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05/09/2023 | CEDH | N°001-226416

CEDH | CEDH, AFFAIRE KOILOVA ET BABULKOVA c. BULGARIE, 2023, 001-226416


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KOILOVA ET BABULKOVA c. BULGARIE

(Requête no 40209/20)

ARRÊT


Art 8 • Obligations positives • Vie privée et familiale • Refus d’inscrire à l’état civil d’une femme sa qualité de personne mariée telle qu’établie par l’acte de mariage de son couple homosexuel conclu à l’étranger • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Application des principes établis dans l’arrêt Fedotova et autres c. Russie [GC] • Jurisprudence de la Cour européenne préci

sée et consolidée dans Fedotova et autres et corroborée par une tendance nette et continue au sein des États parties...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KOILOVA ET BABULKOVA c. BULGARIE

(Requête no 40209/20)

ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Vie privée et familiale • Refus d’inscrire à l’état civil d’une femme sa qualité de personne mariée telle qu’établie par l’acte de mariage de son couple homosexuel conclu à l’étranger • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Application des principes établis dans l’arrêt Fedotova et autres c. Russie [GC] • Jurisprudence de la Cour européenne précisée et consolidée dans Fedotova et autres et corroborée par une tendance nette et continue au sein des États parties et les positions convergentes de plusieurs organes internationaux • Motifs invoqués au titre de l’intérêt général ne prévalant pas sur les intérêts essentiels des requérantes • Marge d’appréciation réduite outrepassée

STRASBOURG

5 septembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Koilova et Babulkova c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Yonko Grozev,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête (no 40209/20) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Darina Nikolaeva Koilova (« la première requérante ») et Lilia Petrova Babulkova (« la deuxième requérante »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 3 septembre 2020,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),

Vu les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérantes,

Vu la demande de dessaisissement en faveur de la Grande Chambre formulée par les parties dans leurs observations et la décision prise par la chambre de ne pas y faire droit, les conditions prévues à cet égard par l’article 30 de la Convention ne se trouvant pas réunies, et de poursuivre en conséquence l’examen de la présente espèce,

Vu les commentaires soumis par le Comité Helsinki bulgare et l’Institut Ordo Iuris, que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne le refus des autorités bulgares de faire figurer sur les registres de l’état civil, au titre du statut matrimonial de la première requérante, sa qualité de personne mariée telle qu’établie par l’acte de mariage conclu à l’étranger par les requérantes, et dès lors la question de la reconnaissance et de la protection juridique de leur union en tant que personnes de même sexe. Sont en jeu les articles 8 et 12, pris seuls et combinés avec l’article 14 de la Convention.

EN FAIT

2. L’une et l’autre requérantes sont nées en 1986 et résident à Sofia. Elles ont été représentées par Me D. Lyubenova, avocate à Sofia.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme M. Dimitrova, du ministère de la Justice.

4. Le 15 novembre 2016, les requérantes, qui vivaient en couple depuis 2009, conclurent un mariage au Royaume-Uni.

5. Le 15 mai 2017, la première requérante sollicita de l’administration municipale de Lulin (Sofia) l’inscription sur les registres de l’état civil, au titre de son statut matrimonial, de la mention « mariée ». Le 5 juin 2017, le maire de Lulin refusa d’effectuer la modification demandée sur la base des documents présentés. Il expliqua, en invoquant notamment l’article 5 du code de la famille lu conjointement avec l’alinéa 1 de son article 4, que l’ordre juridique bulgare prévoyait expressément que le mariage était l’union d’un homme et d’une femme.

6. La première requérante recourut contre cette décision devant les juridictions administratives. Par une décision du 8 janvier 2018, le tribunal administratif de la ville de Sofia rejeta le recours. Il déclara qu’un mariage civil conclu dans les formes et selon les exigences du code de la famille bulgare constituait une condition nécessaire aux fins d’autorisation par l’administration d’une modification des registres d’état civil. Il expliqua que cette condition n’était pas remplie en l’espèce, l’ordre juridique bulgare ne permettant pas que le mariage contracté au Royaume-Uni par les requérantes, s’agissant de personnes de même sexe, produisît d’effets en Bulgarie. Il ajouta qu’une telle approche du droit interne ne pouvait être tenue pour contraire aux règles de l’Union européenne, à la Convention européenne des droits de l’homme ou au droit international privé.

7. Par une décision du 12 décembre 2019, la Cour administrative suprême, saisie d’un pourvoi formé par la première requérante, confirma pleinement la décision de la première instance.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La constitution bulgare

8. Les dispositions pertinentes de la Constitution bulgare sont ainsi libellées :

Article 5

« 1) La Constitution est la loi suprême et les autres lois ne peuvent la contredire.

2) Les dispositions de la Constitution sont directement applicables. (...)

4) Les accords internationaux ratifiés selon l’ordre constitutionnel, publiés et entrés en vigueur à l’égard de la République de Bulgarie, font partie du droit interne de l’État. Ils ont la priorité sur les normes de la législation interne qui sont en contradiction avec eux. »

Article 6

« 1) Tous les individus naissent libres et égaux en dignité et en droits.

2) Tous les citoyens sont égaux devant la loi. Sont inadmissibles toute limitation des droits et toute attribution de privilèges fondées sur une distinction de race, de nationalité, d’appartenance ethnique, de sexe, d’origine, de religion, d’éducation, de conviction, d’appartenance politique, de condition personnelle ou sociale ou de situation de fortune. »

Article 14

« La famille, la maternité et les enfants sont protégés par l’État et par la société. »

Article 46

« 1) Le mariage est une union librement conclue entre un homme et une femme. Seul le mariage civil est légal. (...)

3) La forme du mariage, les conditions et les modalités de sa conclusion et de sa dissolution et les rapports individuels et patrimoniaux entre les époux sont réglementés par la loi. »

9. Le 8 février 2018, soixante-quinze députés de l’Assemblée nationale saisirent la Cour constitutionnelle, dans la perspective d’une ratification par l’État de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul ») signée par la Bulgarie le 21 avril 2016, d’une demande d’examen de conformité de ladite convention avec les dispositions de la constitution bulgare. La Cour constitutionnelle a ainsi eu l’occasion, dans un raisonnement qui l’amena à conclure, dans une décision du 27 juillet 2018, à la non-conformité, d’exprimer sa position relativement à la définition constitutionnelle du mariage. Elle a déclaré que selon la tradition juridique bulgare, telle qu’exprimée par l’article 46, alinéa 1 de la Constitution, le mariage constitue « une union volontaire entre un homme et une femme ». Elle a précisé que le cadre constitutionnel du mariage repose sur l’existence de deux sexes biologiquement définis – l’homme et la femme – et que la Constitution n’admet de mariage qu’entre personnes de sexe biologique différent. Elle a ainsi rappelé que la conception du mariage comme la relation entre un homme et une femme, définition placée au cœur du cadre constitutionnel, est profondément ancrée dans la jurisprudence bulgare.

10. Appelée par ailleurs à livrer son interprétation du mot « sexe » tel qu’il figure dans la Constitution, la Cour constitutionnelle s’est montrée fidèle, dans une décision rendue le 26 octobre 2021, à l’argumentation résumée ci‑dessus. Elle a en effet conclu au sens strictement biologique du mot en question au terme d’un raisonnement fondé sur ce qu’elle a présenté comme une conviction profonde : celle d’un attachement du peuple bulgare aux valeurs familiales traditionnelles, c’est-à-dire à une société reposant sur l’idée selon laquelle seule l’union d’un homme et d’une femme peut composer une cellule familiale au sein de laquelle chacun remplit le rôle spécifique qui lui est manifestement assigné par des facteurs biologiques et sociaux.

2. Le Code de la famille

11. Les dispositions pertinentes du code de la famille de 2009 se lisent ainsi :

Mariage civil

Article 4

« 1) Seul le mariage civil conclu selon les formes prescrites dans le présent code conduit aux conséquences visées par les lois relatives au mariage. (...) »

Consentement au mariage

Article 5

« Le mariage est conclu sur la base d’un consentement mutuel, libre et explicite, exprimé personnellement et simultanément par un homme et une femme devant l’officier d’état civil. »

3. Le code du droit international privé

12. Les dispositions pertinentes du code du droit international privé de 2005 sont ainsi libellées :

Conclusion du mariage

Article 6

« (...)

3) Un mariage entre ressortissants bulgares peut être conclu à l’étranger auprès de l’organe compétent de l’État concerné si le droit interne de cet État le permet. »

Forme du mariage

Article 75

« 1) La forme du mariage est déterminée par le droit de l’État auquel appartient l’organe devant lequel le mariage est conclu. (...)

3) Un mariage conclu à l’étranger est reconnu en République de Bulgarie si la forme prévue par le droit applicable au regard de l’alinéa 1 (...) est respectée. »

Conditions requises pour pouvoir contracter mariage

Article 76

« 1) Les conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont déterminées, pour chacune des personnes concernées, par le droit de l’État dont elle est ressortissante au moment où le mariage est conclu. (...) »

Conditions de reconnaissance et d’exécution

[d’une décision ou d’un acte émis par une autorité d’un État étranger]

Article 117

« Les décisions et actes des tribunaux et autres organes d’un État étranger sont reconnus et exécutés lorsque :

(...)

5. la reconnaissance ou l’exécution n’est pas contraire à l’ordre public bulgare. »

4. La rÉglementation sur les registres civils

13. Les dispositions pertinentes de la loi sur les registres civils de 1999 se lisent ainsi :

Article 27

« Les données du fichier personnel électronique d’état civil sont mises à jour par l’administration municipale sur la base :

1. des actes d’état civil ou de leurs équivalents numériques (...). »

14. La Cour administrative suprême a eu l’occasion d’examiner des recours contre le rejet par l’administration municipale de demandes de délivrance de certificats de capacité matrimoniale formulées par des personnes souhaitant contracter à l’étranger un mariage avec une personne du même sexe. Cette cour a précisé que, selon la législation bulgare, la condition exigeant que les époux soient de sexe opposé était d’ordre impératif, et que l’administration municipale saisie d’une demande de délivrance d’un certificat de coutume ou de capacité matrimoniale ne disposait à cet égard d’aucun pouvoir discrétionnaire, ladite condition étant prévue dans la Constitution (решение № 6260 от 18.05.2017 г. на ВАС по aдм. д. № 6474/2016 г., III о.).

15. Dans une autre affaire relative à une demande de permis de séjour déposée par le conjoint d’un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne avec lequel le demandeur, ressortissant quant à lui d’un État tiers, était uni par un mariage contracté à l’étranger, les autorités d’immigration avaient, dans un premier temps, refusé de faire droit à la demande. Se fondant sur le principe de libre circulation sur le territoire de l’Union européenne des ressortissants des États membres et sur une décision rendue le 5 juin 2013 par la Cour de Justice de l’Union européenne dans l’affaire C-673/16, le tribunal administratif de la ville de Sofia puis la Cour administrative suprême ont annulé le refus de l’administration et ordonné la délivrance d’un permis de séjour. Dans son arrêt définitif, ladite cour a indiqué explicitement que l’affaire ne concernait pas la reconnaissance d’un mariage conclu entre deux personnes de même sexe – possibilité dont elle rappela à cette occasion que le droit bulgare l’excluait incontestablement – mais le respect d’une norme de l’Union européenne autorisant le séjour sur le territoire d’un État membre d’un membre de la famille d’une personne qui y réside légalement (решение № 11351 от 24.07.2019 г. на ВАС по адм. д. № 11558/2018 г., VII о.).

le droit et la pratique internationaux PERTINENTS

16. Les documents pertinents des Nations Unies (notamment de son Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels), de divers organes du Conseil de l’Europe (Comité des Ministres, Assemblée parlementaire, Commission européenne contre le racisme et l’intolérance et Commissaire aux droits de l’homme), de l’Union européenne, ainsi que de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, ont été présentés dans l’arrêt Fedotova et autres c. Russie ([GC], nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14, §§ 46-64, 17 janvier 2023).

17. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe (l’« ECRI ») a par ailleurs publié le 1er mars 2021 une « Fiche thématique sur les questions relatives aux personnes LGBTI » résumant les principales recommandations de ladite commission relativement aux questions d’orientation sexuelle, d’identité de genre et de caractéristiques sexuelles. Sa partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :

« Législation relative au concubinage et au mariage

6. Les autorités devraient définir un cadre juridique qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée officiellement et juridiquement afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien. Les autorités devraient examiner s’il existe une justification objective et raisonnable pour chacune des différences existant dans les réglementations concernant les couples mariés et les couples homosexuels, et éliminer toute différence injustifiée. »

18. Dans son sixième rapport concernant la Bulgarie, adopté le 28 juin 2022 et publié le 4 octobre 2022, l’ECRI s’est exprimée comme suit :

« 13. L’ECRI observe qu’il n’existe pas de données officielles sur la population LGBTI de Bulgarie. La Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre indique que des données à caractère personnel mentionnant l’orientation sexuelle ou l’identité de genre peuvent être recueillies si des fins spécifiques, légales et légitimes le justifient. La définition et la mise en œuvre de politiques de lutte contre l’intolérance et la discrimination à l’égard des personnes LGBTI ne saurait reposer sur une base solide sans ce type d’informations.

14. Par ailleurs, malgré la recommandation formulée par l’ECRI dans son précédent rapport, les autorités bulgares ont fait savoir à la Commission qu’elles n’avaient procédé à aucune étude ni recherche sur la situation des personnes LGBTI ou sur les problèmes de discrimination et d’intolérance auxquels elles pourraient être confrontées. À cet égard, les autorités ont évoqué quelques travaux menés par des ONG et notamment par des groupes de défense des personnes LGBTI, mais elles ont aussi indiqué que ces activités (à une exception près) n’avaient bénéficié d’aucune forme de soutien public.

15. Des ONG ont fait savoir à l’ECRI qu’elles avaient repéré plus de 200 situations juridiques dans lesquelles des personnes LGBTI pouvaient être considérées comme victimes d’une discrimination. Selon ces organisations, les problèmes juridiques repérés concernent particulièrement la vie de tous les jours et touchent par exemple au droit de la famille (il n’est pas possible en Bulgarie de faire enregistrer les partenariats entre personnes de même sexe), au droit de propriété, au droit des contrats, aux règles de succession et aux questions de santé. (...)

18. Dans son dernier rapport, l’ECRI recommandait aux autorités de préparer et d’adopter un plan d’action contre l’homophobie et la transphobie dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris l’éducation, l’emploi et la santé, en s’inspirant de la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Toutefois, à ce jour, aucun plan d’action de cette sorte n’a été élaboré et aucune initiative n’a été prise à cette fin. L’ECRI rappelle qu’il est nécessaire d’établir un tel plan d’action, lequel devrait reposer sur une stratégie nationale, et que la première étape pour y parvenir consiste à constituer un groupe de travail chargé des questions liées aux personnes LGBTI, groupe auquel devraient participer des organismes issus de la communauté LGBTI.

19. L’ECRI recommande aux autorités bulgares de constituer au plus vite un groupe de travail chargé des questions liées aux personnes LGBTI, groupe auquel devraient participer des organismes issus de la communauté LGBTI, aux fins de mener des recherches sur les formes que prend actuellement la discrimination contre les personnes LGBTI, pour établir ensuite sur cette base une stratégie nationale et un plan d’action propres à lutter contre l’intolérance et la discrimination à l’égard des personnes LGBTI. »

19. En ce qui concerne plus particulièrement le droit de l’Union européenne, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne (« la CJUE »), saisie d’une demande de décision préjudicielle introduite par le tribunal administratif de la ville de Sofia, s’est récemment prononcée sur l’interprétation à donner à plusieurs dispositions du droit de l’Union européenne dans le cas d’un enfant mineur, citoyen de l’Union européenne, dont l’acte de naissance établi par l’État membre de résidence désigne comme ses parents deux personnes de même sexe. La CJUE a dit pour droit que l’État membre dont cet enfant était ressortissant était obligé de lui délivrer une carte d’identité ou un passeport et de reconnaître, à l’instar de tout autre État membre, le document émanant de l’État membre de résidence permettant audit enfant d’exercer, avec chacune des deux personnes qui s’y trouvent désignées comme ses parents, son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (affaire V.M.A. c. Stolichna Obshtina, rayon « Pancharevo », C-490/20, arrêt du 14 décembre 2021, ECLI:EU:C:2021:296, point 69 et le dispositif).

20. La Cour a par ailleurs procédé à une étude comparative quant aux modes de reconnaissance juridique des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe dans le cadre de l’affaire Fedotova et autres (arrêt précité, §§ 65-67).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

21. Les requérantes se plaignent du refus des autorités bulgares de faire figurer sur les registres de l’état civil, au titre du statut matrimonial de la première requérante, sa qualité de personne mariée, et de ce qu’en conséquence elles ne peuvent jouir de la protection juridique qu’elles estiment leur être due en tant que couple marié. Elles invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

22. Le Gouvernement reconnait d’abord l’existence de liens de famille entre les requérantes. Il excipe ensuite du non-respect de la règle des six mois et présente deux moyens à cette fin. Il estime, d’une part, qu’étant donné que la Constitution elle-même proclame que le mariage n’est possible qu’entre deux personnes de sexe opposé et qu’on ne pouvait attendre des tribunaux qu’ils contrevinssent au principe de la primauté de la Constitution par rapport à la Convention en appliquant celle-ci directement, le recours intenté par la première requérante contre le refus de l’administration municipale de modifier les registres d’état civil n’avait aucune chance de succès. Il considère, d’autre part, que même à admettre la pertinence d’un tel recours, la décision interne définitive à prendre en compte aux fins de fixation du délai de six mois est celle qu’a rendue la Cour administrative suprême le 12 décembre 2019, et qu’en conséquence la requête, déposée le 3 septembre 2020, doit être rejetée comme tardive, toute justification d’un tel retard par la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 étant selon lui à écarter.

23. Les requérantes répliquent que les violations qu’elles allèguent devant la Cour revêtent un caractère continu étant donné, expliquent-elles, que les unions de même sexe ne sont pas reconnues par le droit bulgare. Cette affirmation est soutenue à leurs yeux par le fait que les juridictions administratives, dans la réponse qu’elles ont apportée au recours intenté par la première requérante, ont fondé sur l’état de la législation contestée leur refus de reconnaître le mariage des intéressées. Les requérantes ajoutent qu’en tout état de cause, le délai dans lequel leur grief a été introduit est pleinement conforme à la règle des six mois telle qu’ajustée selon les instructions émises par la Cour dans le cadre des mesures exceptionnelles relatives au traitement des requêtes pendant la pandémie du Covid-19 en 2020.

2. Appréciation de la Cour

24. La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a pas contesté l’applicabilité aux faits de l’espèce de l’article 8 en tant qu’il protège à la fois la « vie privée » et la « vie familiale ». Elle répète pour sa part, quant au premier volet, que l’absence d’un régime juridique de reconnaissance et de protection ouvert aux couples de même sexe affecte l’identité tant personnelle que sociale des personnes concernées, et quant au second, qu’un couple de même sexe engagé dans des relations stables connaît une « vie familiale » méritant reconnaissance et protection (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14, §§141-151, 17 janvier 2023). Elle en conclut qu’au vu des circonstances de l’espèce et des allégations des requérantes, l’article 8 trouve à s’appliquer.

25. Pour ce qui est de l’exception de tardiveté de la requête, la Cour estime nécessaire d’examiner d’abord le moyen présenté par le Gouvernement qui consiste à dire que le délai de six mois a été dépassé sans qu’aucun lien puisse être établi entre le retard avec lequel la requête a été déposée et la pandémie de Covid-19 (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle a récemment jugé qu’en raison de ladite pandémie, survenue au printemps 2020, et des mesures restrictives exceptionnelles alors prises par une majorité d’États membres, il convenait, dans l’hypothèse où le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention devait commencer à courir ou expirer dans la période du 16 mars 2020 au 15 juin 2020, de considérer que le cours de ce délai avait été suspendu à titre exceptionnel pour une période de trois mois calendaires (Saakashvili c. Géorgie (déc.), nos 6232/20 et 22394/20, §§ 52‑58, 1er mars 2022). Admettant qu’en l’espèce ce soit la date de l’arrêt de la Cour administrative suprême, à savoir le 12 décembre 2019, qui constitue le point de départ du délai de six mois, ce dernier aurait dû en principe expirer le 12 juin 2020. La présente affaire était donc couverte par les mesures exceptionnelles de suspension des délais annoncées à la suite de la pandémie de Covid-19. Il s’ensuit que la requête, introduite le 3 septembre 2020, doit être considérée comme ayant respecté le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. En conséquence, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement pour autant qu’elle repose sur ce moyen.

26. La Cour note aussi l’argument du Gouvernement que, dans la mesure où les requérantes se plaignent d’une situation résultant de l’état de la législation nationale, elles ne disposaient d’aucun recours interne qui leur permît de contester avec quelque chance de succès les violations qu’elles allèguent, si bien qu’il ne convient pas, selon lui, de tenir compte en l’espèce de la procédure engagée par la première requérante devant les juridictions administratives, laquelle s’est conclue par l’arrêt de la Cour administrative suprême du 12 décembre 2019. Elle observe par ailleurs que les requérantes, de leur côté, se disent victimes d’une violation continue. La Cour précise à cet égard que dans le cas d’une situation de violation continue, le délai recommence à courir chaque jour, et que ce n’est que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 159, CEDH 2009). Elle rappelle qu’elle a conclu à l’existence d’une « situation continue » – c’est‑à‑dire d’un état de choses résultant aussi bien d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom et dont les requérants sont victimes que d’omissions de la part des autorités (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 94, 21 juillet 2015, avec les références qui y sont citées) – dans une affaire relative à la possibilité ou non pour les requérants, au regard des droits garantis par les articles 8, 12 et 14 de la Convention, de contracter un mariage ou une union civile. Pour arriver à une telle conclusion, elle a alors expliqué que les griefs soulevés à cet égard par les intéressés ne portaient pas sur un acte survenu à un moment donné, ni même sur les effets durables d’un tel acte, mais sur des dispositions ou un défaut de dispositions dont résultait un état de fait permanent – à savoir l’impossibilité pour eux de voir reconnaître leur union, avec toutes les conséquences pratiques qu’entraînait au quotidien une telle situation – contre lequel il n’existait en fait aucun recours interne effectif. Quant au délai d’introduction de la requête en pareil cas, la Cour s’est alors appuyée sur la jurisprudence des organes de la Convention selon laquelle la question du délai de six mois ne se pose qu’à compter du moment où l’état de fait litigieux a cessé d’exister, puisque « dans ces circonstances, tout se passe comme si la violation alléguée se répétait quotidiennement, empêchant le délai de courir » (Oliari et autres, précité, § 96).

27. Or ce raisonnement trouve aussi à s’appliquer en l’espèce. Eu égard, d’une part, au fait que l’état du droit interne (paragraphes 11-15 ci-dessus) et les conclusions des juridictions administratives ayant statué sur le recours de la première requérante (paragraphes 6 et 7 ci-dessus) amènent à conclure à l’absence d’un recours interne effectif et, d’autre part, au constat que l’état de fait dénoncé n’a manifestement pas cessé, la situation dont se plaignent les requérantes doit être considérée comme continue (Oliari et autres, précité, § 98). En conséquence, la Cour en tout état de cause rejette l’exception soulevée par le Gouvernement pour autant qu’elle repose sur ce moyen.

28. Constatant que le grief de violation de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Les requérantes

29. Les requérantes soumettent à l’attention de la Cour deux points qu’elles estiment essentiels. Elles se plaignent en premier lieu de ce que le mariage qu’elles ont contracté dans un État partie à la Convention ne peut être transcrit dans les registres d’état civil en Bulgarie, l’absence de reconnaissance de leur mariage les plaçant selon elles, sur le territoire de la République de Bulgarie, dans une situation d’insécurité juridique qui résulterait de l’absence en droit bulgare de normes applicables à leur situation. Elles expliquent en second lieu que l’absence de reconnaissance par l’État défendeur, sous quelque forme que ce soit, des couples de même sexe, les prive de toute protection juridique, voire expose à des risques, le cas échéant, les membres de leur famille. Quoi qu’il en soit de ces deux points, les requérantes considèrent que le Gouvernement n’a pas justifié l’absence d’une législation en la matière, la simple affirmation selon laquelle le droit interne bulgare n’admet de mariage qu’entre un homme et une femme leur semblant insuffisante à cet égard. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les couples de même sexe bénéficient déjà d’un certain niveau de protection en droit interne, notamment en matière de propriété, d’héritage, d’assurance, de filiation ou dans les procédures judiciaires civiles ou pénales, elles l’estiment dénué de fondement, les couples non mariés, et a fortiori les couples de même sexe, ne bénéficiant selon elles d’aucun des droits accordés aux couples mariés. Elles ajoutent qu’elles ne peuvent bénéficier des allocations d’aide à la procréation médicalement assistée accordées aux couples mariés, ni prétendre à de telles allocations en tant que célibataires, un tel statut ne correspondant pas selon elles à leur situation juridique réelle.

30. Renvoyant aux conclusions de la Cour dans les affaires Vallianatos et autres c. Grèce ([GC], nos 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013 (extraits)), Dadouch c. Malte (no 38816/07, 20 juillet 2010) et Oliari et autres (précitée), les requérantes insistent sur l’idée selon laquelle la reconnaissance juridique de la vie familiale et le statut associé à une telle reconnaissance constituent des aspects fondamentaux de l’existence de chaque individu, propres à contribuer au bien-être de la personne et à conforter en elle le sentiment de sa dignité. Les requérantes ne comprennent pas en quoi la reconnaissance du mariage qu’elles ont conclu au Royaume-Uni pourrait être contraire à l’ordre constitutionnel bulgare alors même les traités internationaux – dont la Convention – et l’ordre juridique de l’Union européenne, par lesquels la Bulgarie est liée, reconnaissent aux personnes de même sexe le droit de fonder une famille. Elles reprochent au Gouvernement bulgare de ne pas adopter une analyse qui tienne compte de la dynamique que manifestent selon elles des politiques publiques toujours plus favorables aux droits des personnes de même sexe désireuses de fonder des relations stables. Elles précisent que la reconnaissance par l’État du statut des personnes engagées dans de telles relations ne saurait avoir la moindre répercussion négative sur les familles « traditionnelles ».

31. Tout comme les requérants dans l’affaire Oliari et autres précitée, les requérantes de l’espèce notent que les préjugés défavorables à l’homosexualité ont encore cours en Europe, et qu’ils se manifestent avec plus de puissance dans certains pays où le regard porté sur ce sujet serait déterminé par des convictions traditionnelles, voire archaïques, et où les idéaux et pratiques démocratiques ne se seraient imposés que récemment. L’absence de reconnaissance des couples de même sexe dans un État donné correspondrait ainsi à un moindre degré d’acceptation sociale de l’homosexualité. Il s’ensuivrait, selon les requérantes, qu’en se contentant de laisser aux autorités nationales le soin d’établir les normes en la matière, la Cour ne tiendrait pas compte de ce que certains choix nationaux seraient en réalité déterminés par la prédominance d’attitudes discriminatoires à l’égard des homosexuels plutôt qu’ils ne résulteraient d’un véritable processus démocratique guidé par la prise en compte de ce qui est strictement nécessaire dans une société démocratique.

b) Le Gouvernement

32. Le Gouvernement admet qu’il existe entre les requérantes de l’espèce des liens personnels équivalant à une véritable vie de famille, comme c’est le cas pour de nombreux couples de même sexe, et que de telles situations provoquent dans beaucoup de pays européens des débats politiques portant sur la reconnaissance juridique à accorder à ces unions et sur l’évolution profonde que connaît le modèle traditionnel du mariage dans la société moderne. Il maintient cependant qu’aucune norme de la Convention ou d’un autre instrument obligatoire du droit international n’impose à la Bulgarie une obligation positive de reconnaître ou de réguler le mariage ou une autre forme de relation entre personnes de même sexe. Il explique qu’une telle analyse ne peut être considérée comme contraire à l’article 8 de la Convention, cette disposition ne garantissant pas selon lui le droit au mariage pour les personnes de même sexe. Il ajoute que sa position en la présente affaire ne consiste pas à soutenir que la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe affecterait les droits des familles traditionnelles, mais à considérer que le sujet relève des politiques sociales telles qu’élaborées par le corps législatif des États et doit à ce titre être laissé entièrement à la discrétion de ceux-ci. En effet, précise-t-il, le cas soumis à la Cour concerne le pouvoir souverain de l’État de légiférer en matière de mariage et, éventuellement, d’autres formes de relations familiales. Le Gouvernement considère plus particulièrement que les questions relatives à la reconnaissance d’un mariage conclu à l’étranger sont réglementées par les dispositions obligatoires de la Constitution, du droit international privé et de la loi nationale telles qu’adoptées par le Parlement bulgare (paragraphes 11-15 ci-dessus), lesquelles prévoient que le mariage est l’union d’une femme et d’un homme. En vertu de ce dispositif impératif, explique-t-il, le droit bulgare ne permet pas la transcription des mariages conclus à l’étranger par des couples de même sexe. Le Gouvernement soutient que cette réglementation relève exclusivement de la marge d’appréciation accordée aux États, surtout compte tenu du fait qu’elle manifeste selon lui la volonté qu’exprime le législateur à la suite de débats ouverts, pluralistes et démocratiques. Il considère qu’elle reflète substantiellement les développements culturels et politiques que connaît la Bulgarie, et rappelle que de tels développements sont spécifiques à chaque nation. Il admet qu’il est possible que le fait que des personnes de même sexe puissent conclure un mariage à l’étranger alors qu’il n’existe aucune réglementation à cet égard en Bulgarie peut engendrer une insécurité juridique, amener à des inégalités de traitement et produire de la confusion. Il affirme toutefois qu’on observe en Bulgarie un processus d’acceptation naturelle de ces questions, propre à mener à un accord commun sur un véritable changement fondamental de la société, et que toute intervention d’une juridiction internationale dans ce processus serait prématurée.

33. Le Gouvernement ajoute que les autorités bulgares se sont déjà engagées dans la voie de la protection contre les traitements discriminatoires fondés sur l’orientation sexuelle en adoptant une législation interdisant notamment tout traitement de ce type, en fondant une Commission pour la protection contre la discrimination et en constituant en la matière, par le biais de ses tribunaux, une solide jurisprudence inspirée par les principes établis par la Cour. Il argue par ailleurs que le droit interne n’opère aucune distinction, dans le traitement des unions de fait, entre couples homosexuels et couples hétérosexuels, les personnes relevant de l’une ou l’autre de ces situations pouvant selon lui, dans une très large mesure, régler les conséquences juridiques de leurs relations sur le fondement du droit commun.

34. Enfin, le Gouvernement signale que certaines études conduites par la communauté LGBTIQ font état, d’une part, d’une acceptation sociale croissante à l’égard de l’idée d’une réglementation juridique des couples homosexuels et, d’autre part, d’une intolérance sensible envers toute forme de harcèlement basé sur l’orientation sexuelle. Il y voit le signe que les débats sur ces questions sont suffisamment engagés pour qu’ils trouvent le moment venu leur place dans l’agenda politique. Il soutient qu’aucune autorité publique ne s’oppose à ce processus et que les formations politiques influentes ne diffusent aucune propagande susceptible d’être interprétée comme un encouragement à la discrimination ou au harcèlement fondés sur l’orientation sexuelle. Il estime en somme que le processus politique et les débats démocratiques en cours sont favorables à la condition des personnes LGBTIQ, et, rappelant que les questions en jeu obligent à envisager la transformation d’une institution sociale – le mariage – qui, telle qu’elle est, constitue la base de la société bulgare depuis plusieurs siècles, il invite la Cour à ne pas intervenir dans ce processus et dans ces débats, ce qu’elle ferait si elle imposait en la matière une large obligation positive sur le fondement de l’article 8.

c) Les tierces interventions

1. L’Institut Ordo Iuris

35. L’Institut Ordo Iuris (« IOI ») a exposé, entre autres, les derniers développements de la jurisprudence de la Cour relative au statut des couples de même sexe, et il a expliqué, à partir d’exemples tirés de la jurisprudence nationale de l’Italie, de la Bulgarie, de Hong Kong et de la Pologne, que dans les pays où le mariage est défini comme l’union d’une femme et d’un homme, les tribunaux s’opposent en règle générale à la transcription des mariages conclus à l’étranger en invoquant des motifs qui touchent à la particularité du droit national, aux mœurs ou à l’ordre public, c’est-à-dire à l’ensemble des valeurs sociales, économiques et morales qui constituent le fondement d’une société.

2. Le Comité Helsinki bulgare

36. Le Comité Helsinki bulgare (« CHB ») explique que le droit bulgare ne reconnaît que les relations familiales reposant sur le mariage, la filiation, l’adoption et, dans quelques cas et à titre exceptionnel, d’une situation familiale de facto. Le CHB insiste sur le fait qu’il est très douteux que les couples de même sexe puissent être considérés comme relevant de cette dernière catégorie. Il fonde cette une analyse sur un examen de la législation bulgare et d’exemples tirés de la jurisprudence nationale dans lesquels se trouve définie la notion de « famille ». Cet examen fait apparaître que les différents termes désignant ladite notion, tels qu’on les rencontre dans divers textes normatifs régissant le champ varié des relations familiales (par exemple « mariage », « famille », « membres de la famille », « membre de la famille d’un citoyen de l’Union européenne », « statut matrimonial », « cohabitation maritale de facto », « foyer », « proche parent », « dépendant », etc.), se rapportent exclusivement, dans le contexte des dispositions légales dans lesquelles ils sont employés, aux personnes formant un couple de sexe opposé et à leurs enfants. Le CHB souligne ainsi qu’il n’existe pas en Bulgarie de procédure permettant de faire reconnaître ou enregistrer des unions familiales de fait, si bien que même lorsque la loi accorde certains droits aux personnes qui se trouvent dans une telle situation, il revient aux couples en question – pour autant qu’il s’agisse de couples de sexe opposé – d’apporter en toute occasion devant les institutions concernées la preuve ad hoc de l’existence de telles relations familiales. Le CHB explique que même si cette situation législative n’est pas sans faire naître des obstacles pour les couples de fait de sexe opposé, les personnes concernées ont à tout le moins le droit de se marier si elles le souhaitent, tandis que les couples de même sexe ne bénéficient ni d’un droit au mariage, ni d’aucune autre reconnaissance légale.

37. Le CHB ajoute que l’éventuelle reconnaissance des droits des couples de même sexe fait l’objet de telles controverses dans la société bulgare et au sein des institutions nationales qu’elle est aujourd’hui encore écartée. L’orientation de telles discussions se reflète selon lui dans la décision de la Cour constitutionnelle du 27 juillet 2018, dans laquelle la haute juridiction a eu l’occasion d’exprimer à ce sujet la position qui est la sienne, à savoir que le mariage conçu comme l’union d’un homme et d’une femme, définition placée au cœur du cadre constitutionnel, est profondément ancré dans la jurisprudence bulgare (paragraphe 9 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes applicables établissant l’existence d’une obligation positive de reconnaissance et de protection des couples de même sexe

38. La Cour rappelle d’emblée que ni l’article 12, ni les articles 8 et 14 de la Convention, n’imposent au gouvernement défendeur l’obligation d’ouvrir le mariage à un couple homosexuel tel que celui que forment les requérantes (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 63 et 101, CEDH 2010, et Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, § 192, 14 décembre 2017).

39. En revanche, comme la Cour a eu l’occasion de le confirmer dans l’affaire Fedotova et autres précitée (§§ 156-181), après avoir résumé l’état de sa jurisprudence et analysé le degré de consensus observable à cet égard au sein des ordres juridiques des États parties, il existe une obligation positive de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe. Dans l’affaire en question, la Cour a clarifié cette obligation notamment dans les termes suivants (§§ 178-181) :

« 178. Au vu de sa jurisprudence (...) consolidée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe (...), la Cour confirme que ceux‑ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8 de la Convention, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple.

179. Cette interprétation de l’article 8 de la Convention est dictée par le souci d’assurer une protection effective de la vie privée et familiale des personnes homosexuelles. Elle s’avère également en harmonie avec les valeurs de la « société démocratique » promue par la Convention, au premier rang desquelles figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (Young, James et Webster c. Royaume‑Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). La Cour rappelle à cet égard que toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 161, Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, CEDH 2014 (extraits), et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, 24 janvier 2017).

180. En l’occurrence, permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques sert incontestablement ces idéaux et valeurs en ce que pareilles reconnaissance et protection confèrent une légitimité à ces couples et favorisent leur inclusion dans la société, sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui les composent. La Cour souligne que la société démocratique au sens de la Convention rejette toute stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle (Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, § 83, 20 juin 2017). Elle a pour socle l’égale dignité des individus et elle se nourrit de la diversité qu’elle perçoit comme une richesse et non comme une menace (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005-VII).

181. La Cour observe à cet égard que de nombreux organes et instances considèrent que la reconnaissance et la protection des couples de même sexe constituent un outil de lutte contre les préjugés et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles (...). »

40. La Cour a également précisé, dans les passages suivants du même arrêt, l’étendue de la marge d’appréciation dont les États parties disposent dans la mise en œuvre de l’obligation positive énoncée ci-dessus :

« 185. (...) La Cour considère que la revendication par des personnes de même sexe de la reconnaissance et de la protection juridiques de leur couple touche à des aspects particulièrement importants de leur identité personnelle et sociale.

186. (...) Quant à l’existence d’un consensus, la Cour a déjà constaté une tendance nette et continue au niveau européen en faveur d’une reconnaissance et d’une protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe (...).

187. Par conséquent, dès lors que des aspects particulièrement importants de l’identité personnelle et sociale des personnes de même sexe se trouvent en jeu (...) et qu’en outre, une tendance nette et continue est observée au sein des États membres du Conseil de l’Europe (...), la Cour estime que les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe.

188. Néanmoins, ainsi qu’il ressort déjà de la jurisprudence de la Cour (...), les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation plus étendue pour décider de la nature exacte du régime juridique à accorder aux couples de même sexe, lequel ne doit pas prendre nécessairement la forme du mariage (...). En effet, les États ont « le choix des moyens » pour s’acquitter de leurs obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (...). Cette latitude reconnue aux États porte tant sur la forme de la reconnaissance à conférer aux couples de même sexe que sur le contenu de la protection à leur accorder.

189. La Cour observe à cet égard que si une tendance nette et continue se manifeste en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, il ne se dégage pas un consensus semblable quant à la forme de cette reconnaissance et au contenu de cette protection. Aussi, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il incombe avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur « juridiction » et il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même le régime juridique à accorder aux couples de même sexe [...].

190. Toutefois, la Convention ayant pour but de protéger des droits concrets et effectifs et non théoriques ou illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 162, 9 juillet 2021), il importe que la protection accordée par les États parties aux couples de même sexe soit adéquate (...). À cet égard, la Cour a déjà pu faire référence dans certains arrêts à des questions, notamment matérielles (alimentaires, fiscales ou successorales) ou morales (droits et devoirs d’assistance mutuelle), propres à une vie de couple qui gagneraient à être réglementées dans le cadre d’un dispositif juridique ouvert aux couples de même sexe (voir Vallianatos et autres, précité, § 81, et Oliari et autres, précité, § 169). »

b) Sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive

41. Eu égard aux allégations formulées en l’espèce par les requérantes (paragraphe 29 ci-dessus) et vu notamment de l’état actuel de sa jurisprudence selon laquelle les articles 8, 12 et 14 de la Convention ne garantissent pas le droit au mariage à un couple homosexuel (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour précise d’emblée qu’elle concentrera son examen sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à l’égard des intéressées à l’obligation positive de reconnaissance et de protection qui lui incombe (paragraphes 39-40 ci-dessus). À cette fin, il convient d’examiner si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il dispose, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts supérieurs qu’il invoque et les intérêts revendiqués par les requérantes (Fedotova et autres, précité, § 191).

42. La Cour partira de la situation telle qu’elle existait au moment où la première requérante a entrepris ses démarches auprès des autorités bulgares en vue d’obtenir la reconnaissance de son mariage conclu à l’étranger et elle examinera si la situation que les requérantes dénoncent a, le cas échéant, évolué depuis l’introduction de la requête (ibidem, § 192).

43. À cet égard, il n’est pas contesté qu’au moment où la première requérante a sollicité des autorités bulgares, à la suite du mariage qu’elle avait contracté au Royaume-Uni, la modification de son statut matrimonial dans les registres d’état civil, le droit bulgare ne permettait pas une telle modification, comme la Cour le constate sur la base du cadre juridique interne pertinent et des affirmations du Gouvernement (paragraphes 8-15 et 32 ci‑dessus ; voir Fedotova et autres, précité, § 193). Il n’est pas davantage soutenu que le droit national ait évolué postérieurement à l’introduction de la présente requête (voir, a contrario, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 102-106, CEDH 2010, où, se plaignant de l’absence d’une reconnaissance de leur relation en droit autrichien au moment de l’introduction de leur requête en 2004 devant la Cour, les requérants ont toutefois disposé par la suite de la possibilité de conclure un partenariat enregistré consécutivement à une modification de la législation applicable intervenue en 2010).

44. La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux personnes de même sexe ayant contracté mariage dans un autre État de faire modifier leur statut matrimonial dans les registres d’état civil et de voir ainsi leur relation bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. Bien au contraire, le Gouvernement soutient que la non‑reconnaissance d’un mariage conclu à l’étranger par des personnes de même sexe est compatible avec l’article 8 de la Convention, arguant notamment à cet égard que ledit article ne fait pas naître pour les États une obligation positive de reconnaître les mariages homosexuels ou de mettre en place une autre forme juridique de reconnaissance de ces unions (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour note que, selon le Gouvernement, le cadre législatif bulgare – disposant que le mariage est l’union d’un homme et d’une femme, définition qui trouve son fondement dans la Constitution – ne prévoit aucune forme d’union pour les couples de même sexe et les évolutions sociétales ne permettent pas à ce stade au législateur d’envisager une modification en la matière (ibidem).

45. De plus, le tiers intervenant le CHB confirme la position des parties qu’il n’existe en Bulgarie aucune procédure permettant de faire reconnaître ou enregistrer le mariage contracté à l’étranger par un couple de même sexe ou une union familiale de fait (paragraphe 36 ci-dessus). Il fait valoir qu’aucune modification en ce sens du droit interne n’est engagée (paragraphe 37 ci-dessus).

46. La situation de l’État défendeur se distingue dès lors notablement de celle d’un très grand nombre d’États parties qui ont entrepris des modifications de leur droit interne en vue d’assurer aux personnes de même sexe une protection effective de leur vie privée et familiale (Fedotova et autres, précité, § 195, avec les références qui y sont citées).

1. Les intérêts individuels des requérantes

47. Les requérantes se plaignent du refus des autorités bulgares de faire figurer sur les registres de l’état civil, au titre du statut matrimonial de la première requérante, sa qualité de personne mariée, ou une autre mention qui tienne compte du mariage qu’elles ont valablement contracté au Royaume-Uni, refus qui les prive selon elles de la protection juridique due aux familles et des droits associés. Elles allèguent en outre que les autorités laissent ainsi leur couple dans un vide juridique qui les empêche de bénéficier d’une protection légale et les expose à d’importantes difficultés dans leur vie quotidienne. Elles se réfèrent par là à l’impossibilité où elles se trouvent de jouir des mêmes droits que les couples hétérosexuels pour ce qui est de la propriété, de l’héritage, de l’assurance, de la filiation, des témoignages dans les procédures civiles ou pénales, ou de l’accès aux allocations d’aide à la procréation médicalement assistée (paragraphe 29 ci-dessus).

48. Le Gouvernement rétorque que les requérantes bénéficient, à l’instar de n’importe quel citoyen bulgare, des droits prévus par le droit bulgare en matière d’acquisition de biens, qu’elles jouissent de certains droits de succession et qu’elles peuvent conclure des contrats de droit privé. Pour ce qui est de la protection en cas de décès, il estime que, selon le droit applicable, il suffit que la personne survivante prouve qu’un lien proche l’unissait avec la personne défunte pour qu’elle se voie octroyer une indemnité.

49. L’ECRI note qu’aucune étude ou recherche concernant la situation des personnes LGBTI ou les problèmes de discrimination et d’intolérance qu’elles pourraient rencontrer n’a été menée en Bulgarie, et elle relève que les organisations non gouvernementales œuvrant dans ce domaine ne reçoivent qu’un faible soutien public. Or, explique-t-elle, ces organisations ont signalé que c’est tout particulièrement dans les domaines liés à la vie de tous les jours – droit de la famille, droit de la propriété, droit des contrats, règles de succession et questions de santé, par exemple – que se concentrent les problèmes juridiques rencontrés par ces personnes tels qu’elles les ont constatés. L’ECRI a instamment recommandé à l’État défendeur de « constituer au plus vite un groupe de travail chargé des questions liées aux personnes LGBTI, groupe auquel devraient participer des organismes issus de la communauté LGBTI, aux fins de mener des recherches sur les formes que prend actuellement la discrimination contre les personnes LGBTI, pour établir ensuite sur cette base une stratégie nationale et un plan d’action propres à lutter contre l’intolérance et la discrimination à l’égard des personnes LGBTI » (paragraphe 18 ci-dessus).

50. La Cour admet que la reconnaissance officielle de leur couple a une valeur intrinsèque pour les requérantes. Une telle reconnaissance participe du développement non seulement de leur identité personnelle mais aussi de leur identité sociale telles que garanties par l’article 8 de la Convention (Fedotova et autres, précité, § 200).

51. La Cour a aussi affirmé qu’une forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage a en soi une valeur pour les couples homosexuels, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celle-ci produit. Ainsi la reconnaissance officielle d’un couple formé par des personnes de même sexe confère à ce couple une existence ainsi qu’une légitimité vis-à-vis du monde extérieur (Fedotova et autres, précité, § 201, avec les références qui y sont citées).

52. Au-delà du besoin essentiel d’une reconnaissance officielle, un couple homosexuel a également, à l’instar d’un couple hétérosexuel, des « besoins ordinaires » de protection. La reconnaissance du couple ne peut, en effet, être dissociée de sa protection. La Cour a indiqué à plusieurs reprises que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable à celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (ibidem, § 202, avec les références qui y sont citées).

53. En l’espèce, la Cour ne peut que constater, à l’instar des situations exposées dans l’arrêt Fedotova et autres précité, qu’en l’absence de reconnaissance officielle, les couples formés par les personnes de même sexe sont de simples unions de facto au regard du droit bulgare, même si – comme c’est le cas pour les requérantes – un mariage a été valablement contracté à l’étranger. Ces personnes ne peuvent régler les questions patrimoniales, familiales ou successorales inhérentes à leur vie de couple qu’à titre de particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun, si cela est possible, et non en tant que couple officiellement reconnu (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 81, et Fedotova et autres, précité, § 203). Elles ne peuvent pas faire valoir l’existence de leur couple devant les instances judiciaires et administratives, ou des tiers. À supposer que le droit bulgare permette aux requérantes de saisir les juridictions internes pour obtenir la protection des besoins ordinaires de leur couple, la Cour rappelle que la nécessité de telles démarches constitue, en soi, un obstacle au respect de leur vie privée et familiale (Oliari et autres, précité, § 172, et Fedotova et autres, précité, § 203).

54. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut considérer que la protection accordée en Bulgarie aux couples de même sexe engagés dans une relation stable, telle que la décrit le Gouvernement et telle qu’elle ressort de l’analyse du droit interne et des documents de source internationale, répond aux besoins fondamentaux des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Fedotova et autres, précité, § 204).

2. Les motifs invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général

55. La Cour note que le Gouvernement invoque une acceptation croissante par la société bulgare de l’idée d’une reconnaissance des droits des personnes LGBTIQ et argue que des débats publics sont menés dans la perspective d’une protection des droits des couples de même sexe souhaitant fonder des relations familiales et, plus largement, des droits des personnes LGBTIQ (paragraphe 34 ci-dessus). De telles affirmations ne sont toutefois pas de nature à faire apparaître quels intérêts de la communauté dans son ensemble seraient contraires aux intérêts dont les requérantes demandent la défense dans leur chef. La Cour observe ainsi que le Gouvernement ne soutient pas, comme l’a fait l’État défendeur dans l’affaire Fedotova et autres précitée, que la reconnaissance des couples de même sexe s’oppose à la nécessité de préserver les valeurs liées à la conception traditionnelle de la famille, que l’opinion publique bulgare soit largement hostile aux relations homosexuelles, ou encore que l’exigence de protection des mineurs implique la nécessité d’interdire la promotion des relations homosexuelles (voir, a contrario, Fedotova et autres, précité, §§ 116 et 118). Elle constate qu’il se borne au contraire à contester l’existence d’une obligation positive de reconnaissance juridique des couples homosexuels découlant de l’article 8 et qu’il invite la Cour à laisser libre cours à l’évolution sociale et législative qu’il dit observer en Bulgarie, évolution qui doit selon lui conduire, à l’avenir, à une telle reconnaissance (paragraphes 32 et 34 ci-dessus).

56. À cet égard, la Cour, en premier lieu, rappelle avoir déjà conclu, au vu de sa jurisprudence (Fedotova et autres, précité, §§ 156-164) corroborée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe (ibidem, § 175), que ceux-ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8 de la Convention, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple (ibidem, § 178).

57. Elle note, en second lieu, que les observations du Gouvernement ne comportent aucun élément apte à faire apparaître quel intérêt général l’État entend sauvegarder en refusant de protéger les intérêts individuels des requérantes. Le Gouvernement a pourtant affirmé qu’« on observe en Bulgarie un processus d’acceptation naturelle de ces questions, propre à mener à un accord commun sur un véritable changement fondamental de la société, et que toute intervention d’une juridiction internationale dans ce processus serait prématurée » (paragraphe 32 ci-dessus), et il a également précisé que « ces questions obligent à envisager la transformation d’une institution sociale – le mariage – qui, telle qu’elle est, constitue la base de la société bulgare depuis plusieurs siècles ».

58. En même temps, le Gouvernement a catégoriquement nié que l’absence d’un cadre juridique spécifique qui prévoirait la reconnaissance et la protection des unions entre personnes de même sexe vise à protéger la famille dans sa conception traditionnelle. Il a simplement argué, en expliquant qu’il était le mieux placé pour évaluer, le moment venu, les sentiments de la communauté nationale en la matière, que la détermination, d’une part, du moment opportun pour l’élaboration d’un cadre juridique spécifique à cette fin et, d’autre part, des modalités d’une telle élaboration, relevait de sa marge d’appréciation.

59. À l’égard de cette marge d’appréciation, la Cour a affirmé récemment qu’elle est désormais sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridique aux couples de même sexe (Fedotova et autres, précité, §§ 183-187). En revanche, en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel la Cour ne saurait intervenir dans les débats sociaux, politiques ou législatifs auxquels une telle possibilité donnerait actuellement lieu en Bulgarie (paragraphe 32 ci-dessus), il convient de souligner que la marge d’appréciation du gouvernement défendeur est plus large en ce qui concerne le « choix des moyens » pour assurer la protection effective des droits de ces couples (ibidem, §§ 188-189 ; voir aussi le paragraphe 40 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard son rôle subsidiaire qui repose sur l’idée que, grâce à leurs « contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays », les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le « contenu précis des exigences de la morale » comme sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre (voir, mutatis mutandis, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 223, CEDH 2010, ainsi que Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 35, série A no 133 et Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, § 68, série A no 246-A).

60. Par ailleurs, la Cour note qu’il ne s’agit pas en l’espèce de certains droits spécifiques « supplémentaires » (ainsi désignés par opposition aux droits fondamentaux) découlant éventuellement d’une telle union, lesquels peuvent faire l’objet d’une vive controverse en raison de leur caractère sensible (Oliari et autres, précité, § 177) : sur ce point, la Cour a déjà jugé que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne le statut exact conféré par les moyens de reconnaissance et les droits et obligations associés à une telle union ou un tel partenariat enregistré (Fedotova et autres, précité, § 188, Schalk et Kopf, précité, §§ 108-109, ainsi que paragraphe 40 ci-dessus). Bien au contraire, la présente affaire concerne uniquement le besoin général de reconnaissance juridique et la protection essentielle des requérantes en tant que partenaires de même sexe. Il s’agit donc d’un aspect important de l’identité des requérantes, à l’égard duquel il convient d’appliquer la marge pertinente (Oliari et autres, précité, § 177).

61. En outre, la Cour estime opportun de rappeler qu’elle a récemment pu constater, à l’occasion de l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Fedotova et autres précitée, que la dynamique européenne en matière de reconnaissance juridique des couples de même sexe qu’elle avait déjà observée dans des affaires antérieures se confirme clairement aujourd’hui. Les données sur la question, telles que la Cour les a exposées dans cet arrêt, sont les suivantes : trente États parties à la Convention prévoient actuellement une possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe ; dix-huit États ouvrent le mariage aux personnes de même sexe ; douze autres États ont institué des formes de reconnaissance alternatives au mariage ; parmi les dix-huit États autorisant le mariage des couples de même sexe, huit États offrent également la possibilité à ces couples de conclure d’autres formes d’union (Fedotova et autres, précité, § 175). Dans ces conditions, la Cour ne peut que répéter en l’espèce qu’il est permis de parler actuellement d’une tendance nette et continue au sein des États parties en faveur de la reconnaissance légale de l’union de personnes de même sexe (par l’institution du mariage ou d’une forme de partenariat), une majorité de trente États parties ayant légiféré en ce sens (ibidem). Cette tendance nette et continue observée au sein des États parties se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux (voir, pour plus d’informations, Fedotova et autres, précité, § 177, avec les renvois pertinents).

62. Se tournant vers la présente affaire, la Cour relève que le Gouvernement, tout en soulignant que la législation et la pratique judiciaire n’autorisent nullement la reconnaissance juridique des couples homosexuels, affirme dans ses observations que les autorités nationales sont engagées avec détermination sur la voie de la lutte contre les traitements discriminatoires fondés sur l’orientation sexuelle (paragraphes 33 et 34 ci-dessus) et insiste sur le fait que l’idée d’une éventuelle réglementation juridique des couples homosexuels est de mieux en mieux acceptée par la société bulgare (paragraphe 34 ci-dessus).

63. Malgré cela, force est à la Cour de constater qu’à ce jour, les autorités bulgares n’ont entrepris aucune démarche visant à faire adopter une réglementation juridique adéquate en matière de reconnaissance des unions entre personnes de même sexe.

64. S’agissant en particulier des circonstances de l’espèce, les éléments examinés ne permettent pas à la Cour de constater l’existence d’un intérêt général qui prévaudrait sur les intérêts essentiels des requérantes tels qu’établis ci-dessus.

3. Conclusion

65. Au vu des arguments avancés par le Gouvernement, de la jurisprudence de la Cour telle que précisée et consolidée dans l’arrêt Fedotova et autres précité et des éléments de la présente espèce, la Cour estime que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et manqué à son obligation positive de veiller à ce que les requérantes disposent d’un cadre juridique spécifique prévoyant la reconnaissance et la protection de leur union en tant que personnes de même sexe. Dès lors, le droit au respect de la vie privée et familiale des requérantes n’a pas été assuré à cet égard.

66. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

2. SUR LES VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 14 combiné avec les articles 8 et 12 DE LA CONVENTION

67. Les requérantes allèguent que l’impossibilité où elles se trouvent d’accéder à une forme de reconnaissance juridique de leur couple et du mariage qu’elles ont conclu à l’étranger s’analyse en une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Elles invoquent l’article 14 combiné avec les articles 8 et 12 de la Convention.

68. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue dans son examen du grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention pris isolément (paragraphes 41-66 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire dans les circonstances de la présente espèce d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 14 combiné avec les articles 8 et 12 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

70. Les requérantes demandent 3 655 euros (EUR) au titre du dommage matériel résultant selon elles de ce que la non-reconnaissance de leur union les aurait privées du bénéfice de l’exonération de frais liés à une procédure de procréation médicalement assistée. Elles réclament par ailleurs 10 000 EUR chacune, soit 20 000 EUR au total, au titre du préjudice moral qu’elles estiment avoir subi en tant que partenaires de même sexe à raison de la non-reconnaissance continue de leur union.

71. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

72. La Cour n’aperçoit aucun lien de causalité entre la violation qu’elle a constatée et le dommage matériel allégué par les requérantes. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre.

73. Par ailleurs, au vu des circonstances de l’espèce, la Cour considère que le constat de violation de la Convention constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral pouvant avoir été subi par les requérantes (Fedotova et autres, précité, § 235).

2. Frais et dépens

74. Les requérantes réclament une somme forfaitaire de 10 000 levs bulgares (environ 5 120 EUR) au titre des frais de représentation qu’elles disent avoir engagés dans le cadre de procédure menée devant la Cour.

75. Le Gouvernement estime que ces demandes sont excessives.

76. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérantes la somme de 3 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief fondé sur l’article 8 recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des griefs formulés sur le terrain de l’article14 combiné avec les articles 8 et 12 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérantes ;
5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérantes, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérantes à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 septembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pavli.

P.P.V.
M.B.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PAVLI

(Traduction)

1. J’ai voté en faveur du constat unanime de violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce. Je regrette toutefois de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle « il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des griefs formulés sur le terrain de l’article 14 » combiné avec l’article 8 de la Convention (point no 3 du dispositif de l’arrêt). Les raisons de mon vote dissident sur ce point sont pour l’essentiel les mêmes que celles indiquées dans mon opinion en partie dissidente, à laquelle s’est ralliée la juge Motoc, dans l’affaire Fedotova et autres c. Russie ([GC], nos 40792/10 et 2 autres, 17 janvier 2023). La décision de poursuivre ou non l’examen d’allégations formulées sur le terrain de l’article 14 de la Convention, après avoir déjà conclu à la violation d’une autre disposition de la Convention, relève d’un choix à faire au cas par cas par chaque formation judiciaire, et je ne pense pas que la décision adoptée par la majorité de la Grande Chambre sur ce point dans l’affaire Fedotova doive trancher la question pour toutes les affaires futures.

2. Je trouve par ailleurs intéressant de noter que dans la récente affaire Maymulakhin et Markiv c. Ukraine (no 75135/14, 1er juin 2023, arrêt non définitif), tranchée après l’arrêt Fedotova, une chambre de la cinquième section de la Cour s’est penchée sur un ensemble de griefs similaires tirés de l’absence de reconnaissance juridique des partenariats entre personnes de même sexe dans ce pays. La chambre a relevé que « les requérants ont choisi de formuler leur grief sous l’angle de l’article 14 combiné à l’article 8, plutôt que d’invoquer l’article 8 pris isolément. La Cour juge approprié de suivre cette approche » (ibidem, § 42). Sur le fond du grief fondé sur l’article 14, la chambre a dit que « refuser de manière injustifiable aux requérants, en tant que couple de même sexe, toute forme de reconnaissance et de protection juridiques par rapport aux couples hétérosexuels s’analyse en une discrimination contre les requérants fondée sur leur orientation sexuelle ».


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