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11/04/2024 | CEDH | N°001-232010

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALLOUCHE c. FRANCE, 2024, 001-232010


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALLOUCHE c. FRANCE

(Requête no 81249/17)

ARRÊT


Art 8 (+ Art 14) • Obligations positives • Vie privée • Discrimination • Omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de l’affaire ayant compromis leur capacité à apporter une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires de l’agresseur de la requérante

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

11 avril 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à

l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Allouche c. France,

La Cour europ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALLOUCHE c. FRANCE

(Requête no 81249/17)

ARRÊT

Art 8 (+ Art 14) • Obligations positives • Vie privée • Discrimination • Omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de l’affaire ayant compromis leur capacité à apporter une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires de l’agresseur de la requérante

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

11 avril 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Allouche c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 81249/17) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Myriam Allouche (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 novembre 2017,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne une procédure pénale suite à la plainte déposée par la requérante pour des injures et des menaces à caractère antisémite. La requérante considère qu’en refusant de retenir la qualification antisémite des propos de son agresseur, les autorités ne l’ont pas adéquatement protégée des attaques verbales qui lui ont causé d’intenses souffrances et ont lourdement impacté sa vie privée.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1978 et réside à Paris. Elle a été représentée par Mes D. Dumoulin et B. Brown, avocats.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

1. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE

4. En 2014, la requérante fit connaissance de B., barman dans un café situé à proximité du lieu de travail de celle-ci, une association œuvrant pour la mémoire des victimes de la Shoah. Ils échangèrent quelques courriels de pure courtoisie. Après avoir décliné des propositions de B. de boire un café et de sortir ensemble, la requérante reçut, entre le 30 mai et le 1er juin 2014, vingt-six courriels de B. exprimant une déception amoureuse et contenant des injures, ainsi que des menaces de violences, de viol et de mort, accompagnées pour certaines de propos antisémites.

5. Ces messages furent ainsi rédigés :

« Et dire que j’étais amoureux. J’espère que tu crèves sale pute »

« t es bien une salope comme toutes les femmes !!!!

(...) je suppose qu’il est juif ! commeça tu iras dans ton pays de merde Israël »

« C’est pour ça que tu courrais comme une folle en chaleur après ton bus, pour te faire baiser comme une pute par David !!! »[1]

« je te déteste toi et ta salle race !!! vive les camps ! vive la shoa ! Vive l’Allemagne nazi ! Heil Hitler !!!!! »

« je souhaite que tu brûles en enfer !! parce que tu me fais trop de peine !!! »

« si je te croise dans la rue, je te casse ton nez de salle juive !!! »

« (...) salle pute juive »

« (...) j’ai envie de te baiser comme une grosse pute que tu es. Je veux te défoncer la chatte (...) ton bientôt tu le gardes pour le singe avec qui tu couches salope !!! (...). Maintenant j’ai trouver un nouveau passe temps, c’est de t’insulter sale pourriture !!! »

« j’ai qu’une envie maintenant c’est de te buter salope !!! »

« je vais venir sur ton lieu de travail et te flinguer !!! »

« je vais te tuer salope ! t es morte grosse pute !!! »

« excuses-moi pour les insultes, je suis fou de chagrin (...) »

« puisque tu ne veux pas me répondre, je viens chez toi ! je sais où t habites ! » « alors t’as passé un bon week-end avec ton singe ? il t’a bien défoncer cul salope ? »

« J’espère que t’as pris ton pied parce que je mettre les miens dans ta gueulle de

connasse !!! »

« je vais te faire la peau et une fois que tu seras morte je baiserai ton cadavre ! »

« J’espère que t’as pris ton pied parce que je mettre les miens dans ta gueulle de

grosse pute !!! »

« je vais baiser ton petit cul de salope une fois que tu seras morte ! »

« ensuite je te découpe ta tête et je la garderai comme souvenir de toi !»

« (...) je t’envoie en souvenir de notre relation merdique !!! une photo de moi, bisou mon amour » (sic)

6. Le dernier message fut accompagné d’une photo d’Hitler.

2. LA PROCÉDURE PÉNALE

7. Le 31 mai 2014, la requérante déposa une plainte pour menaces de mort et insultes à caractère antisémite. Le même jour, la police dressa un compte-rendu d’infraction initial, reprochant à B. d’avoir commis une « injure publique envers un particulier en raison de sa race, de sa religion ou de son origine », ainsi qu’une « menace de mort réitérée ».

8. Le 1er juin, le procureur de la République demanda à la police de « requalifier une partie des faits en injure non publique en raison de la race, de l’ethnie ou de la religion (faits contraventionnels), les menaces de mort réitérées étant, quant à elles, délictuelles avec peine d’emprisonnement ». Informé le lendemain du déroulement de l’enquête, le magistrat du parquet de permanence près le tribunal de grande instance de Paris demanda à la police de « requalifier les faits en menaces de mort aggravées par le caractère racial ».

9. Le 2 juin 2014, la requérante compléta sa plainte, dénonçant de nouveaux messages (paragraphe 5 ci-dessus). Interpellé le même jour par la police, B. se comporta de façon violente et fut placé en garde à vue. Entendu les 4 et 5 juin 2014 sur les « menaces de mort réitérées aggravées par des insultes à caractère racial », il nia les faits.

10. Le 5 juin 2014, la police dressa un compte-rendu d’enquête après identification indiquant que le fait reproché à B. était une « menace de mort réitérée commise en raison de la race ».

11. Le 6 juin 2014, B. fut déféré devant le procureur de la République dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate et cité devant le tribunal correctionnel pour avoir menacé de mort la requérante de façon réitérée, en vertu de l’article 222-17 du code pénal (« CP » ; paragraphe 23 ci-dessous). Il fut également poursuivi dans la même procédure pour violences volontaires et pour dégradation de biens, à l’égard d’autres personnes.

12. Devant le tribunal correctionnel, la requérante se constitua partie civile et sollicita 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral et 3 000 EUR au titre du préjudice matériel. Elle sollicita également du tribunal, aux termes de ses conclusions, une requalification des chefs de la prévention. Elle soutint que la qualification retenue par le ministère public était trop restrictive, car elle avait été victime non seulement de menaces de mort mais aussi de menaces de viol. Elle ajouta que « les menaces (...) [avaient] été proférées notamment à raison de l’appartenance de la victime à la religion et à la communauté juive », ce qui constituait une circonstance aggravante, au sens de l’article 222-18-1 du CP (paragraphe 23 ci-dessous). La requérante fit également valoir que les faits commis avaient eu « de lourdes conséquences sur sa vie personnelle et professionnelle en portant profondément atteinte à sa dignité de femme et de membre de la communauté juive ». Elle expliqua qu’en raison des craintes que lui inspirait l’auteur des menaces, elle avait déménagé, changé de lieu de travail, mis un terme à des projets et initiatives professionnels et associatifs, notamment liés à la judéité, et qu’elle avait développé un syndrome dépressif réactionnel.

13. Au cours de l’audience du 7 août 2014, qui s’était tenue en présence de B., la requérante souligna une nouvelle fois le caractère antisémite des propos dénoncés.

14. Par un jugement du même jour, le tribunal correctionnel de Paris déclara B. coupable de menaces de mort réitérées, au sens de l’article 222-17 du CP, commises du 30 mai 2014 au 2 juin 2014 à l’égard de la requérante, ainsi que de violences volontaires et de dégradation de biens. Il condamna B. à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement dont douze avec sursis et mise à l’épreuve pendant trois ans. Le sursis fut assorti de l’interdiction de paraître au domicile de la requérante et d’entrer en relation avec elle, ainsi que de l’obligation de se soumettre à des mesures de soins médicaux. Par ailleurs, le tribunal condamna B. à verser à la requérante les sommes de 3 000 EUR pour préjudice moral, 2 000 EUR pour préjudice matériel et 1 000 EUR pour frais et dépens. Le tribunal ne se prononça aucunement sur la requalification dont il était pourtant saisi par les conclusions de la partie civile.

15. Toutes les parties au procès interjetèrent appel du jugement.

16. La requérante renouvela, dans ses conclusions de partie civile devant la cour d’appel, sa demande de requalification des faits poursuivis, en arguant que le caractère antisémite des menaces et injures ne faisait aucun doute. Tout en répétant que les faits avaient eu de lourdes répercussions sur sa vie privée et professionnelle, elle dit se sentir attaquée en tant que femme et surtout en tant que Juive.

17. Après plusieurs renvois d’audience accordés à la demande de B., ce dernier fit parvenir à la cour d’appel de Paris une nouvelle demande de renvoi. La cour d’appel rejeta cette demande comme tardive et non étayée.

18. L’audience eut lieu le 6 mai 2016 en l’absence de B. et de son avocat. À cette occasion, la requérante demanda une nouvelle fois la requalification et sollicita une augmentation des sommes à lui payer par B. pour préjudices moral et matériel et pour frais et dépens. Le ministère public releva que les requalifications sollicitées n’étaient pas recevables en l’absence du prévenu.

19. Par un arrêt du 24 juin 2016, la cour d’appel de Paris, statuant contradictoirement, confirma le jugement et ordonna à B. de payer à la requérante 1 000 EUR pour frais et dépens. Tout en considérant que les propos de B. étaient conformes à la qualification revendiquée par la requérante, à savoir menaces de mort à raison de l’appartenance ou de la non‑appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, au sens de l’article 222-18-1 du CP, la cour d’appel ne modifia pas les termes de la prévention et se prononça en ces termes :

« L’absence du prévenu n’avait pas permis de débattre contradictoirement à l’audience de cette requalification, celle-ci était de surcroît une circonstance aggravante modifiant le quantum de la peine encourue. Ainsi, ne peut être assimilé à un débat contradictoire la constatation de la réunion des éléments matériels susceptibles de permettre une qualification des faits poursuivis différente de celle choisie par le Ministère Public. »

20. La requérante se pourvut en cassation en arguant, notamment, que les juges du fond avaient méconnu l’article 6 de la Convention, ainsi que les articles 222-17 et 222-18-1 du CP. Dans ses observations, elle soutint que la décision attaquée portait atteinte à ses intérêts civils, faute de réparation du préjudice spécifique résultant de la circonstance aggravante, et que l’absence de réparation était la conséquence directe du refus de requalification des chefs de la prévention.

21. Dans ses conclusions du 20 mars 2017 proposant la cassation de l’arrêt d’appel, l’avocate générale près la Cour de cassation considéra, d’une part, que la contestation par la partie civile du refus de requalifier les faits était fondée dans la mesure où l’absence de requalification portait atteinte à ses intérêts civils en la privant de la possibilité d’obtenir réparation du préjudice spécifique résultant de la circonstance aggravante. D’autre part, elle releva que la requérante avait mis dans le débat devant le tribunal correctionnel la question de la requalification des faits en menaces de mort aggravées et que, dès lors, le prévenu appelant avait été mis en mesure de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée. L’avocate générale conclut que, dans ces circonstances, la cour d’appel ne pouvait pas refuser de restituer aux faits leur exacte qualification.

22. Par une décision du 13 juin 2017, la Cour de cassation ne suivit pas la position de l’avocate générale et déclara le pourvoi de la requérante irrecevable, au motif que la partie civile était sans qualité pour critiquer la qualification retenue par le juge pénal à l’appui de la condamnation prononcée.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE

23. Les dispositions pertinentes du code pénal, dans leur version applicable à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article 132-76

« Dans les cas prévus par la loi, les peines encourues pour un crime ou un délit sont aggravées lorsque l’infraction est commise à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

La circonstance aggravante définie au premier alinéa est constituée lorsque l’infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature portant atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »

Article 222-17

« La menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes dont la tentative est punissable est punie de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende lorsqu’elle est, soit réitérée, soit matérialisée par un écrit, une image ou tout autre objet.

La peine est portée à trois ans d’emprisonnement et à 45 000 euros d’amende s’il s’agit d’une menace de mort. »

Article 222-18-1

« Lorsqu’elles sont commises à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, les menaces prévues au premier alinéa de l’article 222-17 sont punies de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, celles prévues au second alinéa de cet article (...) sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende (...). »

Article R. 624-4[2]

« L’injure non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe. »

24. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit :

Article 4

« L’action civile en réparation du dommage causé par l’infraction (...) peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l’action publique. (...) »

Article 380-2

« La faculté d’appeler appartient : (...)

4o A la partie civile, quant à ses intérêts civils ; (...) »

Article 395

Si le maximum de l’emprisonnement prévu par la loi est au moins égal à deux ans sans excéder cinq ans, le procureur de la République, lorsqu’il lui apparaît que les charges réunies sont suffisantes et que l’affaire est en l’état d’être jugée, peut, s’il estime que les éléments de l’espèce justifient une comparution immédiate, traduire le prévenu sur-le-champ devant le tribunal.

(...) »

Article 397-6

« Les dispositions des articles [relatifs à la procédure de comparution immédiate] ne sont applicables (...) en matière de délits de presse (...) ou d’infractions dont la procédure de poursuite est prévue par une loi spéciale. »

Article 567

« (...) les arrêts et jugements rendus en dernier ressort en matière criminelle, correctionnelle et de police peuvent être annulés en cas de violation de la loi sur pourvoi en cassation formé par le ministère public ou par la partie à laquelle il est fait grief, suivant les distinctions qui vont être établies.

Le recours est porté devant la chambre criminelle de la Cour de cassation. »

25. Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse concernant le délit d’injure publique sont exposées dans la décision Bonnet c. France ((déc.), no 35364/19, § 23, 25 janvier 2022).

26. La Cour de cassation considère que, s’il appartient aux juges répressifs de restituer aux faits dont ils sont saisis leur véritable qualification, c’est à la condition que le prévenu ait été en mesure de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée (Crim., 22 octobre 2014, no 13-83.901). En outre, les juges répressifs doivent restituer aux faits dont ils sont saisis leur véritable qualification si le prévenu appelant a été mis en mesure de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée ; le prévenu a eu connaissance de cette requalification, dès lors que le jugement dont il avait relevé appel avait été signifié à sa personne (Crim., 17 décembre 2014, no 14‑81.404).

27. La Cour de cassation juge également qu’il appartient aux juges du second degré, qui retenaient la possibilité d’une qualification différente des faits dont ils étaient saisis, de rendre une décision renvoyant l’affaire à une date ultérieure et invitant le prévenu à venir s’expliquer sur la requalification envisagée (Crim., 1er juin 2016, no 14-87173).

28. La doctrine admet que les contraventions connexes à des délits relevant du champ de la procédure de comparution immédiate puissent également être poursuivies dans le cadre d’une même procédure (Ch. Guéry, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, fascicule « Comparution immédiate », juin 2022, § 32).

2. LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

29. Pour un exposé des instruments internationaux pertinents relatifs à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe et à la lutte contre le discours de haine, il est renvoyé à l’arrêt Sanchez c. France ([GC], no 45581/15, §§ 60-63, 67-68, 70 et 72, 15 mai 2023).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

30. La requérante considère qu’en refusant de retenir la qualification antisémite des propos de son agresseur, les autorités ne l’ont pas adéquatement protégée des attaques verbales qui lui ont causé d’intenses souffrances et ont lourdement impacté sa vie privée. Elle invoque l’article 6 de la Convention.

31. La Cour observe que le grief de la requérante se rapporte au fait que les autorités n’ayant pas tenu compte de la dimension antisémite des propos de son agresseur n’ont pas assuré à l’intéressée une protection effective contre les actes de violences, menaces et injures antisémites. Il n’est pas contesté que certains des propos de B. étaient d’une extrême violence, contenaient des menaces directes et visaient la requérante en tant que membre de la communauté juive.

32. Maîtresse de qualification juridique, la Cour considère que ce grief relève de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention qui s’appliquent ratione materiae dans la présente affaire (voir R.B. c. Hongrie, no 64602/12, §§ 78-80, 12 avril 2016, Alković c. Monténégro, no 66895/10, § 46, 5 décembre 2017, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 117, 14 janvier 2020, et Association ACCEPT et autres c. Roumanie, no 19237/16, §§ 62-68, 1er juin 2021, ainsi que, mutatis mutandis, dans le contexte de l’article 3, Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, §§ 37-38, 28 mars 2017 (extraits), et Balázs c. Hongrie, no 15529/12, § 54, 20 octobre 2015). Elle rappelle à cet égard que les obligations des autorités internes de prévenir les attaques xénophobes ainsi que d’enquêter sur des motifs discriminatoires peuvent être examinées sous l’angle tant des obligations positives de l’article 8 que des obligations découlant de l’article 14 d’assurer la jouissance des droits fondamentaux sans discrimination (Identoba et autres c. Géorgie, no 73235/12, § 63, 12 mai 2015, et Association ACCEPT et autres, précité, § 96). En l’espèce, les propos litigieux ont affecté les sentiments d’estime et de confiance en soi de la requérante et ont entraîné de lourdes répercussions sur sa vie privée et professionnelle. Par ailleurs, la victime a reçu un traitement indifférencié de la part des autorités pénales alors qu’elle réclamait que soit reconnue son appartenance à une catégorie religieuse à laquelle la loi pénale accorde une protection particulière.

Les articles 8 et 14 de la Convention sont ainsi libellées dans leurs parties pertinentes :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

33. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, et cela à deux égards.

34. Premièrement, il divise les messages reçus par celle-ci en deux groupes : ceux contenant des menaces de mort – faits réprimés par l’article 222-17 du CP – et ceux constituant des injures non publiques à caractère antisémite, exclues du champ de la procédure de comparution immédiate car constituant à la fois une infraction de presse, réprimée par la loi du 29 juillet 1881, et une contravention au sens de l’article R. 624-4 du CP. Il précise que le choix des poursuites par le ministère public était celui de la comparution immédiate, afin, notamment, d’apporter une réponse pénale rapide et de faire cesser les agissements intolérables de B.

35. Le Gouvernement estime que, contrairement à ce qu’a conclu la cour d’appel, la qualification de menaces de mort aggravées par le caractère antisémite ne pouvait pas s’appliquer aux propos dénoncés par la requérante, car seules les injures revêtaient un tel caractère. De l’avis du Gouvernement, les injures étant exclues du champ de la comparution immédiate et ne pouvant pas être poursuivies devant le tribunal correctionnel, la requérante avait la possibilité de saisir le juge civil d’une action en réparation de son préjudice résultant des injures antisémites.

36. Deuxièmement, le Gouvernement considère que la requérante n’a pas soulevé, devant les juridictions internes, le grief tiré d’une discrimination, au sens de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

b) La requérante

37. La requérante soutient tout d’abord que l’infraction d’injures non publiques viendrait en concours avec celle prévue par l’article 222-18-1 du CP et n’entrainerait pas nécessairement de poursuites distinctes, « en raison de la règle du projet criminel d’ensemble et celui de la qualification absorbante ». Selon la requérante, les messages de B. ayant été envoyés dans un temps très restreint, ils devraient être analysés dans leur globalité, en une scène unique, et l’infraction d’injure à caractère racial pourrait être absorbée par celle de menaces de mort en raison de la judéité de l’intéressée.

38. La requérante considère également qu’elle n’était pas obligée d’utiliser un recours parallèle concernant les injures, tendant essentiellement au même but que celui déjà utilisé concernant les menaces de mort.

39. Enfin, elle soutient qu’elle a visé, en substance, les articles 8 et 14 de la Convention, en invoquant l’article 222-18-1 du CP qui porte précisément sur les infractions commises « à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », ainsi qu’en avançant devant les juridictions internes le caractère antisémite des menaces et son ressenti en tant que personne d’ethnie juive.

2. Appréciation de la Cour

40. La Cour constate que l’objection de non-épuisement du Gouvernement est double : elle se rapporte, d’une part, à la condition procédurale d’épuisement (nécessité pour la requérante de saisir l’instance nationale compétente, en l’occurrence, le juge civil), et d’autre part, à la condition matérielle (obligation de soulever devant les juridictions internes saisies une violation des droits protégés par la Convention).

41. S’agissant de l’aspect procédural, elle relève que la requérante a porté plainte en visant l’ensemble des propos injurieux et menaçants, ce qui a initialement entraîné l’ouverture d’une enquête pour injure publique envers un particulier en raison de sa race, de sa religion ou de son origine, ainsi que pour menace de mort réitérée. Après plusieurs hésitations quant au champ des poursuites pénales (paragraphes 7-10 ci-dessus), B. a été finalement jugé et condamné, sans que le tribunal correctionnel et la cour d’appel aient décliné leur compétence au profit du juge civil ou au profit d’une juridiction pénale statuant en dehors de la procédure de comparution immédiate. Au contraire, la juridiction d’appel a considéré que les propos incriminés étaient, dans leur globalité et dans leur essence, conformes à la qualification de menace de mort à caractère antisémite, tout en refusant de procéder à la requalification demandée.

42. La Cour rappelle à cet égard que, sauf en cas d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste, elle ne doit pas prendre le contre-pied des conclusions retenues par les tribunaux nationaux. La Cour considère donc que les propos déférés s’analysaient, au moins en une partie, en des menaces antisémites (voir aussi Sanchez [GC], précité, § 189).

43. Dans ces circonstances, le dépôt d’une plainte pénale par la requérante était un recours effectif et suffisant, tandis qu’un recours parallèle, qu’elle aurait probablement pu exercer, aurait été un recours « dont le but est pratiquement le même » (voir, par exemple, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, ainsi que R.B. c. Hongrie, §§ 60-62, Škorjanec, § 46, Alković, § 53, Balázs, §§ 30-31, tous précités, et Sabalić c. Croatie, no 50231/13, § 74, 14 janvier 2021).

44. Quant à l’épuisement « matériel », la Cour s’accorde à dire, avec la requérante, qu’elle a bien invoqué au niveau interne l’article 222-18-1 du CP qui réprime les infractions commises notamment à raison de la judéité – vraie ou supposée – de la victime, et qu’elle a toujours soutenu que les propos tenus par B. avaient revêtu un caractère antisémite et avaient eu de graves répercussions sur sa vie privée et sur son bien-être. Elle a également insisté sur la nécessité à donner une qualification juridique appropriée à ces propos. Dès lors, l’intéressée a soulevé en substance l’article 8 (protégeant la vie privée) et l’article 14 (interdisant toute forme de discrimination).

45. Partant, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité tirée d’un non-épuisement des voies de recours internes.

46. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

47. La requérante estime que l’État n’a pas respecté ses obligations positives consistant à prendre en compte le motif antisémite dans les actes de son agresseur afin de la protéger adéquatement des actes de violences, menaces et injures antisémites. Elle soutient que, dès la première instance, elle avait mis dans les débats la question relative à la requalification des charges compte tenu des motifs antisémites. Selon elle, si cette question n’a pas pu être débattue contradictoirement, c’était tant à cause de l’attitude du prévenu, qui a fait le choix de ne pas comparaître et de ne pas se faire représenter en appel, que pour défaut de diligence du parquet, qui pas formé de pourvoi en cassation.

48. Le Gouvernement soutient que les autorités ont bien pris en compte le motif raciste avancé par la requérante, et cela tant en première instance qu’en appel. Selon lui, si la requalification des charges n’a pas été retenue par les juges, c’était pour mettre en balance les droits de la victime avec ceux de l’accusé. Aux yeux du Gouvernement, aucune requalification ne pouvait intervenir avant d’avoir été soumise à la discussion contradictoire des parties. En l’espèce, le prévenu étant absent et non représenté en appel, il n’avait pas la possibilité de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée, et la cour d’appel a choisi de ne pas renvoyer l’audience une nouvelle fois afin de respecter un délai raisonnable du procès.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux en la matière

49. Pour les principes généraux concernant les obligations positives imposées aux États membres par l’article 8 et consistant à protéger les personnes contre les actes de violences des personnes privées, il est renvoyé à l’arrêt M.S. c. Croatie (no 36337/10, §§ 73-74, 25 avril 2013, et les références qui y sont citées).

50. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, il incombe aux autorités nationales de mettre en place un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes discriminatoires et de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer s’il y avait un mobile raciste ou, plus largement, discriminatoire, dans les faits dénoncés (R.B. c. Hongrie, précité, §§ 83-84). Si le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans le domaine de la protection contre les actes de particuliers relève, en principe, de la marge d’appréciation des États, la prévention d’actes graves mettant en jeu des aspects essentiels de la vie privée requiert la mise en place d’une législation pénale efficace. Toujours en principe, les sanctions pénales, y compris celles visant les individus responsables d’incitations à la violence motivée par des raisons discriminatoires, ne peuvent constituer qu’une mesure de dernier recours. Or, lorsque des actes, constitutifs d’infractions graves, portent atteinte à l’intégrité physique ou mentale d’une personne, seuls des mécanismes de droit pénal efficaces peuvent assurer à cette personne une protection adéquate et jouer un rôle dissuasif (Beizaras et Levickas, précité, §§ 110-111 et 128, et les références qui y sont citées).

51. La Cour rappelle également que les incidents violents à motivation supposément discriminatoire, en particulier raciste, ne doivent pas être traités sur un pied d’égalité avec des délits ne comportant pas de tels motifs (Škorjanec, précité, § 53, et, plus récemment, Kreyndlin et autres c. Russie, no 33470/18, § 58, 31 janvier 2023 ; voir également paragraphe 29 ci-dessus, renvoyant aux instruments internationaux adoptés en matière de la lutte contre les actes racistes).

52. Dans les affaires impliquant de tels incidents, la Cour recherche s’il existait dans l’ordre juridique interne des mécanismes légaux adéquats, en particulier, relevant de la sphère pénale, de protection contre les délits motivés par des attitudes discriminatoires, ainsi que si ces mécanismes ont été mis en œuvre de façon effective et propre à garantir une protection appropriée contre les actes discriminatoires (mutatis mutandis, Škorjanec, précité, § 58).

b) Application en l’espèce

53. La Cour observe que le principal grief de la requérante s’articule autour du refus de prise en compte par les juridictions internes de son appartenance à la communauté juive. Elle caractérise deux défaillances distinctes : celle du tribunal correctionnel qui n’a pas statué sur sa demande de requalification, et celle de la cour d’appel qui a reconnu que les faits relevaient de la qualification de menace de mort à caractère antisémite, sans rien mettre en œuvre pour remédier à l’omission dans la poursuite.

54. Dans son analyse, la Cour part du constat fait par la juridiction d’appel selon laquelle les propos de B. s’analysaient bien en des menaces antisémites (paragraphes 19 et 41 ci-dessus).

55. Elle constate ensuite que le droit français prévoit un mécanisme pénal de répression des menaces de commettre un délit, commises en raison de l’appartenance de la victime à une ethnie, une religion ou une race (article 222-18-1 du CP à la date des faits litigieux), et que ce mécanisme a été appliqué au stade initial de la plainte.

56. En effet, une enquête pénale pour injure publique envers un particulier en raison de sa race, de sa religion ou de son origine, ainsi que pour menace de mort réitérée a été ouverte. Le procureur de la République a demandé de requalifier une partie des faits en injure non publique antisémite (faits contraventionnels), alors que le magistrat du parquet de permanence a, par la suite, demandé de requalifier l’ensemble des faits en menaces de mort « aggravées par le caractère racial ». La police a, par ailleurs, auditionné B. sur les menaces de mort réitérées aggravées par des insultes à caractère racial, avant de dresser un compte-rendu relatif aux menaces de mort commises en raison de la race (paragraphes 7-10 ci-dessus).

57. Bien que les investigations aient porté sur le mobile antisémite de l’auteur des faits, le ministère public a finalement pourtant décidé de poursuivre B., selon la procédure de comparution immédiate, pour les menaces de mort réitérées, en ignorant l’aspect relatif à la judéité, vraie ou supposée, de la victime. Or, le magistrat du parquet, ayant choisi la qualification des faits qu’il entendait poursuivre, pouvait assortir la poursuite des menaces de mort de la qualification aggravante d’antisémitisme dans la mesure où la victime était, sans ambiguïté possible, verbalement attaquée, menacée, injuriée et humiliée en raison de sa judéité. À cet égard, la Cour note que l’article 132-76 alinéa 2 du CP prévoit que cette circonstance aggravante est également constituée lorsque l’infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos ou d’écrits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime à raison de son appartenance, vraie ou supposée, à une religion déterminée (paragraphe 23 ci-dessus), ce qui ne fait aucun doute en l’espèce. Par ailleurs, une qualification de menaces de violences physiques aggravées par l’appartenance à une religion pouvait parfaitement être retenue par les autorités de poursuite à l’encontre de B., dès lors qu’il avait proféré une menace de délit à connotation antisémite en ces termes « je te croise dans la rue, je te casse ton sale nez de juive » (paragraphe 5 ci-dessus).

58. Enfin, si l’injure non publique est effectivement une contravention qui ne relève pas, en principe, de la procédure de comparution immédiate, rien n’empêchait de poursuivre B. en comparution immédiate pour menaces de mort et pour injures non publiques, en tant que contravention connexe (paragraphes 24 et 28 ci-dessus), ce qui aurait, à tout le moins, permis de ne pas passer sous silence la dimension antisémite des faits reprochés à B.

59. La Cour est donc convaincue que le ministère public était en mesure d’intégrer la dimension antisémite des faits aux poursuites pénales engagées à l’encontre de B. en l’état du droit pénal français. Or, en dépit d’injures, de menaces écrites de mort, de viol et de violences, dont le caractère antisémite pouvait être difficilement remis en cause, et malgré l’orientation initiale de l’enquête en ce sens, B. a été déféré devant le tribunal correctionnel pour répondre uniquement de menaces de mort « simples » (voir Király et Dömötör c. Hongrie, no 10851/13, § 78 in fine, 17 janvier 2017, Kreyndlin et autres, § 56, et Sabalić, § 105, précités).

60. Pour autant, si la Cour ne saurait critiquer, en tant que tels, le choix des poursuites et la qualification des faits par le ministère public, elle relève les éléments suivants. D’une part, le tribunal correctionnel n’a pas fourni la moindre réponse aux doléances répétées de la requérante relatives au caractère antisémite des actes subis par elle, et il a condamné l’agresseur de celle-ci à une peine d’emprisonnement de dix-huit mois avec sursis (la disposition pénale appliquée prévoyant une peine de trois ans maximum), tandis qu’une peine de cinq ans, correspondant à un quantum légal plus élevé, aurait été encourue pour les menaces ainsi aggravées (paragraphe 23 ci‑dessus). Par ailleurs, la requalification en des faits plus graves aurait permis de reconnaître la qualité de victime touchée en raison de sa judéité, et aurait nécessairement entraîné la possibilité pour la requérante, en sa qualité de partie civile, de former une demande pécuniaire de réparation de son préjudice nettement plus élevée.

61. D’autre part, la Cour ne peut que constater, une nouvelle fois, que la juridiction d’appel a, dans la motivation de son arrêt, bien qualifié les messages de B. de menaces antisémites, conformément à la demande de la requérante (paragraphes 19, 42 et 54 ci-dessus). Cependant, elle n’a usé d’aucune possibilité légale permettant de donner une réponse juridique appropriée aux infractions teintées par l’antisémitisme, tout en assurant les droits de la défense. En effet, en premier lieu, la cour d’appel aurait pu requalifier les faits en des menaces de violences physiques aggravées par le caractère antisémite, conformément à l’article 222-18-1 du CP, qualification emportant un quantum de la peine et une amende moindre que ceux de l’infraction poursuivie (paragraphe 23 ci-dessus). Partant, la cour d’appel ne pouvait pas se retrancher utilement derrière un argument tiré de ce qu’une requalification modifierait, à la hausse et au préjudice du prévenu, le quantum de la peine encourue. En second lieu, elle n’a pas ajourné l’audience une nouvelle fois, en recourant au besoin au mandat d’amener du prévenu, qui s’était abstenu de comparaître ou de se faire représenter en appel en se plaçant volontairement dans l’impossibilité de discuter la requalification envisagée. Elle n’a donc pas fait droit, comme elle le pouvait au regard du droit interne, à la demande de la requérante tendant à la requalification (paragraphes 26-27 ci-dessus).

62. Il s’ensuit que la cour d’appel n’a tiré aucune conséquence juridique de ses propres constatations, et cette défaillance n’a pas été réparée en cassation. En effet, la Cour de cassation a déclaré le pourvoi de la requérante irrecevable. Elle n’a pas suivi la position de l’avocate générale qui avait pourtant soutenu la possibilité d’une requalification des faits, déjà mise dans le débat en première instance, et qui aurait donc pu être contradictoirement débattue à un stade de la procédure. La demande de la requérante visant à obtenir une indemnisation plus appropriée, tenant compte du caractère antisémite des propos de son agresseur aurait dès lors pu être accueillie (paragraphes 21, 22 et 60 in fine, ci-dessus). Ainsi, la souffrance, le traumatisme et les nombreuses répercussions négatives sur la vie personnelle et professionnelle de la requérante ont été accentués par le refus des juridictions nationales de reconnaître son statut de « victime juive » et d’en déduire toutes les conséquences juridiques.

63. En résumé, la Cour relève que les juridictions pénales françaises ayant été amenées à juger l’affaire dans laquelle la requérante était victime n’ont jamais pris en compte – que ce soit au stade des poursuites, de la requalification demandée mais non accordée, et donc de la condamnation – le caractère antisémite des faits.

64. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que les autorités internes ont méconnu leurs obligations positives découlant des articles 8 et 14 de la Convention consistant à fournir une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires – particulièrement destructeurs des droits fondamentaux – de l’agresseur de la requérante (voir, mutatis mutandis, Sabalić, §§ 113 et 115, et R.B. c. Hongrie, § 91, précités). L’omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de la présente affaire, a compromis leur capacité à apporter une telle réponse adéquate.

65. Partant, il y a eu violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

66. La Cour relève que la requérante critique l’absence de requalification des charges contre son agresseur également sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour considère qu’elle a examiné, au regard des articles 8 et 14, la question juridique principale soulevée par la présente requête (paragraphes 53-

65 ci‑dessus). Elle estime ainsi qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Thèses des parties

68. La requérante réclame 17 000 EUR au titre du préjudice moral, ainsi que 11 460 EUR au titre du préjudice matériel (incluant les frais liés au déménagement et différentes sommes empruntées « pour se protéger »). Elle argue que non seulement la réparation de ses préjudices ordonnée par la justice a été insuffisante, mais en outre que B. ne lui a jamais versé les sommes au paiement desquels il a été condamné. La requérante ajoute qu’à la suite des propos dont elle a été victime, elle a subi une profonde dépression.

69. Le Gouvernement soutient que les demandes de la requérante formulées au titre du préjudice matériel sont partiellement non étayées, alors que celles formulées au titre du préjudice moral sont excessives, d’autant que l’intéressée a déjà été indemnisée au niveau interne. Il fait également valoir qu’en l’absence de paiement par B. des sommes dont il est redevable, la requérante pouvait recourir à la procédure d’exécution forcée et/ou saisir la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions qui aurait transmis la demande au Fonds de garanties des victimes.

2. Appréciation de la Cour

70. La Cour considère que la requérante a subi un préjudice moral du fait de la violation constatée. En revanche, elle ne distingue pas de lien de causalité direct entre la violation constatée et les montants réclamés au titre du préjudice matériel (mutatis mutandis, Kreyndlin et autres, précité, §§ 72‑74). Par ailleurs, la Cour s’accorde à dire, avec le Gouvernement, que la requérante, indemnisée au niveau interne à la hauteur de 5 000 EUR, disposait de procédures lui permettant d’obtenir ce montant.

71. Dans ces circonstances, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante une somme de 15 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour préjudice moral, et rejette le reste des demandes.

2. Frais et dépens
1. Thèses des parties

72. La requérante sollicite 5 840 EUR pour les honoraires de ses avocats (dont 1 700 EUR de frais pour la procédure devant la Cour). Elle fournit les notes d’honoraires et les états de frais rédigés par des cabinets d’avocats.

73. Le Gouvernement soutient que la demande n’est pas étayée par des factures et indique que la requérante a déjà obtenu 2 000 EUR à ce titre au niveau interne.

2. Appréciation de la Cout

74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, leur réalité est étayée par les documents fournis, ces frais n’apparaissent pas excessifs et se rapportent à l’objet de la présente affaire. La Cour considère qu’il convient de déduire du montant demandé les 2 000 EUR alloués à la requérante au niveau interne, et de lui accorder 3 840 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

a) 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour dommages moral ;

b) 3 840 EUR (trois mille huit cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président

* * *

[1] La requérante indique supposer que, dans l’esprit de l’auteur des propos, le prénom David incarnait les hommes Juifs.

[2] L’article R. 624-4 du code pénal a été abrogé en août 2017, son contenu a été, pour l’essentiel, repris dans l’article R. 625-8-1 du même code. Cette contravention relève désormais de la 5e classe.


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