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04/04/2024 | CEDH | N°001-231874

CEDH | CEDH, AFFAIRE TAMAZOUNT ET AUTRES c. FRANCE, 2024, 001-231874


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE TAMAZOUNT ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 17131/19 et 4 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Déclaration d’incompétence du Conseil d’État, au nom de la doctrine des actes de gouvernement, limitée aux demandes en réparation d’enfants de harkis pour faute de l’État résultant de l’absence de protection en Algérie au moment de l’indépendance et de rapatriement systématique en France • Art 6 § 1 applicable sous son volet civil • Aucune raison pour la Cour eur

opéenne de substituer sa propre appréciation à celle du Conseil d’État quant à l’interprétation du droit interne, ou...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE TAMAZOUNT ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 17131/19 et 4 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Déclaration d’incompétence du Conseil d’État, au nom de la doctrine des actes de gouvernement, limitée aux demandes en réparation d’enfants de harkis pour faute de l’État résultant de l’absence de protection en Algérie au moment de l’indépendance et de rapatriement systématique en France • Art 6 § 1 applicable sous son volet civil • Aucune raison pour la Cour européenne de substituer sa propre appréciation à celle du Conseil d’État quant à l’interprétation du droit interne, ou de dire que sa position était arbitraire ou manifestement déraisonnable • Existence d’une voie de droit alternative fondée sur la responsabilité sans faute de l’État • Marge d’appréciation non excédée

Art 3 et 8 et Art 1 P1 • Traitement inhumain et dégradant • Vie privée • Correspondance • Respect des biens • Conditions de vie de certains requérants dans un camp d’accueil d’harkis en France incompatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnant d’atteintes aux libertés individuelles • Montant des réparations accordées à chacun par les juridictions internes inadéquat et insuffisant pour redresser les violations constatées par elles • Art 34 • Maintien de la qualité de victime • Art 35 § 3 a) • Compétence ratione temporis à compter du 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole no 1 à l’égard de la France

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

4 avril 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tamazount et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 17131/19, 19242/19, 55810/20, 28794/21 et 28830/21) dirigées contre la République française et dont des ressortissants de cet État, M. Abdelkader Tamazount, M. Kaddour Mechalikh, M. Aïssa Tamazount, Mme Zohra Tamazount et M. Brahim Tamazount (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Notant que M. Guyomar, juge élu au titre de la France, s’est déporté pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour) et que le président de la chambre a décidé de désigner M. Jean-Marie Delarue pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 mars 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requérants sont des enfants de harkis (auxiliaires d’origine algérienne ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie). Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, ils soutiennent que la décision du Conseil d’État de se déclarer incompétent, au nom de la théorie des actes de gouvernement, pour connaître de leurs actions en indemnisation, fondées sur la responsabilité pour faute de l’État, du fait, d’une part, du défaut d’intervention de la France en Algérie pour protéger les harkis et leurs familles au moment de l’indépendance et, d’autre part, du défaut d’organisation du rapatriement systématique de ceux-ci en France, a violé leur droit d’accès à un tribunal. Par ailleurs, tous les requérants, sauf M. Mechalikh (requête no 19242/19), se plaignent, sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole no 1, de leurs conditions de vie dans les centres d’accueil des harkis en France.

EN FAIT

2. Les requérants de la famille Tamazount (requêtes nos 17131/19, 55810/20, 28794/21 et 28830/21) ont été représentés par Me J.-E. Nunes, avocat. M. Mechalikh (requête no 19242/19) a été représenté par Me Hervé Hazan, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

1. GENÈSE ET CONTEXTE DES AFFAIRES
1. Les accords d’Évian

4. Durant la guerre d’Algérie (1954-1962), l’armée française employa des forces supplétives. Parmi elles figuraient les membres de harkas[1], communément appelés les harkis.

5. Le 8 janvier 1961, les autorités françaises organisèrent un référendum sur le principe de l’autodétermination de l’Algérie, qui fut approuvé par 75,25 % des Français en métropole et par 69,09 % des Français en Algérie. Des institutions provisoires algériennes furent créées. Le 20 mai 1961, des pourparlers s’ouvrirent à Évian en France pour définir les conditions de l’indépendance de l’Algérie. Le 18 mars 1962, les accords d’Évian furent signés entre les représentants du gouvernement de la République française et du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ils prévoyaient notamment l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu au lendemain de leur signature, soit le 19 mars 1962, ainsi que la tenue de scrutins pour approuver ces accords. Le 8 avril 1962, 90 % des Français approuvèrent les accords d’Évian par référendum. Le 1er juillet 1962, plus de 99 % des Algériens votèrent pour l’indépendance du pays. Le 3 juillet 1962, la France reconnut l’indépendance de l’Algérie et le 5 juillet 1962, celle-ci proclama officiellement son indépendance.

6. Ces évolutions entraînèrent la démobilisation des forces supplétives, de manière progressive de mars 1961 à janvier 1962, puis massive de mars 1962 à juin 1962. Les conditions de la démobilisation furent déterminées par le décret no 62-318 du 20 mars 1962 fixant les dispositions applicables aux personnels servant dans les harkas en Algérie. Ce décret prévoyait que les harkis pouvaient soit s’engager dans l’armée régulière française, soit retourner dans leurs foyers avec une prime de licenciement et une prime de recasement, soit bénéficier d’un délai de réflexion de six mois, pendant lequel ils souscriraient un contrat pour servir, à titre civil, en qualité d’agents contractuels des armées.

7. Selon une étude du Contrôleur général des armées de l’époque, 153 000 supplétifs étaient engagés aux côtés de l’armée française à la date de la signature des accords d’Évian, dont environ 60 000 harkis.

2. Les représailles contre les harkis au moment de l’indépendance de l’Algérie

8. Au moment de l’indépendance, les harkis restés en Algérie firent l’objet de représailles. Le nombre de personnes arrêtées, torturées et massacrées continue, à ce jour, de faire l’objet de débats entre historiens.

9. Une étude du Conseil économique et social[2] intitulée « La situation sociale des enfants de harkis », publiée le 22 janvier 2007, indique que le nombre d’anciens supplétifs torturés et massacrés avait été évalué à 25 000 dans un précédent rapport rendu en 1963, et précise que ce chiffre paraît largement sous-évalué.

10. Dans un rapport intitulé « Aux harkis, la France reconnaissante » rédigé par un groupe de travail composé de parlementaires, de membres d’association de harkis, de représentants de l’Office national des anciens combattants et de personnalités qualifiées et remis à la Secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées le 17 juillet 2018, les massacres et exactions commis au moment de l’indépendance de l’Algérie sont ainsi décrits :

« C’est réellement à partir du 3 juillet 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, que les harkis font l’objet de représailles massives de la part de leurs anciens ennemis du FLN [Front de libération nationale] ainsi que des « marsiens » (baptisés de la sorte en référence au mois de mars, mois de signature des accords d’Évian et du cessez-le-feu), moudjahidines du lendemain cherchant à compenser leur inactivité passée par un zèle d’après-guerre. Dans un contexte que les historiens décrivent comme chaotique – il n’y a pas d’État algérien, le GPRA ayant disparu, et les diverses factions du FLN s’affrontent pour le pouvoir – et sur fond de règlements de comptes locaux, les arrestations, les enlèvements et les assassinats débutent.

Un rapport remis par le sous-préfet d’Akbou, M. Robert, au vice-président du Conseil d’État, en mai 1963, fait état des violences qu’ont subies les harkis dans cet ex-arrondissement algérien : dès juillet 1962, 750 personnes sont arrêtées et regroupées pour être interrogées, et sont torturées ; la moitié sera exécutée, dont deux tiers d’anciens supplétifs et un tiers de civils. Le sous-préfet poursuit : « un conseiller général, arrêté le 1er août après avoir assumé les fonctions de maire jusqu’à cette date à la demande de l’ALN » est « enterré vivant le 7 août, la tête dépassant et recouverte de miel, le visage mangé par les abeilles et les mouches » et signale que des harkis sont « promenés habillés en femmes, nez, oreilles et lèvres coupés, émasculés, enterrés vivants dans la chaux ou même dans le ciment ou brûlés vifs à l’essence ». (...)

Le nombre de personnes arrêtées, torturées et massacrées continue, à ce jour, de faire l’objet de débats entre historiens. Si le rapport Saint-Salvy estimait, sur la base d’une extrapolation réalisée à partir des chiffres du rapport Robert, que 150 000 personnes avaient été tuées – c’est d’ailleurs le chiffre le plus couramment cité et retenu par les membres associatifs du groupe de travail – un consensus rassemble toutefois peu à peu les historiens dans une fourchette qui oscille entre 60 000 et 80 000 victimes du FLN.

A ces chiffres, il faut ajouter ceux des anciens supplétifs emprisonnés par le FLN après l’indépendance. Là non plus, les historiens n’ont aucune certitude : la Croix Rouge, qui se chargea de faire évacuer de nombreux détenus, estimait en mai 1963 qu’elle avait visité 2 400 harkis dans les prisons urbaines et 7 000 harkis dans les camps d’internement. En 1965, l’estimation totale était, pour la Croix Rouge toujours, de 13 500 supplétifs emprisonnés. Certaines archives citent même le chiffre de 60 000 détenus. Parmi ceux-ci, de nombreux harkis prisonniers furent employés au déminage – manuel – des lignes Morice (frontière algéro-tunisienne) et Challe (frontière algéro‑marocaine), dont ils ne revinrent, pour une proportion très significative d’entre eux, jamais. Le rapport Gonard, daté du 8 mars 1963, rapporte les estimations du délégué résident de la Croix Rouge, Roger Vust, qui chiffre à 20 000 le nombre de morts au cours de ces opérations.

Il faut préciser, enfin, que l’armée française n’intervint pas pour empêcher le FLN de se livrer à ces exactions. Par une note du 24 août 1962 sur la protection des harkis, l’état-major interarmées en Algérie précise aux officiers qu’il ne faut « procéder en aucun cas à des opérations de recherche dans les douars de harkis ou de leurs familles ». Ces instructions relayaient celles du Président de la République, qui estimait le risque de relancer un conflit avec l’Algérie trop élevé. »

3. Le rapatriement des harkis et de leurs familles vers la France

11. En février 1962, une commission interministérielle « concernant le rapatriement éventuel des personnels placés sous le contrôle des autorités militaires » fut créée à l’initiative du Premier ministre de l’époque. Le 10 avril 1962, cette commission préconisa le transfert des supplétifs menacés vers la métropole. Le 11 avril 1962, le ministre aux Affaires algériennes demanda le recensement des supplétifs menacés souhaitant rejoindre la France et le Secrétaire d’État aux Rapatriés émit une circulaire indiquant que « Les Français musulmans menacés doivent être recensés par les soins de l’autorité militaire lorsqu’il s’agit de personnes engagées auprès de l’armée, par l’autorité civile dans les autres cas. Leur protection doit être assurée sur place, soit par le transfert dans une autre région d’Algérie, soit enfin, par le regroupement dans des centres pris en charge par l’armée française. Une fois les listes établies par le haut-commissaire, les services du secrétaire d’État assureront le retour des intéressés, leur hébergement et leur reclassement »[3]. En parallèle, des responsables militaires français prirent des initiatives individuelles pour faire rapatrier des harkis.

12. Toutefois, à compter du mois de mai 1962, les autorités françaises prirent des mesures afin de mettre fin aux initiatives individuelles de rapatriement. Par un télégramme du 12 mai 1962, le ministre aux Affaires algériennes indiqua que « les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe renvoyés ». Cet ordre fut confirmé par une note de service du ministre des Armées du même jour. Parallèlement, le plan de rapatriement officiel ne se mit en place que très progressivement. Les convois quittant l’Algérie au début du mois de juin 1962 n’embarquèrent que peu de familles. Le 19 juillet 1962, ils furent totalement suspendus et ne reprirent que le 19 septembre 1962.

13. Dès le mois de juin 1962, les autorités françaises ouvrirent six camps de transit et d’hébergement, notamment à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) et à Bias (Lot-et-Garonne), destinés à accueillir les harkis et leurs familles sur le territoire français.

14. Selon une note de planification de septembre 1962 émanant du ministère des Rapatriés, ces camps avaient une double vocation : ils devaient permettre d’héberger temporairement les familles en attente de leur destination définitive et permettre le « triage des nouveaux débarqués en instance d’acheminement vers d’autres lieux ».

15. À compter des années 2000, plusieurs rapports commandés par les autorités françaises mirent en lumière les conditions de vie difficiles dans les camps tenant notamment au manque de nourriture et de soins, au caractère précaire des structures de logement, à l’instauration de couvre-feux, à la scolarisation à l’intérieur du camp, au contrôle du courrier ou encore à la perception par les autorités des prestations sociales afin de financer les dépenses du camp (paragraphes 57 et 58 ci-dessous).

4. La reconnaissance de la Nation envers les harkis

16. De nombreux dispositifs de reconnaissance et de réparation de la communauté harki, sur le fondement de la solidarité, furent mis en place à compter des années 1960 (paragraphes 62 à 75 ci-dessous).

17. En particulier, la loi no 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés souligna solennellement les souffrances et les sacrifices endurés par les rapatriés et leurs familles (paragraphe 75 ci-dessous).

18. Parallèlement, l’engagement des supplétifs de l’armée française et l’indignité de leur rapatriement et de leur accueil en France furent reconnus au plus haut niveau de l’État par les présidents de la République au cours de leurs mandats successifs dans le cadre de discours solennels prononcés en 2001, 2012, 2016 et 2021. Ainsi, lors d’un message prononcé le 25 septembre 2012 à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux harkis, le président de la République en exercice déclara ce qui suit :

« Il y a cinquante ans, la France a abandonné ses propres soldats, ceux qui lui avaient fait confiance, ceux qui s’étaient placés sous sa protection, ceux qui l’avaient choisie et qui l’avaient servie. Ensuite les harkis et leur famille ont été accueillis et traités de manière souvent indigne sur le sol français. »

19. Par ailleurs, lors d’un discours prononcé le 25 septembre 2016, le président de la République en exercice reconnut explicitement la responsabilité des gouvernements français successifs dans les termes suivants :

« Cette vérité est la nôtre et je l’affirme ici clairement au nom de la République : je reconnais la responsabilité des gouvernements français dans l’abandon des harkis, des massacres de ceux restés en Algérie, et des conditions d’accueil inhumaines des familles transférées dans les camps en France. Telle est la position de la France. »

20. Postérieurement à l’introduction des requêtes, le législateur intervint pour exprimer la reconnaissance de la Nation envers les harkis et autres personnels des formations supplétives et reconnaître la responsabilité de l’État français du fait de l’indignité des conditions d’accueil et de vie sur son territoire des personnes rapatriées d’Algérie. La loi no 2022-229 du 23 février 2022 créa notamment une nouvelle Commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie et instaura un mécanisme d’indemnisation forfaitaire spécifique au bénéfice de ces derniers (paragraphes 76 à 78 ci‑dessous).

2. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Les requêtes nos 17131/19, 55810/20, 28794/21 et 28830/21

21. Les requérants sont membres d’une même fratrie et enfants d’un supplétif qui s’engagea dans une harka aux côtés de l’armée française puis arriva en France avec sa famille au moment de l’indépendance de l’Algérie.

1. Requête no 17131/19 (M. Abdelkader Tamazount)

22. Le requérant est né dans le camp « Joffre » à Rivesaltes en 1963, puis vécut dans le camp de Bias avec sa famille jusqu’à sa fermeture (paragraphe 13 ci-dessus).

23. Le 20 juillet 2011, il forma une demande indemnitaire préalable auprès des services du Premier ministre aux fins d’obtenir réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi du fait des conditions du rapatriement et de l’accueil des harkis en France au moment de l’indépendance de l’Algérie. En l’absence de réponse favorable, le requérant saisit, le 30 septembre 2011, le tribunal administratif (TA) de Cergy-Pontoise d’un recours indemnitaire sollicitant la condamnation de l’État à lui verser la somme de 1 000 000 euros (EUR).

24. Par jugement du 10 juillet 2014, le TA rejeta son recours. Il reconnut que l’État avait commis des fautes de nature à engager sa responsabilité, d’une part, en n’organisant pas massivement le rapatriement des harkis et de leurs familles afin de les protéger des massacres perpétrés par le Front de libération nationale (FLN) en Algérie après la signature des accords d’Évian et, d’autre part, en raison des conditions d’accueil et de vie des harkis et de leurs familles dans les camps en France. Toutefois, il considéra que les mesures de nature financière prises par les autorités françaises en faveur des harkis, visant notamment à indemniser leurs pertes liées au patrimoine et à contribuer à leur intégration dans la société française (paragraphes 62 et suivants ci-dessous), combinées à la reconnaissance officielle par le Président de la République à l’occasion d’une déclaration du 25 septembre 2012 des fautes de l’État français (paragraphe 18 ci-dessus), avaient permis, autant que possible, l’indemnisation des préjudices moral et matériel subis par le requérant.

25. Dans ses conclusions sur cette affaire, la rapporteure publique avait invité la formation de jugement à transposer au cas du requérant la solution retenue par le Conseil d’État dans son avis Hoffman-Glemane, rendu à propos du rôle joué par l’État français dans la déportation des personnes d’origine juive durant la Seconde guerre mondiale (CE, 16 février 2009, no 315499). Elle appelait ainsi à distinguer deux types de préjudices : « le préjudice matériel et moral subi individuellement par les enfants de harkis, d’une part, les souffrances exceptionnelles dont la réparation ne peut se borner à des mesures d’ordre financier, d’autre part, et qui revêt nécessairement une dimension collective ».

26. S’agissant de la première catégorie de préjudices, la rapporteure publique rappela l’ensemble des mesures de réparation mises en œuvre en faveur des harkis pour conclure qu’elles avaient permis de réparer « d’abord timidement, puis de manière plus complète (...) autant que faire se peut les préjudices matériels et moraux subis individuellement par chaque harki et par chaque enfant de harki ».

27. En ce qui concerne la seconde catégorie de préjudices, la rapporteure publique souligna qu’il revenait au Conseil d’État « d’examiner quelles ont été les actions de l’État français pour s’acquitter de la dette morale qu’il a contractée envers les populations harkies ». Après avoir rappelé les lois portant reconnaissance de la Nation envers les harkis adoptées en 1974, 1994, 2005 et 2012 (paragraphes 73 à 75 ci-dessous) et le discours du Président de la République du 25 septembre 2012 (paragraphe 18 ci-dessus), elle indiqua que :

« Cette réparation, aux multiples facettes, doit être regardée, selon nous, à la fois comme satisfaisante et équitable. Il n’appartient qu’au législateur d’estimer s’il convient de la compléter. Votre office de juge s’arrête là. »

28. Le requérant interjeta appel du jugement devant la cour administrative d’appel (CAA) de Versailles. Il allégua que l’État avait commis trois fautes distinctes de nature à engager sa responsabilité : premièrement, en ne mettant pas fin aux massacres des harkis en Algérie, intervenus après le cessez-le-feu de mars 1962, deuxièmement, en n’organisant pas le rapatriement des harkis en France après le début des massacres et, troisièmement, du fait des mauvaises conditions d’accueil des familles de harkis dans les camps de transit et d’hébergement ouverts en France.

29. Par un arrêt du 14 mars 2017, la CAA infirma la solution retenue en première instance au sujet de la première faute invoquée, à savoir l’absence de protection des harkis sur le sol algérien. Elle considéra en effet que « les choix, décisions ou compromis arrêtés ou acceptés par les autorités françaises sur la situation des populations harkis se trouvant sur le territoire algérien, après la signature des accords d’Évian, [n’étaient] pas détachables de l’action menée par l’État français à l’occasion de l’accession d’un nouvel État à l’indépendance » et qu’il n’appartenait dès lors pas aux juridictions administratives de connaître des conséquences dommageables de ces choix. Elle déclina ainsi sa compétence au nom de la théorie des actes de gouvernement (paragraphes 84 à 86 ci-dessous). En revanche, elle considéra que la responsabilité pour faute de l’État était engagée à raison, d’une part, de l’absence d’organisation du rapatriement des harkis et, d’autre part, des mauvaises conditions supportées par les familles accueillies en France. À cet égard, elle confirma le jugement du tribunal administratif en ce qu’il avait considéré que les préjudices résultant de ces deux fautes étaient réparés, autant que possible, par l’ensemble des mesures adoptées par les autorités françaises à l’égard des harkis et en l’absence de préjudice spécial et personnel invoqué par le requérant devant elle.

30. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. À cette occasion, il contesta le recours par la CAA à la théorie des actes de gouvernement pour décliner sa compétence quant au défaut de protection des harkis sur le territoire algérien et invoqua une méconnaissance des articles 6 et 13 de la Convention. Il fit également valoir que les préjudices résultant des deux autres fautes invoquées n’étaient pas suffisamment réparés par les mesures générales prises par les autorités en faveur des harkis.

31. Le 3 octobre 2018, le Conseil d’État annula partiellement l’arrêt frappé de pourvoi au motif, d’une part, que la responsabilité pour faute de l’État ne pouvait pas être engagée à raison de l’absence d’organisation du rapatriement des harkis (paragraphe 32 ci-dessous) et, d’autre part, que le préjudice résultant des conditions de vie indignes réservées à l’intéressé dans les camps n’était pas suffisamment réparé par les mesures générales prises en faveur des harkis (paragraphe 33 ci-dessous).

32. S’agissant de l’absence d’organisation du rapatriement des harkis, il considéra, à l’instar du défaut d’intervention de la France en Algérie pour protéger les harkis des massacres, que les décisions prises par les autorités françaises à cet égard n’étaient pas détachables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et ne pouvaient donc pas engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute. Il se prononça dans les termes suivants :

« 3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, à l’appui de sa demande de réparation, M. Tamazount a mis en cause la responsabilité pour faute de l’État en soutenant qu’étaient fautifs, d’une part, le fait de n’avoir pas fait obstacle aux représailles et aux massacres dont les supplétifs de l’armée française en Algérie et leurs familles ont été victimes sur le territoire algérien, après le cessez-le-feu du 18 mars 1962 et la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962, en méconnaissance des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, dites « accords d’Évian » et, d’autre part, le fait de n’avoir pas organisé leur rapatriement en France. Cependant, les préjudices ainsi invoqués ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et ne sauraient par suite engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute.

4. Il suit de là que la [CAA], qui n’a pas méconnu les exigences découlant des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit en déclinant la compétence de la juridiction administrative pour connaître des conclusions tendant à la réparation de préjudices liés à l’absence d’intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l’armée française. »

33. Sur les conditions d’accueil et de vie dans les camps, le Conseil d’État considéra que la CAA avait, à juste titre, jugé qu’elles caractérisaient une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Réglant l’affaire au fond après cassation, il condamna l’État à verser au requérant une somme de 15 000 EUR au titre des préjudices matériel et moral subis :

« 7. Après avoir caractérisé comme indignes les conditions de vie qui ont été réservées aux anciens supplétifs de l’armée française en Algérie et à leurs familles dans des camps, comme le camp Joffre et le camp de Bias, ainsi que les restrictions apportées à leurs libertés individuelles, du fait, en particulier, du contrôle de leurs courriers et de leurs colis, de l’affectation de leurs prestations sociales au financement des dépenses des camps et de l’absence de scolarisation des enfants dans des conditions de droit commun, la [CAA] a donné aux faits qui lui étaient soumis une exacte qualification en jugeant qu’avait ainsi été commise une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. (...)

8. Toutefois, pour rejeter les conclusions dont elle était saisie, la [CAA] n’a pas recherché la valeur des préjudices dont M. Tamazount demandait réparation, mais s’est bornée à faire état d’un ensemble de mesures d’ordre financier mises en place par l’État au bénéfice des anciens supplétifs de l’armée française et de leurs familles ainsi que de la reconnaissance solennelle du préjudice qu’ils ont collectivement subi, notamment par la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, pour en déduire que ces mesures devaient être regardées comme ayant permis, autant qu’il est possible, l’indemnisation des préjudices dont se prévalait le requérant. En statuant ainsi, la [CAA] a, eu égard à la nature des préjudices invoqués, entaché son arrêt d’erreur de droit.

(...)

12. (...) il résulte de l’instruction que la responsabilité pour faute de l’État doit être engagée à raison des conditions de vie indignes réservées à M. Tamazount entre sa naissance au camp « Joffre » en 1963 et son départ du camp de Bias en 1975, qui ont notamment fait obstacle à son apprentissage du français et entraîné des séquelles qui ont exigé un accompagnement médico-psycho-social. Dans les circonstances de l’espèce, et l’État n’ayant pas opposé la prescription quadriennale à la demande de l’intéressé, il sera fait une juste évaluation des préjudices matériel et moral qui ont été directement causés au requérant du fait des conditions dans lesquelles il a vécu entre sa naissance au camp « Joffre » en 1963 et son départ du camp de Bias en 1975 en fixant le montant de son indemnisation à 15 000 euros. »

34. Dans ses conclusions sur cette affaire (communes au pourvoi formé par M. Mechalikh dans la requête no 19242/19, paragraphes 53 et 54 ci‑dessous), la rapporteure publique consacra les développements suivants à la compétence du juge pour connaître des fautes invoquées par les requérants tenant, d’une part, à l’absence d’intervention militaire de la France en Algérie pour protéger les harkis et, d’autre part, à l’absence d’organisation d’un rapatriement systématique de ces derniers.

35. En premier lieu, s’agissant de la faute que représenterait la décision de la France de ne pas intervenir militairement en Algérie après les accords d’Évian, la rapporteure publique indiqua que le rejet par la CAA de sa compétence semblait conforme à la jurisprudence antérieure du Conseil d’État relative aux accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, no 68938, et 27 juin 2016, no 382319, paragraphes 88 et 89 ci-dessous).

36. À cet égard, elle apporta les précisions suivantes au sujet de la nature des relations entre la France et l’Algérie dans la période suivant la signature des accords d’Évian :

« Il ne vous aura pas échappé que l’Algérie n’était pas un État distinct de la France avant le 5 juillet 1962, date de la proclamation de l’indépendance dont le principe était acté par la déclaration portant reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie signé deux jours plus tôt (JORF du 4 juillet 1962, p. 06483). Il peut donc sembler curieux de raisonner en termes de relations d’État à État à compter des accords d’Évian. Mais ce glissement a été assumé par la décision H... (no 68938) [arrêt du Conseil d’État du 29 novembre 1968, voir paragraphe 88 ci-dessous] qui a entendu juger que la relation de la France avec un mouvement aspirant à gouverner un territoire sur le point de gagner son indépendance valait relation diplomatique au sens de la jurisprudence sur les actes de gouvernement. Ce raisonnement, certes discutable, mais deux fois tenu par la jurisprudence au sujet des accords d’Évian, nous semble couvrir aussi la question de savoir si, après la négociation de ces accords, la France devait assurer leur respect par la force sur le sol algérien. »

37. En outre, sur la compatibilité de la qualification d’acte de gouvernement avec les articles 6 et 13 de la Convention, elle indiqua ce qui suit :

« vous écarterez du même mouvement, comme dans le précédent I... (no 382319) [arrêt du Conseil d’État du 27 juin 2016, voir paragraphe 89 ci-dessous], le moyen tiré de ce que la qualification d’acte de gouvernement méconnait le droit à un recours effectif protégé par les articles 6 et 13 de la convention [...]. Vous aviez certes alors précisé que les accords d’Évian ont, en tout état de cause, le caractère d’une convention au titre de laquelle peut être recherchée la responsabilité non fautive de l’État. Mais vous aviez marqué cette réponse comme surabondante, en référence aux conclusions qui expliquaient que la Cour européenne des droits de l’homme admet certaines restrictions au droit à réparation motivées par une limitation du contrôle sur l’agissement fautif – par exemple pour un acte de politique étrangère, en l’occurrence un acte de guerre (CEDH, gr. ch., 14 décembre 2006, no 1398/03, Markovic et autres c. Italie, Rec. 2006-XIV, note P. Tavernier JDI no 2/2007 p. 677). »

38. En second lieu, s’agissant de la faute que représenterait l’absence d’organisation par les autorités françaises du rapatriement systématique des harkis vers la France, la rapporteure publique souligna, à titre liminaire, que le requérant, né en France à la suite du rapatriement de sa famille, n’avait pu subir aucun préjudice du fait de l’absence de rapatriement de certaines familles de harkis. Elle admit ensuite que plusieurs raisons pouvaient dissuader la formation de jugement d’appliquer la théorie des actes de gouvernement au non-rapatriement des harkis et de leurs familles :

« La première raison est d’ordre général et vient de ce que l’immunité juridictionnelle qui s’attache à de tels actes n’est pas, pour le juge administratif, la plus sympathique des solutions. Vous manifestez à son égard une réticence croissante qui explique que vous cherchiez plutôt à solliciter la notion de détachabilité de la conduite des relations extérieures de la France, comme vous l’avez fait à propos les mesures de police prises pour protéger un diplomate étranger sur le territoire national (CE, Section, 29 avril 1987, no 46313 46314, Consorts N... et Consorts O..., Rec. p. 152, concl. C. Vigouroux RFDA 1987 p. 636, chron. M. Azibert et M M. de Boisdeffre AJDA 1987 p. 450), de l’inscription d’une association sur la liste des organisations terroristes internationales (CE, 3 novembre 2004, no 262626, Association Secours mondial de France, Rec. p. 548, note M L. Burgorgue-Larsen AJDA 2005 p. 723, note G. Clamour D. 2005 p. 824) ou encore des décrets d’extradition.

La deuxième raison est d’espèce et tient à ce que, bien qu’incontestablement mêlés de considérations diplomatiques, les motifs qui ont conduit la France à ne pas se montrer plus entreprenante en matière de rapatriement tiennent pour partie à des considérations de politique intérieure – manque de moyen pour accueillir les harkis et leurs familles, crainte, surtout, de l’infiltration dans les cohortes de rapatriés d’agents de l’OAS [Organisation de l’armée secrète, organisation terroriste créée le 11 février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie].

La troisième raison tient au fait que sont en jeu les relations de la France avec des ressortissants qui avaient la nationalité française avant l’indépendance et pouvaient entreprendre des démarches pour la conserver après celle-ci. Dans ces conditions, la dimension internationale du problème ne saute pas aux yeux. »

39. Elle proposa toutefois à la formation de jugement de qualifier le non‑rapatriement des harkis et de leurs familles d’acte de gouvernement non détachable de la conduite des relations entre la France et l’Algérie pour les raisons suivantes :

« Nous croyons toutefois que, compte tenu de ce que vous avez déjà jugé au sujet de la période menant des accords d’Évian à l’indépendance, il est difficile d’échapper à la qualification d’acte de gouvernement.

Le parti de la jurisprudence est d’estimer qu’à compter de l’ouverture des négociations des accords d’Évian, l’Algérie, juridiquement territoire français, devait être appréhendée comme un État en devenir dont les relations avec la France métropolitaine s’inscrivaient dans un cadre diplomatique. Le défaut de rapatriement invoqué correspond à une période ultérieure dans laquelle l’Algérie était plus proche encore de l’indépendance, puisque le principe de l’autodétermination était acté et qu’était mis en place un exécutif provisoire chargé, aux côtés du Haut-Commissaire, d’assurer la transition. Les accords d’Évian, outil de conduite des relations entre la France et l’Algérie, comportaient d’ailleurs une déclaration de garanties destinée à régir comme le ferait un traité classique la question de la sécurité des harkis et de leur libre circulation entre l’Algérie et la France à compter du cessez-le-feu.

Or la question de la protection des ressortissants français hors des frontières et de leur rapatriement nous semble, en principe, relever des relations extérieures de la France. C’est jugé concernant la protection diplomatique ou consulaire que la France, au titre de son devoir général de protection de ses ressortissants, stipulé par l’article 5 de la convention de Vienne du 24 avril 1963, doit assurer aux Français résidant à l’étranger (CE, 22 mai 1953, Demoiselle Butner, no 703, p. 184, jugeant que de telles questions échappent à votre compétence). Il nous semble qu’il devrait en aller de même des opérations d’évacuation ou de rapatriement en cas de danger, dès lors, d’une part, que ces opérations relèvent également du devoir de protection de l’article 5 de la convention de Vienne, d’autre part, que leur déroulement est régi par le droit international, qui en fait une exception coutumière à l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, justifiée par l’incapacité de l’État hôte de garantir l’ordre et la sécurité sur son territoire, enfin, qu’elles supposent le déploiement, précédé dans la mesure du possible de la recherche d’un accord diplomatique, de forces militaires sur le territoire de l’État concerné. Dès lors que la jurisprudence assume de traiter l’Algérie comme une entité quasi-souveraine et pour ainsi dire distincte de la France à compter des accords d’Évian, il nous semble que tout ce qui a trait à l’organisation par les autorités militaires françaises d’une opération d’évacuation sur le sol algérien postérieurement à cette date doit s’analyser non pas comme une opération franco-française, mais comme relevant des relations entre la France et cet État en devenir.

La circonstance qu’en l’espèce, les forces militaires françaises étaient déjà présentes en Algérie et qu’il n’était donc pas nécessaire de procéder à une projection militaire spécifique hors des frontières pour organiser le rapatriement ne nous semble pas rétroagir sur ce raisonnement et souligne bien plutôt que le contexte post-accord d’Évian était celui d’un processus de sortie de guerre. À cet égard, il n’est pas si facile de distinguer, en termes de qualification juridique, entre l’ensemble des options dont disposaient les forces françaises déployées en Algérie pour rétablir dans le cadre de ce processus la sécurité des harkis présents sur le sol algérien – l’organisation d’une intervention militaire pour faire cesser les exactions ou celle d’une opération de rapatriement systématique étant, en quelque sorte, les deux faces d’une même question.

Nous pensons donc que la logique de votre jurisprudence implique une qualification englobante – celle d’acte indétachable des relations entre l’Algérie et la France – pour l’ensemble des actions qui ont ou auraient dues être mises en place sur le sol algérien à compter des accords d’Évian. Si vous partagez cette lecture de la jurisprudence, vous devrez donc, s’agissant de ce chef de préjudice, censurer les deux arrêts et, après évocation, rejeter les conclusions indemnitaires en raison de l’incompétence de la juridiction administrative pour en connaître.

D’ailleurs, la lecture du rapport Ceaux [rapport « Aux harkis, la France reconnaissante » du 17 juillet 2018 précité], qui aborde la question de l’absence de rapatriement des harkis, et notamment la description des faits historiques qu’il donne dans son chapitre Ier intitulé « Les harkis, un destin Français singulier », nous conforte dans la qualification d’acte non détachable des relations entre la France et l’Algérie des choix opérés après les accords d’Évian en matière de rapatriement. La mauvaise appréciation par le gouvernement français des risques réels encourus par les harkis lors de la négociation des Accords d’Évian y est bien restituée comme résultant d’une série d’arbitrages souvent contradictoires rendus par l’autorité militaire dans un contexte confus de sortie de guerre. La circonstance qu’à plusieurs reprises, le rapport, notamment dans son chapitre II, intitulé « la reconnaissance, processus à parachever », s’avance (prudemment) à reconnaître un « abandon » des harkis non rapatriés, voire préconise une reconnaissance du défaut de rapatriement sous la forme d’une résolution parlementaire, ne nous semble pas miroiter avec la qualification que nous proposons, dès lors que la retenue dont le juge administratif fait preuve en refusant de s’immiscer dans les problématiques d’ordre diplomatique ou militaire au motif qu’il ne s’agit pas d’administration à proprement parler n’est absolument pas incompatible, au contraire, avec une reconnaissance de nature politique et même pécuniaire de la part des pouvoirs publics qui ne sont pas soumis à la même exigence de retenue. »

40. Enfin, s’agissant des conditions de vie du requérant dans le camp de Bias, la rapporteure publique estima que la transposition réalisée par les juridictions inférieures de la solution retenue dans l’avis du Conseil d’État Hoffman-Glemane relatif à la déportation des personnes d’origine juive à la situation des harkis revêtait plusieurs limites et proposa une indemnisation se fondant sur les standards en matière de conditions de détention :

« La première différence concerne la nature des souffrances à réparer. Comme l’a relevé le rapporteur public qui a conclu sur le cas de M. Tamazount devant le tribunal administratif, « ce n’est pas faire injure aux harkis que de remarquer qu’il existe une différence de nature entre les victimes de l’Holocauste et les souffrances endurées par la communauté harkie ». Or c’est parce que le préjudice lié à l’Holocauste revêt, par nature, un caractère incommensurable, que l’avis Hoffman-Glemane (no 315499) se résout à admettre qu’un ensemble de mesures hétérogènes et pour partie forfaitaires a réparé « autant qu’il est possible » ce préjudice de toute façon irréparable. Nous avons du mal à attacher ce même caractère incommensurable au préjudice, important, mais appréhendable, résultant du maintien des harkis et leurs familles dans des camps d’hébergement peu hospitaliers.

La seconde différence tient à l’objet des mesures prises en compte comme valant indemnisation. Dans l’avis Hoffman-Glemane (no 315499), l’ensemble de ces mesures, y compris mémorielles, s’inscrivaient dans un lien direct de réparation des préjudices. Tel n’est pas le cas en l’espèce : celles des mesures énumérées par la cour auxquelles M. Tamazount a pu être éligible - bourses de l’éducation nationale, emplois réservés - avaient certes pour objet de prendre en compte les difficultés particulières d’accès à l’éducation et au marché du travail des descendants de harkis, mais certainement pas de réparer le préjudice né de leurs conditions de vie dans les camps. A l’inverse, celles des mesures d’ordre financier, telles l’allocation de reconnaissance ou l’allocation viagère, dont l’objet était bien de compenser les préjudices moraux que les harkis lorsqu’ils sont arrivés en France (v. les termes de votre décision CE, 27 juin 2005, Bahri, no 251766) ne pouvaient pas concerner M. Tamazount, puisque n’y étaient éligibles que les supplétifs eux-mêmes et non leurs enfants, eussent-ils grandi dans les camps.

Dans ces conditions, il nous semble impossible d’expliquer à M. Tamazount que son préjudice a été réparé autant qu’il est possible par ces mesures. (...)

Nous pensons donc que la cour est allée trop vite en pensant pouvoir transposer la solution Hoffman-Glemane (no 315499) à des préjudices dont la nature ne justifiait pas d’aménagement au principe de la réparation intégrale, et en mobilisant des mesures n’entretenant qu’un lien très ténu avec ces préjudices. Nous vous proposons donc d’accueillir le moyen d’erreur de droit ciblant ce raisonnement inapproprié.

Et après cassation sur ce point, nous vous proposons d’indemniser le préjudice subi par M. Tamazount, auquel l’administration n’a jamais opposé la prescription, à raison des conditions de vie qu’il a subi au camp de Bias. Ce préjudice, que M. Tamazount décompose en un trouble dans les conditions d’existence et un préjudice moral, n’est pas évident à chiffrer. Tout au plus peut-on dire que la somme de 100 000 euros que l’intéressé demande à ce titre dans ses dernières écritures – 65 000 euros au titre du trouble dans les conditions d’existence, 35 000 au titre du préjudice moral – nous semble élevée, tant au regard des « standards » observés en matière de détention des détenus (de l’ordre de 1 000 euros par année de détention). La comparaison a assurément ses limites, mais avec à l’esprit cet ordre de valeur, et l’idée qu’il convient de le majorer un peu compte tenu des troubles propres au défaut de scolarisation, nous estimons qu’il sera fait une juste évaluation du préjudice en fixant le montant de l’indemnisation à 15 000 euros. »

2. Requêtes nos 55810/20 (M. Aïssa Tamazount), 28794/21 (Mme Zohra Tamazount) et 28830/21 (M. Brahim Tamazount)

41. Les requérants, frères et sœur de M. Abdelkader Tamazount (requête no 17131/19), sont nés respectivement en 1968 dans le camp de Bias, en 1960 en Algérie et en 1969 dans le camp de Bias. Ils vécurent dans le camp de Bias jusqu’à sa fermeture.

42. Le 20 décembre 2011, les requérants formèrent une demande indemnitaire préalable auprès des services du Premier ministre aux fins d’obtenir réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi du fait des conditions du rapatriement et de l’accueil des harkis en France au moment de l’indépendance de l’Algérie. En l’absence de réponse favorable, ils saisirent les TA de leur lieu de résidence de recours indemnitaires.

43. Par des jugements en date des 27 septembre et 22 novembre 2017, les TA de Bordeaux et de Toulouse rejetèrent les requêtes des requérants. Par des motifs similaires, ils déclinèrent, en premier lieu, leur compétence s’agissant des conséquences dommageables des décisions, choix ou compromis ayant conduit l’État français à ne pas intervenir pour mettre fin aux massacres des populations harkis sur le territoire algérien après la signature des accords d’Évian, dès lors que ceux-ci n’étaient pas détachables de l’action menée par l’État français à l’occasion de l’accession d’un nouvel État à l’indépendance. En deuxième lieu, ils jugèrent que la responsabilité pour faute de l’État était engagée à la fois en raison de l’absence de rapatriement des harkis et des mauvaises conditions supportées par les familles accueillies en France. En troisième lieu, ils estimèrent que les mesures d’ordre financier, complétées par une reconnaissance solennelle du préjudice subi collectivement par les harkis et leur famille, avaient permis, autant que possible, l’indemnisation des préjudices d’ordre matériel et moral subis par les requérants et qu’en tout état de cause, ces derniers ne faisaient pas état, dans leurs écritures et par les éléments produits, d’un préjudice spécial et personnel de nature à leur ouvrir un droit à réparation.

44. Les requérants interjetèrent appel de ces jugements devant la CAA de Bordeaux.

45. Par des arrêts en date des 16 juillet et 3 octobre 2019, la CAA annula partiellement les jugements des TA. Par des motifs similaires, elle considéra que les préjudices invoqués par les requérants au titre de l’absence d’intervention de la France en Algérie pour protéger les harkis des massacres et du défaut de rapatriement en France n’étaient pas détachables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et que la juridiction administrative n’était donc pas compétente pour en connaître. Elle estima, en revanche, que la responsabilité pour faute de l’État devait être engagée à raison des conditions de vie indignes réservées aux requérants entre leur naissance ou leur arrivée dans le camp de Bias et la fermeture de celui-ci en 1975 et condamna l’État à verser à chacun d’entre eux une somme de 15 000 EUR en réparation des préjudices matériel et moral subis.

46. Les requérants se pourvurent en cassation contre ces arrêts.

47. Par des décisions des 19 juin et 3 décembre 2020, le Conseil d’État déclara les pourvois non admis.

2. La requête no 19242/19

48. Le requérant est le fils d’un supplétif de l’armée française en Algérie qui fut fusillé le 20 octobre 1957 par des membres du FLN sur le territoire algérien. Il indique que faute d’avoir été rapatrié en France au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1962, sa mère, ses frères et sœurs et lui-même furent victimes de brimades, insultes et actes de violence. En 1980, le requérant rejoint, de sa propre initiative, la France où il réside actuellement.

49. Le 19 juillet 2013, le requérant sollicita auprès du ministre de la Défense l’indemnisation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi du fait de l’absence de rapatriement de sa famille à la suite de la déclaration d’indépendance de l’Algérie, faisant valoir ses souffrances d’enfant et la dépression qui en avait résulté. En l’absence de réponse, il saisit, le 20 novembre 2013, le TA de Rouen d’un recours indemnitaire. Il sollicita la condamnation de l’État à lui verser la somme de 600 000 EUR en réparation de ce préjudice.

50. Le 30 septembre 2014, le TA rejeta son recours au motif qu’il n’établissait pas le lien entre sa pathologie psychiatrique, débutée en 2012, et l’absence de rapatriement en France.

51. Le requérant interjeta appel de ce jugement devant la CAA de Douai.

52. Le 6 octobre 2016, la CAA rejeta son recours. Elle considéra que l’absence de protection des harkis et de leurs familles des massacres sur le territoire algérien et l’absence d’organisation de leur rapatriement constituaient des fautes de nature à engager la responsabilité de l’État. Elle estima néanmoins que les mesures dont avait bénéficié le requérant (obtention de la nationalité française en 1996, reconnaissance du statut d’orphelin de guerre en 2004, allocation à ce titre d’une indemnité de 20 000 EUR à partager avec ses six frères et sœurs), combinées aux mesures générales adoptées par les autorités françaises en faveur des harkis, devaient être regardées comme ayant permis, autant que possible, l’indemnisation des préjudices moral et matériel subis.

53. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Il fit valoir qu’étaient fautifs, d’une part, le fait pour l’État français de ne pas avoir fait obstacle aux représailles et aux massacres des harkis au moment de l’indépendance et, d’autre part, le fait de n’avoir pas tenu la promesse d’organiser leur rapatriement en France.

54. Le 3 octobre 2018, le Conseil d’État annula l’arrêt de la CAA et, statuant immédiatement sur la requête du requérant, la rejeta comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Il considéra en effet que les préjudices invoqués n’étaient pas détachables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et ne pouvaient dès lors engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. Les accords d’Évian

55. Les accords d’Évian (constitués de l’accord de cessez-le-feu du 18 mars 1962 et des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie) ne contiennent pas de dispositions spécifiques relatives aux forces supplétives ayant combattu aux côtés de l’armée française.

56. La déclaration générale du 19 mars 1962 prévoit cependant que :

« I. - L’État algérien exercera sa souveraineté pleine et entière à l’intérieur et à l’extérieur.

Cette souveraineté s’exercera dans tous les domaines, notamment la défense nationale et les affaires étrangères.

L’État algérien se donnera librement ses propres institutions et choisira le régime politique et social qu’il jugera le plus conforme à ses intérêts. Sur le plan international, il définira et appliquera en toute souveraineté la politique de son choix.

L’État algérien souscrira sans réserve à la Déclaration universelle des droits de l’homme et fondera ses institutions sur les principes démocratiques et sur l’égalité des droits politiques entre tous les citoyens sans discrimination de race, d’origine ou de religion. Il appliquera, notamment, les garanties reconnues aux citoyens de statut civil français.

II. - Des droits et libertés des personnes et de leurs garanties

1. Dispositions communes.

Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison :

. d’opinions émises à l’occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ;

. d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.

Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir. »

2. Les conditions de vie dans les centres d’accueil des harkis en France

57. L’étude du Conseil économique et social intitulée « La situation sociale des enfants de harkis », précitée (paragraphe 9 ci-dessus), indique ce qui suit (pp. 34-35) :

« L’organisation de la vie familiale se heurte à d’importantes contraintes matérielles : occupation des tentes par plusieurs familles, superficie des logements attribués trop petite, manque de couchage mais aussi de chaises pour toute la famille. Et surtout, certaines familles souffrent de déséquilibres alimentaires.

La France, au moment du rapatriement, a tenté, dans l’urgence, de régler l’hébergement des harkis et de leurs familles. Cependant, il s’avère que les conditions d’accueil n’ont pas été à la hauteur des besoins et des attentes des familles. Celles-ci bénéficient de prestations sociales. Mais le ministère des Rapatriés les réaffecte au financement de dépenses de fonctionnement des camps. Ainsi les allocations familiales « étaient versées sur un compte spécial du service social nord-africain qui servit à financer les lieux de relégation ».

Une inspection du camp de Bias, diligentée par le ministère des Rapatriés en avril 1963, épingle la gestion de ce camp où près de 2 millions d’€ débloqués pour l’accueil des harkis s’étaient volatilisés.

Le docteur Jammes a été pendant près de trente ans le médecin du camp de Bias. Il découvre, lorsqu’il prend ses fonctions au début des années 70, des baraques insalubres, la promiscuité des familles, les conflits récurrents avec l’administration et des gens totalement désemparés qui ne parlaient pas le français. Selon le docteur Jammes, à Bias, tout était fait pour que les harkis n’aillent pas travailler : voitures interdites, pas de contact avec la population extérieure du camp. Ancien délégué interministériel aux rapatriés, Guy Forzy souligne, plus généralement, que les camps d’accueil « sont des camps militaires très sévères avec un couvre-feu à 22 heures. Les enfants ne sont pas scolarisés dans les écoles du village ». (...)

Chaque camp d’accueil fonctionne de manière autonome, en autarcie, avec son règlement propre édicté par le directeur du camp. C’est ainsi que le règlement intérieur du camp de Bias impose aux familles la levée des couleurs et le couvre-feu à 22 heures. (...) L’administration contrôle également le courrier et les colis qui sont ouverts. L’usage des douches est aussi réglementé, limitées à une fois par semaine et facturées 0,08 €. Ces conditions de vie misérables et oppressantes ont des conséquences sur l’état physique et moral des personnes : beaucoup, dont des enfants, deviennent dépressifs. C’est ainsi que certains, adultes et enfants, se retrouvent internés en hôpital psychiatrique. »

58. Par ailleurs, le rapport « Aux harkis, la France reconnaissante », précité (paragraphe 10 ci-dessus), décrit les conditions de vie dans ces camps dans les termes suivants (pp. 35-38) :

« Organisées dans l’urgence et l’improvisation, les structures d’accueil – en camps ou hameaux – sont mal adaptées à la vie quotidienne des habitants qui s’y installent durablement. Les familles n’y disposent souvent pas d’un espace à part, même si la plupart des logements comptent au moins une pièce de vie et une (voire deux) chambre(s). Les baraquements sont en général mal isolés (quand ils le sont) et le charbon de chauffage est rationné, tout comme l’électricité. L’entretien courant n’est pas assuré, ce qui entraîne une dégradation rapide du bâti, en particulier dans des zones forestières, humides et froides.

Mais surtout, les conditions d’hygiène y sont déplorables. Anne Heinis rapporte ainsi, s’agissant des hameaux de forestage qu’au « point de vue hygiène, sanitaire, eau courante, la situation générale est rudimentaire. Tous les hameaux n’ont pas l’eau courante, loin s’en faut. Les sanitaires sont collectifs et primitifs, isolés dans de petits bâtiments extérieurs, et le personnel n’a pas beaucoup plus de confort que les harkis ». (...)

Les camps, notamment, sont placés sous un régime quasi-militaire et sous l’autorité d’un commandant de camp. Ce dernier édicte en règle générale un règlement intérieur, qui n’est soumis à aucun contrôle et qui peut, à l’instar de celui du camp de Bias, reproduit ci-dessous, édicter des restrictions significatives et anormales aux libertés individuelles. Si la levée des couleurs garde un sens, les couvre-feux en ont beaucoup moins, de même que les coupures d’électricité quotidiennes. Les circulations sont également contrôlées : les grilles sont fermées à partir de 21h et il faut parfois demander un laissez-passer au commandant du camp pour le quitter. Les douches sont payantes et ne sont mises à disposition qu’une à deux fois par semaine. Ces conditions de vie se retrouvent aussi, par exemple, à la cité des Oliviers à Narbonne.

Les personnels des camps gèrent aussi, à la place des harkis, les fonds et les allocations qui leur sont normalement destinés. Les prestations sociales dues à ces derniers sont par exemple versées sur un compte spécial du service social nord-africain, et sont destinées à l’entretien des camps et à l’alimentation de leurs habitants, mais ne leur sont jamais versées. Ainsi, une inspection du camp de Bias, en avril 1963, fait état de la disparition de près de 2 millions de francs débloqués pour la gestion du camp et l’accueil des harkis. Le terme de « détournement » n’est pas, ici, usurpé.

Certains personnels, peu scrupuleux, ne se privent pas non plus d’exercer sur les harkis « abus d’autorité, brimades, vexations », confondant « leur mission d’administrateurs avec celles de l’autorité hiérarchique, autorité qu’ils ne détiennent en aucun cas ». Il est vrai que les autorités locales ne s’intéressent qu’assez peu à la situation des camps et des hameaux et qu’elles ne contrôlent que rarement les agissements de leurs personnels. Les postes de police ouverts dans les camps sont rares ou finissent par fermer au moment de la transformation en cités d’accueil, ce qui favorise le développement d’abus inadmissibles dans l’administration française.

Enfin, et surtout, les enfants des harkis ne sont pas scolarisés « normalement » : avant le collège, ils sont en général scolarisés à l’intérieur même du camp. L’instituteur, qui est parfois un appelé du contingent, imprime sa marque à la petite école installée dans son enceinte : ainsi, Gérard Kieffer, instituteur au camp de Bitche (Moselle) à partir de 1965, témoigne de la difficulté à enseigner, avec peu de moyens, mais de la bonne humeur qui pouvait régner dans sa classe, qui réunissait des enfants de 6 à 11 ans. Le départ pour le collège est de ce point de vue, avec la sortie du camp, une nouvelle fracture pour les enfants de harkis à laquelle ils n’étaient pas préparés. »

3. La fermeture des camps d’accueil des harkis en France

59. L’étude du Conseil économique et social intitulée « La situation sociale des enfants de harkis », précitée, indique que la fermeture des camps fut décidée en conseil des ministres le 6 août 1975 :

« En revanche, les camps de Bias et de Saint-Maurice-l’Ardoise ne connaissent pas le même destin. La situation générale des familles a peu évolué depuis leur arrivée. La discipline, le pouvoir hiérarchisé, la promiscuité entre les résidants, l’insalubrité des logements, la précarité sanitaire, sociale et économique sont des facteurs qui conduisent les jeunes de ces deux camps et des hameaux forestiers à une révolte en mai 1975. (...) Le Conseil des ministres du 6 août 1975 prend la décision de fermer les camps et les hameaux. Cependant si la tutelle administrative disparaît, toutes les familles de harkis ne quittent pas les lieux d’accueil et ces structures subsistent après 1975. (...) À la difficulté d’être relogées, s’ajoute, pour les familles, la difficulté de s’adapter à un environnement social, économique et culturel qui leur est étranger du fait de leur long isolement. Même s’ils ont vécu dans une grande précarité, les plus âgés sont réticents à quitter les camps. Ayant vécu depuis leur rapatriement pour certains, ou depuis leur naissance pour d’autres, dans un monde clos et isolé, les jeunes aussi parviennent difficilement à s’adapter à l’extérieur. »

60. Le rapport « Aux harkis, la France reconnaissante », précité, indique ce qui suit s’agissant de la fermeture des camps :

« À l’exception de ceux qui ferment fin 1962, et du camp de Rivesaltes, que l’armée ferme à la fin de 1964, les camps de transit deviennent donc des lieux de vie pour les harkis qui y ont été installés à leur arrivée en France. Il faudra attendre une décision du conseil des ministres du 6 août 1975 pour que soit actée la fermeture de ces camps, qui ne s’est pas toujours traduite, malgré des mesures de reclassement et d’aide au relogement, par un départ vers « l’extérieur ». Aujourd’hui encore, au lieu du camp de Bias, à la cité « Paloumet-Astor », le « bout du bout », vivent encore des harkis et leurs familles, dans des conditions pour le moins inégales, qui frôlent parfois l’indignité. »

4. Les mesures adoptées par les autorités françaises en faveur des supplétifs de l’armée française et de leurs familles

61. Plusieurs mesures, visant à réparer les préjudices matériels subis ou à reconnaître l’engagement des supplétifs de l’armée française, ont été adoptées par les autorités françaises.

1. Les mesures d’ordre pécuniaire

62. Les autorités françaises ont prévu des aides destinées à l’ensemble des Français ayant quitté les anciennes colonies françaises après l’accès de celles‑ci à l’indépendance.

63. Ainsi, la loi no 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’outre-mer prévoyait, à son article 1er, que :

« Les Français, ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France, pourront bénéficier de la solidarité nationale affirmée par le préambule de la Constitution de 1946, dans les conditions fixées par la présente loi.

Cette solidarité se manifeste par un ensemble de mesures de nature à intégrer les Français rapatriés dans les structures économiques et sociales de la nation.

Ces mesures consisteront, en particulier, à accorder aux rapatriés des prestations de retour, des prestations temporaires de subsistance, des prêts à taux réduit et des subventions d’installation et de reclassement, des facilités d’accès à la profession et d’admission dans les établissements scolaires, des prestations sociales, ainsi que des secours exceptionnels. (...) »

64. Le décret no 62-261 du 10 mars 1962 relatif aux mesures prises pour l’accueil et le reclassement professionnel et social des bénéficiaires de la loi no 61-1439 du 26 décembre 1961 a détaillé ces différentes prestations. Il disposait en outre qu’exceptionnellement et lorsque les circonstances le nécessitent, les prestations de retour et de subsistance pouvaient être versées aux gestionnaires des centres d’accueil dans des conditions déterminées par arrêté (article 43).

65. La loi no 70-632 du 15 juillet 1970 relative à une contribution nationale à l’indemnisation des Français dépossédés de biens situés dans un territoire antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France a également prévu une indemnisation pour les Français ayant été dépossédés de biens situés dans une ancienne colonie française.

66. La loi no 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de l’indemnisation des rapatriés a accordé une allocation de 60 000 francs français (FRF) aux membres des forces supplétives ayant servi en Algérie sous une condition de domicile en France, une condition de nationalité française censurée par la suite par le Conseil constitutionnel (décision no 2010-93 QPC du 4 février 2011), et une condition de statut civil de droit local (article 9).

67. La loi no 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie en a prolongé le bénéfice et a créé une allocation forfaitaire complémentaire de 110 000 FRF versée aux mêmes personnes. Elle a également mis en place une aide de l’État à l’acquisition de la résidence principale ainsi qu’une aide spécifique en faveur des conjoints survivants des membres des forces supplétives.

68. La loi no 99-1173 du 30 décembre 1999 de finances rectificative pour 1999 a institué, à compter du 1er janvier 1999, sous conditions d’âge et de ressources, une rente viagère, non réversible, au profit des supplétifs, dont la loi de finances rectificative pour 2000 a étendu le bénéfice aux conjoints (article 47).

69. Les lois no 2002-1576 du 30 décembre 2002 de finances rectificative pour 2002, no 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés et no 2013‑1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale, ont assoupli les conditions d’attribution de la rente viagère, rebaptisée allocation de reconnaissance, mentionnée au paragraphe 68 ci-dessus.

70. La loi no 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015 a prévu que les périodes passées par les enfants de harkis dans des camps de transit et d’hébergement entre 1962 et 1975 seront prises en compte par le régime général d’assurance vieillesse s’ils étaient âgés de 16 à 21 ans pendant ces périodes (article 79).

71. La loi no 2015-1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016 a institué une nouvelle allocation viagère non réversible au bénéfice des conjoints ou ex-conjoints (article 133).

72. Le décret no 2018-1320 du 28 décembre 2018 instituant un dispositif d’aide à destination des enfants d’anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives de statut civil de droit local et assimilés prévoit que les enfants des membres des formations supplétives de statut civil de droit local, qui ont séjourné pendant au moins quatre-vingt-dix jours dans un camp ou un hameau de forestage à la suite du rapatriement de leur famille sur le territoire national, et qui résident en France de manière stable et effective, peuvent bénéficier d’une aide de solidarité lorsque leurs ressources ne leur permettent pas de s’acquitter de dépenses ayant un caractère essentiel dans les domaines de la santé, du logement, de la formation, ou de l’insertion professionnelle.

2. Les mesures visant à la reconnaissance de l’engagement des supplétifs de l’armée française

73. La loi no 74-1044 du 9 décembre 1974 a reconnu la qualité de combattant aux supplétifs ayant participé aux opérations effectuées en Afrique du Nord entre le 1er janvier 1952 et le 2 juillet 1962.

74. La loi no 94-488 du 11 juin 1994 précitée énonce, à son article 1er, que :

« La République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis. »

75. La loi no 2005-158 du 23 février 2005 précitée est ainsi libellée :

Article 1er

« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française.

Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement hommage. »

Article 2

« La Nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian, ainsi que les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la France en Afrique du Nord. »

3. La loi no 2022-229 du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l’indignité de leurs conditions d’accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français (« loi du 23 février 2022 »)

76. Aux termes de l’article 1er de la loi du 23 février 2022 :

« La Nation exprime sa reconnaissance envers les harkis, les moghaznis et les personnels des diverses formations supplétives et assimilés de statut civil de droit local qui ont servi la France en Algérie et qu’elle a abandonnés.

Elle reconnaît sa responsabilité du fait de l’indignité des conditions d’accueil et de vie sur son territoire, à la suite des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie, des personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et des membres de leurs familles, hébergés dans des structures de toute nature où ils ont été soumis à des conditions de vie particulièrement précaires ainsi qu’à des privations et à des atteintes aux libertés individuelles qui ont été source d’exclusion, de souffrances et de traumatismes durables. »

77. L’article 3 de la loi du 23 février 2022 prévoit la possibilité d’obtenir une indemnisation pour les conditions dans les camps de transit et d’hébergement des harkis dans les termes suivants :

« Les personnes mentionnées à l’article 1er, leurs conjoints et leurs enfants qui ont séjourné, entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975, dans l’une des structures destinées à les accueillir et dont la liste est fixée par décret peuvent obtenir réparation des préjudices résultant de l’indignité de leurs conditions d’accueil et de vie dans ces structures.

La réparation prend la forme d’une somme forfaitaire tenant compte de la durée du séjour dans ces structures, versée dans des conditions et selon un barème fixés par décret. Son montant est réputé couvrir l’ensemble des préjudices de toute nature subis en raison de ce séjour. En sont déduites, le cas échéant, les sommes déjà perçues en réparation des mêmes chefs de préjudice. »

78. Le décret no 2022-394 du 18 mars 2022 relatif à la commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis, les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et les membres de leurs familles (CNIH) fixe, en son article 9, les modalités de cette indemnisation :

« Le montant de la réparation mentionnée à l’article 3 de la loi du 23 février 2022 susvisée comporte les éléments suivants :

1o Une somme minimale, fixée à 2 000 euros lorsque le demandeur a séjourné dans les structures évoquées à ce même article pendant une durée inférieure à trois mois et à 3 000 euros pour une durée supérieure ;

2o Une somme proportionnelle à la durée effective du séjour, correspondant à 1 000 euros pour chaque année passée par le demandeur au sein de ces structures, toute année commencée étant intégralement prise en compte. »

79. Le 15 mai 2023, la CNIH a publié son premier rapport d’activité. Elle indique qu’entre le 16 juin 2022 et le 21 avril 2023, elle a reçu 7 185 demandes d’indemnisation, que 6 767 ont été acceptées, et qu’un montant total de 56 865 000 EUR a été versé aux personnes concernées.

5. L’engagement de la responsabilité de l’état devant le juge administratif

80. Le régime de la responsabilité publique, qui désigne l’obligation incombant à l’administration de réparer les dommages occasionnés par son action ou son inaction, est essentiellement d’origine prétorienne et s’est développé à compter de la fin du XIXème siècle, en particulier à partir de la décision Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873. L’engagement de la responsabilité publique requiert un préjudice, un fait générateur et un lien de causalité.

81. La responsabilité publique peut être engagée sur le fondement d’une faute née d’une décision, d’un agissement, d’un retard à agir, d’une abstention (par exemple, CE, ass., 3 mars 2004, no 239575).

82. La responsabilité publique peut également être engagée, sans qu’il soit besoin de rechercher une faute de l’État, sur le fondement de la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques. En particulier, le Conseil d’État a admis dès 1966 (CE, ass., 30 mars 1966, no 50515 ; voir également CE, 29 décembre 2004, no 262190) que la responsabilité de l’État pouvait être engagée sur ce fondement pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d’autres États, sous réserve des deux conditions suivantes :

« d’une part que ni la convention elle-même ni la loi qui en a éventuellement autorisé la ratification ne puissent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation et d’autre part que le préjudice dont il est demandé réparation soit d’une gravité suffisante et présente un caractère spécial ».

83. Le Conseil d’État a précisé que lorsqu’il ressort des pièces du dossier que sont réunies les conditions d’engagement de la responsabilité publique sur le fondement du principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques, il appartient au juge administratif de soulever d’office le moyen tiré de l’existence d’une responsabilité sans faute de l’État (CE, 30 juin 1999, no 190038, CE, 8 juin 2017, no 390424 ; voir a contrario lorsqu’il ressort des pièces du dossier que les conditions de mise en jeu d’une telle responsabilité ne sont pas réunies, CE 30 juillet 1997, no 148902).

6. La « théorie » de l’acte de gouvernement
1. La notion d’acte de gouvernement

84. La théorie de l’acte de gouvernement est d’origine prétorienne. Est qualifié d’acte de gouvernement un acte regardé comme échappant à la compétence d’une juridiction pour en contrôler la légalité ou en apprécier le caractère fautif. Si la jurisprudence n’a pas consacré de définition générale ou théorique de cette notion, il en résulte que son champ d’application recouvre les actes qui mettent en cause les rapports entre les pouvoirs publics, en particulier les relations du gouvernement avec le Parlement, et ceux qui s’inscrivent dans le cadre de relations avec un État étranger ou un organisme international et, plus généralement, se rapportent aux relations extérieures de l’État.

85. S’agissant de la seconde catégorie, l’immunité juridictionnelle s’explique par le souci de ne pas s’immiscer dans la conduite de l’action diplomatique ou internationale qui est considérée comme devant échapper au contrôle du juge. Relèvent de cette catégorie les actes se rattachant directement à la conduite des relations internationales comme, par exemple, les mesures affectant la protection des personnes et des biens à l’étranger (CE, 22 mai 1953, Rec. 184 ; CE, 2 mars 1966, Rec. 157 ; CE, 4 octobre 1968, no 71894 ; TC 11 mars 2019, C 4153), les mesures liées aux activités de défense ou à des actes de guerre (CE, ass., 29 septembre 1995, no 92381 ; CE, 30 décembre 2003, Rec. 707 ; CE, 17 avril 2006, no 292539 ; CE, 15 octobre 2008, no 321470), le choix du candidat français à la Cour pénale internationale (CE, 28 mars 2014, no 373064), les réserves définissant la portée d’un engagement international de la France (CE, ass., 12 octobre 2018, no 408567) ou l’engagement de négociations avec des autorités étrangères, l’organisation matérielle d’opérations de rapatriement à partir d’un territoire étranger, l’intervention sur un territoire étranger (CE, juge des référés, 23 avril 2019, no 429668 ; CE, juge des référés, formation collégiale, 25 août 2021, no 455744)

86. La jurisprudence a cependant progressivement restreint le champ des actes de gouvernement dans le domaine international. En particulier, le juge s’est reconnu compétent pour contrôler les actes et mesures considérés comme détachables des relations diplomatiques ou extérieures de l’État, généralement dans le cas où les autorités jouissent d’une certaine autonomie dans le choix des procédés par lesquels elles exécutent leurs obligations internationales. La compétence juridictionnelle a notamment été étendue à l’extradition (CE, ass. 28 mai 1937, Rec. 534 ; CE, 21 juillet 1972, Rec. 554 ; CE 15 octobre 1993, Rec. 267) et à des hypothèses où la coopération internationale est organisée conventionnellement comme la protection consulaire sur le fondement de la Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires (CE, 29 janvier 1993, no 111946) et les actions entreprises sur le fondement de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (CE, 30 juin 1999, no 191232 ; CE, 4 février 2005, no 261029).

2. L’application de la théorie des actes de gouvernement dans le contexte de l’accession à l’indépendance de l’Algérie

87. Dans deux décisions majeures, le Conseil d’État s’est refusé à connaître d’actions dans lesquelles les requérants invoquaient des fautes commises par l’État français relativement à la négociation, la signature et au contenu des accords d’Évian.

88. Par une décision du 29 novembre 1968 (no 68938), le Conseil d’État s’est prononcé sur une action en responsabilité pour faute de l’État dans laquelle le demandeur sollicitait l’indemnisation du préjudice qu’il estimait avoir subi du fait de l’appropriation par la République démocratique et populaire algérienne de son école d’enseignement privé. La juridiction a décliné sa compétence, sur le fondement de la théorie des actes de gouvernement, dans les termes suivants :

« (...) que le préjudice dont [le requérant] demande à être indemnisé par l’État résulterait du comportement des autorités françaises qui ont provoqué, négocié et contresigné les accords d’Évian ; que les agissements et les décisions qui ont pu à cette occasion être à l’origine du préjudice invoqué sont indissociables de l’action menée par le gouvernement français en vue de l’accession d’un nouvel État à l’indépendance ; que, dès lors, et quel qu’ait été, à l’époque, le statut des négociateurs du Front de libération nationale, les conclusions sus analysées soulèvent une question qui n’est pas susceptible, par sa nature, d’être portée devant la juridiction administrative (...) »

89. Par une décision du 27 juin 2016 (no 382319), le Conseil d’État s’est également déclaré incompétent pour connaître de l’action en responsabilité pour faute de l’État introduite par des requérants ayant été rapatriés d’Algérie vers la France au moment de l’indépendance. Ces derniers sollicitaient la réparation des préjudices matériels et moraux qu’ils estimaient avoir subis du fait de leur rapatriement et de la spoliation de leurs biens en Algérie. Ils soutenaient en particulier que l’État français avait commis une faute en ne prévoyant pas dans les accords d’Évian, d’une part, une période de transition suffisante permettant aux ressortissants français résidant en Algérie de préparer leur retour en France dans des conditions acceptables et, d’autre part, des garanties juridictionnelles efficaces pour faire valoir le droit à indemnisation de leurs biens auprès des autorités algériennes. Le Conseil d’État s’est prononcé dans les termes suivants au sujet de la responsabilité pour faute de l’État :

« Considérant, en premier lieu, qu’à l’appui de leur demande de réparation, les requérants ont mis en cause la responsabilité pour faute de l’État ; qu’ils soutiennent, en effet, qu’était fautif le fait de n’avoir pas prévu, lors de la négociation des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie, dites « accords d’Évian », une période de transition suffisante permettant aux ressortissants français résidant en Algérie de préparer leur retour dans des conditions acceptables, ni des garanties juridictionnelles efficaces pour faire valoir leurs droits à indemnisation auprès des autorités algériennes ; que, cependant, les préjudices que les requérants imputent au contenu des « accords d’Évian » se rattachent à la conduite des relations entre la France et l’Algérie et ne sauraient, par suite, engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute ; qu’il suit de là que c’est sans erreur de droit que la cour administrative d’appel de Marseille a estimé qu’il n’appartenait pas à la juridiction administrative d’en connaître ; (...) »

90. Par la même décision, le Conseil d’État a toutefois précisé que cette déclaration d’incompétence ne portait pas atteinte aux droits d’accès à un tribunal et à un recours effectif protégés par les articles 6 et 13 de la Convention dès lors qu’existe une autre voie de droit pour demander la réparation de préjudices découlant des accords d’Évian, à savoir la responsabilité sans faute de l’État pour rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques :

« (...) que, ce faisant, la cour n’a, en tout état de cause, pas méconnu le droit au recours des requérants, garanti notamment par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors, d’une part, que la responsabilité de l’État est susceptible d’être engagée, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d’autres États et entrées en vigueur dans l’ordre interne, à la condition que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés et, d’autre part, qu’il en va de même des préjudices qui seraient nés des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ; (...) »

91. Dans cette affaire, les requérants avaient invoqué devant les juridictions internes la responsabilité sans faute de l’État pour rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques. À cet égard, le Conseil d’État a considéré que les conditions d’engagement de ce type de responsabilité publique n’étaient, en l’espèce, pas remplies dès lors que les préjudices allégués par les requérants ne trouvaient pas leur origine directe dans le fait de l’État français :

« Considérant, en deuxième lieu, que les requérants ont également mis en cause la responsabilité de l’État pour rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques ; que, dès lors que, selon les énonciations non contestées de l’arrêt de la cour, les préjudices allégués par les requérants ne trouvaient pas, en l’espèce, leur origine directe dans le fait de l’État français, la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit en en déduisant qu’ils ne sauraient engager la responsabilité de l’État sur ce fondement et en rejetant comme mal fondées les conclusions présentées à ce titre ; (...) »

3. La proposition de loi portant création d’un droit au recours juridictionnel à l’encontre des actes de gouvernement au regard de la protection des droits fondamentaux (no 994)

92. Cette proposition de loi a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 21 mars 2023, qui ne l’a pas examinée. L’ajout d’un article dans le code de justice administrative y était proposé pour reconnaître la compétence du Conseil d’État, en premier et dernier ressort, pour connaître des recours dirigés contre les actes pris par le Gouvernement ou le Président de la République se rattachant à la conduite des relations diplomatiques ou internationales et ayant une incidence sur la situation de leurs destinataires au regard de la protection des droits fondamentaux reconnus par la Constitution, la Convention européenne des droits de l’homme ou les traités internationaux.

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

93. Constatant que les requêtes trouvent leur origine dans les mêmes faits et portent, au moins en partie, sur des griefs similaires, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

94. Les requérants soutiennent que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État pour connaître de leurs conclusions tendant à l’engagement de la responsabilité pour faute de l’État à raison des préjudices résultant, d’une part, du défaut d’intervention de la France pour protéger les harkis et leurs familles des massacres sur le territoire algérien et, d’autre part, de l’absence de rapatriement systématique en France, a méconnu leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1. Arguments des parties
1. Les requérants

95. Les requérants soutiennent, en premier lieu, que le Conseil d’État a erronément qualifié le comportement reproché à l’État français d’acte de gouvernement. À cet égard, ils allèguent que l’absence de mesures prises par l’État pour protéger et rapatrier les harkis et leurs familles est détachable de la mise en œuvre des accords d’Évian et des relations entre la France et l’Algérie. Ils font valoir que les fautes invoquées se sont produites antérieurement à la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, que les harkis et leurs familles étaient alors des ressortissants français, et que l’État français avait l’obligation de protéger ses nationaux.

96. En second lieu, ils font valoir que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État entre en contradiction avec la reconnaissance par les autorités politiques françaises des fautes commises par l’État français dans la gestion du rapatriement des harkis, les empêchant ainsi d’obtenir réparation des préjudices résultant de ces fautes. S’agissant de la possibilité, mise en exergue par le Gouvernement, de rechercher la responsabilité sans faute de l’État (paragraphes 82 ci-dessus et 98 ci-dessous), les requérants soutiennent qu’il appartenait aux juridictions nationales de la soulever d’office, conformément à une jurisprudence interne constante en la matière.

2. Le Gouvernement

97. À titre liminaire, le Gouvernement fait valoir que le recours à la notion d’acte de gouvernement poursuit le but légitime de respect du principe de séparation des pouvoirs. Il souligne par ailleurs qu’elle est limitée à deux types d’actes concernant, d’une part, les rapports entre l’exécutif et le Parlement et, d’autre part, les actes non détachables de la conduite des relations entre la France et un autre État étranger ou un organisme international. Il soutient que, dès 1968, le Conseil d’État s’est déclaré incompétent pour connaître des actions en responsabilité de l’État invoquant des fautes commises lors des négociations des accords d’Évian (CE, 29 novembre 1968, no 68938 et CE, 27 juin 2016, no 382319, paragraphes 88 et 89 ci-dessus). Le Gouvernement fait toutefois valoir que ces déclarations d’incompétence ne signifient pas qu’il soit radicalement interdit au juge administratif de connaître des éventuelles conséquences dommageables en vue d’y apporter une réparation. Il soutient en effet que le juge s’interdit seulement de porter une appréciation sur l’acte de gouvernement qui le conduirait à s’immiscer dans les relations diplomatiques et que, dans un tel cas, la responsabilité publique ne peut être recherchée sur le fondement de la faute de l’État. Le Gouvernement indique qu’en revanche, une indemnisation est possible si les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques sont réunies, c’est-à-dire si le préjudice invoqué est d’une gravité suffisante et présente un caractère spécial et si l’auteur de l’acte n’a pas entendu exclure toute indemnisation (CE, ass., 30 mars 1966, no 50515, paragraphe 82 ci-dessus). Il souligne par ailleurs que les conditions générales d’engagement de la responsabilité publique, à savoir l’existence d’un fait générateur (non fautif pour la responsabilité sans faute) et d’un lien de causalité avec le préjudice invoqué, doivent également être remplies (paragraphe 80 ci-dessus).

98. S’agissant des faits de l’espèce, le Gouvernement soutient que la restriction au droit d’accès des requérants à un tribunal était limitée et proportionnée au but légitime de respect du principe de séparation des pouvoirs. Il fait valoir que les juridictions internes ont examiné les conséquences de l’application de la théorie des actes de gouvernement vis‑à‑vis de l’article 6 § 1 de la Convention et considéré que son application limitée aux seuls griefs relatifs à des fautes de l’État du fait de l’absence de protection en Algérie et d’organisation du rapatriement en France n’entraînait pas violation de cette disposition. Il soutient ensuite que les requérants ont pu présenter, devant les juridictions françaises, leurs arguments quant à la nécessité d’appliquer ou non la théorie des actes de gouvernement dans le cadre d’un échange contradictoire. Par ailleurs, il allègue que les juridictions internes ont correctement qualifié les décisions de ne pas intervenir militairement en Algérie et de ne pas organiser le rapatriement systématique des harkis d’actes de gouvernement dès lors qu’il s’agissait de manifestations de décisions entrant dans la conduite des relations internationales qui rendent, au nom de la séparation des pouvoirs, le juge incompétent pour contrôler la façon dont cette fonction a été exercée. Enfin, il fait valoir que les décisions du Conseil d’État n’excluaient pas la possibilité pour les requérants d’exercer des actions civiles ou de rechercher la responsabilité sans faute de l’État français devant les juridictions administratives. Il soutient que les requérants n’ont toutefois pas expressément réclamé une indemnisation sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’État et n’établissent, en tout état de cause, pas que les conditions d’engagement de cette responsabilité seraient remplies.

2. Appréciation de la Cour
1. Principes applicables

99. Le droit d’accès à un tribunal a été défini dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18) comme un aspect du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y a conclu que le droit d’accès à un tribunal est un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 76, 5 avril 2018, avec les références citées).

100. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’article 6 § 1 ne vaut que pour les « contestations » relatives à des « droits et obligations » – de caractère civil – que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne. Il n’assure par lui-même aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 117, CEDH 2005-X, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 61, 14 septembre 2017, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 258, 15 mars 2022). Toutefois, il ne s’applique qu’à des contestations « réelles et sérieuses » portant aussi bien sur l’existence même d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice (Benthem c. Pays‑Bas, arrêt du 23 octobre 1985, série A no 97, pp. 14-15, § 32 et Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 87, CEDH 2001-V).

101. La distinction entre limitations matérielles et barrières procédurales détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6. Le fait que les circonstances et les griefs propres à une affaire peuvent rendre inutile l’établissement d’une distinction entre limitations matérielles et barrières procédurales (voir, par exemple, A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 65, CEDH 2002‑X, Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 94, CEDH 2006-XIV) n’a aucune incidence sur la portée de l’article 6, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne.

102. Pour décider si le « droit » invoqué possède une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (voir, par exemple, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, 21 juin 2016). La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018). Ainsi, lorsque les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction du droit d’accès à un tribunal, et ce en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant aux leurs ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Károly Nagy, précité, § 62, et Grzęda, précité, § 259).

103. Enfin, dans cette appréciation, il faut, par-delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité (Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 38, série A no 50). En particulier, la Cour ne doit pas se laisser indûment influencer par les techniques législatives employées (Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 67, série A no 294-B) ou par la manière dont le droit interne qualifie la restriction en question : le terme fréquent d’« immunité » désigne tantôt une « exonération de responsabilité » (en principe, il s’agit d’une limitation matérielle), tantôt une « immunité de poursuites » (qui suggère une limitation procédurale) (Roche, précité, §§ 119‑121).

104. Néanmoins, qu’un État puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1 – à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge (Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).

105. Toutefois, ce droit n’est pas absolu. Il peut être soumis à des restrictions légitimes, tels des délais légaux de prescription, des ordonnances prescrivant le versement d’une caution judicatum solvi, des réglementations concernant les mineurs ou les handicapés mentaux (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 51-52, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 62-67, série A no 316-B, et Golder, précité, § 39). Lorsque l’accès de l’individu au juge est restreint par la loi ou dans les faits, la Cour examine si la restriction touche à la substance du droit et, en particulier, si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi de nombreux autres, Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93). Si la restriction est compatible avec ces principes, il n’y a pas violation de l’article 6 (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 92-93).

2. Application des principes à l’espèce

a) Sur la recevabilité

106. Le Gouvernement n’a pas formulé d’exception d’irrecevabilité du grief pour incompatibilité ratione materiae ni soutenu que les déclarations d’incompétence litigieuses des juridictions internes n’entraient pas dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention. Pour autant, l’absence d’une telle exception ne dispense pas en principe la Cour de s’assurer qu’elle est compétente pour connaître du grief tiré de l’article 6 § 1 (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010, et Repeşco et Repeşcu c. République de Moldova, no 39272/15, § 16, 3 octobre 2023).

107. En l’espèce, les requérants réclamaient, devant les juridictions administratives, une réparation des préjudices qu’ils estimaient avoir subis sur le fondement de la responsabilité pour faute de l’État. La Cour note qu’en droit français, en vertu d’une jurisprudence bien établie du Conseil d’État, la responsabilité de l’État peut être engagée sur ce fondement et le droit à réparation des préjudices est reconnu si les conditions d’engagement de cette responsabilité sont réunies (paragraphes 80 et 81 ci-dessus).

108. La Cour relève également que la doctrine des actes de gouvernement, par laquelle le juge limite lui-même sa propre compétence, est appliquée de longue date par les juridictions administratives françaises. Il ressort toutefois de la jurisprudence interne qu’il n’existe pas de définition précise des actes de gouvernement et que cette doctrine peut évoluer avec le temps. La Cour renvoie à cet égard aux conclusions de la rapporteure publique sur les présentes affaires et aux développements jurisprudentiels exposés plus haut (paragraphes 38 et 84 à 86 ci-dessus).

109. La Cour constate qu’à la date d’introduction des recours des requérants, le Conseil d’État avait déjà décliné sa compétence, dans des décisions du 29 novembre 1968 et du 27 juin 2016, pour connaître de fautes alléguées de l’État français dans le contexte de l’accès à l’indépendance de l’Algérie (paragraphes 88 et 89 ci-dessus). Dans ces deux affaires, les demandeurs se plaignaient principalement de ne pas avoir pu obtenir de compensation pour la spoliation de leurs biens en Algérie. La Cour observe que dans les présentes espèces, les demandes des requérants posaient des questions distinctes et nouvelles, à savoir l’existence d’un droit à engager la responsabilité pour faute de l’État français pour l’absence de protection des harkis et de leurs familles en Algérie et pour le défaut d’organisation de leur rapatriement systématique vers la France. C’est en particulier dans les affaires introduites par M. Abdelkader Tamazount (requête no 17131/19) et M. Kaddour Mechalikh (requête no 19242/19) que le Conseil d’État a été appelé à se prononcer pour la première fois sur l’existence d’un tel droit.

110. La Cour considère en conséquence qu’il y avait, dès le début des procédures engagées par les requérants, et en l’absence de précédents jurisprudentiels suffisamment similaires, une contestation réelle et sérieuse sur l’existence du droit que les requérants affirmaient tirer du régime de la responsabilité pour faute de l’État (mutatis mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 100-101). Par ailleurs, la Cour constate que le caractère civil du droit en cause ne fait, en l’espèce, pas de doute.

111. Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable aux procédures litigieuses. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

112. La Cour relève que le Conseil d’État s’est déclaré incompétent pour connaître des conclusions des requérants par lesquelles ils sollicitaient, sur le fondement de la responsabilité pour faute de l’État, l’indemnisation des préjudices qu’ils estimaient avoir subis du fait de l’absence de protection des harkis et de leurs familles en Algérie au moment de l’accession à l’indépendance et du défaut d’organisation de leur rapatriement vers la France. Ce constat d’incompétence, fondé sur la doctrine des actes de gouvernement, a empêché les requérants d’obtenir une décision sur le bien‑fondé du droit à réparation qu’ils entendaient tirer du régime de responsabilité pour faute de l’État et a, dès lors, constitué une restriction à leur droit d’accès à un tribunal.

113. La Cour examinera si cette restriction était justifiée, c’est-à-dire si elle poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

114. A l’instar du Gouvernement, la Cour considère que la restriction contestée visait un but légitime, en l’occurrence la préservation de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, et par là même l’absence de remise en cause par le juge de décisions d’ordre diplomatique et militaire dans le contexte des relations entre la France et l’Algérie après les accords d’Évian.

115. À cet égard, la Cour rappelle avoir souligné, à maintes reprises, l’importance de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire (voir, entre autres, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 144, 6 novembre 2018).

116. Concernant la question de savoir si la restriction était proportionnée au but poursuivi, la Cour relève, en premier lieu, qu’en dépit de l’absence de critères permettant de définir de façon générale l’acte de gouvernement, la doctrine des actes de gouvernement fait l’objet d’une interprétation étroite de la part des juridictions administratives qui ont développé la notion d’acte détachable de la conduite des relations diplomatiques ou extérieures de l’État (paragraphe 86 ci-dessus). Il résulte ainsi de la jurisprudence interne que le recours à cette notion a permis de réduire la liste des actes de gouvernement dans le domaine international, si bien que l’incompétence du juge dans ce domaine n’est pas générale.

117. S’agissant de l’application de cette doctrine dans les présentes affaires, le Conseil d’État a considéré qu’une décision sur le bien-fondé de leurs demandes de réparation, formulées sur le fondement de la responsabilité pour faute de l’État, l’aurait immanquablement obligé à contrôler la légalité d’actes et de décisions du gouvernement français qui relevaient de l’exercice de ses pouvoirs souverains en matière de politique étrangère et de conduite des relations avec l’Algérie dans le contexte de l’accession à l’indépendance de celle-ci. Sur ce point, la Cour note, au vu des conclusions de la rapporteure publique rendues en l’espèce, que le Conseil d’État a vérifié si les actes et omissions litigieux des autorités françaises, compte tenu des considérations de politique intérieure qu’ils mettaient en exergue (paragraphe 38 ci-dessus), pouvaient être dissociés du contexte diplomatique et de relations internationales de la France. Il a néanmoins fait le choix de considérer qu’il convenait d’appréhender l’Algérie, à compter de l’ouverture des négociations des accords d’Évian, comme un État en devenir dont les relations avec la France s’inscrivaient dans un cadre diplomatique. Il en a déduit et conclu que les actes et omissions des autorités nationales invoqués par les requérants n’étaient pas détachables des relations entre la France et l’Algérie, et ne pouvaient, conformément à la doctrine des actes de gouvernement, engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute.

118. Or, à cet égard, la Cour réitère les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’interprétation et à l’application du droit interne. Si, aux termes de l’article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les États contractants, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. De plus, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d’accords internationaux. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 49, CEDH 2001-II, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 43-50, CEDH 2001‑VIII).

119. La Cour rappelle également qu’elle a considéré, s’agissant de l’application des actes de gouvernement à des demandes de rapatriement de ressortissantes françaises se trouvant détenues en Syrie, qu’il ne lui appartenait pas de s’immiscer dans l’équilibre institutionnel entre le pouvoir exécutif et les juridictions de l’État défendeur ni de porter une appréciation générale sur les hypothèses dans lesquelles elles déclinaient leur compétence (H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 281, 14 septembre 2022).

120. Ainsi, s’agissant de décisions de nature politique relatives à la conduite des relations diplomatiques ou internationales, mettant notamment en cause l’engagement de forces militaires, la Cour ne voit aucune raison de substituer sa propre appréciation à celle du Conseil d’État quant à l’interprétation du droit interne, ou de dire que la position de celui-ci était arbitraire ou manifestement déraisonnable.

121. En second lieu, la Cour relève que l’incompétence du juge administratif déclarée en l’espèce ne revêtait pas un caractère absolu puisque ce dernier était susceptible de connaître des prétentions des requérants sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’État. Dans ses décisions du 3 octobre 2018 relatives aux requêtes introduites par M. Abdelkader Tamazount (requête no 17131/19) et M. Kaddour Mechalikh (requête no 19242/19), le Conseil d’État, en référence aux conclusions de la rapporteure publique, a considéré que les juges du fond n’avaient pas méconnu les exigences de l’article 6 de la Convention en déclinant leur compétence. La Cour note que, pour conforter cette position, la rapporteure publique s’est référée à une décision rendue par le Conseil d’État le 27 juin 2016 (paragraphe 89 ci-dessus). Il ressort de cette dernière que l’incompétence du juge administratif se limite aux actions visant à obtenir la réparation de préjudices nés d’actes de gouvernement dès lors qu’elles sont fondées sur la responsabilité pour faute de l’État, et qu’il existe une autre voie de droit pour demander la réparation de préjudices découlant de mesures prises dans le contexte concerné, y compris lorsqu’elles sont susceptibles d’entrer dans la catégorie des actes de gouvernement. Le Conseil d’État a ainsi reconnu la possibilité d’engager la responsabilité sans faute de l’État sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions internationales, à condition que ces préjudices revêtent un caractère grave et spécial et ne puissent être dès lors regardés comme une charge incombant normalement aux intéressés. Dans sa décision du 27 juin 2016, le Conseil d’État a en particulier admis que les accords d’Évian avaient le caractère d’une convention internationale au titre de laquelle pouvait être recherchée la responsabilité sans faute de l’État (paragraphe 90 ci-dessus).

122. Dans la présente affaire, les requérants ne soutiennent pas avoir cherché à engager la responsabilité sans faute de l’État devant les juridictions administratives mais font valoir que celles-ci auraient, en tout état de cause, dû examiner d’office ce fondement de responsabilité, en vertu d’une jurisprudence interne établie, dès lors qu’il ressortait des éléments du dossier qui leur était soumis que les conditions d’engagement de cette responsabilité était réunies (paragraphe 83 ci-dessus).

123. En l’espèce, la Cour ne saurait spéculer sur le point de savoir s’il ressortait des pièces des dossiers soumis aux juridictions internes que les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute étaient réunies de telle sorte qu’elles auraient dû examiner d’office ce fondement de responsabilité, ni sur les chances de succès d’une action fondée sur la responsabilité sans faute de l’État si elle avait été introduite par les requérants (mutatis mutandis, NML Capital LTD c. France (déc.), no 23242/12, 13 janvier 2015).

124. En revanche, la Cour constate que le possible engagement de la responsabilité sans faute de l’État confère aux actes de gouvernement une injusticiabilité relative. En effet, la déclaration d’incompétence du Conseil d’État ne portait que sur un aspect de la responsabilité publique, limitée à l’appréciation d’une éventuelle faute, et ne saurait être considérée comme consacrant une immunité générale et absolue empêchant les juridictions de connaître de toutes conséquences préjudiciables des actes de gouvernement (mutatis mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 113-114).

125. Enfin, la Cour n’est pas convaincue par l’argument des requérants selon lequel la décision des juridictions internes de décliner leur compétence, empêchant de fait l’indemnisation des préjudices subis, entre en contradiction avec la reconnaissance par les autorités politiques des fautes commises par l’État français dans l’organisation du retour des harkis au moment de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie. À l’inverse, elle considère que la décision d’incompétence des juridictions administratives, fondée sur la séparation des pouvoirs et le refus du juge d’examiner la légitimité des actes et décisions du gouvernement dans l’exercice de ses pouvoirs souverains en matière de politique étrangère, n’est pas incompatible avec une reconnaissance de nature politique de la part des autorités exécutives ou législatives qui ne sont pas soumises à la même retenue.

126. Au vu de l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour conclut que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État, au nom de la doctrine des actes de gouvernement, limitée aux demandes des requérants en ce qu’elles visaient à engager la responsabilité pour faute de l’État du fait de l’absence de protection des harkis et de leurs familles en Algérie et du défaut de rapatriement systématique vers la France, ne saurait être considérée comme excédant la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter le droit d’accès d’une personne à un tribunal.

127. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 et 8 DE LA CONVENTION et DES ARTICLES 1 et 2 du Protocole no 1 (s’agissant des requêtes nos 17131/19, 55810/20, 28794/21 et 28830/21)

128. MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount font valoir que leurs conditions de vie au sein du camp de Bias les ont exposés à une violation des articles 3 et 8 de la Convention ainsi que des articles 1 et 2 du Protocole no 1. Ils invoquent en particulier le caractère inhumain ou dégradant des traitements subis du fait de leur enfermement dans le camp, l’ouverture de leurs courriers et colis par l’administration du camp, la réaffectation des prestations sociales dues à leur famille aux dépenses du camp et la scolarisation dans une école interne au camp, en dehors du système éducatif de droit commun.

129. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, considère que l’attitude indigne des autorités nationales dénoncée par les requérants à l’égard de leurs besoins éducatifs est englobée par les questions posées sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention. Dès lors, elle examinera les griefs soulevés par les requérants dans leurs requêtes sous le seul angle des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, qui sont ainsi libellés :

Article 3 de la Convention

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8 de la Convention

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité
1. Sur la compétence ratione temporis de la Cour

a) Arguments des parties

130. Le Gouvernement soutient que la Convention et son Protocole no 1 ne s’appliquent qu’aux faits postérieurs au 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de ces instruments juridiques à l’égard de la France. Il fait valoir que les conditions de vie des requérants dans le camp de Bias jusqu’au 2 mai 1974 ne sont dès lors pas couvertes par la compétence ratione temporis de la Cour.

131. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que les faits invoqués par les requérants ne sauraient constituer une situation de violation continue, en particulier s’agissant de l’ouverture des courriers et du non-versement des prestations sociales qui correspondent à des événements instantanés. En ce qui concerne les conditions de vie au sein du camp de Bias, il fait valoir qu’elles ont connu une amélioration au fil des années et ne devraient dès lors être appréhendées comme une période uniforme et continue.

132. Les requérants soutiennent que les faits qu’ils invoquent présentent une cohérence d’ensemble de 1962 jusqu’au début de l’année 1986, date à laquelle ils situent la fermeture du camp de Bias. Ils demandent, dès lors, à la Cour de qualifier ces faits de situation de violation continue et d’étendre sa compétence ratione temporis avant le 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole no 1 à l’égard de la France, pour examiner leurs conditions de vie dans ces camps sur l’intégralité de cette période.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes applicables

133. Il est constant qu’en vertu des règles générales du droit international (voir, en particulier, l’article 28 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités) les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni relativement aux actes ou faits antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cette partie, ni relativement aux situations qui avaient cessé d’exister avant cette date (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 70, CEDH 2006-III, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 140, 9 avril 2009).

134. S’il est vrai qu’à compter de la date de ratification tous les actes et omissions de l’État doivent être conformes à la Convention (Yağcı et Sargın c. Turquie, 8 juin 1995, § 40, série A no 319-A), celle-ci n’impose aux États contractants aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant qu’ils ne ratifient la Convention (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 38, CEDH 2004-IX). Toute autre approche saperait à la fois le principe de non-rétroactivité que consacre le droit des traités et la distinction fondamentale entre violation et réparation qui sous‑tend le droit de la responsabilité des États (Blečić, précité, § 81).

135. Pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est donc essentiel d’identifier dans chaque affaire donnée la localisation exacte dans le temps de l’ingérence alléguée. La Cour doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée (Blečić, précité, § 82).

136. La Cour peut cependant avoir égard aux faits antérieurs à la ratification pour autant que l’on puisse les considérer comme étant à l’origine d’une situation qui s’est prolongée au-delà de cette date ou importants pour comprendre les faits survenus après cette date (Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, § 74, CEDH 2002-X, Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, §§ 147-153, CEDH 2006-VIII, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 240-241, CEDH 2012 (extraits)).

2. Application des principes en l’espèce

137. La Cour rappelle d’emblée que la France a ratifié la Convention et son Protocole no 1 le 3 mai 1974, puis reconnu le droit de recours individuel, au titre de l’ancien article 25 de la Convention, par une déclaration du 2 octobre 1981. Elle relève que dans cette déclaration, la France n’a pas prévu de limitation temporelle spécifique à la compétence des organes de la Convention et considère donc qu’elle est compétente pour connaître des allégations de violation portant sur des faits survenus à compter du 3 mai 1974 (X. c. France, no 9587/81, décision de la Commission du 13 décembre 1982, DR 29, p. 228 et De Varga-Hirsch c. France, no 9559/81, décision de la Commission du 9 mai 1983, DR 33, p. 158 ; voir également, mutatis mutandis, Blečić, précité, §§ 71-72).

138. En l’espèce, s’agissant de la demande des requérants tendant à ce que la Cour étende sa compétence temporelle pour connaître des faits antérieurs au 3 mai 1974, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter des principes généraux établis dans sa jurisprudence et rappelés ci-dessus (mutatis mutandis, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 401‑403, CEDH 2004-VIII, et Akopyan c. Ukraine, no 12317/06, § 62, 5 juin 2014). Elle considère donc la période passée par les requérants au sein du camp de Bias avant l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole no 1 à l’égard de la France échappe à sa compétence ratione temporis. Néanmoins, elle pourra tenir compte des faits pertinents antérieurs à cette date pour apprécier le contexte et la situation litigieuse dans son ensemble (Akopyan, précité, § 62).

139. En conclusion, la Cour est compétente pour connaître des griefs des requérants tirés des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 relatifs à leurs conditions de vie dans le camp de Bias à compter du 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole no 1 à l’égard de la France.

2. Sur la qualité de victime des requérants

140. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont plus la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Il fait valoir, en premier lieu, qu’ils ont été indemnisés par les juridictions administratives à hauteur de 15 000 EUR chacun en raison des préjudices subis du fait de leurs conditions de vie dans le centre de Bias entre 1963 ou leur naissance et 1975, date de la fermeture du camp, et des restrictions apportées à leurs libertés individuelles. Il soutient que les juridictions administratives ont entendu indemniser les conditions de vie qualifiées d’« indignes », le contrôle de leurs courriers et colis, l’affectation de leurs prestations sociales au financement des dépenses du camp et l’absence de scolarisation des enfants dans des conditions de droit commun, soit l’ensemble des griefs qu’ils présentent devant la Cour. Le Gouvernement considère par ailleurs que les montants accordés aux requérants, calculés par analogie à partir des montants attribués par la Cour dans le contexte du contentieux de la détention, sont appropriés et suffisants. En second lieu, il soutient que les autorités nationales ont reconnu explicitement ou en substance l’ensemble des violations de la Convention alléguées devant la Cour dans les décisions juridictionnelles rendues en l’espèce, lors de discours officiels de présidents de la République en exercice (voir notamment le paragraphe 18 ci-dessus) et du fait de l’adoption de la loi no 2022-229 du 23 février 2022 (paragraphe 76 ci-dessus).

141. Les requérants contestent avoir perdu la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. En premier lieu, ils font valoir que ni les présidents de la République dans leurs discours, ni la loi du 23 février 2022 n’ont reconnu le détournement des prestations sociales dues aux harkis et à leurs familles. En second lieu, ils soutiennent que l’indemnisation qui leur a été accordée par les juridictions administratives françaises n’était pas appropriée, ni suffisante. Ils allèguent en particulier que l’analogie avec les conditions indignes de détention n’était pas pertinente dès lors qu’ils n’ont jamais été condamnés à des peines de prison justifiant légalement un placement en détention et que l’utilisation du barème applicable aux préjudices endurés par les personnes victimes de détention illégale aurait été plus adéquate.

142. La Cour considère que la question de savoir si les requérants peuvent toujours se prétendre victimes des violations des articles 3 et 8 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 est étroitement liée à une considération relevant du fond de leurs griefs et relative à la nature des violations qui se trouvent en jeu et au point de savoir si l’indemnisation qui leur a été accordée a constitué une réparation adéquate et suffisante à cet égard. Partant, l’examen de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement doit être joint à celui du fond.

3. Conclusion sur la recevabilité

143. L’examen de l’exception soulevée par le Gouvernement selon laquelle les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 sont irrecevables, parce que les requérants auraient perdu la qualité de victime, est joint à l’examen du fond. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés et ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Les requérants

144. Les requérants font valoir que leurs conditions de vie dans le camp de Bias ont constitué un traitement inhumain et dégradant et porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, de leur domicile et de leur correspondance, en raison notamment de leur enfermement dans un camp aux conditions précaires, de l’absence de scolarisation dans le système de droit commun et du contrôle de leurs courriers par l’administration. En outre, ils allèguent que le détournement par les autorités du camp des aides financières qui étaient dues à leur famille a méconnu leur droit au respect de leurs biens. À cet égard, ils soutiennent qu’ils n’ont perçu aucune des prestations sociales qui leur étaient dues.

145. Par ailleurs, les requérants font valoir qu’ils ont vécu dans le camp de Bias jusqu’en 1986. Ils indiquent qu’en 1975, le Gouvernement a annoncé non pas la fermeture mais la municipalisation progressive de la gestion du camp.

b) Le Gouvernement

146. En premier lieu, le Gouvernement ne conteste pas que les personnes hébergées dans certains camps d’accueil des harkis ont connu des conditions de vie indignes, sans accès garanti aux services publics, que leur liberté d’aller et venir a pu être restreinte, leur courrier ouvert, qu’un couvre-feu était instauré après 22 heures et que les contacts avec les populations extérieures étaient limités. Il souligne toutefois que les camps ne peuvent être comparés aux établissements pénitentiaires dès lors que les requérants avaient la possibilité d’en sortir. En outre, il fait valoir que le placement des harkis dans ces centres n’était en rien destiné à créer en eux des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité mais s’inscrivait dans un contexte d’arrivée massive de rapatriés d’Algérie. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour pour déterminer si le seuil de gravité attaché à l’article 3 de la Convention a été atteint en l’espèce.

147. En second lieu, le Gouvernement indique que les juridictions françaises ont reconnu que les pratiques en vigueur dans les camps d’accueil des harkis avaient constitué un manquement au droit au respect de la vie privée des requérants et au secret des correspondances et que le service public de l’enseignement en place était déficient.

148. En troisième lieu, en ce qui concerne le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1, le Gouvernement ne conteste pas l’existence de pratiques témoignant du mauvais usage des fonds dus à certains harkis, notamment au camp de Bias. Il soutient qu’il est toutefois difficile d’évaluer les conséquences que de telles pratiques ont pu avoir sur le montant des prestations sociales effectivement perçues par la famille des requérants. Il fait valoir, à cet égard, que la réaffectation des fonds à l’entretien du camp n’a probablement pas concerné l’intégralité des prestations auxquelles les requérants avaient droit.

149. Enfin, s’agissant de la date de fermeture du camp de Bias, le Gouvernement la situe en 1975. Il indique qu’une convention relative à la municipalisation du centre de Bias a été établie le 18 novembre 1975, puis exécutée le 1er janvier 1976.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la période à prendre en compte

150. À titre liminaire, la Cour relève qu’il existe une controverse entre les parties quant à la date de fermeture du camp de Bias. Au vu des informations disponibles au dossier, elle s’en tiendra à l’année indiquée par les rapports internes à ce sujet et retenue par les juridictions administratives en l’espèce, à savoir l’année 1975 (paragraphes 59 et 60 ci-dessus).

b) Sur la nature des violations de la Convention constatées par les autorités nationales

151. La Cour souligne, bien qu’elle ait jugé que les faits antérieurs à la ratification par la France de la Convention et du Protocole no 1 n’étaient pas couverts par sa compétence, que l’examen des conditions d’accueil et de vie des requérants au sein du camp de Bias entre le 3 mai 1974 et le 31 décembre 1975 ne peut se faire qu’à la lumière de celui auquel les juridictions internes ont procédé, c’est-à-dire selon une approche englobante des différents griefs, pour parvenir au constat de l’indignité de ces conditions. À cet égard, elle note la difficulté de dater certains événements invoqués par les requérants, tels que l’ouverture des courriers ou la réaffectation des prestations sociales à l’entretien du camp. La Cour devra donc procéder à un examen global des griefs des requérants en se fondant notamment sur les constats des juridictions internes saisies par les requérants.

152. Cela étant dit, la Cour relève, en premier lieu, que les juridictions internes ont pleinement reconnu les souffrances endurées par les requérants dans le camp de Bias. Elles ont tout d’abord relevé que les conditions de vie réservées aux harkis et à leurs familles dans ce camp caractérisaient une atteinte à la dignité humaine de nature à engager la responsabilité pour faute de l’État. Elles ont par ailleurs étendu ce constat aux restrictions apportées à leurs libertés individuelles, du fait, en particulier, du contrôle de leurs courriers et de leurs colis, de l’affectation de leurs prestations sociales au financement des dépenses des camps et de l’absence de scolarisation des enfants dans des conditions de droit commun.

153. Pour ce faire, les juridictions internes ont tenu compte des conclusions des rapports commandés par les autorités nationales pour établir les conditions de vie dans les camps, dont celui de Bias (paragraphes 57 et 58 ci-dessus). La Cour constate que ces rapports ont mis en lumière la précarité des conditions de vie, du fait en particulier de la faible superficie et de la mauvaise isolation des logements, de la promiscuité, de la limitation de l’accès aux douches au demeurant payantes, de la limitation des contacts avec l’extérieur et de l’instauration de couvre-feux. Ils décrivent par ailleurs l’existence d’un contrôle des courriers et des colis par l’administration, la réaffectation des prestations sociales dues aux harkis à un compte spécial du service social nord-africain qui servait à financer les camps et la scolarisation des enfants dans une école interne au camp, en dehors du système d’éducation de droit commun.

154. La Cour rappelle, en second lieu, que postérieurement aux décisions rendues en l’espèce, la loi du 23 février 2022 a reconnu la « responsabilité de la Nation » dans les conditions d’accueil et de vie indignes des harkis et de leurs familles ainsi que les atteintes à leurs libertés individuelles.

155. À la lumière de ces rappels, et s’en remettant aux décisions des juridictions internes, la Cour ne peut que constater que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias, dont faisaient partie les requérants, n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles. La Cour relève que les juridictions nationales n’ont pas explicitement qualifié ces atteintes à la lumière des dispositions de la Convention. Toutefois, il ressort des décisions internes qu’elles sont, en substance, parvenues au constat de violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

156. Il reste désormais à examiner si les réparations accordées par les autorités nationales étaient adéquates et suffisantes.

c) Sur la réparation des violations de la Convention par les autorités nationales

157. La Cour relève tout d’abord que, dans sa décision du 3 juin 2018, le Conseil d’État a refusé de considérer que les mesures d’ordre financier prises par l’État au bénéfice des anciens supplétifs de l’armée française et de leur famille, complétées par la reconnaissance solennelle du préjudice qu’ils avaient collectivement subi, suffisaient à compenser leurs préjudices matériels et moraux. Selon lui, ces mesures ne permettaient pas, de manière adéquate et suffisante, de réparer les préjudices dont les requérants se prévalaient.

158. Elle constate ensuite que chacun des requérants s’est vu accorder par les juridictions internes une somme totale de 15 000 EUR pour des périodes comprises entre sept ans et quatorze ans dans les camps, tous griefs et tous préjudices confondus, et ce sans que leur soit opposé la prescription quadriennale (voir, sur la soumission des actions en responsabilité contre l’État aux règles de la déchéance quadriennale, Loste c. France, no 59227/12, § 43, 3 novembre 2022).

159. Pour fixer cette somme, il ressort des conclusions de la rapporteure publique, adoptées dans le cadre du pourvoi en cassation introduit par M. Abdelkader Tamazount, que le montant global accordé se fonde sur le barème utilisé par les juridictions internes en matière de conditions indignes de détention, de l’ordre de 1 000 EUR par année de détention, majoré en vue de tenir compte des troubles propres au défaut de scolarisation.

160. La Cour est consciente de la difficulté de chiffrer les préjudices subis par les requérants et des limites de la comparaison avec les conditions indignes de détention, au regard de la spécificité du contexte historique. Elle rappelle également que les autorités nationales sont les mieux placées, au regard du principe de subsidiarité, pour fixer le montant de l’indemnité octroyée pour réparer le préjudice moral résultant de conditions attentatoires à la dignité humaine (voir, entre autres, Barbotin c. France, no 25338/16, § 57, 19 novembre 2020).

161. Cependant, la Cour rappelle, que selon les principes généraux dégagés dans sa jurisprudence, un constat de non-respect de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de détention subies provoque une présomption forte qu’un préjudice moral a été causé à l’intéressé (Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10 et 5 autres, § 190, 27 janvier 2015 ; et Barbotin, précité, § 47). Dans ce contexte, elle réaffirme que le fait de savoir si un requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance. Elle souligne que, selon sa jurisprudence constante, la qualité de « victime » d’un requérant peut dépendre du montant de l’indemnité qui lui a été alloué au niveau national (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 93, CEDH 2006-V, et Nikitin et autres c. Estonie, no 23226/16 et 6 autres, § 197, 29 janvier 2019).

162. Faisant application de ces principes, elle considère que les montants accordés par les juridictions internes en l’espèce ne constituent pas une réparation adéquate et suffisante pour redresser les violations constatées. Premièrement, et s’agissant de la violation de l’article 3 de la Convention, les sommes allouées aux requérants sont modiques par comparaison avec ce que la Cour octroie généralement dans les affaires relatives à des conditions de détention indignes. À titre de comparaison, elle renvoie aux arrêts Muršić c. Croatie ([GC], no 7334/13, § 181, 20 octobre 2016) et J.M.B. et autres c. France (nos 9671/15 et 31 autres, §§ 320, 323, 326, 329, 332 et 335, 30 janvier 2020). Deuxièmement, elle en déduit que ces sommes n’ont pas couvert les préjudices liés aux autres violations de la Convention et de son Protocole no 1 en cause.

163. Il s’ensuit, dans ces circonstances, et malgré l’important travail mémoriel accompli et les reconnaissances solennelles prononcées par les plus hautes autorités exécutives françaises, que les autorités nationales, en fixant le montant des indemnisations versées aux requérants, n’ont pas suffisamment tenu compte de la spécificité de leurs conditions de vie dans le camp de Bias pour remédier aux violations de la Convention constatées, et partant, que le versement de ces indemnisations ne les a pas privés de leur qualité de victime à cet égard.

164. Par conséquent, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement selon laquelle MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount ne peuvent plus se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention, qui a été jointe au fond (paragraphe 142 ci-dessus), et conclut, au regard des considérations qui précèdent, que le séjour des requérants au sein du camp de Bias, pour la période du 3 mai 1974 au 31 décembre 1975, a emporté violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION (s’agissant des requêtes nos 17131/19, 55810/20, 28794/21 et 28830/21)

165. MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount soutiennent, pour la première fois dans leurs observations devant la Cour produites le 3 juin 2022, que leur séjour au sein du camp de Bias a constitué une détention illégale contraire à l’article 5 de la Convention.

166. À supposer que les requérants aient, explicitement ou en substance, soumis ce grief aux juridictions nationales et ainsi épuisé les voies de recours internes, le grief tiré de l’article 5 de la Convention est, en tout état de cause, tardif (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 99-101). En effet, il a été présenté plus de six mois après les décisions internes définitives, intervenues respectivement le 3 octobre 2018, le 19 juin 2020 et le 3 décembre 2020 (paragraphes 31 et 47 ci-dessus).

167. Ce grief doit, par conséquent, être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

168. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Arguments des parties

169. MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount demandent chacun le versement de 63 245,88 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi. Ils soutiennent que ce montant correspond, d’une part, aux indemnités et allocations dues à leur famille entre 1962 et 1985 mais non perçues, à savoir l’allocation de départ de 1963, l’allocation mensuelle de subsistance du 29 novembre 1963 au 28 novembre 1964, l’indemnité forfaitaire de déménagement de 1965, la subvention d’installation de 1967 et les allocations familiales de juillet 1962 à décembre 1985, et, d’autre part, à l’indemnisation des biens spoliés en Algérie que leur père n’a pas pu obtenir, en dépit des mesures prévues par la loi du 15 juillet 1970 (paragraphe 65 ci-dessus), en raison des consignes données à l’administration du camp de Bias de ne pas assister les harkis dans leurs démarches administratives. À cet égard, les requérants produisent un acte notarié algérien de partage de la succession établi à la suite du décès, le 13 janvier 1959, de leur grand-père paternel et mentionnant leur père comme un des héritiers.

170. Par ailleurs, MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount sollicitent chacun le versement de 100 000 EUR au titre des troubles dans les conditions d’existence ainsi que le versement de 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi. Ils font notamment état de séquelles psychologiques lourdes du fait de leur enfance et adolescence passées dans le camp de Bias ainsi que de difficultés d’insertion professionnelle en raison de lacunes dues à leur scolarisation au sein du camp.

171. Le Gouvernement soutient, s’agissant de l’indemnisation des biens spoliés en Algérie, et à supposer que puisse être retenu un lien de causalité entre une méconnaissance de la Convention et la perte de ces biens, que l’acte notarié produit par les requérants n’est pas de nature à établir que leur père aurait perdu un bien en Algérie dont l’indemnisation s’élèverait à 200 000 EUR. Par ailleurs, il fait valoir que la somme réclamée au titre des indemnités et allocations non perçues est disproportionnée et comprend des aides effectivement versées au père des requérants. En outre, il indique que l’estimation faite par les requérants prend pour base de calcul des taux de prestation applicables entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023 et que la somme réclamée par les requérants est éloignée de la réalité des montants octroyés au cours de la période concernée. Enfin, le Gouvernement soutient que les requérants ne démontrent pas que leur famille ait été empêchée d’engager des démarches administratives pour obtenir les aides ou indemnisations auxquelles elle avait droit. Il fait valoir qu’à l’inverse, le directeur du camp de Bias a effectué plusieurs démarches pour le compte du père des requérants, concernant notamment sa pension d’invalidité. Par ailleurs, il soutient que d’autres personnes résidant dans le camp de Bias ont effectivement obtenu une indemnisation pour la perte de leurs biens perdus en Algérie, ce qui démontre que l’administration du camp n’y a pas fait obstacle. Le Gouvernement sollicite par conséquent le rejet des demandes de satisfaction équitable formulées par les requérants au titre du préjudice matériel.

172. S’agissant des préjudices moral et relatif aux troubles dans les conditions d’existence, le Gouvernement soutient que les difficultés exposées par les requérants au titre de ces préjudices ne présentent pas de lien de causalité direct et certain avec les violations alléguées de la Convention. Il fait ensuite valoir que les sommes demandées par les requérants sont excessives et ne sont pas étayées. Il sollicite par conséquent le rejet des demandes de satisfaction équitable formulées par les requérants au titre des préjudices moral et relatif aux troubles dans les conditions d’existence, un constat de violation suffisant, en tout état de cause, à réparer ces préjudices.

2. Appréciation de la Cour

173. En ce qui concerne le préjudice matériel, la Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention. Un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation intégrale (restitutio in integrum) peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation mais une indemnité peut malgré tout être octroyée. Ce qu’il faut déterminer en pareil cas, c’est le niveau de la satisfaction équitable qu’il est nécessaire d’allouer à chaque requérant pour ses pertes matérielles, tant passées que futures, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 201, CEDH 2014 (extraits), et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, §§ 81-82, CEDH 2014).

174. En l’espèce, la Cour considère, à titre liminaire, que la spoliation des biens de la famille des requérants en Algérie ne présente pas de lien de causalité avec les violations qu’elle a constatées et qui sont relatives aux conditions de vie au sein du camp de Bias.

175. S’agissant du non-versement des allocations dues à la famille des requérants, la Cour constate la difficulté d’évaluer précisément les montants non perçus en raison, en particulier, de l’ancienneté des faits. En tout état de cause, elle estime, eu égard à la spécificité du constat global de violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 auquel elle est parvenue ci-dessus, que les circonstances particulières de l’espèce commandent un examen conjoint des préjudices matériel et moral invoqués par les requérants, qui découlent de leurs conditions de vie quotidienne dans le camp de Bias.

176. La Cour rappelle qu’elle a constaté des violations multiples et particulièrement graves de la Convention et considéré que le montant de 15 000 EUR octroyé à chacun des requérants par les juridictions internes était modique et qu’il ne suffisait pas à réparer l’intégralité des violations constatées.

177. Statuant en équité et prenant notamment en considération l’impact de leur enfance passée dans le camp sur leur développement personnel, elle considère qu’il sera fait juste réparation des préjudices matériel et moral des requérants résultant de la méconnaissance des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 par l’octroi d’une somme de 4 000 EUR par année passée au sein du camp de Bias, toute année commencée étant intégralement prise en compte.

178. Étant compétente pour les années 1974 et 1975, la Cour estime qu’il y a ainsi lieu d’accorder les sommes suivantes, qui correspondent à l’indemnisation de deux années passées dans le camp de Bias à laquelle il convient de déduire la somme déjà octroyée à chacun des requérants par les juridictions internes au prorata pour ces deux années :

- 5 694 EUR pour M. Abdelkader Tamazount au titre des dommages matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt ;

- 4 250 EUR pour M. Aïssa Tamazount au titre des dommages matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt ;

- 5 858 EUR pour Mme Zohra Tamazount au titre des dommages matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt ;

- 3 716 EUR pour M. Brahim Tamazount au titre des dommages matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

179. MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount réclament le versement d’une somme globale de 20 000 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

180. Le Gouvernement fait valoir que les requérants ne produisent aucun document venant étayer la réalité de ces dépenses et qu’en tout état de cause, le montant sollicité apparaît excessif.

181. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, en l’absence de tout justificatif fourni par les requérants, la Cour rejette leurs demandes au titre des frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, soulevé par l’ensemble des requérants, recevable ;
3. Décide de joindre au fond l’exception soulevée par le Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime de MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount concernant leurs conditions de vie au sein du camp de Bias et, après l’avoir examinée, la rejette ;
4. Déclare les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 relatifs aux conditions de vie de MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount dans le camp de Bias après le 3 mai 1974 recevables et le surplus des requêtes irrecevable ;
5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à l’égard de MM. Abdelkader, Aïssa et Brahim Tamazount et Mme Zohra Tamazount du fait de leur séjour au sein du camp de Bias entre le 3 mai 1974 et le 31 décembre 1975 ;
7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au titre des dommages matériel et moral découlant du séjour au sein du camp de Bias :

1. 5 694 EUR (cinq mille six cent quatre-vingt-quatorze euros) pour M. Abdelkader Tamazount ;
2. 4 250 EUR (quatre mille deux cent cinquante euros) pour M. Aïssa Tamazount ;
3. 5 858 EUR (cinq mille huit cent cinquante-huit euros) pour Mme Zohra Tamazount ;
4. 3 716 EUR (trois mille sept cent seize euros) pour M. Brahim Tamazount ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président

ANNEXE

Liste des requêtes

No.

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité

|

Représenté par

---|---|---|---|---|---

1.

|

17131/19

|

Tamazount c. France

|

27/03/2019

|

Abdelkader TAMAZOUNT
1963
Montigny-lès-Cormeilles
français

|

Jean-Emmanuel NUNES

2.

|

19242/19

|

Mechalikh c. France

|

03/04/2019

|

Kaddour MECHALIKH
1957
Louviers
français

|

Hervé HAZAN

3.

|

55810/20

|

Tamazount c. France

|

17/12/2020

|

Aïssa TAMAZOUNT
1968
Toulouse
français

|

Jean-Emmanuel NUNES

4.

|

28794/21

|

Tamazount c. France

|

31/05/2021

|

Zohra TAMAZOUNT
1960
Bias
française

|

Jean-Emmanuel NUNES

5.

|

28830/21

|

Tamazount c. France

|

31/05/2021

|

Brahim TAMAZOUNT
1969
Bias
français

|

Jean-Emmanuel NUNES

* * *

[1] Une harka est, dans la tradition et l’histoire maghrébine, une milice levée par une autorité politique ou religieuse à finalité fiscale ou punitive.

[2] Organe instauré par la Constitution ayant pour mission de conseiller le Gouvernement et le Parlement et de participer à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques dans ses champs de compétences.

[3] Circulaire 7130 Cab 2, avril 1962, citée dans le rapport « Aux harkis, la France reconnaissante » précité, p. 26


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