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15/02/2024 | CEDH | N°001-230887

CEDH | CEDH, AFFAIRE U c. FRANCE, 2024, 001-230887


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE U c. FRANCE

(Requête no 53254/20)

ARRÊT


Art 3 • Expulsion • Mise à exécution de la mesure d’éloignement d’un ressortant russe d’origine tchétchène vers la Fédération de Russie n’emporterait pas violation • Situation générale actuelle en Tchétchénie • Appréciation ex nunc par les autorités de la situation personnelle du requérant au regard du risque encouru allégué • Examen ex nunc du risque par la Cour européenne • Requérant n’ayant pas démontré l’existence de motifs sérieux et avérés

de croire à un risque réel et actuel de traitement contraire à l’art 3 en cas de renvoi

Préparé par le Greffe. Ne lie pas l...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE U c. FRANCE

(Requête no 53254/20)

ARRÊT

Art 3 • Expulsion • Mise à exécution de la mesure d’éloignement d’un ressortant russe d’origine tchétchène vers la Fédération de Russie n’emporterait pas violation • Situation générale actuelle en Tchétchénie • Appréciation ex nunc par les autorités de la situation personnelle du requérant au regard du risque encouru allégué • Examen ex nunc du risque par la Cour européenne • Requérant n’ayant pas démontré l’existence de motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel et actuel de traitement contraire à l’art 3 en cas de renvoi

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

15 février 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire U c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 53254/20) dirigée contre la République française et dont un ressortissant russe, M. U (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 décembre 2020,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

la décision de ne pas communiquer la présente requête à la Fédération de Russie eu égard aux considérations de la Cour dans l’affaire I c. Suède (no 61204/09, §§ 40‑46, 5 septembre 2013),

la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement (« le règlement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 janvier 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une procédure d’expulsion du requérant, ressortissant russe d’origine tchétchène, vers la Russie. Le requérant invoque les articles 3 et 8 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant, ressortissant russe d’origine tchétchène, est né en 1968 (Fédération de Russie). Il a été représenté par Me C. Barbot-Lafitte, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

1. Les faits ayant conduit à l’octroi d’une protection internationale

4. Le requérant entra en France en septembre 2009.

5. Par une décision du 15 novembre 2011, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ci-après « OFPRA ») rejeta sa demande d’asile.

6. Par une décision du 22 mai 2012, la Cour nationale du droit d’asile (ci-après « CNDA ») lui accorda le statut de réfugié, ainsi qu’à son épouse, en raison des craintes en cas de retour en Russie découlant de sa collaboration en Russie avec un militant des droits de l’Homme depuis 2003, de son adhésion à une organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’Homme depuis 2008 et des arrestations et mauvais traitements qu’il avait subis en Russie pour ces motifs.

7. La CNDA a notamment relevé les éléments suivants :

« Considérant que les déclarations précises et sincères, faites par M. [U] et par Mme (son épouse), ressortissants de la Fédération de Russie et d’origine tchétchène, permettent de tenir pour établis que le requérant a fréquenté la garde du Président Doudaïev, puis a soutenu les hommes de ce dernier en leur fournissant des armes et des vivres au début de la première guerre de Tchétchénie et qu’il a été arrêté et blessé par des soldats russes en 1995 pour ces motifs ; que les explications de M. [U], corroborées par des témoignages et une carte de membre de l’ONG « Centre du Nord Caucase pour la paix », ont emporté la conviction de la Cour sur sa collaboration avec un militant des droits de l’homme, M. (le militant) à compter de 2003, sur son témoignage en 2005 en sa faveur dans le cadre d’une procédure judiciaire intentée par M. (le militant) devant la Cour européenne des droits de l’homme dans laquelle, au surplus, la Fédération de Russie a été récemment condamnée et sur son statut de membre permanent d’une ONG de défense des droits de l’homme depuis l’année 2008 ; que pour ces motifs, durant l’été 2007, puis en août 2009, le requérant a été arrêté à deux reprises par les forces de sécurité prorusses qui l’ont détenu et interrogé durant une journée ; que les explications du requérant, corroborées par des certificats médicaux et des témoignages de proches, ont également emporté la conviction de la Cour tant sur les mauvais traitements subis par M. [U] lors de ses détentions que sur les recherches dont il fait actuellement l’objet en Fédération de Russie ; que par suite, M. [U] et Mme (son épouse) craignent avec raison, au sens des stipulations précitées de la convention de Genève, d’être persécutés par les autorités de la Fédération de Russie pour un motif politique ; que, dès lors, ils sont fondés à se prévaloir de la qualité de réfugiés. »

2. Les procédures pénales en France et le retrait du statut de réfugié
1. Première procédure pénale

8. Le 24 juillet 2015, le requérant fut condamné par le tribunal correctionnel de Strasbourg à une peine de huit mois d’emprisonnement pour apologie du terrorisme et menace de crime ou délit et acte d’intimidation contre un chargé de mission de service public, ces faits ayant eu lieu courant 2014 et 2015.

9. Le 22 septembre 2015, la cour d’appel de Colmar confirma la culpabilité du requérant et porta la peine à un an d’emprisonnement. Elle prononça également une peine complémentaire d’interdiction définitive du territoire français.

10. Le 4 janvier 2023, la cour d’appel de Colmar rejeta la demande de relèvement de l’interdiction définitive du territoire sollicitée par le requérant le 11 janvier 2021, par les motifs suivants :

« (...) S’il peut s’entendre que sa situation administrative est complexe et son quotidien difficile, la cour retient que l’intéressé ne s’est manifestement pas remis en question s’agissant des faits graves pour lesquels il a été condamné en 2015 et adopte toujours des propos et comportements inquiétants, qui inspirent de la crainte aux tiers et que ne traduisent pas une réelle volonté de s’intégrer et de s’amender. »

2. Le retrait du statut de réfugié

11. Par une décision du 18 avril 2016, l’OFPRA a mis fin à son statut de réfugié en application du 1o de l’article L. 711-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après « CESEDA ») en raison de la menace grave pour la sûreté de l’État que constitue sa présence en France.

Les motifs de la décision sont les suivants :

« (...) Il ressort de l’arrêt de la cour d’appel de Colmar que, entre 2014 et 2015, l’intéressé a, de manière parfaitement délibérée et par une attitude agressive, menacé de mort une enseignante et une directrice d’école primaire, et a publiquement approuvé la perpétration des attentats terroristes à Paris le 7 janvier 2015. La décision relève par ailleurs que M. [U] a « multiplié au cours de cette année scolaire les infractions envers les enseignants de l’école qui accueillaient ses enfants », et que « son comportement réitéré exprime un très important degré de violence à l’égard des fonctionnaires ». Enfin, il est indiqué que l’intéressé « ne se remet nullement en question » et » au contraire inverse les rôles et se place en position de victime ».

La lettre de l’intéressé du 11 avril 2016, en éludant les motifs qui lui ont été opposés dans le courrier de l’Office du 05 avril 2016, révèle l’absence de toute distanciation ou remise en cause s’agissant des faits pour lesquels il a été condamné.

Cette violence manifeste de l’intéressé, réitérée sur plusieurs mois, envers des agents publics et des symboles de l’État français, telle que l’école républicaine, ainsi que l’apologie d’actes terroristes dirigés récemment contre la France, établissent qu’il existe des raisons sérieuses de considérer que sa présence en France constitue une menace grave pour la sûreté de l’État. (...) »

12. Par une décision du 26 juillet 2019, la CNDA confirma la décision de l’OFPRA mettant fin au statut de réfugié du requérant, en application du 2o de l’article L. 711-6 du CESEDA.

13. Les motifs de la décision sont les suivants :

« (...) Les constatations de fait retenues par le juge pénal, dans la mesure où elles constituent le soutien nécessaire du dispositif de la décision, sont revêtues de l’autorité absolue de la chose jugée et s’imposent au juge de l’asile. Il résulte de l’arrêt de la cour d’appel de Colmar du 22 septembre 2015, devenu définitif, que M. [U] s’est personnellement livré à des agissements particulièrement graves et répétés, commis notamment au sein même d’un établissement scolaire à l’encontre d’un membre du personnel de cet établissement qu’il a gravement menacé verbalement et physiquement, allant jusqu’à revendiquer publiquement à son encontre la pratique du crime d’honneur dans son pays d’origine. Dans son arrêt du 22 septembre 2015, la cour d’appel de Colmar, souligne l’attitude de déni du requérant face aux actes qui lui étaient reprochés. En outre, il ressort de l’extrait de Bulletin no 2 de son casier judiciaire, que quatre mois après sa libération de prison, il a, de nouveau, été condamné, par un jugement du 25 août 2016 du tribunal correctionnel de Laon, pour port illégal d’arme de catégorie D. Il résulte, par ailleurs, de la note blanche du 3 mai 2019, précise et circonstanciée, que le requérant a menacé, en janvier 2017 et en septembre 2018, le personnel du foyer ou il était assigné à résidence à Laon, mais également qu’il a évoqué auprès d’une intervenante sociale le bien-fondé des actions menées par les combattants djihadistes en Syrie et tenu des propos contre le gouvernement français. Le même document rapporte qu’une demande de modification de son lieu d’assignation a été formulée par le directeur de son foyer en raison de son comportement particulièrement difficile à contrôler. Il ressort aussi de deux mains courantes des 4 avril et 9 mai 2019 versées au dossier, qu’il a également rencontré des difficultés avec le personnel de son nouveau lieu d’assignation, à Soissons. Interrogé, lors de l’audience, sur les faits qui sont rapportés dans la note blanche et dans les mains courantes, l’intéressé a fait valoir un acharnement de la part des autorités françaises et de sa structure d’accueil à son encontre, sans pour autant étayer ses explications d’éléments concrets, objectifs, crédibles et raisonnables. En outre, le courriel du 20 juin 2019, d’un intervenant de l’association la Cimade indique que le suivi psychologique qu’il avait débuté avec une psychiatre russophone est pour le moment interrompu. Interrogé sur les raisons de cette interruption, l’intéressé a répondu qu’il soupçonnait cette praticienne de l’espionner. Le courrier d’un avocat, du 5 juin 2019, indiquant que le requérant aurait été relaxé dans une affaire devant le tribunal correctionnel de Laon en 2017, sans apporter davantage de précisions sur cette procédure, est insuffisant pour contredire cette succession d’éléments de fait, qui établissent que M. [U] ne démontre pas d’amélioration de son comportement depuis sa condamnation par la cour d’appel de Colmar le 22 septembre 2015 pour des faits particulièrement graves. Au contraire, les pièces du dossier démontrent la persistance chez l’intéressé d’une attitude menaçante, paranoïde, instable et de propos à caractère religieux radicaux. Par suite, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le 1o de l’article L. 711-6 précité, la présence du requérant sur le sol français constitue une menace réelle et actuelle pour la société au sens du 2o de l’article L. 711-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. (...) »

3. Deuxième procédure pénale

14. Le 25 août 2016, le tribunal correctionnel de Laon condamna le requérant pour port illégal d’armes de catégorie D.

4. Troisième procédure pénale

15. Placé en détention provisoire le 7 mars 2020 à la maison d’arrêt de Seysses, le requérant fut condamné le 9 mars 2020 à une peine de trois mois d’emprisonnement ferme pour non-respect de son assignation à résidence en 2019.

5. Quatrième procédure pénale

16. À l’issue de sa détention, le requérant fut assigné à résidence par un arrêté du 21 avril 2020. N’ayant pas respecté cette mesure, le requérant fut pour ce motif à nouveau condamné, le 23 avril 2020, à une peine de cinq mois d’emprisonnement. Par un arrêt du 8 juillet 2020, la cour d’appel de Toulouse porta sa peine à neuf mois d’emprisonnement.

3. Les mesures prises en vue de l’éloignement du requérant
1. Première assignation à résidence

17. Par un arrêté préfectoral du 26 mai 2016, le requérant fut assigné à résidence.

18. Le requérant s’affranchit de son assignation à résidence en 2019 et se rendit en Belgique où il déposa une demande d’asile. Les autorités belges le transférèrent vers la France en application du règlement (UE) no 604/2013 du 26 juin 2013 (dit Dublin III).

2. Premier placement en rétention

19. À son arrivée en France, le préfet de la Haute-Garonne décida par un arrêté du 14 janvier 2020 de son placement en rétention administrative qui fut prolongé pour une durée de 28 jours par une ordonnance du 16 janvier 2020 du juge des libertés et de la détention.

3. Premier arrêté fixant le pays de renvoi

20. Le 16 janvier 2020, le préfet de la Haute-Garonne fixa comme pays de destination le pays dont il a la nationalité ou tout autre pays où il serait légalement admissible, par un arrêté ainsi motivé :

« (...) Considérant que M. [U] n’établit pas être exposé à des peines ou traitements contraires à la Convention européenne des droits de l’homme en cas de retour dans son pays d’origine ou tout autre pays où il serait légalement admissible ;

Considérant que l’autorité administrative est en situation de compétence liée pour mettre à exécution une mesure judiciaire d’interdiction du territoire prononcée par le juge pénal et que, dès lors, l’intéressé ne saurait invoquer à bon droit l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;

Considérant que M. [U] n’a fait valoir aucun risque encouru en cas de retour dans son pays d’origine ou tout autre pays où il serait légalement admissible ;

Considérant que la Cour européenne des droits de l’Homme a conclu au désistement du recours de l’intéressé, par décision du 20 décembre 2018 ;

Considérant enfin qu’il ne justifie pas être autorisé à séjourner dans un pays membre de l’Union Européenne ou dans n’importe quel autre état ;

Considérant que M. [U] a pu présenter ses observations concernant son éloignement à destination de son pays d’origine ou tout autre pays où il serait légalement admissible et que s’il a déclaré être menacé dans son pays d’origine, toutefois il n’a justifié d’aucun risque réel, personnel et actuel au sens requis qui s’opposerait à son retour. (...) ».

21. Le 22 janvier 2020, le tribunal administratif de Toulouse rejeta le recours en annulation formé par le requérant contre cet arrêté, par un jugement ainsi motivé :

« (...) Si M. [U] se prévaut de sa qualité de réfugié, il ne peut remettre en cause ni la condamnation à une interdiction définitive du territoire français ni la perte de son statut de réfugié par application des dispositions de l’article L. 711-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, pris pour l’application de l’article 14 de la directive 2011/95/CE du 13 décembre 2011 auquel il est conforme, validée par la décision de la CNDA en date du 26 juillet 2019 qu’il n’allègue même pas avoir contestée par un recours en cassation. S’il déclare encourir des risques en cas de retour en Russie, il se borne à se prévaloir des faits à l’origine de l’obtention du statut de réfugié c’est-à-dire son militantisme jusqu’en 2009 dans une organisation de défense des droits de l’homme, mais n’établit nullement qu’il serait actuellement recherché ou sous le coup d’une condamnation. Le « témoignage » daté du 1er août 2019 émanant d’une responsable de l’organisation « Assistance-civique » ne fait pas état d’éléments circonstanciés de nature à établir l’actualité des risques allégués, mais se borne à indiquer que l’intéressé serait encore sur une liste des individus déclarés en lien avec une activité extrémiste. En revanche, la CNDA, si elle a relevé qu’il n’avait pas perdu la qualité de réfugié, n’a pas fait mention d’un risque réel et actuel dont il pourrait se prévaloir en cas de retour dans son pays d’origine. Enfin, le préfet de la Haute-Garonne fait valoir en défense que le requérant n’a pas poursuivi son action devant la CEDH et qu’il ne fait l’objet d’aucune fiche de recherche Interpol. Dans ces conditions, la réalité des risques qu’il déclare encourir en cas de retour en Russie ne peut, dans les circonstances de l’espèce être tenue pour établie. (...) »

22. Par un avis du 14 février 2020, la CNDA considéra que, le requérant conservant la qualité de réfugié malgré la révocation du statut de réfugié, la décision du 16 janvier 2020 fixant le pays de destination devrait être annulée en tant qu’elle décide de l’éloigner vers la Russie.

23. Par un arrêt du 8 février 2021, la cour administrative d’appel de Bordeaux confirma le jugement du 22 janvier 2020 et l’absence de risque en cas de renvoi en Russie.

24. Les motifs de la décision sont les suivants :

« (...) le requérant se borne à reprendre en appel, dans des termes identiques, sans critique utile et sans apporter d’élément nouveau par rapport à des productions de première instance, les moyens de légalité externe tirés de l’insuffisance de motivation de l’arrêté du 16 janvier 2020 et du défaut d’examen particulier de sa situation auxquels le tribunal a suffisamment répondu. Par suite, il a lieu d’écarter ces moyens par adoption des motifs pertinents retenus par les premiers juges.

(...) De première part, il ressort des pièces du dossier, et notamment de l’arrêt de la cour d’appel de Colmar du 22 septembre 2015, devenu définitif, que M. [U] s’est personnellement livré à des agissements particulièrement graves et répétés, commis notamment au sein même d’un établissement scolaire à l’encontre d’un membre du personnel qu’il a gravement menacé verbalement et physiquement, allant jusqu’à revendiquer publiquement à son encontre la pratique du crime d’honneur dans son pays d’origine. Dans cet arrêt, la cour d’appel de Colmar souligne l’attitude de déni du requérant face aux actes qui lui sont reprochés. Par ailleurs, dans sa décision du 26 juillet 2019, la CNDA relève que l’extrait du bulletin no 2 du casier judiciaire de l’intéressé révèle que quatre mois après sa libération de prison, il a, de nouveau, été condamné, par un jugement du 25 août 2016 du tribunal correctionnel de Laon, pour port illégal d’arme de catégorie D et qu’il résulte d’une note blanche du 3 mai 2019, précise et circonstanciée, que le requérant a menacé, en janvier 2017 et en septembre 2018, le personnel du foyer où il était assigné à résidence à Laon, qu’il a évoqué auprès d’une intervenante sociale le bien-fondé des actions menées par les combattants djihadistes en Syrie et tenu des propos contre le gouvernement français. Le même document rapporte qu’une demande de modification de son lieu d’assignation a été formulée par le directeur de son foyer en raison de son comportement particulièrement difficile à contrôler. Il résulte en outre de deux mains courantes en date des 4 avril et 9 mai 2019, produites devant la CNDA, que M. [U] a rencontré des difficultés avec le personnel de son nouveau lieu d’assignation à Soissons et lors de l’audience du 5 juillet 2019, alors qu’il était interrogé par les magistrats de la 2ème chambre de la 6ème section de la CNDA sur les faits rapportés dans la note blanche et les mains courantes, l’intéressé a fait valoir un acharnement de la part des autorités françaises et de sa structure d’accueil à son encontre, sans pour autant étayer ses explications d’éléments concrets, objectifs, crédibles et raisonnables. Enfin, dans sa décision, la CNDA a relevé qu’un intervenant de l’association la Cimade avait indiqué, dans un courriel du 20 juin 2019, que le suivi psychologique que M. [U] avait débuté avec une psychiatre russophone était interrompu, celui-ci, interrogé sur les raisons de cette interruption, ayant répondu qu’il soupçonnait cette praticienne de l’espionner. Comme l’a jugé la CNDA, le comportement de M. [U] ne s’est pas amélioré depuis sa condamnation par la cour d’appel de Colmar le 22 septembre 2015, pour des faits particulièrement graves, les pièces du dossier démontrant au contraire la persistance chez l’intéressé d’une attitude menaçante, paranoïde et instable, ainsi que de propos à caractère religieux radicaux. Celui-ci doit dès lors être regardé comme constituant une menace grave pour la société, au sens des stipulations de l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève. Par suite, il ne peut se prévaloir de la protection instituée par le paragraphe 1er de cet article.

De seconde part, M. [U] n’a été privé, par les décisions précitées de l’OFPRA et de la CNDA, que du statut de réfugié, et bénéficie donc toujours de la qualité de réfugié. Néanmoins, et s’il fait valoir, au soutien de sa requête d’appel, qu’il « serait nécessairement exposé à des risques pour sa vie en cas de retour dans son pays d’origine » et qu’il « justifie d’une crainte fondée d’être persécuté pour un motif politique en cas de retour vers la Fédération de Russie », eu égard à sa qualité de réfugié, il ne donne aucune précision sur la réalité des risques ainsi encourus ni ne produit aucun document de nature à en établir la teneur. À cet égard, il s’est abstenu de donner suite à l’action qu’il introduite devant la CEDH en 2016 et, s’il fait valoir qu’il a de nouveau saisi cette juridiction aux fins « d’empêcher son renvoi vers la Russie » ; il ressort de l’accusé de réception qu’il produit que la CEDH n’a prononcé qu’une suspension à titre conservatoire de la décision en litige, jusqu’au 17 mars 2020, l’intéressé n’établissant ni même n’alléguant qu’il aurait transmis à cette cour les documents dont elle avait demandé qu’ils lui soient communiqués avant le 31 mars 2020. Par ailleurs, et alors que le préfet soutient, sans être contredit, que l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune condamnation en Russie et qu’il n’est pas établi qu’il y serait recherché, le « témoignage » daté du 1er août 2019, émanant d’une responsable de l’organisation « Assistance civique », se borne à indiquer que M. [U] serait encore sur une liste des individus déclarés en lien avec une activité extrémiste, et ne fait état d’aucun élément circonstancié de nature à établir la réalité des risques que celui-ci encourrait en cas de retour en Russie. Dans ces conditions, M. [U] n’établit pas qu’en cas de retour en Fédération de Russie, ou dans tout autre pays dans lequel il serait légalement admissible, il existerait un risque sérieux qu’il y soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. (...) »

25. Par décision du 4 juillet 2022, le Conseil d’État déclara non admis le pourvoi formé par le requérant contre cet arrêt au motif qu’il n’était fondé sur aucun moyen sérieux, suivant les conclusions prononcées par le rapporteur public lors de l’audience selon lesquelles :

« (...)

1. Des éléments de contexte et de cadrage nous paraissent devoir être notés à titre liminaire.

Tout d’abord, vous statuez comme juge de cassation dans un litige d’excès de pouvoir contre la décision de janvier 2020. Quelle que soit l’évolution de la situation en Russie depuis lors, c’est l’appréciation portée par les juges du fond sur la légalité de cette décision à la date de son adoption qu’il convient de contrôler. Cette question est distincte de celle de l’exécution effective qui pourra être donnée à cette décision, si elle est définitivement confirmée. Cette exécution est en tout état de cause, à ce jour, paralysée par une mesure provisoire prononcée par la CEDH.

Par ailleurs, on rencontre ici à nouveau la distinction entre qualité et statut de réfugié, clarifiée, sur le principe, par la décision du 19 juin 2020 M. Karakaya, no 416032‑416121, A : conformément à ce que prévoit la direction dite « qualification » du 26 juin 2013, les cas prévus à l’article L. 711-6 ancien du CESEDA ne permettent que de retirer le statut et laissent subsister le droit de l’intéressé à certaines des protections garanties par la convention, notamment en matière d’éloignement. Et c’est ce que vient de préciser, en intégrant aussi la jurisprudence de la CEDH, la décision du 28 mars 2022, M. Djoumagaziev, no 450618, B. Ces décisions ont été prises sans que vous estimiez nécessaire de renvoyer sur ce point une question préjudicielle à la CJUE, vous n’aurez donc pas davantage ici à donner suite à la demande formulée par le requérant en ce sens.

Il ressort de la décision M. Djoumagaziev que le réfugié à qui le statut est retiré, sans qu’il perde la qualité, ne bénéficie pas d’une protection absolue contre l’éloignement vers son pays d’origine. En effet, l’article 33 de la convention de Genève, qui énonce cette protection, réserve justement le cas du réfugié présentant une menace grave pour son pays d’accueil. En revanche, une exigence renforcée prévaut pour ce qui est du respect des droits garantis par l’article 3 de la convention EDH et les dispositions homologues de la Charte des droits fondamentaux de l’UE : « ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 15 avril 2021 de la Cour européenne des droits de l’homme K.I. contre France (no 5560/19), le fait que la personne ait la qualité de réfugié est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités. Dès lors, la personne à qui le statut de réfugié a été retiré, mais qui a conservé la qualité de réfugié, ne peut être éloignée que si l’administration, au terme d’un examen approfondi de sa situation personnelle prenant particulièrement en compte cette qualité, conclut à l’absence de risque pour l’intéressé de subir un traitement prohibé par les stipulations précitées dans le pays de destination ».

2. Même si le pourvoi a été formé avant cette décision, tous ses moyens reviennent à soutenir que l’arrêt attaqué méconnaît ce cadre, tant en termes de méthodologie à suivre que de conditions de fond à respecter pour que l’éloignement vers le pays d’origine soit possible.

Pour notre part, cependant, l’arrêt attaqué dans la présente affaire nous paraît très différent de celui rendu dans l’affaire M. Djoumagaziev. Et sous réserve de formulations qui ne sont pas non plus exactement celle de votre décision postérieure, il en respecte pleinement l’esprit.

Les motifs de l’arrêt font en effet apparaître de manière détaillées les considérations mises en avant par l’administration pour estimer que malgré la qualité de réfugié reconnue en 2012 à M. [U], les craintes dont il se prévaut ne présentaient plus, à la date à laquelle elle s’est prononcée, de caractère actuel. Sont ainsi relevées des déclarations très peu circonstanciées de sa part dans deux entretiens en 2020, dont font état des procès-verbaux établis par les services de la police aux frontières de Toulouse et ceux de la préfecture de la Haute-Garonne. De même, la lettre de 2019 du comité « Assistance civique » et du centre de défense des droits « Memorial » font certes état d’un engagement de M. [U] dans des organisations de défense des droits jusqu’en 2009 mais, pour ce qui est de faits plus récents, se bornent à des affirmations non vérifiables, comme celle selon laquelle il serait fiché comme « individu en lien avec une activité extrémiste » et parent de combattants ennemis de la Russie. En l’état du dossier soumis à la cour administrative d’appel, il n’apparaît pas non plus que des éléments plus probants aient été produits à l’appui de la procédure engagée devant la CEDH par la demande de mesure provisoire.

Ces considérations ne nous paraissent pas utilement combattues. Le seul élément substantiel venant au soutien du pourvoi est un avis rendu par la CNDA à la demande du requérant, sur le fondement de l’article L. 731-1 ancien (L. 532-4 nouveau) du CESEDA. Cet avis estime certes que la décision litigieuse, « en tant qu’elle fixe la Russie comme pays de renvoi de l’intéressé, est de ce fait contraire aux obligations de la France portant sur le droit à la protection des réfugiés contre le refoulement (notamment garanti par l’article 33 de la convention de Genève et l’article 3 de la CEDH) ».

Mais il ne résulte d’aucun texte ni d’aucun principe que cet avis devrait lier l’appréciation de l’administration ou du juge compétent pour le présent litige. Or à l’examiner en détail, il ne repose pas sur une appréciation en l’espèce du caractère actuel des craintes, mais sur une position générale selon laquelle l’éloignement d’une personne conservant la qualité de réfugié vers son pays d’origine serait contraire aux normes – on a vu que tel n’est pas le cas.

La cour administrative d’appel ne nous paraît donc avoir commis ni erreur de droit, ni erreur de qualification juridique en jugeant que la décision litigieuse n’avait pas été adoptée en méconnaissance des droits garantis à M. [U] par l’article 3 de la CEDH. »

4. Deuxième assignation à résidence

26. Par un arrêté du 21 avril 2020, le requérant fut, à l’issue de sa détention, à nouveau assigné à résidence dans le département de la Haute-Garonne, mesure qu’il ne respecta pas.

5. Deuxième placement en rétention administrative

27. En raison du non-respect de son assignation à résidence et de sa condamnation subséquente le 23 avril 2020 à une peine de cinq mois d’emprisonnement, portée à neuf mois d’emprisonnement par la cour d’appel de Toulouse le 8 juillet 2020, le requérant fut placé en rétention administrative à sa levée d’écrou le 27 novembre 2020, par décision du préfet de la Haute-Garonne.

28. Le 4 décembre 2020, le requérant saisit la CNDA d’une demande d’avis sur la décision de placement en rétention.

6. Troisième assignation à résidence

29. Par un arrêté du 11 décembre 2020, le requérant fut assigné à résidence dans le département des Ardennes.

30. Par une ordonnance du 16 décembre 2020, la CNDA releva que l’assignation à résidence du requérant dans le département des Ardennes avait nécessairement et implicitement abrogé la mesure de placement en rétention administrative et que le recours pour avis formé le 4 décembre 2020 par le requérant était devenu sans objet.

31. Le 31 mai 2021, le requérant forma un recours devant le tribunal administratif de Paris contre l’arrêté du 11 décembre 2020 prononçant son assignation à résidence, lequel fut rejeté par un jugement du 1er juillet 2022.

32. Le 4 juillet 2022, le requérant demanda l’abrogation de la mesure d’assignation à résidence auprès du ministre de l’Intérieur. Sa demande, restée sans réponse, fut rejetée implicitement.

7. Troisième placement en rétention administrative

33. Par un arrêté du 23 octobre 2023, le requérant fut placé en rétention administrative. Le 26 octobre 2023, saisi concomitamment par le préfet d’une demande de prolongation de la rétention et par le requérant d’une requête en annulation de l’arrêté de placement en rétention, le juge des libertés et de la détention déclara irrecevable la demande du préfet et ordonna la remise en liberté du requérant sans statuer sur sa requête devenue sans objet.

8. Second arrêté fixant le pays de renvoi

34. Par deux arrêtés du 8 novembre 2023, le préfet fixa le pays de renvoi comme étant la Russie et décida du maintien en rétention du requérant dans l’attente de son renvoi vers ce pays.

4. Les requêtes devant la Cour et les demandes de mesures provisoires
1. La première requête (no 24673/16)

35. Le 4 mai 2016, la Cour, saisie d’une demande de mesure provisoire, indiqua au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, de ne pas renvoyer le requérant vers la Russie avant le 25 mai 2016.

36. Le 24 mai 2016, la requête du requérant, à l’appui de laquelle il faisait valoir qu’un renvoi en Fédération de Russie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, fut communiquée au Gouvernement.

37. Le 25 mai 2016, la Cour décida de proroger la mesure provisoire pour la durée de la procédure devant elle.

38. Le 2 octobre 2018, la Cour demanda par courrier au requérant s’il entendait maintenir sa requête devant elle.

39. Le 20 décembre 2018, constatant le silence gardé par le requérant sur cette demande, la Cour raya la requête du rôle en application de l’article 37 § 1 a) de la Convention et mit fin à l’application de l’article 39 du règlement de la Cour.

2. La deuxième requête (no 11764/20)

40. Le 3 mars 2020, la Cour, saisie d’une nouvelle demande de mesure provisoire, indiqua au Gouvernement, en vertu de l’article 39 de son règlement, de ne pas renvoyer le requérant vers la Russie avant le 17 mars 2020.

41. Par un courrier du 12 mars 2020, le Gouvernement indiqua à la Cour que le ministère de l’Intérieur avait tiré les conséquences de la décision du 26 juillet 2019 de la CNDA confirmant la décision de l’OFPRA mettant fin au statut de réfugié du requérant et de l’avis du 14 février 2020 de la CNDA s’opposant à un éloignement du requérant à destination de la Russie au motif qu’il conservait la qualité de réfugié et précisa dès lors, que le requérant n’était plus susceptible de faire l’objet d’un éloignement à destination de la Russie.

42. En conséquence, le 12 mars 2020, la Cour décida de lever la mesure provisoire indiquée le 3 mars 2020.

43. Le requérant n’adressa pas de formulaire de requête à la Cour, ce qui entraina la destruction du dossier.

3. La troisième requête (no 53254/20)

44. Le 8 décembre 2020, la Cour, saisie d’une nouvelle demande de mesure provisoire, indiqua au Gouvernement de ne pas renvoyer le requérant vers la Russie pour la durée de la procédure devant elle.

45. Par courrier du 10 novembre 2023, la Cour, avertie par le conseil du requérant de son placement en rétention et de l’édiction le 8 novembre 2023 d’un nouvel arrêté fixant la Russie comme pays de renvoi et d’un arrêté décidant de son maintien en rétention dans l’attente de son renvoi vers ce pays, rappela au Gouvernement qu’une mesure provisoire lui indiquant de ne pas éloigner le requérant vers la Russie est en cours.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. L’obligation de quitter le territoire

46. L’article L. 511-1, I, du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, dispose que :

« I. ― L’autorité administrative peut obliger à quitter le territoire français un étranger non ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse et qui n’est pas membre de la famille d’un tel ressortissant au sens des 4o et 5o de l’article L. 121-1, lorsqu’il se trouve dans l’un des cas suivants :

[...]

3o Si la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour a été refusé à l’étranger ou si le titre de séjour qui lui avait été délivré lui a été retiré ;

[...]

La décision énonçant l’obligation de quitter le territoire français est motivée. Elle n’a pas à faire l’objet d’une motivation distincte de celle de la décision relative au séjour dans les cas prévus aux 3o et 5o du présent I, sans préjudice, le cas échéant, de l’indication des motifs pour lesquels il est fait application des II et III.

Pour satisfaire à l’obligation qui lui a été faite de quitter le territoire français, l’étranger rejoint le pays dont il possède la nationalité ou tout autre pays non membre de l’Union européenne avec lequel ne s’applique pas l’acquis de Schengen où il est légalement admissible. Toutefois, lorsqu’il est accompagné d’un enfant mineur ressortissant d’un autre État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse dont il assure seul la garde effective, il ne peut être tenu de rejoindre qu’un pays membre de l’Union européenne ou appliquant l’acquis de Schengen. L’obligation de quitter le territoire français fixe le pays à destination duquel l’étranger est renvoyé en cas d’exécution d’office. »

47. L’article L. 512-3, alinéa 2, du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, prévoit que :

« L’obligation de quitter le territoire français ne peut faire l’objet d’une exécution d’office ni avant l’expiration du délai de départ volontaire ou, si aucun délai n’a été accordé, avant l’expiration d’un délai de quarante-huit heures suivant sa notification par voie administrative, ni avant que le tribunal administratif n’ait statué s’il a été saisi. L’étranger en est informé par la notification écrite de l’obligation de quitter le territoire français. »

2. La décision fixant le pays de destination

48. L’article L. 513-2 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, prévoit que :

« L’étranger qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement est éloigné :

1o À destination du pays dont il a la nationalité, sauf si l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la Cour nationale du droit d’asile lui a reconnu le statut de réfugié ou lui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire ou s’il n’a pas encore été statué sur sa demande d’asile ;

2o Ou, en application d’un accord ou arrangement de réadmission communautaire ou bilatéral, à destination du pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité ;

3o Ou, avec son accord, à destination d’un autre pays dans lequel il est légalement admissible.

Un étranger ne peut être éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu’il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. »

49. L’autorité administrative qui prend un arrêté fixant le pays de destination en vue d’éloigner un étranger a ainsi l’obligation de vérifier que la mesure n’expose pas l’étranger à des risques sérieux pour sa liberté ou son intégrité physique, non plus qu’à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Conseil d’État, Préfet du Val-d’Oise, 4 novembre 1996, no 159531).

50. Le Conseil d’État précise que si l’administration est en droit de prendre en considération les éventuelles décisions prises par l’OFPRA ou la CNDA au titre de l’asile, les appréciations portées par ces instances dans ce cadre ne lient pas l’autorité administrative et sont sans influence sur l’obligation qui est la sienne de vérifier, au vu du dossier dont elle dispose, que les mesures qu’elle prend ne méconnaissent pas l’article 3 de la Convention. Ainsi, le juge administratif annule une décision d’éloignement vers un pays, bien que la demande d’admission du statut de réfugié ait été refusée, s’il estime sérieux et avérés les motifs de croire que l’intéressé s’y trouverait exposé à un risque réel pour sa personne (Conseil d’État, 1er décembre 1997, no 184053).

3. La révocation du statut de réfugié
1. Les textes

51. L’article L. 711-4 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, dispose que :

« L’Office français de protection des réfugiés et apatrides met fin, de sa propre initiative ou à la demande de l’autorité administrative, au statut de réfugié lorsque la personne concernée relève de l’une des clauses de cessation prévues à la section C de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée. Pour l’application des 5 et 6 de la même section C, le changement dans les circonstances ayant justifié la reconnaissance de la qualité de réfugié doit être suffisamment significatif et durable pour que les craintes du réfugié d’être persécuté ne puissent plus être considérées comme fondées.

L’office met également fin à tout moment, de sa propre initiative ou à la demande de l’autorité administrative, au statut de réfugié lorsque :

1o Le réfugié aurait dû être exclu du statut de réfugié en application des sections D, E ou F de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée ;

2o La décision de reconnaissance de la qualité de réfugié a résulté d’une fraude ;

3o Le réfugié doit, compte tenu de circonstances intervenues après la reconnaissance de cette qualité, en être exclu en application des sections D, E ou F de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée. »

52. L’article L. 711-5 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, prévoit que :

« Dans les cas prévus aux 1o et 2o de l’article L. 711-4, lorsque la reconnaissance de la qualité de réfugié résulte d’une décision de la Cour nationale du droit d’asile ou du Conseil d’État, la juridiction peut être saisie par l’office ou par le ministre chargé de l’asile en vue de mettre fin au statut de réfugié. Les modalités de cette procédure sont fixées par décret en Conseil d’État. »

53. L’article L. 711-6 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, prévoit que :

« Le statut de réfugié est refusé ou il est mis fin à ce statut lorsque :

1o Il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l’État ;

2o La personne concernée a été condamnée en dernier ressort en France, dans un État membre de l’Union européenne ou dans un État tiers figurant sur la liste, fixée par décret en Conseil d’État, des États dont la France reconnaît les législations et juridictions pénales au vu de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des circonstances politiques générales soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d’emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société française. »

54. L’article R. 733-36 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, prévoit que :

« La cour peut être saisie d’un recours en révision dans les cas prévus aux articles L. 711-5 et L. 712-4.

Le recours est exercé dans le délai de deux mois après la constatation des faits de nature à justifier l’exclusion du statut de réfugié ou du bénéfice de la protection subsidiaire ou à caractériser une fraude.

[...] »

2. La jurisprudence du Conseil d’État

55. Il est renvoyé à l’arrêt K.I. c. France (no 5560/19, §§ 61-62, 15 avril 2021) concernant la jurisprudence du Conseil d’État sur la révocation du statut de réfugié.

56. Postérieurement à l’arrêt K.I. c. France (précité), dans une décision du 28 mars 2022 (no 450618), le Conseil d’État a défini le contrôle qu’il incombe à l’administration d’exercer sur la situation d’un étranger ayant conservé la qualité de réfugié et faisant l’objet d’une mesure d’éloignement :

« 9. Il appartient à l’étranger qui conteste son éloignement de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou aux articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Toutefois, ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 15 avril 2021 de la Cour européenne des droits de l’homme K.I. contre France (no 5560/19), le fait que la personne ait la qualité de réfugié est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités. Dès lors, la personne à qui le statut de réfugié a été retiré, mais qui a conservé la qualité de réfugié, ne peut être éloignée que si l’administration, au terme d’un examen approfondi de sa situation personnelle prenant particulièrement en compte cette qualité, conclut à l’absence de risque pour l’intéressé de subir un traitement prohibé par les stipulations précitées dans le pays de destination. »

4. Les avis émis par la CNDA au titre de l’article L. 731-3 du CESEDA

57. L’article L. 731-3 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, dispose que :

« La Cour nationale du droit d’asile examine les requêtes qui lui sont adressées par les réfugiés visés par l’une des mesures prévues par les articles 31, 32 et 33 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et formule un avis quant au maintien ou à l’annulation de ces mesures. En cette matière, le recours est suspensif d’exécution. Dans ce cas, le droit au recours doit être exercé dans le délai d’une semaine dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État ».

58. Par ailleurs, le second alinéa de l’article R. 733-40 du CESEDA, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, dispose que :

« La formation collégiale formule un avis motivé sur le maintien ou l’annulation de la mesure dont l’intéressé fait l’objet. Cet avis est transmis sans délai au ministre de l’intérieur et au ministre chargé de l’asile. »

5. Le référé suspension et le référé liberté

59. Le premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative dispose que :

« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. »

60. L’article L. 521-2 du code de justice administrative dispose que :

« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »

6. Le rejet implicite d’un recours par l’autorité administrative

61. L’article R. 421-2 du code de justice administrative dispose que :

« Sauf disposition législative ou réglementaire contraire, dans les cas où le silence gardé par l’autorité administrative sur une demande vaut décision de rejet, l’intéressé dispose, pour former un recours, d’un délai de deux mois à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet. Toutefois, lorsqu’une décision explicite de rejet intervient avant l’expiration de cette période, elle fait à nouveau courir le délai de recours.

La date du dépôt de la demande à l’administration, constatée par tous moyens, doit être établie à l’appui de la requête. (...) »

7. La non-admission d’un pourvoi en cassation par le Conseil d’État

62. L’article L. 822‑1 du CJA dispose que :

« Le pourvoi en cassation devant le Conseil d’État fait l’objet d’une procédure préalable d’admission. L’admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n’est fondé sur aucun moyen sérieux. »

2. LE DROIT DE L’Union européenne

63. Il est renvoyé à l’arrêt K.I. c. France (précité, §§ 71-73) concernant les articles pertinents de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

3. AUTRES TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
1. La Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés

64. Il est renvoyé à l’arrêt K.I. c. France (précité, §§ 80-81), concernant les dispositions pertinentes de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

2. Traités du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre le terrorisme

65. Il est renvoyé à l’arrêt K.I. c. France (précité, §§ 82-84) concernant les traités du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre le terrorisme.

3. La situation en Fédération de Russie et en particulier dans le Nord-Caucase

66. À la date de l’examen de l’affaire par la Cour, la Fédération de Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe et n’est plus une Haute Partie Contractante à la Convention (W c. France, no 1348/21, § 49, 30 août 2022).

67. Il est renvoyé à l’arrêt K.I. c. France (précité, §§ 85-91) quant aux sources relatives à la situation dans la région du Nord-Caucase. D’autres sources pertinentes à la présente affaire sont présentées ci-dessous.

1. L’accès à l’information

68. Le 18 mars 2021, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe déclarait que les atteintes aux droits de l’homme en Tchétchénie devraient faire l’objet d’une enquête, et non d’une dissimulation. Elle concluait cette déclaration par :

« Les autorités russes ont bien conscience des lacunes en matière de protection des droits de l’homme en Tchétchénie. Comme je l’ai déjà indiqué, l’impunité en cas de violation grave des droits de l’homme est caractéristique de la situation dans la région, et des informations alarmantes concernant des enlèvements, des cas de détention illégale, des actes de torture et d’autres atteintes aux droits de l’homme qui s’y produisent continuent de nous parvenir régulièrement. Les autorités russes se sont engagées à respecter l’esprit et la lettre des normes internationales en matière de droits de l’homme. Il est temps qu’elles comblent l’écart entre cette promesse et la sombre réalité en Tchétchénie. »

69. Le 13 février 2019, la Commissaire avait déjà constaté, dans une lettre adressée au Haut-Commissaire des droits de l’homme de la Fédération de Russie, que le recours abusif à la législation anti-terroriste en Fédération de Russie restreignait la liberté des médias et la liberté d’expression. En 2016, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe annonçait, dans une déclaration du 11 octobre 2016, l’annulation de sa visite en Russie en raison de restrictions inacceptables imposées à son programme. Il en résulte que la dernière visite dans ce pays ayant donné lieu à la publication d’un rapport date de l’année 2011 (CommDH(2011)21 / 6 septembre 2011).

70. Selon le classement mondial de la liberté de la presse pour l’année 2022 élaboré par Reporters sans frontières (RSF) et publié le 3 mai 2022, la Fédération de Russie est à la 155ème place sur 180. Pour l’année 2021, cet État se trouvait à la 150ème place selon le classement mondial de la liberté de la presse établi par cette même organisation. Dans l’analyse Europe-Asie centrale de ce classement pour l’année 2020, publiée le 19 avril 2020, RSF qualifie la Tchétchénie de « véritable trou noir de l’information ».

2. La situation des défenseurs des droits humains

71. Dans son rapport sur les droits humains dans le monde de 2023 portant sur les évènements survenus en 2022, Human Rights Watch indiquait que :

« Fin décembre 2021, la Cour suprême russe a ordonné la fermeture de Memorial, la plus importante organisation russe de défense des droits humains, dans le cadre d’une procédure de liquidation engagée contre ses deux principales entités, l’International Memorial Society et le Memorial Human Rights Center. La procédure avait été engagée par les procureurs pour des violations présumées de la loi sur les « agents de l’étranger ». La liquidation a été finalisée en février 2022, lorsque la Cour suprême a rejeté leurs appels respectifs.

Par ailleurs, fin décembre 2021, les autorités russes ont [bloqué](https://www.hrw.org/news/2022/01/12/russian-authorities-aim-stifle-leading-rights-group) le site Internet d’OVD-Info, une organisation de surveillance des droits humains qui s’intéresse à la liberté de réunion.

En avril 2022, les autorités russes ont révoqué l’enregistrement de 15 ONG et fondations étrangères, les obligeant à fermer leurs bureaux en Russie, notamment Human Rights Watch et Amnesty International. »

3. Le recours à la torture et aux mauvais traitements dans le cadre de la lutte contre le terrorisme dans le Nord-Caucase

72. Une synthèse des préoccupations d’Amnesty international concernant le renvoi de demandeurs d’asile Tchétchènes vers la Russie et notamment le risque de refoulement, rapporte, en janvier 2022 :

« SITUATION DES DROITS HUMAINS DANS LE CAUCASE DU NORD

Amnesty International reçoit régulièrement des informations faisant état de disparitions forcées et de cas de torture et autres mauvais traitements dans le Caucase du Nord, et en particulier en Tchétchénie. L’organisation a documenté plusieurs de ces cas au cours des dernières années. De plus, de nombreux cas d’enlèvements, d’exécutions extrajudiciaires et de torture présumés, dont notamment le cas dit des 27, ont été révélés par des médias indépendants russes et par des blogueurs. Ces violations des droits humains s’inscrivent souvent – mais pas uniquement – dans le cadre d’activités prétendument antiterroristes menées par des agents chargés de l’application des lois dans le Caucase du Nord. Amnesty International a reçu à plusieurs reprises des informations provenant de toute la région et indiquant que certaines personnes avaient été visées en raison de leur appartenance présumée à des groupes armés. Selon des allégations crédibles, les preuves retenues contre elles reposaient sur des « aveux » ou des témoignages incriminants d’autres personnes extorquées sous la torture et les mauvais traitements.

Le recours à la torture est fréquent, continuel et répandu en Tchétchénie et dans toute la Fédération de Russie, et les victimes ne bénéficient pour l’instant d’aucun recours effectif.

De nombreux prévenus dénoncent auprès des tribunaux des actes de torture ou d’autres mauvais traitements et reviennent sur leurs déclarations. Néanmoins, les tribunaux rejettent généralement les recours formés par la défense en vue d’obtenir que ces preuves soient déclarées irrecevables. Aux termes de la loi (article 235 du Code de procédure pénale russe), dans le contexte d’une procédure pénale, il appartient au procureur de prouver l’irrecevabilité d’allégations étayées. Cependant, en pratique, il semble que les allégations de torture présentées par le prévenu n’ont aucun poids si elles n’ont pas été confirmées dans le cadre d’une procédure pénale distincte.

Face aux nombreux obstacles juridiques et pratiques rencontrés, il s’avère quasiment impossible pour une personne en détention d’engager une telle procédure. Dans de nombreux cas signalés à Amnesty International dans le cadre desquels une contribution symbolique avait été accordée en lien avec des allégations de torture présentées par des prévenus, dont certaines étaient étayées par des preuves solides et crédibles, soit le parquet avait refusé d’engager des poursuites pénales, soit l’affaire avait été rapidement classée sans suite en raison d’un « manque de preuves » ou de « l’absence d’infraction en flagrant délit ».

Il est presque impossible pour les personnes en détention d’étayer leurs allégations de torture par des preuves car elles disposent d’un accès très limité à des professionnels de la santé, voire en sont totalement privées. Amnesty International a également reçu des informations indiquant que des agents chargés de l’application des lois avaient soumis des professionnels du corps médical à des manœuvres d’intimidation et de harcèlement en vue de les empêcher de constater des blessures qu’ils avaient infligées. Les professionnels du corps médical qui travaillent dans les institutions pénitentiaires sont affiliés à l’administration pénitentiaire et manquent dès lors d’indépendance. Ils n’ont souvent pas non plus les qualifications requises pour pouvoir documenter la torture et les autres mauvais traitements.

Dans ses Observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie, le Comité des Nations unies contre la torture a également constaté « l’absence d’enquête efficace » sur les graves violations des droits humains en Tchétchénie et dans la région du Caucase du Nord, notamment les cas de torture, d’enlèvements, de disparitions forcées, de détention arbitraire et d’exécutions extrajudiciaires commis par des représentants de l’État, citant en exemple l’affaire de l’exécution extrajudiciaire de 27 hommes à Grozny. Il a également souligné que sur plus d’une centaine d’affaires de disparitions forcées en Tchétchénie entre 2012 et 2015 sur lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a rendu des arrêts, seulement deux affaires ont fait l’objet d’investigations à ce jour.

Présenté le 20 décembre 2018, le rapport du Rapporteur de l’OSCE désigné en vertu du mécanisme de Moscou pour enquêter sur les violations des droits humains et l’impunité en République tchétchène de la République de Russie met en lumière le même schéma généralisé de violations des droits humains.

En particulier, le Rapporteur a déclaré que « ces éléments apportent une confirmation claire quant aux allégations de violations très graves des droits humains en République tchétchène. Cela concerne en particulier les allégations de harcèlement et de persécution, d’arrestation et de détention arbitraire ou illégale, de torture, de disparition forcée et d’exécution extrajudiciaire. » Le Rapporteur a ajouté : « Non seulement aucun progrès n’a été constaté en ce qui concerne la situation juridique relative aux recours utiles et par conséquent le problème de l’impunité, mais la situation s’est aggravée, tandis que le climat d’intimidation s’est imposé à tel point que presque personne en Tchétchénie ne se sent désormais libre d’évoquer les questions de droits humains. Les organisations de défense des droits humains et les médias d’investigation, au lieu d’être protégés, font face à diverses formes de harcèlement et d’attaques qui ne font l’objet d’aucune enquête. Cela confirme le sentiment général de non-droit et l’impression selon laquelle l’appareil d’État répressif dispose d’une liberté totale d’action car il est protégé par l’impunité. »

73. Cette synthèse fait état de plusieurs cas de personnes expulsées de pays européens, dont la France, vers la Russie, victimes de disparition forcée et torturées à leur arrivée en Tchétchénie. L’association indique notamment :

« Amnesty International reçoit régulièrement des informations faisant état d’affaires pénales forgées de toutes pièces en Tchétchénie, notamment en vertu de l’article 208 du Code pénal de la Fédération de Russie (« organisation ou participation aux activités d’un groupe illégal armé »), de l’article 222 (« acquisition, transfert, distribution, stockage, transport ou possession illégale d’armes à feu, pièces ou munitions ») et de l’article 222.1 (« acquisition, transfert, distribution, stockage, transport ou possession illégale d’explosifs »). À plusieurs reprises, des personnes originaires de Tchétchénie ayant passé plusieurs années en dehors de la Fédération de Russie ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, de torture et autres mauvais traitements et ont été emprisonnées à l’issue d’un procès inéquitable à leur retour (généralement, un renvoi forcé) en Russie. Dans certains cas, tels que celui d’Azamat Baïdouïev et de Magomed Gadaev évoqués ci-dessus, il s’agissait de personnes qui avaient quitté la Russie pour solliciter une protection internationale. »

« Amnesty International a eu connaissance de plusieurs cas de personnes originaires du Caucase du Nord qui s’étaient installées ailleurs en Fédération de Russie, souvent dans des zones éloignées, et avaient par la suite été arrêtées et transférées dans le Caucase du Nord où elles avaient été placées en détention et accusées d’appartenir à un groupe armé illégal ou de posséder des armes. Elles auraient été victimes de torture et d’autres mauvais traitements au cours de l’enquête. Tel que mentionné ci-dessus, selon des informations crédibles, ces accusations sont souvent fondées sur des « aveux » ou des témoignages incriminants d’autres personnes extorqués sous la torture ou d’autres mauvais traitements. De même, dans plusieurs cas signalés, des personnes ont été victimes brièvement de disparition forcée dans le Caucase du Nord avant que les autorités ne signalent leur placement en détention à Moscou en tant que membres présumés de groupes armés illégaux. Pendant cette période, leurs familles ne disposaient d’aucune information relative à leur sort et ces personnes auraient été soumises à des interrogatoires sans avoir pu consulter un avocat. »

74. Dans son rapport sur les droits humains dans le monde de 2023 portant sur les événements survenus en 2022, Human Rights Watch indiquait, concernant le recours à la torture et aux mauvais traitements en garde à vue que, si le Parlement russe a adopté, en juillet 2022, une loi faisant explicitement référence à la notion de torture et qui prévoit une peine plus élevée pour les cas qui correspondent à la définition internationale de la torture, notamment dans le cadre d’aveux obtenus sous la contrainte, les mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre, et notamment la torture, ont persisté.

75. Ce même rapport fait également état, concernant la Tchétchénie, de ce que :

« Les autorités tchétchènes, sous la direction du gouverneur Ramzan Kadyrov, ont continué à réprimer impitoyablement toute forme de dissidence. En décembre 2022, des agents de sécurité tchétchènes ont [regroupé](https://www.hrw.org/news/2022/01/10/open-letter-president-russian-federation-russian-and-international-human-rights), soumis à des mauvais traitements et maintenu en détention et au secret des dizaines de membres de la famille de cinq blogueurs et activistes tchétchènes vivant à l’étranger et ayant critiqué Kadyrov sur Internet. Ils ont forcé les familles à présenter des « excuses » et à se dissocier publiquement de leurs proches en exil. »

76. Le rapport intitulé Country Reports on Human Rights Practices for 2022 publié le 20 mars 2023 par le département d’État américain fait état de l’usage de la torture et de mauvais traitements par les forces de l’ordre dans le cadre de la lutte antiterroriste en Russie :

“Torture and Other Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment

Although the constitution prohibits such practices, numerous credible reports indicated law enforcement officers engaged in torture, abuse, and violence to coerce confessions from suspects, and authorities only occasionally held officials accountable for such actions.

There were reports of deaths because of torture (see section 1.a., above).

Physical abuse of suspects by police officers was reportedly systemic and usually occurred within the first few days of arrest in pretrial detention facilities. Reports from human rights groups and former police officers indicated that police most often used electric shocks, suffocation, and stretching or applying pressure to joints and ligaments because those methods were considered less likely to leave visible marks. The problem was especially acute in the North Caucasus.

[...]

According to the Civic Assistance Committee, prisoners in the North Caucasus complained of mistreatment, unreasonable punishment, religious and ethnic harassment, and inadequate provision of medical care.

[...]

There were reports that law enforcement officers used torture, including sleep deprivation, as a form of punishment against detained opposition and human rights activists, journalists, and critics of government policies.

[...]

There were reports of the FSB using torture against young “anarchists and antifascist activists” who were allegedly involved in several “terrorism” and “extremism” cases.

In the North Caucasus region, there were widespread reports that security forces abused and tortured both alleged militants and civilians in detention facilities.”

77. Dans son rapport annuel 2022/23 sur la situation des droits humains dans le monde publié le 27 mars 2023, Amnesty International fait état, concernant la Fédération de Russie :

« TORTURE ET AUTRES MAUVAIS TRAITEMENTS

La torture et les autres mauvais traitements dans les lieux de détention demeuraient endémiques et il était rare que les responsables de tels actes soient traduits en justice. Les détenu(e)s ne recevaient toujours pas de soins médicaux satisfaisants. L’interdiction de tout contact avec l’extérieur et le placement arbitraire en cellule disciplinaire servaient très souvent à faire pression sur les prisonnières et prisonniers, en particulier sur les dissident(e)s.

L’opposant Alexeï Navalny a été placé en cellule disciplinaire à 10 reprises au cours de l’année. Il a ainsi passé plus de 90 jours dans des conditions inhumaines et dégradantes, sous prétexte de « violations » du règlement de la prison (« non-respect de la tenue vestimentaire », par exemple). En novembre, il a été placé dans une cellule d’isolement et privé de tout contact avec sa famille, y compris par courrier. Alexandre Martchenko, ressortissant ukrainien, purgeait toujours la peine de 10 ans d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné pour espionnage, sur la foi d’« aveux » extorqués selon lui sous la torture. L’administration pénitentiaire refusait régulièrement de lui permettre de bénéficier des soins médicaux urgents dont il avait besoin et le plaçait de temps en temps encellule disciplinaire ou d’isolement, pour des motifs fallacieux. Elle l’empêchait également de communiquer avec sa famille. La police a cette année encore eu recours à la torture pour faire pression sur des dissident(e)s. En mars, des manifestant(e)s appréhendés lors de rassemblements contre la guerre se sont plaints d’avoir été maltraités, et notamment torturés, pendant leur garde à vue. En septembre, le poète Artiom Kamardine a été roué de coups par des policiers venus à son domicile à la suite d’un poème qu’il avait déclamé en soutien à l’Ukraine. Il aurait également été victime de violences sexuelles à cette occasion. Il a été arrêté, en compagnie de deux autres personnes, pour « incitation à la haine », puis placé en détention provisoire. À la fin de l’année, aucune enquête n’avait été ouverte sur ses allégations de torture. »

78. Dans son rapport annuel pour l’année 2021 publié en avril 2021 (USCIRF – Recommended for CPC : Russia), la Commission des États‑Unis sur la liberté religieuse internationale note :

« In the North Caucasus, security forces acted with impunity, arresting or kidnapping persons suspected of even tangential links to Islamist militancy as well as for secular political opposition. Chechen leader Ramzan Kadyrov oversaw or condoned egregious abuses based on his religious views, including against women and members of the lesbian, gay, bisexual, transgender, and intersex (LGBTI) community. Chechens routinely appear in humiliating televised confessions in which they must publicly apologize for a variety of offenses, including witchcraft, insulting Islam, and criticizing Kadyrov, in a ritual reminiscent of customary political and religious practice in the region. One young critic of the leader was kidnapped and forced to confess on video before sitting naked on a glass bottle. Chechen Minister of Information and Press Akhmed Dudaev advocates such policies, recently accusing two LGBTI bloggers arrested in April for insulting religion of aiding Islamist militants. Police across the North Caucasus have broadly targeted and harassed attendees at regional mosques, demanding their personal information and subjecting them to questioning. One mosque in Dagestan has been targeted so regularly that government raids are referred to as part of Friday services. Rather than effectively combatting violent extremism, these practices create resentment and lead some individuals to seek information about Islam from disreputable online sources. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

79. Le requérant soutient qu’un éloignement vers la Fédération de Russie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention aux termes duquel :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

80. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond
1. Les arguments des parties

a) Le requérant

1. En ce qui concerne la situation des opposants politiques dans la région du Nord-Caucase

81. Le requérant évoque les graves violations des droits de l’homme dans la région du Nord-Caucase et rappelle que la Cour a considéré dans l’arrêt R.K. c. France (no 68264/14, 12 juillet 2016) que sont particulièrement à risque certaines catégories de la population du Nord-Caucase et plus spécialement de Tchétchénie, telles que les membres de la lutte armée de résistance tchétchène, les personnes considérées par les autorités comme tels, leurs proches, les personnes les ayant assistés d’une manière ou d’une autre ainsi que les civils contraints par les autorités à collaborer avec elles.

82. Pour les données internationales concernant cette région et les risques de mauvais traitements, le requérant renvoie aux arrêts R.K. c. France (précité) et M.V. et M.T. c. France (no 17897/09, 4 septembre 2014).

2. En ce qui concerne la situation personnelle du requérant

83. Le requérant soutient tout d’abord qu’eu égard aux opinions politiques qui lui sont imputées par les autorités russes, il doit être considéré, comme l’a fait la CNDA dans sa décision du 22 mai 2012 lui accordant le statut de réfugié, comme faisant partie des profils à risque, tels que cités par la Cour dans l’arrêt R.K. c. France (précité, § 50).

84. Le requérant fait également valoir que la CNDA a certes confirmé la décision de l’OFPRA ayant mis fin à sa protection internationale en application de l’article L. 711-6 du CESEDA mais a également confirmé, conformément à l’interprétation des dispositions de l’article 14 de la directive 2011/95/UE par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mai 2019, C-391/16, C-77/17 et C-78/17, ECLI:EU:C:2019:403) que la qualité de réfugié lui était toujours reconnue.

85. À cet égard, le requérant considère qu’il se déduit de la jurisprudence de la Cour, notamment de l’arrêt K.I. c. France (précité, §§ 125 et 144), que la circonstance qu’il ait été reconnu réfugié fait naître une présomption de craintes.

86. Le requérant rappelle, en outre, que la CNDA, saisie d’une demande d’avis sur la base de l’article L. 731-3 (devenu L. 532-4) du CESEDA, a rendu un avis défavorable à son expulsion, rappelant qu’il est un réfugié qui, en tant que tel, justifie d’une crainte fondée d’être persécuté pour un motif politique en cas de retour vers la Fédération de Russie, pays dont il a la nationalité.

87. Le requérant soutient que ses craintes d’être exposé, en cas de retour en Fédération de Russie, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention demeurent actuelles. Il souligne, à cet égard, qu’il a continué de recevoir des menaces en Europe après avoir obtenu la qualité de réfugié, notamment pendant son séjour en Belgique en 2019 lors duquel, alors qu’il résidait dans la même maison qu’un ressortissant russe, activiste blogueur et opposant au régime, ils ont reçu des menaces de la part d’individus identifiés comme proches du régime. Il ajoute que cet activiste a été assassiné le 30 janvier 2020 alors qu’il était, pour sa part, retenu administrativement et qu’il a, par la suite, été gardé à vue en France pour être interrogé sur cette affaire, corroborant ainsi le lien existant entre lui et cet activiste.

88. Visant à démontrer l’actualité de ses craintes, le requérant fait valoir les témoignages de sa sœur et de l’association « Assistance Civique » selon lesquels son frère qui réside en Russie a reçu la visite de policiers en octobre 2019 afin de s’enquérir de sa localisation. Il produit également des attestations d’organisations non gouvernementales russes de défense des droits de l’homme rappelant sa collaboration passée avec l’association « Centre pour la paix du Nord-Caucase » et l’association « Memorial », ainsi que son arrestation et sa détention d’une journée en août 2009.

89. Le requérant indique également qu’en sollicitant un laissez-passer consulaire de la part des autorités russes, la France a signalé sa présence sur le territoire français et la volonté de cette dernière de le remettre aux autorités russes bien que celui-ci ait toujours la qualité de réfugié.

90. Enfin, le requérant a, dans un premier temps, soutenu qu’il figure sur la liste des individus déclarés par les autorités russes comme étant en lien avec une activité terroriste, répertoriés sur le site « Federal financial monitoring service », pour finalement reconnaître, dans un second temps et après que le Gouvernement a contesté cette affirmation, qu’il s’agit en réalité de son oncle.

b) Le Gouvernement

1. En ce qui concerne la situation des opposants politiques dans la région du Nord-Caucase

91. Le Gouvernement fait valoir que la Fédération de Russie ne présente pas une situation générale de violence telle que tout renvoi vers cet État constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (K.I. c. France, précité).

2. En ce qui concerne la situation personnelle du requérant

92. Le Gouvernement considère que le requérant se contente d’une argumentation très sommaire afin de démontrer la réalité et l’actualité de ses risques de mauvais traitements en cas de retour en Russie, lesquels doivent être remis en cause bien que la qualité de réfugié lui ait été reconnue par la CNDA.

93. À cet égard, le Gouvernement relève que le requérant n’exerce plus aucune activité en matière de défense des droits de l’Homme depuis son entrée en France en 2009, qu’il n’a apporté aucune précision sur les activités qu’il a personnellement menées en Russie en faveur des droits de l’Homme et qu’il se contente de se rapporter à la qualité de réfugié qui lui a été reconnue par la CNDA.

94. Dans le même sens, le Gouvernement estime que les éléments de preuve produits par le requérant, tels que des témoignages et des attestations d’associations russes œuvrant en faveur des droits de l’Homme, rédigés en des termes généraux, ne permettent pas d’établir le caractère actuel et personnel de ses craintes de mauvais traitements en cas de retour en Russie.

95. Le Gouvernement souligne également que l’appréciation des risques encourus par le requérant au sens de l’article 3 de la Convention a fait l’objet d’un examen complet de la part des autorités administratives et juridictionnelles.

96. Le Gouvernement conclut ainsi qu’en dépit des attestations et lettres de témoignage produites, le requérant ne démontre aucunement que ses activités passées pourraient l’exposer aujourd’hui à un risque réel de subir des traitements inhumains ou dégradants de la part des autorités russes.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

1. L’application de l’article 3 dans les affaires d’expulsion et le caractère absolu des obligations en découlant

97. La Cour rappelle que les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Cependant, l’expulsion par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 111, 23 mars 2016 et A.M. c. France, no 12148/18, § 113, 29 avril 2019).

98. La Cour souligne qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Elle est de même parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent actuellement les États pour protéger leur population de la violence terroriste (Chahal c. Royaume-Uni, no 22414/93, § 79, 15 novembre 1996, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 137, CEDH 2008, A.M. c. France, précité, § 112 et K.I. c. France, précité, § 118). Devant une telle menace, elle considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (Daoudi c. France, no 19576/08, § 65, 3 décembre 2009, Boutagni c. France, no 42360/08, § 45, 18 novembre 2010, Auad c. Bulgarie, no 46390/10, § 95, 11 octobre 2011, A.M. c. France, précité, § 112, et O.D. c. Bulgarie, no 34016/18, § 45, 10 octobre 2019 et K.I. c. France, précité, § 118).

99. Il convient toutefois de rappeler que la protection offerte par l’article 3 de la Convention présente un caractère absolu. Pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsqu’elle est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant (Saadi, précité, §§ 140-141, Auad, précité, § 100, O.D. c. Bulgarie, précité, § 46 et K.I. c. France, précité, § 119). En effet, l’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999, J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 77, 23 août 2016). Il en est de même y compris dans l’hypothèse où le requérant a des liens avec une organisation considérée comme terroriste (A.M. c. France, précité et K.I. c. France, précité, § 119).

2. Le principe d’une appréciation ex nunc du risque

100. Lorsque le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (Chahal, précité, § 86, F.G. c. Suède, précité, § 115, A.M. c. France, précité, § 115, et D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 62, 14 janvier 2020).

101. La Cour souligne que, dans des affaires de ce type, tout constat relatif à la situation générale dans un pays donné et à sa dynamique ainsi que tout constat relatif à l’existence de tel ou tel groupe vulnérable procède par essence d’une appréciation factuelle ex nunc à laquelle elle se livre sur la base des éléments disponibles (Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, § 107, 29 avril 2022).

3. L’articulation entre le droit de la Convention, le droit de l’UE et la Convention de Genève

102. La Cour note que le droit de l’UE consacre au niveau du droit primaire le droit d’asile et le droit à la protection internationale. Par ailleurs, comme la Cour l’a relevé dans son arrêt K.I. c. France (précité, §§ 74-76 et §§ 80-81), le bénéfice du principe de non‑refoulement et de certains droits consacrés par le droit de l’UE à la suite de la Convention de Genève est accordé, contrairement aux autres droits énumérés dans ces deux instruments, à toute personne qui, se trouvant sur le territoire d’un État membre, remplit les conditions matérielles pour être considérée comme réfugié, même si elle n’a pas formellement obtenu le statut de réfugié ou se l’est vu retirer.

103. La Cour souligne toutefois qu’aux termes des articles 19 et 32 § 1 de la Convention, elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. En outre, statuant dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, tel que celui relatif à la question du maintien de la qualité de réfugié à la suite de la révocation de ce statut, la Cour de justice de l’Union européenne, à la différence des juridictions nationales et de la Cour, est parfois invitée à se prononcer sur la validité in abstracto des possibilités offertes par les dispositions du droit de l’UE (K.I. c. France, précité, § 123). D’une manière plus générale, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, si nécessaire en conformité avec le droit de l’UE, le rôle de la Cour se bornant à déterminer si les effets de leurs décisions dans un cas concret sont compatibles avec la Convention (N.H. et autres c. France, nos 28820/13 et 2 autres, § 166, 2 juillet 2020). La Cour souligne que ni la Convention ni ses Protocoles ne protègent en tant que tel le droit d’asile. La protection qu’ils offrent se limite aux droits qui y sont consacrés, ce qui inclut, en particulier, ceux garantis par l’article 3 de la Convention tels que rappelés ci‑dessus. À cet égard, l’article 3 de la Convention englobe l’interdiction du refoulement au sens de la convention de Genève (N.D. et N.T. c. Espagne, nos 8675/15 et 8697/15, § 188, 13 février 2020).

4. Champ de l’appréciation : situation générale et circonstances individuelles

104. L’arrêt de Grande Chambre Khasanov et Rakhmanov (précité), expose la méthodologie à suivre pour l’appréciation du risque de mauvais traitements en cas d’éloignement d’étrangers.

105. En particulier, l’appréciation du risque doit se concentrer sur les conséquences prévisibles du renvoi de la personne concernée vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres à l’intéressé. Il faut rechercher si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Si l’existence d’un tel risque est établie, le renvoi du requérant emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 95).

106. Le point de départ dans cette démarche est l’analyse de la situation générale dans le pays de destination. À cet égard, et s’il y a lieu, la Cour examinera s’il existe une situation générale de violence dans ce pays. Toutefois, une situation générale de violence n’est en principe pas à elle seule de nature à entraîner une violation de l’article 3 en cas d’expulsion vers le pays en question, sauf si la violence est d’une intensité telle que tout renvoi dans ce pays emporterait une pareille violation. La Cour n’adopterait pareille approche que dans les cas de violence générale les plus extrêmes où l’intéressé courrait un risque réel de subir des mauvais traitements du seul fait que son retour dans le pays en question l’exposerait à cette violence (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 96).

107. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement en s’appuyant sur les sources disponibles, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la pratique en question existe et qu’il appartient au groupe visé (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 97).

108. Les allégations de cette nature ne s’apprécient pas de la même façon que, d’une part, celles se rapportant à une situation générale de violence dans tel ou tel pays et, d’autre part, celles se rapportant aux circonstances individuelles (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 98).

109. La première étape de cette démarche consiste à examiner si l’existence d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements a été établie, question qui relève du volet de l’analyse du risque consacré à la « situation générale ». Les requérants qui appartiendraient à un groupe vulnérable ciblé doivent évoquer non pas la situation générale mais l’existence d’une pratique ou d’un risque accru de mauvais traitements visant le groupe auquel ils disent appartenir. L’étape suivante consiste pour eux à établir qu’ils appartiennent chacun au groupe concerné, sans qu’ils aient besoin de faire état d’autres circonstances individuelles ou caractéristiques distinctives (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 99).

110. Dans les cas où, nonobstant l’existence d’une crainte de persécutions pouvant être bien fondée en raison de certaines circonstances aggravant les risques, on ne peut pas établir qu’un groupe est systématiquement exposé à des mauvais traitements, les requérants sont tenus de démontrer l’existence d’autres caractéristiques distinctives particulières qui les exposeraient à un risque réel de mauvais traitements, faute de quoi la Cour conclura à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 100 mentionnant en exemple, A.S.N. et autres c. Pays-Bas, nos 68377/17 et 530/18, 25 février 2020, concernant les Sikhs en Afghanistan, A.S. c. France, no 46240/15, 19 avril 2018, concernant les personnes liées au terrorisme en Algérie, et A. c. Suisse, no 60342/16, 19 décembre 2017, concernant les chrétiens en Iran).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

1. Sur la situation générale prévalant dans la région du Nord-Caucase

111. Concernant la situation générale dans la région du Nord-Caucase, la Cour a déjà estimé que, bien que soient rapportées de graves violations des droits de l’homme en Tchétchénie, la situation n’était pas telle que tout renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (K.I. c. France, précité, § 126 et, R c. France, no 49857/20, § 121, 30 août 2022).

112. Tout en prenant en considération les éléments d’actualité apportés par les rapports internationaux précités (voir paragraphes 66-78 ci-dessus) et en rappelant que la Fédération de Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe ni partie contractante à la Convention, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause une telle conclusion. Dans ces conditions, elle réaffirme que la protection offerte par l’article 3 ne peut entrer en jeu que si le requérant est en mesure d’établir qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il présenterait un intérêt tel pour les autorités qu’il serait susceptible d’être détenu et interrogé par celles-ci à leur retour. Ainsi, elle doit déterminer si le renvoi du requérant en Fédération de Russie entraînerait, dans le cas particulier de l’espèce, un risque réel de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention.

2. Sur la situation des personnes considérées comme des membres de la résistance tchétchène

113. Quand bien même il ressort des rapports précités que peuvent être particulièrement à risque certaines catégories de la population du Nord-Caucase et plus spécialement de Tchétchénie, d’Ingouchie ou du Daghestan, telles que les membres de la lutte armée de la résistance tchétchène, les personnes considérées par les autorités comme tels, leurs proches, les personnes les ayant assistés d’une manière ou d’une autre, les civils contraints par les autorités à collaborer avec elles ainsi que les personnes soupçonnées ou condamnées pour des faits de terrorisme (K.I. c. France, précité § 127), la Cour réaffirme qu’il ne s’agit pas, selon elle, de groupes systématiquement exposés à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, notamment pour la dernière catégorie évoquée (R c. France, précité, § 122).

114. En conséquence, l’appréciation du risque pour le requérant doit se faire sur une base individuelle tout en gardant à l’esprit le fait que les personnes présentant un profil correspondant à l’une des catégories susmentionnées peuvent être plus susceptibles que les autres d’attirer l’attention des autorités (R c. France, précité, § 123). À ce titre, s’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’en cas d’exécution de la mesure d’éloignement incriminée, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe à l’État défendeur de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (K.I. c. France, précité, § 128).

3. Sur la situation personnelle du requérant

115. S’agissant de l’appréciation de la situation individuelle du requérant, la Cour commencera par examiner la manière dont les autorités nationales ont procédé à cette appréciation avant, eu égard à la nécessité de procéder à un examen ex nunc, de porter sa propre appréciation au vu des circonstances actuelles.

α) le contrôle exercé par les autorités nationales sur l’existence d’un risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention

116. La Cour rappelle tout d’abord que les juridictions internes sont mieux placées pour apprécier la crédibilité du requérant puisqu’elles ont eu la possibilité de le voir, de l’entendre et d’apprécier son comportement (R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010, M.E. c. Suède, no 71398/12, § 78, 26 juin 2014, F.G. c. Suède, précité, § 118 et K.I. c. France, précité § 137).

117. En l’espèce, la Cour considère que la situation personnelle du requérant et en particulier l’évaluation des risques qu’il allègue encourir en cas d’exécution de la mesure d’éloignement à destination de la Russie ont fait l’objet d’un examen approfondi tant de la part des autorités administratives, s’agissant de la mise en œuvre de la mesure d’éloignement, que de la part des juridictions internes dans le cadre du contrôle qu’elles ont effectué sur cette dernière.

118. En premier lieu, la Cour relève que si la motivation de l’arrêté du 16 janvier 2020 fixant la Russie comme pays de destination est stéréotypée, il ressort du dossier que son édiction a été précédée de l’examen, par l’autorité administrative compétente, de la situation personnelle du requérant. Elle note qu’au terme de cet examen, l’autorité préfectorale a considéré que si le requérant avait déclaré être menacé dans son pays d’origine, il n’avait toutefois justifié d’aucun risque réel, personnel et actuel de nature à faire obstacle à son retour.

119. En deuxième lieu, la Cour souligne que la décision fixant le pays de renvoi a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel à trois reprises en première instance, en appel et en cassation. Elle relève qu’au terme d’un examen complet de la situation du requérant, les trois recours ont été rejetés par des décisions reposant sur des motifs pertinents et suffisants.

120. Tout d’abord, par un jugement du 22 janvier 2020, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté le recours formé par le requérant contre cet arrêté, en considérant, à l’issue d’un examen approfondi et complet de l’ensemble des moyens, arguments et documents présentés par le requérant, que la réalité des risques dont il a déclaré encourir en cas de retour en Russie ne peut être tenue pour établie. Il a en particulier relevé que le requérant « se borne à se prévaloir des faits à l’origine de l’obtention du statut de réfugié c’est-à-dire son militantisme jusqu’en 2009 dans une organisation de défense des droits de l’homme, mais n’établit nullement qu’il serait actuellement recherché ou sous le coup d’une condamnation ». De même, le juge de première instance a procédé à une analyse des documents produits dont l’attestation du 1er août 2019 de l’organisation « Assistance-civique », laquelle « ne fait pas état d’éléments circonstanciés de nature à établir l’actualité des risques allégués, mais se borne à indiquer que l’intéressé serait encore sur une liste des individus déclarés en lien avec une activité extrémiste ». Il a également souligné que « la CNDA, si elle a relevé qu’il n’avait pas perdu la qualité de réfugié, n’a pas fait mention d’un risque réel et actuel dont il pourrait se prévaloir en cas de retour dans son pays d’origine », tandis que l’autorité administrative faisait pour sa part valoir que « le requérant n’a pas poursuivi son action devant la Cour et qu’il ne fait l’objet d’aucune fiche de recherche Interpol ».

121. Ce jugement a été ensuite confirmé par un arrêt circonstancié du 8 février 2021 de la cour administrative d’appel de Bordeaux. Après avoir, d’une part, relevé que le requérant n’apportait aucun élément nouveau à l’appui de son appel et, d’autre part, détaillé son profil radicalisé, les faits pour lesquels il a été condamné pénalement en France et la menace que sa présence constituait pour la société et enfin souligné qu’il n’a pas donné suite à la première requête introduite devant la Cour en 2016 (voir paragraphes 38-39 ci-dessus), les juges d’appel ont confirmé l’absence de risque réel au motif qu’il s’était borné, pour justifier ses craintes en cas de retour en Russie, à se prévaloir de la qualité de réfugié qu’il avait conservé en dépit de la révocation de son statut, sans apporter de précisions ou des documents permettant d’établir l’existence et la teneur des risques encourus.

122. Enfin, par une décision du 4 juillet 2022, le Conseil d’État a déclaré non admis le pourvoi du requérant contre l’arrêt du 8 février 2021 au motif qu’il n’est fondé sur aucun moyen sérieux.

123. En dernier lieu, la Cour relève qu’alors même que l’arrêté du 16 janvier 2020 fixant le pays de destination est resté en vigueur dans l’ordre juridique interne, compte tenu du rejet de l’ensemble des recours formés par le requérant devant les juridictions administratives (voir paragraphes 119-122 ci-dessus), l’autorité préfectorale a édicté un nouvel arrêté, le 8 novembre 2023, fixant la Russie comme pays de destination, après avoir actualisé, pour ce faire, l’examen de la situation individuelle du requérant au regard des risques encourus en cas de retour en Russie. Pour procéder à une telle appréciation ex nunc, elle a sollicité les observations du requérant sur le pays de renvoi. Au terme de cet examen, elle a considéré qu’il n’était pas établi que le requérant serait exposé à des peines ou traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine. La Cour relève que le requérant ne fait pas valoir avoir contesté dans l’ordre interne ce nouvel arrêté.

β) Sur l’appréciation ex nunc du risque par la Cour

124. Après avoir relevé que les autorités françaises ont effectué, à chaque étape de la procédure, un examen complet et approfondi de la situation du requérant, la Cour rappelle qu’il lui revient de procéder elle-même à une appréciation ex nunc des risques de traitements contraires à l’article 3 de la Convention au vu des circonstances actuelles.

125. S’agissant du premier élément avancé par l’intéressé, à savoir la qualité de réfugié qui lui a été reconnue, la Cour rappelle tout d’abord qu’il ne lui appartient pas de tirer les conséquences qu’il convient d’attacher tant au regard de la Convention de Genève et du droit de l’Union européenne que du droit français à la révocation du statut de réfugié du requérant sur le fondement du 2o de l’article L. 711-6 du CESEDA dans sa version applicable au moment des faits (voir paragraphe 53 ci‑dessus). Elle estime toutefois, aux fins d’examen de la présente affaire, qu’elle doit prendre en compte, au titre de son examen ex nunc, les éléments ayant conduit à l’octroi par la CNDA du statut de réfugié au requérant et les informations alors à la disposition des autorités françaises (voir paragraphe 7 ci‑dessus). À la date à laquelle ce statut lui avait été délivré, les autorités françaises ont estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments démontrant que celui‑ci risquait d’être persécuté dans son pays d’origine en cas de retour. La Cour considère toutefois que ceci ne représente qu’un point de départ quant à son analyse de la situation actuelle du requérant qu’elle ne doit effectuer qu’au regard de l’article 3 de la Convention (M.G. c. Bulgarie, no 59297/12, § 88, 25 mars 2014).

126. En premier lieu, la Cour relève, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, que le requérant se limite essentiellement à faire référence à la décision de la CNDA consignant ses activités militantes en Russie, sans apporter de précisions ou d’éléments nouveaux de nature à étayer ses allégations relatives à l’actualité des menaces dont il ferait l’objet en Russie.

127. La Cour constate également que si les activités de lutte pour des droits de l’Homme menées par le requérant en Russie ont été tenues pour établies par la CNDA, il n’est ni soutenu ni établi que ce dernier ait poursuivi son militantisme depuis son arrivée en France en 2009.

128. En second lieu, la Cour relève qu’à la date à laquelle elle statue, près de douze ans se sont écoulés depuis l’octroi du statut de réfugié au requérant (voir paragraphe 6 ci‑dessus). En outre, ce dernier ne démontre en rien en quoi les événements ayant justifié la reconnaissance de la qualité de réfugié, en particulier, ses activités militantes du début des années 2000, pourraient l’exposer aujourd’hui à un risque réel de subir des traitements inhumains ou dégradants de la part des autorités russes.

129. À cet égard, si le requérant a produit différents témoignages et attestations d’organisations non gouvernementales russes de défense des droits de l’Homme, afin de démontrer la persistance et l’actualité de ses craintes, la Cour constate que ces éléments de preuve, rédigés en des termes généraux, n’apportent aucune précision ni élément nouveau sur la teneur des activités passées du requérant en faveur des droits de l’Homme. En particulier, la Cour relève que l’attestation de l’association « Assistance civique », faisant état de manière sommaire et invérifiable de la visite domiciliaire dont le frère du requérant aurait fait l’objet de la part des autorités russes en 2019, ne précise ni les circonstances de cet événement ni les raisons pour lesquelles les autorités auraient soudainement réactivé des recherches à son encontre, dix ans après le dernier fait pour lequel il a été inquiété en Russie. Dans ces conditions, la Cour ne saurait retenir le caractère probant des éléments produits par le requérant qui apparaissent insuffisants pour pallier les imprécisions de ses allégations et pour permettre de caractériser l’existence d’un risque actuel que la teneur des activités qu’il a menées en Russie ainsi que l’intensité de son activisme attirent défavorablement l’attention des autorités sur sa personne.

130. S’agissant du second élément avancé par le requérant, à savoir les opinions politiques qui lui seraient imputées par les autorités russes du fait de ses liens avec un activiste blogueur assassiné en janvier 2020, la Cour constate que si le requérant soutient avoir fait l’objet d’une garde à vue et d’une audition par les services de police français dans le cadre de l’enquête ouverte à la suite de l’assassinat de cet activiste, il ne démontre en revanche d’aucune manière ni les raisons pour lesquelles les autorités russes auraient connaissance de ses liens avec cet activiste ni les craintes qui pourraient en découler, se limitant à évoquer en des termes imprécis et non circonstanciés avoir fait l’objet de menaces, lors de son séjour chez cet individu, de la part d’individus identifiées comme étant proches du pouvoir russe. En tout état de cause, cet événement, intervenu antérieurement à l’assassinat de cet activiste, apparaît dès lors sans lien avec cet événement.

131. La Cour relève également que, contrairement à ce que le requérant a initialement soutenu dans sa requête et ses premières observations sans s’expliquer sur ce point, son nom ne figure pas sur la liste des personnes recherchées par les autorités russes pour des activités terroristes ou extrémistes, ce qu’il a finalement reconnu dans ses observations ultérieures.

132. La Cour relève que si le requérant soutient que les autorités françaises ont signalé sa présence en France aux autorités russes dans le cadre des demandes de laissez-passer consulaires qui leur ont été adressées, il n’apparaît pas que celles-ci aient transmis des informations susceptibles de faire naître des craintes de mauvais traitements pour le requérant, ces demandes ayant été fondées sur l’exécution d’une décision d’interdiction du territoire prononcée le 22 septembre 2015 et n’ayant comporté aucun élément sur le statut de réfugié accordé au requérant, sur sa condamnation pénale en France et sur la décision lui retirant le statut de réfugié (voir, a contrario, W. c. France, no 1348/21, §78, 30 août 2022).

133. La Cour souligne également que la Russie n’a jamais sollicité de la France l’extradition du requérant ou une copie du jugement le condamnant pour apologie du terrorisme. En outre, il ne ressort pas plus du dossier que les autorités russes ont ouvert une procédure judiciaire à son encontre pour des infractions perpétrées sur le sol russe ou ailleurs. Partant, rien n’atteste que les autorités russes montrent actuellement un intérêt particulier pour le requérant.

134. Au terme de l’examen ex nunc auquel elle a procédé, la Cour considère que le requérant n’a pas démontré devant elle qu’il existait des motifs sérieux et avérés de croire que, s’il était renvoyé en Russie, il y courrait un risque réel et actuel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

135. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la mise à exécution de la mesure d’éloignement du requérant n’emporterait pas, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 3 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

136. Le requérant se plaint que l’assignation à résidence dont il fait l’objet couplée à sa situation administrative à la suite de l’interdiction définitive du territoire français le prive de tout accès à l’emploi et porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

137. Dans ses écritures en date du 4 novembre 2022, le requérant soutient, pour la première fois, que son assignation à résidence constituerait un traitement dégradant compte tenu de son état de santé et donc en substance une violation de l’article 3 et de l’article 5 de la Convention.

1. Les arguments des parties sur la recevabilité

138. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours.

139. Le Gouvernement constate que le requérant a présenté une demande d’abrogation de la décision d’assignation à résidence le 4 juillet 2022 auprès du ministre de l’Intérieur et qu’à la suite du rejet implicite de cette demande découlant du silence gardé sur cette demande, il lui appartenait, en vertu des dispositions de l’article R. 421-2 du code de justice administrative, de contester cette décision devant le tribunal administratif dans un délai de deux mois, puis devant la cour administrative d’appel et le Conseil d’État, ce qu’il ne démontre pas avoir fait.

140. Le requérant n’a, pour sa part, pas présenté d’observations sur la recevabilité de ce grief.

2. L’appréciation de la Cour

141. La Cour rappelle qu’elle ne peut être saisie qu’après que les juridictions nationales ont été amenées à se prononcer sur le grief en cause et sur la possibilité de prévenir ou faire cesser les violations de la Convention. La Cour a rappelé que la règle de l’épuisement des voies de recours internes est une partie indispensable du fonctionnement du mécanisme de protection instauré par la Convention et qu’il s’agit d’un principe fondamental (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], no 46113/99, 1er mars 2010, §§ 69 et 97 et Vučković et autres c. Serbie [GC], 25 mars 2014, no 17153/11, §§ 69-77).

142. La Cour a également rappelé dans sa décision Graner c. France (déc.) (no 84536/17, § 44, 5 mai 2020) que, lorsqu’il est disponible, le recours en annulation pour excès de pouvoir, dans le cadre duquel il est possible de développer des moyens fondés sur une violation de la Convention, est une voie de recours interne à épuiser en principe.

143. Elle a aussi rappelé que le pourvoi en cassation figure parmi les procédures dont il doit ordinairement être fait usage pour se conformer à l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, § 117, 17 octobre 2013 ; Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI, et B. c. France, série A no 232‑C, § 42, 25 mars 1992). Pour pleinement épuiser les voies de recours internes, il faut donc en principe mener la procédure interne jusqu’au juge de cassation et le saisir des griefs tirés de la Convention susceptibles d’être ensuite soumis à la Cour.

144. Pour être recevable devant la Cour, le grief invoqué par la partie requérante doit avoir été soulevé devant le dernier niveau de juridiction interne (Association Les Témoins de Jehovah c. France (déc.), no 8916/05, 21 septembre 2010).

145. En l’espèce, le Cour constate que le requérant a, d’une part, formé un recours le 31 mai 2021 devant le tribunal administratif de Paris contre l’arrêté du 11 décembre 2020 prononçant son assignation à résidence et, d’autre part, présenté le 4 juillet 2022 une demande d’abrogation de son assignation à résidence auprès du ministère de l’Intérieur.

146. En premier lieu, la Cour relève que le tribunal administratif de Paris a rejeté le recours du requérant par une décision du 1er juillet 2022 dont le requérant ne soutient pas avoir relevé appel.

147. En second lieu, en l’absence de réponse apportée par l’administration à la demande d’abrogation de l’assignation à résidence, le silence vaut décision implicite de rejet en vertu des dispositions de l’article R. 421-2 du code de justice administrative (voir paragraphe 61 ci-dessus), ouvrant au requérant la possibilité de former un recours juridictionnel devant le tribunal administratif dans un délai de deux mois.

148. Dans ces conditions, la Cour considère, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, qu’il appartenait au requérant de contester cette décision devant le tribunal administratif dans un délai de deux mois, puis devant la cour administrative d’appel et le Conseil d’État, ce qu’il ne démontre pas avoir fait.

149. La Cour en conclut que le requérant ne saurait être regardé comme ayant épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne les griefs tirés de la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention concernant son assignation à résidence et que ces griefs doivent, par suite, être déclarés irrecevables en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU REGLEMENT

150. La Cour rappelle que, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties déclareront qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre rejettera la demande de renvoi formulée en application de l’article 43.

151. Elle considère que la mesure qu’elle a indiquée au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement (voir paragraphe 44 ci‑dessus) doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention, relatif à l’éventuelle expulsion du requérant vers la Fédération de Russie recevable, et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit que, dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision de renvoyer le requérant vers la Fédération de Russie, il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Décide de continuer à indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, qu’il est souhaitable, dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure, de ne pas procéder au renvoi du requérant vers la Fédération de Russie jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président


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