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27/06/2023 | CEDH | N°001-225445

CEDH | CEDH, AFFAIRE NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE, 2023, 001-225445


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE

(Requête no 27094/20)

ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Refus des juridictions nationales de dispenser la requérante, sans subir un examen médical pour attester son absence de grossesse, du délai légal de viduité de 300 jours pour les femmes divorcées souhaitant se remarier • Objectif de permettre la détermination biologique de la paternité irréaliste dans une société moderne • Question de savoir si une femme est enceinte étroitement liée à l’intimité de sa vie privée • Raison des spéci

ficités biologiques féminines reflet d’une vision traditionnelle de la sexualité féminine méconnaissant so...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE

(Requête no 27094/20)

ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Refus des juridictions nationales de dispenser la requérante, sans subir un examen médical pour attester son absence de grossesse, du délai légal de viduité de 300 jours pour les femmes divorcées souhaitant se remarier • Objectif de permettre la détermination biologique de la paternité irréaliste dans une société moderne • Question de savoir si une femme est enceinte étroitement liée à l’intimité de sa vie privée • Raison des spécificités biologiques féminines reflet d’une vision traditionnelle de la sexualité féminine méconnaissant son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne • Absence de motifs pertinents et suffisants • Mesure non proportionnée

Art 14 (+ Art 12) • Mariage • Marge d’appréciation étroite • Discrimination directe fondée sur le sexe ne pouvant être justifiée par le but de prévenir des incertitudes quant à la filiation d’un éventuel enfant à naître • Différence de traitement ni objectivement justifiée ni nécessaire

Art 34 • Victime • Intéressée subissant directement les effets de la disposition légale prévoyant le délai litigieux au seul motif d’appartenir à la catégorie des femmes divorcées capables de se marier

STRASBOURG

27 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nurcan Bayraktar c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 27094/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme Nurcan Bayraktar (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 juin 2020,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 1, 8, 12 et 14 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mai 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

Introduction

1. La présente requête concerne le refus opposé par les autorités nationales à la demande de la requérante tendant à ce qu’elle fût dispensée, sans subir un examen médical visant à déterminer si elle était enceinte, du délai de viduité de 300 jours prévu par l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées. Invoquant les articles 8, 12 et 14 de la Convention, la requérante allègue que l’obligation faite aux femmes divorcées de respecter un délai de viduité de 300 jours à moins qu’elles ne prouvent qu’elles ne sont pas enceintes constitue une discrimination et une violation de leurs droits au respect de la vie privée et au mariage.

En fait

2. La requérante est née en 1973 et réside à İzmir. Elle a été représentée par Me H. Yılmaz Kayar, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. Par un jugement du 19 décembre 2012, le tribunal aux affaires familiales de Kadıköy prononça le divorce de la requérante et de son conjoint. À la suite d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 27 novembre 2013, la partie du jugement de première instance concernant le divorce devint définitive le 21 janvier 2014.

5. Le 9 juillet 2014, la requérante demanda au tribunal aux affaires familiales d’Istanbul Anadolu (« le tribunal aux affaires familiales ») de lever à son égard le délai de viduité de 300 jours prévu à l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées sans qu’elle fût tenue de se soumettre à un examen médical pour prouver qu’elle n’était pas enceinte. Soutenant que l’article 132 du code civil, qui prévoyait ledit délai de viduité, instituait une discrimination fondée sur le sexe et qu’il était en cela contraire à la Constitution et à plusieurs traités de protection des droits de l’homme et de lutte contre la discrimination envers les femmes auxquels la Türkiye était partie, y compris la Convention, elle demanda en outre le renvoi du dossier devant la Cour constitutionnelle en vue d’un examen préjudiciel de la constitutionnalité de cette disposition.

6. Le 11 juillet 2014, le tribunal aux affaires familiales ordonna à la requérante de se procurer auprès d’un hôpital un certificat médical indiquant si elle était ou non enceinte, afin de le verser au dossier, et il avertit l’intéressée que sa demande serait rejetée pour des motifs procéduraux si elle n’obtempérait pas. Par ailleurs, il rejeta pour défaut de fondement l’allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil qu’elle avait formulée.

7. Le 22 juillet 2014, la requérante adressa au tribunal aux affaires familiales une lettre dans laquelle elle déclarait qu’elle ne se procurerait pas le certificat médical en question. Elle alléguait que la demande formulée par le tribunal à cet égard et l’article 132 du code civil étaient contraires aux articles 8, 12 et 14 de la Convention. Elle demandait par ailleurs au tribunal de réexaminer son allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil.

8. Le 19 septembre 2014, le tribunal aux affaires familiales se prononça sur le fond. Il rejeta pour des motifs procéduraux la demande de la requérante visant à la levée du délai de viduité de 300 jours. Il releva à cet égard qu’il avait averti la requérante qu’elle devait se procurer un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte – document selon lui nécessaire si elle voulait se remarier avec un autre homme que son ex-mari –, qu’il lui avait accordé un délai pour ce faire et que la requérante, déclarant qu’elle refusait de produire ledit certificat, avait demandé la levée sans conditions du délai de viduité. En outre, il jugea à nouveau que l’allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil n’était pas pertinente. La motivation de ce jugement se lit comme suit :

« Il est conclu que l’obligation faite à toute femme divorcée qui veut se remarier avec une personne autre que son ex-mari de produire un certificat attestant qu’elle n’est pas enceinte ne concerne pas seulement la liberté de cette femme, mais aussi la liberté, la (...) situation et l’avenir au sein de la société d’un éventuel enfant à naître, ainsi que ceux de tous les couples mariés, que le certificat attestant qu’elle n’est pas enceinte qu’une femme doit produire pour être autorisée à se remarier [constitue] en ce sens une garantie pour elle-même et (...) pour son éventuel enfant à naître, que d’éventuelles procédures ultérieures de contestation ou de constatation de la filiation de l’enfant entraîneraient de plus grands [inconvénients] pour les personnes concernées, que les procédures de ce type sont en réalité plus blessantes et attentatoires [que ledit certificat], étant donné les tests ADN et les examens médicaux [qui doivent être effectués dans ce cadre] et les accusations [que les parties y portent] les unes envers les autres, et [qu’il est naturel de percevoir] l’égalité homme-femme comme une égalité des vertus et des droits (...), mais que l’on ne saurait retenir une conception de l’égalité susceptible d’ignorer les spécificités naturelles des personnes, telles que la naissance, la maternité et la paternité, ni un argument équivalant à dire « pourquoi m’examine-t-on pour savoir si je suis enceinte ou non alors que les hommes ne font l’objet d’aucun examen ? ».

Par ailleurs, notre tribunal ne souscrit pas à l’argument consistant à affirmer que cette situation prive les femmes de leur capacité juridique ou la restreint. En effet, (...) l’homme et la femme sont égaux en tous points au regard de leur humanité et de leurs droits et revendications, mais (...) cette conception de l’égalité et de la liberté ne peut être considérée comme portant atteinte aux dynamiques principales, aux intérêts et à la sérénité des parties et de tout enfant à naître. Si l’égalité entre la femme et l’homme, telle qu’elle est exposée ci-dessus, est acceptée comme une règle, il ne faut toutefois pas perdre de vue le fait qu’ils ont également des qualités qui les rendent supérieurs l’un à l’autre. Par exemple, on ne saurait [comparer] la puissance [physique] d’un homme avec celle d’une femme, mais, par la sensibilité et les émotions qui la caractérisent dans son rôle de mère, la femme est beaucoup plus forte que l’homme (...) la capacité de donner naissance est propre à la femme (...)

Notre tribunal ne souscrit pas non plus à la thèse selon laquelle la femme n’est pas obligée de dévoiler une éventuelle grossesse. De fait, compte tenu de la nature de certaines institutions, l’obligation de constater certaines situations (...) présente de l’importance à l’égard des personnes qui sont parties à un acte, c’est-à-dire, [en l’occurrence,] des personnes qui se marient et de l’enfant à naître, qui sont susceptibles d’être affectés par l’acte [qu’est le remariage]. De même que l’on ne peut juger normal le refus d’une personne qui veut se marier de déclarer si elle est déjà mariée ou non ou de donner son accord à la consultation de son état civil, on doit juger pertinente la disposition prévue par le législateur dans ce contexte étant donné que le remariage peut affecter non seulement la femme elle-même mais aussi, de manière directe et plus forte, plusieurs autres personnes. »

9. Le 6 mai 2015, la Cour de cassation, saisie par la requérante d’un pourvoi en cassation, confirma le jugement du tribunal aux affaires familiales, qu’elle considéra conforme à la procédure et à la loi.

10. La requérante introduisit un recours en rectification d’arrêt contre cette décision. Le 2 décembre 2015, la Cour de cassation rejeta ce recours, jugeant qu’il ne correspondait à aucun des motifs prévus par la loi pour pareil recours.

11. Le 22 janvier 2016, la requérante introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Elle soutenait que le délai de viduité de 300 jours prévu à l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées constituait une discrimination fondée sur le sexe et que les décisions qu’avaient rendues les juridictions à cet égard portaient atteinte à ses droits à un procès équitable, au respect de sa vie privée, au mariage et à un recours effectif.

12. Le 3 avril 2020, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours individuel de la requérante. Elle considéra que ses griefs relatifs au respect de la vie privée et au principe d’égalité étaient manifestement mal fondés, estimant qu’il n’y avait pas eu ingérence dans les droits et libertés concernés ou que, si ingérence il y avait eu, elle n’avait pas emporté violation de ces droits et libertés. Quant à l’allégation de violation du droit à un procès équitable, elle considéra que ce grief était irrecevable ratione materiae car il concernait l’inconstitutionnalité alléguée d’une disposition législative.

Le cadre juridique interne et international pertinent

1. La législation interne

13. L’article 132 du code civil (loi no 4721 du 22 novembre 2001, entrée en vigueur le 1er janvier 2002), intitulé « Délai de [viduité] pour la femme », se lit comme suit :

« Si le mariage a pris fin, la femme ne peut se [re]marier avant que trois cents jours ne se soient écoulés à compter de la fin du mariage.

[Tout] accouchement met fin à [ce] délai.

S’il est [avéré] que la femme n’est pas enceinte de son précédent mariage ou si les conjoints dont le mariage a pris fin veulent se remarier [l’un avec l’autre], le tribunal lève ce délai. »

14. L’article 154 du code civil, intitulé « Non-respect du délai de viduité », est ainsi libellé :

« Un mariage [contracté] avant la fin du délai de viduité de l’épouse n’est pas pour autant frappé de nullité. »

15. L’article 285 du code civil, intitulé « Présomption de paternité », dispose ce qui suit :

« Le père d’un enfant né pendant le mariage ou dans les trois cents jours à compter de la [dissolution] du mariage est le mari.

La paternité d’un enfant né après l’expiration de ce délai peut être attribuée au mari s’il est prouvé que la grossesse de la mère a commencé pendant le mariage.

Si le mari a été déclaré absent, le délai de trois cents jours commence à courir à partir de la date de son décès présumé ou [de la date à laquelle] des nouvelles [de lui ont été reçues pour la dernière fois]. »

16. En ce qui concerne la contestation de paternité, les articles pertinents du code civil se lisent comme suit :

« Article 286. Le mari peut [renverser] la présomption de paternité en intentant une action en désaveu de paternité. Cette action est dirigée contre la mère et l’enfant.

L’enfant a également le droit [d’intenter une action en contestation de paternité]. Cette action est dirigée contre la mère et le mari.

Article 287. Si l’enfant [a été conçu] dans le mariage, le demandeur doit prouver que le mari n’est pas le père.

Un enfant né cent quatre-vingts jours au moins après le mariage et trois cents jours au plus après la [dissolution] du mariage est réputé avoir été [conçu] dans le mariage.

Article 288. Si l’enfant a été [conçu] avant le mariage ou pendant la [séparation], le demandeur n’est pas tenu d’apporter d’autres preuves.

Toutefois, s’il existe des preuves convaincantes que le mari a eu des rapports sexuels avec sa femme pendant la période de [la conception], la présomption de paternité du mari reste valable.

Article 289. Le mari est tenu d’intenter l’action dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle il a appris la naissance et [le fait] qu’il n’était pas le père ou que la mère avait eu des rapports sexuels avec un autre homme pendant [la période de] la conception.

L’enfant doit intenter l’action au plus tard dans un délai d’un an à compter de la date de sa majorité.

En cas de retard fondé sur une raison justifiée, le délai d’un an commence à courir à la date à laquelle cette raison disparaît.

Article 290. Si un enfant naît dans un délai de trois cents jours à compter de la [dissolution] du mariage et que la mère s’est remariée entre-temps, son second mari est présumé être le père.

Si cette présomption est [renversée], son premier mari est réputé être le père. »

17. L’article 26 de la loi no 5490 du 25 avril 2006 sur les services de population, intitulé « Début du délai de viduité de la femme » dispose ce qui suit :

« Le délai de viduité de la femme débute à la date à laquelle la décision du tribunal devient définitive. »

18. En son article 2, intitulé « Définitions », le règlement sur le mariage, adopté par le Conseil des ministres le 10 juillet 1985, définit le délai de viduité comme suit :

« (...)

i) Délai de [viduité] légal : (...) période de trois cents jours pendant laquelle, afin d’éviter la confusion des sangs, une femme dont le mariage a pris fin ne peut se remarier.

(...) »

2. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes

19. En ses articles pertinents en l’espèce, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 34/180 du 18 décembre 1979, entrée en vigueur le 3 septembre 1981 et ratifiée par la Türkiye le 20 décembre 1985, énonce ce qui suit :

Article premier

« Aux fins de la présente Convention, l’expression « discrimination à l’égard des femmes » vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. »

Article 2

« Les États parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à :

a) Inscrire dans leur constitution nationale ou toute autre disposition législative appropriée le principe de l’égalité des hommes et des femmes, si ce n’est déjà fait, et à assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés l’application effective dudit principe ;

b) Adopter des mesures législatives et d’autres mesures appropriées assorties, y compris des sanctions en cas de besoin, interdisant toute discrimination à l’égard des femmes ;

c) Instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et garantir, par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire ;

d) S’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques et les institutions publiques se conforment à cette obligation ;

e) Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque ;

f) Prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes ;

g) Abroger toutes les dispositions pénales qui constituent une discrimination à l’égard des femmes.

(...) »

Article 5

« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour :

a) Modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ;

b) Faire en sorte que l’éducation familiale contribue à faire bien comprendre que la maternité est une fonction sociale et à faire reconnaître la responsabilité commune de l’homme et de la femme dans le soin d’élever leurs enfants et d’assurer leur développement, étant entendu que l’intérêt des enfants est la condition primordiale dans tous les cas.

(...) »

Article 16

« 1. Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurent, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme :

a) Le même droit de contracter mariage ;

b) Le même droit de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement ;

c) Les mêmes droits et les mêmes responsabilités au cours du mariage et lors de sa dissolution ;

d) Les mêmes droits et les mêmes responsabilités en tant que parents, quel que soit leur état matrimonial, pour les questions se rapportant à leurs enfants ; dans tous les cas, l’intérêt des enfants est la considération primordiale ;

e) Les mêmes droits de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances et d’avoir accès aux informations, à l’éducation et aux moyens nécessaires pour leur permettre d’exercer ces droits ;

f) Les mêmes droits et responsabilités en matière de tutelle, de curatelle, de garde et d’adoption des enfants, ou d’institutions similaires, lorsque ces concepts existent dans la législation nationale ; dans tous les cas, l’intérêt des enfants est la considération primordiale ;

g) Les mêmes droits personnels au mari et à la femme, y compris en ce qui concerne le choix du nom de famille, d’une profession et d’une occupation ;

h) Les mêmes droits à chacun des époux en matière de propriété, d’acquisition, de gestion, d’administration, de jouissance et de disposition des biens, tant à titre gratuit qu’à titre onéreux.

2. Les fiançailles et les mariages d’enfants n’ont pas d’effets juridiques et toutes les mesures nécessaires, y compris des dispositions législatives, sont prises afin de fixer un âge minimal pour le mariage et de rendre obligatoire l’inscription du mariage sur un registre officiel.

(...) »

3. Les observations finales du 16 août 2010 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant la Türkİye

20. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, constitué par la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes dans le but de l’évaluation des progrès réalisés dans l’application de cette convention, a adopté à sa quarante-sixième session (12-30 juillet 2010) ses observations finales pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant la Türkiye (CEDAW/C/TUR/CO/6), qu’il a publiées le 16 août 2010. Les paragraphes 40 et 41 de ce document se lisent comme suit :

« (...)

Relations familiales

40. Rappelant ses précédentes observations finales de 2005, le Comité s’inquiète de la non-rétroactivité de l’amendement de 2002 au Code civil concernant la communauté réduite aux acquêts, état de fait qui continue de désavantager les femmes s’étant mariées avant l’entrée en vigueur dudit amendement. En dépit d’une décision de 2004 de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle la femme est autorisée à garder et à porter son seul nom de jeune fille, le Comité note que, conformément à l’article 187 du Code civil, les femmes mariées ne peuvent garder leur nom de jeune fille que s’il est accompagné du patronyme de [leur] époux. Le Comité note par ailleurs qu’après un divorce, la femme est tenue d’attendre 300 jours avant de se remarier.

41. Conformément à ses précédentes observations finales de 2005, le Comité recommande à l’État partie de réexaminer les incidences de la non-rétroactivité de l’amendement de 2002 au Code civil concernant la communauté réduite aux acquêts s’agissant des femmes mariées avant son entrée en vigueur. Il l’invite à envisager un amendement additionnel au Code civil pour inclure les mariages conclus avant 2002. Le Comité encourage par ailleurs vivement l’État partie à revoir et à amender sans délai les lois et les dispositions discriminatoires existantes, notamment concernant la conservation par les femmes de leur nom patronymique après le mariage et la période d’attente précédant le remariage, afin de les mettre pleinement en conformité avec les articles 2 et 16 de la Convention.

(...) »

En droit

1. Sur les exceptions préliminaires du gouvernement

21. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité concernant les griefs que la requérante formule sur le terrain des articles 8, 12 et 14 de la Convention : d’une part l’absence de qualité de victime et d’autre part l’absence de préjudice important. En ce qui concerne la première exception, il expose que la requérante n’a produit aucun élément concret concernant un éventuel projet de remariage au moment où elle a introduit sa demande devant les autorités internes et qu’elle ne s’est pas remariée depuis lors. Il considère donc que l’intéressée n’a pas démontré que le délai de viduité litigieux ait eu un effet défavorable sur sa vie. Il soutient que dès lors la requérante, qui selon lui n’a pas été directement affectée par le délai de viduité de 300 jours, ne peut pas prétendre à la qualité de victime. Il argue en conséquence que l’objectif principal de la requête est de dénoncer d’une manière abstraite une incompatibilité alléguée entre l’article 132 du code civil, qui prévoit cette mesure, et la Constitution ainsi que les conventions internationales, et que cette requête s’analyse en une actio popularis.

22. Concernant sa deuxième exception, le Gouvernement note que la requérante a demandé la levée à son égard du délai de viduité le 9 juillet 2014, alors que la décision de justice relative à son divorce était devenue définitive le 21 janvier 2014. Il soutient que la requérante n’a pas décrit son projet de remariage de manière suffisamment détaillée et convaincante pour démontrer que les quatre mois restants du délai de viduité de 300 jours aient été pour elle à l’origine d’un désavantage significatif. Par conséquent, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour absence de préjudice important.

23. La requérante conteste les exceptions soulevées par le Gouvernement. Elle soutient qu’en vertu de la législation en vigueur, après son divorce, elle ne pouvait initier aucune démarche en vue d’un remariage tant que le délai de viduité qui lui avait été imposé n’avait pas pris fin ou été levé, et que les arguments portant sur sa vie privée par lesquels le Gouvernement étaye ses exceptions visent à détourner l’attention. Elle ajoute qu’il est indiscutable que, n’ayant pas pu exercer son droit au remariage avant la fin du délai de viduité, elle a la qualité de victime, et que le fait qu’elle a relevé que l’article 132 du code civil était incompatible avec la Constitution et les conventions internationales ne lui enlève en rien cette qualité. Elle argue en outre qu’elle a subi un préjudice certain, la levée du délai de viduité qui lui avait été imposé ayant été subordonnée à la condition qu’elle se soumît à un examen médical, ce qui, selon ses dires, l’a empêchée d’exercer pendant cette période son droit de débuter des démarches en vue d’un remariage.

24. La Cour rappelle que, pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010). En conséquence, l’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition indispensable à la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, §§ 50 et 51, CEDH 2012, et Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008).

25. La Cour rappelle en outre qu’elle interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt ou de qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), même si elle doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009).

26. La Cour rappelle encore qu’un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (Burden, précité, § 34, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, §§ 33 et 34, série A no 142, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 27, série A no 31, et Michaud c. France, no 12323/11, § 51, CEDH 2012).

27. En l’espèce, la requérante a demandé aux autorités nationales de l’autoriser à se remarier après son divorce sans qu’elle dût respecter le délai de viduité de 300 jours prévu par la loi ni prouver par un examen médical qu’elle n’était pas enceinte. Certes, la requérante ne présente aucun élément propre à indiquer l’existence ou les circonstances d’un projet de mariage qu’elle aurait nourri à l’époque des faits ni à attester qu’elle aurait contracté mariage par la suite. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur l’existence pour l’intéressée de perspectives sérieuses de remariage lorsqu’elle a introduit sa demande. En effet, le droit de se marier ayant des liens étroits avec le droit au respect de la vie privée (Frasik c. Pologne, no 22933/02, § 90, CEDH 2010 (extraits) ; voir aussi, mutatis mutandis, Dadouch c. Malte, no 38816/07, §§ 47 et 48, 20 juillet 2010), le mariage relève principalement d’une décision purement personnelle qu’un individu prend dans les circonstances subjectives et changeantes de sa vie privée. Le fait que la requérante ne se soit pas remariée après l’expiration du délai de viduité n’est pas davantage pertinent.

28. Aux yeux de la Cour, le fait même que la requérante ait été soumise, en vertu de l’article 132 du code civil, à un délai de viduité et que, pour en obtenir la levée, elle ait dû engager devant les autorités nationales une procédure spécifique en ce sens, dans le cadre de laquelle il lui a été imposé de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, et ce au seul motif qu’elle appartenait à la catégorie des femmes divorcées capables de se marier, suffit à lui conférer la qualité de victime (voir, mutatis mutandis, Ternovszky c. Hongrie, no 67545/09, § 21, 14 décembre 2010).

29. Dans ces conditions, l’intéressée subit directement les effets de la disposition légale prévoyant le délai litigieux et elle peut donc se prétendre victime, dans l’exercice de ses droits au respect de la vie privée et au mariage, du traitement discriminatoire qu’elle allègue (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 49, CEDH 2013 (extraits), Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, § 44, série A no 246‑A, et S.L. c. Autriche (déc.), no 45330/99, 22 novembre 2001).

30. Par conséquent, la Cour rejette l’exception d’absence de qualité de victime soulevée par le Gouvernement.

31. Pour ce qui est de la deuxième exception, qui porte sur l’absence alléguée de préjudice important, la Cour note que le Gouvernement reproche à la requérante d’avoir introduit sa demande devant les autorités nationales de manière tardive, à savoir quatre mois avant l’expiration du délai de viduité de 300 jours qui lui avait été imposé. Elle note à cet égard qu’il ne lui appartient pas de spéculer sur le moment auquel il était approprié pour la requérante de décider de se remarier après son divorce. Elle considère que, même si la requérante a attendu qu’il ne reste plus que quatre mois avant l’expiration du délai de viduité pour présenter sa demande de levée dudit délai, l’imposition à l’intéressée de ce délai de viduité a eu pour effet de restreindre sa liberté de choix quant à la date d’un éventuel remariage – alors que celle-ci revêtait incontestablement une importance significative pour sa vie personnelle – et que cet effet ne peut être sous-estimé (voir, mutatis mutandis, Schmidt c. Lettonie, no 22493/05, §§ 73-75, 27 avril 2017). Partant, cette exception doit également être rejetée.

2. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

32. La requérante se plaint que, pour l’autoriser à se remarier avant l’expiration du délai de viduité légal de 300 jours qui avait commencé à courir à la date de son divorce, les autorités nationales l’ont obligée à révéler si elle était ou non enceinte et à subir un examen médical visant à vérifier qu’elle ne l’était pas. Elle allègue que cette pratique constitue une atteinte à son droit au respect de la vie privée et invoque à cet égard l’article 8 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

33. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La requérante

34. La requérante allègue que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours, la subordination de la levée de ce délai à une décision de justice, laquelle est conditionnée à un examen médical visant à vérifier que la femme concernée n’est pas enceinte, et l’interdiction de se remarier qui est ainsi imposée aux femmes divorcées enceintes constituent une ingérence dans le droit des femmes au respect de leur vie privée et familiale.

35. Elle soutient que l’article 132 du code civil, qui constitue la base légale de la mesure litigieuse, est incompatible avec la Convention. Elle reproche aux autorités, qui soutiennent que cette disposition vise à protéger les intérêts d’autrui, de ne pas tenir compte du droit de la femme au respect de sa vie privée et familiale ; à cet égard, elle argue que ce droit des femmes ne peut être ignoré au profit de la notion, selon elle abstraite, que constituerait la protection de la filiation de l’enfant à naître. Elle estime en conséquence que la défense de l’ordre public ne peut être considérée comme un but légitime en l’espèce.

36. La requérante fait observer en particulier que le délai de viduité est imposé de manière absolue aux femmes enceintes et qu’en ce qui concerne les femmes qui ne sont pas enceintes, il ne peut être levé qu’à condition que la femme concernée engage une procédure en ce sens et consente à subir l’examen médical visant à prouver qu’elle n’est pas enceinte qui est obligatoire dans le cadre de cette procédure. Elle estime que, dans une société démocratique, il n’est pas nécessaire et proportionné de faire peser un tel fardeau sur les femmes divorcées.

b) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée. Il soutient à cet égard que le délai de viduité prévu pour les femmes divorcées n’est pas imposé de manière absolue ; que, conformément à la législation pertinente, la requérante a eu la possibilité d’obtenir la levée de ce délai dans le cadre de la procédure non contentieuse qu’elle avait introduite en ce sens devant le tribunal aux affaires familiales ; que la production, demandée par le tribunal dans le cadre de cette procédure, d’un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte ne peut être considérée comme un fardeau insupportable pour l’intéressée ; que les autorités n’ont exercé à cet égard sur la requérante aucune contrainte susceptible de porter atteinte à son intégrité physique ; et que la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée été rejetée parce que celle-ci a de son propre gré refusé de passer l’examen médical requis pour l’obtention du certificat médical en question.

38. Dans l’hypothèse où la Cour conclurait à l’existence d’une ingérence, le Gouvernement argue que cette ingérence était prévue par l’article 132 du code civil, qui répond selon lui aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle visait les buts légitimes que constituent la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre, étant donné, dit-il, que la règle prévue à l’article 132 du code civil vise à assurer la détermination précise des filiations.

39. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement soutient que l’exigence que la femme qui souhaite la levée du délai de viduité produise un certificat médical attestant qu’elle n’est pas enceinte a pour buts de déterminer avec exactitude la filiation d’un enfant qui naîtrait après la fin d’un mariage et d’éviter les confusions à cet égard. Il souligne que cette exigence vise ainsi à protéger les intérêts qui sont en jeu, à savoir ceux des parties, ceux de la société, et, surtout, ceux de l’enfant à naître. Il ajoute que l’examen médical auquel la femme concernée doit se soumettre pour obtenir ce certificat consiste en une analyse de sang ou d’urine et n’exige pas une consultation gynécologique, et il argue que cet examen ne constitue en conséquence pas une intervention médicale importante et insupportable pour la femme.

40. Il estime par conséquent que, compte tenu de la large marge d’appréciation dont, dit-il, les États membres bénéficient dans le domaine de la détermination de la filiation, qui a trait à l’ordre public, et considérant que la procédure de levée du délai de viduité et le certificat médical requis dans le cadre de cette procédure ne constituaient pas un fardeau excessif pour la requérante, l’ingérence litigieuse répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée aux buts légitimes visés.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

41. La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 141, 17 janvier 2023).

42. Elle a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017, et la jurisprudence qui y est citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 87, 17 octobre 2019, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch, précité, § 48) et que le droit de se marier est étroitement lié au droit au respect de la vie privée (Frasik, précité, § 90).

43. En l’espèce, la Cour note que, à la suite de son divorce, la requérante a dû introduire une procédure visant à obtenir la levée pour elle du délai de viduité de 300 jours imposé aux femmes divorcées et que, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu demander de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Elle estime que la présente affaire relève du champ d’application de l’article 8, puisqu’elle concerne un aspect des plus intimes de la vie privée de la requérante, en tant que femme (voir, mutatis mutandis, Dudgeon, précité, § 52 ; Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999-VI, et S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 29, CEDH 2003‑I (extraits) ; voir aussi, mutatis mutandis, Dadouch, précité, § 48).

44. La Cour relève que le délai de viduité imposé à la requérante après son divorce et l’exigence des autorités qu’elle subisse, sous peine d’être déboutée de sa demande tendant à la levée de ce délai, un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte ont clairement eu une incidence sur la vie privée de l’intéressée. Elle considère dès lors que le délai de viduité imposé à la requérante et l’obligation qui lui a été faite, pour en obtenir la levée, de subir un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de sa vie privée, qui est protégé par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 263, 8 avril 2021, et Dadouch, précité, § 50).

b) Sur la justification de l’ingérence

45. Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition, et si elle était à cet effet « nécessaire dans une société démocratique ».

46. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 132 du code civil (paragraphe 13 ci-dessus). Elle prend note de l’argument de la requérante selon lequel cette disposition est incompatible avec les principes découlant de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus). Cela étant, elle estime que cet argument concerne la question de la nécessité de l’ingérence et qu’il n’est pas de nature à remettre en cause la légalité de ladite ingérence.

47. Le Gouvernement soutient que cette ingérence avait pour buts la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre (paragraphe 38 ci-dessus). La requérante conteste les buts avancés par le Gouvernement : elle argue que les autorités nationales ne tiennent pas compte de l’intérêt des femmes au respect de leur vie privée (paragraphe 35 ci‑dessus). Si elle a des doutes quant à la légitimité des buts visés par la mesure litigieuse, la Cour part toutefois de l’hypothèse que l’ingérence visait les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre.

48. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 115, 9 mars 2023).

49. Elle rappelle ensuite que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et reconnaît que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016).

50. En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les États doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 49, CEDH 2003‑III, et Van der Heijden c. Pays-Bas [GC], no 42857/05, § 56, 3 avril 2012).

51. S’il appartient aux autorités nationales d’évaluer en premier lieu la nécessité d’une ingérence, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, et Van der Heijden, précité, § 57).

52. Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Van der Heijden, précité, §§ 55-60, et les références qui y sont citées, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, et les références qui y sont citées, et Vavřička et autres, précité, § 273).

53. En l’espèce, contrainte de respecter après son divorce le délai de viduité de 300 jours prévu par l’article 132 du code civil, la requérante a introduit devant le tribunal aux affaires familiales une procédure visant à en être exemptée, et, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu imposer par les autorités, comme condition à la levée de ce délai, de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Ayant refusé de se soumettre à l’examen médical requis pour l’obtention du certificat médical en question, elle a été déboutée de sa demande.

54. La Cour note d’abord que, dans la motivation de sa décision de rejet, le tribunal aux affaires familiales a considéré essentiellement que le certificat médical attestant que la femme n’est pas enceinte qui était requis pour la levée du délai de viduité présentait une importance particulière pour la préservation des intérêts d’un éventuel enfant à naître et d’autres membres de la société concernés quant à l’établissement exact de la filiation biologique de l’enfant (paragraphe 8 ci-dessus). De la même manière, le Gouvernement souligne le rôle que jouent le délai de viduité imposé aux femmes divorcées et le certificat médical attestant qu’une femme n’est pas enceinte dans la détermination précise des filiations biologiques (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il semble ressortir du libellé de la définition du délai de viduité qui figure dans le règlement sur le mariage (paragraphe 16 ci-dessus) qu’en imposant pareille règle, les autorités visaient à éviter « la confusion des sangs ».

55. Si, comme l’ont affirmé les autorités nationales, le but principal du délai de viduité et de la subordination de la levée de ce délai à la condition que la femme concernée ne soit pas enceinte est la détermination exacte de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître, alors il convient à cet égard de distinguer la paternité biologique de la présomption légale de paternité. Certes, dans la plupart des systèmes juridiques, un enfant né dans le cadre d’un mariage est réputé avoir pour père légal le mari ; néanmoins, le père biologique d’un enfant, que ce dernier soit né dans le cadre d’un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l’enfant ou revendiquer sa paternité en présentant des preuves scientifiques, notamment un test ADN de paternité, à l’appui de sa démarche. De même, selon l’article 285 du code civil, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant son délai de viduité avant de se remarier, cette situation ne peut créer qu’une présomption de paternité à l’égard de l’ex-mari et elle n’a pas nécessairement d’incidence sur la détermination du père biologique (paragraphe 15 ci-dessus). En ce sens, l’objectif de prévenir « la confusion des sangs », autrement dit de permettre la détermination biologique de la paternité, semble irréaliste dans une société moderne. Par ailleurs, même à supposer que le délai de viduité ne vise qu’à préserver la présomption de paternité de l’ex-mari à l’égard d’un enfant qui naîtrait durant cette période, il ne présenterait pas plus d’utilité, compte tenu de l’existence dans les systèmes juridiques d’autres outils juridiques de reconnaissance et de détermination de la paternité (voir les dispositions du code civil pertinentes à cet égard, exposées au paragraphe 16 ci-dessus). Qui plus est, le délai de viduité commence à courir seulement à partir de la date à laquelle la décision de divorce devient définitive (paragraphe 15 ci-dessus), alors que, dans la plupart des cas, les époux ne vivent pratiquement plus ensemble dès le début de la procédure de divorce, qui peut parfois durer des années.

56. Par ailleurs, la Cour tient à souligner que la question de savoir si une femme est enceinte devrait être considérée comme étroitement liée à l’intimité de sa vie privée, et ce que cette femme ait récemment divorcé ou non. Elle estime que subordonner la possibilité qu’une femme divorcée a de se remarier, sans respecter le délai de viduité, à la production d’un certificat médical attestant qu’elle n’est pas enceinte revient à bafouer cette intimité et à placer sa vie privée intime, en ce compris sexuelle, sous le contrôle des autorités. Or, dans la motivation de sa décision, le tribunal aux affaires familiales ne semble pas avoir pris en compte les aspects relatifs à la vie privée de la requérante lorsqu’il a mis en balance les différents intérêts en jeu relativement à la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée.

57. Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).

58. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

3. Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12

60. La requérante allègue que l’obligation faite aux femmes divorcées de respecter un délai de viduité de 300 jours à moins qu’elles ne prouvent qu’elles ne sont pas enceintes constitue une discrimination et une violation de leur droit au mariage. Elle invoque les articles 14 et 12 de la Convention, qui sont ainsi libellés :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 12

« À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »

1. Sur la recevabilité

61. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La requérante

62. La requérante soutient que le délai de viduité de 300 jours prévu à l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées constitue incontestablement une discrimination fondée sur le sexe. Elle considère que ce traitement inégalitaire des femmes par rapport aux hommes ne peut en aucun cas être justifié par la possibilité qu’une femme soit enceinte, contrairement à ce que soutiennent les autorités, et que souscrire à la thèse de ces dernières reviendrait à priver les femmes enceintes, jusqu’à leur accouchement, de leur droit au mariage. À son avis, le fait d’obliger les femmes divorcées à obtenir, pour se remarier avant la fin du délai de viduité, une décision de justice fondée sur un certificat médical attestant qu’elles ne sont pas enceintes, ce qui est de nature à dévoiler leur vie sexuelle, s’analyse en une discrimination profonde et systématique envers les femmes et en une atteinte aux droits humains. Cette règle, selon elle, serait également à l’origine d’une discrimination à l’égard des femmes divorcées par rapport aux femmes qui n’ont jamais été mariées.

63. Elle argue en outre que ni le divorce ni la grossesse ne peuvent être considérés comme justifiant une restriction du droit de la femme au mariage. Elle ajoute que la différence litigieuse de traitement entre les hommes et les femmes dans l’exercice du droit au mariage, qui est fondée sur le sexe, n’a aucune justification objective et raisonnable. Elle critique également le raisonnement du tribunal aux affaires familiales, qu’elle estime contraire au principe de l’égalité des sexes et à d’autres principes universellement admis en la matière.

64. La requérante considère donc que l’application de l’article 132 du code civil, qui, à ses yeux, est incompatible avec la lettre et l’esprit des instruments internationaux adoptés dans le but d’assurer l’égalité homme-femme et d’éliminer toute discrimination envers les femmes, a emporté violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12.

b) Le Gouvernement

65. Le Gouvernement expose d’abord que l’obligation pour les femmes divorcées de respecter un délai de viduité de 300 jours n’est pas absolue, étant donné qu’elle peut être levée dans certaines situations. Il ajoute que ce délai de viduité, prévu à l’article 132 du code civil, se fonde sur une caractéristique biologique innée de la femme, à savoir la possibilité de devenir mère, et qu’il ne peut donc être considéré comme une mesure attentatoire à l’égalité homme-femme.

66. Selon le Gouvernement, cette mesure vise un but légitime, à savoir la détermination du statut et de la filiation de tout enfant qui naîtrait durant cette période et la prévention de toute confusion à cet égard. Ce délai de viduité aurait ainsi pour but de protéger l’intérêt public et en particulier l’intérêt de l’enfant à naître. Le Gouvernement argue donc que la différence de traitement entre la femme et l’homme qui résulte du délai de viduité en question a une justification objective et raisonnable et qu’il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but légitime visé et les moyens employés à cet égard.

67. Le Gouvernement considère par conséquent que la requérante n’a subi aucune discrimination fondée sur le sexe.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

68. La Cour rappelle que l’article 12 garantit le droit fondamental de l’homme et de la femme de se marier et de fonder une famille. L’exercice du droit au mariage emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques. Il est régi par le droit national des Parties contractantes, mais les limitations qui résultent de ce dernier ne doivent pas le restreindre ou le réduire d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même (O’Donoghue et autres c. Royaume-Uni, no 34848/07, § 82, CEDH 2010 (extraits), et Chernetskiy c. Ukraine, no 44316/07, § 28, 8 décembre 2016).

69. En conséquence, la question des conditions requises pour se marier dans les différentes législations nationales ne relève pas entièrement de la marge d’appréciation des États contractants. Si tel était le cas, ceux-ci pourraient, s’ils le désiraient, interdire complètement en pratique l’exercice du droit au mariage. La marge d’appréciation ne peut être aussi étendue (Delecolle c. France, no 37646/13, § 55, 25 octobre 2018).

70. Les organes de la Convention ont cependant admis que les limitations du droit au mariage posées dans les législations nationales pouvaient comprendre non seulement des règles de forme, mais également des dispositions de fond reposant sur des considérations généralement reconnues d’intérêt public, en particulier en matière de capacité (Frasik, précité, § 89).

71. Bien qu’un droit au divorce ne puisse être déduit de l’article 12 de la Convention, si la législation nationale autorise le divorce, elle garantit aux personnes divorcées le droit de se remarier sans être soumises à des restrictions déraisonnables (F. c. Suisse, 18 décembre 1987, § 38, série A no 128). En particulier, une interdiction de se remarier pendant trois ans, imposée à titre de sanction civile, a été jugée contraire à l’article 12 (ibidem, §§ 33-40).

72. Dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, parmi de nombreux autres exemples, Burden, précité, § 60). Toutefois, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 113, 5 septembre 2017, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 134, 19 décembre 2018). En outre, toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Une différence de traitement fondée sur un motif prohibé est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 81, CEDH 2009, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013, Fábián, précité, § 113, et Molla Sali, précité, § 135).

73. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011). D’abord et avant tout, la nature de la situation sur laquelle repose la différence de traitement pèse lourdement dans l’évaluation de l’étendue de cette marge (Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, § 47, CEDH 2011). Celle-ci est très étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque et immuable, telle que la race ou le sexe (voir, par exemple, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 196, CEDH 2007‑IV, et J.D. et A c. Royaume-Uni, nos 32949/17 et 34614/17, § 89, 24 octobre 2019). À l’inverse, lorsque la situation considérée procède en partie d’un choix individuel, la marge d’appréciation est nettement plus large, et les motifs justifiant la différence de traitement n’ont pas à être aussi solides (Bah, précité, § 47, et, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lithuanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021).

74. La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 27, série A no 280‑B, et Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Konstantin Markin, précité, § 127, et Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 63, CEDH 2004-X (extraits)).

75. Cela signifie qu’en dehors du contexte de mesures transitoires conçues pour corriger des inégalités anciennes (J.D. et A c. Royaume-Uni, précité, § 89), seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 78, série A no 94, et Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, précité, § 46). Par conséquent, lorsqu’une différence de traitement est fondée sur le sexe, la marge d’appréciation accordée à l’État est étroite (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 96, 11 octobre 2022) et, dans de telles situations, le principe de proportionnalité n’exige pas seulement que la mesure choisie soit en général adaptée à la réalisation du but poursuivi, mais aussi qu’il soit démontré qu’elle était nécessaire dans les circonstances de la cause (Emel Boyraz c. Turquie, no 61960/08, § 51, 2 décembre 2014, et Jurčić c. Croatie, no 54711/15, § 65, 4 février 2021).

76. Quelle que soit la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, parmi de nombreux autres exemples, Konstantin Markin, précité, § 126).

77. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations comparables, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 177, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012, et Guberina c. Croatie, no 23682/13, § 74, 22 mars 2016).

b) Application de ces principes en l’espèce

78. La Cour observe d’emblée qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 12, est applicable aux faits de la présente affaire. Elle rappelle avoir déjà considéré que, même si l’intéressée n’avait produit aucun élément concret relatif à un quelconque projet de remariage après son divorce et qu’elle avait refusé de se procurer le certificat médical qu’il lui avait été demandé de produire dans le cadre de la procédure qu’elle avait introduite devant les autorités nationales pour obtenir la levée du délai de viduité, l’obligation qui lui avait été faite de respecter ce délai de viduité de 300 jours après son divorce relevait du champ d’application de son droit au mariage (paragraphe 29 ci-dessus). Partant, l’article 14, combiné avec l’article 12, trouve à s’appliquer en l’espèce.

79. La Cour note que la requérante se plaint d’avoir subi une différence de traitement fondée sur son sexe, à savoir l’obligation, après son divorce, de respecter un délai de viduité de 300 jours ou, pour se remarier avant l’expiration de ce délai, d’en demander la levée en produisant à l’appui de sa demande un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte.

80. La Cour note en outre que seules les femmes sont soumises au délai de viduité prévu à l’article 132 du code civil, à l’exclusion des hommes qui n’ont pas à respecter un tel délai pour se remarier.

81. Elle rappelle avoir déjà considéré que seules les femmes peuvent faire l’objet d’un traitement différent en raison de leur grossesse et que, pour cette raison, une telle différence de traitement s’analyse en une discrimination directe fondée sur le sexe si elle n’est pas justifiée (Napotnik c. Roumanie, no 33139/13, § 77, 20 octobre 2020). Cette conclusion vaut également pour la présente affaire dans la mesure où la différence de traitement que la requérante dénonce a selon les autorités internes pour raison principale la possibilité qu’une femme désireuse de se remarier après son divorce soit enceinte.

82. Dans la présente affaire, la requérante, qui était soumise au délai de viduité prévu par l’article 132 du code civil, a été déboutée, au motif qu’elle avait refusé de subir un examen médical visant à déterminer si elle était enceinte, de sa demande tendant à ce qu’elle fût autorisée à se remarier sans attendre l’expiration de ce délai. La Cour relève qu’une telle décision ne pouvait être adoptée qu’à l’égard d’une femme, puisque seules les femmes peuvent être enceintes, et qu’en toute hypothèse la législation pertinente n’imposait qu’aux femmes le respect du délai de viduité. Elle constate donc que la décision rendue à l’égard de la requérante s’analyse en une différence de traitement fondée sur le sexe (voir, mutatis mutandis, Jurčić, précité, § 70).

83. Il reste à déterminer si cette différence de traitement avait une justification objective et raisonnable.

84. Le Gouvernement soutient que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours était justifiée par la nécessité de déterminer sans ambiguïté la filiation de tout enfant à naître d’une femme récemment divorcée.

85. La Cour rappelle avoir déjà relevé, dans une affaire portant sur une interdiction temporaire de remariage qui avait été imposée au requérant à titre de sanction civile après son divorce (F. c. Suisse, précité), que pareil délai d’attente n’existait plus dans le droit des autres États contractants, mais que le fait qu’un pays occupât, à l’issue d’une évolution graduelle, une situation isolée quant à un aspect de sa législation n’impliquait pas forcément que pareil aspect se heurtait à la Convention, surtout dans un domaine – le mariage – aussi étroitement lié aux traditions culturelles et historiques de chaque société et aux conceptions profondes de celle-ci sur la cellule familiale (ibidem, § 33).

86. La Cour note à cet égard que la thèse du Gouvernement consistant à dire que l’obligation de respecter le délai de viduité litigieux avait pour buts la détermination de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître et la prévention des incertitudes à cet égard repose sur une conception traditionnelle de la famille fondée sur l’institution officielle du mariage et qu’elle ne reflète pas nécessairement l’évolution des sociétés européennes modernes : dans ces sociétés, un nombre important de familles sont fondées sur une forme d’union autre que le mariage civil, par exemple sur le partenariat civil ou le concubinage, et nombre d’enfants sont même conçus hors mariage ou issus d’un don de sperme anonyme.

87. Toutefois, compte tenu de la place sensible et importante que peuvent revêtir la cellule familiale et le mariage dans les traditions culturelles de certaines sociétés, elle est disposée à accepter que le public ou l’enfant à naître peuvent avoir un intérêt à connaître la filiation biologique de ce dernier aisément et à éviter les incertitudes à cet égard. Partant de l’hypothèse que la détermination de la filiation constitue un but légitime pour l’imposition aux femmes divorcées du délai de viduité en cause, la Cour doit déterminer, en tenant compte de la marge d’appréciation étroite dont disposent les États en matière de différences de traitement fondées sur le sexe, si la mesure contestée était nécessaire pour atteindre ce but.

88. À cet égard, la Cour estime qu’il suffit de renvoyer aux conclusions auxquelles elle est précédemment parvenue quant à l’inutilité et l’ineffectivité, pour parvenir au but susmentionné, de l’application aux femmes divorcées d’un délai de viduité et d’une obligation de présenter aux autorités un certificat médical attestant qu’elles ne sont pas enceintes pour en obtenir la levée (paragraphes 54 et 55 ci-dessus). Dès lors, elle constate que la pratique consistant à imposer aux femmes divorcées un délai de viduité en raison de la possibilité qu’elles soient enceintes et à les obliger, si elles souhaitent la levée de ce délai, à prouver qu’elles ne le sont pas s’analyse en une discrimination directe fondée sur le sexe (voir, mutatis mutandis, Jurčić, précité, § 81).

89. De l’avis de la Cour, les stéréotypes sexistes sur lesquels le tribunal aux affaires familiales s’est appuyé en l’espèce pour rejeter la demande de la requérante (paragraphe 8 ci-dessus), tels que l’idée que les femmes auraient un devoir envers la société en raison de leur rôle potentiel de mères et de leur capacité de donner naissance, constituent un obstacle sérieux à la réalisation d’une véritable égalité matérielle entre les sexes, qui, comme cela a déjà été dit, est l’un des objectifs majeurs des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 74 ci-dessus). En outre, de telles considérations de la part des autorités nationales semblent également être en contradiction avec les normes internationales pertinentes en matière d’égalité entre les sexes (voir la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et les observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant la Türkiye, citées respectivement aux paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

90. Par conséquent, la Cour conclut que l’obligation faite aux femmes divorcées, en raison de la possibilité d’une grossesse, de respecter un délai de viduité de 300 jours à moins qu’elles ne prouvent par un examen médical qu’elles ne sont pas enceintes s’analyse en une discrimination directe fondée sur le sexe, qui ne peut être justifiée par le but de prévenir des incertitudes quant à la filiation d’un éventuel enfant à naître.

91. À la lumière de ce qui précède, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la différence de traitement à laquelle la requérante a été soumise au motif de son sexe n’était ni objectivement justifiée ni nécessaire.

92. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 12 de la Convention.

93. Eu égard à ce constat de violation, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief soulevé par le requérant sur le terrain du seul article 12 de la Convention.

4. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

94. La requérante se plaint aussi de la durée de la procédure menée devant la Cour constitutionnelle. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

95. Le Gouvernement soutient que le retard pris par la Cour constitutionnelle dans le traitement du recours individuel de la requérante n’a pas créé un désavantage pour l’intéressée étant donné que le délai de viduité de 300 jours s’était déjà écoulé avant la date d’introduction de ce recours. Il expose en outre qu’à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 et en raison des incidents violents survenus dans les régions sud et sud-est de la Türkiye durant la même période, la charge de travail de la Cour constitutionnelle a considérablement et imprévisiblement augmenté et qu’un nombre important de recours individuels relevant du droit à la vie, des allégations de mauvais traitement et du droit à la liberté sont devenus prioritaires. Il argue que dans ces circonstances le délai de traitement du recours individuel de la requérante par la Cour constitutionnelle, à savoir environ quatre ans, doit être considéré comme répondant à l’exigence du délai raisonnable.

96. La requérante allègue que la Cour constitutionnelle a eu suffisamment de temps pour examiner son recours individuel, introduit environ six mois avant la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, que ce recours ne revêtait pas d’une complexité particulière et qu’il n’y avait donc aucun motif justifiant le délai passé devant la Cour constitutionnelle pour l’examen de son recours.

97. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître à plusieurs reprises de la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 à une procédure devant une Cour constitutionnelle. Elle note que, en principe, une procédure devant une telle juridiction n’échappe pas au domaine de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Süßmann c. Allemagne, 16 septembre 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV). En l’espèce, eu égard à sa jurisprudence selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire de caractère privé dont l’intéressé est titulaire (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 151, 23 février 2017, et les références y citées, et Altay no 2 c. Türkiye, no 11236/09, § 66, 9 avril 2019), la Cour considère que le recours individuel de la requérante portant sur le refus des autorités à l’autoriser à se remarier après son divorce avant la fin de du délai de viduité, concernait indubitablement un droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

98. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 22 janvier 2016 et que cette juridiction a rendu sa décision le 3 avril 2020. La période à prendre en considération a donc duré quatre ans, deux mois et douze jours.

99. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

100. Elle note que le recours individuel de la requérante portait sur la question de savoir si le délai de viduité auquel l’intéressée a été soumise après son divorce en vertu de l’article 132 du code civil et les décisions rendues par les juridictions de fond dans le cadre de la procédure intentée par la requérante pour être dispensée de ce délai portaient atteinte aux droits de la requérante protégés par la Constitution et la Convention. Il est incontestable que la détermination des questions soulevées par la requérante avait des implications potentielles qui allaient au-delà de son cas et nécessitaient une appréciation approfondie des objectifs de la disposition légale en question et de son interprétation appropriée au regard de la Constitution et de la Convention et que ces questions présentaient une complexité certaine (voir, mutatis mutandis, A.T. c Slovénie (déc), no 20952/21, § 19, 20 septembre 2022).

101. La Cour note ensuite qu’on ne saurait reprocher à la requérante d’avoir prolongé la procédure devant la Cour constitutionnelle. Quant à la conduite de cette dernière juridiction, la Cour tient à rappeler que l’obligation des États d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent remplir chacune de ses exigences, notamment quant au délai raisonnable ne saurait s’interpréter de la même façon à l’égard d’une Cour constitutionnelle que pour une juridiction ordinaire. Son rôle de gardien de la Constitution rend particulièrement nécessaire pour une Cour constitutionnelle de parfois prendre en compte d’autres éléments que le simple ordre d’inscription au rôle d’une affaire, telles la nature de celle-ci et son importance sur le plan politique et social (Süßmann, précité, §§ 55 et 56). La Cour note à cet égard avoir déjà constaté la réalité de la charge de travail exceptionnellement importante à laquelle la Cour constitutionnelle a dû faire face pendant la période concernée après la déclaration de l’état d’urgence à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 165, 20 mars 2018). Elle reconnaît qu’un grand nombre de requêtes individuelles introduites dans le contexte de l’état d’urgence, de par leur nature, pouvaient revêtir une certaine priorité, voire l’urgence, par rapport au recours individuel de la requérante.

102. Enfin, la Cour doit tenir compte de l’enjeu de la procédure pour la requérante. Elle note que lorsque la requérante a introduit son recours individuel devant la Cour constitutionnelle, le délai de viduité de 300 jours avait déjà expiré et que l’arrêt de la haute juridiction n’aurait aucun impact sur la conduite de la vie privée de la requérante à ce stade. En tout état de cause, on ne saurait admettre que la question soulevée par le recours individuel imposât à la Cour constitutionnelle l’obligation de l’examiner dans le cadre d’une urgence particulière (voir, mutatis mutandis, A.T., décision précitée, § 22).

103. À la lumière de ce qui précède, eu égard notamment aux circonstances exceptionnelles dans le cadre desquelles le recours individuel de la requérante a été introduit, la Cour considère que le délai de procédure devant la Cour constitutionnelle, qui certes a été d’une durée inhabituelle, ne peut être regardé déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Peter c. Allemagne, no 68919/10, § 47, 4 septembre 2014). Par conséquent, la Cour ne relève en l’espèce aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle.

104. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

5. Sur l’application de l’article 41 de la Convention

105. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

106. La requérante demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

107. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le dommage moral dont la requérante se prétend victime, qu’elle n’a pas étayé la demande qu’elle a présentée à ce titre, que ses prétentions sont excessives et qu’elles ne correspondent pas aux montants accordés par la Cour dans des affaires antérieures.

108. La Cour estime que dans les circonstances de la présente affaire, le constat de violation figurant dans le présent arrêt fournit par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par la requérante.

2. Frais et dépens

109. La requérante réclame 3 148,86 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et de celle menée devant la Cour. À l’appui de cette demande, elle a présenté des reçus relatifs aux frais de procédure, d’un montant total de 216,80 EUR, ainsi que des reçus, d’un montant total de 347,21 EUR, pour les traductions effectuées aux fins de la procédure menée devant la Cour. Le restant de la somme demandée par la requérante correspond selon elle au montant des frais d’avocat qu’elle a engagés, mais l’intéressée n’a fourni aucun justificatif à cet égard.

110. Le Gouvernement considère que la demande formulée par la requérante relativement aux frais de procédure qu’elle aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour n’est pas étayée et que son montant est excessif, compte tenu de l’absence de complexité de la procédure et du nombre limité de questions à trancher. Il ajoute que la requérante n’a produit aucun justificatif à l’appui de ses prétentions quant à ses frais d’avocat. Il argue que le montant demandé à ce titre, élevé selon lui par rapport aux montants sollicités dans des procédures similaires, ne reflète pas la réalité.

111. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler, précité, § 128). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 564,01 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

3. Intérêts moratoires

112. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

1. Déclare, les griefs formulés sur le terrain de l’article 8 de la Convention et de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12 recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12 ;
4. Dit, que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, pour frais et dépens, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 564,01 EUR (cinq cent soixante-quatre euros et un centime), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Krenc.

A.R.B.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC

1. Je souscris pleinement aux conclusions du présent arrêt qui met en exergue les droits des femmes au regard de la Convention face aux immixtions des autorités dans leur intimité et aux discriminations dont elles sont encore trop souvent les victimes.

2. Bien que j’approuve les conclusions de l’arrêt, je suis toutefois au regret de devoir me dissocier de mes estimés collègues sur les points suivants de sa motivation.

3. Tout d’abord, le Gouvernement défendeur excipait de l’absence de « préjudice important » dans le chef de la requérante et invitait la Cour à déclarer la requête irrecevable.

En son paragraphe 31, le présent arrêt a rejeté cette exception en ces termes :

« Pour ce qui est de la deuxième exception, qui porte sur l’absence alléguée de préjudice important, la Cour note que le Gouvernement reproche à la requérante d’avoir introduit sa demande devant les autorités nationales de manière tardive, à savoir quatre mois avant l’expiration du délai de viduité de 300 jours qui lui avait été imposé. Elle note à cet égard qu’il ne lui appartient pas de spéculer sur le moment auquel il était approprié pour la requérante de décider de se remarier après son divorce. Elle considère que, même si la requérante a attendu qu’il ne reste plus que quatre mois avant l’expiration du délai de viduité pour présenter sa demande de levée dudit délai, l’imposition à l’intéressée de ce délai de viduité a eu pour effet de restreindre sa liberté de choix quant à la date d’un éventuel remariage – alors que celle-ci revêtait incontestablement une importance significative pour sa vie personnelle – et que cet effet ne peut être sous-estimé (voir, mutatis mutandis, Schmidt c. Lettonie, no 22493/05, §§ 73-75, 27 avril 2017). Partant, cette exception doit également être rejetée. »

De mon point de vue, le « préjudice important » subi par la requérante réside moins dans la restriction apportée à « sa liberté de choix quant à la date d’un éventuel remariage » que dans l’injonction judiciaire qui lui a été faite de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte pour pouvoir se remarier (paragraphes 6 et 8 du présent arrêt). J’aurais dès lors préféré que la Cour indiquât explicitement qu’une telle injonction était constitutive d’un « préjudice important » au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. On ne peut en effet considérer qu’il s’agit là d’une injonction bénigne faite par un juge. Celle-ci touche à l’intimité même de la femme et revient à placer sa vie sexuelle sous le contrôle des autorités (voir en ce sens le paragraphe 56 du présent arrêt).

4. Cette injonction est d’ailleurs, à mes yeux, le cœur du grief relatif à l’article 8 de la Convention.

En réalité, trois questions se posaient selon moi dans cette affaire.

La première était celle de savoir si l’imposition d’un délai de viduité est, en tant que telle, contraire à l’article 12 de la Convention en ce que ce délai restreint la possibilité de se remarier après un divorce.

La deuxième question était celle de savoir si ce délai de viduité est discriminatoire au regard de l’article 14 combiné avec l’article 12 de la Convention, en ce qu’il ne s’impose qu’aux seules femmes, à l’exclusion des hommes.

La troisième question portait plus spécialement sur l’obligation qui fut imposée à la requérante de prouver devant le tribunal qu’elle n’était pas enceinte afin de pouvoir échapper à ce délai. Cette question appelait un traitement spécifique au regard de l’article 8 de la Convention.

5. À cet égard, le présent arrêt énonce au paragraphe 56 que « dans la motivation de sa décision, le tribunal aux affaires familiales ne semble pas avoir pris en compte les aspects relatifs à la vie privée de la requérante lorsqu’il a mis en balance les différents intérêts en jeu relativement à la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée » (je souligne).

Les mots « ne semble pas » me préoccupent.

Lorsqu’elle examine la motivation des juridictions nationales, la Cour doit prendre explicitement position sur celle-ci au regard des exigences de la Convention. Elle ne peut rester à un tel niveau d’apparence. Certes, elle ne peut se substituer aux autorités et juridictions nationales qui décident en première ligne. En revanche, en tant que juge ultime de la Convention, il lui revient de dire clairement si la motivation présidant aux décisions nationales qui lui sont soumises, est ou non compatible avec la Convention.

En l’occurrence, il ressort manifestement du jugement du tribunal aux affaires familiales (dont la motivation est reproduite au paragraphe 8 du présent arrêt) que ce tribunal n’a pas pris en considération les aspects relatifs à la vie privée de la requérante. J’estime que la Cour aurait dû être plus assertive, plus franche sur ce point. Cela d’autant plus que les considérations du tribunal aux affaires familiales reviennent à réduire la femme à ses capacités reproductrices et à justifier un degré plus élevé d’ingérence dans sa vie privée au motif que la femme a « la capacité de donner naissance » (paragraphe 8).

6. Enfin, dans la même veine, le présent arrêt énonce au paragraphe 89 que les considérations du tribunal aux affaires familiales « semblent également être en contradiction avec les normes internationales pertinentes en matière d’égalité entre les sexes (voir la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et les observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant la Türkiye, citées respectivement aux paragraphes 19 et 20 ci-dessus) » (je souligne).

À mon estime, les considérations du tribunal aux affaires familiales sont (et non « semblent ») en contradiction avec les normes internationales pertinentes en matière d’égalité entre les sexes. Une telle prudence terminologique dans le chef de la Cour se justifie d’autant moins que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a pris une position claire, appelant à la révision des dispositions litigieuses qu’il estimait « discriminatoires » (paragraphe 20 du présent arrêt).

7. Avec tout mon respect pour mes collègues, je regrette le choix des termes ici opéré par la Cour, s’agissant d’un domaine – la lutte contre la discrimination envers les femmes et les stéréotypes sexistes – où les mots revêtent précisément une très grande importance.

Sur ces questions touchant à l’égalité entre hommes et femmes, la Cour doit parler vrai et juste. Vrai car ces questions sont fondamentales au regard de la Convention. Juste car la Cour assume une fonction pédagogique qui est cruciale.

Ceci n’affecte aucunement la pertinence des autres constats dressés par le présent arrêt que j’approuve.


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