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14/12/2023 | CEDH | N°001-229372

CEDH | CEDH, AFFAIRE LÉOTARD c. FRANCE, 2023, 001-229372


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LÉOTARD c. FRANCE

(Requête no 41298/21)

ARRÊT


Art 6 § 1 (pénal) (+ Art 6 § 3 b) et d) • Facilités nécessaires • Interrogation des témoins • Équité de la procédure pénale diligentée à l’encontre d’un ancien ministre de la Défense devant la Cour de justice de la République (CJR) • Décision de la CJR de passer outre l’audition des témoins absents n’ayant pas nui à l’équité globale de la procédure • Absence de démonstration par le requérant que l’ancienneté des faits a porté atteinte aux d

roits de la défense et à l’équité de son procès • Accès du requérant, dès sa mise en examen, aux éléments factuels concernan...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LÉOTARD c. FRANCE

(Requête no 41298/21)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) (+ Art 6 § 3 b) et d) • Facilités nécessaires • Interrogation des témoins • Équité de la procédure pénale diligentée à l’encontre d’un ancien ministre de la Défense devant la Cour de justice de la République (CJR) • Décision de la CJR de passer outre l’audition des témoins absents n’ayant pas nui à l’équité globale de la procédure • Absence de démonstration par le requérant que l’ancienneté des faits a porté atteinte aux droits de la défense et à l’équité de son procès • Accès du requérant, dès sa mise en examen, aux éléments factuels concernant l’hypothèse suivie par le juge d’instruction initialement saisi des faits • Requérant n’étant pas fondé à se plaindre d’un défaut de communication de preuves à décharge • Pourvoi en cassation formé par le requérant ne permettant pas un réexamen de ces éléments, compte tenu de l’office du juge de cassation • Constatations de la commission d’instruction de la CJR ne pouvant passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

14 décembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Léotard c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 41298/21) dirigée contre la République française, dont, M. Francois Léotard (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 août 2021,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne la compatibilité d’une procédure pénale diligentée à l’encontre d’un ancien ministre de la Défense avec exigences de l’article 6 §§ 1, 3 b) et 3 d) de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant, né en 1942, est décédé le 25 avril 2023. Sa conjointe, Mme Isabelle Duret, et son héritier et légataire universel, M. Marc‑Antoine Léotard, ont manifesté leur souhait de poursuivre la procédure qu’il avait engagée devant la Cour. Tous trois ont été représentés par Me J.‑J. Gatineau, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, puis par M. D. Colas, son successeur.

1. Les procédures mettant en cause le requérant

4. Avant d’exposer la procédure dont se plaint le requérant (B), il convient de rendre compte d’une procédure antérieure dont certains aspects sont pertinents pour l’examen de la requête (A).

1. La procédure relative aux agissements des dirigeants du « Fondo »

5. En 1996, une information judiciaire fut ouverte au sujet de différents délits, et en particulier d’escroqueries, commis par les dirigeants de droit et de fait de la société coopérative Fondo sociale di cooperazione Europa (« le Fondo »).

6. En 1998, les investigations permirent d’établir qu’un parti politique français, le Parti républicain, s’était vu consentir un prêt de 5 millions de francs par le Fondo, en contrepartie d’un dépôt en espèces du même montant effectué en juin 1996.

7. Le requérant, qui présidait alors le Parti républicain, fut mis en examen dans cette affaire. M. D.V., son directeur de cabinet, le fut également.

8. L’origine des fonds blanchis fut recherchée. Plusieurs personnes mises en cause, dont le requérant et D.V., déclarèrent que cette somme provenait des fonds spéciaux du Gouvernement alloués au ministre de la Défense. Toutefois, deux journalistes indiquèrent, dans deux émissions télévisées diffusées en 1998, que ces fonds pouvaient provenir de rétrocommissions versées en marge d’un contrat d’armement conclu avec l’Arabie saoudite. Dans le cadre de l’information, les bandes de ces émissions furent saisies et exploitées. Ces journalistes furent entendus en qualité de témoins. Plusieurs autres personnes nommées dans ces reportages, dont MM. T. et B., furent interrogées sur ces révélations.

9. Par un réquisitoire supplétif du 6 août 1999, le ministère public demanda que les investigations relatives à l’origine des fonds soient poursuivies. Cette demande fut rejetée par une ordonnance du 3 août 2000.

10. Le ministère public interjeta appel. Par un arrêt du 31 janvier 2001, la chambre de l’instruction de Paris confirma l’ordonnance du 3 août 2000, après avoir entendu les observations des parties. Elle considéra qu’il était établi que les fonds provenaient des fonds spéciaux et releva que les investigations complémentaires sollicitées risquaient de se heurter au secret de la défense nationale.

11. Le 16 février 2014, le tribunal correctionnel de Paris condamna le requérant à dix mois d’emprisonnement avec sursis des chefs de blanchiment et de financement illicite d’un parti politique. D.V. fut également condamné du chef de blanchiment. Dans son jugement, le tribunal releva que quatre des prévenus avaient à nouveau soutenu devant lui que ces fonds provenaient des fonds spéciaux. Sur le fond, il estima que la remise de ces fonds constituait, en tout état de cause, un don illicite à un parti politique, de sorte que l’origine des fonds était indifférente à la caractérisation du délit de blanchiment.

2. La procédure relative aux commissions liées aux contrats d’armement conclus avec l’Arabie saoudite et le Pakistan en 1994
1. Repères chronologiques

12. Entre 1993 et 1995, le requérant fut ministre de la Défense au sein du gouvernement dirigé par M. Balladur, premier ministre. À ce titre, il eut à superviser les négociations et la conclusion de plusieurs contrats d’armement.

13. En 1994, quatre contrats d’armements furent conclus entre la France et l’Arabie saoudite. Ils furent négociés et signés par la Société française d’exportation de systèmes d’armement (« SOFRESA »), agissant pour le compte de l’État français. Le contrat « Sawari II » était le plus important de ces marchés.

14. La même année, un cinquième contrat portant sur la fourniture de trois sous-marins fut conclu avec le Pakistan (contrat « Agosta ») par la société DCN International (« DCN-I »).

15. À la date de la conclusion de ces contrats, la SOFRESA et la société DCN‑I étaient respectivement présidées par MM. D. et par C.

16. En 1995, M. Balladur se présenta à l’élection présidentielle. Il fit campagne avec le soutien du Parti républicain, que le requérant dirigeait. Toutefois, il échoua au premier tour de scrutin.

17. Le 8 mai 2002, onze employés de la DCN-I affectés à l’exécution du contrat Agosta furent tués dans un attentat à Karachi.

2. L’information ouverte au tribunal de grande instance de Paris

18. Le 21 septembre 2006, une série de notes établies par une société privée spécialisée dans le renseignement à l’attention de la DCN‑I furent saisies dans le cadre d’une enquête préliminaire distincte, diligentée par le parquet de Paris.

19. Deux de ces notes, en dates des 11 septembre et 7 novembre 2002, relataient qu’une partie des commissions versées en marge du contrat Agosta (paragraphe 14 ci-dessus) avait été reversée et avait permis de financer la campagne électorale de M. Balladur de 1995 (paragraphe 16 ci-dessus). En outre, elles établissaient un lien entre l’arrêt du versement des commissions liées à ce contrat, décidé en 1995, et l’attentat survenu le 8 mai 2002 à Karachi (paragraphe 17 ci-dessus).

20. En 2009, ces notes furent versées à l’information judiciaire relative à cet attentat. Cette procédure est toujours en cours.

21. Le 15 juin 2010, les proches de six victimes de l’attentat déposèrent plainte avec constitution de partie en s’appuyant sur ces deux notes. En conséquence, une première information judiciaire relative aux commissions liées au contrat Agosta fut ouverte au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris.

22. Le 14 décembre 2010, une seconde information judiciaire fut ouverte par le procureur de la République de Paris des chefs d’abus de biens sociaux et de complicité et recel de ce délit au sujet des commissions afférentes au contrats Agosta et Sawari II.

23. Ces deux procédures furent jointes. La saisine du juge d’instruction fut progressivement étendue à l’ensemble des cinq contrats d’armement cités aux paragraphes 13 et 14.

24. Des investigations complexes s’ensuivirent.

25. Entre autres actes, le juge d’instruction se fit parvenir le dossier pénal relatif à « l’affaire du Fondo », l’exploita et en versa des extraits au dossier d’instruction. Il joignit ainsi à la procédure les procès-verbaux relatifs à l’exploitation des émissions télévisées diffusées en 1998 et à l’audition des deux journalistes ayant travaillé sur ce sujet, ainsi que ceux relatifs à l’audition de T. et de B. (paragraphe 8 ci-dessus).

26. En fin d’information, les juges d’instruction cosaisis estimèrent que certains éléments pouvaient aboutir à la mise en cause de M. Balladur et du requérant. Relevant toutefois que les faits litigieux étaient susceptibles d’avoir été commis dans l’exercice de fonctions gouvernementales, ils constatèrent qu’ils n’avaient pas compétence pour instruire à leur égard par une ordonnance du 6 février 2014.

27. Par ailleurs, six autres personnes furent renvoyées devant le tribunal correctionnel dans le volet non ministériel de cette affaire (paragraphes 40‑41 ci-dessous).

3. L’information devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République

28. Le 26 juin 2014, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (« CJR ») fut saisie aux fins d’informer à l’égard de M. Balladur et du requérant.

29. Par un arrêt du 28 septembre 2016, la commission de l’instruction constata qu’une partie des faits étaient prescrits. Pour le surplus, elle fixa le point de départ de la prescription au 21 septembre 2006, date à laquelle les notes évoquant le versement de rétrocommissions en marge du contrat Agosta avaient été saisies et portées à la connaissance du ministère public (paragraphe 18 ci-dessus). Elle estima que la prescription avait été plusieurs fois interrompue depuis lors, de sorte que l’action publique n’était pas éteinte.

30. M. Balladur et le requérant furent respectivement mis en examen les 29 mai et 4 juillet 2017.

31. Dès le début de son interrogatoire de première comparution, le requérant fut informé qu’il avait le droit de se taire. En cours d’information, il choisit de se défendre lui-même, et ne présenta aucune demande d’acte.

32. Le 28 novembre 2017, M. Balladur déposa une requête aux fins de constatation de la prescription de l’action publique. Il fit notamment valoir que le ministère public avait eu la possibilité d’agir dès 1998, dans la mesure où des témoins entendus dans le cadre de l’information relative à l’affaire du Fondo avaient évoqué l’hypothèse de rétrocommissions en marge du contrat Sawari II. Il se référa aux pièces extraites de cette procédure, versées au dossier par le juge d’instruction (paragraphes 8 et 25 ci-dessus).

33. Le requérant fit savoir qu’il ne souhaitait pas s’associer à cette demande et s’abstint de comparaître à l’audience convoquée en vue de l’examen cette requête.

34. Par un arrêt du 21 décembre 2017, la commission d’instruction rejeta la requête aux motifs suivants :

« Attendu que les auditions de T. et B. [dans le cadre de la procédure du Fondo] ne présentent aucun intérêt au regard de la question de la prescription soulevée ; qu’en effet, si le premier a déclaré avoir assisté, fin 1993, en qualité d’interprète, aux rendez‑vous entre, d’une part, M. B.M., d’autre part, M. Léotard puis M. Balladur, il a indiqué qu’aucun contrat d’exportation d’armement n’avait été évoqué au cours de ces entretiens (D864/29) ; que l’audition du second a porté exclusivement sur l’utilisation des fonds secrets (D864/33) ;

Attendu que M. Ravion, réalisateur des deux reportages qui viennent d’être évoqués, a rapporté devant le juge d’instruction qu’une personne, dont il n’a pas voulu donner l’identité, lui avait indiqué que la campagne présidentielle de M. Balladur avait été financée grâce à des rétrocommissions d’un montant de 95 millions de dollars, tout en précisant que cette personne n’avait pas justifié ces faits autrement qu’en citant le nom de ses différents interlocuteurs de l’époque ; qu’il a terminé sa déposition en indiquant que l’un des intermédiaires du contrat Sawari II, M. H., serait prêt à s’exprimer sur ces faits (D506) ;

Attendu qu’il ressort de l’exploitation par les enquêteurs des deux reportages de M. Ravion que B. et son frère (...) étaient respectivement, de 1993 à 1995, directeur de cabinet de M. Balladur et directeur de cabinet du délégué général pour l’armement ; que M. Léotard, ministre de la Défense, s’était entouré d’hommes de confiance en la personne de D.V. et de D., ce dernier étant nommé à la tête de la Sofresa, société chargée de verser les commissions dans le cadre des marchés d’armement passés avec l’Arabie saoudite et que plusieurs rendez-vous ont eu lieu entre « les hommes de M. Balladur », le cheik B.M., T. et H. ; qu’une personne se prétendant lésée a déclaré, sous le couvert de l’anonymat, que, sur les 200 millions de dollars de commission payés l’occasion du contrat Sawari II, 50 millions avaient été versés au cheik B.M. et à des hommes politiques français ; que le second reportage se terminait sur la question de savoir si « une partie de cet argent était revenue en France sous forme de rétrocessions illégales pour financer des partis politiques français » (D507) ;

Attendu que le ministère public (...) a nécessairement eu connaissance des déclarations de M. Ravion et du procès-verbal d’exploitation des deux reportages ;

Attendu, toutefois, que les informations contenues dans ces deux procès-verbaux sont peu précises et hypothétiques ; que M. H. n’a pas été entendu par les juges d’instruction en charge de l’affaire dite du Fondo ; qu’il convient de rappeler (...) qu’au regard de la validation des comptes de campagne de M. Balladur par le Conseil constitutionnel, le 12 octobre 1995, dans des termes ne laissant supposer l’existence d’aucune infraction pénale, on ne saurait considérer que ces éléments aient pu faire courir le délai de prescription de l’action publique ; »

35. Par un arrêt du 7 mai 2019, la commission d’instruction avisa les parties que l’information lui paraissait terminée. Le 12 juillet 2019, le ministère public prit des réquisitions aux fins de renvoi de M. Balladur et du requérant devant la formation de jugement de la CJR.

36. Dans une lettre datée du 1er septembre 2019, le requérant informa la commission d’instruction qu’il cesserait de répondre à ses questions.

37. Le 16 septembre 2019, la commission d’instruction tint une audience relative au règlement de l’information. Les parties furent à nouveau informées qu’elles avaient le droit de se taire. Le requérant garda le silence.

38. Par un arrêt du 30 septembre 2019, la commission d’instruction ordonna le renvoi de M. Balladur et du requérant devant la CJR. Il fut reproché au requérant de s’être rendu complice d’un abus des biens ou du crédit de la SOFRESA et de la société DCN‑I entre 1993 et 1995.

39. M. Balladur forma des pourvois en cassation contre les arrêts des 21 décembre 2017 et 30 septembre 2019. Ceux-ci furent rejetés par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 13 mars 2020.

4. Les poursuites engagées devant les juridictions de droit commun

40. Par un jugement du 15 juin 2020, le tribunal correctionnel de Paris entra en voie de condamnation à l’égard des six prévenus renvoyés devant les juridictions de droit commun, et notamment de C., B. et D.V..

41. Ce jugement fut frappé d’appel par les prévenus et par le ministère public. Ces recours sont pendants devant la cour d’appel de Paris.

5. Les poursuites engagées devant la CJR

a) Le procès devant la CJR

42. Dans la perspective du procès devant la CJR, le ministère public fit citer plusieurs témoins, dont B., D.V., C. et M.. Le requérant s’en abstint.

43. B. fit savoir qu’il n’entendait pas déposer, dans la mesure où son appel contre la condamnation prononcée à son encontre dans la même affaire était pendant. D.V. justifia du fait que son état de santé l’empêchait de comparaître. C., âgé de 84 ans, indiqua que son état de santé et la situation sanitaire liée à l’épidémie de covid-19 ne lui permettaient pas de déférer à sa citation, sans pour autant justifier de son état. M. invoqua pour sa part l’éloignement de son domicile et son état de santé.

44. La CJR tint audience entre le 19 janvier et le 3 février 2021.

45. Le requérant comparut d’abord sans l’assistance d’un avocat.

46. À l’ouverture des débats, le président procéda à l’appel des prévenus et des témoins. Il constata l’absence de quatre des témoins cités par le ministère public et donna connaissance des motifs de leur absence. Il prit acte de la renonciation du ministère public à les faire entendre et recueillit les observations du conseil de M. Balladur. Aucun des prévenus ne fit d’observations sur ce point. L’audience se poursuivit sans que les témoins non-comparants fussent entendus. Les dépositions de trois d’entre eux furent lues en audience.

47. Le président procéda ensuite à la lecture de l’arrêt de renvoi. Puis, il demanda au requérant s’il serait assisté d’un avocat ; celui-ci répondit par la négative. Le tribunal examina une demande de supplément d’information présentée par M. Balladur. Les avocats de celui-ci et le ministère public furent entendus sur ce point. Le requérant ne s’exprima pas à ce sujet. Après une suspension d’audience, le président notifia aux prévenus leur droit de se taire.

48. Au cours des débats, M. Balladur déposa de nouvelles conclusions aux fins de constatation de la prescription. Entre autres moyens, il fit à nouveau valoir que les autorités judiciaires avaient eu connaissance de soupçons de rétrocommissions afférentes aux contrats Sawari II et Agosta dans le cadre de la procédure du Fondo. Outre les pièces déjà versées au dossier, il produisit la demande d’acte du ministère public du 6 août 1999, l’ordonnance de rejet de 3 août 2000 et l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction de Paris le 31 janvier 2001 dans cette affaire (paragraphes 9‑10 ci-dessus).

49. Le requérant ne s’associa pas à cette demande.

50. Le 28 janvier 2021, après avoir été interrogé sur son patrimoine et sur sa situation personnelle, le requérant annonça qu’il entendait désormais garder le silence. Il cessa de comparaître à l’audience et se fit représenter par un avocat à compter du 2 février 2021.

51. Le conseil du requérant sollicita sa relaxe et, subsidiairement, l’annulation de la procédure pour violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable.

52. Par un arrêt du 4 mars 2021, la CJR écarta l’exception de prescription de l’action publique, en relevant notamment que l’affaire du Fondo était « totalement étrangère aux faits de l’espèce. » Elle déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à deux ans d’emprisonnement avec sursis et à 100 000 euros d’amende. Elle relaxa par ailleurs M. Balladur.

53. Pour entrer en voie de condamnation, la CJR considéra d’abord que les agissements de D. et C. étaient constitutifs d’abus de biens sociaux au préjudice des sociétés SOFRESA et DCN-I. Elle parvint à cette conclusion en s’appuyant notamment sur l’analyse des contrats d’armement litigieux, de leurs avenants et des conventions de consultance qui y étaient liées, sur des notes administratives, sur les dépositions de plusieurs cadres de la SOFRESA, de la société DCN-I et de la société ayant assuré la maîtrise d’œuvre du contrat Sawari II, sur les dépositions de deux intermédiaires chargés du versement des commissions litigieuses (T. et E.A.), et sur l’étude de flux financiers.

54. La CJR examina ensuite la responsabilité pénale personnelle du requérant. Pour conclure à sa culpabilité du chef de complicité d’abus de biens sociaux, elle releva notamment que quatre témoins, dont C., avaient déclaré que la DCN-I avait recouru à un réseau d’intermédiaires désigné par le ministère de la Défense, sur l’instruction de D.V. (§ 281 de son arrêt). Elle constata également que ce dernier avait indiqué avoir toujours agi sous l’autorité du requérant, et après l’avoir pleinement informé (§ 297 de son arrêt). Elle s’appuya enfin sur les éléments de preuve cités au paragraphe 53 et sur le témoignage du successeur du requérant au ministère de la Défense.

b) Le pourvoi en cassation du requérant

55. Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 4 mars 2021. Il développa une série de moyens, en se plaignant notamment :

- de la tardiveté de la notification de son droit au silence lors de l’audience de jugement ;

- du fait que la CJR soit passée outre l’audition des témoins absents sans recueillir ses observations ni motiver suffisamment sa décision ;

- du rejet de l’exception de prescription – à cet égard, il fit notamment valoir que des pièces susceptibles d’établir la prescription avaient délibérément été dissimulées pendant toute la procédure d’instruction et qu’elles avaient ensuite été dénaturées par la CJR ;

- du défaut de motivation de l’arrêt de condamnation au sujet de l’atteinte à l’équité du procès résultant de l’ancienneté des faits poursuivis, et en particulier du décès de plusieurs intervenants aux contrats litigieux.

Au soutien des trois derniers moyens précités, il invoqua notamment la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.

56. Par un arrêt du 4 juin 2021, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejeta ce pourvoi.

57. Le moyen du requérant relatif à la tardiveté de la notification du droit au silence à l’audience fut rejeté aux motifs suivants :

« 16. Si c’est à tort qu’il a été procédé à [la] notification [du droit de se taire] à M. Léotard après les débats tenus sur la demande de supplément d’information, l’arrêt n’encourt néanmoins pas la censure, pour les raisons suivantes.

17. En premier lieu, la Cour de justice de la République n’était saisie d’aucune demande présentée par M. Léotard.

18. En deuxième lieu, l’intéressé n’a pas pris la parole au cours des débats sur le supplément d’information et n’allègue pas qu’il en ait été empêché.

19. Enfin, M. Léotard, qui pouvait formuler lui-même toute demande de supplément d’information à tout moment, y compris pendant les débats au fond, ne se prévaut d’aucun grief résultant des conditions dans lesquelles la demande présentée par M. Balladur a été évoquée (...).

20. Dans ces conditions, M. Léotard n’est pas fondé à soutenir que la notification tardive qui lui a été faite, au cours des débats, de son droit de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire, lui fait nécessairement grief et n’établit pas en quoi elle aurait porté atteinte à ses intérêts. »

58. Le moyen relatif aux conditions dans lesquelles la CJR était passée outre l’audition des témoins absents fut rejeté aux motifs suivants :

« 23. Selon l’article 6, § 3, d, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tout accusé a droit notamment à interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge.

24. Selon une jurisprudence constante (Crim., 27 juin 2001, pourvoi no 00-87.414, Bull. crim., 2001, no 164 ; Crim., 4 mars 2014, pourvoi no 13-81.916, Bull. crim., 2014, no 63), les juges du fond ne peuvent, sans encourir la censure, s’abstenir d’ordonner les auditions de témoins sollicitées par la défense sans énoncer les motifs de leur décision, s’ils sont saisis par des conclusions, régulièrement déposées, exposant l’utilité de leurs témoignages.

25. Pour ne pas procéder à l’audition de quatre des huit témoins cités par le seul ministère public, l’arrêt mentionne que le président a appelé les témoins, (...) et donné connaissance des excuses invoquées par ceux qui étaient absents, que le représentant du ministère public a, aussitôt après, indiqué qu’il renonçait à l’audition des témoins défaillants et que les avocats de M. Balladur ont exposé n’avoir aucune observation à formuler.

26. L’arrêt précise, après l’interrogatoire des prévenus sur le fond, que les témoins présents ont été entendus et que le président a ensuite donné lecture des dépositions de trois des quatre témoins absents, recueillies au cours de l’information.

27. En l’état de ces énonciations, M. Léotard ne saurait se faire un grief de l’insuffisance alléguée des motifs par lesquels la Cour de justice de la République a décidé de ne pas entendre les témoins absents, ni de ce que ses observations n’ont pas été sollicitées sur ce point.

28. En effet, d’une part, ces témoins ont été cités par le ministère public, lequel a aussitôt renoncé à leur audition, et M. Léotard n’a lui-même saisi la juridiction d’aucune demande de comparution ou d’audition de témoins, que ce soit à l’ouverture des débats ou au cours de l’audience, d’autre part, il n’expose pas en quoi la décision de ne pas ordonner l’audition de témoins cités par le ministère public porterait atteinte à ses intérêts, enfin, il n’allègue pas qu’il ait été empêché de s’exprimer. »

59. Le moyen relatif à la prescription fut rejeté par les motifs suivants :

« 31. Selon une jurisprudence constante (Crim., 3 mai 1990, pourvoi no 89-81.370, Bull. crim. 1990, no 168 ; Crim., 25 juin 2013, pourvoi no 11-88.037, Bull. crim. 2013, no 153) (...) lorsque [l’exception de prescription] est invoquée pour la première fois devant la Cour de cassation, elle n’est recevable qu’à la condition que la Cour trouve dans les constatations des juges du fond, qu’il appartenait le cas échéant au demandeur de provoquer, les éléments nécessaires pour en apprécier la valeur, à défaut de quoi le moyen pris de la prescription de l’action publique est nouveau et mélangé de fait et de droit, et comme tel irrecevable.

32. Il ne résulte d’aucune énonciation de l’arrêt, ni d’aucune conclusion devant la Cour de justice de la République, que M. Léotard ait excipé de la prescription de l’action publique.

33. L’arrêt ne contient pas les éléments nécessaires pour apprécier la valeur de ceux des griefs formulés à la troisième branche du moyen, tirés du réquisitoire supplétif du 6 août 1999, qui n’ont pas été soumis à l’appréciation des juges du fond. En ce qu’il se fonde sur ce réquisitoire supplétif, ce moyen est donc irrecevable.

34. Il revient dès lors à la Cour de cassation, pour répondre aux deux premières branches du moyen et aux autres griefs formulés à la troisième branche, d’examiner si elle trouve dans les constatations des juges du fond les éléments permettant de constater la prescription de l’action publique.

(...)

36. Pour rejeter le moyen pris de la prescription de l’action publique présenté par M. Balladur devant la Cour de justice de la République, après avoir relevé que les faits reprochés à MM. Léotard et Balladur se sont échelonnés de 1993 à 1995, l’arrêt énonce que le point de départ du délai de prescription a été fixé au 21 septembre 2006, date à laquelle a été saisi, dans le cadre d’une enquête ouverte début 2006, le dossier Nautilus, lequel comportait une note du 11 septembre 2002 faisant état d’un lien entre l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 et le système de rétributions occultes mis en place à l’occasion de la passation de marchés de vente d’armes, ayant permis le financement de la campagne électorale de M. Balladur, note dont la commission d’instruction a relevé le caractère secret jusqu’à sa saisie en 2006, et qui n’a été portée à la connaissance des médias que bien plus tard.

(...)

39. [L’arrêt] précise, en outre, qu’il ne peut être soutenu que les autorités judiciaires avaient connaissance de l’existence de rétrocommissions payées au réseau K dans le cadre des contrats litigieux dès lors que (...) l’affaire du Fondo est totalement étrangère aux faits de l’espèce (...).

40. Il résulte de ces constatations, dénuées d’insuffisance comme de contradiction, que la Cour de justice de la République a exactement fixé le point de départ de la prescription au 21 septembre 2006, de sorte que l’action publique n’est pas prescrite (...).

41. Enfin, la Cour de justice de la République, qui n’a été saisie par M. Léotard d’aucun moyen relatif aux conditions dans lesquelles une annexion seulement partielle au dossier de la procédure de pièces extraites du dossier de l’affaire dite du Fondo aurait pu constituer une atteinte aux principes du procès équitable, n’a pas, pour retenir que cette affaire était étrangère aux faits dont elle était saisie, écarté celles de ces pièces qui étaient produites pour la première fois devant elle, de sorte que la quatrième branche manque en fait. »

60. Enfin, le moyen relatif à la motivation du rejet de la demande d’annulation de la procédure pour méconnaissance du droit à être jugé dans un délai raisonnable fut rejeté aux motifs suivants :

« 44. L’article 385 du code de procédure pénale, applicable devant la Cour de justice de la République, prévoit que les exceptions de nullité doivent, dans tous les cas, être présentées avant toute défense au fond.

45. Il ne ressort ni des mentions de l’arrêt ni du mémoire adressé à la Cour de justice de la République avant l’ouverture des débats par M. Léotard que ce dernier a saisi cette cour d’une exception de nullité prise du dépassement du délai raisonnable en raison de la durée excessive de la procédure.

46. Si, à compter du 2 février 2021, M. Léotard a été représenté puis assisté par un avocat, ce dernier n’a pas non plus présenté de conclusions aux mêmes fins et, selon les énonciations de l’arrêt, a sollicité oralement, à titre principal, la relaxe de l’intéressé, ainsi que, subsidiairement, l’annulation de la procédure pour dépassement du délai raisonnable entre les faits, le début des procédures et l’audience de jugement.

47. M. Léotard ne saurait se faire un grief de l’absence de réponse à cette dernière demande, dès lors que l’exception de nullité présentée par son avocat au moment des débats au fond était, de ce fait, irrecevable.

48. En tout état de cause, selon une jurisprudence constante (Crim., 24 avril 2013, pourvoi no 12-82.863, Bull. crim. 2013, no 100), le dépassement du délai raisonnable défini à l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est sans incidence sur la validité de la procédure et ne saurait être utilisé comme fondement d’une demande d’annulation de cette même procédure. »

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. La Cour de justice de la République

61. En vertu de l’article 68-1 de la Constitution, la CJR est compétente pour juger les membres du gouvernement à raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou de délits.

62. Les articles 18 et 26 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 prévoient que les procédures d’information et de jugement devant la CJR sont régies par les dispositions du code de procédure pénale, dans la mesure où la loi organique n’y déroge pas.

2. La notification du droit de se taire

63. Le droit interne prévoit que le droit de se taire doit être notifié à différents stades de la procédure pénale.

64. L’article 116 du code de procédure pénale impose ainsi au juge d’instruction qui envisage de mettre une personne en examen de l’informer de son droit de taire lors de sa première comparution devant lui.

65. L’article 406 du code de procédure pénale dispose par ailleurs que le président du tribunal correctionnel doit informer le prévenu de son « droit, au cours des débats, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire » après avoir constaté son identité et avoir donné connaissance de l’acte qui a saisi le tribunal.

66. La Cour de cassation juge de façon constante que la méconnaissance de l’obligation d’informer le prévenu de son droit de se taire lui fait nécessairement grief (Crim., 8 juillet 2015, no 14‑85.699, Bull. crim. no 834, et, récemment, 20 janvier 2021, no 20‑83.532, et 2 mars 2021, no 20‑80.271). L’omission de cette formalité suffit donc à emporter l’annulation de la décision rendue à la suite des débats.

67. À l’occasion de la présente affaire, la Cour de cassation a cependant infléchi sa jurisprudence. Dans l’hypothèse particulière où cette information a été tardive et où le prévenu n’a pas pris la parole avant qu’elle soit effectuée, elle a jugé que la nullité n’est encourue que si le prévenu démontre que ce retard a porté atteinte à ses intérêts (Assemblée plénière, 4 juin 2021, no 21‑81.656, Bull. crim. no 6, et, depuis lors, Crim., 23 novembre 2021, no 20-80.675, publié au Bull. crim. no 11, et Crim., 25 janvier 2022, no 21‑82.095).

3. L’audition des témoins en audience correctionnelle

68. La Cour renvoie à l’arrêt Cardot c. France (19 mars 1991, § 28, série A no 200) pour l’exposé des dispositions du code de procédure pénale relatives à l’audition des témoins lors de l’audience correctionnelle

4. La sanction de la durée excessive de la procédure

69. Selon une jurisprudence bien établie, le dépassement du délai raisonnable de jugement, au sens de l’article 6 § 1, est sans incidence sur la validité de la procédure (Crim. 3 février 1993, no 92‑83.443, Bull. crim. no 57, Crim., 3 mai 2012, no 11-88.725, Bull. crim. 2012, no 105, Crim. 24 avril 2013, no 12‑82.863, Bull. crim. no 100, Crim. 9 avril 2015, no 13-86.112, et Crim., 9 mars 2016, no 14-85.847).

70. Par un arrêt ultérieur à la cause, la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence, en jugeant toutefois qu’il appartient à la juridiction de jugement d’apprécier la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont soumis en prenant en considération l’éventuel dépérissement des preuves imputable au temps écoulé depuis la date des faits, et l’impossibilité qui pourrait en résulter, pour les parties, d’en discuter la valeur et la portée (Crim., 9 novembre 2022, no 21‑85.655, Bull. crim. no 11).

71. Par ailleurs, le dépassement du délai raisonnable ouvre droit à indemnisation sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 8, CEDH 2002‑VIII, et Médard c. France (déc.), no 10891/06, 7 juin 2011).

5. La prescription de l’action publique

72. Jusqu’au 1er mars 2017, le délit d’abus de biens sociaux se prescrivait par trois ans en application de l’article 8 du code de procédure pénale. Ce délai a été porté à six ans par la loi no 2017-242 du 27 février 2017.

73. En cas de dissimulation du délit d’abus de bien sociaux, la Cour de cassation fixe le point de départ de la prescription au fixé au jour où ce délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique (Crim., 10 août 1981, no 80-93.092, Bull. crim. no 244, Crim., 13 février 1989, pourvoi no 88-81.218, Bull. crim. 1989, no 69, Crim. 14 novembre 2007, no 06-87.378, Bull. crim. no 282). Il importe donc que les faits soient apparus à une personne habilitée à mettre en mouvement l’action publique. Dès lors, la circonstance selon laquelle les faits étaient connus par un commissaire aux comptes et par un expert-comptable (Crim., 10 août 1981, précité, et Crim., 3 octobre 2007, no 06-87.276) ou par le fisc (Crim. 30 avril 2014, no 13‑82.912) n’est pas déterminante, dès lors qu’ils n’ont pas été dénoncés à une partie capable d’engager l’action publique. En outre, celle-ci doit avoir eu connaissance d’informations précises, et non de simples suspicions (Crim. 7 mai 2002, no 02-80.796, Bull. crim. no 106).

74. La loi du 27 février 2017 a consacré cette règle de report du point de départ de la prescription à l’article 9‑1 code de procédure pénale, pour l’ensemble des « infractions occultes ou dissimulées ».

6. La purge des nullités en matière correctionnelle

75. L’article 385 du code de procédure pénale prévoit deux règles de forclusion en matière de nullité de procédure.

76. Il prévoit, d’une part, en son premier alinéa, que la juridiction correctionnelle n’a pas qualité pour constater une nullité lorsqu’elle est saisie par le renvoi ordonné par une juridiction d’instruction. Cette disposition a toutefois été déclarée contraire à la Constitution par une décision no 2023‑1062 QPC du Conseil constitutionnel du 28 septembre 2023, dans la mesure où elle ne prévoit pas d’exception à la purge des nullités dans le cas où le prévenu n’aurait eu connaissance d’une irrégularité de procédure que postérieurement à la clôture de l’instruction. Les effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité ont été modulés dans le temps, et elle ne peut désormais être invoquée que par celui qui se prévaut d’un moyen de nullité qui ne pouvait être connu avant la clôture de l’information.

77. L’article 385 dispose, d’autre part, à son cinquième alinéa, que les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1, 3 b) et 3 D) DE LA CONVENTION

78. Le requérant soutient, d’une part, qu’il n’a pas été jugé dans un délai raisonnable.

79. Il dénonce, d’autre part, le manque d’équité de son procès par quatre griefs distincts :

- premièrement, il se plaint de la tardiveté de la notification de son droit au silence lors de sa comparution devant la CJR et de la méconnaissance de son droit de ne pas s’incriminer lui-même ;

- deuxièmement, il critique les conditions dans lesquelles la juridiction est passée outre l’audition des témoins absents ;

- troisièmement, il fait valoir que l’ancienneté des faits a entraîné un dépérissement des preuves, plusieurs protagonistes de cette affaire étant décédés avant l’ouverture du procès ;

- quatrièmement, il soutient que des pièces de nature à établir la prescription de l’action publique lui ont été dissimulées par le juge d’instruction, et qu’elles ont ensuite été dénaturées par la CJR.

80. Il invoque la violation de l’article 6 §§ 1, 3 b) et 3 d) de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à : (...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

1. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité des proches du requérant pour poursuivre la procédure

81. Après le décès du requérant, sa veuve et son fils ont manifesté leur souhait de poursuivre la procédure qu’il avait engagée devant la Cour. La Cour estime qu’ils ont tous deux un intérêt suffisant au maintien de la requête, et reconnaît dès lors qu’ils ont qualité pour se substituer à lui.

2. Sur l’épuisement des voies de recours internes

a) Thèses des parties

82. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas respecté l’exigence d’épuisement préalable des voies de recours internes prévue par l’article 35 § 1 de la Convention, et que sa requête doit en conséquence être déclarée irrecevable.

83. D’une part, il fait valoir que le requérant n’a pas exercé le recours indemnitaire prévu à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, alors que celui-ci constitue une voie de recours interne permettant de remédier aux griefs tirés de la durée excessive de la procédure.

84. D’autre part, il soutient en substance que le requérant n’a pas permis aux juridictions internes d’examiner correctement le fond des griefs soulevés devant la Cour. Il reproche d’abord au requérant d’avoir sollicité l’annulation de la procédure sans respecter les prescriptions de l’article 385 alinéa 5 du code de procédure pénale (paragraphe 77 ci-dessus). Il fait ensuite valoir que, devant la CJR, le requérant n’a pas présenté de demande aux fins d’audition des témoins absents ou de constatation de la prescription, et qu’il n’a pas davantage soulevé le grief tiré de la dissimulation de pièces lors de l’exploitation du dossier pénal relatif à l’affaire du Fondo. Il fait observer que ces moyens ont été soulevés pour la première fois devant le juge de cassation, dont l’office était limité à l’examen de la légalité de l’arrêt critiqué et de sa motivation.

85. Le requérant sollicite le rejet de l’exception de non-épuisement.

86. Il fait d’abord valoir qu’il a valablement soulevé son grief tiré du droit d’être jugé dans un délai raisonnable devant les juridictions internes, en l’invoquant en substance devant la CJR puis de façon expresse devant la Cour de cassation. Il conteste par ailleurs l’effectivité du recours prévu par l’article L. 141‑1 du code de l’organisation judiciaire, dans la mesure où celui-ci ne permet pas d’obtenir l’annulation des poursuites en cas de dépassement du délai raisonnable ni de remettre en cause l’équité d’une condamnation pénale lorsqu’elle résulte de l’ancienneté des faits. Il ajoute que sa demande d’annulation de la procédure fondée sur le dépassement du délai raisonnable était vouée à l’échec (paragraphe 69 ci-dessus) et donc dénuée d’effectivité, de sorte qu’on ne saurait lui opposer une erreur procédurale sur ce terrain.

87. Il indique par ailleurs que ce n’est que dans le cadre de la préparation de son pourvoi qu’il a pris connaissance de pièces susceptibles d’établir la prescription de l’action publique.

88. Il soutient enfin qu’il ne pouvait contester la régularité de la procédure suivie devant la CJR que dans le cadre d’un pourvoi en cassation.

b) Appréciation de la Cour

1. Sur le grief tiré du droit à être jugé dans un délai raisonnable

89. La Cour rappelle qu’un grief tiré de la durée d’une procédure judiciaire introduit devant elle dans une requête dirigée contre la France est irrecevable s’il n’a pas été préalablement soumis aux juridictions internes dans le cadre d’un recours fondé sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (Mifsud, décision précitée, § 16, Garretta c. France (déc.), no 2529/04, § 62, 4 mars 2008, Agnelet c. France (déc.), no 61198/08, 27 septembre 2011, et Krombach c. France (déc.), no 67521/14, § 31, 10 mai 2016).

90. Par conséquent, pour autant qu’elle se rapporte spécifiquement à la durée de la procédure, cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

91. À cet égard, la Cour rappelle que le droit de tout accusé de voir sa cause jugée par un tribunal dans un délai raisonnable trouve son assise dans la nécessité de veiller à ce qu’un accusé ne demeure pas trop longtemps dans l’incertitude de la solution qui sera réservée à l’accusation pénale portée contre lui (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 68, CEDH 2009 (extraits)). Un tel grief ne se confond pas avec celui tiré du dépérissement des preuves en raison de l’écoulement du temps, ce dernier ayant trait à l’équité du procès et au respect des droits de la défense (voir, pour une telle distinction, Soros c. France (déc.), no 50425/06, § 50, 31 août 2010). La cause d’irrecevabilité constatée au paragraphe précédent ne s’étend donc pas à ce second grief, que la Cour examinera séparément (paragraphes 115‑118 ci-dessous).

2. Sur les griefs tirés du manque d’équité du procès

92. La Cour rappelle qu’avant d’être attraits devant la Cour, les États doivent avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, §§ 84‑87, 9 juillet 2015). La règle de l’épuisement des voies de recours internes posée à l’article 35 § 1 de la Convention impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour, et commande en outre l’emploi de moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 70, 20 octobre 2016). Toutefois, la méconnaissance des règles de procédure internes ne peut être opposée au requérant lorsque l’autorité compétente s’est néanmoins prononcée sur le bien-fondé de son recours (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 52, 24 juillet 2008), ne serait‑ce que brièvement (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 43 et 45, CEDH 2009).

93. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a présenté plusieurs moyens de cassation à l’encontre de l’arrêt de la CJR du 4 mars 2021 correspondant, expressément ou en substance, aux griefs qu’il soulève devant la Cour (paragraphe 55 ci-dessus). Après avoir rappelé les limites de son office et relevé plusieurs lacunes dans la défense du requérant devant la juridiction du fond, la Cour de cassation s’est prononcée sur le bien-fondé de ses moyens relatifs à la notification du droit de se taire, à l’atteinte au droit d’interroger des témoins et à la prescription de l’action publique (paragraphes 57‑59 ci-dessus). En outre, si elle a déclaré son moyen relatif au défaut d’examen de sa demande d’annulation de la procédure pour dépassement du délai raisonnable irrecevable en application de l’article 385 alinéa 5 du code de procédure pénale (paragraphe 77 ci-dessus), elle a cependant jugé qu’une telle demande ne pouvait prospérer en rappelant sa jurisprudence selon laquelle le dépassement du délai raisonnable de jugement est sans incidence sur la validité des procédures (paragraphes 60 et 69 ci‑dessus) : même si elle a qualifié cette partie de son raisonnement de surabondant, elle a cependant ainsi examiné ce moyen de cassation tiré de la violation de l’article 6 § 1 et a, aux yeux de la Cour, également motivé son rejet sur le terrain du défaut de fondement (comparer avec Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (déc.), no 45701/99, 7 juin 2001, Djavadov c. Russie, no 30160/04, § 27, 27 septembre 2007, Voggenreiter c. Allemagne (déc.), no 47169/99, 28 novembre 2002, Vladimir Romanov, précité, § 52, et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, §§ 43 et 45). Il s’ensuit que le surplus de l’exception préliminaire présentée par le Gouvernement doit être rejeté.

94. Constatant que ces griefs ne sont ni manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

95. La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 s’analysent en des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1. Lorsqu’un requérant se plaint de nombreux vices procéduraux, il est loisible à la Cour d’examiner successivement les différents griefs présentés devant elle en vue de déterminer si la procédure, considérée dans son ensemble, a revêtu un caractère équitable (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 194, 23 mars 2016). Elle procédera ainsi en l’espèce.

1. Sur le grief relatif aux droits de garder le silence et de ne pas s’incriminer soi-même

96. Le requérant se plaint de la notification tardive de son droit de garder le silence lors de sa comparution devant la CJR aux fins de jugement. Il considère que cette circonstance méconnaît en elle-même les exigences de l’article 6 § 1. Il ajoute qu’elle est d’autant plus préjudiciable que le requérant se défendait seul. En outre, il fait valoir qu’avant l’arrêt du 4 juin 2021, la Cour de cassation jugeait que le défaut de notification du droit de se taire faisait nécessairement grief au prévenu. Il dénonce par ailleurs la violation de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

97. Le Gouvernement indique que la notification du droit de se taire est intervenue dès le premier jour des débats devant la CJR, après l’appel des témoins et l’examen d’une demande de supplément d’information présentée par son coprévenu. Il souligne que, dans cet intervalle, le requérant s’est borné à indiquer qu’il se défendrait seul, sans faire de déclaration incriminante.

98. La Cour rappelle que le droit de se taire lors d’un interrogatoire de police et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6, et qu’ils ont pour but de mettre l’accusé à l’abri d’une coercition abusive de la part des autorités (John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 100, CEDH 2006-IX, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 92, 10 mars 2009, et Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 266, 13 septembre 2016). Afin de garantir que la protection de ces droits soit concrète et effective, il est crucial que les suspects en aient connaissance lorsqu’une accusation en matière pénale est dirigée à leur encontre et qu’ils sont interrogés (Ibrahim et autres, précité, §§ 270 et 272).

99. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a fait l’objet d’une accusation à compter de sa convocation aux fins de mise en examen dans le cadre de la procédure ouverte à son égard le 26 juin 2014 (paragraphe 28 ci‑dessus). Or, il a été informé de son droit de se taire dès le début de son interrogatoire de première comparution du 4 juillet 2017 (paragraphe 31 ci‑dessus). La Cour note, à titre surabondant, que l’existence de ce droit lui a été rappelée lors de l’audience de règlement du 16 septembre 2019 et qu’il a effectivement été en mesure de l’exercer en cours de procédure (paragraphes 36-37 et 50 ci-dessus). Dans ces conditions, elle estime que la méconnaissance des dispositions de droit interne relatives à la notification du droit de se taire a été sans effet sur l’équité du procès pénal au sens de l’article 6.

100. Par ailleurs, il n’est pas allégué que le requérant ait fait l’objet d’une quelconque forme de coercition, de sorte qu’aucune question ne se pose en l’espèce sous l’angle du droit de ne pas s’incriminer soi-même (De Legé c. Pays-Bas, no 58342/15, §§ 65 et 74, 4 octobre 2022).

101. La Cour en conclut qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits de garder le silence et de ne pas s’incriminer soi-même du requérant dans les circonstances de l’espèce.

2. Sur le grief relatif au droit d’interroger les témoins

a) Thèses des parties

102. Le requérant reproche à la CJR de n’avoir pas recueilli ses observations avant de passer outre l’audition des quatre témoins absents, et de n’avoir pas spécialement motivé son arrêt sur ce point. Il fait valoir que son comportement ne peut être considéré comme une renonciation tacite à son droit d’interroger les témoins.

103. Le Gouvernement rappelle que les quatre témoins non comparants avaient été cités par le ministère public et que celui-ci a renoncé à les faire entendre, sans que les autres parties s’y opposent. Dans ces conditions, il estime qu’il suffisait à la CJR de constater ces points, comme elle l’a fait dans son arrêt. Il ajoute que ceux des témoins qui avaient le statut de prévenu devant le juge de droit commun pouvaient refuser de déposer en invoquant le droit au silence. Il fait encore valoir que le requérant pouvait s’opposer à ce qu’il fût passé outre l’audition des témoins absents, solliciter un supplément d’information afin qu’ils fussent entendus, interroger les témoins présents, présenter des observations sur les déclarations de témoins absents lues à l’audience ou encore demander la lecture d’autres procès-verbaux, mais qu’il n’a exercé aucun de ces droits procéduraux. Il soutient enfin que la condamnation du requérant n’a pas été fondée sur ces seuls témoignages.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

104. La Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur la culpabilité du requérant. Son office consiste à déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble. À cette fin, il lui faut notamment rechercher si les droits de la défense ont été respectés et si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité des éléments de preuve contestés par lui et de s’opposer à leur utilisation (Bykov, précité, §§ 89-90).

105. Elle rappelle en outre que le terme « témoin » a, dans le système de la Convention, un sens autonome (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235-B). Ainsi, dès lors qu’une déposition, qu’elle soit faite par un témoin stricto sensu ou par un coaccusé, est susceptible de fonder, d’une manière substantielle, la condamnation de l’accusé, elle constitue un témoignage à charge et les garanties prévues par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lui sont applicables (Lucà c. Italie, no 33354/96, § 41, CEDH 2001‑II, et Kaste et Mathisen c. Norvège, nos 18885/04 et 21166/04, § 53, CEDH 2006‑XIII).

106. Les principes applicables au droit d’interroger des témoins ont été résumés dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, § 118, CEDH 2011) et Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, §§ 100-131, CEDH 2015), auxquels la Cour renvoie.

2. Application en l’espèce

107. Le requérant reproche à la CJR d’être passée outre l’audition de B., D.V., C. et M. sans recueillir ses observations ni motiver spécialement sa décision sur ce point.

108. À l’époque des faits, B. était le directeur du cabinet du premier ministre. D.V. était un proche collaborateur du requérant, tant au ministère de la Défense qu’à la direction du Parti républicain. C. présidait la DCN-I. M. a, lui, été nommé à la tête de la SOFRESA en décembre 1995.

109. Il importe tout d’abord de déterminer si les intéressés étaient des témoins à charge au sens de l’article 6 § 3, d). À cet égard, la Cour relève que la CJR s’est en partie fondée sur les déclarations de C. pour entrer en voie de condamnation à l’encontre du requérant (paragraphes 53‑54 ci-dessus). Elle note en outre que le ministère public a jugé nécessaire de faire comparaître B., D.V. et M. devant la CJR au soutien de l’accusation. Dans ces conditions, elle est prête à admettre que les déclarations de ces quatre témoins absents constituaient des témoignages à charge.

110. S’agissant des motifs de non-comparution des témoins défaillants, le Cour constate qu’ils ont fait l’objet d’un examen contradictoire lors de l’audience de jugement (paragraphes 43 et 46 ci-dessus). Les raisons de santé avancées par D.V., qui dut être hospitalisé au cours des débats, constituent à n’en pas douter un motif d’absence valable (Bobeş c. Roumanie, no 29752/05, § 39, 9 juillet 2013, et Vronchenko c. Estonie, no 59632/09, § 58, 18 juillet 2013). De la même façon, la volonté de B. d’exercer son droit au silence ne pouvait pas être méconnue, dans la mesure où celui-ci faisait l’objet de poursuites dans la même affaire (Vidgen c. Pays-Bas, no 29353/06, § 42, 10 juillet 2012, et Sievert c. Allemagne, no 29881/07, § 61, 19 juillet 2012). Toutefois ni l’arrêt rendu par la CJR le 4 mars 2021 ni les documents produits par le Gouvernement ne permettent à la Cour de s’assurer que l’absence de C. et M. reposait sur des motifs sérieux et qu’aucune mesure ne pouvait raisonnablement être prise pour assurer leur comparution.

111. S’agissant ensuite du poids des dépositions de ces témoins dans la condamnation du requérant, la Cour constate que l’arrêt du 4 mars 2021 comporte une motivation détaillée et que la CJR s’est fondée sur un faisceau d’indices, notamment constitué de documents contractuels, administratifs et bancaires, ainsi que sur les déclarations de plusieurs autres témoins, pour entrer en voie de condamnation (paragraphes 53‑54 ci-dessus). Les déclarations de B. et M. n’ont pas été prises en considération pour établir la culpabilité du requérant. À l’inverse, la CJR s’est en partie appuyée sur les déclarations de C. et D.V. (paragraphe 54 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les témoignages de C. et D.V. n’ont pas constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, mais qu’ils ont eu un poids certain dans celle-ci (Schatschaschwili, précité, § 116).

112. La Cour considère cependant que plusieurs facteurs ont compensé le défaut de comparution de C. et D.V. à l’audience. En premier lieu, la CJR a relevé que les dires de C. étaient corroborés par trois autres témoignages. En deuxième lieu, le requérant a eu la possibilité de demander à être confronté aux intéressés en cours d’information, mais n’en a pas fait usage. En troisième lieu, il ne s’est pas opposé à ce qu’il soit passé outre l’audition de ces témoins lors de l’audience et n’a présenté aucune demande tendant au report du procès à une date ultérieure ou à ce que les témoins défaillants soient contraints à comparaître, alors qu’il en avait la faculté (voir, mutatis mutandis, Bouhajla c. France (déc.), no 19899/08, 7 juin 2011). En dernier lieu, le requérant a eu la possibilité de donner sa propre version des faits et de mettre en doute la crédibilité des témoins absents devant la CJR.

113. La Cour observe par ailleurs que le requérant a délibérément choisi de se défendre seul pendant une large partie de la procédure. Elle rappelle qu’un tel choix ne le dispensait pas de faire preuve de diligence (Melin c. France, 22 juin 1993, § 25, série A no 261-A).

114. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que la décision de la CJR de passer outre l’audition des témoins absents n’a pas nui à l’équité globale de la procédure.

3. Sur le grief relatif au dépérissement des preuves et au décès de certains protagonistes

a) Thèses des parties

115. Le requérant soutient que l’ancienneté des faits poursuivis l’a privé de la possibilité de se défendre de manière effective. Il dénonce un dépérissement des preuves et fait particulièrement valoir que plusieurs personnes directement concernées par cette affaire n’ont jamais pu être entendues. Il se plaint plus spécialement du fait que le cheikh B.M., le roi d’Arabie saoudite, la première ministre du Pakistan, D., et le président Chirac n’aient pas été entendus au cours des investigations. Les intéressés sont respectivement décédés en 2004, 2005, 2007, 2011 et 2019.

116. Le Gouvernement soutient que l’ancienneté des faits n’a pas rendu le procès inéquitable. Il fait valoir que la présomption d’innocence et les règles afférentes à la charge de la preuve font principalement peser le risque de dépérissement des preuves sur l’accusation. Il relève que certains types de preuves sont moins affectés par le passage du temps, comme c’est le cas pour les preuves documentaires. Il souligne enfin que le requérant ne précise pas en quoi l’ancienneté des faits a entravé sa défense.

b) Appréciation de la Cour

117. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas d’apprécier le caractère complet des investigations réalisées par les autorités internes, mais uniquement de statuer sur l’équité du procès au regard des exigences de l’article 6. À cet égard, elle constate en premier lieu que les personnes précitées n’ont jamais déposé, de sorte qu’elles ne peuvent être considérées comme des témoins à charge au sens de l’article 6 § 3, d). Par ailleurs, le requérant n’avance aucune raison permettant de penser qu’il a été privé d’un témoignage à décharge susceptible d’influencer l’issue de son procès (Kapustyak c. Ukraine, no 26230/11, §§ 94‑95, 3 mars 2016, et Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 145, 18 décembre 2018), et la Cour ne saurait spéculer sur ce que les défunts auraient pu déclarer. Elle relève en deuxième lieu qu’il a eu la possibilité de demander l’audition de M. Chirac, et qu’il n’en a pas fait usage. Elle observe, en troisième lieu, qu’il n’allègue pas que les preuves matérielles et testimoniales effectivement produites à son encontre aient été affectées par le passage du temps. Elle note en quatrième lieu qu’il n’a pas contesté leur authenticité ou leur fiabilité en cours de procédure, alors qu’il en avait la possibilité.

118. La Cour en conclut que le requérant ne démontre pas que l’ancienneté des faits a porté atteinte aux droits de la défense et à l’équité de son procès dans les circonstances de l’espèce.

4. Sur les allégations de dissimulation et de dénaturation de faits de nature à établir la prescription

a) Thèses des parties

119. Le requérant prétend que le juge d’instruction initialement saisi des faits aurait dissimulé plusieurs pièces de nature à établir la prescription de l’action publique, en ne versant au dossier de la procédure que certains extraits de la procédure du Fondo (paragraphe 25 ci-dessus). Il fait valoir que ces pièces évoquaient déjà le fait que des rétrocommissions avaient pu être versées en marge du contrat Sawari II, et qu’elles étaient connues des autorités judiciaires depuis 1998.

120. Il soutient par ailleurs que ces pièces, finalement produites par son coprévenu, ont ensuite été dénaturées par la CJR, qui aurait arbitrairement écarté l’exception de prescription.

121. Le Gouvernement conteste toute dissimulation de preuves. Il souligne que le requérant a été poursuivi et condamné dans l’affaire du Fondo, de sorte qu’il a eu accès à l’entier dossier de cette procédure. Il relève par ailleurs que le requérant n’a pas sollicité la production de pièces complémentaires dans le cadre de la procédure litigieuse, et qu’il ne s’est pas non plus prévalu de la prescription devant la CJR. Il fait enfin valoir que les pièces litigieuses ont été examinées avec attention par les juridictions internes dans le cadre d’une requête aux fins de constatation de la prescription puis d’un pourvoi en cassation formés par M. Balladur, et que le requérant cherche en réalité à remettre en cause leur appréciation.

b) Appréciation de la Cour

122. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 exige que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes, à charge comme à décharge, qu’elles ont en leur possession (Natunen c. Finlande, no 21022/04, § 39, 31 mars 2009, Leas c. Estonie, no 59577/08, § 77, 6 mars 2012, et Matanović c. Croatie, no 2742/12, § 151, 4 avril 2017).

123. Elle rappelle par ailleurs qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par les juridictions internes, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. L’article 6 § 1 ne réglemente pas l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause, sous l’angle de cette disposition, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017).

124. S’agissant tout d’abord des allégations de dissimulation de preuves de nature à établir la prescription, la Cour constate que le juge d’instruction initialement saisi des faits a procédé de son propre chef à l’exploitation d’une procédure antérieure, dans laquelle l’existence de rétrocommissions liée au contrat Sawari II avait été évoquée. Elle note que celui-ci a versé au dossier de la procédure qu’il instruisait l’ensemble des actes d’investigation qui étaient susceptibles d’accréditer cette hypothèse (paragraphe 25 ci-dessus). Dans le cadre de la procédure litigieuse, le requérant a ainsi eu accès à ces éléments factuels dès sa mise en examen.

125. Le requérant fait valoir que le juge d’instruction a omis de verser au dossier certains éléments de procédure, et en particulier la demande d’acte du ministère public du 6 août 1999, l’ordonnance de rejet de 3 août 2000 et l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction de Paris le 31 janvier 2001 dans cette affaire (paragraphes 9‑10 ci-dessus). À supposer même que ces pièces soient pertinentes pour l’appréciation de la prescription et donc qu’elles soient de nature à disculper le requérant (Leas, précité, § 81, et Matanović, précité, § 161), la Cour constate que celui-ci a été partie à la procédure relative à l’affaire du Fondo et qu’il a eu accès à ce titre à l’ensemble de ces documents (paragraphes 7 et 10 ci-dessus). De plus, ces pièces ont été produites et débattues devant la CJR à l’initiative de M. Balladur (paragraphe 48 ci‑dessus). La Cour en déduit que le requérant n’est pas fondé à se plaindre d’un défaut de communication de preuves à décharge.

126. S’agissant ensuite de l’appréciation de ces éléments de preuve, la Cour relève qu’ils ont tous été examinés par la commission d’instruction et par la CJR lorsqu’elles ont statué sur les demandes relatives à la prescription présentées par M. Balladur (paragraphes 32, 34, 48 et 52 ci-dessus). Elle observe que le requérant a eu la possibilité de s’associer à ces demandes, mais qu’il s’en est abstenu (paragraphes 33 et 49 ci-dessus). Elle note que le pourvoi en cassation formé par le requérant à l’encontre de l’arrêt du 4 mars 2021 ne permettait pas un réexamen de ces éléments, compte tenu de l’office du juge de cassation (paragraphe 59 ci-dessus).

127. La Cour constate au surplus que la commission d’instruction de la CJR a, dans le cadre de son arrêt du 21 décembre 2017, procédé à un examen détaillé des éléments dont les magistrats en charge de la procédure du Fondo avaient connaissance en 1998. Elle a relevé qu’à cette date, l’existence de rétrocommissions en marge du contrat Sawari II n’avait été évoquée qu’en termes hypothétiques par deux journalistes, qui n’avaient pas souhaité communiquer l’identité de leur source. Elle a par ailleurs constaté que cette piste n’avait pas été corroborée, tandis que d’autres éléments tendaient au contraire à la démentir. Forte de ces constatations, elle a estimé que le ministère public n’était pas en mesure d’exercer l’action publique sur une telle base factuelle et en a conclu que le point de départ de la prescription ne pouvait être fixé à cette date (paragraphe 34 ci‑dessus). La Cour considère que de telles constatations ne peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables dans les circonstances de l’espèce.

5. Conclusion

128. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que la cause du requérant a été examinée dans le respect des exigences de l’article 6 §§ 1, 3 b) et d) de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que la veuve et le fils du requérant ont qualité pour poursuivre la procédure à sa place ;
2. Accueille l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pour ce qui concerne le grief tiré de la durée de la procédure, et la rejette pour le surplus ;
3. Déclare les griefs relatifs au droit de garder le silence, au droit d’interroger des témoins, au dépérissement de la preuve, et à la prescription de l’action publique recevables, et le surplus de la requête irrecevable ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1, 3 b) et d) de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-229372
Date de la décision : 14/12/2023
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6+6-3-b - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable;Article 6-3-b - Facilités nécessaires;Article 6-3-d - Interrogation des témoins)

Parties
Demandeurs : LÉOTARD
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GATINEAU J. J.

Origine de la décision
Date de l'import : 15/12/2023
Fonds documentaire ?: HUDOC

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