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06/06/2024 | CEDH | N°001-234090

CEDH | CEDH, AFFAIRE BERSHEDA ET RYBOLOVLEV c. MONACO, 2024, 001-234090


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BERSHEDA ET RYBOLOVLEV c. MONACO

(Requêtes nos 36559/19 et 36570/19)

ARRÊT


Art 8 • Expertise de l’intégralité du contenu du téléphone portable d’une avocate ordonnée par un juge d’instruction hors du cadre de sa saisine • Remise spontanée du téléphone par l’avocate pour prouver sa bonne foi quant à l’objet de la saisie • Données préalablement effacées à sa demande • Recherche extensive et complète du contenu, accessible et caché, du téléphone utilisé à titre personnel et professionnel • Attein

tes au respect de la vie privée et de la correspondance de l’avocate, assimilables à des perquisitions et saisies • ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BERSHEDA ET RYBOLOVLEV c. MONACO

(Requêtes nos 36559/19 et 36570/19)

ARRÊT

Art 8 • Expertise de l’intégralité du contenu du téléphone portable d’une avocate ordonnée par un juge d’instruction hors du cadre de sa saisine • Remise spontanée du téléphone par l’avocate pour prouver sa bonne foi quant à l’objet de la saisie • Données préalablement effacées à sa demande • Recherche extensive et complète du contenu, accessible et caché, du téléphone utilisé à titre personnel et professionnel • Atteintes au respect de la vie privée et de la correspondance de l’avocate, assimilables à des perquisitions et saisies • Absence de recours aux dispositions instaurant un régime protecteur pour l’avocat • Insuffisance de limitation par les autorités judiciaires, conformément aux termes de la saisine, des contours de l’instruction étendus de manière trop large par le juge d’instruction • Absence de contrôle des garanties procédurales dues au respect du secret professionnel de l’avocate • Recours judiciaires internes adéquats et effectifs, sur le principe, n’ayant pas permis, dans la pratique, un redressement approprié des mesures ordonnées • Ingérence non proportionnée aux buts légitimes poursuivis

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

6 juin 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bersheda et Rybolovlev c. Monaco,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mattias Guyomar, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mykola Gnatovskyy,
Stephane Pisani, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 36559/19 et 36570/19) dirigées contre la Principauté de Monaco et dont deux ressortissants de nationalité suisse et ukrainienne pour l’une et de nationalité russe pour l’autre, Mme Tetiana Bersheda et M. Dmitriy Rybolovlev (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 juillet 2019,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement monégasque (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne, au regard de l’article 8 de la Convention, l’exploitation des données contenues sur le téléphone portable de la requérante, une avocate, dans le cadre d’une expertise ordonnée par un juge d’instruction.

EN FAIT

2. Les requérants, Mme Bersheda et M. Rybolovlev, nés en 1984 et en 1966, résident respectivement à Londres et Monaco. Ils ont été représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. J.-L. Ravera.

1. Les circonstances à l’origine de l’affaire

4. Le 9 janvier 2015, Mme Tetiana Bersheda, la requérante, inscrite au barreau du Canton de Vaux, et agissant en sa qualité d’avocate du requérant, M. Dmitriy Rybolovlev, et de deux sociétés affiliées à celui-ci, adressa au procureur général de la Principauté de Monaco une « dénonciation pénale » pour faux en écritures et escroquerie contre Y.B. Aux termes de cette plainte, elle exposait que ce dernier, un homme d’affaires de nationalité suisse spécialisé dans la négociation et le transport d’œuvres d’art, aurait prélevé sur le montant des ventes des commissions exorbitantes et, en tout état de cause, non conformes aux dispositions contractuelles. Y.B. aurait ainsi détourné, au préjudice du requérant et de ses sociétés, des sommes considérables, dont le montant s’élèverait à 1 milliard de dollars, dans le cadre de la vente de tableaux de maître de très grande valeur.

5. Le 24 février 2015, les policiers dressèrent un procès-verbal aux termes duquel ils indiquaient avoir été informés tant de la venue probable d’Y.B. dans la Principauté le lendemain que de l’adresse où il était censé se rendre. Le même jour, par un réquisitoire introductif du ministère public, une information judiciaire fut ouverte des chefs d’escroquerie et de blanchiment. Le 25 février 2015, afin d’appréhender Y.B. sur le territoire de Monaco, un dispositif de surveillance impliquant dix policiers fut mis en place aux abords de l’immeuble désigné. Dès son arrivée, Y.B. fut interpellé et placé en garde à vue. Aussitôt avisée de cette arrestation, une autre équipe de policiers procéda à l’interpellation, à son domicile, de T.R., une amie du requérant qui intervenait régulièrement en tant qu’intermédiaire dans les négociations commerciales menées entre Y.B. et les requérants. T.R. fut également placée en garde à vue.

6. Le 28 février 2015, le juge d’instruction en charge de ce dossier, M.R., inculpa Y.B. pour escroquerie et complicité de blanchiment, et T.R. pour blanchiment.

2. La procédure relative aux faits de l’espèce

7. Parallèlement à l’affaire principale relative aux dénonciations d’escroquerie, de blanchiment et de complicité de blanchiment, une autre procédure fut ouverte, concernant des faits de moindre ampleur s’agissant de l’enregistrement d’une conversation privée réalisé dans le but de rassembler des éléments de preuve. En effet, le 17 avril 2015, la requérante envoya à la Sûreté Publique un courriel contenant un fichier audio, qui renfermait un enregistrement qu’elle avait elle-même réalisé sur son téléphone portable le 23 février précédent, au domicile monégasque du requérant, chez lequel un dîner avait été organisé en sa présence, ainsi que celle de T.R. et de son mari. Selon la requérante, l’enregistrement, effectué dans le contexte d’une discussion d’affaires, était destiné à contribuer à l’établissement de la vérité dans le cadre de la procédure principale impliquant Y.B. et T.R. La conversation ayant été tenue en langue russe, elle joignit également une traduction libre en français, ainsi que ses commentaires. L’envoi de ces pièces fut consigné dans un procès-verbal rédigé le 4 mai 2015 par le commandant de police F.F., officier de police judiciaire. Le fichier audio fut transféré sur un CD-ROM et joint au dossier de l’information judiciaire.

8. Le 30 juin 2015, T.R. déposa une plainte avec constitution de partie civile auprès d’un juge d’instruction de Monaco à l’encontre des requérants, du chef d’atteinte à sa vie privée au sens de l’article 308-2 du code pénal, en raison de l’enregistrement effectué par la requérante le 23 février 2015 et de sa transmission ultérieure aux autorités, ainsi que pour recel et complicité. T.R. dénonça le fait que la conversation avait été enregistrée à son insu, afin d’être utilisée contre elle dans le cadre de l’information principale qui visait principalement Y.B. et dans laquelle elle s’estimait injustement mise en cause. Elle ajouta avoir été victime d’un piège mis en place par les autorités policières et judiciaires monégasques, soutenant que, sur le fondement de fausses accusations portées à son encontre, elle avait été arrêtée le 25 février suivant, soit moins de quarante-huit heures après le dîner organisé chez le requérant et au cours duquel l’enregistrement de la conversation avait été réalisé. Dénonçant la violation de ses obligations déontologiques par la requérante en sa qualité d’avocate, T.R. émit des doutes tant sur la régularité de la transcription et la traduction de la conversation enregistrée que sur l’authenticité du contenu de l’enregistrement transmis par la requérante à la Sûreté Publique. Elle précisa notamment que le fichier transmis par cette dernière n’était pas complet, ce qu’elle expliquait par le fait que, selon elle, la fin de la conversation était compromettante pour les requérants, qui s’étaient efforcés au cours du dîner de la convaincre de faire venir Y.B. à Monaco, et ce prétendument pour « discuter » alors que leur véritable objectif était en réalité de permettre l’interpellation de ce dernier « dans le cadre d’un véritable traquenard judiciaire ».

9. Une information judiciaire fut ouverte des chefs d’atteinte au respect de la vie privée et familiale et un juge d’instruction (P.K.) fut désigné.

10. Le 17 novembre 2015, la requérante fut auditionnée par un officier de police judiciaire agissant dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée par le juge d’instruction. Elle déclara qu’à un moment qualifié par elle de « conversation d’affaires tendue », elle avait pris la décision d’enregistrer les propos de T.R. à son insu, au moyen de son téléphone portable posé sur ses genoux. Elle précisa avoir déjà évoqué avec le requérant la possibilité d’enregistrer des propos de Y.B. afin de constituer des éléments de preuve et avoir finalement agi de la sorte « afin d’aider l’enquête en cours et de protéger les intérêts des sociétés plaignantes » dont elle était l’avocate dans le cadre de l’information principale ouverte contre Y.B et T.R. Elle ajouta avoir auparavant consulté un avocat monégasque et que, par ailleurs, « on » lui avait confirmé qu’un tel procédé était tout à fait possible, légal et recevable devant un tribunal monégasque, sans toutefois révéler l’identité des personnes dont elle disait s’être rapprochée pour obtenir de tels conseils. De plus, elle se considéra « liée par le secret professionnel envers les parties plaignantes », précisant que la consultation concernant la légalité de l’enregistrement ayant été obtenue dans ce cadre, elle ne souhaitait pas faire d’autres commentaires. Enfin, réagissant à un article de presse dans lequel l’avocat de T.R. soutenait que l’enregistrement était tronqué, la requérante confirma avoir envoyé la totalité du fichier contenant l’enregistrement, d’une durée de 10 minutes et 46 secondes, au commandant de police F.F., tout en déclarant ceci :

« (...) J’ai conservé l’enregistrement dans mon Iphone, et si nécessaire, je suis prête à soumettre cet appareil à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter »

11. Le 23 février 2016, la requérante fut inculpée du chef d’atteinte à la vie privée, puis interrogée le 2 mars 2016.

12. Le 26 avril 2016, estimant ses investigations achevées, le juge d’instruction adressa un avis de fin d’information à l’ensemble des parties, qui ne formulèrent aucune demande d’actes complémentaires. Le 3 août 2016, le procureur général prit des réquisitions aux fins de non-lieu, estimant que la conversation enregistrée n’était pas protégée par l’article 8 de la Convention et que la requérante avait agi dans un cadre professionnel, sans intention de porter atteinte à la vie familiale et personnelle de T.R. Selon le procureur général, le procédé était certes déloyal, mais il ne constituait pas pour autant une infraction pénale, à défaut de caractérisation des éléments tant matériel qu’intentionnel du délit.

13. Le 5 septembre 2016, en raison de la fin du détachement du juge d’instruction en charge de l’affaire (P.K.) et de son départ de Monaco, un nouveau magistrat instructeur, le juge E.L., fut nommé, afin de le remplacer, au sein du tribunal de première instance de Monaco. L’ensemble des dossiers du cabinet du juge P.K lui furent donc naturellement attribués, parmi lesquels celui d’atteinte au respect de la vie privée objet de la présente requête.

14. Le 30 janvier 2017, le juge E.L. prit la décision de relancer les investigations et adressa le courrier suivant à la requérante :

« Pour faire suite à votre interrogatoire du 17 novembre 2015 qui s’est tenu à l’occasion de votre placement en garde à vue, vous aviez indiqué tenir le téléphone portable Iphone utilisé lors de l’enregistrement litigieux à la disposition des services de police.

Dans ces conditions, je vous saurais gré de bien vouloir vous présenter, dans les meilleurs délais, munie de ce dernier, au sein des services de la Sûreté publique. (...) »

15. Le 3 février 2017, la requérante remit son téléphone portable contenant l’enregistrement litigieux aux services de police. Un procès-verbal actant les déclarations de la requérante fut rédigé comme suit :

« Vous me donnez connaissance du motif de ma convocation et des termes de la présente commission rogatoire. J’en prends acte. Conformément à ce qui a été convenu avec Monsieur le juge d’instruction à ce sujet, je vous remets le téléphone contenant l’enregistrement litigieux, s’agissant d’un Apple de couleur argentée, no IMEI (...) et dont le code de déverrouillage est le (...). Tel que je vous le remets, ce téléphone est en position allumée. Je prends acte de la saisie que vous en faites. Je tiens à préciser que l’enregistrement litigieux se trouve dans l’application Voice Memo et qu’il s’agit du fichier 23.02.2015 21h20m43 (...) »

16. Le 4 avril 2017, le juge E.L. procéda à l’audition de T.R. Par un soit‑transmis adressé au directeur de la Sûreté Publique le même jour, il sollicita l’audition de Y.B. et du mari de T.R. Par ailleurs, ignorant à l’évidence que le téléphone avait été remis aux policiers deux mois auparavant, il demanda qu’une mesure, éventuellement coercitive, soit prise concernant le téléphone de la requérante, dans les termes suivants :

« Enfin, vous voudrez bien inciter et, en cas de refus, saisir et placer sous scellé dans les meilleurs délais, l’Iphone de [la requérante] avec lequel elle a effectué l’enregistrement litigieux et ce, conformément à notre demande du 30 janvier 2017 (...). Puis, vous nous l’adresserez en urgence à notre cabinet pour toute expertise qu’il conviendra d’ordonner. »

17. Le 13 avril 2017, il sollicita du parquet général ses réquisitions quant à l’opportunité d’une expertise du téléphone portable de la requérante. Le 15 avril 2017, le parquet général s’y opposa, aux motifs que « l’instruction ne portait que sur l’atteinte à la vie privée et donc sur l’enregistrement d’une conversation clairement déterminée, réalisé par Maître Bersheda ».

18. N’estimant pas opportun de suivre l’avis du parquet général, le juge E.L. avisa, le 14 avril 2017, la requérante, T.R. et le ministère public de la désignation de J.S, expert en informatique, pour procéder à une expertise en téléphonie.

19. Par une ordonnance du 26 avril 2017, le juge E.L. mandata cet expert pour analyser le téléphone de la requérante selon les indications suivantes :

« –1 - Prendre possession du scellé suivant no (...) dont le code de déverrouillage est le (...).

–2 - Vous voudrez bien extraire le fichier correspondant à l’enregistrement d’une conversation qui s’est tenue le 23 février 2015 et qui se trouverait dans l’application « Voice Memo » et qui correspondrait au fichier « 23.02.2015 21h20 m43».

–3 - Vous voudrez bien nous préciser quand ce fichier a été réinstallé sur ce téléphone portable et selon quel procédé.

–4 - Vous voudrez bien nous indiquer depuis quand ce téléphone a été mis en fonctionnement et à partir de quand les données qui s’y trouvent auraient été transférées dessus.

–5 - Vous voudrez bien nous indiquer la liste des appels ou des échanges de textes ou de mails – et, le cas échéant, nous en retranscrire les contenus – de ceux qui seraient susceptibles d’intéresser l’enquête en cours et d’être utiles à la manifestation de la vérité, notamment concernant [Y.B., T.R. et le requérant], lesquels porteraient uniquement sur le délit poursuivi et les circonstances de son éventuelle commission, vraisemblablement entre début et mi-2015.

–6 - Concernant les éventuels e-mails, vous voudrez bien rechercher, retranscrire et annexer toute conversation, tout échange ou tout document susceptible, par leur contenu ou l’identité du ou des destinataires, de se rapporter, même indirectement, à l’enquête en cours.

–7 - Sauvegarder l’ensemble de ces éléments sur un support numérique que vous annexerez à votre rapport écrit et insérer dans son corps les plus représentatifs.

–8 - Procéder d’une manière générale à toutes opérations et faire toutes observations ou remarques complémentaires que vous estimeriez utiles à la manifestation de la vérité.

–9 - Reconstituer les scellés et nous les retourner avec votre rapport à l’issue de vos opérations.

Pour ce faire, vous pourrez vous faire assister, dans le cadre de vos opérations, par tout interprète-traducteur assermenté dans la langue étrangère concernée afin de discerner les éléments intéressant l’enquête de ceux qui y sont étrangers.

L’expert pourra, pour l’accomplissement de sa mission, prendre connaissance des pièces de l’information (copie numérisée du dossier ci-jointe). (...) »

20. Bien que la plaignante, T.R., ait indiqué que la conversation enregistrée avait été « tronquée », ce qui impliquait une manipulation de l’enregistrement réalisé par la requérante le jour des faits, la mission de l’expert ne comportait aucune demande de vérification de son authenticité, ni d’une éventuelle altération ou falsification de son support.

21. Le 26 juin 2017, l’expert écrivit au juge d’instruction pour l’informer de l’avancée de ses travaux et lui faire part de ses interrogations quant à la pertinence du recueil de la totalité des données extraites dans le cadre de sa mission. Il joignit un tableau comprenant une sélection de correspondances réalisées à partir, d’une part, d’un ensemble de plus de 8 000 SMS examinés et de 244 messages émis ou reçus du 2 janvier au 17 novembre 2015 et, d’autre part, de 11 000 iMessages étudiés (application de dialogue en direct utilisable sur le téléphone de la requérante) et de 166 dialogues en direct du 15 janvier au 16 septembre 2015. En réponse, le juge E.L. précisa que seuls les échanges de SMS effectués avec T.R., mais également avec C.H. et F.F. (respectivement commissaire, chef de la division de police judiciaire de la Sûreté Publique, et son adjoint, commandant de police), apparaissaient dans leur intégralité en lien avec l’information judiciaire. En revanche, il demanda à l’expert de ne pas intégrer les échanges avec le directeur des services judiciaires, P.N., et le procureur général de Monaco, J.P.D., les estimant sans rapport avec l’enquête judiciaire.

22. Le 22 juin 2017, la requérante fut interrogée par le juge E.L.

23. Le 13 juillet 2017, l’expert déposa son rapport d’expertise qui présentait les travaux réalisés, les informations extraites, la période de fonctionnement du téléphone portable, la recherche d’appels ou d’échanges susceptibles d’intéresser l’enquête en cours, ainsi que la copie des données extraites. L’expert précisa avoir été en contact avec P.M., directeur informatique d’une société appartenant au requérant, qui lui avait expliqué avoir restauré à plusieurs reprises l’ensemble des données du téléphone portable initial de la requérante (endommagé), puis les avoir transférées sur un nouvel appareil. Le téléphone finalement expertisé renfermait donc un nombre considérable de données appartenant à la requérante, certaines actuelles et facilement accessibles, d’autres plus anciennes et préalablement effacées à la demande de l’intéressée. L’expert indiqua d’ailleurs avoir utilisé deux procédés techniques différents pour extraire les données : le premier, afin de récupérer celles qui étaient intactes et mémorisées dans l’appareil, notamment l’enregistrement de la conversation effectué le 23 février 2015 (aucun répertoire, journal d’appels, message de type texto, MMS, iMessage et email n’ayant par ailleurs été mis en évidence) ; le second, destiné à reconstituer, après effacement, des fragments de données supprimées et relatives à des contacts, à un journal d’appels, à des messages de type texto et MMS, à des iMessages, ainsi qu’à des emails. Ainsi, il apparaissait qu’outre le fichier vocal relatif à l’enregistrement litigieux en date du 23 février 2015 et « d’une durée de 10 minutes et 46 secondes », supposément constitutif de l’infraction de violation de la vie privée, l’expert avait extrait de l’appareil téléphonique de la requérante 636 appels téléphoniques et reconstitué 8 914 SMS « émis ou reçus sur la période du 20 juillet 2013 au 17 novembre 2015 », 1 004 « messages de type MMS, émis ou reçus sur la période du 22 juillet 2013 au 16 novembre 2015 » et 11 827 « iMessages en français et en langue étrangère (...) échangés sur la période du 16 juillet 2013 au 17 novembre 2015 ». Aucun échange ou correspondance entre les requérants ou concernant des données personnelles du requérant ne furent évoqués dans le rapport. En outre, l’expert précisa avoir écouté les messages en langue française parmi les 153 laissés sur la boîte vocale de la requérante entre le 16 mai et le 5 août 2015 et, ayant identifié trois comptes de messagerie électronique associés à la requérante, retrouvé 3 033 messages électroniques « sans contenu ni pièce jointe, sur la période du 6 décembre 2012 au 17 novembre 2015 ». Il indiqua avoir également transféré l’ensemble de ces données sur un DVD-ROM. Enfin, il confirma avoir été amené, dans l’exercice de sa mission, à restaurer des données qui avaient été préalablement effacées, par les soins d’un professionnel en informatique, selon la requérante.

24. Le 26 juillet 2017, la requérante saisit la chambre du conseil de la cour d’appel d’une requête en nullité de l’ordonnance de commission d’expert, du rapport d’expertise et de la transmission d’une copie des données recueillies à un autre cabinet d’instruction, à savoir au juge d’instruction M.R., chargé de l’information principale instruite contre T.R et Y.B. Elle soutenait que la mission confiée par le juge d’instruction à l’expert avait largement outrepassé le cadre des faits objets de l’instruction, que les données extraites comprenaient des quantités bien trop importantes de messages et de conversations effacées, ce qui portait atteinte au secret professionnel de l’avocat, outre le fait qu’elle avait été trompée par le juge E.L. qui, de façon déloyale, lui avait fait remettre son téléphone portable pour en extraire des éléments à charge contre elle dans le cadre d’une autre affaire.

25. Dans un courrier du 4 août 2017, le juge E.L. sollicita de l’expert la recherche de données complémentaires, motivant comme suit sa demande :

« Le 05 juillet 2017, je vous ai fait parvenir un courrier faisant suite à votre message électronique du 26 juin 2017 afin de vous demander de ne faire apparaitre qu’un certain nombre de messages, à savoir ceux concernant [T.R., C.H. et F.F.], à l’exception des échanges effectués avec [P.N. et J.P.D.], ces derniers ne m’ayant pas semblé concerner la présente enquête judiciaire.

(...) j’ai décidé de prendre connaissance de l’intégralité de son contenu, soit de 8 914 SMS, de 11 827 iMessages ainsi que des MMS, emails et Messages vocaux.

À cette occasion, si votre message du 26 juin 2017 ne contenait qu’un échantillonnage des données contenues dans ce téléphone, j’ai ainsi pu constater l’existence de nombreux messages et échanges qui me semblent se rapporter directement aux circonstances de commission de l’infraction poursuivie.

(...)

L’un des objectifs de cette enquête étant, notamment, d’identifier toutes les personnes ayant pu apporter leur concours, en qualité d’auteurs ou de complices, à l’infraction poursuivie, il nous appartient de nous employer à les identifier et à recueillir tout élément susceptible, le cas échéant, de démontrer leur éventuelle participation.

En outre, les investigations doivent également s’attacher à déterminer les circonstances précises dans lesquelles le délit dénoncé aurait été commis, ce qui justifie la réalisation d’investigations portant sur l’état des relations entre [la requérante] et les personnes ayant pu favoriser ou contribuer à la commission de l’infraction dénoncée.

Enfin, conformément aux dispositions de l’article 90 du Code de procédure pénale, il nous appartient de transmettre sans délai, aux fins de compétence et d’appréciation, à Monsieur le Procureur Général les faits nouveaux dont nous aurions pu avoir connaissance à l’occasion d’une information judiciaire et notamment, toute violation du secret professionnel prévu aux articles 31 et 308 du Code de procédure pénale, sans préjudice des autres infractions prévues par le Code pénal.

(...) »

26. Le 4 août 2017, le juge d’instruction refusa de restituer le téléphone, alors entre les mains du juge d’instruction en charge de la plainte visant T.R et Y.B (paragraphes 4-6 ci-dessus). Par une ordonnance du 29 août 2017, il rejeta une demande de destruction du DVD-ROM contenant les données extraites du téléphone portable de la requérante et figurant en annexe du rapport d’expertise.

27. Le 1er septembre 2017, l’expert remit un rapport de « complément d’exploitation », qui contenait les échanges avec des personnes dont certaines avaient été initialement exclues du champ de ses recherches, au motif qu’elles ne semblaient pas concernées par l’information ouverte pour les faits d’atteinte à la vie privée (paragraphes 21 et 25 ci-dessus). Il s’agissait en particulier du directeur des services judiciaires, P.N., de l’épouse de celui-ci, du procureur général, J.P.D., ainsi que de R.A., directeur de la Sûreté Publique. Le 13 septembre 2017, la requérante saisit la chambre du conseil de la cour d’appel d’une requête en nullité de ce rapport d’expertise complémentaire.

28. À deux reprises, les 4 avril et 8 septembre 2017, le juge E.L. entendit T.R. en sa qualité de partie civile. Il ressort du procès-verbal de la seconde audition que le juge d’instruction se livra tout d’abord à une longue déclaration initiale, dans le but de justifier à la fois l’étendue de ses investigations au-delà de la stricte analyse de l’enregistrement clandestin, le recueil d’une masse considérable d’informations et la longue période sur laquelle la recherche avait porté. Le juge expliqua en effet qu’il recherchait d’éventuelles complicités supposant l’existence soit de consultations antérieures à la discussion du 23 février 2015, soit de conseils postérieurs, susceptibles d’avoir été donnés par une « personne du "monde judiciaire" » et visant à favoriser la transmission de l’enregistrement aux services de police en la conseillant, l’autorisant, la recommandant ou en l’ordonnant, le cas échéant moyennant rémunération. Le juge ajouta ensuite vouloir évoquer avec T.R. un certain nombre d’échanges entre la requérante, le commissaire C.H. et son adjoint F.F. dans le cadre de l’enquête au cours de laquelle Y.B. et elle avaient été placés en garde à vue, précisant qu’à ses yeux ils constituaient « le contexte et les circonstances de l’éventuelle commission des faits reprochés, à savoir l’enregistrement litigieux réalisé le 23 février 2015 ». Il souligna qu’il lui paraissait impossible d’instruire la plainte de T.R. sans comprendre dans quel contexte judiciaire et dans quel but le dîner du 23 février 2015 avait été organisé. Après ces propos liminaires, le juge d’instruction poursuivit l’interrogatoire de T.R. en ciblant certains échanges extraits du téléphone de la requérante, en lien avec la procédure pénale suivie des chefs d’escroquerie et de blanchiment dans le cadre de laquelle elle-même et Y.B avaient été inculpés. Il la questionna notamment sur les liens existants entre la requérante, P.N., J.P.D. et R.A. (paragraphe 27 ci-dessus), ainsi que le commissaire C.H. et son adjoint, F.F. (paragraphe 21 ci-dessus). Il releva que l’exploitation des données du téléphone faisait notamment apparaître que ces différentes autorités monégasques avaient apporté leur aide aux requérants dans le cadre de l’affaire relative aux faits d’escroquerie dans la vente de tableaux de maîtres, et que la requérante avait élaboré, avec C.H. et F.F., plusieurs plans et stratégies qui avaient abouti à l’arrestation de T.R. et de Y.B., et qu’elle avait ensuite été tenue informée du déroulement des gardes à vue, ainsi que des efforts déployés par les policiers pour prolonger celles-ci et faire en sorte que la compétence de Monaco soit renforcée dans ces procédures. Le juge E.L. précisa également, concernant toujours la garde à vue de T.R., que la requérante avait également été tenue au courant du contenu et de la stratégie de communication du procureur général, avec lequel elle échangeait directement. Le 18 septembre 2017, la requérante considérant que le juge d’instruction était sorti du cadre des faits objet de cette information judiciaire ouverte pour atteinte à la vie privée, saisit la chambre du conseil de la cour d’appel d’une demande en nullité de cette audition.

29. Le 11 septembre 2017, le juge E.L. demanda au juge M.R. une copie du dossier d’instruction concernant T.R. et Y.B. La transmission intervint le lendemain et les pièces furent versées au dossier par le juge E.L. le 15 septembre 2017.

30. Les 2 et 5 octobre 2017, la requérante saisit la chambre du conseil de la cour d’appel de deux requêtes en nullité. Elle contesta tout d’abord la transmission des pièces par le juge M.R. au juge E.L. (paragraphe 29 ci‑dessus), soutenant qu’elles étaient étrangères à l’instruction relative à l’enregistrement litigieux, qu’elles n’étaient pas susceptibles de faire avancer les investigations relatives aux faits d’atteinte au respect de la vie privée et que, par conséquent, elles excédaient la saisine du juge E.L. Par ailleurs, elle demanda la nullité de tous les actes intervenus postérieurement aux réquisitions de non-lieu du procureur général du 3 août 2016 (paragraphe 12 ci-dessus), estimant que les investigations diligentées par la juge E.L. après sa désignation étaient sans lien avec les faits dont il était saisi.

31. Le 18 octobre 2017, le requérant fut inculpé du chef de complicité d’atteinte à la vie privée.

32. Le 8 juin 2018, l’ancien procureur général, J.P.D., fut inculpé du chef de complicité d’atteinte au droit au respect de la vie privée au préjudice de T.R.

33. Par un arrêt du 21 juin 2018, la chambre du conseil de la cour d’appel de Monaco statua sur les cinq requêtes en nullité (en date des 26 juillet, 13 et 18 septembre, 2 et 5 octobre 2017) présentées par la requérante et reprises à l’identique par le requérant, dans lesquelles la violation des articles 6 et 8 de la Convention était notamment invoquée, ainsi que sur les appels interjetés par la requérante des refus de restitution de son téléphone et de destruction du DVD-ROM contenant les données qui en avaient été extraites. Après avoir ordonné la jonction des requêtes, la cour d’appel jugea tout d’abord que les actes accomplis postérieurement au réquisitoire de non-lieu du 12 mai 2016 étaient réguliers, dès lors qu’aux termes du code de procédure pénale (CPP) le juge d’instruction avait la maîtrise de la conduite de l’information, et que seule son ordonnance de règlement emportait son dessaisissement. S’agissant du dépassement allégué des limites de sa saisine par le juge d’instruction, la cour d’appel rejeta également les arguments des requérants, considérant notamment que la recherche d’un complice ayant facilité ou provoqué la commission du délit, et celle d’un éventuel receleur qui serait intervenu postérieurement, entraient dans le champ de la saisine du juge d’instruction.

34. La chambre du conseil de la cour d’appel écarta ensuite l’ensemble des arguments des requérants au soutien de leur demande de nullité visant l’ordonnance d’expertise du téléphone portable. Elle estima en particulier que la mission de l’expert avait été circonscrite aux faits dont le juge était saisi et que les recherches effectuées s’étaient déroulées sous l’autorité et le contrôle du juge d’instruction.

35. En outre, la chambre du conseil de la cour d’appel écarta les demandes de nullité de l’expertise et les allégations de violation du secret professionnel de l’avocat. Elle releva tout d’abord que la saisie du téléphone de la requérante n’avait nécessité aucune recherche des enquêteurs et, compte tenu de la remise volontaire de l’appareil, que les dispositions légales encadrant les perquisitions en droit monégasque n’étaient pas applicables. Elle considéra ensuite que la mission confiée à l’expert, s’agissant uniquement de rechercher des messages déjà parvenus à leurs destinataires ou de conversations terminées, n’était pas assimilable à des interceptions de correspondance encadrées par les dispositions des articles 106-1 et suivants du CPP, notamment l’article 106-8 du CPP relative à l’obligation pour le juge d’instruction d’informer le Bâtonnier, qui ne pouvaient pas davantage s’appliquer dans les circonstances de l’espèce. Par ailleurs, elle précisa que la saisie du téléphone n’avait pas permis la révélation d’une information couverte par le secret professionnel de la requérante, dans la mesure notamment où celle-ci était inculpée, que des indices pouvaient laisser supposer sa participation à une infraction pénale et que les messages retranscrits ne concernaient pas des échanges avec ses clients, mais seulement avec des tiers.

36. Répondant à un moyen tiré de l’article 8 de la Convention, la chambre du conseil de la cour d’appel souligna que la requérante avait la qualité d’inculpée et que si la mesure d’expertise technique ordonnée constituait une ingérence, cette dernière était prévue par les articles 107 et suivants du CPP et visait un but légitime, à savoir la recherche des éléments constitutifs des infractions objets de l’instruction, ainsi que la preuve de l’implication de l’inculpée ou de toute autre personne. Elle jugea que cette ingérence apparaissait également nécessaire et, par ailleurs, qu’il n’y avait pas d’atteinte au principe de la loyauté de la preuve, la requérante ayant spontanément déclaré aux policiers, le 17 novembre 2015, avoir conservé l’enregistrement litigieux dans son téléphone portable et se tenir prête à soumettre cet appareil à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter, précisant qu’à ses yeux il n’était pas avéré qu’elle aurait accepté cette remise dans le seul but de vérifier l’intégrité de l’enregistrement litigieux. Concernant la transmission d’une copie des données récupérées au juge d’instruction chargé de l’information judiciaire dans laquelle la requérante intervenait en sa qualité d’avocate des parties civiles, notamment le requérant, la cour d’appel considéra que, de l’aveu même de la requérante, l’enregistrement litigieux avait été réalisé dans le but de préserver les intérêts de ses clients et d’aider l’enquête, et qu’il n’était pas démontré d’atteinte injustifiée et disproportionnée au secret professionnel et aux droits de la défense.

37. Par un arrêt du 7 janvier 2019, la Cour de révision rejeta le pourvoi des requérants contre l’arrêt du 21 juin 2018. Elle confirma l’ensemble des motifs retenus par la chambre du conseil de la cour d’appel, en particulier s’agissant, d’une part, de l’inapplicabilité aux circonstances de l’espèce des dispositions du CPP relatives aux perquisitions et aux interceptions de correspondance et, d’autre part, du raisonnement selon lequel si la mesure d’expertise constituait bien une ingérence, l’expertise ordonnée et le rapport rédigé ne portaient pas atteinte au secret professionnel et n’apparaissaient pas disproportionnés au but visé par l’article 8 de la Convention.

38. Le 28 mai 2020, la chambre du conseil de la cour d’appel ne fit pas droit aux demandes en annulation, notamment, de l’inculpation des requérants. Le 11 janvier 2021, la Cour de révision cassa ces arrêts et renvoya les parties devant sa chambre du conseil qui, le 14 octobre 2021, rejeta à nouveau les demandes. Par des arrêts du 3 mars 2022, la Cour de révision rejeta également les pourvois des requérants.

39. Le 7 mai 2020, la chambre du conseil de la cour d’appel refusa de faire droit à une demande en annulation de la mission complémentaire confiée à l’expert. Par un arrêt du 11 janvier 2021, la Cour de révision rejeta les pourvois des requérants.

40. Le 4 avril 2022, le nouveau juge d’instruction désigné après le départ du juge E.L. notifia au procureur général l’avis de dépôt de la procédure au greffe. Alors qu’à l’issue de l’instruction, le requérant et J.P.D. bénéficièrent d’un non-lieu, en l’absence de charge pouvant être retenue à leur encontre, la requérante fit, quant à elle, l’objet d’un renvoi devant le tribunal correctionnel de Monaco, qui examina l’affaire le 12 mars 2024 et rendit un jugement de relaxe le 19 mars 2024.

3. LES CONSÉQUENCES DE L’EXPLOITATION Des données contenues dans le TÉLÉPHONE DE LA REQUÉRANTE SUR d’AUTrES PROCÉDURES judiciaires

41. En premier lieu, par une ordonnance de soit-communiqué du 25 juillet 2017, le juge E.L. adressa une copie du rapport d’expertise du téléphone portable de la requérante au procureur général, dès lors que ce document semblait avoir mis en évidence des faits susceptibles de revêtir une qualification pénale. Il en fit de même le 5 septembre 2017, concernant le rapport d’expertise complémentaire. Le 19 septembre 2017, le parquet général prit des réquisitions aux fins d’informer contre X pour trafic d’influence actif et passif et complicité. Le 21 décembre 2017, cette procédure et deux autres informations ouvertes à la suite des plaintes déposées par Y.B. et T.R., pour violation du secret de l’enquête et de l’instruction, corruption active et passive, trafic d’influence passif et actif, faux en écriture publiques et usage de faux, blanchiment du produit d’une infraction, recel et complicité, furent jointes. Les requérants, ainsi que certaines personnes identifiées lors de l’exploitation du téléphone de la requérante, en particulier P.N., son épouse et leur fils, J.P.D., R.A., C.H. et F.F. (paragraphes 21 et 27-28 ci-dessus), furent inculpés. Cette procédure, initialement confiée au juge E.L., puis à son successeur après son départ, est toujours en cours.

42. En second lieu, par un arrêt du 12 décembre 2019, relatif à l’information judiciaire confiée au juge M.R. pour instruire des faits d’escroquerie, de blanchiment et de complicité de blanchiment reprochés par les requérants à Y.B. et T.R. (paragraphes 4-6 ci-dessus), la chambre du conseil de la cour d’appel fit droit à une demande de ces derniers en annulation des actes de la procédure. La cour d’appel considéra tout d’abord que leurs requêtes étaient recevables, malgré le rejet d’une précédente demande en ce sens, compte tenu des éléments nouveaux apparus à la suite de l’exploitation du téléphone portable de la requérante, à savoir l’existence d’un lien particulier et étroit entre cette dernière et les enquêteurs, portant atteinte au principe d’objectivité et d’impartialité de l’enquête policière. Sur le fond, se fondant sur l’article 6 de la Convention, elle considéra ce qui suit :

« (...) en définitive, il apparaît que [les requérants ont] pu bénéficier de manière occulte tout au long de l’enquête de faveurs particulières tant de la part des enquêteurs et du directeur de la Sûreté publique que du procureur général lui-même qui leur a confié l’enquête et que cette entente contraire aux principes d’indépendance, de loyauté, de neutralité et de secret de l’enquête a perduré, s’est renforcée, à l’insu du juge d’instruction, pendant l’information après les inculpations [de Y.B. et T.R.] et ne s’est interrompue que parce qu’elle a été révélée à l’occasion d’une autre information pénale (...) »

43. Elle releva en outre que les commissions rogatoires délivrées par le juge E.L. avaient été exécutées par les enquêteurs qui étaient eux-mêmes impliqués dans une entente répréhensible avec la requérante, avocate des parties civiles dans l’affaire d’escroquerie. Un système de communications régulières, par les services de police, d’éléments d’information relevant du secret de l’enquête, avait été mis en place à l’insu du juge d’instruction mandant. Après être parvenue à la conclusion que les investigations avaient été conduites de manière partiale et déloyale, la cour d’appel annula tous les actes de la procédure à compter du réquisitoire introductif du ministère public du 24 février 2015 (paragraphe 5 ci-dessus). Par un arrêt du 8 juillet 2020, la Cour de révision rejeta le pourvoi des requérants, en retenant notamment les éléments suivants :

« (...) ayant d’abord exactement énoncé que le respect des garanties prévues par l’article 6 § 1 de la Convention s’apprécie au regard de la conduite de la procédure dans son ensemble, y compris au cours des phases de l’enquête et de l’instruction si, et dans la mesure où, leur inobservation initiale apparaît de nature à compromettre gravement le caractère équitable du procès, et qu’ayant ensuite constaté que l’avocate des parties civiles avait été, pendant toute la durée de la procédure, l’interlocutrice privilégiée des enquêteurs et du procureur général, voire même un directeur d’enquête officieux, ce qui excédait manifestement les relations normales entre les autorités en charge de l’enquête et l’avocat de l’une des parties, que l’existence même de ces contacts et échanges avait été volontairement dissimulée aux autres parties et au magistrat instructeur au point qu’ils puissent être qualifiés d’occultes, que les enquêteurs avaient ainsi reçu de multiples informations et documents qui ont orienté les investigations sans pour autant apparaitre en procédure ni être soumis au débat contradictoire et qu’en étaient notamment émanés : un procès-verbal de renseignement anonyme insincère, des conseils donnés par le procureur général relativement à un enregistrement effectué par la partie-civile qui serait tombé sous le coup de la loi s’il avait été le fait des autorités, un procès-verbal d’audition de témoin réalisé à la demande de la partie civile mais finalement non versé à la procédure, une autre audition de témoin réalisée en présence de l’avocate de la partie civile en qualité d’interprète et un grand nombre d’échanges portant sur des éléments couverts par le secret de l’instruction, sans que le magistrat instructeur en ait été informé, c’est sans méconnaître la place particulière du ministère public dans le procès ni la nature de ses missions et de celles des enquêteurs, pas plus que les règles qui gouvernent le droit de la preuve, que la chambre du conseil (...) a pu retenir que les investigations avaient été menées de façon partiale et déloyale pendant toute la durée de la procédure (...) »

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

44. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP) sont rédigées comme suit :

Article 87

« Le juge d’instruction prend toutes les mesures qu’il estime utiles à la manifestation de la vérité.

Sauf en ce qui concerne l’interrogatoire de l’inculpé, il peut déléguer aux officiers de police judiciaire les actes d’information qu’il spécifie. »

Article 107

« Le juge d’instruction, dans les cas où se pose une question d’ordre technique, peut, soit à la demande du Ministère public, soit d’office ou à la demande des parties, le Ministère public entendu, désigner un ou plusieurs experts pour effectuer les opérations nécessaires dont son ordonnance précise la nature et l’objet. (...) »

45. Le CPP contient des dispositions spécifiques aux techniques d’enquête spéciales, qu’il s’agisse des perquisitions et des saisies, ou encore de l’interception, l’enregistrement, et la transcription des correspondances émises par voie de communications électroniques, qui prévoient en particulier ce qui suit :

Article 99-1

« I. La perquisition ne peut être effectuée qu’à la suite d’une décision écrite et motivée prise par le juge d’instruction si elle a lieu au sein :

(...)

2o) du cabinet d’un avocat ou de son domicile et des locaux de l’Ordre des avocats ;

(...)

Lorsque la perquisition est justifiée par la mise en cause de la personne visée à l’alinéa premier dans le cadre de son activité professionnelle, elle ne peut être autorisée que s’il existe des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis ou tenté de commettre, en tant qu’auteur ou complice, l’infraction qui fait l’objet de la procédure ou une infraction connexe au sens de l’article 27.

II. La décision visée à l’alinéa premier indique la nature de l’infraction ou des infractions sur lesquelles portent les investigations, les raisons justifiant la perquisition, l’objet de celle-ci et sa proportionnalité au regard de la nature et de la gravité des faits.

III. En ce cas, par dérogation au second aliéna de l’article 94, seul un magistrat peut effectuer la perquisition. Il veille au respect des droits qui sont reconnus aux professionnels et personnes visés à l’alinéa premier afin de garantir, notamment, la vie privée de leurs clients ou patients et le secret de leur correspondance. La décision visée à l’alinéa premier est portée à la connaissance de la personne présente sur les lieux, visée au paragraphe IV, dès le début de l’opération. Une copie de la décision lui est remise.

IV. Lorsqu’il est fait application du présent article, la perquisition ne peut avoir lieu sans la présence :

(...)

2o) du Bâtonnier ou de son représentant, lorsque l’opération se déroule dans les locaux visés au chiffre 2 de l’alinéa premier ; (...) »

Article 100

« Lorsqu’il y a lieu, au cours de l’instruction, de rechercher des documents ou des données informatiques et sous réserve des nécessités de l’information et du respect du secret professionnel et des droits de la défense, le juge d’instruction ou l’Officier de police judiciaire régulièrement commis ont seuls le droit d’en prendre connaissance avant de procéder à la saisie.

Le juge d’instruction peut saisir ou faire saisir tous les documents, données informatiques, papiers ou autres objets utiles à la manifestation de la vérité, lesquels sont immédiatement placés sous scellés, après inventaire.

Cependant, si leur inventaire sur place présente des difficultés, ils font l’objet de scellés fermés provisoires jusqu’au moment de leur inventaire et de leur mise sous scellés définitifs et ce, en présence des personnes qui ont assisté à la perquisition suivant les modalités prévues aux articles 93, 95, 96 ou 97.

Il est procédé à la saisie des données informatiques nécessaires à la manifestation de la vérité en plaçant sous scellés soit le support physique de ces données, soit une copie réalisée en présence des personnes qui assistent à la perquisition.

Il ne peut être procédé à l’ouverture des scellés et au dépouillement des documents qu’en présence de l’inculpé et de son défenseur, ceux-ci dûment convoqués par lettre recommandée avec demande d’avis de réception postal.

Le juge d’instruction en dresse inventaire dans un rapport qui doit mentionner toute ouverture ou réouverture des scellés. Lorsque les opérations sont terminées, le rapport et les scellés sont déposés au greffe général. Ce dépôt est constaté par procès-verbal. »

Article 101

« Le tiers chez qui l’opération a été faite sera également appelé à assister à cette opération.

Toutes mesures appropriées devront être prises pour que soit assuré le respect du secret professionnel et des droits de la défense. »

Article 102

« Le juge d’instruction peut également faire saisir les télégrammes, lettres et autres envois émanant de l’inculpé ou à lui adressés, et se les faire livrer par l’administration des postes et télécommunications ou toute autre entreprise de transport.

La même faculté appartient au juge d’instruction, s’il résulte de l’information que des lettres ou télégrammes adressés à un tiers sont destinés à l’inculpé.

Le juge d’instruction a toutefois l’obligation de provoquer préalablement toutes mesures utiles pour assurer le respect du secret professionnel et des droits de la défense. »

Article 103

« Le juge d’instruction prend seul connaissance des documents, données informatiques, papiers, lettres, télégrammes ou autres objets saisis, dès que le scellé lui est remis.

Il maintient la saisie de ceux qui sont utiles à la manifestation de la vérité et il fait remettre les autres à l’inculpé ou aux destinataires.

Dans le cas prévu par le second alinéa de l’article précédent, les lettres et télégrammes ne pourront être ouverts par le juge d’instruction qu’en présence du tiers destinataire, s’il réside dans la Principauté, ou lui dûment appelé.

Les télégrammes et les lettres, dont la saisie est maintenue, sont communiqués, dans le plus bref délai, en original ou en copie, à l’inculpé ou au destinataire, à moins que cette communication ne soit de nature à nuire à l’instruction.

Si les nécessités de l’instruction ne s’y opposent pas, l’inculpé, la partie civile ou toute autre personne peuvent demander à leur frais et dans le plus bref délai copies ou photocopies des données informatiques, papiers, lettres, télégrammes ou autres objets placés sous scellés, jusqu’à la clôture de l’information. »

Article 106

« Toute communication de documents, données informatiques, papiers, lettres, télégrammes ou autres objets saisis, faite sans l’autorisation de l’inculpé ou des personnes ayant des droits sur ces documents, données informatiques, papiers, lettres, télégrammes ou autres objets, à une personne non qualifiée par la loi pour en prendre connaissance, ainsi que tout usage de cette communication sera puni de l’amende prévue au chiffre 3 de l’article 26. »

Article 106-1

« Lorsque les nécessités de l’information l’exigent, le juge d’instruction peut prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par voie de télécommunications ou de communications électroniques, en cas de crime ou de délit passible d’une peine égale ou supérieure à un an.

La décision d’interception est écrite. Elle n’a pas de caractère juridictionnel et n’est susceptible d’aucun recours.

Les opérations prescrites en vertu du premier alinéa sont effectuées sous l’autorité et le contrôle du juge d’instruction. »

Article 106-2

« Les opérations prescrites en vertu de l’article 106-1, lorsqu’elles visent une personne tenue au secret professionnel et pouvant refuser de témoigner, ne peuvent être ordonnées que dans les cas suivants :

. s’il existe des indices graves et concordants rendant vraisemblable sa participation, comme auteur ou complice, aux faits dont le juge d’instruction est saisi ;

. si des faits déterminés laissent présumer qu’une personne à l’encontre de laquelle existent de tels indices utilise ou fait utiliser la ligne de télécommunication ou de communication électronique de la personne tenue au secret professionnel. »

Article 106-8

« Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le Bâtonnier en ait été informé par le juge d’instruction. (...) »

Article 106-9

« Si la surveillance fournit des informations relevant du secret professionnel auquel s’applique le droit de refuser de témoigner, les documents relatifs à ces informations doivent être immédiatement détruits. »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

46. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

47. Les requérants se plaignent du recueil massif, indifférencié, disproportionné et sans respect du secret professionnel de l’avocat, de la totalité des données accessibles depuis le téléphone portable de la requérante, y compris celles qui avaient préalablement été effacées, ainsi que de leur exploitation. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèse des parties

a) Le Gouvernement

48. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les requêtes sont irrecevables car elles sont prématurées, dans la mesure où la procédure pénale diligentée à l’encontre des requérants n’est pas terminée et que, en cas de renvoi devant les juges du fond, il serait possible pour les requérants de soulever une nullité in limine litis aux fins d’écarter les rapports d’expertise des débats.

49. Il soutient en outre que le requérant ne peut pas se dire victime d’une violation de l’article 8 de la Convention, dès lors qu’aucun échange entre la requérante et lui n’a été recueilli.

b) Les requérants

50. Les requérants estiment que leurs requêtes ne sont pas prématurées, les garanties de l’article 8 de la Convention s’appliquant, à la différence de celles prévues par l’article 6, indépendamment de l’engagement d’une procédure pénale ou civile et d’une décision sur le fond. Ils soutiennent que l’atteinte à leurs droits est en l’espèce certaine et irréversible, l’utilisation ultérieure des données exploitées étant totalement indifférente de la caractérisation de cette violation. Ils relèvent qu’en tout état de cause le recours susceptible d’être exercé contre une décision de condamnation pour remédier à la violation alléguée dépend de la décision des juridictions du fond et que, dès lors, cette voie de recours n’est ni directement accessible ni certaine.

51. En ce qui concerne la qualité de victime du requérant, ce dernier reconnaît que les rapports d’expertise ne retranscrivent pas ses échanges avec la requérante, qui est son avocate. Il considère toutefois qu’il faut appliquer de manière flexible les critères en la matière et qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’ensemble des correspondances de cette dernière avec des tiers soient protégées par le secret professionnel. De plus, outre le fait que sa qualité de victime n’a pas été contestée au niveau interne, il soutient que certains échanges récupérés dans le cadre de l’expertise présentaient un lien avec lui, notamment parce qu’ils concernaient la procédure pénale diligentée contre Y.B. et T.R., dans le cadre de laquelle il avait la qualité de partie civile.

2. Appréciation de la Cour

a) En ce qui concerne le requérant

52. S’agissant, en premier lieu, de la qualité de victime du requérant, la Cour rappelle que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Albert et autres c. Hongrie [GC], no 5294/14, § 121, 7 juillet 2020, Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014). Elle rappelle également que la notion de « victime » est interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la qualité pour agir (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits), et Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III).

53. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que le requérant ne conteste pas le fait que les rapports d’expertise litigieux ne concernaient pas sa correspondance et ne retranscrivaient pas ses échanges avec la requérante, que ce soit dans le cadre privé ou dans celui de la relation entre l’avocat et son client. En outre, elle note que si l’ordonnance du juge d’instruction du 26 avril 2017 visait expressément le requérant s’agissant des recherches confiées à l’expert (paragraphe 19 ci-dessus), il n’apparaît pas que des données personnelles le concernant auraient été découvertes, récupérées ou exploitées. Le requérant ne le soutient d’ailleurs pas. Quant au fait qu’une partie des échanges collectés ait pu présenter un lien avec la procédure dans le cadre de laquelle il intervenait en qualité de partie civile (paragraphes 4-6 ci-dessus), la Cour relève que certaines données récupérées concernaient effectivement des échanges relatifs, comme l’a relevé la cour d’appel, à une entente occulte entre des tiers et la requérante, ce qui a finalement conduit à l’annulation de la procédure d’instruction ouverte à l’encontre de Y.B. et de T.R. des chefs d’escroquerie, de blanchiment et de complicité de blanchiment (paragraphes 6 et 42-43 ci-dessus). Pour autant, ces éléments, qui concernent le déroulement de cette autre information judiciaire, sont étrangers à la question soumise à l’examen de la Cour au regard de l’article 8 de la Convention et ne sauraient permettre au requérant de se prévaloir dans le cadre de la présente requête de la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

54. Il s’ensuit que la requête introduite par le requérant est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

b) En ce qui concerne la requérante

55. S’agissant, en second lieu, de la question de l’épuisement des voies de recours internes par la requérante, la Cour rappelle que si une personne dispose de plusieurs recours, elle est en droit d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 177, 25 juin 2019, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, et Navone et autres c. Monaco, nos 62880/11 et 2 autres, § 52, 24 octobre 2013).

56. Or, en l’espèce, elle constate qu’au cours de l’information judiciaire, la requérante a contesté les mesures litigieuses, comme le droit interne le lui permettait, en demandant notamment à la chambre du conseil de la cour d’appel l’annulation de l’ordonnance de désignation de l’expert, du rapport d’expertise initial et de sa transmission à un autre cabinet d’instruction, du rapport d’expertise complémentaire, de son inculpation, ainsi qu’en interjetant appel des ordonnances de refus de restitution de son téléphone et de destruction du DVD-ROM contenant les données qui en avaient été extraites (paragraphes 24, 26-28, 30, ainsi que 33-39 ci-dessus), puis, enfin, en saisissant la Cour de révision. Les juridictions internes saisies se sont ainsi expressément prononcées, jusqu’en dernier ressort, sur les demandes de la requérante, pour finalement les rejeter, au regard notamment des dispositions de la Convention.

57. Par conséquent, la requérante a offert aux juridictions internes la possibilité de statuer en premier lieu sur les griefs dont elle a ensuite saisi la Cour. Elle a donc dûment épuisé les voies de recours internes, conformément aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, et l’exception de non‑épuisement soulevée par le gouvernement défendeur doit être rejetée.

58. Constatant que sa requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèse des parties

a) La requérante

59. La requérante soutient qu’elle a remis son téléphone portable en tant que support matériel, dans le seul but de démontrer que l’enregistrement litigieux n’avait pas été tronqué. Relevant que le juge d’instruction a demandé aux enquêteurs de récupérer son téléphone sur simple demande, mais, toutefois, si besoin était, de le saisir, elle estime avoir en réalité été contrainte de s’exécuter, pour les besoins de sa défense. Elle souligne également qu’elle avait préalablement pris la peine d’effacer toutes les données que contenait son téléphone portable, excepté l’enregistrement litigieux, et qu’elle n’avait pas été informée du fait que ces fichiers seraient néanmoins récupérés, exploités, puis versés dans trois procédures différentes.

60. Elle considère que les fichiers préalablement effacés n’étaient pas des « données existantes », comme le prétend le Gouvernement, et qu’elles n’ont pas été remises volontairement aux enquêteurs. Selon elle, leur extraction et leur exploitation s’apparentent donc à une saisie constitutive d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. Elle en déduit que la mesure d’expertise aurait dû être entourée de garanties équivalentes à celles qui sont prévues dans le cas d’écoutes et d’enregistrements téléphoniques.

61. La requérante dénonce l’absence de base légale de cette ingérence, les articles 87, alinéa 1er, et 107 du CPP ne répondant pas aux exigences relatives à la qualité de la loi requises par la Cour dans sa jurisprudence. À ce titre, elle relève que l’article 87 est rédigé en termes très larges, tandis que la lecture des dispositions de l’article 107 ne permettait pas de prévoir que le juge pourrait ordonner l’extraction de milliers de correspondances effacées. En tout état de cause, même à supposer que ce texte soit suffisamment prévisible et accessible, elle estime qu’il n’était pas compatible avec le principe de la prééminence du droit, faute, d’une part, de précisions quant aux conditions dans lesquelles un juge peut décider d’ordonner une mesure d’expertise et, d’autre part, de mise en place de garanties adéquates et suffisantes contre le risque d’abus, notamment lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, du téléphone d’un avocat.

62. La requérante soutient en outre que l’ingérence ne poursuivait pas un but légitime, l’exploitation de son téléphone se situant en dehors du cadre des faits délictueux dont le juge était saisi.

63. S’agissant de la proportionnalité de la mesure, elle expose tout d’abord qu’en matière d’expertise téléphonique, compte tenu de la nature des données concernées et d’un risque de disparition des preuves quasi-inexistant, un mandat judiciaire peut être rédigé de manière beaucoup plus précise que dans l’hypothèse d’une perquisition. Or, une expertise visant à extraire l’ensemble des données d’un téléphone est en réalité indéterminée et donc disproportionnée. Elle estime ensuite que le secret professionnel des avocats impose l’existence de garanties spéciales de procédure pour distinguer les données confidentielles de celles qui ne le sont pas, ce qui faisait défaut en l’espèce. Elle précise en outre que l’avis de désignation d’expert qui lui a été notifié ne précisait pas l’objet de la mission et qu’il ne saurait donc lui être reproché de ne pas avoir réclamé le bénéfice de l’article 110 du CPP, qui lui aurait d’ailleurs uniquement permis de choisir un autre expert pour suivre les opérations, sans offrir de garantie pour prévenir les atteintes excessives au secret professionnel de l’avocat.

64. Assimilant l’expertise du contenu du téléphone d’un avocat à une saisie dans le cabinet de celui-ci, la requérante dénonce également l’imprécision de la mission confiée à l’expert, qui a procédé à une extraction indifférenciée de toutes les données, ce qui constitue en soi une atteinte grave à ses droits, indépendamment de l’existence ou non d’un tri ultérieur, outre le fait que ces données n’ont pas été restituées ou détruites, mais au contraire versées dans d’autres procédures.

65. Enfin, la requérante dénonce l’insuffisance du contrôle juridictionnel dans les circonstances de l’espèce.

b) Le Gouvernement

66. Le Gouvernement considère tout d’abord que les opérations d’expertise réalisées sur le téléphone de la requérante ne constituent pas une ingérence au sens de l’article 8 de la Convention, puisqu’il s’agit d’une remise volontaire du téléphone effectuée à l’initiative de la requérante elle-même, qui n’est pas un simple particulier mais une avocate. Il souligne le fait qu’elle a expressément indiqué que son appareil pouvait être soumis « à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter ». Il ajoute que les mesures d’expertises ne sauraient être confondues avec des écoutes et des enregistrements téléphoniques, dès lors qu’à ses yeux l’extraction de données, y compris la récupération de données effacées, n’équivaut pas à l’exploitation de ces dernières et ne constitue pas une ingérence.

67. À supposer que les expertises litigieuses soient néanmoins qualifiées d’ingérence par la Cour, le Gouvernement soutient qu’elles reposaient sur une base légale, à savoir l’article 87, alinéa 1er et, surtout, l’article 107 du CPP. Considérant que les mesures litigieuses ne relevaient pas de la surveillance, mais se limitaient à des opérations techniques d’extraction de données, il en déduit que la loi n’avait pas à prévoir avec précision les modalités concrètes de mise en œuvre, la référence à « la nature et l’objet » des opérations étant suffisante.

68. Le Gouvernement estime par ailleurs que les mesures litigieuses visaient un but légitime, puisqu’elles tendaient à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.

69. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, il observe tout d’abord, à titre liminaire, que l’exigence de proportionnalité est directement liée à la gravité de l’ingérence. Lorsque cette dernière est légère, comme c’est le cas avec une simple mission technique sur un téléphone remis spontanément, il devrait être plus difficile de caractériser une violation de l’article 8 de la Convention.

70. De plus, tout en rappelant que l’étendue de la saisine du juge d’instruction est déterminée par la plainte de la victime, il soutient que le juge n’en a pas dépassé les limites, notamment au regard de l’étendue de la mission confiée à l’expert, qui s’est, au demeurant, déroulée sous son autorité et son contrôle.

71. Par ailleurs, le Gouvernement estime que les garanties spéciales de procédure liées à la qualité d’avocate de la requérante ne sont pas applicables en l’espèce, son téléphone n’ayant pas été saisi dans le cadre d’une perquisition dans son cabinet et les mesures litigieuses ne constituant ni des perquisitions ni des saisies. Selon lui, la requérante, qui a pu contester la régularité de l’expertise devant la cour d’appel, pouvait réclamer le bénéfice des dispositions de l’article 110 du CPP pour choisir un autre expert qui aurait ainsi suivi les opérations effectuées sur son téléphone.

72. Enfin, il estime infondées les critiques de la requérante relatives aux insuffisances alléguées du contrôle juridictionnel.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

73. La Cour rappelle que l’exploitation d’informations se rapportant à des conversations téléphoniques, notamment les dates et durées de celles-ci, ainsi que les numéros composés, qui font « partie intégrante des communications téléphoniques », de même que la collecte et le stockage d’informations personnelles relatives au courrier électronique d’une personne, relèvent des notions de correspondance et de vie privée de l’article 8 § 1 (Benediktsdóttir c. Islande (déc.), no 38079/06, 16 juin 2009, Copland c. Royaume-Uni, no 62617/00, § 43, CEDH 2007‑I, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 84, série A no 82). Elle rappelle également avoir considéré que la fouille et la saisie de données électroniques constituent une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur « correspondance » au sens de l’article 8 (Särgava c. Estonie, no 698/19, § 85, 16 novembre 2021, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres c. Portugal, no 27013/10, § 76, 3 septembre 2015, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 63, 2 avril 2015, et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. France, no 74336/01, § 45, CEDH 2007-IV), à l’instar notamment de l’exploitation des données extraites d’un téléphone portable (Särgava, précité, § 85, et Saber c. Norvège, no 459/18, § 48, 17 décembre 2020).

74. Par ailleurs, la Cour rappelle l’importance de garanties procédurales spécifiques lorsqu’il s’agit de protéger la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients, ainsi que le secret professionnel (voir, entre autres, Särgava, précité, § 88, Saber, précité, § 51, Sommer c. Allemagne, no 73607/13, § 56, 27 avril 2017, et Michaud c. France, no 12323/11, § 130, CEDH 2012). Elle a souligné qu’en vertu de l’article 8 de la Convention, la correspondance entre un avocat et son client, et d’une manière générale toutes les formes d’échanges entre eux, quelle qu’en soit la finalité, jouit d’un statut privilégié quant à sa confidentialité (Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres, précité, § 77, Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 32, série A no 251-B, et Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, §§ 46-48, série A no 233). En outre, elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel des avocats car il est la base de la relation de confiance entre l’avocat et son client (Xavier Da Silveira c. France, no 43757/05, § 36, 21 janvier 2010, et André et autre c. France, no 18603/03, § 41, 24 juillet 2008) et il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de la justice » (Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres, précité, § 77, André et autre, précité § 41, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH, précité, §§ 65-66, et Niemietz, précité, § 37).

75. Par conséquent, si le droit interne peut prévoir la possibilité d’ingérences dans le droit d’un avocat au respect de sa correspondance, celles-ci doivent impérativement être assorties de garanties particulières. De même, la Convention n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients. Il en va ainsi notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction, ou encore dans le cadre de la lutte contre certaines pratiques (Särgava, précité, § 89, Michaud, précité, § 130, et André et autre, précité, § 42). Reste qu’il est alors impératif d’encadrer strictement de telles mesures, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (Kruglov et autres c. Russie, nos 11264/04 et 15 autres, § 137, 4 février 2020, Michaud, précité, §§ 118-119, et André et autre, précité, § 42).

76. La Cour rappelle enfin que cette exigence de garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire doit également s’appliquer pour les avocats exerçant régulièrement leur profession mais non-inscrits à un barreau local ou national (Kruglov et autres, précité, § 137, et Xavier Da Silveira, précité, § 41).

b) Application des principes au cas d’espèce

1. Sur l’existence d’une ingérence

77. La Cour note tout d’abord que le grief de la requérante porte sur la fouille de son téléphone portable, ainsi que sur la recherche, l’exploitation, l’enregistrement, la conservation et la transmission de l’ensemble de ses données, qu’il s’agisse des dates, des numéros composés ou reçus, de l’identité des interlocuteurs concernés, ou encore du contenu des différents types de messages échangés, ce qui relève des notions de correspondance et de vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (paragraphe 73 ci‑dessus).

78. La Cour relève ensuite que la mesure d’expertise litigieuse est consécutive à la remise de son téléphone aux enquêteurs, en vue de son analyse, par la requérante elle-même. La remise de l’appareil n’a donc pas été effectuée sans son consentement ni à son insu, et encore moins de manière coercitive. S’agissant toutefois de l’exploitation ultérieure de l’ensemble des données, la Cour estime qu’il convient de s’interroger sur la réalité et, à tout le moins, le caractère éclairé ou non du consentement de la requérante. En effet, dès le 17 novembre 2015, cette dernière a certes expressément déclaré, devant un officier de police judiciaire agissant dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée par le juge d’instruction, qu’elle était « prête à soumettre [son téléphone portable] à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter », sans émettre de réserve à cet égard. Ainsi, le 30 janvier 2017, le juge d’instruction, faisant expressément référence à la proposition d’exploitation de son téléphone par la requérante, y a donné suite. Le 3 février 2017, la requérante s’est présentée de son plein gré devant les services de police pour remettre son téléphone portable aux enquêteurs. Pour autant, la Cour relève que l’appareil qu’elle s’est proposée de remettre spontanément aux autorités avait préalablement été, à sa demande et par les soins d’un professionnel en informatique, expurgé de milliers de messages (paragraphe 23 ci-dessus) qu’elle pouvait dès lors considérer comme étant inaccessibles pour les tiers et protégés par un secret absolu.

79. Certes, la requérante étant avocate de profession, en exercice et inscrite auprès d’un barreau suisse depuis 2005, elle aurait pu être en mesure d’évaluer la portée et les conséquences potentielles de ses actes dans un tel contexte. En effet, un professionnel du droit tel qu’un avocat est particulièrement bien armé pour savoir où se trouvent les limites de la légalité et, notamment, pour réaliser, le cas échéant, que ses actes peuvent être de nature à faire présumer qu’il a lui-même commis une infraction (Versini‑Campinchi et Crasnianski c. France, no 49176/11, § 83, 16 juin 2016).

80. Il reste que, répondant à un moyen de défense tiré de l’article 8 de la Convention, tant la chambre du conseil de la cour d’appel que la Cour de révision ont expressément admis que l’étendue de la mesure d’expertise litigieuse constituait une ingérence dans les droits de la requérante (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). Il convient de relever que l’expertise ordonnée par le juge E.L. a conduit non seulement à l’extraction, à défaut d’authentification, de l’enregistrement litigieux à l’origine de la plainte avec constitution de partie civile de T.R., mais également à la récupération des autres données « intactes et mémorisées dans l’appareil » et, surtout, à la reconstitution « des fragments de données supprimées et relatives à des contacts, un journal d’appels, des messages de type texto et MMS, des iMessages et des emails » de la requérante. L’appareil téléphonique utilisé par la requérante a donc fait l’objet d’une recherche extensive et complète de son contenu, aussi bien accessible que caché.

81. La Cour note pourtant que la chambre du conseil de la cour d’appel a estimé, dans son arrêt du 21 juin 2018, qu’il n’était pas avéré que la requérante avait accepté cette remise dans le seul but de vérifier l’intégrité de l’enregistrement litigieux (paragraphe 36 ci-dessus), ce qui revenait implicitement à envisager, contre toute vraisemblance, que la requérante avait consenti à l’extraction et la récupération de toutes ses données. La Cour constate cependant que si le procès-verbal du 17 novembre 2015 fait apparaître que la requérante a effectivement indiqué être « prête à soumettre [son téléphone portable] à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter », cette offre est intervenue en réaction aux propos de l’avocat de T.R. publiés dans la presse, selon lesquels l’enregistrement aurait été tronqué et donc nécessairement altéré. La requérante a d’ailleurs précisé par la suite que la totalité du fichier contenant cet enregistrement avait été transmis au commandant de police F.F. (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour en déduit que la requérante entendait vraisemblablement prouver sa bonne foi quant à l’authenticité et à l’intégrité de l’enregistrement litigieux qui avaient été publiquement contestées par l’avocat de la partie adverse, ce qui ne saurait se confondre avec l’expression de son consentement pour l’analyse de l’intégralité du contenu de son téléphone portable. Il est établi que la remise du téléphone portable n’a pas directement été contrainte par une injonction émanant du juge ou des policiers. En effet, la décision de la requérante était dictée par sa volonté de servir la cause de la défense de ses intérêts devant la justice, en permettant une analyse technique du support probatoire destinée à démontrer l’absence d’altération de l’enregistrement dont l’authenticité était contestée. Il ne peut donc pas être sérieusement soutenu que la requérante aurait pris l’initiative de proposer de soumettre volontairement son téléphone « à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter » si elle avait été informée de la volonté des autorités de mener une vaste analyse exploratoire de l’ensemble de ses données, y compris celles qui avaient préalablement été effacées à sa demande, et ce, sur une période couvrant plusieurs années. Par ailleurs, la Cour relève que le fait que le téléphone portable était utilisé par la requérante dans un cadre à la fois personnel et professionnel n’est pas contesté. Il ressort d’ailleurs du même procès-verbal que la requérante s’est déclarée « liée par le secret professionnel envers les parties plaignantes dans le dossier de l’escroquerie contre [Y.B. et T.R.] » et qu’elle ne souhaitait « pas faire d’autres commentaires à ce sujet », ce qui semble de nature à exclure la moindre intention de sa part d’autoriser l’accès à l’ensemble des données privées et professionnelles contenues dans l’appareil (paragraphe 10 ci‑dessus). En outre, lors de la remise effective de ce dernier, le 3 février 2017, les déclarations de la requérante ne concernaient à nouveau que « l’enregistrement litigieux », outre son emplacement et de la référence du fichier concerné (paragraphe 15 ci-dessus).

82. De plus, il ressort des réquisitions aux fins de non-lieu du procureur général en date du 3 août 2016 que l’information judiciaire était strictement circonscrite, d’une part, à l’examen d’un enregistrement ponctuel constitutif d’une brève intrusion qui ne portait nullement sur des questions personnelles, amicales ou intimes et, d’autre part, à la recherche de l’intention de la requérante qui agissait dans un cadre strictement professionnel, en tentant de constituer des éléments de preuve. Il excluait, au regard de ces arguments, l’existence d’une infraction pénale. La Cour constate d’ailleurs que la partie civile, T.R., n’a pas formulé de demande d’actes, en particulier en vue de procéder à une expertise du contenu du téléphone de la requérante, et ce y compris lorsque le premier juge d’instruction désigné dans l’affaire lui a transmis un avis de fin d’information (paragraphe 12 ci-dessus).

83. Or, la Cour relève que l’expertise en téléphonie ultérieurement ordonnée par le juge E.L., contre l’avis du parquet général (paragraphe 17 ci‑dessus), ne concernait pas uniquement ou même principalement le fichier vocal « d’une durée de 10 minutes et 46 secondes », mais au contraire un nombre considérable de données, pour la plupart effacées par la requérante avant la remise de son téléphone aux enquêteurs et, qui plus est, sur une période remontant à près de trois ans avant l’enregistrement litigieux. En effet, la Cour note que l’expert a non seulement mis en évidence 636 appels téléphoniques, mais également reconstitué 8 914 SMS « émis ou reçus sur la période du 20 juillet 2013 au 17 novembre 2015 », 1 004 « messages de type MMS, émis ou reçus sur la période du 22 juillet 2013 au 16 novembre 2015 », ainsi que 11 827 « iMessages en français et en langue étrangère (...) échangés sur la période du 16 juillet 2013 au 17 novembre 2015 », outre l’identification de trois comptes de messagerie électronique associés à la requérante lui ayant permis de retrouver 3 033 messages électroniques « sans contenu ni pièce jointe, sur la période du 6 décembre 2012 au 17 novembre 2015 », soit un total d’environ 25 000 messages récupérés et exploités par lui (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour rappelle à ce titre que le seul fait de retenir une copie des données électroniques saisies dans le cabinet d’un avocat constitue en soi une ingérence dans ses relations avec ses clients protégées par le secret professionnel, sans qu’il soit nécessaire que lesdites données soient déchiffrées et transcrites officiellement (Kırdök et autres c. Turquie, no 14704/12, § 36, 3 décembre 2019). Tel est donc a fortiori le cas lorsque les données sont en outre extraites et exploitées par les autorités, comme ce fut le cas en l’espèce.

84. Au vu de ces éléments, la Cour considère qu’au regard de l’article 8 de la Convention, la requérante est fondée à soutenir qu’elle a fait l’objet d’atteintes au droit au respect de sa vie privée et au droit au respect de sa correspondance qui, en raison de leur caractère intrusif et de la similarité de leurs effets, sont assimilables à des perquisitions et à des saisies. La Cour en déduit qu’elle a donc bien fait l’objet d’une ingérence dans l’exercice de ces droits.

85. Une telle ingérence méconnaît cette disposition sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

2. Sur la base légale

86. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne (et qu’il ne doit pas s’agir seulement d’une pratique ne reposant pas sur une base légale spécifique – voir Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 74, 1er mars 2007). La mesure doit aussi être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8 (voir, notamment, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 76, 10 mars 2009, Saber, précité, § 50, Kruslin c. France, 24 avril 1990, §§ 30 et 32, série A no 176‑A, et Huvig c. France, 24 avril 1990, §§ 29 et 31, série A no 176‑B). La loi doit donc être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Roman Zakharov, précité, § 228 ; voir aussi, notamment, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V).

87. En matière d’ingérences, la Cour a jugé à plusieurs reprises que la notion de « prévisibilité » devait s’entendre de manière différente, dès lors que le droit au respect de la correspondance était en jeu. Les écoutes et autres formes d’interception des entretiens téléphoniques, qui représentent une atteinte grave au respect de la vie privée et de la correspondance, doivent donc se fonder sur une « loi » d’une précision particulière, l’existence de règles claires et détaillées en la matière apparaissant d’autant plus indispensable que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner (Kruslin, précité, § 33, et Huvig, précité, § 32 ; voir également Bykov, précité, § 78, Särgava, précité, § 88, et Saber, précité, § 50).

88. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les ordonnances désignant l’expert et détaillant les termes de sa mission en téléphonie avaient une base légale formelle, à savoir les dispositions des articles 87, alinéa 1er, et 107, alinéa 1er, du CPP. Dans la mesure où il était clairement établi que la requérante avait la qualité d’avocat et que, dès lors, sa correspondance avec ses clients, couverte par le secret professionnel, devenait accessible par ce biais, la question se pose de savoir si la loi en question avait une qualité et offrait des garanties suffisantes (Saber, précité, § 49).

89. À ce titre, la Cour constate tout d’abord que l’article 87 du CPP, invoqué par le Gouvernement, et repris par les juridictions internes comme l’un des fondements textuels de l’ingérence, fait simplement référence à une notion de portée très générale, à savoir des « mesures [que le juge d’instruction] juge utiles à la manifestation de la vérité ». Or, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé, dans le cadre d’affaires relatives à des interceptions de correspondances, que l’article 81 du CPP français, dont la rédaction est pratiquement identique à celle de l’article 87 du CPP monégasque puisqu’il vise des « actes d’information [que le juge d’instruction] juge utiles à la manifestation de la vérité », n’offrait pas la « prévisibilité » exigée par l’article 8 de la Convention, même lu en combinaison avec d’autres dispositions du CPP (Kruslin, précité, §§ 34-36, et Huvig, précité, §§ 33-35 ; voir également, mutatis mutandis, Ben Faiza c. France, no 31446/12, § 58, 8 février 2018).

90. Quant à l’article 107 du CPP, sa portée est également générale, dès lors qu’il se contente d’évoquer une « question d’ordre technique » permettant de « désigner un ou plusieurs experts pour effectuer les opérations nécessaires ». En tout état de cause, la mesure d’expertise du téléphone portable de la requérante, dont la qualité d’avocate était connue des autorités judiciaires, notamment du magistrat instructeur ayant mandaté l’expert, ce qui n’est pas contesté et dispensait donc la requérante d’invoquer expressément le secret professionnel (Särgava, précité, § 85), devait également satisfaire aux exigences de prévisibilité et de garanties adéquates et suffisantes contre le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance des correspondances (Ben Faiza, précité, § 59, et Uzun, précité, §§ 60-63 et 67-73). Or, la Cour relève que l’article 107 du CPP, aux termes duquel le juge doit préciser la nature et l’objet de la mesure d’expertise qu’il ordonne, ne définit pas les modalités d’exercice de ce pouvoir et ne prévoit aucune autre garantie spécifique, en particulier concernant les données protégées des avocats, dans leurs correspondances avec leurs clients.

91. Ainsi, le juge d’instruction n’a pas eu recours aux dispositions du code de procédure pénale instaurant un régime protecteur pour l’avocat en ne faisant aucune référence à des mesures de perquisition chez un avocat, de saisies de documents informatiques ni d’interceptions des données téléphoniques et aux règles encadrant ces mesures.

92. Par ailleurs, les juridictions internes supérieures ont confirmé les supports textuels généraux choisis par le magistrat instructeur, alors qu’il convenait, à tout le moins, d’examiner précisément les raisons pour lesquelles la mesure n’avait pas été assimilée par analogie à des actes de perquisition, de saisies ou d’interception téléphonique. Il est difficile de considérer que la remise spontanée, l’inculpation de la requérante dans l’affaire, et l’absence d’extraction et de récupération d’éléments concernant ses clients soient suffisants pour exclure l’application de tout régime de protection de l’avocat (paragraphe 35 ci-dessus).

93. En tout état de cause, la Cour relève la spécificité des faits de l’espèce, s’agissant d’une avocate remettant spontanément son téléphone portable à des autorités judiciaires, tout en ayant effacé des données qu’elle pensait protégées, et comprend bien qu’aucune disposition du code de procédure pénale ne traite directement de cette situation particulière. Il n’en demeure pas moins que les États ont l’obligation de protéger la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients, ainsi que le secret professionnel. Si le droit interne peut prévoir la possibilité d’ingérences dans le droit d’un avocat au respect de sa correspondance, celles-ci doivent impérativement être assorties de garanties particulières strictes (paragraphes 74-75 ci-dessus). Une telle exigence doit également s’appliquer pour tous les avocats exerçant régulièrement leur profession même s’ils sont, à l’instar de la requérante, non‑inscrits au barreau local ou national (paragraphe 76 ci-dessus).

94. La Cour doit donc s’attacher à rechercher si des garanties procédurales suffisantes de compensation ont été mises en place par les autorités judiciaires de contrôle afin de suppléer la faiblesse des références légales, initialement visées par le juge d’instruction.

95. Ainsi, aux yeux de la Cour, ce n’est pas la base légale en tant que telle qui pose question, de manière abstraite, mais bien les conditions concrètes de sa mise en œuvre.

3. Finalité et nécessité de l’ingérence

96. La Cour rappelle que la recherche et l’exploitation des données contenues dans le téléphone portable de la requérante ont initialement été ordonnées dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à son encontre à la suite de la plainte avec constitution de partie civile déposée par T.R. des chefs d’atteinte à sa vie privée au sens de l’article 308-2 du code pénal, recel et complicité (paragraphe 8 ci-dessus). Elle peut donc admettre que ces mesures poursuivaient les buts légitimes que sont la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui (voir, notamment, Kırdök et autres, précité, § 48, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres, précité, § 97, et Versini-Campinchi et Crasnianski, précité, § 57).

97. La question se pose cependant de savoir si pareille ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime poursuivi dans les circonstances particulières de l’affaire. En particulier, il s’agit de vérifier si l’application de la législation et la pratique internes ont en l’espèce été accompagnées de garanties suffisantes contre les abus et l’arbitraire.

98. La Cour observe tout d’abord qu’il n’est pas contesté que le second juge d’instruction, le juge E.L., a valablement été désigné pour instruire la procédure relative à la plainte avec constitution civile déposée par T.R. En outre, sa décision de poursuivre les investigations en dépit, d’une part, de la position de son prédécesseur qui avait estimé que l’instruction était close et avait adressé un avis de fin d’information à l’ensemble des parties et, d’autre part, des réquisitions aux fins de non-lieu du procureur général (paragraphe 12 ci-dessus), ne saurait, juridiquement, être remise en cause, dans la mesure où le juge d’instruction n’était pas dessaisi de l’affaire et conservait toute compétence pour instruire. De même, sa demande d’expertise initiale reposait sur des motifs plausibles de soupçon d’atteinte à la vie privée (voir, notamment, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres, précité, § 104).

α) La conduite des investigations par le juge d’instruction

99. La Cour relève que le juge E.L. était saisi des seuls faits objets de la plainte de T.R., qui dénonçait un arrêt soudain et brutal de l’enregistrement, signe d’un effacement et donc d’une altération possible du support, ainsi qu’une atteinte à sa vie privée qui appelait une analyse de la teneur de la conversation (paragraphe 8 ci-dessus).

100. L’instruction était donc très clairement circonscrite à l’analyse technique de l’enregistrement et à une appréciation du fond des propos échangés pendant une durée très brève de 10 minutes et 46 secondes (paragraphes 10 et 23 ci-dessus).

101. Or, il doit d’emblée être relevé que l’ordonnance du juge d’instruction était rédigée en termes extrêmement larges, ce qui était de nature à faire apparaître des risques d’abus et d’arbitraire.

102. En effet, si les recherches devaient être limitées aux contenus portant « uniquement sur le délit poursuivi et les circonstances de son éventuelle commission, vraisemblablement entre début et mi-2015 », elles ne se limitaient en réalité pas aux personnes directement concernées par l’enregistrement litigieux et pouvaient être élargies, puisqu’elles visaient « notamment », et pas exclusivement, Y.B., T.R. et D.R., le requérant. À ce titre, la Cour note qu’à deux reprises le juge d’instruction a autorisé l’élargissement des investigations informatiques à d’autres personnes (paragraphes 21 et 25 ci-dessus), justifiant cette décision non seulement par sa volonté d’identifier « toutes les personnes ayant pu apporter leur concours, en qualité d’auteurs ou de complices, à l’infraction poursuivie », mais également et plus largement d’appréhender « l’état des relations entre [la requérante] et les personnes ayant pu favoriser ou contribuer à la commission de l’infraction dénoncée ». C’est ainsi qu’après avoir demandé à l’expert d’exclure le procureur général et le directeur des services judiciaires de ses recherches, le juge d’instruction a modifié par simple courrier le périmètre des investigations confiées à l’expert en ordonnant la remise d’un rapport d’exploitation séparé incluant les échanges concernant, en particulier, le directeur des services judiciaires, l’épouse de celui-ci, le procureur général, ainsi que le directeur de la Sûreté Publique (paragraphes 21 et 25 ci-dessus).

103. À ce titre, la chambre du conseil de la cour d’appel a certes pu considérer que la recherche d’un complice ayant facilité ou provoqué la commission du délit, voire d’un receleur qui serait intervenu postérieurement, entrait dans le champ de la saisine du juge d’instruction (paragraphe 33 ci‑dessus). Il convient toutefois de relever que la qualification pénale de complicité appliquée à un simple conseil de nature juridique, donné par un professionnel du droit quant à la légalité et la recevabilité d’un enregistrement clandestin, n’est pas sans soulever des interrogations. La Cour note d’ailleurs que l’existence d’un éventuel complice instigateur qui aurait commandité l’enregistrement litigieux et l’aurait transmis aux services de police, le cas échéant moyennant rémunération, est une piste d’investigation suivie par le juge E.L. (paragraphe 28 ci-dessus), qui ne ressortait ni de la plainte déposée par T.R. ni d’aucun élément concret du dossier d’instruction. Les développements de l’affaire démontrent d’ailleurs qu’in fine aucun complice n’a été renvoyé devant le tribunal correctionnel.

104. Par conséquent, l’étendue de la mission confiée par le juge E.L. à l’expert apparaît particulièrement étendue, et ce d’autant que l’ordonnance du juge laissait à l’expert informatique une très grande latitude pour décider de ce qui serait ou non « susceptible d’intéresser l’enquête en cours et d’être utile à la manifestation de la vérité », l’invitant même à « rechercher, retranscrire et annexer toute conversation, tout échange ou tout document susceptible, par leur contenu ou l’identité du ou des destinataires, de se rapporter (...) à l’enquête en cours », et ce « même indirectement » (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour considère que l’expert bénéficiait ainsi d’un pouvoir discrétionnaire.

105. Par ailleurs, la Cour renvoie à son précédent constat relatif au nombre substantiel de messages récupérés sur le téléphone de la requérante, y compris ceux qu’elle avait préalablement pris soin de faire effacer par un spécialiste en informatique, ainsi que l’ancienneté des données concernées (paragraphe 83 ci-dessus), ce qui démontre que l’expertise ne se limitait pas à la période initialement indiquée par le juge d’instruction dans son ordonnance, à savoir « vraisemblablement entre début et mi-2015 ».

106. Ainsi, il ne peut qu’être constaté que l’expert en informatique disposait d’un pouvoir sans cadre et pratiquement illimité dans l’exercice de sa mission, définie en des termes très généraux et imprécis, qui se sont de surcroît révélés susceptibles d’extension au cours de ses travaux.

107. Aux yeux de la Cour, il apparaît donc que la mission d’expertise en téléphonie correspondait manifestement, ab initio, à une volonté d’explorer sans véritable délimitation précise de la période de recherche dans le temps, l’ensemble des messages « visibles » et « invisibles » contenus dans la mémoire du téléphone portable de la requérante, dont la qualité d’avocate était pourtant connue de tous. Le terme « indirect » dans le libellé de la mission de l’expert était à ce titre révélateur des larges atteintes du juge mandant et indiquait que la recherche avait, dès l’origine, vocation à s’étendre au-delà de la saisine in rem du juge. S’il a déclaré, aux termes de l’audition de la partie civile du 8 septembre 2017 (paragraphe 28 ci-dessus), vouloir identifier une « personne du monde judicaire » ayant prodigué un conseil juridique à la requérante, et établir un lien avec la procédure d’escroquerie et de blanchiment ayant trait à la vente de tableaux, il a surtout orienté certaines de ses questions sur les faits de corruption passive et de trafic d’influence dont il n’était pas, à ce stade, saisi.

108. La Cour estime d’ailleurs que le contenu du procès-verbal de cette audition est particulièrement révélateur à cet égard. Elle relève en effet que le juge E.L. a présenté de longs propos introductifs avant de procéder à l’audition proprement dite de la partie civile, T.R. Ce préambule visait à justifier sa démarche personnelle et sa décision d’élargir ses investigations au-delà de l’enregistrement critiqué par T.R. dans sa plainte (paragraphe 28 ci-dessus). L’ensemble de ses explications quant à l’étendue de ses recherches trouvaient leur fondement dans l’exploitation exhaustive du téléphone portable de la requérante mais concernaient en réalité soit des faits déjà instruits dans le cadre de l’information judiciaire conduite par le juge M.R. (paragraphe 6 ci-dessus), soit des éléments nouveaux justifiant l’ouverture d’une autre procédure (paragraphe 41 ci-dessus), ce qui ne semblait donc manifestement pas porter « uniquement sur le délit poursuivi », comme indiqué initialement dans son ordonnance du 26 avril 2017 (paragraphe 19 ci‑dessus).

109. Il apparaît donc que des investigations de grande ampleur ont été entreprises, alors que seul un lien lointain et artificiel les reliait à la saisine. Le droit national ne prévoyant pas que la mission de l’expert soit soumise au contradictoire et donc à une contestation éventuelle des parties, il est particulièrement important que des garanties strictes et un contrôle rigoureux soient mis en place. Ces garde-fous revêtent d’autant plus d’importance que la requérante est une avocate et que des données qu’elle souhaitait garder secrètes ont été captées à partir d’un téléphone portable qu’elle utilisait à des fins professionnelles.

β) Garanties au regard du secret professionnel de l’avocat

110. Il convient donc de se demander si l’étendue des mesures d’extraction et de récupération pratiquées par l’expert, au regard de leurs effets comparables à des mandats de perquisition et de saisie, a pu être compensée par des garanties de procédure adéquates et suffisantes pour prévenir les abus ou l’arbitraire et protéger le secret professionnel des avocats (voir, notamment, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres, précité, § 104). La Cour souligne en effet à nouveau que les ingérences dans le droit d’un avocat au respect de sa correspondance doivent impérativement être assorties de garanties particulières et qu’elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel des avocats car il est la base de la relation de confiance entre l’avocat et son client » (paragraphes 74-76 ci-dessus).

111. À cet égard, la Cour regrette l’absence de mise en œuvre initiale, par le juge d’instruction, d’un cadre protecteur du secret professionnel de l’avocat dans des affaires telles que la présente, en particulier lorsque le droit interne prévoit des garanties pour des mesures certes différentes, mais aux conséquences comparables, à l’instar des perquisitions et des saisies. Elle relève que cette défaillance originelle n’a pas été redressée par le contrôle judiciaire subséquent. Elle note qu’en l’espèce les juges internes ont estimé qu’il n’avait pas été porté atteinte au secret professionnel de la requérante, dans la mesure où celle-ci était inculpée dans l’affaire d’atteinte à la vie privée, où les échanges ne concernaient pas ses « clients », mais seulement des tiers, et où des éléments la mettant en cause dans une autre affaire avaient été révélés par les messages extraits et récupérés (paragraphe 35 ci‑dessus). Or, la Cour entend souligner le fait que, s’agissant du secret professionnel d’un avocat, les garanties exigées par les dispositions de l’article 8 de la Convention s’appliquent ab initio et, donc, la requérante devait en bénéficier préalablement à l’analyse du contenu des messages contenus sur son téléphone portable. Sur ce point, la Cour souligne que la qualité d’avocate de la requérante était connue des autorités, ce qui n’est pas contesté. De plus, la Cour rappelle qu’au cours de son audition du 17 novembre 2015, la requérante avait déclaré être « liée par le secret professionnel envers les parties plaignantes dans le dossier de l’escroquerie contre [Y.B. et T.R.] » et, par conséquent, « [qu’elle ne souhaitait] pas faire d’autres commentaires » (paragraphe 10 ci‑dessus). Ainsi, la connaissance par le juge d’instruction de l’existence de messages effacés, susceptibles de contenir des données couvertes par le secret professionnel, s’agissant d’un téléphone utilisé à titre privé et professionnel (paragraphe 81 ci-dessus), aurait à tout le moins dû justifier, dès lors qu’il souhaitait les récupérer et les exploiter, la mise en œuvre d’une protection adéquate attachée à la qualité d’avocat de la requérante. Tel n’a cependant pas été le cas en l’espèce, et ce alors même que plusieurs garanties sont expressément prévues par le droit interne, que ce soit par les dispositions de l’article 99-1 du CPP dans l’hypothèse d’une perquisition dans un cabinet d’avocat, qui prévoit notamment l’intervention du bâtonnier de l’Ordre des avocats, ou encore par les articles 100 et suivants du CPP relatifs aux saisies afférentes auxdites perquisitions (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour a en particulier déjà eu l’occasion « de mettre en exergue la garantie que constitue l’intervention du bâtonnier lorsque la préservation du secret professionnel des avocats est en jeu » (Michaud, précité, § 130 ; voir, également, André et autre, précité, §§ 42-43). L’extraction, la copie et l’exploitation de ces données ont, en tout état de cause, été réalisées à l’insu de la requérante et de son représentant.

112. La Cour constate en outre que le juge E.L. n’a apporté aucune justification satisfaisante des raisons pour lesquelles il a estimé ne pas devoir appliquer les garanties procédurales offertes par le droit monégasque, en particulier pour refuser d’assimiler la recherche et la saisie des données effacées sur le téléphone portable de la requérante à une perquisition et une saisie dans un cabinet d’avocat. Or, il lui appartenait d’effectuer un « contrôle concret de proportionnalité » de la mesure (cf., notamment, Kırdök et autres, précité, §§ 51 et 53). Par ailleurs, si la chambre du conseil de la cour d’appel et la Cour de révision ont quant à elles reconnu qu’une perquisition au sein du cabinet d’un avocat ou à son domicile devait être entourée de précautions particulières en raison du secret professionnel dont ils étaient dépositaires, elles ont toutefois considéré que la remise spontanée de son téléphone par la requérante justifiait la privation d’une telle protection. Ce faisant, elles ont validé le fait, pour le juge d’instruction, de ne pas tirer les conséquences de la qualité d’avocat de la requérante, et ce, au mépris de l’article 102, alinéa 3, du CPP qui lui en faisait pourtant obligation en cas de saisie (paragraphe 45 ci-dessus).

113. De même, la Cour relève que le magistrat instructeur ne s’est à aucun moment référé aux dispositions du code de procédure pénale applicables aux interceptions de communication, ne serait-ce que pour en exclure l’application. Tant la cour d’appel que la Cour de révision ont confirmé cette analyse implicite, en affirmant que les articles 106-1 et suivants du CPP ne concernaient que les conversations en cours, et non les conversations stockées sur un appareil téléphonique, et ce, sans s’interroger sur la nécessité de mettre en œuvre de mécanismes protecteurs du secret professionnel de l’avocat au sens de l’article 8 de la Convention.

114. Certes, l’exploitation de milliers de messages, récupérés consécutivement à la remise spontanée de son téléphone par une avocate qui avait pris soin préalablement de faire effacer la plupart des données, n’est pas un cas de figure expressément prévu par le CPP. Toutefois, même à considérer qu’il s’agissait d’une hypothèse de nature et de portée inédite pour les autorités internes, la nécessaire protection du secret professionnel, et la portée du consentement donné par la requérante à une expertise limitée à un enregistrement d’une dizaine de minutes, auraient dû, à tout le moins, conduire le juge d’instruction à prendre des mesures garantissant une protection des données de la requérante au nom et en vertu de sa qualité d’avocate. Il aurait ainsi assuré une conduite de la procédure pénale et de l’expertise respectueuse d’une mise en balance de la protection du secret professionnel et des nécessités de l’enquête. Tel n’a cependant pas été le cas en l’espèce.

115. Il résulte de ce qui précède que les juridictions internes ont ignoré le risque d’atteinte au secret professionnel de la requérante, tout en écartant expressément et sans justification les dispositions légales relatives aux perquisitions et aux interceptions de correspondance, ainsi que les garanties y afférentes, en particulier les articles 99-1 et 106-8 du CPP relatif à l’information du Bâtonnier (paragraphe 45 ci-dessus). Le juge d’instruction, conforté dans son analyse par les juridictions ayant statué sur les recours de la requérante, a considéré inapplicables les régimes de protection relatifs aux saisies, perquisitions, et interceptions téléphoniques, en raison de la remise sans contrainte du téléphone et du fait que les données récupérées et exploitées étaient « stockées » sur cet appareil et n’avaient pas été captées au moment même où les conversations s’étaient tenues. Une approche mettant en balance la protection des données téléphoniques de l’avocate et les nécessités de l’enquête aurait dû conduire à un redressement du cadre et des contours des investigations.

γ) Conclusion

116. Les autorités judiciaires nationales de contrôle n’ont pas procédé à une redéfinition, conformément aux termes de la saisine, des limites de la mission expertale et du périmètre d’investigation que le juge d’instruction avait étendu de manière trop large.

117. À cette insuffisance de limitation des contours de l’instruction, s’est ajoutée l’absence de contrôle des garanties procédurales pourtant dues à la requérante en raison de son statut d’avocat et du respect de son secret professionnel.

118. La Cour estime dès lors que les saisines de la chambre du conseil de la cour d’appel et de la Cour de révision par la requérante étaient certes, sur le principe, constitutives de recours adéquats et effectifs, mais n’ont pas permis, dans la pratique, dans les circonstances de l’espèce, un redressement approprié des mesures ordonnées, hors du cadre de sa saisine, par le juge d’instruction. La requérante n’a ainsi bénéficié d’aucune des garanties qu’appelait le respect du secret professionnel attaché à sa qualité d’avocate dans la procédure par laquelle l’expertise de son téléphone portable a été ordonnée et mise en œuvre (voir, mutatis mutandis, Bykov, précité, § 78).

119. En conclusion, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa correspondance et de sa vie privée n’était pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis et que, dès lors, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

120. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DEs ARTICLEs 41 et 46 DE LA CONVENTION

121. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

122. La requérante déclare renoncer à toute prétention pécuniaire au titre de la satisfaction équitable. En revanche, elle demande à la Cour d’indiquer, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, que les autorités internes doivent retirer des dossiers de procédure l’ensemble des pièces relatives aux données litigieuses, ainsi que celles qui font état des données téléphoniques, et que ces dernières ne peuvent fonder des poursuites à son encontre ou sa condamnation.

123. Compte tenu de la déclaration de la requérante, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme au titre de l’article 41 de la Convention. Par ailleurs, s’agissant des mesures que l’État défendeur devra adopter, sous le contrôle du Comité des Ministres, afin de mettre un terme à la violation constatée, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, notamment, Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 404, 26 septembre 2023, Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, § 181, 10 décembre 2021, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 202, CEDH 2004-II, et les références qui y sont citées). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (Assanidzé, précité, § 202). En l’espèce, la Cour n’estime pas nécessaire d’indiquer à l’État défendeur des mesures individuelles ou générales à prendre à l’égard de la requérante, dont elle relève qu’elle a d’ailleurs été finalement relaxée (paragraphe 40 ci-dessus).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare la requête de Mme Bersheda recevable et celle de M. Rybolovlev irrecevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne Mme Bersheda.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Mattias Guyomar
Greffier Président

ANNEXE

Liste des requêtes

No.

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité

|

Représenté par

---|---|---|---|---|---

1.

|

36559/19

|

Bersheda c. Monaco

|

05/07/2019

|

Tetiana BERSHEDA
1984
Londres
suisse et ukrainienne

|

Patrice SPINOSI

2.

|

36570/19

|

Rybolovlev c. Monaco

|

05/07/2019

|

Dmitriy RYBOLOVLEV
1966
Monaco
russe

|

Patrice SPINOSI


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-234090
Date de la décision : 06/06/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-3-a) Ratione personae;Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la correspondance;Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : BERSHEDA ET RYBOLOVLEV
Défendeurs : MONACO

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Spinosi, Patrice

Origine de la décision
Date de l'import : 07/06/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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