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28/03/2024 | CEDH | N°001-231766

CEDH | CEDH, AFFAIRE VERHOEVEN c. FRANCE, 2024, 001-231766


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE VERHOEVEN c. FRANCE

(Requête no 19664/20)

ARRÊT


Art 8 • Vie familiale • Retour d’un enfant auprès de son père au Japon ordonné par les tribunaux français en vertu de la Convention de La Haye • Existence d’une procédure contradictoire et équitable • Décisions motivées poursuivant l’intérêt supérieur de l’enfant • Exclusion de tout risque grave pour l’enfant • Processus décisionnel conforme aux exigences de l’art 8

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

28 mars

2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE VERHOEVEN c. FRANCE

(Requête no 19664/20)

ARRÊT

Art 8 • Vie familiale • Retour d’un enfant auprès de son père au Japon ordonné par les tribunaux français en vertu de la Convention de La Haye • Existence d’une procédure contradictoire et équitable • Décisions motivées poursuivant l’intérêt supérieur de l’enfant • Exclusion de tout risque grave pour l’enfant • Processus décisionnel conforme aux exigences de l’art 8

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

28 mars 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Verhoeven c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 19664/20) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Marine Verhoeven (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 mars 2020,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») la requête,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 février 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la décision des juridictions françaises d’ordonner le retour du fils de la requérante au Japon, en vertu de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. La requérante dénonce une violation de l’article 8 de la Convention en tant qu’il consacre le droit au respect de la vie familiale.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1988 et réside à Salles d’Aude. Elle est représentée par Me J.E. Martin, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

4. Le 27 juin 2007, la requérante se maria en France avec K., ressortissant japonais. Le couple a vécu au Japon à partir du mois de septembre 2008. De cette union, est issu un enfant, L., né le 8 juin 2015 au Japon.

5. Le 17 juillet 2017, la requérante quitta le Japon avec L. pour passer des vacances en France. Au mois de septembre 2017, elle informa K. de son intention d’y rester et de demander le divorce.

6. Le 14 septembre 2017, elle déposa une requête en divorce devant le juge aux affaires familiales (JAF) du Tribunal de grande instance de Narbonne.

7. Le 2 octobre 2017, K. saisit le ministre des Affaires étrangères japonais d’une demande d’aide au retour de l’enfant.

8. Le 20 novembre 2017, l’autorité centrale du Japon sollicita la Chancellerie, en sa qualité d’autorité centrale désignée pour la mise en œuvre de la Convention de la Haye, pour qu’une décision ordonnant le retour de L. soit rendue.

9. Le 8 janvier 2018, le Procureur de la République du tribunal de grande instance (TGI) de Montpellier assigna la requérante devant ce tribunal à cette fin.

1. L’ORDONNANCE DU TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE MONTPELLIER DU 8 FÉVRIER 2018

10. Devant le tribunal, la requérante soutint qu’elle n’avait pas prémédité son non-retour au Japon mais pris cette décision une fois en France après avoir consulté un médecin qui avait constaté sa dépression. Elle fit valoir également que les mails envoyés par son mari, K., au mois de septembre 2017 montraient qu’il avait acquiescé a posteriori à ce non-retour avec L. Elle indiqua qu’elle s’était sentie abandonnée par K. au Japon, avec lequel les relations s’étaient dégradées, et qu’elle avait été exposée là-bas à sa violence verbale et à ses insultes ainsi qu’à un acte de violence physique en 2016. Elle fit part de ses craintes de ne pas pouvoir se défendre au Japon en tant que ressortissante française et d’être contrainte d’y rester. Enfin, elle sollicita la désignation d’un expert afin d’apprécier l’incidence de la violence conjugale subie et le risque grave auquel L. pourrait être exposé si le retour était prononcé.

11. Par une ordonnance du 8 février 2018, le TGI estima que le déplacement de l’enfant était illicite, au sens de l’article 3 de la Convention de la Haye, puisque les parents avaient exercé conjointement l’autorité parentale jusqu’au départ en France. Il indiqua que si K. avait accepté l’idée que la requérante puisse vivre en France avec son fils, c’était toutefois à la condition qu’elle revienne au Japon pour engager avec lui une discussion préalable, de sorte que les courriers échangés n’équivalaient pas à un acquiescement non équivoque à leur maintien en France au sens de l’article 13 a) de la Convention de la Haye (paragraphe 30 ci-dessus).

12. Il jugea par ailleurs que s’il était manifeste que la requérante était parvenue à un point de non-retour dans sa relation avec son mari et si sa volonté de retourner vivre auprès de sa famille en France était légitime afin de rompre l’isolement dans lequel elle se trouvait au Japon, les violences conjugales alléguées n’étaient pas démontrées par le seul constat de son état dépressif et, en tout état de cause, ne permettaient pas de conclure qu’il existait un risque grave pour l’enfant d’être exposé à un danger au sens de l’article 13 b) de cette convention (paragraphe 30 ci-dessus). Il précisa également que la requérante pouvait saisir le juge du lieu de la résidence de la famille au Japon pour voir statuer sur le droit de garde de l’enfant.

13. Il rejeta enfin la demande d’expertise au motif qu’elle n’était pas utile à la résolution du litige, « une telle expertise ne pouvant porter que sur l’état de stress actuel de [la requérante], état de stress qui n’est pas contesté », et ordonna le retour de l’enfant dans le délai d’un mois à compter de sa décision afin de permettre à sa mère de préparer son retour au Japon et d’obtenir l’assistance d’un avocat, avec un recours possible aux services du ministère des affaires étrangères aux fins de saisir le juge japonais compétent pour statuer sur la garde de l’enfant. Il prit acte de l’engagement de K. à payer le billet retour pour la mère et l’enfant, et de laisser la jouissance du domicile conjugal à Tokyo à son épouse, ainsi que de sa volonté de parvenir à une solution amiable au Japon dans l’intérêt de l’enfant.

2. L’ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE MONTPELLIER du 12 juillet 2018

14. Le 20 février 2018, la requérante interjeta appel de cette ordonnance. Elle soutint que sa décision non préméditée de ne pas retourner au Japon avait été actée par K. dans sept courriers électroniques échangés entre le 19 et le 23 septembre 2017, de sorte qu’il avait d’abord acquiescé au non-retour de l’enfant, pour finalement manifester son opposition à celui-ci dans le seul but qu’elle renonce au divorce. Elle fit valoir que K. ne s’était jamais intéressé à l’enfant et qu’il n’était pas venu le voir lors de ses déplacements en France en octobre et novembre 2017 ainsi qu’en février 2018. Elle soutint également que les violences dont elle avait été victime de sa part faisaient courir un risque grave à L. Enfin, elle allégua que le très jeune âge de L. et le fait qu’il ait été élevé au quotidien à son contact contre-indiquaient le retour au Japon chez son père. Elle fournit à cet effet un certificat médical et un compte-rendu de consultation psychologique (paragraphes 15 et 16 ci-dessous), et demanda, à titre très subsidiaire, la désignation d’un expert psychiatre avec pour mission d’apprécier le risque grave auquel L. pourrait être exposé si son retour au Japon se faisait sans elle.

15. Le certificat établi par le Dr H. psychiatre, le 16 avril 2018, était ainsi rédigé :

« (...) Il ressort [des entretiens avec la requérante] un état anxieux sévère avec insomnie matinale, tension psychique et physique, asthénie témoignant d’un état de stress prolongé (...). Selon ses dires, cet état nerveux serait en lien avec une procédure en cours qui l’exposerait à la menace de perdre la garde et même toute possibilité objective de revoir [L]. Elle aurait quitté le Japon, où elle résidait avec son mari japonais depuis 9 ans. Elle décrit avec pondération une relation d’emprise exercée par celui-ci, qui a évolué peu à peu de critiques répétées à des violences physiques. L’isolement, les absences qualifiées d’habituelles de son mari, l’absence de bienveillance de sa belle-famille, on conduit à un état dépressif. Les informations fournies sur les conduites de son mari et de la mère de celui-ci correspondent aux caractères de personnalité perverse narcissique ou manipulatrice affective. [La requérante] déclare : « quand je lui ait dit que je ne savais pas ce que je ferais sans le petit, il m’a dit : suicides toi ». (...) Elle signale que son mari, lors de ses voyages professionnels en France n’a jamais demandé à voir son fils, ce qu’elle aurait volontiers accepté.

(...)

L’obligation de protection de l’enfance peut justifier la demande d’une expertise de l’enfant avant de statuer sur son retour chez son père. En effet, à cet âge de trois ans il est généralement considéré que la préservation du lien mère enfant est nécessaire à un développement psychoaffectif harmonieux ».

16. Le compte-rendu de consultation de l’enfant L. établi par Mme T., psychologue, le 24 avril 2018, indiquait ce qui suit :

« (...) L’impression clinique est celle d’un enfant intelligent (...) mais présentant une dynamique obsessionnelle inhabituelle chez un enfant de cet âge. En même temps une grande instabilité attentionnelle (...). Ces éléments cliniques nous amènent de poser la question de la situation familiale globale. (...)

Une séparation prolongée avec le parent qui constitue la personne d’attachement principal constitue pour l’enfant très jeune, un évènement potentiellement traumatisant. (...)

La situation actuelle exige, à notre sens, de tenir compte, dans l’intérêt de l’enfant, des aspects médicaux et psychologiques qu’aura la séparation précoce et durable entre ce jeune enfant et sa maman.

La perspective d’une séparation longue avec la maman, aggrave le risque de voir apparaître, chez l’enfant, des réactions de détresse qui peuvent ultérieurement évoluer vers une psychopathologie.

Une expertise psychiatrique de la maman et de l’enfant, afin de mieux évaluer les risques d’une séparation, et la mise en place d’un suivi psychologique pour l’enfant, sont à mon sens indispensables. Un examen pédopsychiatrique approfondi semble actuellement indispensable dans un avenir très proche, afin d’éviter une décompensation dépressive ou anxieuse, et une altération du développement psycho-affectif chez ce jeune garçon ».

17. Par un arrêt du 12 juillet 2018, la cour d’appel de Montpellier confirma l’ordonnance en toutes ses dispositions, et rejeta la demande d’expertise au motif que cette dernière « n’avait pas vocation à suppléer les parties dans l’administration de la preuve ».

18. La cour écarta tout d’abord le moyen de la requérante tiré de l’acquiescement de K. au non-retour de son fils en ces termes :

« La cour, à la lecture des courriers électroniques échangés entre [la requérante] et [K.] du 19 au 23 septembre 2017, relève que si [K] dans un français très approximatif a pu écrire qu’il comprenait le plaisir pour [la requérante] d’être en France avec L., en se référant à la qualité de l’environnement, celui-ci affirme avant tout l’amour et l’affection portés à son épouse et à l’enfant, déplore la décision de rompre prise par la jeune femme en tentant de la convaincre d’y renoncer tout en regrettant certains de ses propres comportements. Ainsi, ces messages reflètent surtout la volonté de [K] d’éviter le divorce en promettant alors à son épouse, de lui laisser la possibilité de vivre avec l’enfant en France, comme le démontre la condition de leur retour préalable au Japon posée dans son courrier du 21 septembre 2017.

Surtout, (...) ces échanges sont tous antérieurs au 18 octobre 2017, date à laquelle était prévu leur retour au Japon. Il en découle en effet, que le déplacement illicite d’enfant ne pouvait être caractérisé avant cette date, et qu’il était impossible par conséquent de consentir ou d’acquiescer « a posteriori » au non-retour de l’enfant au Japon. Au contraire, le message adressé par [K] à son épouse, le 17 octobre 2017, exprime sans ambiguïté son refus de laisser son fils sur le territoire français puisqu’il dit les attendre à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle pour effectuer comme convenu le retour au Japon ensemble ».

19. Elle considéra également que l’enfant n’encourait pas de danger auprès de son père, les allégations de violence prétendument commises par ce dernier n’étant pas démontrées par la requérante :

« Cependant, force est de constater que la requérante qui n’a jamais déposé plainte pour les violences qu’elle prétend avoir subi, ni fait établir le constat de ses blessures par un médecin (alors qu’elle soutient par ailleurs s’être rendue très fréquemment à l’hôpital pour L.) ne prouve pas la matérialité de ces faits, par la seule production d’attestations de ses parents qui auraient aperçu les traces de ses blessures par skype.

De même, les avis rendus par le docteur H. et Mme T.(...) à partir des seules informations rapportées par [la requérante] au cours d’une unique consultation, dans un contexte de rupture conjugale, témoignent certes de la détresse psychologique de leur patiente, mais ce ressenti, si douloureux soit-il ne permet pas d’établir de manière objective les traits de personnalité attribués à [K.], dans les termes d’emprise, de perversion narcissique, ou manipulatrice ».

20. Enfin, en réponse à l’argument de la requérante tenant au risque que la santé psychique et émotionnelle de L., compte tenu de son très jeune âge, soit mise à mal du fait de leur éloignement, la cour d’appel fit valoir que la requérante ne pouvait pas se prévaloir de sa propre voie de fait pour invoquer un risque grave de traumatisme chez L. en cas de retour dès lors que ce dernier « connaît son père et n’a aucune prévention contre lui, et qu’il peut être suivi tant sur le plan médical qu’éducatif au Japon dans des conditions satisfaisantes ». Elle poursuivit en indiquant « qu’il appartenait en effet à la requérante de favoriser le retour de l’enfant, et le cas échéant d’y séjourner elle-même au besoin, pour le temps de la procédure de séparation » et précisa qu’elle n’apportait pas la preuve, comme il lui incombait, qu’elle se trouvait personnellement dans l’impossibilité d’y retourner et d’y séjourner, comme elle s’y était engagée, « étant observé que la rupture du couple conjugal et les griefs nourris à l’encontre de son époux, ne constituent pas des motifs légitimes de refus de retour de l’enfant au sein de sa résidence habituelle où se concentrent tous ses repères ».

3. La décision de la cour de cassation du 22 novembre 2018

21. La requérante forma un pourvoi en cassation, reprochant à la cour d’appel d’avoir ordonné le retour de l’enfant sans examen des preuves apportées concernant l’acquiescement allégué de K. au non-retour de son fils et les risques de violence encourus, et de s’être contentée d’affirmer qu’elle ne démontrait pas en quoi elle se trouvait dans l’impossibilité de retourner au Japon sans rechercher si « les règles d’admission au séjour en vigueur au Japon n’excluaient pas, notamment en cas de divorce, qu’elle y demeure durablement et ne soit ainsi exposée au risque de devoir abandonner son enfant au Japon sans possibilité d’exercer pratiquement l’autorité parentale dont elle est titulaire ».

22. Le 22 novembre 2018, la Cour de cassation cassa et annula en toutes ses dispositions cet arrêt au motif que la cour d’appel n’avait pas recherché, comme il le lui était demandé, si, en cas de retour de la mère avec l’enfant au Japon, cette dernière n’allait pas se trouver privée de ses droits parentaux, exposant ainsi L., âgé de trois ans et ayant toujours vécu auprès d’elle, à un risque grave de danger psychologique. Considérant qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les autres griefs, elle renvoya la cause et les parties devant la cour d’appel de Toulouse.

4. L’arrêt de la cour d’appel de Toulouse du 4 juillet 2019

23. Dans ses conclusions du 27 mars 2019, le ministère public requit de rejeter la demande de retour de l’enfant au Japon. Il fit valoir qu’il était avéré que, selon la loi japonaise, en cas de divorce, seul l’un des parents conservait l’autorité parentale (article 819 du code civil japonais) et que, dans le cas des couples binationaux, cette autorité et la garde des enfants étaient dans la quasi-totalité des cas accordées au parent japonais. Il ajouta que la requérante perdrait nécessairement la garde de L. et, dans l’hypothèse où elle obtiendrait un droit de visite et d’hébergement, qu’elle se trouverait dans l’impossibilité d’en forcer l’exécution compte tenu de la législation japonaise. Il fit ainsi valoir qu’elle se trouverait privée de ses droits parentaux et de tout contact avec son fils et qu’une telle situation exposerait l’enfant à une expérience traumatisante. Il indiqua également que la législation japonaise était très restrictive en termes d’obtention de visas et que la requérante, une fois divorcée, se trouverait dans l’impossibilité de résider au Japon :

« (...) depuis son mariage, elle bénéficiait d’un visa permanent en qualité d’épouse de ressortissant japonais. Ce visa est annulé si son titulaire sort du territoire plus d’un an sans « RE-Entry permit » ce qui est le cas à ce jour. Il n’existe pas au Japon de visa de parent d’enfant japonais, la seule possibilité d’avoir un visa de parent est d’être titulaire de l’autorité parentale exclusive. Or, compte tenu du contexte de la séparation et de la nationalité de [la requérante], l’autorité parentale sera vraisemblablement attribuée au père. Dès lors, [elle] se trouverait dans l’impossibilité d’obtenir un visa permanent qui lui permettrait de demeurer à proximité de son fils. »

Enfin, quant à L., le ministère public fit valoir qu’il ne parlait pas japonais, qu’il était très bien intégré en France et qu’il était de son intérêt supérieur de rester avec sa mère en France.

24. Par un arrêt du 4 juillet 2019, la cour d’appel de Toulouse confirma l’ordonnance du 8 février 2018 et ordonna le retour de L. Elle retint, comme le premier juge, que l’existence d’un acquiescement non équivoque au maintien de la requérante avec l’enfant en France n’était pas caractérisée. Elle considéra également que les allégations de danger encouru par l’enfant auprès de son père étaient sans fondement :

« Sur le risque grave

[Reprise des éléments cités au paragraphe 19 ci-dessus].

De même, le courriel dont elle se prévaut de la part de son mari adressé à ses parents le 23 septembre 2017 déclarant « Marine m’a parlé que c’était une autre fois que je l’ai tapée cela aussi c’était absolument accidentel » doit être restitué dans l’ensemble de ce que [K.] a alors voulu exprimer. Il explique par la suite que « au lundi 18 ou Marine m’a expliqué une raison pour le divorce, je l’ai tapée une fois et le jeudi 21 Marine m’a dit « des fois ». Souvent je laisse les autres penser à moi n’importe comment même si négative. Maintenant je trouve que je dois pas laisser la déformation comme ça depuis le 18 septembre et je dois montrer mon vrai sentiment » continuant ensuite à expliquer qu’ils avaient été un couple uni pendant 9 ans et qu’il comprenait que son épouse était triste « toujours à la base en quittant France sans vous ». Un tel courriel ne constitue pas un aveu de [K] dès lors qu’il fait uniquement référence à un épisode relaté par son épouse et qu’il n’exprime pas clairement une reconnaissance des faits de sa part au vu de l’absence de maîtrise de la langue française telle qu’elle résulte de ces messages.

(...)

Enfin aucune violence n’est alléguée à l’encontre de l’enfant.

[La requérante] soutient par ailleurs que le très jeune âge de l’enfant (...) et le fait qu’il ait été élevé au quotidien [à son] contact contre indiquent le retour au Japon chez son père qui ne s’en est jamais occupé sauf à exposer sa santé à un risque grave de danger psychologique. (...). Or [le] certificat médical établi par le Dr H.(...) préconise une expertise de l’enfant avant de statuer sur son retour chez son père car « à cet âge de trois ans il est généralement considéré que la préservation du lien mère-enfant est nécessaire à un développement psychoaffectif harmonieux ». Il ne s’agit donc pas précisément de la situation de L. mais de considérations plus générales qui n’établissent pas spécifiquement un danger pour cet enfant.

[L.] est né au Japon et y a toujours vécu, [avant son déplacement illicite]. Il a donc intégré la culture de son pays d’origine où se trouve toute sa famille paternelle et, nécessairement a commencé l’apprentissage de la langue dans ce pays. Il avait également construit des repères identitaires en France où sa mère justifie l’avoir emmené en vacances dans sa famille maternelle de sorte que l’enfant est inscrit dans ces deux cultures. Il ne saurait donc y avoir de « choc » psychologique à retourner dans le pays où il habitait, où il est né et où demeure sa famille paternelle alors que tout au contraire la rupture brutale de toute relation avec son père, particulièrement dommageable pour l’enfant a été totalement niée par [la requérante].

« Le Japon a signé et ratifié la Convention de La Haye (...) le 13 avril 2014, ratification acceptée sans réserve par la France et il ne saurait être préjugé, à ce stade de la procédure, de la situation juridique susceptible d’être créée par une instance en divorce au Japon et ce d’autant plus qu’un préalable de médiation existe dans une telle procédure qui connaît également la possibilité d’organiser un divorce par consentement mutuel.

[La requérante] ne justifie pas qu’elle ne pourrait plus séjourner au Japon et [K.] forme diverses propositions amiables pour qu’elle puisse y résider avec l’enfant.

L’ordonnance attaquée sera en conséquence confirmée (...) ».

5. La décision de la Cour de cassation du 21 novembre 2019

25. La requérante forma un pourvoi en cassation, faisant grief à la cour d’appel de s’être contentée d’affirmer qu’elle ne démontrait pas en quoi elle était dans l’impossibilité de retourner au Japon sans rechercher si elle était effectivement en mesure d’obtenir un droit de garde ou de visite sur l’enfant et un visa en vertu de la loi japonaise. Elle s’appuya sur les conclusions du ministère public et sur les informations disponibles sur le site de l’ambassade de France au Japon (paragraphes 23 et 33 ci-dessous)

26. Le 21 novembre 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi par une décision ainsi motivée :

« (...) 4. Il résulte de l’article 13, b, de la Convention de La Haye (...) qu’il ne peut être fait exception au retour immédiat de l’enfant que s’il existe un risque de danger grave ou de création d’une situation intolérable. Dans l’appréciation de ces circonstances, les autorités judiciaires ou administratives doivent tenir compte des informations fournies par l’autorité centrale ou toute autre autorité compétente de l’Etat de la résidence habituelle de l’enfant sur sa situation sociale. Selon l’article 3, § 1, de la Convention de New York du 20 novembre 1989, les exceptions au retour doivent être appréciées en considération primordiale de l’intérêt supérieur de l’enfant.

5. L’arrêt relève que N. est né au Japon et y a toujours vécu, avec ses deux parents jusqu’au mois de juillet 2017, de sorte qu’il ne saurait y avoir pour lui de traumatisme psychologique à retourner dans le pays où il habitait et où demeure sa famille paternelle et observe que la rupture brutale de toute relation avec son père, particulièrement dommageable pour le mineur, a été totalement niée par sa mère.

6. Il ajoute que le Japon a signé et ratifié la Convention de la Haye (...) le 13 avril 2014, que cette ratification a été acceptée sans réserve par la France et qu’il existe en droit de la famille japonais des procédures de médiation, ainsi qu’une procédure de divorce par consentement mutuel. Il retient qu’il ne peut être préjugé de la situation juridique susceptible d’être créée par une instance en divorce au Japon.

7. Enfin, il estime que [la requérante] ne justifie pas qu’elle ne pourrait plus séjourner au Japon alors que [K.] formule diverses propositions amiables pour qu’elle puisse y résider avec l’enfant.

8. En l’état de ces énonciations et appréciations, la cour d’appel, qui a procédé aux recherches prétendument omises, a statué en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant, justifiant ainsi légalement sa décision. »

6. LA situation depuis le retour de l’enfant AU Japon

27. Le 26 décembre 2019, le procureur de la République notifia à la requérante un ordre de remise de l’enfant à son père. Celle-ci s’est opérée le même jour en présence des forces de l’ordre et de l’avocat de K.

28. Le 29 juillet 2020, en réponse à plusieurs courriers de la requérante, le ministre de la Justice, après avoir rappelé qu’une médiation familiale internationale s’était poursuivie jusqu’au 30 janvier 2020, date à laquelle K. avait souhaité y mettre fin, lui indiqua qu’elle pouvait saisir ses services d’une demande d’organisation ou de protection de l’exercice effectif d’un droit de visite transfrontière, qu’il lui appartenait d’engager une procédure devant les juridictions japonaises « en tant que juridictions de l’état de la résidence habituelle de l’enfant », si elle souhaitait qu’une décision judiciaire soit rendue sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale, et que pour répondre à ses inquiétudes, une nouvelle visite consulaire serait organisée pour s’assurer du bien-être de L.

29. Par une ordonnance de non-conciliation du 9 novembre 2020, le tribunal judiciaire de Narbonne constata que « les époux acceptent le principe de la rupture du mariage sans considération des faits à l’origine de celle-ci » et autorisa la requérante et K. à introduire l’instance en divorce. Il rappela que les deux parents exerçaient l’autorité parentale en commun, et fixa la résidence habituelle de L. au domicile de son père. Il précisa que les inquiétudes de la requérante quant au respect de la décision à intervenir au Japon semblaient fondées au regard de la législation japonaise, mais qu’il ressortait de l’ensemble des éléments au dossier que le père était le parent le plus à même de respecter les droits de l’autre et qu’il convenait de privilégier la stabilité de L. au sein de l’environnement qui avait été le sien avant le retour de sa mère en France, et qui l’était de nouveau depuis près d’une année. Le tribunal fixa le droit de visite et d’hébergement de la requérante, qui se vit accorder un tel droit à son domicile, en France, durant l’intégralité des vacances de Noël, de printemps et durant les six premières semaines des vacances d’été.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

1. Le droit international pertinent

30. Pour les dispositions pertinentes en droit international, la Cour se réfère aux paragraphes 34 à 40 de l’arrêt X c. Lettonie [GC], no 27853/09, CEDH 2013). Plus particulièrement, elle rappelle que les articles 3, 12 et 13 de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980 se lisent comme suit :

Article 3

« Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite :

a) lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’Etat dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ; et

b) que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.

Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet Etat. »

Article 12

« Lorsqu’un enfant a été déplacé ou retenu illicitement au sens de l’article 3 et qu’une période de moins d’un an s’est écoulée à partir du déplacement ou du non-retour au moment de l’introduction de la demande devant l’autorité judiciaire ou administrative de l’État contractant où se trouve l’enfant, l’autorité saisie ordonne son retour immédiat.

L’autorité judiciaire ou administrative, même saisie après l’expiration de la période d’un an prévue à l’alinéa précédent, doit aussi ordonner le retour de l’enfant, à moins qu’il ne soit établi que l’enfant s’est intégré dans son nouveau milieu.

Lorsque l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis a des raisons de croire que l’enfant a été emmené dans un autre État, elle peut suspendre la procédure ou rejeter la demande de retour de l’enfant. »

Article 13

« Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit :

a) que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non-retour, ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non-retour ; ou

b) qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable.

L’autorité judiciaire ou administrative peut aussi refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui-ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion.

Dans l’appréciation des circonstances visées dans cet article, les autorités judiciaires ou administratives doivent tenir compte des informations fournies par l’Autorité centrale ou toute autre autorité compétente de l’État de la résidence habituelle de l’enfant sur sa situation sociale. »

Article 19

« Une décision sur le retour de l’enfant rendue dans le cadre de la Convention n’affecte pas le fond du droit de garde. »

2. Le droit interne pertinent
1. La Convention de La Haye et le contrôle du juge

31. Il est renvoyé à cet égard à l’exposé du droit pertinent dans l’arrêt Lacombe c. France (no 23941/14, 10 octobre 2019), qui donne un aperçu de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’article 13 b) de la Convention de la Haye et à l’étendue de son contrôle en la matière.

32. Plus récemment, dans une affaire similaire et postérieure à la présente espèce (Cass., 1ere civ., 28 janvier 2021, no 20-12.213), la Cour de cassation a approuvé la décision d’une cour d’appel qui avait ordonné le retour d’un enfant au Japon auprès de son père :

« (...) 7. L’arrêt énonce, d’abord, que la mère ne s’expose pas au risque d’être privée de ses droits parentaux, l’article 818 du code civil japonais prévoyant le principe de l’autorité parentale conjointe pendant le mariage, l’article 819 de ce même code précisant qu’en cas de divorce, les parents peuvent s’accorder pour choisir celui qui exercera l’autorité parentale et qu’un père ne peut l’exercer que si la mère y consent. Il relève, ensuite, qu’il convient de relativiser la valeur probante des pièces par lesquelles Mme T... entend démontrer le risque de rupture des relations avec sa fille, la première étant contemporaine de l’entrée en vigueur de la Convention de La Haye au Japon, les deux autres étant des documents journalistiques dont il ressort, au demeurant, qu’en cas de divorce au Japon, l’attribution de l’autorité parentale à la mère est privilégiée. L’arrêt retient, encore, qu’à ce stade de la procédure, il ne peut être préjugé ni des difficultés de régularisation de la situation administrative de Mme T... au Japon, ni de la pratique des juridictions japonaises, dès lors qu’il existe en droit de la famille japonais des procédures de médiation ainsi qu’une procédure de divorce par consentement mutuel. Il ajoute que les parties sont engagées dans un processus de médiation internationale, et qu’il résulte des messages échangés entre elles que M. G... n’entend pas rompre les relations entre la mère et la fille et a proposé à son épouse de lui trouver une solution d’hébergement au Japon et d’en régler le loyer. Il en déduit que Mme T... ne démontre pas qu’elle serait dans l’impossibilité de retourner ou de séjourner au Japon.

8. En l’état de ces énonciations et appréciations, la cour d’appel, qui a procédé aux recherches prétendument omises, a statué en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant, justifiant ainsi légalement sa décision. »

2. La situation des enfants issus de couples franco-japonais séparés

33. La page du site internet de l’Ambassade de France au Japon, en sa rubrique « Effets du divorce » (mise à jour le 10 mars 2021) indique ce qui suit :

« Autorité parentale

En cas de divorce au Japon, en règle générale, un seul des parents conserve l’autorité parentale (Code civil art. 819 al.1, al.2 et al. 3).

En cas de divorce par consentement mutuel, le code civil prévoit (art. 819) que les époux peuvent décider par convention lequel des deux conservera l’autorité parentale, ainsi que tous les arrangements relatifs à son exercice. (...)

Le parent ayant autorité parentale sous la loi japonaise peut faire adopter son ou ses enfant(s) par son nouveau conjoint sans obligation légale d’en informer l’autre parent biologique.

Droit de garde

Au Japon, le droit de garde partagé n’est officiellement reconnu que dans le cadre du mariage. En l’absence de mariage, en règle générale, seul l’un des deux parents détient le droit de garde. (...)

Droit de visite

En cas de divorce par consentement mutuel au Japon, les visites sont également prévues par une convention entre les époux au moment du divorce et celui qui perd l’autorité parentale conserve en principe le droit de visite. Cependant, rien n’est prévu de manière explicite par le droit japonais quant à l’exercice de ce droit si ce n’est qu’il ne doit pas nuire à l’intérêt des enfants (art. 766 du code civil).

Plus encore pour le droit de visite que pour le droit de garde, les tribunaux matrimoniaux hésitent à prendre des décisions dans la mesure où il n’existe aucun moyen coercitif en cas de non-application de ces décisions : la mention du droit de visite ne figure pas sur le Koseki [livret de famille], et la police ne peut intervenir.

La non-observation au Japon du droit de visite prononcé lors d’un jugement de divorce en France provoque une procédure longue et onéreuse à l’issue de laquelle la décision prononcée par le juge ne pourra être exécutée, même si, en principe, les jugements étrangers sont supposés être respectés au Japon.

Dans le cas où le parent qui n’a pas la garde de l’enfant réside hors du Japon, ce dernier ne peut bénéficier d’un visa spécifique lui permettant d’exercer son droit de visite.

Aucune mesure ne permet l’exécution par la force publique des jugements concernant les droits de visite en cas de refus de l’autre parent. »

34. Dans une réponse à une question écrite relative à la sensibilisation des magistrats aux cas d’enfants enlevés au Japon posée par une députée au ministre de la Justice, ce dernier répondit ce qui suit :

« Le ministère de la justice, tout comme le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, est particulièrement attentif à la situation des enfants issus de couples franco-japonais séparés. Il veille ainsi, dans le cadre de la coopération mise en place avec les autorités japonaises en application de la convention de La Haye (...), à ce que les parents français puissent avoir accès à toute l’information nécessaire pour la mise en œuvre des procédures visant à faire respecter leurs droits devant les juridictions japonaises. En sa qualité d’autorité centrale française (...), il peut également prêter son concours aux magistrats saisis de situations de déplacements illicites d’enfants afin de solliciter auprès de l’autorité centrale japonaise des éléments utiles pour évaluer le risque lié à un éventuel retour au Japon. (...) Le juge saisi peut également solliciter des parties des informations complémentaires sur l’état du droit dans un Etat étranger, rechercher la teneur du droit étranger au moyen de sources publiques et solliciter, en cas de nécessité, des informations auprès du ministère. (...) les magistrats, sensibilisés et formés au traitement des litiges familiaux à caractère international tant dans le cadre de leur formation initiale que dans celui de leur formation continue, ont accès à l’information nécessaire pour trancher les affaires qui leur sont soumises » (Question no 14370, réponse publiée au Journal Officiel du 25 juin 2019).

35. Dans une Résolution européenne sur les enfants privés de tout lien avec leur parent européen à la suite d’un enlèvement commis par leur parent japonais (no 49, 24 janvier 2020), postérieure au présent litige, le Sénat a constaté avec inquiétude que de nombreux enfants ressortissants d’États membres de l’Union européenne établis au Japon sont privés de tout lien avec leur parent non japonais à la suite du divorce ou de la séparation de leurs parents, qu’il aient fait l’objet soit d’un enlèvement international commis par leur parent japonais, soit d’un enlèvement parental à l’intérieur du Japon. Il a préconisé un certain nombre de mesures pour garantir le maintien des liens de l’enfant avec chacun de ses parents.

36. Une proposition de résolution relative aux enfants privés de tout lien avec leur parent européen à la suite d’un enlèvement commis par leur parent japonais a également été enregistrée à l’Assemblée nationale (no 229) le 16 septembre 2022.

3. La résolution du Parlement européen du 8 juillet 2020 (2020/2621(RSP))

37. Dans sa résolution « sur l’enlèvement parental international et national d’enfants de l’Union européenne au Japon », le Parlement européen a fait part de sa préoccupation concernant la hausse du nombre d’enlèvements d’enfants par l’un des deux parents au Japon. Il a appelé les autorités japonaises à mettre en œuvre les règles internationales en matière de protection des enfants et à introduire des changements dans le système juridique afin de permettre la garde partagée. Le Parlement a regretté que le Japon ne respecte pas toujours les règles internationales en matière d’enlèvement d’enfants et appelé les autorités japonaises à appliquer les décisions des tribunaux nationaux et étrangers sur le retour de l’enfant et sur les droits d’accès et de visite après la fin de la relation des parents.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

38. La requérante soutient que les décisions des juridictions françaises d’ordonner le retour de son fils au Japon emportent violation de ses droits au titre de l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

39. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) La requérante

40. La requérante soutient que la décision de retour de L. au Japon constitue une ingérence dans ses droits garantis par l’article 8 de la Convention. Elle désapprouve la thèse du Gouvernement selon laquelle une telle ingérence aurait pour but légitime la protection des « droits et libertés d’autrui » et le respect du droit international. Il n’aurait pas été dans l’intérêt supérieur de L. de retourner au Japon, au vu du désintérêt continu de son père à son égard depuis sa naissance, et de l’attachement au contraire qui l’unissait à elle.

41. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la requérante souligne qu’il existait un « risque grave » pour l’enfant de retourner auprès de son père et que les autorités internes n’en ont pas tenu compte en rejetant ses allégations à cet égard d’une manière non conforme à l’examen qui doit être fait du juste équilibre entre les intérêts concurrents en cause.

42. En premier lieu, elle fait valoir qu’il existait bien un risque que l’enfant soit soumis à des violences physiques et psychiques. Elle déplore à cet égard que les éléments apportés au soutien de la démonstration des violences qu’elle avait subies de la part de K. n’ont pas été pris en considération au titre des futures relations de l’enfant avec son père. En considérant que les deux certificats rédigés par des professionnels reposaient sur des considérations générales et non spécifiquement sur le cas de son fils, ou en ne les prenant pas en considération, les autorités internes auraient manqué de procéder à un examen effectif des allégations de risque grave pour lui en cas de retour, étant rappelé qu’il avait passé avec elle la majeure partie de sa vie.

43. La requérante ajoute que le risque d’être soumis à des violences s’est matérialisé au moment de l’exécution de l’ordre de remise de l’enfant qui aurait été traumatisante pour lui.

44. En second lieu, elle soutient que la question de l’existence d’un « risque grave » dû aux obstacles liés au maintien des contacts entre elle et son fils au regard de la législation japonaise n’a pas été valablement examinée par les juridictions internes. Elle conteste la répartition de la charge de la preuve sur ce point, arguant qu’à partir du moment où elle avait présenté certains éléments démontrant les obstacles prévisibles au maintien des contacts avec son fils, il appartenait au juge, s’agissant de l’établissement du contenu d’une loi étrangère, de démontrer qu’elle ne perdrait pas ses droits parentaux ni ne se verrait dans l’impossibilité de se rendre en Japon. Or, en estimant qu’il ne pouvait être présumé de la situation juridique à venir au Japon, la cour d’appel de renvoi aurait méconnu son obligation procédurale particulière au titre de l’article 8 de la Convention.

b) Le Gouvernement

45. Le Gouvernement ne conteste pas que les décisions des juridictions françaises ordonnant le retour de L. au Japon s’analysent en une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale de la requérante protégé par l’article 8 de la Convention. Il considère néanmoins que cette ingérence était prévue par la loi, ainsi que la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Lacombe précité, qu’elle poursuivait le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, celle de L., mais également celui du respect, par l’État, de ses obligations internationales, et enfin, qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

46. Le Gouvernement estime que les allégations de risque grave présentées par la requérante ont fait l’objet de la part des juridictions internes d’un examen effectif, axé sur les éléments invoqués par l’intéressée, et qui s’est traduit par des décisions suffisamment motivées au regard de ces éléments.

47. S’agissant du risque que l’enfant soit soumis à des violences de la part de son père, il souligne que les juridictions internes l’ont écarté en examinant de manière souveraine la portée des certificats produits par la requérante. Ces certificats, selon elles, démontraient les tensions au sein du couple, fussent‑elles empreintes d’une certaine violence, sans prouver la moindre répercussion de cette dernière sur l’enfant, et contenaient des considérations générales qui ne suffisaient pas à caractériser une situation pouvant aller au‑delà de ce qu’un enfant « peut raisonnablement supporter » en cas de retour (paragraphe 53 ci-dessous). Le Gouvernement insiste sur la charge de la preuve en la matière, qui appartient au parent auteur de l’enlèvement, et indique que la requérante aurait pu faire réaliser elle-même une expertise.

48. S’agissant du risque que le retour de l’enfant entraîne une rupture avec sa mère du fait d’une possible privation de des droits parentaux au Japon, le Gouvernement soutient qu’il a été sérieusement pris en compte par les juridictions internes. Après une cassation sur ce point, la cour d’appel de renvoi aurait légitimement considéré que les autorités japonaises étaient les mieux placées pour statuer sur les droits de garde et de visite en tant qu’autorités de l’État de la résidence habituelle de l’enfant (article 19 de la Convention de La Haye, paragraphe 30 ci-dessus). Le Gouvernement avertit des conséquences négatives que pourrait entraîner l’exigence de l’appréciation d’un « risque juridique » représenté par le contenu du droit d’un État partie à la Convention de la Haye. Il rappelle que la requérante n’avait pas engagé de procédure en divorce au Japon, où existe pourtant le divorce pour consentement mutuel, et qu’une médiation entre les parents était en cours. Présumer de la situation juridique au Japon conduirait à refuser systématiquement le retour des enfants vers le pays concerné sans considération des circonstances particulières de chaque espèce, en violation de l’esprit du texte de la Convention de la Haye. Il souligne également que la requérante ne peut se prévaloir de la résolution du Parlement européen (paragraphe 37 ci-dessus), en tout état de cause postérieure à son litige, dès lors qu’elle ne concerne pas les juridictions françaises qui, en l’espèce, avaient pour seule tâche de statuer sur la demande de retour de l’enfant, différente de la procédure relative aux droits parentaux qui relève des autorités japonaises.

49. Le Gouvernement soutient enfin que les juridictions internes ont tenu compte de l’âge de L. pour décider qu’il n’était pas exposé à un danger en retournant chez son père, la requérante ne pouvant pas s’appuyer sur sa propre voie de fait pour démontrer le contraire.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

50. Concernant les principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur les déplacements illicites d’enfants, la Cour renvoie à l’arrêt X c. Lettonie, précité, dans lequel elle a rappelé les exigences d’une application combinée et harmonieuse de la Convention et de la Convention de la Haye, puis énoncé celles tenant à l’équité du processus décisionnel en la matière.

51. Le point décisif consiste à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents en jeu – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public – a été ménagé, dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la principale considération, les objectifs de prévention et de retour immédiat répondant à une conception déterminée de « l’intérêt supérieur de l’enfant » (ibidem, § 95).

52. Dans le cadre de cet examen, la Cour rappelle qu’elle n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes. Elle doit cependant s’assurer que le processus décisionnel ayant conduit les juridictions nationales à prendre la mesure litigieuse a été équitable et qu’il a permis aux intéressés de faire valoir pleinement leurs droits (ibidem, § 107) :

« (...) l’article 8 de la Convention fait peser sur les autorités internes une obligation procédurale particulière à ce titre : dans le cadre de l’examen de la demande de retour de l’enfant, les juges doivent non seulement examiner des allégations défendables de « risque grave » pour l’enfant en cas de retour, mais également se prononcer à ce sujet par une décision spécialement motivée au vu des circonstances de l’espèce. Tant un refus de tenir compte d’objections au retour susceptibles de rentrer dans le champ d’application des articles 12, 13 et 20 de la Convention de La Haye qu’une insuffisance de motivation de la décision rejetant de telles objections seraient contraires aux exigences de l’article 8 de la Convention, mais également au but et à l’objet de la Convention de La Haye. La prise en compte effective de telles allégations, attestée par une motivation des juridictions internes qui soit non pas automatique et stéréotypée, mais suffisamment circonstanciée au regard des exceptions visées par la Convention de La Haye, lesquelles doivent être d’interprétation stricte (Maumousseau et Washington, précité, § 73) est nécessaire. Cela permettra aussi d’assurer le contrôle européen confié à la Cour, dont la vocation n’est pas de se substituer aux juges nationaux. »

53. Quant à la nature exacte du « risque grave » pour l’enfant en cas de retour, la Cour rappelle que l’exception prévue par l’article 13 b) de la Convention de la Haye ne peut pas être lue, à la lumière de l’article 8, comme incluant tous les inconvénients nécessairement liés à l’expérience du retour : cette disposition vise uniquement les situations qui vont au-delà de ce qu’un enfant peut raisonnablement supporter (X, précité, § 116, Vladimir Ushakov c. Russie, no 15122/17, § 97, 18 juin 2019).

b) Application en l’espèce

1. Une ingérence dans la vie familiale prévue par la loi et répondant à un but légitime

54. La Cour constate à titre liminaire que le lien entre la requérante et son fils relève d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Par ailleurs, il ne prête pas à controverse que les décisions rendues par les juridictions internes ordonnant le retour de l’enfant au Japon constituent une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie familiale, tel que garanti par cette disposition. Pareille ingérence est constitutive d’une violation du paragraphe 2 de cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise l’un ou plusieurs des buts légitimes au regard de ce même paragraphe et ne puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

55. En l’espèce, la Cour note que les décisions de retour prises par les autorités françaises étaient fondées sur la Convention de La Haye, qui est incorporée au droit français (paragraphe 31 ci-dessus), et visaient à protéger les droits et libertés de K. et de L. En effet, sur ce dernier point, la Cour considère que les arguments avancés par la requérante sur l’absence de prise en compte de l’intérêt supérieur de L. devront être pris en compte au stade de la mise en balance des droits concurrents qu’elle effectuera afin d’apprécier le caractère proportionné de l’ingérence litigieuse. Cette dernière, prévue par la loi, poursuivait ainsi un intérêt légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Reste à examiner si elle était « nécessaire dans une société démocratique », au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

2. La nécessité de la mesure de retour dans une société démocratique

56. La Cour constate à titre liminaire que moins d’un an s’était écoulé en l’espèce à partir du déplacement, en septembre 2017, jusqu’au 20 novembre 2017, date à laquelle les autorités françaises ont été saisies de la demande fondée sur la Convention de la Haye. Elle relève que l’article 12 alinéa 1 de la Convention de la Haye prescrit dans cette situation le retour immédiat de l’enfant (paragraphe 30 ci-dessus). Il est vrai que ce dernier n’a eu lieu que le 26 décembre 2019, soit un peu de plus de deux ans après le déplacement, en raison de la longueur inhabituelle de la procédure, due à la cassation de l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier et à l’exercice d’un nouveau pourvoi en cassation par la requérante contre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi. La Cour renvoie aux développements relatifs au danger pour l’enfant d’être séparé de sa mère avec laquelle il a vécu la majeure partie de sa vie qui figurent au paragraphe 60 ci-dessous.

57. La Cour considère ensuite opportun dans la présente affaire d’examiner successivement les décisions des juridictions internes concernant les éléments suivants : l’acquiescement ou non du père au non-retour, la poursuite de l’intérêt supérieur de l’enfant, en particulier l’exclusion de tout « risque grave » du fait des violences alléguées à l’encontre de son père, de son jeune âge et de l’éventualité qu’il se trouve privé de lien avec sa mère.

58. S’agissant, en premier lieu, de l’allégation de la requérante concernant l’acquiescement postérieur de K. au non-retour de l’enfant et la non‑application de la Convention de la Haye en conséquence, la Cour relève que les juridictions internes l’ont effectivement examinée et qu’elles ont amplement motivé leur décision à cet égard. Elle constate en tout état de cause que, devant elle, la requérante ne se prévaut plus de ce motif pour faire valoir que les autorités françaises auraient dû refuser d’ordonner le retour de L. au Japon en vertu de l’article 13 a) de la Convention de La Haye.

59. S’agissant, en second lieu, de l’allégation de la requérante selon lequel l’enfant serait en danger avec son père en raison des violences que ce dernier aurait exercées contre elle au moment de la vie familiale au Japon et du risque qu’il soit une victime indirecte à cet égard, la Cour constate que les juridictions internes ont été unanimes quant à la réponse donnée à cette allégation. Elles ont pris en considération les arguments développés par la requérante concernant les violences de K. à son encontre. Elles ont souligné qu’elle n’avait pas apporté la preuve d’actes de violence domestique au sein du foyer lorsqu’elle vivait au Japon à l’exception d’un épisode, dont elles n’ont pas considéré qu’il avait pu exposer l’enfant à une forme de violence psychologique. En l’absence de toute autre circonstance particulière invoquée par la requérante devant elle à cet égard, la Cour considère que les juridictions internes ont suffisamment motivé leur décision de retour en ce qui concerne le risque allégué qu’elle expose L. à un danger psychique. Elles ont aussi pris soin de relever qu’aucune violence ou châtiment corporel n’avait été allégué à l’encontre de l’enfant (comparer avec O.C.I. et autres c. Roumanie [Comité], no 49450/17, 21 mai 2019 ; mutatis mutandis M.R. et L.R. c. Estonie (déc.), no 13420/12, §§ 45 et 46, 15 mai 2012 ; et G.K. c. Chypre, no 16205/21, § 47, 21 février 2023). La Cour relève par ailleurs que l’allégation litigieuse reposait sur les certificats des 16 et 24 avril 2018. Or, les juges du fond ont pris en considération ces derniers pour constater qu’ils ne faisaient pas état d’allégations de risque pour L. de retourner chez un père violent ou dangereux puisqu’ils se focalisaient sur les répercussions psychologiques de sa séparation avec sa mère et donc sur l’existence d’un risque de danger psychologique pour lui se rattachant à cette séparation (voir, sur ce point, paragraphe 60 ci-dessous). La Cour en déduit, qu’en l’état des pièces qui leur ont été soumises, les juridictions internes ont procédé à un examen effectif de l’allégation de la requérante, sans perdre de vue l’intérêt supérieur de l’enfant.

60. En ce qui concerne, en troisième lieu, l’argument selon lequel la séparation de l’enfant d’avec la requérante était constitutive d’un danger psychologique pour lui au motif qu’il était très jeune et qu’il avait vécu la majeure partie de sa vie avec elle, la Cour observe que les juridictions internes l’ont apprécié en prenant en considération les deux certificats précités, et qu’elles ont rejeté la demande d’expertise à ce sujet. Ainsi, le tribunal de première instance a rejeté cette demande au motif qu’elle n’était pas utile car elle ne pourrait que constater l’état de stress de la requérante et non concerner l’enfant. La première cour d’appel l’a écartée également car elle n’avait pas vocation à pallier le manque de preuve de l’existence d’un danger de traumatisme pour l’enfant en cas de retour, et elle a retenu que la requérante ne pouvait se prévaloir de sa propre voie de fait pour invoquer un tel risque. Elle a considéré que l’enfant n’encourait aucun risque à retourner chez son père et dans le pays dans lequel il avait vécu depuis sa naissance jusqu’à l’enlèvement, et qu’il y bénéficierait d’une éducation et de soins respectueux de ses intérêts. La cour d’appel de renvoi, quant à elle, a estimé que le certificat médical contenait des considérations générales qui n’établissaient pas un danger spécifique pour l’enfant, et elle a retenu que ce dernier ne subirait pas de choc psychologique en rentrant dans le pays de sa naissance et de sa famille paternelle alors que sa mère occultait le fait qu’elle avait provoqué la rupture de ces liens à son détriment.

61. La Cour relève qu’il résulte de ces motivations que les juridictions internes ont effectué un examen effectif du risque de répercussions traumatiques sur l’enfant en cas de retour au Japon au regard de son très jeune âge et de son besoin d’affection. Au vu de l’ensemble de la situation familiale en cause, elles ont considéré que l’intégration de L. en France ne constituait pas un obstacle à son retour, lequel visait au rétablissement d’une vie harmonieuse avec son père et la famille de celui-ci dont il avait été brutalement séparé. La Cour constate encore que les juridictions internes ont explicitement rejeté la demande d’expertise à cet égard, en faisant valoir, au vu des éléments du dossier, qu’elle n’était pas utile ou nécessaire dès lors que L., en tant qu’enfant dans une situation de séparation d’avec un de ses parents, ne courait pas un danger spécifique en retournant au Japon auprès de son autre parent (mutatis mutandis, G.K., précité, §§ 50 et 53).

62. Enfin, et quatrièmement, la Cour doit examiner le processus décisionnel mis en œuvre au sujet de l’argument de la requérante tenant au risque d’une rupture totale entre elle et L. au motif qu’elle serait privée, notamment en cas de divorce, de ses droits parentaux et de la possibilité de séjourner au Japon en application de la législation japonaise. La Cour relève que la question de savoir si la requérante pouvait suivre son fils au Japon et maintenir le contact avec lui a été traitée en l’espèce (comparer avec X, précité, § 117), et de la manière suivante.

63. La Cour de cassation, dans sa première décision, a cassé l’arrêt de la cour d’appel au motif qu’elle n’avait pas recherché si « comme il lui était demandé » l’application de la législation japonaise n’allait pas priver la requérante de ses droits parentaux et aboutir à une rupture totale des liens entre elle et son fils. Ensuite, la cour d’appel de renvoi, tout en rappelant la ratification par le Japon de la Convention de la Haye, a précisé que le droit japonais prévoyait des procédures de médiation, en particulier le divorce pour consentement mutuel, et qu’il n’était pas possible de préjuger de la situation juridique susceptible d’être créée par un instance en divorce au Japon ; elle a également indiqué que la requérante ne démontrait pas qu’elle était dans l’impossibilité de séjourner sur le territoire japonais alors que le père avait formé « diverses propositions amiables pour qu’elle puisse y résider avec l’enfant ». Saisi d’un nouveau pourvoi, la Cour de cassation, dans sa deuxième décision, a considéré que la cour d’appel de renvoi avait procédé aux recherches prétendument omises, après avoir pris le soin de préciser que la France avait accepté sans réserve la ratification précitée et que ses autorités disposaient, pour apprécier l’existence d’un risque grave de danger, des informations fournies par l’autorité centrale de ce pays ou de toute autre autorité compétente de l’état de la résidence habituelle de l’enfant.

64. La Cour reconnaît que les motifs retenus par les juges internes pour écarter l’allégation de l’existence d’un risque de privation des droits parentaux au Japon et de l’exposition de L. à un danger psychologique au motif qu’il serait privé de sa relation avec sa mère ne répondent pas entièrement aux inquiétudes légitimes de la requérante concernant la loi japonaise, clairement exprimées par le ministère public devant la cour d’appel de Toulouse, les parlementaires français et le Parlement européen (paragraphes 23 et 34 à 37 ci-dessus). Cela étant, elle relève que la Cour de cassation a considéré que la cour d’appel de renvoi a « procédé aux recherches prétendues omises » sur ce point et considère que lesdits motifs suffisent à ce qu’elle regarde l’obligation procédurale découlant de l’article 8 en la matière comme remplie. En effet, premièrement, comme le souligne le Gouvernement, la Convention de la Haye interdit que les questions de fond liées à la garde ou à l’exercice de l’autorité parentale soient déterminées par les autorités françaises dans le cadre de la procédure de retour (X, précité, §§ 100 et 101). Deuxièmement, la Cour relève que les motivations des juridictions internes ne se sont pas limitées au constat de l’absence de preuves apportées par la requérante sur la possible privation de ses droits parentaux par le droit japonais, étant noté que celle-ci n’avait jamais tenté de mettre à exécution son engagement d’accompagner L. au Japon ; elles ont, au contraire, pris leur décision en toute connaissance de cause, en écartant les informations apportées par le ministère public sur la situation au Japon (paragraphe 23 ci-dessus, voir, également sur ce point, paragraphe 34 ci‑dessus) mais également, comme l’indique la Cour de cassation (paragraphe 26 ci-dessus), en tenant compte de celles fournies par les autorités japonaises compétentes. Elles ont, troisièmement, jugé que la médiation engagée entre les parents au moment de leur prise de décision constituait un élément important qu’il convenait de ne pas sous-estimer au regard de l’intérêt de l’enfant et de la possibilité qu’il garde des relations avec ses deux parents. Elles ont, enfin, et quatrièmement, insisté sur la qualité de partie contractante du Japon à la Convention de la Haye, et refusé de préjuger de la situation juridique qui résulterait de l’ouverture d’une procédure de divorce dans ce pays.

65. Dans ces conditions, et alors qu’au regard du principe de subsidiarité, les juridictions françaises sont les mieux placées pour évaluer, au cas par cas, l’intérêt supérieur de l’enfant, car elles bénéficient souvent de contacts directs avec les intéressés, et qu’elles disposent d’une marge d’appréciation en la matière, la Cour considère, contrairement à ce que soutient la requérante, et tout en relevant l’attention internationale portée à la question des droits de visite au Japon lorsque l’un des parents est non japonais (paragraphes 34 à 37 ci-dessus), qu’elles ont suffisamment motivé la décision de retour au regard de l’existence d’un « risque grave » pour L. du fait d’une possible rupture du maintien des liens entre eux.

3. Conclusion

66. De l’ensemble des considérations qui précèdent, il ressort que les tribunaux internes n’ont pas ordonné le retour de l’enfant de façon automatique ou mécanique. Bien au contraire, dans une procédure contradictoire et équitable, ils ont dûment pris en compte les allégations de la requérante et ont rendu des décisions motivées, qui selon eux, poursuivaient l’intérêt supérieur de l’enfant et ont permis d’exclure tout risque grave pour lui. La Cour conclut que le processus décisionnel a satisfait aux exigences de l’article 8 de la Convention et que, partant, l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa familiale était nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mars 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller Georges Ravarani
Greffière adjointe Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Mārtiņš Mits.

G.R.
M.K.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE MITS

(Traduction)

1. L’arrêt rendu en l’espèce est conforme à la lettre de l’article 8 de la Convention, mais pas à son esprit. En raison de lacunes procédurales, que j’évoquerai ci-dessous, j’estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8. Par ailleurs, la présente affaire soulève aussi la question de savoir si la Convention de La Haye est un instrument adapté lorsqu’il est question d’une situation de violence domestique. Je m’intéresserai d’abord à cette question, avant d’examiner les circonstances spécifiques du cas d’espèce.

1. La Convention de La Haye et la violence domestique

2. Au moment de sa rédaction, voici plus de quarante ans, la Convention de La Haye visait à protéger l’enfant d’une rupture de la relation avec le parent qui en avait la charge, en général sa mère, et d’un changement de cadre social et culturel habituel. Cela supposait que l’auteur de l’enlèvement ne fût pas le parent ayant la charge de l’enfant, et que l’enfant ne connût ni le pays vers lequel il avait été déplacé, ni les membres de sa famille qui y résidaient[1]. Or, de nos jours, environ 80 % des parents qui enlèvent leur enfant sont ceux qui en assumaient jusqu’alors principalement la charge – que ce soit seuls ou conjointement avec l’autre parent –, et il s’agit dans la majorité des cas (73 %) de la mère de l’enfant[2]. Il n’existe pas de données précises, mais des recherches empiriques indiquent que le phénomène qu’est la violence domestique joue fréquemment un rôle dans les enlèvements d’enfants par un parent, et qu’il pourrait s’agir d’un facteur dans jusqu’à 70 % des cas[3]. Ainsi, le contexte a évolué de manière notable, d’autant plus qu’il est devenu plus facile de se déplacer et de fonder une famille mixte.

3. La conception des droits de l’enfant et de la violence domestique a elle aussi évolué. Au moment de la rédaction de la Convention de La Haye, les enfants n’étaient pas considérés comme des titulaires de droits à part entière mais plutôt comme des objets de prise en charge. L’article 3 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, adoptée en 1989, a conféré une place prépondérante au principe selon lequel l’intérêt supérieur des enfants doit être une considération primordiale dans toute décision les concernant. La Cour a intégré ce principe dans sa jurisprudence relative à l’article 8 de la Convention[4].

4. Le fait de subir des violences a une incidence profonde sur les êtres humains. Même s’il a fallu un certain temps pour ce faire, il est aujourd’hui reconnu que les notions de « risque grave » et de « situation intolérable » propres à justifier le non-retour de l’enfant au regard de l’article 13 § 1 b) de la Convention de La Haye recouvrent non seulement les situations dans lesquelles l’enfant est directement victime de violences physiques de la part du parent auteur des maltraitances, mais aussi les situations où la victime des violences physiques ou psychiques est l’autre parent et où, en cas de retour dans un tel environnement, l’enfant serait exposé au moins à un danger psychique[5]. Toutefois, cette exception ne s’applique que « dans des circonstances exceptionnelles », où il existe des « preuves suffisantes » que le retour entraînerait un « risque grave » d’exposition à un danger physique ou psychique ou placerait l’enfant dans une « situation intolérable »[6]. Si le risque d’exposition à un danger psychique ne constitue pas en lui-même un seuil trop élevé, l’établissement de son existence dépend de la manière dont on conçoit le danger résultant de la violence domestique, de l’appréciation des éléments de preuve et de l’interprétation des concepts juridiques. Le Guide de bonnes pratiques en vertu de la Convention de La Haye lui-même pousse à une interprétation très étroite du seuil élevé fixé pour l’application des exceptions prévues à l’article 13 § 1 b) de la Convention de La Haye et déconseille de les appliquer comme il se devrait dans les cas de violence domestique : il présuppose que ce n’est que « dans des circonstances exceptionnelles » qu’il peut exister pour l’enfant un risque d’exposition à un danger psychique en cas de retour.

5. Cela ne concorde pas avec les conclusions auxquelles sont parvenues des études en sciences sociales, selon lesquelles des enfants qui ne sont qu’exposés à la violence domestique peuvent présenter des troubles émotionnels et comportementaux d’un niveau comparable à ceux des enfants qui ont été directement victimes de maltraitances physiques ou sociales. L’effet de la violence domestique touche les enfants à tous les âges et à tous les stades de leur développement. Un environnement marqué par la violence peut provoquer, chez les très jeunes enfants, des modifications négatives définitives du cerveau et du développement neuronal, qui les prédisposent à adopter un comportement plus impulsif, plus réactionnel et plus violent et qui peuvent être associées à des problèmes importants d’adaptation sociale à l’âge adulte[7]. Ainsi, les situations de violence domestique dont l’enfant n’est pas une victime directe ne peuvent être ignorées au motif qu’elles ne seraient pas pertinentes aux fins de la Convention de La Haye. Il convient au contraire de les traiter avec la diligence requise.

6. La Convention de La Haye couvre toutes les situations possibles en matière d’enlèvement d’enfants. Il s’agit d’un instrument juridique nécessaire, qui, toutefois, dans les cas de violence domestique, peut aboutir à protéger l’auteur des maltraitances et non la victime[8]. Souvent, c’est la mère qui se voit contrainte de faire un choix : soit elle reste avec l’enfant et retourne dans le pays étranger jusqu’au terme des procédures juridiques relatives au mariage, à la garde, au droit de visite et à d’autres questions, soit elle se sépare de l’enfant, ce qui accroît le risque qu’elle en perde la garde. Si elle choisit le retour avec l’enfant, la mère peut se voir confrontée à un certain nombre d’obstacles importants dans le pays étranger : une absence d’emploi, de logement et de ressources financières, peut-être, ou une dépendance financière envers le père et un risque de victimisation répétée, un risque d’escalade de la violence, une absence de soutien émotionnel, le fait de participer à une procédure menée devant des juridictions étrangères, l’obligation d’apporter la preuve de la violence domestique qu’elle dit avoir subie, la question du droit de séjour dans le pays et le risque de faire l’objet d’une procédure pénale pour l’« enlèvement » de l’enfant. Il est vrai que le père peut être confronté à des difficultés semblables, mais un élément distingue leurs situations respectives. La violence domestique suppose l’existence d’une relation de pouvoir verticale entre l’auteur et la victime, où l’auteur est en position supérieure et la victime en position inférieure, ce qui fait que les parents ne sont pas placés sur un pied d’égalité, par exemple dans le cadre de la médiation. Cette inégalité est encore aggravée lorsque c’est la mère qui se trouve dans un environnement qui lui est étranger.

7. Il a été relevé qu’il est pour le moins surprenant qu’à l’heure de la mondialisation, les parents soient libres d’emmener leurs enfants où ils le souhaitent sans subir la moindre ingérence mais qu’en cas de désaccord entre les parents, la seule solution soit de renvoyer l’enfant là où se trouvait sa résidence habituelle. Dans ce contexte, il devrait être possible de demander, au cours de la procédure menée relativement à la garde dans le pays de résidence habituelle, un changement de lieu de résidence de l’enfant, et la charge de la preuve de ce qu’il est dans l’intérêt de l’enfant de partir ou bien de rester devrait dans ce cadre incomber aux deux parents[9]. Néanmoins, dans une situation de violence domestique, pour toutes les raisons susmentionnées, il serait contreproductif de procéder au retour de l’enfant aux fins de la prise d’une décision quant à la question de son « déplacement » : cette question devrait être tranchée au cours de la procédure menée relativement au retour dans le pays vers lequel l’enfant a été déplacé. Partir du principe que la mère, en tant que parent ayant principalement la charge de l’enfant – que ce soit seule ou conjointement avec l’autre parent –, devrait accompagner l’enfant dans le pays où celui-ci a sa résidence habituelle et y demeurer pendant la procédure menée devant les juridictions de ce pays revient à négliger complètement le droit de la mère à la vie privée et à l’autonomie personnelle, tel que garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi que son droit à la liberté de circulation, tel que garanti par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention[10]. Dans les cas de violence domestique, il existe également un risque grave que la mère soit exposée à une victimisation répétée.

8. Il est évident que lorsque, au cours de la procédure relative au retour, la mère formule des allégations de violence domestique ou d’autres arguments dont il est possible de prétendre de manière défendable qu’ils sont propres à déclencher l’application de l’une des exceptions prévues à la Convention de La Haye, les juridictions internes doivent procéder à un examen des affirmations en cause. Conformément aux exigences de la Convention telles qu’elles ont été établies dans l’arrêt X c. Lettonie, cet examen doit être effectif, c’est-à-dire d’une part que les facteurs susceptibles de s’analyser comme relevant des exceptions prévues à la Convention de La Haye doivent être réellement pris en compte et d’autre part que la décision rendue doit être motivée afin que la Cour puisse vérifier si l’examen a réellement été effectif ; les facteurs en question doivent être appréciés à la lumière de l’article 8 de la Convention[11].

2. Les circonstances de l’espèce

9. La requérante allègue avoir subi une violation de l’article 8 de la Convention pour deux motifs différents. Premièrement, il existerait selon elle un risque que l’enfant soit soumis à des violences physiques et psychiques en cas de retour. Deuxièmement, il existerait un risque que les relations entre elle et l’enfant soient rompues. Je m’intéresserai à ces deux arguments l’un après l’autre.

A. La violence domestique

10. La requérante décrit le comportement de son mari à son égard comme une forme d’emprise ayant connu une escalade progressive jusqu’à aboutir à des violences physiques ; elle produit à l’appui de ces allégations des déclarations de ses parents, qui auraient vu des traces des blessures qu’elle aurait subies. Il existe par ailleurs un courriel dans lequel il semble que le mari admette avoir frappé l’intéressée. Celle-ci a prié la juridiction saisie d’ordonner une expertise des conséquences des violences qu’elle disait avoir subies et des risques auxquels l’enfant pourrait être exposé en cas de retour.

11. La juridiction de première instance a répondu que l’état de dépression de la requérante ne pouvait constituer une preuve à l’appui de ses allégations de violence domestique, et que celles-ci ne permettaient pas de conclure que l’enfant fût exposé à un risque grave ; elle a par ailleurs déclaré que l’expertise demandée était inutile car elle ne pourrait porter que sur l’état de stress qui était celui de l’intéressée à ce moment-là. La cour d’appel de Montpellier a relevé que la requérante n’avait jamais déposé plainte auprès des autorités pour les violences qu’elle aurait subies et qu’elle n’avait pas non plus fait établir de constat par un médecin des blessures qui en auraient résulté. Elle a ajouté que la requérante ne pouvait pas se prévaloir de ses propres actions (telles que le fait d’avoir fait sortir l’enfant du Japon et de ne pas y être retournée) pour invoquer un risque grave que l’enfant fût exposé à un danger.

12. Force est de conclure qu’au lieu d’apprécier les éléments existants et de se procurer l’expertise aux fins de déterminer le préjudice psychique résultant des violences subies et le risque d’une nouvelle exposition à un danger psychique en cas de retour, les juridictions internes ont adopté une approche excessivement formaliste. On peut se demander s’il arrive souvent que des femmes victimes de violence domestique, en particulier des femmes qui se trouvent dans un environnement qui leur est étranger, pensent à appeler la police et à faire établir un constat de leurs blessures dans le but de recueillir des preuves aux fins d’une éventuelle action en justice. Tirer argument de l’absence de la preuve que constituerait un constat, sans analyser la situation de manière plus approfondie, revient à ignorer complètement les spécificités de la violence domestique.

13. Selon le Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), la violence domestique se produit généralement par cycles, dont la fréquence, l’intensité et le danger augmentent au fil du temps. Une demande tendant à la séparation des époux peut en elle-même conduire à une escalade de la violence à l’égard de la femme et de ses enfants. Pour différentes raisons, les plaintes pour violence domestique sont généralement déposées seulement après la survenue de plusieurs épisodes de violence ou après un incident particulièrement violent, lorsque la poursuite de la relation est devenue intolérable. Les enfants qui ont été victimes, soit directement, soit indirectement, de violence domestique sont souvent exposés à un risque de subir des actes de violence commis par représailles après la fin de la relation. Pour assurer une protection adéquate aux victimes, il faut comprendre la nature et la dynamique spécifiques de la violence domestique, ainsi que son caractère sexospécifique[12]. Ainsi, dans une situation de violence domestique, il pourrait même être conseillé de quitter avec l’enfant l’environnement marqué par la maltraitance, et on ne saurait, sans procéder à une analyse plus approfondie, reprocher à la mère de l’avoir fait.

B. La séparation de l’enfant et de sa mère

14. Cette sous-partie porte sur deux aspects différents qui ont été quelque peu confondus dans les décisions des juridictions internes. Il s’agit d’une part de la question de la possibilité pour la requérante d’accompagner l’enfant au Japon dans l’attente d’une décision relative à la garde, et d’autre part de la probabilité que la décision rendue à l’issue de la procédure relative à la garde entraîne une rupture des liens entre la requérante et son enfant.

15. La requérante a soutenu devant la cour d’appel de Montpellier que son enfant de trois ans avait été élevé en contact étroit avec elle et que son mari n’avait quant à lui pas fait preuve d’un intérêt particulier à l’égard de l’enfant, et elle a produit deux certificats dans lesquels il était recommandé que la juridiction fît examiner l’enfant par un expert avant de statuer sur la question de son retour. La cour d’appel de Montpellier a déclaré que la requérante n’avait pas démontré se trouver dans l’impossibilité de retourner au Japon et d’y résider, si nécessaire, pendant la procédure qui y serait menée devant les juridictions internes. Elle a rejeté la demande d’expertise par un raisonnement que l’on peut comprendre au mieux comme signifiant que la requérante aurait dû produire une telle expertise elle-même (paragraphe 17 de l’arrêt). Dans le cadre de la procédure subséquemment menée devant la cour d’appel de Toulouse et la Cour de cassation, les juridictions saisies ont toutes deux jugé que la requérante n’avait pas démontré ne plus pouvoir résider au Japon, et que son mari avait fait plusieurs propositions amiables tendant à ce qu’elle pût résider avec l’enfant.

16. On peut déduire des éléments dont la Cour dispose en l’espèce que la requérante était atteinte à tout le moins d’une dépression qui était liée entre autres à sa relation avec son mari – laquelle a abouti à des violences physiques – ainsi qu’à l’isolement éprouvé par l’intéressée dans un environnement qui lui était étranger. La cour d’appel de Montpellier a reconnu que la requérante était atteinte d’une dépression, mais elle a refusé de faire évaluer par un expert le préjudice résultant des violences subies. La requérante, de manière tout à fait compréhensible, ne souhaitait pas retourner au Japon et ne l’a pas fait. Les juridictions internes étaient tenues d’examiner la question de savoir si le fait pour la requérante de recommencer à résider au Japon n’aurait pas en réalité pour effet de l’exposer à une victimisation répétée. En ce qui concerne l’expertise, l’article 8 de la Convention requiert que dans le cadre de la procédure relative au retour les juridictions saisies examinent effectivement de tels documents ou ordonnent d’office leur établissement lorsque le droit interne le permet[13].

17. Le second aspect distingue le cas d’espèce des autres affaires. En 2018, la Cour de cassation a renvoyé l’affaire pour réexamen de la question de savoir si, dans l’éventualité où, en cas de retour au Japon, la requérante se verrait privée de ses droits parentaux, le jeune enfant qui avait toujours vécu avec elle serait exposé à un risque grave de danger psychique. Elle a pris cette décision car, comme l’a indiqué le ministère public, qui s’est opposé au retour de l’enfant, le droit japonais prévoit qu’en cas de divorce seul l’un des parents conserve l’autorité parentale, laquelle, dans le cas des couples binationaux, est accordée au parent japonais dans la quasi-totalité des cas. Il n’est pas possible de forcer l’exécution des droits de visite. Le visa permettant à un parent se trouvant dans une telle situation de résider au Japon est délivré à la condition exclusive que le parent soit titulaire de l’autorité parentale, dont il est fort probable qu’elle sera accordée au parent japonais (paragraphe 23 de l’arrêt). De plus, si le père de l’enfant se remarie, sa nouvelle épouse aura le droit d’adopter l’enfant sans en informer la mère biologique (paragraphe 33 de l’arrêt). La question de la rupture des liens entre le parent qui réside dans l’Union européenne et l’enfant qui demeure au Japon aux côtés de l’autre parent a fait l’objet de résolutions adoptées par le Sénat français et par le Parlement européen (paragraphes 35 et 37 de l’arrêt). Ainsi, lorsqu’elles ont statué sur le retour de l’enfant, les juridictions internes ont en réalité statué sur la séparation de l’enfant et de sa mère.

18. Il est vrai qu’en principe les questions relatives au droit de garde ne sont pas examinées dans le cadre de la procédure menée quant au retour[14]. Cependant, cette affaire confirme précisément pourquoi il convient de préciser « en principe » : au vu des circonstances particulières de l’espèce, il était nécessaire, au regard de l’article 8 de la Convention, d’examiner attentivement, lors de la procédure relative au retour, le risque que l’enfant fût exposé à un danger s’il venait à être séparé de la requérante, qui en avait principalement la charge. Or, sur ce point, la cour d’appel de Toulouse et la Cour de cassation se sont contentées de déclarer, en 2019, que la requérante n’avait pas étayé son allégation selon laquelle elle ne pourrait pas résider au Japon, et que son mari avait fait plusieurs propositions tendant à ce qu’elle pût résider avec l’enfant. Une fois encore, la demande de réalisation d’une expertise visant à déterminer si la séparation de la mère et de l’enfant exposerait l’enfant à un danger fut rejetée par la cour d’appel de Toulouse, qui déclara essentiellement que pareille expertise ne pourrait être utile pour établir l’existence d’un danger au sens de la Convention de La Haye (paragraphe 24 de l’arrêt).

19. Le raisonnement des juridictions internes est si succinct qu’il est difficile de voir quels aspects de l’affaire elles ont examinés. En tout état de cause, il semble qu’elles n’aient pas considéré que la question de la séparation probable de l’enfant et de la mère devait faire l’objet d’un examen particulier, et ce même si en cas de retour au Japon la mère risquait de subir une victimisation répétée, y compris sous la forme d’une éventuelle dépendance financière à l’égard du père, et se verrait probablement séparée de l’enfant à l’issue de la procédure relative à l’autorité parentale et à la garde.

3. Conclusion

20. La Convention de La Haye règle la question de la compétence dans les affaires portant sur un enlèvement d’enfant. Lorsqu’il est question de violence domestique, elle ne prévoit pas un cadre suffisant pour permettre un examen adéquat des questions complexes qui sont associées à ce phénomène. Il est nécessaire de la réviser de sorte qu’elle puisse répondre aux besoins actuels. Entre-temps, il faudrait que la Cour définisse davantage dans sa jurisprudence le critère de l’« examen effectif », pour répondre à la nécessité d’assurer une protection adéquate aux victimes directes et indirectes de la violence domestique. Si tous les efforts possibles doivent être entrepris en vue d’une application harmonieuse de la Convention et de la Convention de La Haye, le principe de l’interprétation harmonieuse a des limites, qui découlent du devoir de la Cour de s’acquitter pleinement de sa fonction et d’appliquer la Convention d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives[15].

21. Pour autant qu’il est question du cas d’espèce, je ne puis souscrire à l’idée que les juridictions internes ont réellement pris en compte tous les facteurs susceptibles de relever du champ d’application des exceptions prévues à la Convention de La Haye, non seulement en ce qui concerne les allégations de violence domestique mais aussi quant à la séparation probable de l’enfant et du parent qui en avait principalement la charge, et que les motifs avancés par les juridictions internes permettent de conclure qu’elles ont procédé à un examen effectif ainsi que le requiert l’article 8 de la Convention. Si la Convention de La Haye avait plutôt offert un choix égal entre les deux solutions, à savoir le retour de l’enfant auprès de son père ou l’acceptation de son déplacement aux côtés de sa mère, l’intérêt supérieur de l’enfant, tel qu’il est consacré par l’article 8 de la Convention, plaiderait-il réellement en faveur du retour ?

* * *

[1] Adriana De Ruiter, 40 years of the Hague Convention on child abduction: legal and societal changes in the rights of a child, Parlement européen, 2020, p.7. Document disponible à l’adresse suivante :

[https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2020/660559/IPOL_IDA(2020)660559_EN.pdf](https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2020/660559/IPOL_IDA.2020.660559_EN.pdf)

[2] Rapport global, première partie – Analyse statistique des demandes déposées en 2015 en application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, septième réunion de la Commission spéciale sur le fonctionnement pratique des conventions de La Haye de 1980 sur l’enlèvement d’enfants et de 1996 sur la protection des enfants, 2017, p. 3, §§ 10-11. Document disponible à l’adresse suivante : [https://assets.hcch.net/docs/511f0cb3-2163-4fd1-92ce-e3f16e304377.pdf](https://assets.hcch.net/docs/511f0cb3-2163-4fd1-92ce-e3f16e304377.pdf)

[3] Katarina Trimmings et Onyója Momoh, « Intersection between Domestic Violence and International Parental Child Abduction: Protection of Abducting Mothers in Return Proceedings », International Journal of Law, Policy and the Family, 2021, vol. 35, p. 2, note 2. Document disponible à l’adresse suivante :

[https://academic.oup.com/lawfam/article/35/1/ebab001/6247324](https://academic.oup.com/lawfam/article/35/1/ebab001/6247324)

[4] X c. Lettonie [GC], no [27853/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-138939), §§ 95-96, CEDH 2013.

[5] Convention Enlèvement d’enfants de 1980 – Guide de bonnes pratiques : Partie VI, article 13(1)(b), Conférence de La Haye de droit international privé, p. 26, § 33. Document disponible à l’adresse suivante : [https://assets.hcch.net/docs/843d1604-e3af-4b79-9797-10e3cf51c35a.pdf](https://assets.hcch.net/docs/843d1604-e3af-4b79-9797-10e3cf51c35a.pdf)

[6] Ibidem.

[7] Peter G. Jaffe, Claire V. Crooks, Samantha E. Poisson, « Common Misconceptions in Addressing Domestic Violence in Child Custody Disputes », Juvenile and Family Court Journal, vol. 54, 2003, pp. 60-61.

[8] Pour une critique de la Convention de La Haye qui aborde, hors du contexte de la violence domestique, la question de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les femmes, voir l’opinion dissidente du juge Dedov jointe à l’arrêt Thompson c. Russie (no [36048/17](https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-208878), 30 mars 2021), avec les références qui y sont citées.

[9] Adriana De Ruiter, op. cit., p. 15.

[10] Voir, jointes à l’arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse ([GC], no [41615/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-99818), 6 juillet 2010), l’opinion concordante du juge Lorentzen, à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva, ainsi que, en son paragraphe 7, l’opinion séparée commune aux juges Jočienė, Sajó et Tsotsoria.

[11] X c. Lettonie, §§ 106-107 et 118.

[12] Kurt c. Autriche [GC], no [62903/15](https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-210746), §§ 137-139, 15 juin 2021.

[13] X c. Lettonie, § 117.

[14] X c. Lettonie, § 100.

[15] X c. Lettonie, § 94.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-231766
Date de la décision : 28/03/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale)

Parties
Demandeurs : VERHOEVEN
Défendeurs : FRANCE

Origine de la décision
Date de l'import : 29/03/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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