28796/04, § 82, 28 février 2017). Cette disposition, en ses passages pertinents en l’espèce, est ainsi libellée :

« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :

a) que la requête est (...) abusive ; (...). »

35. Une requête peut être rejetée comme étant abusive, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète, et donc trompeuse, peut également être qualifiée d’abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le noyau de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante son manquement à divulguer les informations pertinentes (Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 11).

36. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 24 ci-dessus, en application de l’article 47 § 7 de son règlement, il incombe à chaque requérant de tenir la Cour informée « de tout fait pertinent pour l’examen de sa requête ».

37. La Cour a déjà établi la pertinence des faits en cause pour la détermination de la solution du litige en l’espèce (paragraphes 30 et 31 ci‑dessus). Elle estime que la conduite du requérant a été inappropriée en ce qu’il ne l’a pas informée qu’il avait obtenu une décision définitive favorable par le biais d’une nouvelle procédure judiciaire et que sa réassignation de sexe avait été reconnue (voir, mutatis mutandis, Bugajny et autres c. Pologne (révision), no 22531/05, § 24, 15 décembre 2009, Petroiu c. Roumanie (révision), no 33055/09, § 23, 7 février 2017, et aussi, mutatis mtutandis, Safaryan c. Arménie (déc.), no 16346/10, §§ 27-28, 14 janvier 2020). Il s’agissait pourtant, sans aucun doute, d’une information touchant au noyau de l’affaire et dont l’importance ne pouvait être ignorée par le requérant, lequel était d’ailleurs représenté par le même conseil devant la Cour et dans la procédure interne passée sous silence (paragraphe 10 ci‑dessus).

38. Par conséquent, n’ayant pas été informée des circonstances liées à la seconde procédure nationale ayant abouti à la modification des données personnelles du requérant sur les registres de l’état civil, la Cour ne peut que conclure que l’intéressé a agi en méconnaissance de l’obligation qui lui était faite par les articles 44 C § 1 et 47 § 7 de son règlement de l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de la requête, ainsi que de son devoir de coopérer avec elle dans le but d’une bonne administration de la justice, énoncé à l’article 44 A du même texte (Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 20).

39. Dès lors, la Cour est d’avis que le requérant a sciemment omis de porter à sa connaissance l’existence d’une nouvelle situation (voir aussi le paragraphe 24 ci-dessus) sans expliquer le défaut de communication des informations pertinentes, ce qui relève de la part de l’intéressé d’un abus dans la conduite de la procédure devant elle.

40. Il convient, en conséquence, de tenir la requête pour abusive au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et de la déclarer irrecevable pour ce motif (Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 22).

41. La Cour prend note de l’argument de la partie requérante consistant à dire que la question soulevée dans la requête initiale (à savoir celle de l’absence alléguée en droit interne d’une réglementation en matière de réassignation de sexe) resterait sans solution compte tenu notamment de la décision interprétative obligatoire de la Cour suprême de cassation du 20 février 2023 (paragraphe 17 ci-dessus). Elle rappelle que les autorités des États parties, y compris les autorités bulgares, sont soumises à l’obligation de respecter les principes établis dans la jurisprudence en la matière (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, §§ 164 et 178, 17 janvier 2023 et, plus particulièrement, S.V. c. Italie, no 55216/08, 11 octobre 2018, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29683/16, 17 janvier 2019, X et Y c. Roumanie, précité, A.D. et autres c. Géorgie, nos 57864/17 et 2 autres, 1er décembre 2022, et R.K. c. Hongrie, no 54006/20, 22 juin 2023, voir aussi Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 65-67, CEDH 2014, avec les références qui s’y trouvent citées).

42. En outre, s’agissant en particulier de la Bulgarie, dans l’arrêt P.H. c. Bulgarie, précité, la Cour a également conclu à une atteinte à l’article 8 de la Convention à raison de ce que les autorités judiciaires avaient refusé de reconnaître juridiquement le sexe revendiqué de la requérante dans ladite affaire sans avancer pour un tel refus une motivation suffisante et pertinente (P.H. c. Bulgarie, précité, §§ 12, 15-17 et 19). La Cour a donc clairement établi, dans une affaire concernant l’État défendeur, que le refus de reconnaître juridiquement le sexe revendiqué d’un requérant, sans avancer pour cela une motivation suffisante et pertinente quant, entre autres, à la nature de l’intérêt général opposé à la reconnaissance recherchée, porte une atteinte injustifiée au droit dudit requérant au respect de sa vie privée au sens de l’article 8.

43. Dans ces circonstances, l’irrecevabilité de la requête du requérant pour les motifs exposés ci-dessus n’affecte pas les obligations incombant à l’État défendeur en vertu de l’article 8 de la Convention s’agissant de la reconnaissance juridique de la réassignation de genre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide, à l’unanimité, d’accueillir la demande en révision de l’arrêt du 9 juillet 2020 et,
2. Déclare, par six voix contre une, la requête irrecevable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge K. Šimáčková.

OPINION dissidente de la juge ŠIMÁČKOVÁ

1. Je comprends très bien les raisons qui ont conduit la majorité à décider de réexaminer l’arrêt. Je suis également d’accord pour dire que la confiance mutuelle et la coopération sont nécessaires à l’administration équitable de la justice. Je sais qu’il existe une obligation fondamentale de coopérer avec la Cour et de lui soumettre toutes les informations pertinentes. C’est pourquoi j’ai souscrit à la décision d’accueillir la demande en révision de l’affaire.

2. Je me félicite également du fait que la majorité ait mis l’accent sur l’importance qui s’attache à la protection des droits fondamentaux des personnes transsexuelles et sur le caractère exécutoire des obligations qui en découlent en renvoyant à l’arrêt postérieur rendu dans l’affaire P.H. c. Bulgarie, ainsi que de la critique indirecte de la décision interprétative rendue en 2023 par la Cour suprême de cassation bulgare.

3. Toutefois, je ne peux souscrire à la conclusion selon laquelle le requérant a effectivement abusé de son droit en l’espèce, pour des raisons tenant, d’une part, à la spécificité de l’affaire et, d’autre part, à la rigueur excessive dont la Cour fait preuve sur la question de l’abus de droit dans sa jurisprudence en général.

4. Pour apprécier la situation ici en cause, il me semble important de me mettre à la place du requérant, qui a été contraint par la législation et les tribunaux nationaux de se mutiler pour être ce qu’il est vraiment dans son âme.

5. Je suis convaincue que la stérilisation forcée des personnes transgenres est l’un des traitements les plus cruels auxquels sont confrontées les personnes en Europe. Je me réfère à cet égard à la déclaration du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants : « [d]ans les États où la modification des marqueurs de genre sur les documents d’identité est autorisée, celle-ci peut être assortie de conditions abusives, telles que l’obligation d’avoir subi une opération de changement de sexe, la stérilisation forcée ou d’autres mesures médicales imposées (A/HRC/29/23). Même lorsqu’elle n’est pas prescrite par la loi, la stérilisation forcée est souvent pratiquée sur les personnes transidentitaires. Ces pratiques sont l’expression d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, portent atteinte au droit de chacun à l’intégrité physique et à l’autodétermination et constituent une forme de mauvais traitement ou de torture » (rapport du 5 janvier 2016 au Conseil des droits de l’homme des Nations unies (A/HRC/31/57), paragraphe 49).

6. Lorsqu’une personne transgenre est confrontée à sa situation et à sa transition sexuelle, il s’agit déjà d’un parcours extrêmement difficile, même si elle bénéficie du soutien total des professionnels de la santé, de la loi et de son environnement. C’est encore pire lorsque la législation nationale est arbitraire et peu claire. Si, dans une situation personnelle aussi difficile, la personne en question doit de surcroît engager un procès devant une juridiction, cela peut être insupportable. La seule chose qui puisse lui donner la force de saisir la justice dans une situation aussi complexe est peut-être de savoir qu’elle ne le fait pas seulement pour elle-même, mais pour d’autres personnes dans une situation similaire, qui souffrent comme elle.

7. Même si le requérant a fini par avoir gain de cause au niveau national, il savait à quel point la décision de la CEDH pouvait être cruciale pour d’autres personnes dans la même situation que lui. Lui ou son avocate ont commis une erreur pour la simple raison qu’ils voulaient aider d’autres personnes placées dans une situation identique. Et ils n’ont manifestement pas eu tort, puisque trois ans seulement après l’arrêt rendu dans l’affaire du requérant, la Cour suprême de cassation bulgare s’est catégoriquement opposée à ce que ces personnes puissent obtenir devant les juridictions inférieures une décision judiciaire positive telle que celle obtenue par le requérant. Fallait-il vraiment sanctionner le requérant en lui reprochant un abus de droit ? N’eût-il pas suffit de réviser le jugement dans le sens proposé par la partie requérante (paragraphes 15-17 de l’arrêt de révision), ce qui aurait permis à la Cour de se prononcer sur le cadre juridique interne pertinent – question cruciale et devenue critique depuis la décision interprétative récemment rendue par la Cour suprême de cassation bulgare – et de réduire les indemnités accordées, voire, éventuellement, de sanctionner la représentante du requérant, qui est une professionnelle du droit ?

8. Cela m’amène à la dernière raison qui me conduit à considérer que la jurisprudence actuelle sur l’abus de droit en général est trop sévère pour le requérant. Si quelqu’un pouvait être tenu de coopérer et blâmé pour un manque de coopération, c’est la représentante du requérant, une professionnelle du droit, non le requérant lui-même.

9. Je suis opposée par principe à ce que l’on sanctionne un requérant pour les erreurs de son avocat. La situation a changé par rapport à la jurisprudence antérieure. Nous disposons désormais d’un outil pour exclure des avocats agissant en tant que représentants devant la Cour (le nouvel article 44D du règlement de la Cour). Dans des situations de ce type, si la majorité insiste pour que quelqu’un soit sanctionné, qu’elle sanctionne le représentant du requérant, et non ce dernier. Le conflit entre les responsabilités d’un représentant et celles d’un requérant, qui a été effectivement atteint dans ses droits fondamentaux, peut conduire à des injustices.

10. En résumé, les raisons qui m’ont amenée à marquer mon désaccord avec la décision selon laquelle la requête devait être déclarée irrecevable pour sanctionner un abus de droit commis par le requérant tiennent, d’une part, à la situation particulièrement vulnérable du requérant (et d’autres personnes dans une situation similaire qu’il a également défendues par son action) et, d’autre part, à la jurisprudence de la Cour qui confond la responsabilité de l’avocat et celle de son client, le requérant lui-même.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-234521
Date de la décision : 04/07/2024
Type d'affaire : révision
Type de recours : Révision admise (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-3-a) Requête abusive

Parties
Demandeurs : Y.T.
Défendeurs : BULGARIE

Origine de la décision
Date de l'import : 05/07/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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