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04/06/2024 | CEDH | N°001-233988

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOSEV c. BULGARIE, 2024, 001-233988


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOSEV c. BULGARIE

(Requête no 62199/19)

ARRÊT


Art 6 § 1 (pénal) • Défaut d’impartialité de la formation judiciaire ayant jugé un journaliste qui avait antérieurement publié des articles remettant en cause les qualités professionnelles et l’intégrité de la juge rapporteure et présidente • Impartialité objective • Doutes objectifs et raisonnables du requérant • Rejet de sa demande de récusation de la juge, s’étant prononcée personnellement sur cette demande • Défaillances de la procédure de récusati

on non remédiées par une juridiction supérieure

Art 10 • Liberté d’expression • Défaut d’impartialité du tribun...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOSEV c. BULGARIE

(Requête no 62199/19)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Défaut d’impartialité de la formation judiciaire ayant jugé un journaliste qui avait antérieurement publié des articles remettant en cause les qualités professionnelles et l’intégrité de la juge rapporteure et présidente • Impartialité objective • Doutes objectifs et raisonnables du requérant • Rejet de sa demande de récusation de la juge, s’étant prononcée personnellement sur cette demande • Défaillances de la procédure de récusation non remédiées par une juridiction supérieure

Art 10 • Liberté d’expression • Défaut d’impartialité du tribunal se répercutant sur la condamnation du requérant pour diffamation • Absence de garanties effectives et adéquates contre l’arbitraire

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

4 juin 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bosev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Georgios A. Serghides, président,
Pere Pastor Vilanova,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
Pavlina Panova, juge ad hoc,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête (no 62199/19) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Rosen Rosenov Bosev (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 novembre 2019,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Vu le déport de M. Yonko Grozev, juge élu au titre de la Bulgarie (article 28 du règlement de la Cour), et la décision prise par le président de la chambre de désigner Mme Pavlina Panova pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 octobre 2023 et le 14 mai 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne l’impartialité d’une juge ayant statué sur des charges pénales portées contre le requérant, la condamnation de celui-ci pour diffamation d’un haut fonctionnaire et la question de savoir s’il existait des voies de recours internes propres à remédier à la violation de sa liberté d’expression que le requérant estimait résulter de cette condamnation. Le requérant invoque respectivement les articles 6 § 1, 10 et 13 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1983 et réside à Sofia. Il a été représenté par Me A. Kashamov et Me St. Madin, avocats à Sofia.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.

1. le contexte général de l’affaire

4. Le requérant est un journaliste spécialisé dans les affaires judiciaires. À l’époque des faits, il travaillait pour l’hebdomadaire « Capital », propriété de la maison d’édition « Ikonomedia ».

5. En 2013, le site d’information « Dnevnik », qui appartient à cette même maison d’édition, publia des informations selon lesquelles S.M., le directeur de la Commission de surveillance financière (« la C.S.F. »), avait été cité à comparaître comme témoin dans un procès pénal pour blanchiment d’argent au motif qu’il aurait signé des documents facilitant le transfert de sommes d’argent générées par le trafic de drogue.

6. Le requérant explique qu’à la suite de cette publication, à différentes dates entre 2013 et 2015, la C.S.F. avait imposé à I.P., dans sa qualité de personne physique actionnaire majoritaire de la maison d’édition « Ikonomedia », ainsi qu’à d’autres sociétés lui appartenant, plusieurs amendes qui auraient été ensuite annulées par les tribunaux.

7. Le 6 janvier 2015, la C.S.F. infligea deux amendes à « Ikonomedia » à raison de la publication dans « Capital » de deux articles dans lesquels elle voyait des tentatives de manipulation des marchés financiers. Les sanctions imposées s’élevaient au total à 150 000 levs bulgares (BGN), l’équivalent d’environ 76 700 euros (EUR).

8. Le 15 janvier 2015, le requérant participa à l’émission matinale d’une chaîne de télévision nationale où il fut invité à s’exprimer au sujet du prononcé desdites sanctions et de l’éventuelle implication de S.M. dans les événements en cause. Au cours de l’interview, il fit référence à la procédure pénale dans laquelle S.M. avait été cité à comparaître comme témoin et déclara ce qui suit :

« (...) Monsieur [S.]M. était lié au schéma de blanchiment d’argent dont E.B. était accusé. Par ses actions, il a facilité le blanchiment de sommes d’argent générées par le trafic de drogue. (...) Pendant les audiences du tribunal, il est apparu clairement que la signature de Monsieur [S.]M. figurait sur plusieurs documents de transfert de sommes d’argent générées par le trafic de drogue. (...) Furieux après ces révélations (...) il a décidé d’utiliser l’institution qu’il gouverne pour réprimer « Capital » et « Dnevnik » (...) ».

9. Le 16 janvier 2015, le requérant fut l’invité d’une autre émission de télévision. La conversation portait là aussi sur les sanctions imposées par la C.S.F. Au cours de l’émission, le requérant déclara ce qui suit :

« Les sites d’information « M. » et « B. » étaient avec « Dnevnik » les seuls médias qui ont mis en lumière la participation de Monsieur [S.]M. en tant que conseiller juridique dans un schéma de blanchiment de sommes d’argent générées par le trafic de drogue. (...) Il pourrait y avoir une explication logique à cela mais malgré avoir été cité plusieurs fois comme témoin, il n’a pas comparu devant le tribunal. »

2. la procédure pénale en diffamation menée contre le requérant

10. Le 15 juillet 2015, S.M. saisit le tribunal de district de Sofia (« le tribunal de district ») d’une plainte pénale pour diffamation dirigée contre le requérant. Il dénonçait les propos que l’intéressé avait tenus à son sujet pendant les deux émissions de télévision susmentionnées.

11. Pendant la procédure devant le tribunal de district, le requérant fut représenté par deux avocates de son choix. Celles-ci demandèrent et obtinrent la convocation et l’audition d’un témoin à décharge, elles posèrent des questions aux deux témoins de la partie adverse et elles présentèrent au tribunal des preuves écrites. Arguant que les propos en cause n’avaient été que l’expression de l’opinion négative du requérant à l’égard du plaignant et qu’aucune des phrases prononcées par l’intéressé ne pouvait être interprétée comme l’imputation d’une infraction pénale à S.M., elles plaidèrent l’acquittement.

12. Le 19 octobre 2017, le tribunal de district, statuant en formation de juge unique (le juge K.P.), reconnut le requérant coupable de diffamation. Examinant notamment les propos suivants de l’intéressé : « Monsieur [S.]M. (...) a décidé d’utiliser l’institution qu’il gouverne pour réprimer « Capital » et « Dnevnik » » (paragraphe 8 in fine ci-dessus), il constata que cette déclaration était d’ordre factuel, qu’aucune preuve de sa véracité n’avait été apportée, qu’elle contenait l’indication déshonorante que S.M. avait abusé de ses fonctions pour se venger de publications qui l’avaient critiqué, et qu’enfin elle avait été rendue publique dans une émission de télévision. Le tribunal constata, par ailleurs, que les décisions imposant à « Ikonomedia » les sanctions susmentionnées (paragraphe 7 ci-dessus), avaient été signées par l’adjoint de S.M. et qu’il n’y avait aucune preuve que S.M. eût pris part à cette procédure ou influencé la décision de son adjoint. Quant aux autres déclarations du requérant, le tribunal de district accepta d’y voir des interprétations personnelles basées sur des informations recueillies par l’intéressé dans des articles de presse et dans les procès-verbaux des audiences du procès dans lequel S.M. avait été cité à comparaître comme témoin, et il considéra en conséquence qu’elles n’étaient pas constitutives d’une quelconque infraction.

13. Concernant la sanction à infliger, le tribunal de district, eu égard au fait que le requérant n’avait encore jamais été condamné et à l’absence de tout préjudice matériel en l’occurrence, décida, en application de l’article 78a du code pénal (paragraphe 32 ci-dessous), d’infliger à l’intéressé une sanction administrative sous la forme d’une amende, qu’il fixa au minimum légal de 1 000 BGN (l’équivalent d’environ 511 EUR). Il condamna également le requérant au paiement des frais et dépens engagés par la partie adverse ainsi que des frais liés à la procédure judiciaire, l’ensemble s’élevant à un total de 626,60 BGN (l’équivalent d’environ 320 EUR).

14. Le requérant et S.M. interjetèrent appel de ce jugement devant le tribunal de la ville de Sofia. Le 24 octobre 2018, la juge rapporteure initialement désignée pour cette affaire, V.M., se déporta en raison de son implication dans une autre procédure en diffamation entre S.M. et le propriétaire de la maison d’édition « Ikonomedia », dans le cadre de laquelle elle avait déjà entendu le requérant en tant que témoin.

15. On procéda alors à la désignation d’un autre juge rapporteur selon le principe de la répartition aléatoire des affaires. Fut ainsi nommée P.K., la présidente adjointe du tribunal de la ville de Sofia, qui présidait également le collège de trois juges chargé de statuer sur les appels des parties.

16. Le 3 décembre 2018, à l’issue de la réunion préparatoire en l’affaire pénale en cause, la formation de jugement ordonna l’assignation à comparaître des parties et de leurs représentants. L’acte d’assignation du requérant fut délivré aux adresses respectives de ses deux avocates le 12 décembre 2018. La première avocate indiqua alors par écrit qu’elle n’arrivait pas à joindre son client, et elle demanda aux autorités de notifier personnellement à l’intéressé sa citation à comparaître ; quant à la seconde avocate, sa secrétaire fit savoir qu’elle était absente pour des raisons médicales. Le vendredi 14 décembre 2018, l’administration du tribunal de la ville de Sofia s’adressa au service spécialisé du ministère de la Justice et demanda qu’il fît notifier son assignation au requérant à son domicile connu ainsi qu’à l’adresse de son employeur. Les fonctionnaires du ministère de la Justice se rendirent à chacune de ces deux adresses, mais en vain : par des personnes rencontrées sur les lieux, ils furent informés, au domicile présumé du requérant, que le logement avait été vendu par l’intéressé un an plus tôt, et à l’adresse de son employeur, que les bureaux de la rédaction de l’hebdomadaire « Capital » était fermés pour le week-end.

17. Le 17 décembre 2018, le tribunal de la ville de Sofia tint une audience, mais en raison de l’absence du requérant et de ses avocates, l’examen de l’affaire fut reporté au 19 février 2019. Le tribunal ordonna au service spécialisé du ministère de la Justice de notifier son assignation au requérant personnellement à toutes ses adresses connues, à l’adresse de son employeur et aux adresses de ses proches. Par ailleurs, le tribunal requit l’administration judiciaire de vérifier auprès des services compétents si l’intéressé se trouvait sur le territoire national, s’il n’avait pas entre-temps été placé en détention et s’il avait conclu des contrats de prestation de service de téléphonie, et – si tel était le cas – de déterminer quels étaient son adresse de correspondance et son numéro de téléphone.

18. Les fonctionnaires du ministère de la Justice se rendirent par la suite à plusieurs adresses liées au requérant et contactèrent ses proches. Le 4 février 2019, l’assignation à comparaître de l’intéressé fut notifiée à la fois au rédacteur en chef de l’hebdomadaire « Capital » aux bureaux de la rédaction de ce périodique et à la mère du requérant à l’adresse de celle-ci. Le 9 février 2019, l’assignation à comparaître fut reçue par l’un des voisins à la nouvelle adresse du requérant.

19. Le 18 février 2019, le requérant introduisit une demande de récusation dirigée contre la juge P.K., qu’il estimait inapte à siéger dans l’affaire au motif qu’il avait écrit et publié par le passé plusieurs articles de presse dans lesquels il avait critiqué le travail effectué par elle en tant que juge et présidente adjointe du tribunal de la ville de Sofia et avait mis en cause son intégrité comme magistrate.

20. À l’appui de sa demande, il présenta sept articles, signés par lui et publiés dans l’hebdomadaire « Capital » entre juillet 2012 et avril 2015, qui évoquaient, entre autres, des cas de retard dans l’examen de certaines affaires médiatiques confiées à la juge P.K., une pratique de sa part consistant à antidater des décisions de justice, ainsi que son appartenance supposée à un cercle privilégié de magistrats haut placés et corrompus qui étaient soupçonnés de bénéficier de protections hiérarchiques contre leurs méfaits.

21. La demande de récusation fut examinée par la formation de jugement en audience le 19 février 2019 et rejetée pour les motifs suivants :

« Premièrement, la juge rapporteure n’a pas pris entièrement connaissance des articles invoqués dans la demande de récusation qui (...) justifieraient son retrait de l’affaire. (...) La juge rapporteure estime nécessaire de préciser que si les interprétations de certains événements de l’actualité par les journalistes, en l’occurrence par l’accusé Bosev, pourraient influencer les membres de la société dans la formation de leurs vues et opinions sur un sujet particulier, ce qui est l’un des principes fondamentaux du journalisme dans une société démocratique, elles ne peuvent avoir aucune influence sur l’équilibre émotionnel, spirituel, psychique et personnel de la présidente de la formation de jugement et juge rapporteure concernant les faits relatés par le journaliste en cause. Par sa nature même, l’interprétation journalistique des événements de l’actualité n’a sur le for intérieur de la juge rapporteure aucun effet négatif propre à [l’empêcher de] statuer de manière correcte et objective dans la présente affaire sur les faits à prouver, tels qu’ils sont énumérés à l’article 102 du code de procédure pénale. Dans le même sens, même s’il existe des faits interprétés de manière négative la concernant, la juge rapporteure estime que cela n’est pas de nature à démontrer l’existence d’un parti pris susceptible d’influencer son appréciation des faits à prouver dans la présente affaire, notamment : la question de savoir s’il y a eu commission d’une infraction pénale et celle de savoir si l’accusé a commis cette infraction et, si tel est le cas, s’il est coupable. La juge rapporteure estime nécessaire de préciser que, nonobstant ce qui est exposé dans la demande [dе récusation] et dans les articles qui s’y trouvent annexés, elle est en mesure d’assurer la conduite d’un procès équitable et impartial propre à répondre à la question principale posée dans le cadre de la procédure pénale. Selon la juge rapporteure, l’impartialité, qui constitue un principe fondamental du procès pénal, (...) sera pleinement garantie en l’occurrence (...). »

22. Le requérant forma aussitôt une deuxième demande de récusation de la même juge au motif que celle-ci lui avait notifié sa citation à comparaître à plusieurs adresses (paragraphe 18 ci-dessus), alors que son adresse de correspondance professionnelle était connue du tribunal depuis le début de la procédure pénale. Cette demande fut rejetée au cours de la même audience. La formation de jugement du tribunal expliqua que le recours à ces méthodes de citation visait à assurer la comparution de l’accusé et l’exercice effectif de son droit à la défense, et qu’il ne démontrait aucun parti pris de la part de la présidente de la formation de jugement.

23. Pendant l’examen de l’affaire par le tribunal de la ville de Sofia, le requérant fut représenté par une avocate qu’il avait déjà engagée pour la procédure devant le tribunal de première instance. Celle-ci présenta un certain nombre de nouvelles preuves écrites – publications de presse, décisions judiciaires et traductions de divers rapports internationaux concernant la liberté de la presse en Bulgarie – qui furent versées au dossier. La représentante réitéra les arguments qu’elle avait exposés devant l’instance inférieure (paragraphe 11 ci-dessus), à savoir que les propos du requérant s’étaient inscrits dans un débat d’intérêt général provoqué par les importantes amendes imposées à divers médias par la C.S.F. et qu’ils avaient exprimé à l’égard du travail et de la personnalité de S.M. une opinion personnelle qui, selon lui, ne pouvait être sanctionnée sans méconnaissance du droit de l’intéressé à la liberté d’expression.

24. Par un arrêt du 21 mai 2019, le tribunal de la ville de Sofia, reprenant les motifs exposés par le tribunal de district à cet égard (paragraphe 12 ci‑dessus), confirma la condamnation du requérant à raison de la phrase « Monsieur M. (...) a décidé d’utiliser l’institution qu’il gouverne pour réprimer « Capital » et « Dnevnik » ».

25. Le tribunal d’appel reconnut le requérant coupable d’un chef de diffamation supplémentaire tiré de la déclaration suivante faite par l’intéressé pendant l’émission du 15 février 2015 : « Monsieur [S.]M. était lié au schéma de blanchiment d’argent dont E.B. était accusé. Par ses actions, il a facilité le blanchiment de sommes d’argent générées par le trafic de drogue » (paragraphe 8 ci-dessus). Le tribunal jugea que cette affirmation factuelle s’analysait, elle aussi, en une diffamation au motif que le requérant y suggérait que S.M. avait eu le statut de complice dans une infraction pénale alors que celui-ci n’avait jamais été accusé ou condamné pour complicité de blanchiment d’argent et qu’il n’y avait aucune preuve permettant d’établir qu’il fût lié à de telles activités illicites. Il ajouta que les preuves rassemblées, à savoir des procès-verbaux des audiences tenues dans la procédure pénale pour blanchiment d’argent menée contre E.B., permettaient d’établir que S.M. y avait été cité à comparaître comme simple témoin. Certains documents présentés dans le cadre de cette même procédure pénale – des photocopies de pouvoirs et d’un passeport – étaient authentifiés par sa signature et par le tampon du cabinet de conseil qu’il dirigeait à l’époque. Cependant, de l’avis du tribunal de la ville de Sofia, ces circonstances ne prouvaient nullement que S.M. eût été impliqué dans une opération de blanchiment de fonds comme l’avait affirmé le requérant. Il conclut que, prononcés par le requérant à l’égard d’un fonctionnaire pendant une émission de télévision, les propos en question étaient constitutifs d’une diffamation réprimée par l’article 148, alinéa 2, du code pénal (paragraphe 31 ci-dessous).

26. Concernant les autres propos tenus par le requérant qui étaient dénoncés dans la plainte de S.M., le tribunal d’appel, estimant qu’ils s’analysaient en l’expression de l’opinion personnelle de l’intéressé et qu’ils n’étaient pas déshonorants pour le plaignant, confirma l’acquittement prononcé en première instance.

27. Quant à la peine à infliger, le tribunal de la ville de Sofia, qui retint l’application de l’article 78a du code pénal dans le cas d’espèce, précisa qu’une amende d’un montant plus élevé que le minimum de 1 000 BGN prévu par la loi lui eût semblé appropriée mais que, faute pour S.M. d’avoir formulé à cet égard une demande expresse, il était lié par la conclusion du tribunal de district. Il confirma par conséquent le jugement de ce dernier sur ce point ainsi que dans sa partie relative aux frais et dépens (paragraphe 13 ci-dessus).

28. La décision du tribunal de la ville de Sofia était insusceptible d’un pourvoi en cassation (paragraphe 34 ci-dessous).

3. autres faits pertinents

29. Arguant que de nombreuses règles procédurales avaient été méconnues et qu’en particulier la juge P.K. s’était montrée partiale, le requérant saisit postérieurement le procureur général d’une demande de réouverture du procès pénal. Le 21 octobre 2019, le parquet général, estimant que la procédure pénale menée contre l’intéressé n’avait été entachée d’aucun vice majeur, rejeta cette demande. Il considéra, en particulier, que les arguments exposés par le requérant dans ses demandes de récusation étaient inaptes à remettre en cause l’impartialité de la juge P.K., que ces demandes avaient été dûment examinées et que leur rejet avait été amplement motivé dans les décisions correspondantes. Il observa, de surcroît, que le raisonnement fondant l’arrêt du tribunal de la ville de Sofia démontrait clairement l’absence de tout parti pris de la part des tous les juges composant la formation de jugement.

30. Le 19 novembre 2019, le requérant introduisit sa requête devant la Cour. Il y formulait trois griefs : il mettait d’abord en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, l’impartialité de la juge P.K. ; il soutenait ensuite que sa condamnation pour diffamation avait été prononcée au mépris de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention ; il se plaignait enfin, sur le terrain de l’article 13 de la Convention, de n’avoir pas disposé d’un recours interne propre à remédier à l’atteinte qu’il estimait avoir été portée à son droit à la liberté d’expression.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

31. L’article 148, alinéa 2, du code pénal (« le CP ») dispose que la diffamation est passible, si les faits sont commis publiquement ou à l’égard d’un fonctionnaire, d’une amende de 5 000 à 15 000 BGN et d’une réprimande. Les poursuites pénales sont engagées sur plainte déposée directement devant le tribunal compétent par la personne qui s’estime diffamée (article 161, alinéa 1, du CP). Le délai de prescription absolue pour cette infraction est de quatre ans et six mois à compter de la date de commission des faits (article 80, alinéa 1, point 5 et article 81, alinéa 3, du CP).

32. En vertu de l’article 78a, alinéa 1, du CP, si l’auteur des faits constitutifs d’une infraction pénale n’a pas d’antécédents judiciaires et si le préjudice matériel a été réparé, le juge doit substituer à la sanction pénale une amende administrative d’un montant de 1 000 à 5 000 BGN. En vertu de la jurisprudence constante des tribunaux bulgares, la personne ainsi sanctionnée n’est pas considérée comme condamnée pénalement (Постановление № 7 от 4.XI.1985 г. по н. д. № 4/85 г., Пленум на ВС, т.4).

33. L’article 29, alinéa 2, du code de procédure pénale (« le CPP ») prévoit que le juge doit se déporter de l’examen d’une affaire pénale s’il existe des circonstances susceptibles, directement ou indirectement, de faire naître un doute quant à son impartialité. Les demandes de récusation doivent être examinées immédiatement par la formation de jugement, laquelle doit motiver sa décision (article 31, alinéas 3 et 4, du CPP). Le CPP ne prévoit pas de possibilité de contester ces décisions séparément du jugement sur le fond de l’affaire pénale. Cependant, selon la jurisprudence constante de la Cour suprême de cassation bulgare, l’absence d’impartialité d’un tribunal pénal est considérée comme un vice majeur de procédure justifiant l’infirmation du jugement attaqué par le pourvoi en cassation et le renvoi ultérieur de l’affaire au tribunal inférieur pour réexamen (Решение № 245 от 8.05.1996 г. по н. д. № 545/1995 г., I н. о.; Решение № 523 от 13.07.2005 г. на ВКС по н. д. № 988/2004 г., II н. о., НК; Решение № 43 от 13.05.2019 г. на ВКС по н. д. № 51/2019 г., III н. о., НК).

34. L’article 346, alinéa 2, du CPP ne prévoit pas de pourvoi en cassation pour les arrêts rendus en matière de diffamation par un tribunal régional, niveau de juridiction auquel appartient le tribunal de la ville de Sofia. La personne condamnée peut toutefois demander au procureur général de proposer la réouverture de la procédure pénale pour les mêmes raisons que celles qui justifient un recours en cassation, par exemple en cas de violation grave des règles procédurales (articles 420 à 422 du CPP).

35. En vertu de l’article 178 du CPP, l’assignation à comparaître devant un tribunal est délivrée par un employé du tribunal concerné (alinéa 1 dudit article). Lorsque l’assignation ne peut être délivrée de cette manière, la notification de cet acte est effectuée par les services du ministère de l’Intérieur ou du ministère de la Justice (alinéa 2 du même article).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

36. Le requérant prétend que la juge P.K., rapporteure et présidente de la formation de jugement qui l’a condamné en appel, n’était pas impartiale. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

37. Le Gouvernement soutient que ce grief doit être déclaré irrecevable pour non-respect du délai de six mois. Il estime, en effet, qu’il convient en l’occurrence de fixer le point de départ de ce délai à la date à laquelle la demande en récusation formée par le requérant contre la juge P.K. a été rejetée, à savoir le 19 février 2019. Pareille décision n’étant susceptible d’aucun recours ordinaire, le requérant aurait dû selon le Gouvernement introduire avant le 19 août 2019 son grief de violation de l’article 6 § 1.

38. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et considère que le délai de six mois a commencé à courir à la date de l’arrêt rendu par le tribunal de la ville de Sofia sur le fond de l’affaire pénale dans laquelle il était mis en cause, à savoir le 21 mai 2019. Il explique à cette fin qu’une éventuelle atteinte au droit à un procès équitable ne pouvait être établie qu’au vu du résultat final de la procédure. Il était en effet impossible, selon lui, de déterminer à l’avance si les charges de diffamation qui pesaient contre lui allaient être retenues ou écartées par le tribunal, si bien que ce n’était à ses yeux qu’au moment de la condamnation ou de l’acquittement que l’impartialité du tribunal pouvait être évaluée. Sa requête ayant été introduite le 19 novembre 2019, le délai de six mois aurait ainsi été respecté.

2. Appréciation de la Cour

39. Les principes relatifs à l’application du délai de six mois qui était prévu par l’article 35 § 1 dans sa rédaction en vigueur à l’époque de l’introduction de la présente requête ont été rappelés dans l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal ([GC], no 56080/13, §§ 129-132, 19 décembre 2017). La disposition en question vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités des États la période au-delà de laquelle ce contrôle ne s’exerce plus (ibidem, § 129). À cet égard, les dispositions relatives à l’épuisement des voies de recours internes et au délai de six mois, énoncées conjointement à l’article 35 § 1, sont étroitement liées (ibidem, § 130). En règle générale, en effet, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes, puisque l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui, au mépris du principe de subsidiarité, exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation de l’intéressé, à l’égard de la question en cause, n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne (ibidem, § 131). Toutefois, cette disposition prévoit que seuls doivent être pris en compte à cet égard les recours normaux et effectifs : on ne saurait admettre, en effet, qu’un requérant, à seule fin de reporter le délai strict imposé par la Convention, cherche à adresser des requêtes inopportunes ou abusives à des instances ou institutions qui n’ont pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour réparer effectivement le préjudice que l’intéressé estime lui avoir été causé (ibidem, § 132).

40. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe que les parties sont en désaccord sur le point de savoir quelle date doit être retenue comme point de départ du délai de six mois en l’occurrence, le requérant prétendant qu’il s’agit de la date à laquelle le tribunal de la ville de Sofia a rendu son jugement définitif sur le fond de son affaire, à savoir le 21 mai 2019 (paragraphe 38 ci-dessus), tandis que le Gouvernement estime que le délai a commencé à courir à la date à laquelle les deux demandes de récusation de la juge P.K. ont été rejetées, à savoir le 19 février 2019 (paragraphe 37 ci‑dessus).

41. La Cour observe que le système juridique bulgare prévoit deux manières distinctes mais cumulatives de soulever une objection de partialité à l’égard d’un juge pénal, à savoir, d’abord, la voie d’une demande de récusation formulée avant jugement et, ensuite, l’introduction devant l’instance supérieure d’un recours contre la décision du juge sur le fond de l’affaire (paragraphe 33 ci-dessus). C’est ainsi qu’en règle générale, lorsqu’un accusé entend contester l’impartialité du juge pénal d’appel, il doit demander la récusation dudit juge au cours de l’instance et soulever ensuite, le cas échéant, le même argument dans le cadre d’un pourvoi en cassation. La Cour constate cependant que la situation du requérant en l’espèce constitue un cas particulier en ceci qu’il ne pouvait pas se prévaloir de la seconde possibilité, étant donné que le jugement du tribunal de la ville de Sofia était exclu ex lege du champ d’application du pourvoi en cassation (paragraphe 34 ci-dessus).

42. Dans les circonstances particulières de l’espèce, accepter la position du Gouvernement quant au point de départ du délai de six mois impliquerait de réduire sensiblement le droit pour le requérant de saisir la Cour. En effet, une telle hypothèse reviendrait à considérer que l’intéressé aurait dû introduire son grief de violation de l’article 6 § 1 avant même la fin de la procédure pénale, ce qui l’exposait au risque de le voir rejeter par la Cour comme prématuré (Güngörmez c. Türkiye (déc.), no 38734/04, 18 novembre 2008, et Sperisen c. Suisse, no 22060/20, § 48 in fine, 13 juin 2023).

43. La Cour tient à rappeler à cet égard que le délai de six mois constitue une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans chaque affaire de manière à assurer l’exercice efficace du droit de recours individuel (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 55, 29 juin 2012). Dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, elle ne saurait donc reprocher au requérant d’avoir attendu pour la saisir le jugement final rendu sur son accusation par le tribunal de la ville de Sofia. Par conséquent, elle estime que c’est la date de ce jugement, à savoir le 21 mai 2019, qui doit être retenue comme point de départ du délai de six mois en l’occurrence. Le requérant ayant introduit sa requête le 19 novembre 2019, le délai en question a ainsi été respecté.

44. Il convient donc de rejeter l’objection du Gouvernement sur ce point.

45. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

46. Le requérant allègue que la juge P.K. n’a pas été impartiale. Il invoque deux arguments à l’appui de cette thèse : d’une part, il explique qu’il avait publié des articles critiques visant l’activité de ladite juge en tant que vice‑présidente du tribunal de la ville de Sofia, circonstance apte selon lui à faire naître un doute sérieux sur l’impartialité de P.K. à son endroit ; d’autre part, il reproche à celle-ci d’avoir utilisé à son égard des méthodes de citation qui, selon lui, n’étaient pas nécessaires dans son cas et étaient prévues pour des personnes accusées d’infractions pénales graves, ce qui constitue à ses yeux une preuve supplémentaire que la juge en question était de parti pris contre lui.

47. Ces arguments ont été soulevés dans les deux demandes de récusation de la juge formées par le requérant au cours de la première audience devant le tribunal de la ville de Sofia. Or, note le requérant, la juge a elle-même rejeté ces demandes sans exposer selon lui des motifs pertinents et suffisants à cet égard.

48. Le requérant allègue que le refus de la juge de se déporter a compromis l’équité de la procédure pénale menée contre lui. En effet, explique-t-il, c’est elle qui, d’une part, en tant que présidente de la formation de jugement, a conduit la procédure en audience publique, a dicté le contenu des procès-verbaux rédigés par le greffier et a présidé la délibération de la formation de jugement après l’audience, et, d’autre part, en sa qualité de juge rapporteure, a proposé à ses collègues de confirmer la condamnation pour diffamation prononcée dans le chef du requérant par le tribunal de première instance. Selon le requérant, les préventions que la juge P.K. aurait nourries à son égard ont ainsi été à l’origine d’une ingérence injustifiée dans l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression.

b) Le Gouvernement

49. Le Gouvernement s’oppose aux arguments du requérant et soutient qu’il n’y a aucun indice permettant de conclure que la juge P.K. ait été de parti pris, ni selon la démarche subjective ni selon la démarche objective élaborées dans la jurisprudence de la Cour (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 24, série A no 86).

50. D’une part, en effet, le Gouvernement explique qu’un examen des circonstances de l’espèce selon la démarche subjective mène à la conclusion que le requérant n’a pas apporté la preuve de l’existence d’un parti pris de la part de la juge. Il fait observer à cet égard que celle-ci n’avait pas eu connaissance du contenu intégral des publications auxquelles se réfère le requérant, que l’un des articles en question ne comportait aucune indication permettant d’identifier l’intéressé comme son auteur, et enfin que tous ces articles avaient été publiés quatre à cinq ans avant que l’affaire impliquant le requérant ne fût examinée par le tribunal de la ville de Sofia. Le Gouvernement estime en conséquence que même à supposer que la juge P.K. eût lu les articles en cause à l’occasion de la demande tendant à sa récusation, une telle circonstance n’aurait pas été de nature à remettre en cause l’impartialité de la magistrate, comme l’a observé dans sa décision la formation de jugement. Il ajoute qu’il n’y avait aucun lien entre les critiques visant la juge P.K. dans les articles en cause et l’objet du litige qu’elle était appelée à examiner en l’occurrence.

51. Le Gouvernement soutient à cet égard que l’impartialité de la juge est démontrée par le fait que la décision du tribunal de la ville de Sofia n’a fait que confirmer celle du tribunal de première instance concernant l’infraction commise par le requérant et la peine à lui infliger. La situation du requérant n’aurait donc pas été aggravée par le tribunal d’appel. Par ailleurs, les juges n’auraient accompli pendant la procédure aucun acte préjudiciable au requérant et ils n’auraient utilisé aucune expression inappropriée susceptible d’être interprétée comme l’indice d’un parti pris de leur part.

52. D’autre part, le Gouvernement explique qu’un examen des circonstances de l’espèce selon la démarche objective ne permet pas davantage de faire apparaître le moindre indice de parti pris de la part de la juge P.K. On ne saurait en effet selon lui considérer comme un indice en ce sens les efforts déployés par les autorités pour citer le requérant à comparaître devant le tribunal, étant donné qu’ils visaient – à un moment où on n’avait pu trouver l’intéressé à ses adresses connues et alors que ses représentants avaient été absents à la première audience – à garantir les droits procéduraux du requérant. Le Gouvernement observe par ailleurs que ces démarches avaient été effectuées non pas par la juge P.K., mais par l’administration spécialisée.

53. Le Gouvernement explique enfin que le fait que la juge P.K. faisait partie d’une formation de trois juges constituait une garantie suffisante contre un éventuel parti pris de sa part. Il fait observer à cet égard que si le secret des délibérations ne permet pas d’établir quel rôle a joué la juge P.K. dans le processus décisionnel, chacun des autres juges pouvait apprécier les preuves de manière autonome et exprimer, le cas échant, une opinion séparée ; or, note-t-il, c’est par un jugement unanime que ladite formation a confirmé l’appréciation de l’instance inférieure.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

54. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugés ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il convient aux fins de l’article 6 § 1 de l’apprécier selon une démarche subjective tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire consistant à rechercher si celui-ci n’a pas fait montre de parti pris ou de préjugés personnels dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 73, CEDH 2015, et Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 287, 4 décembre 2018).

55. Pour ce qui est de la démarche subjective, le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugés ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (Kyprianou, § 119, Micallef, § 94, et Morice, § 74, tous précités). L’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 47, série A no 154). Quant au type de preuve exigé, la Cour s’est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait fait montre d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber, § 25, et Morice, § 74, l’un et l’autre précités).

56. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective (Micallef, précité, § 95). La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique : non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité – démarche objective –, mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle – démarche subjective (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de produire des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie supplémentaire importante (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Morice, précité, § 75).

57. Quant à l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant est le point de savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef, précité, § 96).

58. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure. Il faut en conséquence déterminer dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Morice, précité, § 77).

59. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance (De Cubber, précité, § 26) : il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII, Micallef, précité, § 98, et Morice, précité, § 78).

60. Pour que les tribunaux inspirent au public la confiance indispensable, il faut de surcroît tenir compte de considérations de caractère organique (Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, § 30 d), série A no 53). L’existence de procédures nationales destinées à garantir l’impartialité, à savoir des règles en matière de déport des juges, est un facteur pertinent. De telles règles expriment le souci du législateur national de supprimer tout doute raisonnable quant à l’impartialité du juge ou de la juridiction concernés et constituent une tentative d’assurer l’impartialité en éliminant les causes de préoccupations en la matière (Zahirović c. Croatie, no 58590/11, § 35, 25 avril 2013).

b) Application au cas d’espèce

1. La démarche subjective

61. L’un des deux arguments soulevés par le requérant devant les juridictions internes et devant la Cour pour appuyer son allégation de partialité de la juge P.K. consistait à dire que les efforts déployés par le tribunal de la ville de Sofia pour le citer à comparaître à l’audience du 19 février 2019 étaient excessifs et inhabituels (paragraphes 22 et 46 ci‑dessus). Il y voyait une preuve de l’hostilité et la malveillance de la juge à son égard. La Cour estime qu’il y a lieu d’aborder cet argument selon l’approche subjective pour déterminer s’il était de nature à remettre en cause la présomption d’impartialité dont bénéficie la juge P.K. (paragraphe 55 ci‑dessus).

62. La Cour observe à cet égard que l’échec des tentatives initialement menées par l’administration du tribunal de la ville de Sofia pour notifier au requérant la date de la première audience, loin de pouvoir être imputé aux membres de la formation de jugement, était lié aux circonstances que l’une des avocates du requérant était alors absente de son cabinet pour des raisons médicales, que l’autre avocate n’arrivait pas à joindre le requérant et avait suggéré à l’administration judiciaire de notifier directement à l’intéressé son assignation, que le requérant n’avait pas été retrouvé à son adresse connue, et enfin que les bureaux où il travaillait étaient fermés pour le week-end au moment de la visite des fonctionnaires (paragraphe 16 ci-dessus).

63. Dans ces conditions, la formation de jugement a reporté de deux mois la date de la première audience et, comme le lui permettait l’article 178, alinéa 2, du CPP, elle a eu recours aux services de l’administration spécialisée du ministère de la Justice pour établir où se trouvait le requérant et notifier à celui-ci la nouvelle date d’audience (paragraphes 17 et 35 ci-dessus). Cette notification a été effectuée le 4 février 2019 à l’employeur et à la mère du requérant, et le 9 février 2019 à l’un des voisins de l’intéressé (paragraphe 18 ci-dessus). Le requérant a pu formuler sa première demande de récusation avant la date prévue pour l’audience (paragraphe 19 ci-dessus), il y a comparu assisté par l’une de ses avocates et il a activement participé au procès en appel (paragraphe 23 ci-dessus).

64. Il est à noter par ailleurs que le délai de prescription absolue prévu par la législation interne pour le délit reproché au requérant était de quatre ans et six mois (paragraphe 31 in fine ci-dessus) et qu’il expirait donc, dans son cas, les 15 et 16 juillet 2019. Aussi tout retard indu dans la procédure devant le tribunal de la ville de Sofia risquait-il d’entraîner la clôture des poursuites pénales sans que ce tribunal ait pu statuer sur le fond de l’affaire pénale. La Cour ne saurait donc reprocher à la formation de jugement d’avoir entrepris plusieurs démarches, d’ailleurs non contraignantes et prévues par la législation interne, pour citer le requérant à comparaître à l’audience du 19 février 2019.

65. Il ressort de ce qui précède que ce premier argument du requérant, ainsi examiné selon la démarche subjective, ne saurait remettre en cause l’impartialité de la juge P.K.

2. La démarche objective

66. Le requérant explique de surcroît qu’il craignait que la juge ne nourrît de l’animosité contre lui en raison de sept articles qu’il avait publiés, lesquels contenaient, entre autres, des allégations de non-accomplissement par elle de ses devoirs professionnels et une remise en cause de son intégrité professionnelle (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner cet argument selon l’approche objective (paragraphes 56-59 ci‑dessus).

67. Elle observe, en premier lieu, que les articles en cause ont été écrits par le requérant en sa qualité de journaliste spécialisé dans les affaires judiciaires et qu’ils ont été publiés entre 2012 et 2015 (paragraphe 20 ci‑dessus), c’est-à-dire plusieurs années avant que l’affaire en cause ne fût portée devant le tribunal de la ville de Sofia. Il ne s’agissait donc pas d’une tentative délibérée de la part du requérant de disqualifier la juge P.K. pour l’écarter de l’examen de son affaire pénale par le biais d’une campagne médiatique malveillante concomitante à l’examen de sa cause pénale.

68. Quant au contenu des articles, force est de constater que la juge P.K. y était expressément mentionnée et que ses qualités professionnelles et son intégrité y étaient fortement remises en cause. C’est ainsi qu’il y était allégué qu’elle retardait l’examen de certaines affaires médiatiques, qu’elle antidatait ses décisions et qu’elle appartenait à un cercle privilégié de magistrats haut placés et corrompus (paragraphe 20 ci-dessus).

69. La Cour souligne ensuite que la juge P.K. était vice-présidente du tribunal de la ville de Sofia, juge rapporteure dans l’affaire pénale du requérant et présidente de la formation de jugement (paragraphe 15 ci-dessus) appelée à se prononcer en dernière instance sur la culpabilité du requérant (paragraphe 34 ci-dessus).

70. Certes, l’affaire pénale du requérant a été attribuée de manière aléatoire à la juge P.K. (paragraphe 15 ci-dessus) et la publication des articles de presse n’avait donné lieu de la part de la magistrate à aucune procédure judiciaire contre le requérant ou son éditeur. Néanmoins, la Cour estime que dans les circonstances spécifiques de l’espèce, le requérant pouvait nourrir des doutes objectifs et raisonnables quant à l’impartialité avec laquelle P.K. exercerait ses fonctions dans le cadre de l’examen de l’appel qu’il avait formé contre la condamnation prononcée par le tribunal de première instance.

71. Il convient donc de déterminer si le droit interne offrait au requérant une procédure apte à dissiper ses doutes objectifs quant à l’impartialité de la juge P.K. (paragraphe 60 ci-dessus).

72. L’article 29, alinéa 2, du CPP prévoit que le juge doit se déporter de l’examen d’une affaire pénale s’il existe des circonstances susceptibles de remettre en cause son impartialité (paragraphe 33 ci-dessus). La situation dénoncée par le requérant tombant potentiellement dans le champ d’application de cette disposition, l’intéressé a demandé le déport de la juge P.K. (paragraphe 19 ci-dessus). Examinée, comme le prévoit le droit interne, par la formation de jugement dont la juge P.K. faisait partie, sa demande a été rejetée de manière définitive. Le texte de la décision indique que c’est la juge P.K. elle-même qui l’a dictée au greffier pendant l’audience (paragraphe 21 ci-dessus).

73. Cette confusion des rôles entre juge et partie prenante peut à l’évidence susciter des craintes objectivement justifiées quant à la conformité de la procédure au principe selon lequel nul ne peut être juge en sa propre cause et, en conséquence, quant à l’impartialité du tribunal. Il ressort en effet de la jurisprudence de la Cour qu’une procédure interne où – comme ce fut le cas en l’espèce – le juge se prononce personnellement sur une demande de récusation le visant n’est conforme à l’article 6 § 1 de la Convention que dans des cas exceptionnels, notamment lorsque les motifs invoqués par les parties sont abusifs ou dénués de toute pertinence, c’est-à-dire lorsqu’ils sont de nature générale et abstraite et ne se réfèrent pas à des éléments concrets et particuliers qui auraient pu révéler l’existence d’un parti pris du juge (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, §§ 62 et 63, 3 octobre 2019, et Mikhail Mironov c. Russie, no 58138/09, §§ 36 et 37, 6 octobre 2020). Or la Cour constate, en l’espèce, que l’argument soulevé par le requérant pour contester l’impartialité de la juge P.K. n’était ni abusif ni dénué de toute pertinence.

74. Certes, la jurisprudence de la Cour suprême de cassation bulgare prévoyait une garantie supplémentaire consistant en ce que la personne qui estimait que son affaire avait été jugée par un tribunal partial pouvait soulever cette question dans le cadre d’un pourvoi en cassation et obtenir, le cas échéant, l’annulation de la condamnation et le renvoi de son affaire devant une autre formation de jugement pour réexamen (paragraphe 33 ci-dessus). Mais en l’espèce, un tel recours était impossible pour le requérant : en effet, les arrêts rendus en matière de diffamation par un tribunal régional, niveau de juridiction auquel appartient le tribunal de la ville de Sofia, sont exclus ex lege du champ d’application du pourvoi en cassation (paragraphe 34 ci‑dessus). Par ailleurs, le recours extraordinaire en réouverture de la procédure pénale formé par le requérant pour les mêmes motifs a été rejeté par le procureur général (paragraphe 29 ci-dessus). Ainsi, les défaillances de la procédure de récusation suivie par le tribunal de la ville de Sofia n’ont pas pu être remédiées par une juridiction supérieure.

3. Conclusion

75. À la lumière de ce qui précède, et après examen des faits de la cause selon les démarches subjective et objective développées dans sa jurisprudence, la Cour conclut que la formation de jugement du tribunal de la ville de Sofia ne constituait pas « un tribunal impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

76. Il y a donc eu violation de cet article dans le cas d’espèce.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

77. Le requérant voit dans sa condamnation pour diffamation une atteinte injustifiée à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...).

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

78. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

79. Le requérant plaide que sa condamnation pour diffamation s’analyse en une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression. Il considère que cette ingérence ne reposait sur aucune justification raisonnable.

80. Il explique, d’abord, que les propos pour lesquels il a été sanctionné s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général sur l’implication alléguée d’un haut fonctionnaire dans une opération de blanchiment de sommes d’argent générées par le trafic de stupéfiants. Il ajoute que la personne visée par ces propos était une figure publique qui, du fait des hautes responsabilités qu’elle exerçait à la tête de l’autorité nationale de surveillance financière, s’exposait inévitablement à l’attention des journalistes et à des critiques liées à son travail.

81. Le requérant expose, ensuite, qu’il a été sanctionné en application d’une législation qui permet, selon lui, d’imposer de lourdes peines à des journalistes jugés coupables d’avoir critiqué des figures publiques. Il relève que la législation bulgare pertinente à cet égard a donné lieu à moult condamnations de la Bulgarie par la Cour pour des violations de l’article 10 de la Convention, en particulier dans les affaires Kasabova c. Bulgarie (no 22385/03, 19 avril 2011), Bozhkov c. Bulgarie (no 3316/04, 19 avril 2011), et Marinova et autres c. Bulgarie (nos 33502/07 et 3 autres, 12 juillet 2016).

82. Il voit dans la procédure pénale intentée contre lui un cas typique de poursuite stratégique contre la mobilisation publique (Strategic Lawsuit Against Public Participation ou SLAPP), autrement dit, une « procédure‑bâillon » engagée et menée de mauvaise foi à la seule fin de museler les critiques susceptibles d’être exprimées contre des personnes riches et influentes. Il renvoie à cet égard, entre autres, à un rapport publié en 2022 par l’organisation non gouvernementale « Article 19 » sous le titre « SLAPPs against journalists across Europe », dans lequel son cas serait expressément cité comme un exemple des poursuites de ce genre.

83. Concernant, enfin, la nature et la gravité de la sanction imposée, le requérant affirme qu’il s’est senti profondément affecté par sa condamnation, qui aurait affecté la réputation professionnelle qui était la sienne en tant que reporter judiciaire. La qualité et la quantité de son travail de journaliste s’en seraient trouvées sensiblement diminuées. L’intéressé indique à cet égard qu’il a quitté son poste à la rédaction de « Capital » en 2021.

b) Le Gouvernement

84. Le Gouvernement conteste les arguments du requérant. Il estime, en premier lieu, qu’il n’y a pas eu la moindre ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Il explique, en effet, que la procédure pour diffamation dont le requérant a fait l’objet s’est terminée très rapidement et qu’il a été mis hors de cause pour la plupart des charges formulées contre lui. Il en conclut que cette procédure n’a pas empêché l’intéressé d’exercer son activité professionnelle de journaliste.

85. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que même à admettre l’existence d’une ingérence dans le cas d’espèce, cette ingérence était justifiée au regard du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

86. Il explique à cet égard que la diffamation était constitutive d’un délit puni par des dispositions précises et prévisibles du code pénal bulgare, et que dès lors la sanction imposée au requérant était « prévue par la loi ».

87. Il estime par ailleurs que la condamnation de l’intéressé poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits et de la réputation d’autrui, en l’occurrence S.M.

88. Il considère, enfin, que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi. Il soutient à cet égard que dès lors que les propos sanctionnés consistaient en des allégations factuelles, il n’était pas déraisonnable de demander à l’intéressé d’apporter la preuve de leur véracité, ce qu’il n’aurait pas fait. Il observe que, de leur côté, les tribunaux de première et de seconde instance ont pris en compte toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, qu’ils ont mis en balance, d’une part, les droits du plaignant au respect de sa vie privée et à la présomption d’innocence, et, d’autre part, la liberté d’expression du requérant, et qu’ils ont motivé la condamnation de celui-ci par des arguments pertinents et suffisants.

89. Enfin, le Gouvernement estime que la sanction imposée au requérant en l’espèce était clémente, les tribunaux ayant décidé, plutôt que de prononcer une condamnation au pénal, d’engager la responsabilité de l’intéressé en lui infligeant une amende administrative d’un montant correspondant au minimum légal de 1 000 levs bulgares (BGN). On ne pouvait donc pas, selon lui, considérer que cette sanction a eu pour effet d’empêcher le requérant d’exercer son métier de journaliste.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

90. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence en la matière, la question de l’existence d’une atteinte au droit à la liberté d’expression est intimement liée au point de savoir si la mesure litigieuse a pu avoir un effet dissuasif sur l’exercice de ce droit. Conçue de la sorte, la notion d’ingérence est très large. Elle comprend toute forme d’immixtion par les autorités dans l’exercice de la liberté d’expression. Il peut ainsi s’agir des mesures les plus variées, telles qu’elles se manifestent généralement dans le cadre de « formalités », de « conditions », de « restrictions » ou de « sanctions » (article 10 § 2 de la Convention). Pour déterminer s’il y a eu ingérence ou non, il est par ailleurs nécessaire de préciser la portée de la mesure litigieuse en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres c. Suisse (déc.), no 68995/13, §§ 68‑70, 12 novembre 2019). À titre d’exemple, la Cour a déjà considéré qu’une condamnation pour diffamation assortie de l’imposition d’une amende administrative en vertu de l’article 78a, alinéa 1, du code pénal bulgare s’analysait en une ingérence de l’État dans l’exercice par la personne concernée de son droit à la liberté d’expression (Kasabova, précité, §§ 29, 39 et 50).

91. Une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer, dans chaque cas particulier, si l’ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés audit paragraphe, et enfin si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » à la réalisation de ces fins (voir, entre autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 40, CEDH 2007-IV).

92. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), et Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) ».

93. La nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. (Morice, précité, § 127).

94. Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002-V, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Mamère c. France, no 12697/03, §§ 23-24, CEDH 2006-XIII, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Morice, précité, § 155, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 23 juin 2016).

b) Application au cas d’espèce

1. Sur l’existence d’une ingérence

95. Le Gouvernement conteste l’existence même d’une ingérence dans le cas d’espèce (paragraphe 84 ci-dessus). La Cour ne partage pas cette appréciation. En application des principes qui se dégagent de sa jurisprudence et dans le droit fil du constat auquel elle a abouti dans l’affaire Kasabova précitée (paragraphe 90 ci-dessus), elle considère, au contraire, que l’infliction au requérant d’une amende administrative de 1 000 BGN (paragraphes 24-27 ci-dessus) s’analyse au regard de l’article 10 de la Convention en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression.

2. Sur la justification de l’ingérence

96. La mesure contestée reposait sur l’article 148, alinéa 2 et sur l’article 78a du code pénal bulgare (paragraphes 31 et 32 ci-dessus). La Cour constate donc qu’elle était « prévue par la loi », au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

97. La sanction imposée visait à réprimer les propos, qualifiés de diffamatoires par les juridictions internes, que le requérant avait tenus au sujet d’une autre personne (paragraphes 12, 24 et 25 ci-dessus). Elle poursuivait donc le but légitime que constitue « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».

98. La Cour doit ensuite déterminer si la condamnation du requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».

99. À cet égard, et au vu des circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime que les propos pour lesquels le requérant a été condamné, s’ils abordaient un problème de portée générale (il s’agissait en effet de savoir si le contrôle exercé par la C.S.F. sur les publications de presse ainsi que les amendes imposées à la maison d’édition du requérant outrepassaient ou non les limites acceptables), n’en comportaient pas moins des allégations factuelles remettant en cause l’intégrité professionnelle de S.M. et suggérant que celui-ci aurait facilité le blanchiment de sommes d’argent générées par le trafic de drogue : il était donc raisonnable d’exiger du requérant, dans le cadre de la procédure en diffamation, qu’il apportât la preuve de la réalité des faits ainsi allégués. Au demeurant, la sanction imposée par les tribunaux était une amende administrative du montant minimum prévu par la loi (l’équivalent de 511 EUR) en plus d’une somme (l’équivalent de 320 EUR) au titre des frais de justice et des frais et dépens engagés par l’autre partie, lesquelles apparaissent relativement modérées (paragraphes 13 et 27 ci-dessus).

100. Toutefois, la Cour doit tenir dûment compte de l’aspect procédural de l’article 10 (paragraphe 94 ci-dessus). Elle rappelle avoir constaté que la formation de jugement du tribunal de la ville de Sofia, qui a examiné et rejeté en dernière instance l’appel du requérant, n’était pas « un tribunal impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la participation de la juge P.K. à cet examen (paragraphes 66-76 ci-dessus). À la lumière des considérations qui l’ont amenée à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère que la manière dont la sanction a été infligée au requérant n’a pas respecté une des garanties essentielles du procès équitable (voir, mutatis mutandis, Koudechkina, précité, §§ 96 et 97). La restriction apportée au droit à la liberté d’expression du requérant, tel que protégé par l’article 10 de la Convention, ne s’accompagnait donc pas de garanties effectives et adéquates contre l’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 174). Même à supposer que les motifs invoqués par l’État défendeur soient pertinents, ils ne sauraient suffire à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique » (ibidem, § 175).

3. Conclusion de la Cour

101. À la lumière de ces éléments, la Cour considère que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, que cette ingérence était « prévue par la loi » et poursuivait le « but légitime » de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, mais elle estime que l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

102. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le cas d’espèce.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 13 de LA CONVENTION combinÉ avec l’article 10

103. Enfin, le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours interne lui permettant de demander qu’il fût remédié à la violation alléguée de l’article 10. Il invoque à cet égard l’article 13 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

104. Le requérant argue que son affaire pénale a été examinée en appel par un tribunal partial. Il estime que dès lors que la décision de ce tribunal était définitive, le recours en appel formé ne peut être considéré comme ayant répondu aux exigences d’effectivité énoncées à l’article 13 de la Convention.

105. Le Gouvernement conteste les arguments du requérant. Se référant à l’arrêt Marinova et autres c. Bulgarie (nos 33502/07 et 3 autres, § 109, 12 juillet 2016), il fait observer que l’article 13 ne prévoit pas, en soi, l’existence d’un droit d’appel ou d’un double degré de juridiction. Dans les affaires où il est allégué qu’une violation de la Convention a été commise par la plus haute juridiction, l’application de cet article serait donc soumise à une limitation implicite (ibidem).

106. La Cour rappelle que l’article 13 n’impose l’ouverture d’un recours en droit interne qu’à l’égard des griefs qui peuvent être considérés comme « défendables » au regard de la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131).

107. Elle note toutefois que l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (voir, par exemple, Kouznetsov et autres c. Russie, no 184/02, § 87, 11 janvier 2007, Efendiyeva c. Azerbaïdjan, no 31556/03, § 59, 25 octobre 2007, et Baka, précité, § 181). Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus), elle juge que le grief tiré de l’article 13 ne soulève pas de question distincte.

108. En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

109. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

110. Le requérant demande 1 000 levs bulgares (BGN) pour le dommage matériel qu’il dit avoir subi, somme correspondant au montant de l’amende qu’il a été condamné à payer par les tribunaux bulgares. Il demande également une compensation financière pour dommage moral et s’en remet à la Cour pour la détermination de son montant.

111. Le Gouvernement soutient que le constat des violations des articles 6 § 1 et 10 de la Convention constituerait en l’occurrence une satisfaction équitable suffisante.

112. La Cour considère que le requérant doit se voir rembourser le montant de l’amende payée à l’issue de la procédure de diffamation. Elle lui accorde 511,29 euros (EUR) au titre du dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

113. Elle considère également que les violations des articles 6 § 1 et 10 de la Convention qu’elle a constatées ont entraîné pour le requérant un certain dommage moral. Elle estime raisonnable de lui octroyer à ce titre 3 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

114. Le requérant réclame 2 400 EUR pour les frais d’avocat qu’il dit avoir engagés devant la Cour (somme correspondant à 24 heures de travail juridique au taux horaire de 100 EUR), ainsi que 1 200 BGN (l’équivalent de 613,55 EUR) au titre de frais de traduction. Il demande que le montant alloué pour frais et dépens soit transféré directement sur le compte de son avocat, Me A. Kashamov.

115. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions, qu’il estime mal fondées et exorbitantes.

116. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable l’ensemble des prétentions du requérant à cet égard. Elle lui alloue donc la somme de 3 013,55 EUR, à verser directement sur le compte de son représentant, Me A. Kashamov, conformément au souhait exprimé par le requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs tirés des articles 6 § 1 et 10 de la Convention recevables ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10 ;
5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 511,29 EUR (cinq cent onze euros et vingt-neuf centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
2. 3 000 (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
3. 3 013,55 EUR (trois mille treize euros et cinquante-cinq centimes), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte de Me A. Kashamov ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Georgios A. Serghides
Greffier Président


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