CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DOMENJOUD c. FRANCE
(Requêtes nos 34749/16 et 79607/17)
ARRÊT
Art 2 P4 • Liberté de circulation • Assignation à résidence préventive, de deux requérants suspectés de possibles actions violentes lors du sommet de la COP 21, prise sur le fondement d’une loi sur l’état d’urgence déclaré à la suite d’attentats terroristes • Prévisibilité de la loi • Mesure sans lien direct avec la lutte contre le terrorisme • Mesure appliquée au premier requérant : garanties procédurales suffisantes ; lien suffisant avec le cadre de l’état d’urgence dans les circonstances très particulières de l’espèce ; relativement brève ; motifs pertinents et suffisants ; éléments concrets tirés du comportement et des antécédents de l’intéressé traduisant un risque sérieux de participation à des débordements d’une particulière violence ; proportionnalité • Mesure appliquée au second requérant : substance de ses droits procéduraux non préservée ; absence d’évaluation individuelle et circonstanciée de son comportement ou de ses actes permettant de matérialiser le risque • Art 15 • Assignation à résidence de ce dernier, ne s’inscrivant pas dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et n’étant pas strictement exigée par la situation, non couverte par la dérogation pour danger public menaçant la vie de la nation
Art 5 • Assignation à résidence considérée comme une simple restriction de liberté et non une privation de liberté, vu sa durée, ses effets et modalités d’exécution combinées • Incompatibilité ratione materiae
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
16 mai 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Domenjoud c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 34749/16 et 79607/17) dirigées contre la République française (« la France »), présentées sur le fondement de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») les 10 juin 2016 et 17 novembre 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs soulevés sous l’angle des articles 5 et 6 § 1 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4 et de déclarer le reste de ces requêtes irrecevable,
les observations communiquées par les parties,
les observations présentées par la Défenseure des droits et par la Rapporteuse spéciale pour la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (« la Rapporteuse spéciale »), dont la tierce intervention avait été autorisée,
le déport de M. Mattias Guyomar, juge élu au titre de la France (article 28 §§ 2, b) et 3 du règlement), et la désignation par le président de section de M. Jean-Marie Delarue pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1, a) du règlement),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 janvier et 2 avril 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Ces affaires portent sur deux mesures d’assignation à résidence prises sur le fondement d’une loi sur l’état d’urgence, en vue d’assurer le maintien de l’ordre public lors d’un sommet consacré aux changements climatiques. Les requérants dénoncent la méconnaissance des articles 5, 6 et 13 de la Convention et, subsidiairement, de l’article 2 du Protocole no 4. Ils estiment que ces mesures ne sont pas couvertes par l’article 15 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont deux frères. M. Cédric Domenjoud (« le premier requérant ») est né en 1985 et réside à Marseille. M. Joël Domenjoud (« le second requérant ») est né en 1982 et réside à Commercy. Ils ont été représentés devant la Cour par Me M. Ruef, avocate à Lille.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
1. La déclaration de l’état d’urgence
4. Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, des attentats terroristes islamistes revendiqués par Daech furent perpétrés à Saint‑Denis et à Paris. Cent trente personnes furent tuées, dont la plupart dans l’attaque d’une salle de spectacle (le Bataclan).
5. Par un décret du 14 novembre 2015, le président de la République déclara l’état d’urgence en application de la loi du 3 avril 1955 (paragraphes 37-38 ci-dessous). Par deux autres décrets du même jour, le ministre de l’Intérieur fut autorisé à prendre des mesures d’assignations à résidence sur le territoire métropolitain et en Corse.
6. L’état d’urgence fut prorogé à six reprises par le législateur. Il prit fin le 1er novembre 2017.
7. Selon les éléments fournis par le Gouvernement, cinq autres attentats furent commis sur le territoire français au cours de cette période. Ils causèrent la mort de quatre-vingt-douze personnes, l’attentat commis à Nice le 14 juillet 2016 ayant été particulièrement meurtrier. En outre, treize tentatives d’attentats survinrent, tandis que trente‑deux projets d’attentat furent déjoués.
2. L’avis de dérogation
8. Le 24 novembre 2015, la représentante permanente de la France auprès du Conseil de l’Europe informa le Secrétaire général de l’organisation de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention (paragraphe 54 ci-dessous).
3. Les circonstances de l’espèce
9. Malgré la menace terroriste qui pesait sur la France, il fut décidé de maintenir les dispositions prises pour accueillir la 21e session de la Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (« COP 21 »). Celle-ci se tint au Bourget et à Paris du 30 novembre au 12 décembre 2015. Diverses mesures préventives furent prises pour assurer la sécurité de ce sommet, au nombre desquelles figuraient notamment des assignations à résidence, des interdictions de manifester et l’établissement de zones de protection.
1. L’assignation à résidence des deux requérants
10. À la date de la mesure, M. Cédric Domenjoud résidait dans un squat à Ivry‑sur-Seine. M. Joël Domenjoud habitait, lui, à Malakoff.
11. Par deux arrêtés pris le 25 novembre 2015 sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 (paragraphe 39 ci-dessous), le ministre de l’Intérieur assigna les requérants à résidence sur le territoire de leurs communes respectives jusqu’au 12 décembre 2015. La mesure fut assortie de l’obligation de se présenter trois fois par jour dans un service de police, à heures fixes (à 9 heures, 13 heures et 19 h 30), et d’une astreinte à domicile entre 20 heures et 6 heures.
12. Ces arrêtés étaient d’abord motivés par les considérations générales suivantes :
« Considérant que, au regard de la gravité de la menace terroriste sur le territoire national, des mesures particulières s’imposent pour assurer la sécurité de la (...) “COP 21”, qui se déroulera à Paris et au Bourget (...) et réunira de très nombreux chefs d’État ; que des mots d’ordre ont circulé pour appeler à des actions revendicatives violentes, tant aux abords des lieux où devait se tenir le sommet qu’aux abords de sites sensibles se trouvant en Île‑de‑France, correspondant notamment à des opérateurs d’importance vitale ; que la forte mobilisation des forces de sécurité pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée pour répondre aux risques d’[atteinte à l’]ordre public liés à de telles manifestations revendicatives ; »
Le ministre indiquait craindre de violents débordements de la part d’activistes regroupés en black bloc, à l’image de ceux qui étaient survenus à l’occasion de l’inauguration de la Banque centrale européenne à Francfort en mars 2015 et de l’exposition universelle de Milan en mai 2015.
13. Il s’appuyait ensuite sur des considérations propres aux requérants. Tous deux étaient décrits comme faisant partie des « principaux leaders de la mouvance contestataire radicale » d’ultra-gauche en région parisienne. Il relevait que tous deux avaient été impliqués par le passé dans des « actions revendicatives violentes » et estimait qu’ils étaient susceptibles de participer, durant la COP 21, à de très violentes actions de contestation.
14. S’agissant particulièrement du premier requérant, il énonçait ce qui suit :
« Considérant que (...) depuis plusieurs semaines, il anime la plupart des réunions tenues dans un squat où se réunissent les militants les plus déterminés et les plus violents de cette mouvance afin de préparer les actions à mener pour tenter d’empêcher la tenue de cette conférence internationale ; qu’au titre des actions envisagées figurent des blocages d’accès, des cortèges officiels, des personnalités et chefs d’État, ainsi que des actions plus violentes visant les sites institutionnels de l’État et les représentations d’entreprises industrielles ou financières, sponsors de la COP 21 ; que M. DOMENJOUD Cédric a été l’un des principaux animateurs du camp d’été anti-autoritaire de Bure (Meuse), du 1er au 10 août 2015, organisé afin de protester contre un projet d’installation d’un site d’enfouissement de déchets ; qu’à cette occasion, il a participé, dans la nuit du 3 au 4 août, à Bure, à une action ayant visé les locaux de l’Agence de gestion des déchets radioactifs (ANDRA), coupant, notamment, la fibre optique afin de neutraliser les caméras, en arrachant 25 mètres de grillage à l’aide de cordes et de grappins et en lançant des cocktails molotov sur les gendarmes, qui tentaient d’intervenir ; que le 22 novembre 2015, il a été remarqué place de la Bastille (11ème) au sein d’un rassemblement de soutien aux migrants faisant l’objet d’une interdiction par arrêté préfectoral du 18 novembre 2015, et à l’issue duquel il a participé également à une manifestation après avoir forcé un barrage mis en place par les forces de l’ordre ; (...) »
15. S’agissant du second requérant, il précisait ce qui suit :
« Considérant que M. DOMENJOUD Joël (...) participe activement depuis plusieurs années aux actions menées contre les représentations de l’État, en particulier la police, la justice et l’administration pénitentiaire, ainsi que contre les symboles du capitalisme et notamment contre les établissements bancaires ; (...) ; que M. DOMENJOUD Joël participe aux réunions préparatoires [aux actions de protestation tendant à empêcher la tenue de la COP 21] qui se tiennent dans un squat ; qu’il a été l’un des principaux animateurs du camp d’été anti-autoritaire de Bure (Meuse) (...) ; que lors de la tenue de camp d’été ont été commises des actions violentes visant les locaux de [l’ANDRA] ; que ces actions ont entraîné affrontements avec les forces de l’ordre et dégradations importantes (coupures de câbles optiques, arrachage de palissades, jets de cocktails molotov) ; »
16. Ces arrêtés reçurent exécution du 26 novembre au 12 décembre 2015.
17. En cours de mesure, le premier requérant put obtenir des sauf-conduits afin de comparaître en personne devant le tribunal administratif et de passer un entretien d’embauche.
2. Les recours exercés par les requérants
18. Les requérants exercèrent différents recours devant les juridictions administratives afin de contester leur assignation à résidence.
19. En défense, le ministre de l’Intérieur produisit une série de notes blanches (paragraphe 49 ci-dessous) en vue de démontrer le bien-fondé des mesures critiquées.
1. Les recours exercés par le premier requérant
20. Le 27 novembre 2017, M. Cédric Domenjoud saisit le juge des référés du tribunal administratif de Melun d’une demande de suspension de l’exécution de son assignation à résidence, présentée sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de la justice administrative. Il soutint notamment que cette mesure portait une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté individuelle, à sa liberté d’aller et venir et à son droit de mener une vie familiale normale. Il contesta les faits sur lesquels le ministre de l’Intérieur s’était fondé, mais se borna à produire la décision contestée, ainsi qu’une convocation à un entretien d’embauche et son curriculum vitae.
21. Après avoir tenu audience, le juge des référés rejeta cette requête par une ordonnance du 3 décembre 2015 aux motifs suivants :
« 5. Considérant qu’il ressort des travaux préparatoires à l’adoption de la loi du 20 novembre 2015 (...) que la déclaration puis la prolongation de l’état d’urgence étaient destinées à faire face au terrorisme islamiste ; que toutefois, un tel objectif ne fait pas obstacle à ce que les mesures qu’elle prévoit puissent être mises en œuvre dans le cadre de la prévention d’autres menaces à la sécurité et à l’ordre public, notamment pour permettre aux services en charge de la sécurité d’assurer leur mission, et plus particulièrement à l’occasion de l’événement exceptionnel que constitue la [COP 21] accueillant de nombreux chefs d’États ;
6. Considérant que dans le cadre de la loi du 3 avril 1955, le contrôle du juge administratif doit tenir compte de la situation d’urgence et du péril grave dans laquelle elle est intervenue ; qu’il doit être admis qu’une assignation à résidence, qui ne constitue pas une sanction mais qui a un objet préventif, repose sur des faits vraisemblables et suffisamment étayés par les services de renseignement ;
7. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier, et notamment de la “note blanche” établie par les services de renseignements intérieurs [le] 24 novembre 2015, complétée par une note non datée adressée au tribunal le 2 décembre 2015, qui ont été soumises au contradictoire dans le cadre de la présente procédure contentieuse, que le requérant a été un des principaux animateurs et collecteur de fonds du camp d’été anti-autoritaire de Bure (...) ; que dans ce cadre, il a participé, dans la nuit du 3 au 4 août 2015 à une action visant les locaux de l’agence de gestion des déchets radioactifs en procédant à leur dégradation ; qu’il était également présent lors de la manifestation de soutien aux migrants du 22 novembre 2015 place de la Bastille à Paris, alors que cette manifestation avait été interdite par arrêté préfectoral du 18 novembre 2015 ; qu’à cette occasion, il a forcé un barrage de police ; qu’il est un des leaders de la mouvance contestataire radicale ;
8. Considérant, dans ces conditions, qu’en estimant qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. Domenjoud constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics du fait notamment de son rôle actif dans l’organisation de manifestations interdites, et en l’assignant à résidence pour ce motif, pour une durée correspondant à celle de la COP 21 durant laquelle il entendait concentrer l’action des services de police, le ministre de l’intérieur n’a pas, compte tenu de la durée limitée de cette assignation à résidence, et de la précision apportée à l’audience selon laquelle un sauf-conduit serait délivré à M. Domenjoud, s’il le demandait, pour se rendre à un entretien d’embauche le 7 décembre 2015, tout comme celui qui lui avait été délivré pour participer à l’audience du 2 décembre 2015, porté une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale ; »
22. M. Cédric Domenjoud fit appel de cette ordonnance. Devant le Conseil d’État, il soutint d’abord que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 était contraire à plusieurs droits et libertés garantis par la Constitution, et en particulier à la liberté individuelle et à la liberté d’aller et venir. Il fit ensuite valoir que son assignation à résidence portait gravement atteinte à ces mêmes libertés fondamentales et qu’elle méconnaissait les articles 5 de la Convention et 2 du Protocole no 4. Il se plaignit en outre d’inexactitudes factuelles et du poids qui avait été accordé aux notes blanches produites par l’administration, en affirmant qu’il lui était matériellement impossible d’apporter une preuve contraire. Il indiqua n’avoir jamais été condamné pour des faits graves, mais uniquement pour des dégradations légères et pour un refus de prélèvement génétique. Il compléta ses productions en versant aux débats des extraits de travaux parlementaires et la copie d’une circulaire relative à l’emploi des notes blanches.
23. Par une décision du 11 décembre 2015, le Conseil d’État décida de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité posée par le premier requérant au Conseil constitutionnel, en précisant qu’elle portait sur les dispositions de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 telles qu’il les avait interprétées.
Il refusa par ailleurs d’ordonner des mesures de sauvegarde dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel aux motifs suivants :
« 23. Considérant que M. Domenjoud se prévaut (...) des stipulations de l’article 5 de la [Convention] et de celles de l’article 2 du protocole no 4 (...) ;
24. Considérant, d’une part, que si une mesure d’assignation à résidence de la nature de celle qui a été prise à l’égard du requérant apporte des restrictions à l’exercice de certaines libertés, en particulier la liberté d’aller et venir, elle ne présente pas, compte tenu de sa durée et de ses modalités d’exécution, le caractère d’une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 (...) ; que, par suite et en tout état de cause, M. Domenjoud ne peut utilement se prévaloir de cet article pour contester la mesure d’assignation à résidence prise à son encontre ;
25. Considérant, d’autre part et en tout état de cause, qu’il n’apparaît pas, en l’état de la procédure de référé, que la possibilité de prendre une mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, alors que l’état d’urgence a été déclaré en raison d’un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’une calamité publique, serait manifestement incompatible avec les stipulations de l’article 2 du protocole no 4 (...) ;
(...)
27. Considérant que les dispositions de cet article 6 doivent en l’état (...) être comprises comme ne faisant pas obstacle à ce que le ministre de l’intérieur, tant que l’état d’urgence demeure en vigueur, puisse décider (...) l’assignation à résidence de toute personne résidant dans la zone couverte par l’état d’urgence, dès lors que des raisons sérieuses donnent à penser que le comportement de cette personne constitue, compte tenu du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, une menace pour la sécurité et l’ordre publics ; (...)
28. Considérant qu’il résulte de l’instruction, notamment des documents versés au dossier par le ministre de l’intérieur dans le cadre du débat contradictoire devant le Conseil d’État, que M. Cédric Domenjoud a participé à des actions revendicatives violentes, dont celle visant le site d’enfouissement de déchets de Bure de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, menée dans la nuit du 3 au 4 août 2015, au cours de laquelle ont été endommagés le grillage et le système de vidéosurveillance du site et ont été lancés des engins incendiaires sur les forces de l’ordre qui tentaient de s’opposer à l’intrusion dans le site ; qu’il a pris une part active dans la préparation d’actions de contestation visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, comportant notamment des actions violentes dirigées contre des sites relevant de l’État ou de personnes morales qui apportent leur soutien à cette conférence ; qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les “notes blanches” produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif ;
29. Considérant qu’il résulte également de l’instruction que les forces de l’ordre demeurent particulièrement mobilisées pour lutter contre la menace terroriste et parer au péril imminent ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ainsi que pour assurer la sécurité et le bon déroulement de la conférence des Nations Unies se tenant à Paris et au Bourget jusqu’à la fin de celle-ci ;
30. Considérant, dans ces conditions, qu’il n’apparaît pas, en l’état, qu’en prononçant l’assignation à résidence de M. Domenjoud jusqu’à la fin de la [COP 21] au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics et en en fixant les modalités d’exécution, le ministre de l’intérieur, conciliant les différents intérêts en présence, aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir ; »
Le Conseil d’État sursit à statuer sur le surplus de la demande.
24. Par une décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel jugea les neufs premiers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 conformes à la Constitution.
Il estima en premier lieu que la mesure d’assignation à résidence prévue par ces dispositions n’était pas constitutive d’une privation de liberté au sens de l’article 66 de la Constitution :
« 5. Considérant, en premier lieu, que les dispositions contestées permettent au ministre de l’intérieur, lorsque l’état d’urgence a été déclaré, de “prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée” par le décret déclarant l’état d’urgence ; que cette assignation à résidence, qui ne peut être prononcée qu’à l’égard d’une personne pour laquelle “il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics”, est une mesure qui relève de la seule police administrative et qui ne peut donc avoir d’autre but que de préserver l’ordre public et de prévenir les infractions ; que cette assignation à résidence “doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération” ; qu’elle ne peut en aucun cas “avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes” assignées à résidence ; que, tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution ;
6. Considérant, en second lieu, que, dans le cadre d’une assignation à résidence prononcée par le ministre de l’intérieur, la personne “peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures” ; que la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile dans le cadre de l’assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l’assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l’article 66 de la Constitution ; »
Il estima en second lieu que les dispositions contestées ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et venir aux motifs suivants :
« 8. Considérant que la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence ; qu’il lui appartient, dans ce cadre, d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que parmi ces droits et libertés figurent la liberté d’aller et de venir (...) ;
(...)
11. Considérant, en premier lieu, que l’assignation à résidence ne peut être prononcée que lorsque l’état d’urgence a été déclaré ; que celui-ci ne peut être déclaré, en vertu de l’article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu’“en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public” ou “en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique” ; que ne peut être soumise à une telle assignation que la personne résidant dans la zone couverte par l’état d’urgence et à l’égard de laquelle “il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics” ;
12. Considérant, en deuxième lieu, que tant la mesure d’assignation à résidence que sa durée, ses conditions d’application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; que le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit ;
13. Considérant en troisième que l’état d’urgence, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d’un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée ; que cette durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; que, si le législateur prolonge l’état d’urgence par une nouvelle loi, les mesures d’assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ; »
25. Par une ordonnance du 20 janvier 2016, le Conseil d’État jugea qu’il n’y avait plus lieu de statuer, l’arrêté critiqué ayant épuisé ses effets.
26. M. Cédric Domenjoud n’introduisit pas de recours au fond devant les juridictions administratives.
2. Les recours exercés par le second requérant
a) Référé-liberté
27. Le 27 novembre 2015, M. Joël Domenjoud demanda au juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise de suspendre l’exécution de son assignation à résidence sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Comme son frère, il fit notamment valoir que cette mesure portait une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d’aller et venir, à sa liberté individuelle et à son droit de mener une vie privée et familiale normale. Il ne produisit que la décision contestée. Il indiqua avoir un casier judiciaire vierge et se décrivit comme un simple militant.
28. Par une ordonnance du 28 novembre 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejeta sa requête pour défaut d’urgence sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de la justice administrative. Il releva en particulier ce qui suit :
« M. Domenjoud, fonctionnaire de l’éducation nationale, placé en situation de disponibilité jusqu’au mois de février 2016, ne justifie pas que l’arrêté attaqué (...) le prive de tout déplacement ou de la possibilité de toute activité, notamment pas des démarches qu’il doit effectuer auprès des administrations concernées, ou ait pour conséquence une atteinte à sa réputation ; »
29. Le second requérant forma un pourvoi en cassation contre cette ordonnance et demanda au Conseil d’État de régler l’affaire au titre de la procédure de référé. Il contesta la recevabilité des notes blanches produites par le ministre de l’Intérieur et la proportionnalité de la mesure.
30. Par une décision du 11 décembre 2015, le Conseil d’État annula l’ordonnance du 28 novembre 2015 en jugeant que l’appréciation de la condition d’urgence effectuée en première instance était erronée. À cette occasion, il posa le principe suivant :
« (...) eu égard à son objet et à ses effets, notamment aux restrictions apportées à la liberté d’aller et venir, une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne, prise par l’autorité administrative en l’application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte, en principe et par elle-même, sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte grave et immédiate à la situation de cette personne, de nature à créer une situation d’urgence justifiant que le juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, puisse prononcer dans de très brefs délais, si les autres conditions posées par cet article sont remplies, une mesure provisoire et conservatoire de sauvegarde ».
Réglant l’affaire au titre de la procédure de référé, il rejeta néanmoins la demande du second requérant aux motifs suivants :
« (...) 19. Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des documents versés au dossier par le ministre de l’intérieur dans le cadre du débat contradictoire devant le Conseil d’État que M. Joël Domenjoud a participé à des actions revendicatives violentes, dont celle visant le site d’enfouissement de déchets de Bure de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, menée dans la nuit du 3 au 4 août 2015, au cours de laquelle ont été endommagés le grillage et le système de vidéosurveillance du site et ont été lancés des engins incendiaires sur les forces de l’ordre qui tentaient de s’opposer à l’intrusion dans le site ; qu’il a pris part à la préparation d’actions de contestation visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, comportant notamment des actions violentes dirigées contre des sites relevant de l’État ou de personnes morales qui apportent leur soutien à cette conférence ; qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les “notes blanches” produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif ; (...) »
Tenant compte de la particulière mobilisation des forces de l’ordre, il estima que le ministre n’avait pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d’aller et venir en l’assignant à résidence.
b) Recours en annulation pour excès de pouvoir
31. Par une requête du 15 décembre 2015, M. Joël Domenjoud sollicita l’annulation de l’arrêté pris à son encontre dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir. Il conclut notamment à la violation de l’article 5 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4. Il contesta l’exactitude des notes blanches produites à son encontre, en faisant observer qu’aucun élément ne venait établir qu’il avait déjà eu recours à la violence dans le cadre de son action militante. Il fit observer qu’il n’avait jamais été poursuivi ou interpellé pour de tels faits. Il sollicita en outre la suppression des écrits du ministre de l’Intérieur le présentant comme un individu violent ainsi qu’une indemnisation de 2 000 euros, en faisant valoir que de telles allégations étaient diffamatoires. Pour étayer son propos, il produisit un extrait du bulletin no 3 de son casier judiciaire ne portant mention d’aucune condamnation, ainsi qu’un article de presse relatif à l’organisation du camp de Bure.
32. Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejeta sa demande par un jugement du 18 février 2016 aux motifs suivants :
« 11. Considérant que M. Domenjoud soutient que s’il est un militant écologiste actif, il n’a pas commis d’actes violents et n’a fait l’objet d’aucune procédure pénale ; qu’il ressort toutefois des pièces du dossier, et notamment des notes blanches des services de renseignements, soumises au débat contradictoire, que M. Domenjoud a participé à plusieurs manifestations non déclarées, qu’il participe à l’animation du collectif “Vladimir, Martine and Со”, ainsi nommé en référence au conducteur de l’engin de chantier à l’origine du décès du président directeur général de la société Total, et qu’il a participé à l’organisation et à l’animation du camp d’été anti-autoritaire de Bure (Meuse), ayant donné lieu à des actions revendicatives violentes visant le site d’enfouissement de déchets de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs ; qu’il a pris part, les 20 septembre, 23 septembre et 1er octobre, à la préparation d’actions de contestation visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la [COP 21] ; que M. Domenjoud ne produit aucun élément circonstancié de nature à contredire ces éléments ; qu’ainsi il n’est pas fondé à soutenir que le ministre de l’intérieur, en prononçant son assignation à résidence sur le territoire de la commune de Malakoff jusqu’au 12 décembre 2015, lendemain de la date prévue pour la fin de la [COP 21], aurait entaché sa décision d’erreur d’appréciation, nonobstant la circonstance que les chefs d’État présents à l’occasion de cette conférence auraient quitté le territoire français au plus tard le 1er décembre ;
12. Considérant, en dernier lieu, (...) que les circonstances énumérées par l’article 1er de la loi du 3 avril 1955 doivent être comprises comme correspondant à l’objet des stipulations précitées de l’article 15 de la [Convention] ; qu’ainsi, et conformément au deuxième paragraphe de cet article, le requérant ne peut utilement se prévaloir des stipulations de l’article 2 du protocole no 4 (...) et des articles 5, 8 et 10 de cette convention pour contester la légalité de l’arrêté attaqué, pris en application des dispositions de l’article 6 de la loi no 55‑385 du 3 avril 1955 ; »
Le tribunal administratif estima par ailleurs que le caractère diffamatoire des écrits du ministre n’était pas établi et rejeta les demandes présentées à ce titre.
33. M. Joël Domenjoud releva appel de ce jugement. Il compléta son offre de preuve en produisant six attestations de particuliers tendant à démontrer le caractère pacifique de son engagement politique. Plusieurs d’entre elles le décrivaient comme un militant non violent et saluaient son implication dans l’organisation du camp de Bure, en soulignant que les actions menées à Bure cet été-là ne s’étaient pas résumées aux incidents survenus dans la nuit du 3 au 4 août 2015.
34. Par un arrêt du 21 juin 2016, la cour administrative d’appel de Versailles rejeta sa requête en écartant ses contestations factuelles dans les termes suivants :
« 6. Considérant que si M. Domenjoud fait valoir qu’il n’a jamais été condamné pénalement, il ne conteste pas sérieusement les éléments de faits contenus dans les notes blanches des services de renseignements versées au débat contradictoire ; qu’en particulier, il ne conteste pas avoir participé à l’organisation du camp de Bure contre l’enfouissement des déchets radioactifs et qui a donné lieu à des violences ou à d’autres manifestations contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et en soutien à un militant décédé lors des manifestations contre le barrage de Sivens, dont certaines étaient interdites et qui ont donné lieu à des débordements, ni, enfin, avoir participé à des réunions de préparation d’opposition à la COP 21, opposition susceptible de troubler gravement l’ordre public eu égard à ce qui est communément constaté lors de grands sommets internationaux ; qu’au regard de ces faits, des nécessités de l’ordre public, des circonstances que la mesure d’assignation à résidence sur le territoire de la commune de Malakoff a cessé le 12 décembre 2015, lendemain de la date prévue pour la fin de la COP 21, que M. DOMENJOUD n’était contraint de rester à son domicile que la nuit, qu’il pouvait se déplacer dans la commune et que des aménagements étaient possibles à sa demande, la mesure en litige est nécessaire, adaptée et proportionnée et le moyen tiré de l’erreur d’appréciation ne peut qu’être écarté ; »
Elle jugea en outre que la mesure prise à l’encontre du requérant n’était pas constitutive d’une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention et qu’elle n’était contraire à l’article 2 du Protocole no 4 dans la mesure où elle était prévue par loi et où elle était « nécessaire à la sureté et à l’ordre public et proportionnée à son objet ». Elle confirma enfin le rejet des autres demandes du second requérant.
35. M. Joël Domenjoud se pourvut en cassation contre cet arrêt. Devant le Conseil d’État, il fit valoir que la cour administrative d’appel avait dénaturé les pièces du dossier en jugeant qu’il n’avait pas sérieusement contesté les affirmations factuelles contenues dans les notes blanches produites par le ministre de l’Intérieur. Il se prévalut en outre d’une erreur de droit, consistant à tenir le contenu des notes blanches pour acquis. Il contesta enfin la nécessité et la proportionnalité de la mesure.
36. Par une décision du 18 mai 2017, le Conseil d’État déclara le pourvoi de M. Joël Domenjoud non admis.
LE CADRE JURIDIQUE
1. Le droit et la pratique internes
1. La législation interne relative à l’état d’urgence
1. Déclaration et prorogation de l’état d’urgence
37. La loi no 55-385 du 3 avril 1955 détermine les conditions dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré, ainsi que les pouvoirs de police qui sont exceptionnellement conférés aux préfets, au ministre de l’Intérieur et au Conseil des ministres dans ce cadre.
38. Ces conditions, ainsi que les modalités du contrôle parlementaire de l’état d’urgence, sont présentées dans l’arrêt Pagerie c. France (no 24203/16, §§ 62‑64, 19 janvier 2023), auquel la Cour renvoie.
2. Régime de l’assignation à résidence
39. Les dispositions pertinentes de la loi du 3 avril 1955, dans leur version applicable à la date des faits, sont les suivantes :
Article 6
« Le ministre de l’intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par (...) décret (...) et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics dans les circonscriptions territoriales mentionnées au même article 2. (...)
La personne mentionnée au premier alinéa du présent article peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures.
L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération.
En aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes mentionnées au premier alinéa.
L’autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.
Le ministre de l’intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :
1o L’obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu’il détermine dans la limite de trois présentations par jour, en précisant si cette obligation s’applique y compris les dimanches et jours fériés ou chômés ;
(...) »
40. Par une série de décisions du 11 décembre 2015, rendues à la demande des requérants et de cinq autres personnes assignées à résidence lors de la COP 21, le Conseil d’État, réuni en section du contentieux, a jugé qu’une personne peut être légalement assignée à résidence pour des motifs distincts de ceux ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence « dès lors que des raisons sérieuses donnent à penser que [son comportement] constitue, compte tenu du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (CE, sect., 11 décembre 2015, M. Gauthier et M. Domenjoud, nos 394990 et 395009, publiées au Recueil Lebon, et cinq autres).
41. Le Conseil constitutionnel considère par ailleurs que « tant la mesure d’assignation à résidence que sa durée, ses conditions d’application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence » (décision no 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric. D., citée au paragraphe 24 ci-dessus).
3. Contrôle juridictionnel des mesures d’assignation à résidence
42. L’article 14-1 de la loi du 3 avril 1955, dans sa version applicable à la cause, prévoit que les mesures d’assignation à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence « sont soumises au contrôle du juge administratif ».
43. Ce contrôle juridictionnel peut notamment être exercé dans le cadre de la procédure de référé-liberté prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative et dans le cadre d’un recours en annulation pour excès de pouvoir (Pagerie, précité, §§ 74‑82).
44. Le Conseil d’État juge en particulier qu’il appartient au juge des référés « de s’assurer, en l’état de l’instruction devant lui, que l’autorité administrative, opérant la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que ce soit dans son appréciation de la menace que constitue le comportement de l’intéressé, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ou dans la détermination des modalités de l’assignation à résidence » (CE, sect., 11 décembre 2015, décisions précitées).
4. Dispositions répressives
45. L’article 13 de la loi du 3 avril 1955 punit d’emprisonnement et d’amende le non-respect de l’assignation à résidence ou de ses modalités.
5. Éléments pratiques et données statistiques
46. Si les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence entre 2015 et 2017 ont la plupart du temps poursuivi un objectif de prévention du terrorisme, elles ont parfois été utilisées pour maintenir l’ordre public, et en particulier pour prévenir des débordements lors de manifestations. Des mesures d’interdiction de séjour ont ainsi été prises à l’encontre de militants radicaux lors de mouvements sociaux liés à une réforme du droit du travail ou à l’occasion du démantèlement d’un camp de migrants dans la lande de Calais (rapport d’information no 4281 sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence déposé le 6 décembre 2016 et présenté par MM. Raimbourg et Poisson, députés, pp. 88‑91 et 128‑129, et rapport de recherche du CREDOF (Université de Paris‑Nanterre) pour le Défenseur des droits, Pr. Hennette-Vauchez (dir.), « Ce qui reste(ra) toujours de l’urgence », février 2018, pp. 20‑21 et 178‑198).
47. Pour ce qui concerne plus particulièrement le recours aux assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, il résulte du rapport parlementaire précité que 563 propositions de mesures ont été adressées aux services du ministre de l’Intérieur entre le 14 novembre 2015 et le 25 février 2016 et que 162 d’entre elles ont été rejetées. La grande majorité de ces mesures d’inscrivaient dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
48. S’agissant spécifiquement la sécurisation de la COP 21, 103 mesures d’assignation à résidence ont été proposées au ministre. 76 de ces propositions ont été rejetées. 27 mesures ont été adoptées et seules 12 d’entre elles ont effectivement été notifiées et exécutées (rapport parlementaire précité, pp. 209-210). En outre, d’autres types de mesures prévues par la loi sur l’état d’urgence ont été prises aux mêmes fins. Ainsi, trois zones de protection et de sécurité – dans le périmètre desquelles la liberté de circulation est restreinte – ont été instaurées en Île-de-France. Les préfets eurent en outre pour instruction d’interdire, dans leur zone de compétence, les manifestations sur voie publique « quel qu’en soit le motif et à l’exception des hommages aux victimes » du 28 novembre 2015 au 30 novembre 2015, compte tenu de la très forte mobilisation des forces de l’ordre (rapport parlementaire précité, pp. 86-87 et 219-220). Enfin, des perquisitions administratives ont été effectuées dans des squats occupés par des activistes à Ivry-sur-Seine et au Pré-Saint-Gervais (rapport de recherche du CREDOF, précité, p. 196).
2. La production de notes blanches dans le contentieux administratif
49. Les notes blanches sont des documents rédigés et utilisés par les services de renseignement afin de transmettre des informations à d’autres autorités, notamment en vue de leur production en justice. Non signées et parfois non datées, elles sont expurgées des indications qui permettraient d’identifier leur auteur et leurs sources.
50. Selon une jurisprudence constante, lorsqu’une telle note est produite devant le juge administratif, elle doit être soumise au débat contradictoire et n’a de valeur probante que si elle relate des faits « précis et circonstanciés » et que ceux-ci ne sont pas « sérieusement contestés » (CE, 3 mars 2003, Ministre de l’Intérieur c. M. Rakhimov, no 238662, Recueil Lebon, 4 octobre 2004, et Ministre de l’Intérieur c. M. Bouziane, no 266948, 23 février 2007).
51. Lorsqu’il examine des faits rapportés dans des notes blanches, le juge administratif peut demander à l’administration la communication d’informations supplémentaires dans le cadre d’un supplément d’instruction (voir, par exemple, CE, ord., 22 janvier 2016, no 396116). Le cas échéant, le refus de donner suite à un tel supplément d’instruction est pris en compte dans l’appréciation de la valeur probante de la note concernée (voir, par exemple, CE, ord., 9 février 2016, no 396570).
3. L’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) du 18 février 2016
52. Dans son « avis sur le suivi de l’état d’urgence » adopté le 18 février 2016, la CNCDH a recommandé que les motifs des mesures de police ordonnées dans le cadre de l’état d’urgence soient explicitement et systématiquement reliés au motif déclencheur de ce régime d’exception. Elle a en outre mis en exergue les difficultés auxquelles sont confrontés les praticiens du droit pour apprécier ou contester la valeur probante des notes blanches (JORF no 0048 du 26 février 2016, pts. 25-26).
2. Le droit international
1. Réserve et déclarations relatives à la Convention
1. La réserve française relative à l’article 15 de la Convention
53. L’instrument de ratification de la Convention déposé par la France le 3 mai 1974 comprend la réserve suivante :
« Le Gouvernement de la République, conformément à l’article 64 de la Convention [devenu l’article 57 de la Convention depuis l’entrée en vigueur du Protocole no 11], émet une réserve concernant le paragraphe 1 de l’article 15 en ce sens (...) que les circonstances énumérées (...) par l’article 1er de la loi no 55‑385 du 3 avril 1955 pour la déclaration de l’état d’urgence, et qui permettent la mise en application des dispositions de ces textes, doivent être comprises comme correspondant à l’objet de l’article 15 de la Convention (...). »
2. Les déclarations relatives à l’exercice du droit de dérogation
54. L’avis de dérogation déposé par la France le 24 novembre 2015 est rédigé en ces termes :
« Le 13 novembre 2015, des attentats terroristes de grande ampleur ont eu lieu en région parisienne.
La menace terroriste en France revêt un caractère durable, au vu des indications des services de renseignement et du contexte international.
Le Gouvernement français a décidé, par le décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015, de faire application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.
Les décrets no 2015‑1475, no 2015‑1476 et no 2015‑1478 du 14 novembre 2015 et no 2015‑1493 et no 2015‑1494 du 18 novembre 2015 ont défini plusieurs mesures pouvant être prises par l’autorité administrative.
La prorogation de l’état d’urgence pour trois mois, à compter du 26 novembre 2015, a été autorisée par la loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015. Cette loi modifie par ailleurs certaines des mesures prévues par la loi du 3 avril 1955 afin d’adapter son contenu au contexte actuel.
Les textes des décrets et des lois susmentionnés sont joints à la présente lettre.
De telles mesures sont apparues nécessaires pour empêcher la perpétration de nouveaux attentats terroristes.
Certaines d’entre elles, prévues par les décrets du 14 novembre 2015 et du 18 novembre 2015 ainsi que par la loi du 20 novembre 2015, sont susceptibles d’impliquer une dérogation aux obligations résultant de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. C’est pourquoi je vous prie de bien vouloir considérer que la présente lettre constitue une information au titre de l’article 15 de la Convention »
55. Des déclarations similaires ont été déposées à la suite de chacune des prorogations de l’état d’urgence. Le 6 novembre 2017, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe a été informé que l’état d’urgence avait pris fin.
2. Les documents de l’Organisation des Nations Unies
56. Les termes de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« PIDCP ») sont les suivants :
« Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale. »
57. Le paragraphe 4 de l’Observation générale no 29 sur l’article 4 adoptée par le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies le 24 juillet 2001 (CCPR/C/21/Rev.1/Add.11) indique ce qui suit :
« 4. Une condition fondamentale à remplir concernant toutes mesures dérogeant aux dispositions du Pacte, telles qu’énoncées au paragraphe 1 de l’article 4, est que ces dérogations ne soient permises que dans la stricte mesure où la situation l’exige. Cette condition vise la durée, l’étendue géographique et la portée matérielle de l’état d’urgence et de toute dérogation appliquée par l’État du fait de l’état d’urgence. (...) »
58. Par ailleurs, dans une « déclaration publique sur la loi relative à l’état d’urgence et sur la loi relative à la surveillance des communications électroniques internationales » publiée le 18 janvier 2016, cinq rapporteurs mandatés au titre des procédures spéciales ont fait état de leurs inquiétudes concernant le manque de précision de la loi du 3 avril 1955 et le fait que celle‑ci puisse être appliquées au-delà du strict cadre de la lutte contre le terrorisme. Ils se sont particulièrement alarmés d’allégations selon lesquelles des militants écologistes avaient été assignés à résidence en vue de prévenir des manifestations pacifiques liées à la COP 21.
3. Les documents du Conseil de l’Europe
59. L’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur la protection des droits de l’homme dans les situations d’urgence (no 359/2005, 17 et 18 mars 2006) énonce que :
« 12. Les dérogations ne peuvent être maintenues – et leur portée ne peut être définie – que “dans la stricte mesure où la situation l’exige”. Leur nécessité et leur proportionnalité doivent faire l’objet d’un contrôle, aux niveaux national et international. Ce contrôle est d’une importance capitale, puisqu’il ressort de la pratique des États que les violations des droits de l’homme les plus graves tendent à se produire dans le contexte d’états d’urgence et que les États peuvent être tentés de tirer prétexte d’un état d’urgence pour utiliser leur pouvoir de prendre des mesures dérogatoires à d’autres fins ou d’une ampleur plus grande que la situation ne l’exige.
13. Même lorsque la situation d’urgence est réelle, le principe de l’état de droit doit prévaloir. (...). »
60. La Résolution 2209 (2018) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe intitulée « État d’urgence : Questions de proportionnalité relatives à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme », adoptée le 24 avril 2018, comprend les observations suivantes :
« 10. La France a notifié sa dérogation au Secrétaire général le 24 novembre 2015. (...) Les notifications ne précisent pas les droits consacrés par la Convention auxquels la France déroge, ce que n’exige pas l’article 15.
(...)
12. L’Assemblée observe avec préoccupation les diverses critiques formulées à l’égard de l’état d’urgence en France, notamment son recours à des termes subjectifs et insuffisamment précis pour déterminer l’étendue de son application, et son recours à un contrôle juridictionnel exercé a posteriori par les juridictions administratives, y compris sur la base de notes blanches fournies par les services de renseignement, au lieu de l’autorisation préalable des juridictions ordinaires qu’exige le droit pénal. Elle s’inquiète également (...) de l’application de mesures d’urgence qui ne sont pas directement liées à ce qui motive l’état d’urgence. Elle constate que ces questions ont été soigneusement examinées par les juridictions nationales compétentes. Elle se félicite du contrôle parlementaire structuré et constant de l’état d’urgence, et de son examen minutieux par les structures nationales de défense des droits de l’homme, la société civile et les médias, aux critiques desquels le gouvernement reste attentif. (...). »
Elle recommande notamment à la France :
« 18.2.1. de revoir la loi de 1955, qui reste présente dans le corpus des textes de loi et pourrait être à nouveau utilisée à l’avenir, à la lumière des critiques récemment formulées à son égard (...), en examinant en particulier les préoccupations liées aux définitions utilisées dans certaines dispositions, à l’efficacité du contrôle juridictionnel, (...) et à la possibilité d’utiliser de telles mesures à des fins sans lien direct avec la situation qui avait donné lieu à la déclaration de l’état d’urgence ; »
EN DROIT
1. Jonction des requêtes
61. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. Observation liminaire
62. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation des droits garantis par la Convention et ajoute, à titre subsidiaire, que les requêtes doivent être examinées en tenant compte de l’exercice par la France du droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (...) Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (§ 1) et 7.
3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »
63. La Cour doit d’abord rechercher si l’assignation à résidence dont les requérants ont fait l’objet est compatible avec les droits et libertés garantis par la Convention. Si tel est le cas, elle n’aura pas à statuer sur la validité de la dérogation (Pagerie, précité, § 146 ; voir également, mutatis mutandis, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 161, CEDH 2009, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 191, série A no 25).
3. Sur la violation alléguée de l’article 5 de la Convention
64. Les requérants soutiennent que leur assignation à résidence n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel conforme aux exigences de l’article 5, qui dispose que :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement et les requérants
65. Le Gouvernement soutient que l’article 5 est inapplicable en l’espèce. Il fait valoir que l’assignation à résidence des requérants a été de courte durée, qu’ils n’ont été astreints de demeurer à domicile qu’entre 20 heures et 6 heures, et que les modalités de la mesure ont été définies de façon à ménager leur vie sociale et professionnelle, le premier requérant ayant pu bénéficier de sauf-conduits.
66. Les requérants estiment au contraire avoir été privés de liberté. Ils soulignent que les modalités de la mesure ont été particulièrement rigoureuses, en rappelant qu’ils ont notamment été contraints à respecter un couvre-feu nocturne et à se présenter trois fois par jour dans un commissariat. Ils indiquent avoir consacré près de trois heures par jour aux déplacements et aux formalités rendus nécessaires par leur obligation de pointage.
2. Les tierces intervenantes
67. La Rapporteuse spéciale suggère d’étendre le champ pénal à certaines mesures administratives de prévention du terrorisme, en tenant compte de leur degré de coercition et du fait qu’elles privent les individus de leurs droits ou de leurs libertés sur le fondement d’une simple suspicion de dangerosité.
68. La Défenseure des droits invite la Cour à qualifier la mesure de façon autonome, en prêtant attention à leurs effets combinés et cumulés. À cet égard, elle rappelle notamment que les infractions à l’assignation à résidence sont pénalement sanctionnées.
2. Appréciation de la Cour
69. La Cour rappelle qu’en proclamant le « droit à la liberté », le paragraphe 1 de l’article 5 vise la liberté physique de la personne. Par conséquent, il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles relèvent de l’article 2 du Protocole no 4 pour ce qui est des personnes se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères, tels que la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 80, 23 février 2017, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, §§ 211-212, 21 novembre 2019). Ces différents facteurs doivent être appréciés de façon cumulée et combinée (Guzzardi, précité, § 95, et De Tommaso, précité, § 80).
70. La qualification ou l’absence de qualification en droit interne d’une situation de fait ne saurait avoir une incidence décisive (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 92, 23 février 2012).
71. La Cour rappelle par ailleurs qu’elle a déjà été amenée à statuer sur la nature de mesures prises en application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. Dans l’affaire Pagerie c. France (précitée, §§ 152-161), elle a jugé qu’une assignation à résidence d’une durée cumulée de treize mois, comprenant une astreinte à domicile entre 20 heures et 6 heures, une obligation de se présenter trois fois par jour dans un commissariat et une interdiction d’entrer en contact avec un tiers, sous peine d’emprisonnement, s’analysait en une restriction de liberté. Dans l’affaire Fanouni c. France (no 31185/18, § 32, 15 juin 2023), elle est parvenue à la même conclusion au sujet d’une assignation à résidence dans une commune rurale d’une durée de trois mois, assortie d’obligations similaires.
72. En l’espèce, la Cour relève que la mesure critiquée n’a pas privé les requérants de la possibilité de mener une vie sociale et d’entretenir des relations avec l’extérieur. M. Cédric Domenjoud a ainsi été assigné à résidence dans un lieu accueillant d’autres opposants à la COP 21, tandis que M. Joël Domenjoud a pu quotidiennement donner des entretiens à la presse et accueillir des « cafés anti-COP 21 » dans une bibliothèque associative, comme il l’a indiqué à la Cour. En outre, la circonstance que la mesure a été assortie d’une astreinte à domicile nocturne ne suffit pas à la considérer, par nature, comme une privation de liberté (De Tommaso, précité, §§ 86‑88). Enfin, les requérants ont eu la possibilité de solliciter des sauf-conduits afin de pouvoir quitter temporairement leur lieu d’assignation à résidence (paragraphes 17 et 21 ci-dessus). Compte tenu non seulement de sa durée, mais aussi de ses effets et ses modalités d’exécution combinées (paragraphes 11 et 16 ci‑dessus), la Cour considère l’assignation à résidence prise à l’encontre des requérants doit être regardée comme une simple restriction de liberté. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 5 de la Convention est incompatible ratione materiae avec la Convention, et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.
4. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4
73. Les requérants invoquent, à titre subsidiaire, l’article 2 du Protocole no 4. Ils font valoir que la base légale de leur assignation à résidence n’était pas prévisible et en contestent la proportionnalité. Sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention, ils se plaignent par ailleurs d’avoir été assignés à résidence sur le seul fondement de notes blanches qu’ils n’ont pas eu la possibilité de contester de façon effective.
74. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018), examinera ces griefs sous l’angle du seul article 2 du Protocole no 4, qui comprend également des garanties procédurales (Bulea c. Roumanie, no 27804/10, § 63, 3 décembre 2013, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, § 92, 1er mars 2016) et aux termes duquel :
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.
(...)
3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
(...). »
1. Sur la recevabilité
75. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche d’abord au premier requérant de n’avoir pas exercé de recours au fond après le rejet de ses demandes en référé. Il fait ensuite grief aux deux requérants de n’avoir pas présenté de recours indemnitaire en complément de leurs autres recours. Il soutient enfin qu’ils n’ont pas invoqué de façon suffisamment explicite leur grief relatif à la possibilité de contester effectivement le contenu des notes blanches produites par l’administration.
76. Les requérants sollicitent le rejet de cette exception préliminaire. Ils soutiennent que les recours qu’ils ont formé suffisent à épuiser les voies de recours internes. Ils font par ailleurs valoir qu’un recours indemnitaire était voué à l’échec, dès lors que leurs conclusions aux fins de suspension d’exécution et d’annulation avaient été rejetées par les juridictions administratives. Ils rétorquent par ailleurs qu’ils ont expressément invoqué l’article 6 devant le Conseil d’État, ainsi que des moyens de constitutionnalité équivalents.
77. Les principes généraux relatifs à l’épuisement des voies de recours internes et à la répartition de la charge de la preuve en la matière ont été rappelés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). Un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants : dès lors, lorsqu’il dispose de plusieurs voies de recours pouvant passer pour effectives, il n’est tenu d’épuiser que l’une d’entre elles (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V (extraits), et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).
78. La Cour a jugé que la procédure de référé-liberté prévue à l’article L. 521-2 du code de la justice administrative constitue, en la matière, une voie de recours effective et disponible, et que son exercice peut suffire à l’épuisement des voies de recours internes (Pagerie, précité, §§ 129‑134). Les parties n’allèguent pas que cette voie de recours ait manqué d’effectivité dans les circonstances de l’espèce. La Cour note en outre que M. Cédric Domenjoud a mené la procédure de référé-liberté jusqu’en appel devant le Conseil d’État (Pagerie, précité, § 129). Elle relève au surplus que son assignation à résidence a pris fin avant que l’examen de sa requête en référé-liberté soit complètement achevé. Dès lors, elle estime que le premier requérant a fait un usage normal des voies de recours vraisemblablement efficaces et suffisantes et qu’il n’était pas tenu d’exercer d’autres voies de recours.
79. En outre, elle constate que les requérants ont contesté l’admissibilité des notes blanches à titre de preuve devant le Conseil d’État, en faisant valoir que leur prise en considération était contraire au droit à un procès équitable.
80. Dans ces conditions, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement doit être rejetée. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur l’observation de l’article 2 du Protocole no 4
1. Thèses des parties
a) Les requérants
81. Les requérants contestent à la fois la prévisibilité de la base légale de leur assignation à résidence, le poids accordé aux notes blanches par le juge administratif et la nécessité de la mesure.
82. Premièrement, ils font valoir que les conditions d’application de la mesure sont excessivement souples. Selon eux, la notion de « comportement [constituant] une menace pour la sécurité et l’ordre publics » prévue à l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 est trop imprécise. Ils prétendent qu’elle offre à l’administration une marge de manœuvre virtuellement illimitée pour assigner à résidence quiconque aurait, à ses yeux, un comportement inadapté.
83. Deuxièmement, ils se plaignent d’avoir été assignés à résidence sur le seul fondement de notes blanches émanant de services de renseignement. À cet égard, ils soulignent qu’ils n’ont jamais été poursuivis, ni même entendus par les forces de l’ordre sur les faits rapportés par ces notes. Ils soutiennent en substance que leur prise en considération par le juge administratif n’est pas assortie de garanties procédurales suffisantes. Ils estiment en particulier qu’ils n’ont pas été en mesure de les discuter contradictoirement, dans la mesure où leur contenu est imprécis et ne repose pas sur des faits tangibles.
84. Troisièmement, ils soutiennent que la mesure prise à leur encontre est disproportionnée. Ils font valoir que le ministre de l’Intérieur a délibérément choisi la mesure la plus contraignante dont il disposait afin de dissuader d’autre militants de manifester. Ils relèvent que l’autorité administrative aurait pu se borner à leur interdire de se rendre à Paris ou sortir de leur commune de résidence. Ils ajoutent que la volonté de préserver les moyens de forces de sécurité intérieure affichée par le ministre de l’Intérieur au sujet de la sécurisation de la COP 21 n’a pas empêché les autorités internes de maintenir de nombreuses autres manifestations et rassemblements publics au cours du mois de décembre 2015.
b) Le Gouvernement
85. Le Gouvernement s’oppose en tous points à l’argumentaire des requérants.
86. Premièrement, il soutient que la loi du 3 avril 1955 circonscrit le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative et prévoit des garanties suffisantes contre les abus. Il fait ainsi valoir que la déclaration de l’état d’urgence est subordonnée à des conditions strictes. Il ajoute qu’il serait irréaliste d’exiger une définition exhaustive des comportements susceptibles d’entraîner une assignation à résidence et fait observer que la Cour a déjà admis la prévisibilité de notions proches. Par ailleurs, il avance que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 n’exige pas de lien entre les motifs de l’assignation à résidence et ceux dont procède l’état d’urgence, et qu’il s’agit là d’un choix délibéré du législateur. Il argue qu’en cas de crise exceptionnelle, les autorités doivent à la fois faire face à celle-ci et parer aux autres débordements qui peuvent s’y surajouter. Enfin, il souligne que la mesure est soumise au contrôle du juge administratif, qui peut notamment être saisi en référé-liberté.
87. Deuxièmement, il fait observer que les notes blanches ne peuvent être prises en considération par le juge administratif que si elles sont suffisamment circonstanciées, si elles sont versées au débat contradictoire et s’il est constaté qu’elles ne sont pas sérieusement contestées à l’issue de l’instruction. Il estime que ces conditions étaient réunies en l’espèce et soutient, en substance, que les garanties procédurales entourant la production de ce type de preuve sont suffisantes. Il illustre par ailleurs l’effectivité du contrôle du juge administratif sur le contenu des notes blanches par des exemples jurisprudentiels (CE, ord., 22 janvier 2016, no 396116, 19 juin 2017, no 411587, et 16 juillet 2018, no 421791).
88. Troisièmement, il prétend que l’assignation à résidence des requérants était proportionnée aux buts de prévention d’actes terroristes, de préservation de la sûreté et de maintien de l’ordre public qu’elle poursuivait. Il met en avant la gravité de la menace terroriste et le fait que les rassemblements collectifs étaient particulièrement ciblés. Il fait valoir que les modalités de la mesure auraient pu être plus contraignantes, et qu’une interdiction généralisée des manifestations aurait été plus attentatoire aux droits et libertés garantis par la Convention. Se référant au contenu des notes blanches et à l’appréciation des juridictions internes, il soutient que la mesure était justifiée par des informations étayées et circonstanciées selon lesquelles les requérants prévoyaient de mener des actions violentes lors de la COP 21. Il ajoute que les juridictions internes ont pris soin de contrôler la nécessité et la proportionnalité de la mesure. Il souligne en particulier que le Conseil d’État s’est saisi de cette espèce pour faire évoluer sa jurisprudence relative au contrôle juridictionnel des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence dans un sens plus protecteur (paragraphe 44 ci-dessus).
c) Les tierces intervenantes
89. Les tierces intervenantes considèrent que la base légale de la mesure manque de prévisibilité et s’inquiètent de la faculté laissée à l’administration de prononcer des assignations à résidence pour des motifs étrangers à ceux ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence. La Défenseure des droits précise en outre que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 ne définit pas avec suffisamment de précision les éléments factuels ou les comportements devant être pris en compte pour évaluer la dangerosité de la personne concernée. La Rapporteuse spéciale dénonce pour sa part l’absence de contrôle juridictionnel a priori sur ces mesures.
90. Les tierces intervenantes exposent ensuite que les notes blanches sont souvent l’unique fondement des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Or, elles considèrent que leur production déséquilibre significativement la charge de la preuve, leur contenu étant difficilement contestable en pratique.
2. Appréciation de la Cour
91. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon une jurisprudence constante, une telle mesure doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso, précité, § 104).
92. La Cour a conclu ci-avant (paragraphe 72 ci-dessus) à l’existence d’une restriction à la liberté de circulation des requérants. Celle-ci poursuivait sans nul doute des buts légitimes, à savoir la préservation de la sécurité nationale et de la sécurité publique et le maintien de l’ordre public. Il reste donc à la Cour à déterminer si la mesure était fondée sur une base légale prévisible et si elle était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la prévisibilité de la loi
93. Les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106‑109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12, §§ 24-25, 8 décembre 2020), auxquels la Cour renvoie. La Cour rappelle en particulier qu’une norme est prévisible lorsqu’elle offre une certaine garantie contre les atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109). En outre, le contrôle des ingérences de l’exécutif dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4 doit normalement être assuré, au moins en dernier ressort, par les tribunaux (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007, et Sarkizov et autres c. Bulgarie, nos 37981/06 et 3 autres, § 69, 17 avril 2012). Ce contrôle doit porter tant sur la légalité que sur la proportionnalité de la mesure litigieuse (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 126, 23 mai 2006, Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009, et Rotaru, précité, § 25).
94. La Cour a jugé dans l’affaire Pagerie c. France que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015, répond aux exigences de prévisibilité de la loi (arrêt précité, §§ 178‑191). Pour parvenir à cette conclusion, elle a procédé à un examen détaillé des conditions d’application de la mesure (ibidem, §§ 181‑183). Prenant en compte la difficulté d’encadrer ex ante les prérogatives confiées à l’autorité administrative pour faire face à des événements d’une gravité exceptionnelle et largement imprévisibles (ibidem, §§ 184-185), elle a procédé à un examen approfondi des garanties contre l’arbitraire et des garanties procédurales prévues par le droit interne, et a considéré que celui-ci fixait avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur (ibidem, §§ 187‑191).
95. Elle a également admis la prévisibilité d’une version antérieure de ce texte dans l’affaire Fanouni c. France (arrêt précité, §§ 49-51, 15 juin 2023).
96. Toutefois, ces deux affaires concernaient des mesures de prévention du terrorisme, dont la justification coïncidait avec les raisons pour lesquelles l’état d’urgence avait été déclaré en France le 14 novembre 2015. Or, les requérants critiquent le fait que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, tel qu’il a été interprété par le Conseil d’État en l’espèce (paragraphe 40 ci‑dessus), permet de prononcer une assignation à résidence pour des motifs éloignés de ceux qui ont justifié la mise en œuvre de l’état d’urgence. La Cour relève qu’il s’agit là d’un aspect sur lequel elle ne s’est pas encore prononcée.
97. À titre liminaire, la Cour souligne que la déclaration de l’état d’urgence sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 n’a pas pour effet de suspendre la protection des droits fondamentaux dans l’ordre interne, mais uniquement d’accorder des pouvoirs de police exceptionnels à l’exécutif. À ce stade, il lui revient de déterminer si le pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur en matière d’assignation à résidence est suffisamment encadré et si ses décisions font l’objet d’un contrôle adéquat.
98. À cet égard, la Cour considère, en premier lieu, qu’une loi sur l’état d’urgence ne peut permettre aux autorités internes d’adopter des mesures restrictives de liberté dénuées de lien avec les circonstances ayant justifié sa mise en œuvre sans manquer à l’exigence de prévisibilité de la loi. Elle admet cependant qu’en situation d’urgence, les autorités internes peuvent se trouver contraintes de faire des choix opérationnels afin de faire face à l’ensemble de leurs responsabilités. Aux yeux de la Cour, le lien entre le but poursuivi lors de la déclaration de l’état d’urgence et la justification des mesures prises sur son fondement peut être indirect, mais un lien suffisamment fort doit exister afin de prévenir les abus.
99. En l’espèce, si le Conseil d’État admet qu’une assignation à résidence puisse viser à combattre une menace pour la sécurité et l’ordre publics d’une nature différente de celle ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence (paragraphe 40 ci-dessus), celui-ci juge cependant qu’il incombe au juge administratif d’apprécier le bien-fondé de la mesure et de contrôler sa proportionnalité en « [tenant compte] de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence » (paragraphe 44 ci-dessus). Le Conseil constitutionnel exige par ailleurs que l’assignation à résidence soit justifiée et proportionnée aux raisons qui l’ont motivée « dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence », et ce sous le contrôle du juge administratif (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour estime que ces précisions jurisprudentielles sont de nature à éviter que l’état d’urgence soit détourné de sa finalité.
100. La Cour relève en second lieu que le droit interne prévoit un contrôle juridictionnel portant à la fois sur la légalité et sur la proportionnalité des mesures d’assignation à résidence prises sur ce fondement (paragraphes 42‑44 ci-dessus), celui-ci pouvant être opéré à très bref délai dans le cadre de la procédure de référé-liberté (Pagerie, précité, §§ 75 et 190). Un tel contrôle juridictionnel revêt une particulière importance lorsque les autorités exécutives se voient conférer des prérogatives extraordinaires dans une situation de crise majeure, comme le prévoit la loi en cause.
101. Dans ces conditions, la Cour n’aperçoit pas de raison de se départir de sa précédente appréciation et réaffirme que la base légale des mesures litigieuses était prévisible. Elle doit cependant s’assurer que ces garanties ont été mises en œuvre de façon effective, et en particulier que l’existence d’un lien suffisant entre les mesures prises et le cadre de l’état d’urgence a été contrôlée. Elle procédera à ce contrôle lors de l’examen de la nécessité des mesures litigieuses, ces deux questions étant étroitement liées (voir, mutatis mutandis, Kvasnica c. Slovaquie, no 72094/01, §§ 83-84, 9 juin 2009, et Dragojević c. Croatie, no 68955/11, § 89, 15 janvier 2015).
b) Sur la nécessité de la restriction litigieuse et la mise en œuvre des garanties contre l’arbitraire
1. Principes généraux
102. La Cour rappelle qu’une ingérence dans la liberté de circulation est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un besoin social impérieux et si elle est proportionnée au but poursuivi. Il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 181, CEDH 2012). Les autorités nationales compétentes disposent en la matière d’une certaine marge d’appréciation (Nada, précité, § 184, et Olivieira c. Pays-Bas, no 33129/96, § 64, CEDH 2002-IV).
103. Toutefois, une restriction à la liberté de circulation ne peut être justifiée, dans une affaire donnée, que s’il existe des indices clairs d’une véritable exigence d’intérêt public prévalant sur le droit de l’individu à la liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, § 65, 10 février 2011, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, § 91, 1er mars 2016).
104. La nature et la gravité du risque qu’une mesure préventive vise à combattre constituent toujours des facteurs importants dans l’appréciation de sa proportionnalité (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 183, 15 juin 2021, et Pagerie, précité, § 201). De telles mesures doivent être fondées sur des éléments concrets et réellement révélateurs de l’actualité du risque dont elles visent à éviter la réalisation (Pagerie, précité, § 194 et références citées). Les mesures préventives individuelles doivent être adoptées eu égard au comportement ou aux actes de la personne concernée, à la suite d’une évaluation individuelle et circonstanciée du risque considéré (Avis consultatif sur le refus d’autoriser une personne à exercer la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage en raison de sa proximité avec un mouvement religieux ou de son appartenance à celui-ci, demande no P16‑2023-001, Conseil d’État belge, §§ 97-98 et 100-101, 14 décembre 2023). Cette évaluation peut notamment porter sur les antécédents de la personne concernée, mais aussi sur son degré d’appartenance à un mouvement considéré comme dangereux ou sur son comportement en société (ibidem, §§ 97 et 110).
105. Lorsque la Cour examine la sévérité d’une restriction, elle tient particulièrement compte de sa durée (Nikiforenko c. Ukraine, no 14613/03, § 56, 18 février 2010).
106. Il importe enfin que la personne concernée par une mesure de nature préventive bénéficie d’un contrôle juridictionnel comportant des garanties procédurales appropriées (Bulea c. Roumanie, no 27804/10, § 63, 3 décembre 2013, Popoviciu, précité, § 92, et Pagerie, précité, §§ 196 et 205‑208). La Cour juge que les juridictions internes doivent rechercher si la restriction litigieuse était nécessaire et susceptible d’atteindre le but légitime qu’elle était censée servir, si elle correspondait à un besoin social impérieux et si une mesure moins restrictive pouvait être appliquée (Bartik c. Russie, no 55565/00, § 48, CEDH 2006‑XV, et Berkovich et autres c. Russie, nos 5871/07 et 9 autres, § 96, 27 mars 2018).
2. Application au cas d’espèce
α) Observations liminaires
107. La Cour constate que les mesures d’assignation à résidence en cause ont restreint la liberté de circulation des requérants : pendant 16 jours, tous deux ont en effet eu l’interdiction de quitter leur commune de résidence, ont été astreints à domicile entre 20 heures et 6 heures et ont dû se présenter trois fois par jour dans un commissariat de police, sous peine d’emprisonnement (paragraphes 11 et 16 ci-dessus).
108. Pour assigner les requérants à résidence, le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur la nécessité d’assurer la sécurité de la COP 21 dans un contexte marqué, d’une part, par une grave menace terroriste et, d’autre part, par la survenue d’incidents violents lors d’autres événements majeurs organisés dans des pays voisins en 2015 (paragraphe 12 ci-dessus). Il s’est par ailleurs appuyé sur des informations portées à son attention par les services de renseignement, selon lesquelles des activistes préparaient des actions violentes en marge de ce sommet, auxquelles les deux requérants étaient susceptibles de participer (paragraphes 12, 14 et 15 ci-dessus). La Cour relève que les mesures litigieuses visaient principalement à prévenir des heurts avec les forces de l’ordre et la commission de dégradations dans le cadre de la sécurisation d’un sommet international et qu’elles ne présentaient pas de lien direct avec la lutte contre le terrorisme. C’est donc à l’aune du risque de débordements violents identifié par les autorités internes qu’elle exercera son contrôle de proportionnalité.
109. Elle examinera par ailleurs si le contrôle juridictionnel de ces mesures a été entouré de garanties procédurales suffisantes.
110. Elle recherchera enfin si les garanties contre l’arbitraire prévues par le droit interne ont effectivement été mises en œuvre, et en particulier si les juridictions internes se sont assurées que chacune de ces mesures présentait un lien suffisant avec le cadre de l’état d’urgence (paragraphes 98-99 ci‑dessus). À ce titre, elle vérifiera si le risque de débordements envisagé par les autorités était d’une gravité telle qu’il était susceptible de mettre en cause l’objectif de prévention du terrorisme.
111. La Cour estime nécessaire de distinguer la situation des requérants à ces trois égards.
β) Nécessité de la mesure prise à l’égard de M. Cédric Domenjoud
‒ Sur les garanties procédurales
112. La Cour constate que le premier requérant a bénéficié d’un contrôle juridictionnel de la mesure prise à son encontre, portant tant sur sa légalité que sur sa proportionnalité. À ce titre, les juridictions internes ont notamment contrôlé la réalité du risque invoqué par le ministre de l’Intérieur (Avis consultatif sur le refus d’autoriser une personne à exercer la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage en raison de sa proximité avec un mouvement religieux ou de son appartenance à celui-ci, précité, §§ 95 et 112).
113. Le requérant se plaint toutefois du poids que les juridictions administratives ont accordé aux notes blanches produites par celui-ci (paragraphe 49 ci-dessus). La Cour rappelle à ce sujet que, si l’utilisation d’informations confidentielles peut se révéler indispensable lorsque la sécurité nationale est en jeu, cela n’implique pas que les autorités nationales échappent à tout contrôle des tribunaux internes (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 131, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Pagerie, précité, § 206). Afin que les droits procéduraux de la personne concernée ne soient pas atteints dans leur substance même, il importe que celle-ci soit informée, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et la bonne conduite des investigations susceptibles de la viser, de la substance des reproches dont elle fait l’objet (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, §151, 15 octobre 2020). L’absence d’information sur les raisons factuelles justifiant la mesure et sur le comportement qui lui est concrètement reproché appelle des garanties compensatoires solides (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 168, 170, 177, 194 et 204).
114. La Cour rappelle en outre qu’elle a été amenée à statuer sur les garanties procédurales entourant la prise en considération de notes blanches par le juge administratif français dans les affaires Pagerie (arrêt précité, §§ 206-208) et Fanouni (arrêt précité, §§ 60-61). Elle a relevé que le droit interne prévoit trois séries de garanties en la matière : premièrement, il exige qu’une telle note soit soumise au débat contradictoire ; deuxièmement, il impose au juge administratif d’exercer un contrôle sur l’exactitude et la précision de son contenu, en recherchant si cette note relate des faits précis et circonstanciés et si ceux‑ci sont ou non sérieusement contestés ; troisièmement, il confère au juge administratif des pouvoirs d’instruction lui permettant d’exercer ce contrôle. La Cour a ensuite recherché si ces garanties avaient été effectivement mises en œuvre et a estimé qu’elles avaient été suffisantes dans les circonstances de ces deux affaires.
115. En l’espèce, la Cour constate, avec les juridictions internes (paragraphes 21 et 23 ci-dessus), que les notes blanches produites par le ministre de l’Intérieur devant les juridictions saisies par le premier requérant relataient de façon détaillée les actes et comportements qui lui étaient concrètement reprochés (paragraphe 118 ci-dessus). Bien qu’il ait eu la possibilité de demander des éclaircissements, l’intéressé n’a pas invité les juridictions internes à faire usage de leurs pouvoirs d’instruction (Pagerie, précité, § 207, et référence citée). La Cour relève en outre qu’il s’est borné à de simples dénégations devant le juge des référés, sans chercher à établir l’inexactitude des faits relatés (paragraphes 20 et 22 ci-dessus). Elle observe enfin que le premier requérant n’a pas introduit de recours au fond. Dans ces conditions, la Cour considère que le contrôle juridictionnel de l’assignation à résidence prise à son encontre a été entouré de garanties procédurales suffisantes.
‒ Sur l’appréciation du risque
116. La Cour ne mésestime pas la nature du risque dont les autorités internes cherchaient à se prémunir. Plusieurs pays européens ont en effet été confrontés à de graves difficultés de maintien de l’ordre liées à la présence, dans certains rassemblements, d’activistes particulièrement agressifs, réunis en black bloc, déterminés à causer de violentes confrontations avec les forces de l’ordre et d’importantes dégradations pour faire valoir leurs revendications (voir, par exemple, Cestaro c. Italie, no 6884/11, 7 avril 2015). De tels débordements peuvent avoir des conséquences funestes, dont la Cour a déjà été amenée à connaître (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, CEDH 2011 (extraits)). Dans ses arrêtés du 25 novembre 2015, le ministre de l’Intérieur a relevé que ce phénomène avait à nouveau été constaté quelques mois avant l’adoption des mesures en cause, en marge de l’inauguration de la banque centrale de Francfort et de l’exposition universelle de Milan (paragraphe 12 ci-dessus). En l’espèce, la Cour constate que les autorités internes disposaient d’informations crédibles selon lesquelles la COP 21 était exposée à un risque élevé de débordements violents et de vandalisme.
117. Il reste toutefois à la Cour à déterminer si une évaluation individuelle et circonstanciée de la situation de M. Cédric Domenjoud a été menée, et si son comportement ou ses actes étaient de nature à justifier la mesure préventive prise à son encontre.
118. En l’espèce, il résultait des renseignements relatés dans les notes blanches produites devant les juridictions internes qu’il avait animé ou a participé à six réunions destinées à préparer des actions en marge de la COP 21 entre le 5 septembre et le 26 octobre 2015, lesquelles s’étaient tenues en présence de militants de la mouvance contestataire radicale connus pour leur violence et leur particulière détermination. Au nombre des projets envisagés, figuraient notamment des blocages de cortèges officiels et des « actions plus violentes », mais non déterminées, à l’encontre de sites institutionnels ou d’entreprises sponsorisant le sommet. Une note adressée au Conseil d’État le 9 décembre 2015 précisait en outre que l’intéressé avait ouvert un squat à Ivry-sur-Seine en mars 2015 afin d’y loger des opposants au sommet, et qu’il avait annoncé, lors d’une réunion qui s’était tenue le 1er octobre 2015, qu’il projetait de se faire embaucher par un prestataire de services afin de pouvoir pénétrer sur le site de la conférence climatique.
119. S’agissant ensuite des antécédents de M. Cédric Domenjoud, il résultait de deux de ces notes qu’il avait participé, à Bure, dans la nuit du 3 au 4 août 2015, à une action collective visant à dégrader l’un des sites de l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs et à l’occasion de laquelle les gendarmes avaient essuyé des projections de cocktails molotov. Il était encore indiqué que l’intéressé avait, à Paris, le 22 novembre 2015, forcé un barrage de police afin de participer à une manifestation frappée d’interdiction.
120. Si celui-ci conteste l’exactitude de ces informations, la Cour note qu’il ne remet en cause ni leur provenance ni le fait qu’il faisait l’objet d’un suivi étroit par un service de renseignement. Elle relève en outre que les notes blanches produites devant les juridictions internes sont particulièrement circonstanciées. En l’espèce, la Cour ne dispose d’aucun élément objectif permettant de suspecter un détournement de pouvoir ou même une intention cachée de la part des autorités publiques (voir, mutatis mutandis, Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 317, 26 septembre 2023).
121. La Cour note enfin que le premier requérant avait déjà été condamné pour des faits de dégradations et pour avoir refusé un prélèvement génétique (paragraphe 22 ci-dessus).
122. Dans ces conditions, elle estime que les autorités internes ont légitimement pu considérer, au vu du comportement et des antécédents du premier requérant, qu’il existait un risque sérieux que celui-ci s’associe à des actions violentes à l’occasion de la COP 21.
‒ Sur l’existence d’un lien suffisant avec le cadre de l’état d’urgence et la proportionnalité de la mesure
123. Après avoir relevé qu’un grand nombre de hauts dignitaires étrangers étaient attendus à ce sommet international, les juridictions internes ont considéré que de tels débordements auraient mobilisé de façon excessive les forces de l’ordre et les auraient mis en difficulté dans leur action de prévention du terrorisme. La Cour relève que le risque de débordement identifié par les autorités (paragraphe 116 ci-dessus) était d’une ampleur et d’une gravité telles qu’il imposait d’affecter un grand nombre d’agents à la sécurisation de la COP 21. Il n’apparaît pas déraisonnable de considérer que cette contrainte sur les effectifs des forces de l’ordre était de nature à mettre les autorités en sérieuse difficulté dans leur mission de prévention du terrorisme, eu égard au grand nombre de sites et de personnes qu’elles avaient alors à protéger. La Cour observe en outre que la mesure a été ordonnée quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, à une date où la protection de la population constituait sans nul doute un besoin impérieux (Pagerie, précité, §§ 147-150 et 199), et où les grands rassemblements étaient alors particulièrement exposés à la menace terroriste. Dans ces circonstances très particulières, la Cour estime que la mesure présentait un lien suffisant avec le cadre de l’état d’urgence.
124. Elle constate par ailleurs qu’en dépit du caractère contraignant de ses modalités, la mesure a été relativement brève (comparer avec Trijonis c. Lituanie (déc.), no 2333/02, 17 mars 2005, Timofeyev et Postupkin c. Russie, nos 45431/14 et 22769/15, § 137, 19 janvier 2021, et Pagerie, précité, § 197) et a pris fin en même temps que le sommet. La Cour estime qu’elle reposait sur des motifs pertinents et suffisants et qu’elle était fondée sur des éléments concrets tirés du comportement et des antécédents de M. Cédric Domenjoud traduisant un risque sérieux de participation à des débordements d’une particulière violence.
‒ Conclusion quant au respect de l’article 2 du Protocole no 4 à l’égard de M. Cédric Domenjoud
125. Au vu de l’ensemble de ce qui précède et compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales, la Cour estime que la mesure prise à l’encontre de M. Cédric Domenjoud n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à son égard. Cette conclusion dispense la Cour de statuer sur la validité de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15 pour ce qui le concerne.
γ) Nécessité de la mesure prise à l’égard de M. Joël Domenjoud
‒ Sur les garanties procédurales
126. M. Joël Domenjoud soutient, en substance, qu’il n’a pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes. Il fait valoir que les juridictions internes l’ont considéré comme un manifestant violent sur le seul fondement de notes blanches qu’il estime inexactes, imprécises et difficilement contestables.
127. Appliquant les principes rappelés ci-avant (paragraphe 113 ci‑dessus), la Cour constate que ni la motivation de l’arrêté pris à son encontre le 25 novembre 2015 (paragraphes 12 et 15 ci-dessus) ni les notes blanches produites devant les juridictions internes ne détaillent les actes ou les comportements sur lesquels le ministre de l’Intérieur s’est fondé pour le considérer comme un manifestant susceptible de s’associer à des actions violentes. Or, ces éléments factuels sont les seuls que l’administration a produits devant les juridictions internes. Un tel défaut d’information appelle des garanties compensatoires solides (Muhammad et Muhammad, précité, § 177).
128. À cet égard, la Cour observe en premier lieu que les juridictions internes n’ont pas demandé la communication d’informations supplémentaires dans le cadre d’un supplément d’instruction, alors qu’elles en avaient la faculté (paragraphe 51 ci-dessus). Elle relève en deuxième lieu que les juridictions internes n’ont pas tiré de conséquences du caractère lacunaire des preuves produites par l’administration dans le cadre de leur contrôle. Au contraire, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy‑Pontoise a refusé d’examiner le bien-fondé de sa requête au motif qu’il n’y avait pas urgence à statuer, alors même que la mesure était en cours d’exécution (paragraphe 28 ci-dessus). Le Conseil d’État, statuant en référé, a ensuite considéré que M. Joël Domenjoud avait « participé à des actions revendicatives violentes, dont celle visant le site d’enfouissement de déchets de Bure » en interprétant et en extrapolant le contenu des notes blanches produites devant lui (paragraphes 30 ci-dessus et 132 ci-dessous). En troisième et dernier lieu, la motivation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles ne permet pas de s’assurer qu’elle a sérieusement pris en considération les contestations développées devant elle par le second requérant, qui avait fourni des explications détaillées sur chacun des points évoqués dans ces notes et produit six attestations de particuliers tendant à établir le caractère pacifique de son engagement militant (paragraphes 33-34 ci-dessus).
129. Au vu de la procédure dans son ensemble, la Cour considère que les lacunes de l’information reçue par le second requérant sur les éléments concrets susceptibles de justifier la mesure prise à son encontre n’ont pas été compensées de manière à préserver la substance même de ses droits procéduraux.
‒ Sur l’appréciation du risque et la proportionnalité de la mesure
130. La Cour rappelle qu’une mesure préventive doit viser à empêcher la réalisation d’un risque concret et répondre à un besoin social impérieux.
131. À cet égard, il résulte des notes blanches communiquées à la Cour que M. Joël Domenjoud a participé à plusieurs réunions visant à préparer des actions revendicatives à l’occasion de la COP 21. Or, s’il est établi qu’il a été en contact avec des activistes, ceux-ci ne constituaient pas le seul public de ces réunions et rien, dans les documents produits devant la Cour, n’indique que M. Joël Domenjoud ait personnellement envisagé de participer à des actions violentes ou de concourir à leur organisation. Il n’est pas non plus établi qu’il encourageait ou même qu’il soutenait un tel mode d’action. En outre, aucun élément concret ne vient étayer l’assertion des services de renseignement selon laquelle l’intéressé serait un militant violent.
132. S’agissant ensuite des antécédents du second requérant, il résulte des notes blanches versées que l’intéressé a été l’un des principaux animateurs du « camp d’été anti-autoritaire » de Bure. Il est notamment relaté qu’il a participé à sa mise en place, en juin 2015. Toutefois, à l’inverse de son frère, il ne résulte pas de ces notes qu’il ait participé aux dégradations et aux violences survenues dans la nuit du 3 au 4 août 2015. Par ailleurs, si une note en date du 4 décembre 2015 relate qu’il a participé à deux manifestations non déclarées en 2011 en 2014, il n’est pas indiqué qu’il ait personnellement fait preuve de violence ou qu’il ait commis des dégradations en ces occasions. Enfin, celui-ci indique, sans être démenti, qu’il n’a jamais été condamné pénalement.
133. Au vu de ce qui précède, il n’apparait pas que la mesure préventive prise à l’encontre de M. Joël Domenjoud résulte d’une évaluation individuelle et circonstanciée de son comportement ou de ses actes, permettant d’établir qu’il risquait de contribuer aux débordements que craignaient les autorités internes. La Cour estime que la radicalité de ses convictions politiques ne suffit pas, en l’espèce, à matérialiser un tel risque et rappelle que l’existence d’un lien de parenté avec une personne susceptible de commettre des infractions ne suffit pas à justifier une mesure de prévention (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 196, CEDH 2000-IV). En conséquence, et malgré la marge d’appréciation dont disposaient les autorités internes, la Cour ne peut considérer que l’assignation à résidence prise à l’encontre du second requérant était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 2 § 3 du Protocole no 4.
‒ Conclusion intermédiaire quant au respect de l’article 2 du Protocole no 4 à l’égard de M. Joël Domenjoud
134. Compte tenu de tout ce qui précède, la Cour estime que l’assignation à résidence prise à l’encontre de M. Joël Domenjoud ne remplit pas pleinement les exigences substantielles et procédurales de l’article 2 du Protocole no 4. Il lui revient dès lors d’examiner si cette mesure est susceptible d’être couverte par la dérogation notifiée par la France au titre de l’article 15 (paragraphe 54 ci-dessus).
c) Sur l’application de l’article 15 de la Convention
1. Thèses des parties
α) Le Gouvernement
135. Le Gouvernement soutient que l’article 15 est applicable, que la dérogation était justifiée par les événements auxquels la France était confrontée, que l’avis de dérogation du 24 novembre 2015 répond aux exigences formelles de l’article 15 § 3 et que les mesures prises n’ont pas excédé la stricte mesure exigée par la situation.
136. Il fait d’abord valoir que la menace terroriste était alors d’une telle ampleur qu’elle était constitutive d’un danger public menaçant la vie de la nation au sens de l’article 15 § 1. Il précise que des attentats étaient déjà survenus en janvier 2015, que des attentats coordonnés venaient d’être perpétrés à Paris et à Saint‑Denis le 13 novembre 2015 et qu’un de leurs auteurs était en fuite.
137. Sur le plan formel, il soutient que l’avis de dérogation du 24 novembre 2015 a été effectué avec une diligence et une précision suffisantes, et fait observer que ni l’article 15 ni la jurisprudence de la Cour n’imposent aux États contractants de préciser les dispositions de la Convention auxquelles ils entendent déroger. À cet égard, il renvoie au point 10 de la Résolution 2209 (2018) (paragraphe 60 ci-dessus) et indique que les États membres ont une pratique divergente en la matière.
138. Il considère enfin que les mesures critiquées entrent dans le champ de la dérogation française et qu’il existe un lien étroit entre la menace terroriste et la mobilisation spéciale des forces de sécurité intérieure qu’elle a exigé, qui devaient à la fois prévenir la commission d’attentats et contrôler les débordements violents des mouvements anti-autoritaires.
β) Le second requérant
139. M. Joël Domenjoud soutient, pour sa part, que la mesure dont il a fait l’objet ne relève pas du champ d’application matériel de la dérogation française. Il estime que la portée de cette dérogation doit nécessairement être entendue de façon étroite et qu’elle ne saurait couvrir des mesures étrangères aux circonstances exceptionnelles qui l’ont justifiée. Il s’appuie, par analogie, sur l’arrêt Sakık et autres c. Turquie (26 novembre 1997, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII), ainsi que sur l’Observation générale no 29 du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (paragraphe 57
ci-dessus). Il fait valoir que les motifs de leur assignation à résidence sont dépourvus de tout lien avec la menace terroriste et en déduit que l’article 15 est inapplicable.
140. Subsidiairement, il fait valoir que cette disposition ne doit pas permettre de déroger aux garanties visant à assurer un contrôle de la proportionnalité des mesures adoptées sous l’empire d’un état d’urgence.
γ) Les tierces intervenantes
141. La Rapporteuse spéciale souligne l’importance des informations prévues par l’article 15 § 3 de la Convention lorsqu’il s’agit de contester un usage excessif ou disproportionné de pouvoirs exceptionnels. Elle invite la Cour à accroître son contrôle sur les motifs de dérogation, en tenant notamment compte de la durée et de l’enracinement progressif de l’état d’urgence.
142. Elle soutient en outre, avec la Défenseure des droits, que les mesures prises pour des motifs sans rapport avec ceux qui ont justifié la dérogation excèdent la stricte mesure exigée par l’article 15 § 1. Les tierces intervenantes indiquent à cet égard que la loi du 3 avril 1955 a parfois été appliquée à des fins très éloignées de la lutte contre le terrorisme, et s’en inquiètent (paragraphes 46–48 ci-dessus).
143. La Défenseure des droits estime par ailleurs que l’article 2 du Protocole no 4 n’est pas concerné par l’article 15.
2. Appréciation de la Cour
α) Principes généraux
144. La Cour rappelle qu’il incombe à chaque État contractant, responsable de « la vie de [sa] nation », de déterminer si celle-ci est menacée par un « danger public » et, dans l’affirmative, jusqu’où il faut aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur la nature et l’étendue des dérogations nécessaires pour le conjurer. Partant, on doit leur laisser en la matière une ample marge d’appréciation (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 207, A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 17, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 348).
145. Pour autant, les États ne jouissent pas d’un pouvoir illimité en ce domaine, et la marge nationale d’appréciation s’accompagne d’un contrôle européen (Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, § 43, série A no 258-B, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 349).
146. Lorsque la Cour est appelée à examiner une dérogation établie au titre de l’article 15, elle accorde aux États une ample marge d’appréciation dans la détermination de la nature et de la portée des mesures dérogatoires qui leur semblent nécessaires pour conjurer le danger invoqué. Cependant, il lui appartient en dernier ressort de statuer sur la question de savoir si les mesures prises sont « strictement exigées » par la situation (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 184, et Baş c. Turquie, no 66448/17, § 196, 3 mars 2020). Dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, la Cour doit en même temps attacher le poids qui convient à des facteurs pertinents tels que la nature des droits touchés par la dérogation, la durée de l’état d’urgence et les circonstances qui l’ont créé (Brannigan et McBride, précité, § 43, A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 173, et Dareskizb Ltd c. Arménie, no 61737/08, § 57, 21 septembre 2021). Elle doit en outre examiner les motifs de la dérogation (Brannigan et McBride, précité, § 66) et s’assurer que la mesure en cause n’a pas été utilisée dans un autre but que celui pour laquelle a été prévue (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 38, série A no 3).
147. Par ailleurs, la Cour a compétence pour se pencher d’office sur la question de savoir si la notification de dérogation remplit les conditions formelles de l’article 15 § 3, à savoir tenir le Secrétaire général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises par dérogation à la Convention et des raisons les justifiant (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 85-86, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, et références citées).
β) Application en l’espèce
148. La Cour note tout d’abord que le Gouvernement ne se prévaut pas de la réserve que la France a formulée au sujet de l’article 15 § 1 (paragraphe 53 ci‑dessus), et en prend acte (voir, en ce sens, Nodet c. France, no 47342/14, § 36, 6 juin 2019). Elle juge que cette réserve ne saurait être interprétée comme dispensant cet État contractant de l’obligation d’information prévue par l’article 15 § 3 ou comme exemptant les mesures prises sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 de contrôle européen.
149. Elle relève ensuite que l’article 2 du Protocole no 4 ne figure pas au nombre des droits insusceptibles de dérogation. Celui-ci est effet considéré, aux termes mêmes de l’article 6 du Protocole no 4, comme un article additionnel à la Convention, celle-ci ayant vocation à s’appliquer comme un tout. Or, ni les dispositions de l’article 15 § 2 ni celles du Protocole no 4 n’interdisent de déroger à la liberté de circulation. L’article 15 est donc applicable.
150. L’existence d’un danger public menaçant la vie de la nation au sens de l’article 15 § 1 n’est pas contestée en l’espèce. La Cour rappelle qu’elle a admis dans plusieurs affaires que le risque d’attentat terroriste pouvait être considéré comme un motif de dérogation valable (A. et autres c. Royaume‑Uni, précité, §§ 176‑180 et références citées). La série d’attentats qui a frappé la France entre 2015 et 2017 a tragiquement démontré la réalité de cette menace et son actualité. À la lumière des éléments dont elle dispose, la Cour considère que cette menace était d’une ampleur telle qu’elle constituait, à la date des faits, un danger public menaçant la vie de la nation française. Le Gouvernement était donc fondé à exercer son droit de dérogation.
151. S’agissant de la validité de l’avis de dérogation, la Cour observe que l’information délivrée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe le 24 novembre 2015 portait à la fois sur les mesures prises par les autorités françaises et sur leurs motifs. Elle note toutefois que cet avis ne déterminait pas l’étendue des droits et libertés concernés par la dérogation (paragraphe 54 ci-dessus). En l’absence de contestation sur ce point, la Cour est prête à admettre que les exigences formelles de l’article 15 § 3 ont été satisfaites en l’espèce (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 89, 20 mars 2018, et Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie, no 13252/17, §§ 100-102, 13 avril 2021 ; voir, également, Yüksel Yalçınkaya, précité, § 211).
152. Il reste à examiner si l’exigence de « stricte nécessité » prévue à l’article 15 § 1 a été respectée. Le contrôle qui incombe à la Cour porte ici sur l’étendue des mesures pouvant valablement déroger aux droits et libertés garantis par la Convention et revêt une importance cruciale.
153. À ce titre, la Cour relève d’abord qu’à la date des faits, le droit interne français ne comprenait pas de mesure de prévention individuelle permettant de restreindre la liberté de circulation d’individus pouvant constituer une menace pour la sécurité et l’ordre publics hors du cadre de l’état d’urgence. Au vu de l’ampleur de la menace terroriste et de l’impérieuse nécessité d’assurer la sécurité d’une population, elle estime que les autorités internes ont raisonnablement pu considérer que les ressources des lois ordinaires n’étaient pas suffisantes pour faire face à la situation (Lawless, précité, § 36, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 212, série A no 25).
154. Elle constate cependant que le Gouvernement, tenu d’informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe des mesures concernées par la dérogation et des motifs qui les ont inspirées en vertu de l’article 15 § 3 de la Convention, a indiqué que l’état d’urgence avait été déclaré en raison de la gravité de la menace terroriste et « pour empêcher la perpétration de nouveaux attentats terroristes » (paragraphe 54 ci-dessus). Ces motifs revêtent, aux yeux de la Cour, une importance déterminante (voir, par exemple, Brannigan et McBride, précité, § 66). La Cour considère que seules les mesures présentant un lien suffisamment fort avec la finalité poursuivie lors de la dérogation sont susceptibles d’être couvertes par celle-ci (voir, mutatis mutandis, Lawless, précité, § 38, et Vedat Şorli c. Turquie, no 42048/19, § 46, 19 octobre 2021). En juger autrement priverait d’effet utile l’obligation d’information prévue à l’article 15 § 3.
155. Or, le Gouvernement ne démontre pas de façon convaincante que l’assignation à résidence de M. Joël Domenjoud s’inscrivait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et qu’elle était strictement exigée par la situation au sens de l’article 15 § 1. La Cour considère donc qu’elle n’est pas couverte par la dérogation française. En conséquence, il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention dans le chef de M. Joël Domenjoud.
5. Sur l’application de l’article 41 de la Convention
156. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage moral
157. M. Joël Domenjoud sollicite 5 000 euros (EUR) au titre de son préjudice moral.
158. Le Gouvernement estime que ce montant est excessif, compte tenu de la brièveté de la mesure et du caractère limité de ses répercussions.
159. Compte tenu de la durée et des effets de la violation précédemment constatée, la Cour estime approprié de lui allouer 1 500 EUR.
2. Frais et dépens
160. M. Joël Domenjoud sollicite le remboursement des frais afférents à sa défense devant les juridictions internes et devant la Cour à hauteur de 14 850 EUR.
161. Le Gouvernement ne s’oppose pas à ces demandes.
162. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des justificatifs produits, la Cour juge raisonnable de lui allouer 10 000 EUR.
3. Intérêts moratoires
163. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les griefs tirés de l’article 2 du Protocole no 4 recevables et le surplus des requêtes irrecevable ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention dans le chef de M. Cédric Domenjoud ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 dans le chef de M. Joël Domenjoud, tant en son volet substantiel qu’en son volet procédural ;
5. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser à M. Joël Domenjoud, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour dommage moral ;
2. 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mai 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.
G.R.
V.S.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE Mourou-Vikström
Je reconnais deux grands mérites à l’arrêt de la chambre. D’une part, il ne remet pas en question la prise en compte des notes blanches, leur intérêt au titre du renseignement, et leur valeur substantielle devant le juge administratif, et d’autre part, il reconnaît, comme l’a jugé le Conseil d’État (C.E., sect, 11 décembre 2015, M. Gauthier et M. Domenjoud, nos 394990 et 395009), l’acceptabilité d’un lien indirect entre une assignation à résidence et les raisons ayant initialement justifié la déclaration de l’état d’urgence.
Ainsi, des mesures prises en vertu d’un état d’urgence déclaré aux fins de la lutte contre des attentats terroristes commis au nom de Daech, peuvent parfaitement viser des personnes non liées à la mouvance islamiste. Il suffit qu’elles présentent un risque pour sécurité publique et constituent, par exemple, une entrave ou une gêne dans le travail des forces de l’ordre qui devraient pouvoir concentrer leurs efforts sur la seule lutte contre le péril terroriste. Le constat est simple et pragmatique : l’action de la police et de la gendarmerie, si elle est dispersée, est inévitablement affaiblie.
Contrairement aux affaires Pagerie c. France (no 24203/16, 19 janvier 2023) et Fanouni c. France (no 31185/18, 15 juin 2023), dans lesquelles le lien était direct, le lien indirect est caractérisé et admis par l’arrêt, à titre de principe. Dans la pratique, l’arrêt en fait application et conforte l’assignation à résidence concernant le premier requérant, Cédric Domenjoud, ce à quoi je souscris.
Mon désaccord porte sur l’appréciation in concreto qui est faite par la majorité du degré de risque représenté par chacun des deux frères.
Selon la majorité, l’un représentait un risque, l’autre non.
Je ne peux pas me rallier à cette position selon laquelle la situation des deux requérants divergerait au regard de l’article 2 du Protocole no 4, à tel point qu’elle conduirait à un constat de non-violation de cet article en ce qui concerne Cédric Domenjoud, le premier requérant, et à un constat de violation en ce qui concerne Joël Domenjoud, le second requérant.
J’estime que tant pour le premier requérant que pour le second, les assignations à résidence n’ont pas été prises par les autorités françaises en violation de la liberté d’aller et venir sur le territoire telle qu’elle est garantie dans son principe, mais aussi potentiellement soumise à restriction par la Convention.
Le traitement différencié réservé à Joël Domenjoud par rapport à son frère par l’arrêt de la chambre ne me semble pas reposer sur des éléments convaincants, tant leur action semble obéir à la même finalité et leurs méthodes d’action à la même volonté.
I. Le contexte
Même s’il est clairement évoqué dans l’arrêt, le contexte, très étroitement lié à la temporalité des mesures, doit être rappelé et mis en perspective.
Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, la France a été frappée par des attentats terroristes islamistes coordonnés à Paris et en région parisienne. Les attentats ont causé la mort de 130 personnes, en particulier dans la salle de spectacle du Bataclan, laissant le pays, et le monde, dans un état de sidération et d’effroi.
Ce n’était cependant pas un drame humain isolé puisqu’il se situait entre deux autres épisodes terroristes perpétrés par des organisations djihadistes : la tuerie commise dans les locaux du journal « Charlie Hebdo », le 7 janvier 2015, et l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, au cours duquel 86 personnes sont mortes et 458 ont été blessées.
C’est dans ce contexte de terreur, passée et à venir, que les autorités françaises ont décidé que la COP 21 prévue du 30 novembre au 12 décembre 2015 devait être maintenue, sans nul doute pour que la peur ne prive pas l’humanité d’un rendez-vous international fondamental pour l’avenir du climat.
Il va sans dire que le choix politique courageux de maintenir sur le sol français la tenue de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques ne pouvait se faire sans mettre en place des mesures protégeant la sécurité publique mais dont le corollaire nécessaire était l’acceptation de contraintes pour les libertés publiques.
Face à des risques d’actions violentes menées par des activistes d’ultra-gauche dont faisait partie les requérants, des mesures d’assignations à résidence ont été prises par arrêtés du 25 novembre 2015.
Encore fallait-il que ces mesures soient encadrées par un cadre strict et soient susceptibles de recours effectifs.
Le risque était que dans la précipitation (les attentats ont été commis quinze jours avant le début de la COP 21) et la volonté de garantir le déroulement dans la sécurité de la conférence internationale à tout prix, des atteintes aux libertés passent inaperçues ou soient tolérées. La situation extraordinaire qui justifie l’instauration de l’état d’urgence a-t-elle créé, selon l’expression du rapporteur public devant le Conseil d’État, un « triste effet d’aubaine » pour les pouvoirs publics ? Y a-t-il eu un abus dont le second requérant aurait pâti ?
Je ne le pense pas.
Certes, les assignations à résidence concernant les deux requérants ont été prises dans le cadre de l’état d’urgence décrété dès le lendemain des attentats par le Président de la République, et après qu’un avis de dérogation auprès du secrétaire général du Conseil de l’Europe avait été déposé. Ces reconnaissances publiques et officielles de la mise en place d’un cadre exceptionnel justifiant des pouvoirs exorbitants sont toujours associées à des craintes de voir les Gouvernements en profiter à mauvais escient pour faire taire des opposants ; il convient toutefois de les relativiser selon la nature du régime politique dont elles émanent. Les mesures d’assignation à résidence n’ont jamais été détournées par les autorités françaises pour servir d’autres motifs que ceux de la protection de la population.
L’arrêt de chambre explique parfaitement en quoi, même s’il est évident que les requérants n’étaient en rien des terroristes islamistes, ils pouvaient, en menant des actions violentes de revendications, détourner les forces de l’ordre de leur mission de lutte contre le terrorisme. Le lien indirect les mesures d’assignation à résidence prises au nom de l’état d’urgence et sa cause est donc établi.
Les deux frères ne sauraient être distingués à ce titre.
C’est donc au regard de la nature de ce lien indirect et des éléments qui le caractérisent que la chambre a estimé pouvoir établir une distinction entre les deux requérants, sans véritablement parvenir à remettre en cause l’efficacité du contrôle interne complet effectué par les juridictions nationales.
II. Les notes blanches
Il est important de relever que l’arrêt s’inscrit dans la continuité de l’arrêt Pagerie c. France (précité), s’agissant des principes qui régissent la prise en compte des notes blanches par la justice administrative. Aucune des garanties de principe n’est écornée par le présent arrêt qui, bien au contraire, les reprend, les confirme et contribue à les sceller dans la jurisprudence.
Si les principes restent inchangés, la question se pose de savoir si, in concreto, le contenu des notes blanches fait état de différences telles, entre les deux frères, en termes de dangerosité et d’implication dans des actions violentes passées ou programmées, que l’assignation de l’un serait conventionnelle et celle de l’autre contreviendrait à la Convention.
Or, il ressort de la lecture des notes émanant des renseignements généraux que les deux frères ont participé et ont été les animateurs de réunions préparatoires tenues au sein d’un même squat situé à Ivry‑sur‑Seine ; la raison d’être d’un tel lieu de rassemblement était d’organiser des actions dont certaines pouvaient être violentes afin de perturber le bon déroulement de la COP 21. Ainsi étaient prévus des blocages d’accès de cortèges officiels, ainsi que l’expression de revendications par la violence contre des sites représentant l’État et ses institutions et des entreprises industrielles ou financières. La présence des requérants dans ce lieu de vie militant et leur rôle dans l’animation et l’organisation de ces actions traduisent bien une communauté de vues. La seule différence concernant la COP 21 ressort du fait que Cédric Domenjoud aurait planifié de se faire embaucher au sein de la COP 21 pour nuire à son déroulement depuis l’intérieur.
Le rôle de Joël Domenjoud n’en est pas moins important dans la mesure où les réunions qu’il organise ont précisément pour vocation d’organiser des actions revendicatives et violentes.
Il ne peut pas être raisonnablement affirmé (paragraphe 131 de l’arrêt) qu’il n’est pas établi que Joël Domenjoud soutienne ou encourage les actions contestataires prévues au cours de la COP 21. Sa présence au sein du squat et son rôle de « leader » de la mouvance radicale témoignent, à tout le moins, de sa totale adhésion aux idées et projets des opposants à la COP 21 dont les intentions et les méthodes ne faisaient pas de doute.
S’agissant des actions passées communes, les deux requérants ont participé au camp d’été anti-autoritaire de Bure au sein duquel dans la nuit du 3 au 4 août 2015, des projections d’engins incendiaires (cocktails Molotov) ont visé des gendarmes. Certes, Cédric Domenjoud a joué un rôle direct et personnel marqué dans ces actions, toutefois Joël Domenjoud n’a pas convaincu les juridictions nationales du caractère éminemment pacifique de son militantisme.
Il apparaît que le second requérant joue vraisemblablement un rôle stratégique d’organisateur et de penseur des actions, ce qui ne remet en rien en cause le risque qu’il représente au regard de la radicalité de ses convictions politiques et de la manière de les exprimer. S’il a fomenté des actions, son frère et d’autres opposants à la COP 21 les ont mises à exécution.
Son rôle central dans l’organisation du camp de Bure et dans la préparation des actions contre la COP 21 au sein du squat rassemblant les militants les plus déterminés contrevient à l’image d’un écologiste engagé, mais pacifique qu’il entend se donner.
Ainsi, le risque qu’il représente n’est pas moindre. C’est d’ailleurs ce que les juridictions nationales ont considéré dans leur juste exercice de leur rôle de contrôle.
III. Le passé judiciaire
Certes, Cédric Domenjoud, le premier requérant a été condamné par la justice pour des dégradations et un refus de se soumettre à des tests génétiques. Toutefois, cet élément bien qu’étant la conséquence objective de la reconnaissance de sa responsabilité pénale n’est certainement pas de nature à asseoir la preuve d’une dangerosité supérieure à celle de son frère.
IV. Les recours exercés
Les juridictions nationales administratives se sont prononcées sur les mesures d’assignation à résidence que les deux requérants ont contestées, en choisissant des voies judicaires différentes. Faut-il trouver dans ces choix procéduraux une différence qui expliquerait le traitement différencié de la situation de Joël Domenjoud par rapport à celle Cédric Domenjoud ?
Le premier requérant aurait-il bénéficié à l’échelle nationale d’un contrôle plus poussé et effectif que le second ?
L’inverse semble s’être produit.
Cédric Domenjoud a opté pour l’exercice de recours en référé contre la mesure d’assignation dont il faisait l’objet, tout en saisissant le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité. Il convient de tirer plusieurs conséquences du chemin procédural qu’il a suivi :
- le premier requérant a opté pour un référé-liberté et donc une procédure d’urgence de suspension d’exécution. Les juridictions nationales administratives françaises ont décidé de ne pas faire droit à sa demande, et ce, jusque devant le Conseil d’État,
- il a décidé de ne pas soumettre la mesure d’assignation à résidence à un contrôle juridictionnel sur le fond, renonçant par là-même à un examen approfondi de la légalité et de l’opportunité de la mesure,
- Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, a apprécié globalement la loi par une décision du 22 décembre 2015, rappelant les principes de proportionnalité dans l’évaluation d’une mesure d’assignation à résidence, n’émettant aucune réserve d’interprétation, et surtout, estimant, a contrario, que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 n’était pas contraire à la Constitution.
Joël Domenjoud a, pour sa part, suivi à la fois la voie du référé-liberté et celle du recours en annulation de l’arrêté pour excès de pouvoir. L’ensemble des recours qu’il a exercés ont été rejetés.
Il peut être conclu que sa situation particulière au regard de sa liberté d’aller et venir a été soumise à une appréciation plus nourrie de la part des juridictions que celle de son frère. Elles ont été unanimes dans le rejet de ses demandes tant en référé qu’en substance.
Soumise à un examen plus approfondi, il est d’autant moins compréhensible que la mesure d’assignation concernant Joël Domenjoud ait donné lieu à un constat de violation. Je suis d’autant plus en désaccord avec la position de la chambre qu’elle n’a pas estimé que la mesure d’assignation à résidence prise à l’encontre de Joël Domenjoud était couverte par la dérogation française émise en vertu de l’article 15.
Ainsi, les pouvoirs publics français n’ont en rien failli et n’ont pas cédé à la tentation d’une protection moins rigoureuse des libertés individuelles, et ce, en dépit du contexte et des intérêts concurrents qu’elles devaient défendre. Le constat de violation peut donner une impression contraire, raison pour laquelle je ne peux résolument pas y adhérer.
ANNEXE
Liste des requérants
No
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Requête No
|
Nom de l’affaire
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Introduite le
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Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
|
Représenté par
---|---|---|---|---|---
1.
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34749/16
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Domenjoud c. France
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10/06/2016
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Cédric DOMENJOUD
1985
Marseille
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Me Muriel RUEF
2.
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79607/17
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Domenjoud c. France
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17/11/2017
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Joël DOMENJOUD
1982
Commercy
|
Me Muriel RUEF