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28/04/2023 | CEDH | N°001-224631

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (II), 2023, 001-224631


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (II)

(Requête no 38263/08)

ARRÊT
(Satisfaction équitable)

Art 41 • Satisfaction équitable • Octroi au gouvernement requérant d’une somme pour dommage moral, au profit des victimes identifiées, sur la base des seuls éléments de preuve présentés par lui étant donné que le gouvernement défendeur n’a pas participé à la procédure • Compétence de la Cour à l’égard des faits générateurs de violations antérieurs à la cessation de l’adhésion de la Fédération de Russie au Conseil de l’Eur

ope • Défaut de coopération du gouvernement défendeur ne faisant pas obstacle à l’examen des demandes de satisfaction...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (II)

(Requête no 38263/08)

ARRÊT
(Satisfaction équitable)

Art 41 • Satisfaction équitable • Octroi au gouvernement requérant d’une somme pour dommage moral, au profit des victimes identifiées, sur la base des seuls éléments de preuve présentés par lui étant donné que le gouvernement défendeur n’a pas participé à la procédure • Compétence de la Cour à l’égard des faits générateurs de violations antérieurs à la cessation de l’adhésion de la Fédération de Russie au Conseil de l’Europe • Défaut de coopération du gouvernement défendeur ne faisant pas obstacle à l’examen des demandes de satisfaction équitable • Application de la méthodologie utilisée dans l’affaire Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable) [GC] • Importance de l’obligation pour les États contractants de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour • Poursuite de la surveillance par le Comité des Ministres de l’exécution des arrêts rendus par la Cour contre la Fédération de Russie • Mise en place, par les soins du gouvernement requérant, d’un mécanisme effectif de distribution des sommes accordées aux victimes individuelles

STRASBOURG

28 avril 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

PROCÉDURE

EN DROIT

I. Le cadre juridique

II. Questions préliminaires

A. Sur la compétence de la Cour pour statuer sur l’affaire

B. Sur les conséquences du défaut de participation du gouvernement défendeur à la procédure

III. Demandes au titre de la satisfaction équitable

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

2. Le gouvernement défendeur

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

2. Application des principes susmentionnés aux faits de la cause

DISPOSITIF

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK, PASTOR VILANOVA, WOJTYCZEK, SERGHIDES, CHANTURIA, JELIĆ, SABATO ET SCHEMBRI ORLAND

En l’affaire Géorgie c. Russie (II),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Georgios A. Serghides,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Jolien Schukking,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38263/08) dirigée contre la Fédération de Russie et dont la Géorgie a saisi la Cour le 11 août 2008 en vertu de l’article 33 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Dans un arrêt rendu le 21 janvier 2021 (Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, « l’arrêt au principal »), la Cour a dit :

a) qu’il y avait eu une pratique administrative contraire aux articles 2 et 8 de la Convention ainsi qu’à l’article 1 du Protocole no 1 quant aux meurtres de civils et aux incendies et pillages d’habitations dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud[1] et dans la « zone tampon » et que, compte tenu de la gravité des exactions commises qui pouvaient être qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » en raison des sentiments d’angoisse et de détresse éprouvés par les victimes, qui de surcroît étaient visées en tant que groupe ethnique, cette pratique administrative avait également méconnu l’article 3 de la Convention (ibidem, § 220) ;

b) qu’il y avait eu une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention quant aux conditions dans lesquelles des civils géorgiens avaient été détenus par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 ainsi qu’aux humiliations auxquelles ils avaient été exposés (ibidem, §§ 238 et 250) ;

c) qu’il y avait eu une pratique administrative contraire à l’article 5 de la Convention quant à la détention arbitraire de civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 (ibidem, §§ 238 et 254) ;

d) qu’il y avait eu une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention quant aux actes de torture infligés à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 (ibidem, §§ 268 et 279) ;

e) qu’il y avait eu une pratique administrative contraire à l’article 2 du Protocole no 4 quant à l’impossibilité pour des ressortissants géorgiens de retourner dans leurs foyers respectifs en Ossétie du sud et en Abkhazie[2] (ibidem, § 299) ;

f) que la Fédération de Russie avait manqué à l’obligation procédurale qui lui incombait en vertu de l’article 2 de la Convention de mener une enquête adéquate et effective sur les événements survenus postérieurement à la cessation des hostilités (à compter du 12 août 2008, date de l’accord de cessez-le-feu) et pendant la phase active des hostilités (du 8 au 12 août 2008) (ibidem, § 336) ; et

g) que la Fédération de Russie avait failli à ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (ibidem, § 346).

3. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le gouvernement requérant et le gouvernement défendeur à lui adresser par écrit, dans les douze mois, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 349, et point 16 du dispositif).

4. Les parties n’étant pas parvenues à un accord, le gouvernement requérant a présenté ses demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 le 1er mars 2022.

5. Le 16 mars 2022, dans le cadre d’une procédure ouverte en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la résolution CM/Res(2022)2, par laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe à compter du 16 mars 2022.

6. Le 22 mars 2022, la Cour, siégeant en session plénière conformément à l’article 20 § 1 du règlement de la cour (« le règlement »), a adopté la « Résolution de la Cour européenne des droits de l’homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Cette résolution déclarait que la Fédération de Russie cesserait d’être partie à la Convention à compter du 16 septembre 2022.

7. Le 23 mars 2022, le Comité des Ministres a adopté la résolution CM/Res(2022)3, qui précise que le Comité des Ministres continue de surveiller l’exécution des arrêts contre la Fédération de Russie, et que celle‑ci est tenue de les mettre en œuvre.

8. Le 25 mars 2022, les demandes de satisfaction équitable ont été communiquées au gouvernement défendeur, qui était invité à présenter ses observations le 10 juin 2022 au plus tard. Le gouvernement défendeur n’a pas soumis d’observations. Par une lettre du 11 juillet 2022, la Cour a fixé d’office au 15 août 2022 un délai supplémentaire pour le dépôt d’observations sur les demandes de satisfaction équitable. La lettre se lisait comme suit :

« Il a été noté que le délai imparti pour le dépôt des observations de votre gouvernement sur les demandes de satisfaction équitable du gouvernement requérant au titre de l’article 41 de la Convention dans le cadre de la requête susmentionnée avait expiré le 10 juin 2022 et qu’aucune prorogation du délai n’avait été demandée.

Sur ce point, il me faut attirer votre attention sur l’article 44C du règlement de la Cour, aux termes duquel, lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées. L’abstention ou le refus par une partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi pour la Cour une raison d’interrompre l’examen de la requête.

En conséquence, le président de la Grande Chambre a décidé que si votre gouvernement ne produit aucune observation sur les demandes de satisfaction équitable du gouvernement requérant d’ici le 15 août 2022, la Cour statuera sur l’application de l’article 41 sur la base du dossier tel qu’il sera en l’état. »

Le gouvernement défendeur est une nouvelle fois resté en défaut de répondre.

9. Le 5 septembre 2022, la Cour plénière a officiellement pris acte du fait que la fonction de juge à la Cour au titre de la Fédération de Russie cesserait d’exister à compter du 16 septembre 2022. Cela emportait aussi la conséquence qu’il n’existerait plus de liste valide de juges ad hoc susceptibles de prendre part à l’examen des affaires dans lesquelles la Fédération de Russie serait l’État défendeur.

10. Par une lettre du 8 novembre 2022, le gouvernement défendeur a été informé qu’il était envisagé, en ce qui concerne les requêtes dirigées contre cet État pour lesquelles la Cour était compétente, de désigner l’un des juges siégeant à la Cour pour faire fonction de juge ad hoc au titre de la Fédération de Russie (en appliquant, par analogie, l’article 29 § 2 du règlement). Il a été invité à faire part de ses commentaires sur cette solution au plus tard le 22 novembre 2022, mais il n’a présenté aucune observation à ce sujet, à ce moment-là ou ultérieurement.

11. En conséquence, le président de la Grande Chambre, appliquant par analogie l’article 29 § 2 b) du règlement, a décidé de désigner parmi les membres de la composition un juge pour siéger en qualité de juge ad hoc.

EN DROIT

1. LE cadre juridique

12. L’article 38 de la Convention dispose :

« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »

13. L’article 41 de la Convention énonce :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

14. L’article 46 de la Convention se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

15. L’article 58 de la Convention est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Une Haute Partie contractante ne peut dénoncer la (...) Convention qu’après l’expiration d’un délai de cinq ans à partir de la date d’entrée en vigueur de la Convention à son égard et moyennant un préavis de six mois, donné par une notification adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui en informe les autres Parties contractantes.

2. Cette dénonciation ne peut avoir pour effet de délier la Haute Partie contractante intéressée des obligations contenues dans la (...) Convention en ce qui concerne tout fait qui, pouvant constituer une violation de ces obligations, aurait été accompli par elle antérieurement à la date à laquelle la dénonciation produit effet.

3. Sous la même réserve cesserait d’être Partie à la (...) Convention toute Partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe. »

16. L’article 44A du règlement de la Cour (« le règlement ») dispose dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Les parties ont l’obligation de coopérer pleinement à la conduite de la procédure et, en particulier, de prendre les dispositions en leur pouvoir que la Cour juge nécessaires à la bonne administration de la justice. »

17. L’article 44C du règlement se lit ainsi:

« 1. Lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées.

2. L’abstention ou le refus par une Partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi pour la chambre une raison d’interrompre l’examen de la requête. »

18. L’article 60 du règlement énonce :

« 1. Tout requérant qui souhaite que la Cour lui accorde une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention en cas de constat d’une violation de ses droits découlant de celle-ci doit formuler une demande spécifique à cet effet.

2. Sauf décision contraire du président de la chambre, le requérant doit soumettre ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond.

3. Si le requérant ne respecte pas les exigences décrites dans les paragraphes qui précèdent, la chambre peut rejeter tout ou partie de ses prétentions.

4. Les prétentions du requérant sont transmises à la Partie contractante défenderesse pour observations. »

2. questions préliminaires
1. Sur la compétence de la Cour pour statuer sur l’affaire

19. La Cour constate que l’État défendeur a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe à compter du 16 mars 2022 (paragraphe 5 ci-dessus) et qu’il a aussi cessé d’être partie à la Convention à compter du 16 septembre 2022 (paragraphe 6 ci-dessus).

20. Dans ces circonstances, la Cour est appelée à rechercher si elle a compétence pour connaître de la présente requête, bien que sa compétence ne soit pas contestée par l’État défendeur dans le cadre de la présente procédure. En effet, dès lors que l’étendue de la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée, l’absence d’une exception ne saurait en soi avoir pour effet d’étendre cette compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑II). La Cour doit, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est bien compétente pour connaître de l’affaire et il lui faut donc examiner la question de sa compétence à chaque stade de la procédure, le cas échéant d’office (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 201, CEDH 2014 (extraits)).

21. Il ressort des termes de l’article 58 de la Convention, et plus particulièrement de ses deuxième et troisième paragraphes, qu’un État qui cesserait d’être partie à la Convention dès lors qu’il a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe n’est pas délié des obligations contenues dans la Convention en ce qui concerne tout fait que cet État aurait accompli antérieurement à la date à laquelle il n’est plus partie à la Convention.

22. Cette lecture de l’article 58 de la Convention a été confirmée par la Cour siégeant en séance plénière (conformément à l’article 20 § 1 de son règlement) dans sa « [r]ésolution sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme », adoptée le 22 mars 2022. La Cour y a indiqué qu’elle « demeur[ait] compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui surviendraient jusqu’au 16 septembre 2022 » (§ 2 de la résolution ; voir aussi Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 72, 17 janvier 2023, et Ukraine et Pays-Bas c. Russie (déc.) [GC], nos 8019/16 et 2 autres, §§ 36 et 389, 25 janvier 2023).

23. Dans la présente affaire, les faits à l’origine des violations constatées dans l’arrêt au principal se sont produits avant le 16 septembre 2022. La Cour est donc compétente pour connaître des demandes de satisfaction équitable formulées en l’espèce au titre de l’article 41 de la Convention (Fedotova et autres, précité, § 73).

24. La Cour ayant conservé sa compétence en vertu de l’article 58 de la Convention, les articles 38, 41 et 46 ainsi que les dispositions correspondantes de son règlement continuent d’être applicables à compter du 17 septembre 2022.

2. Sur les conséquences du défaut de participation du gouvernement défendeur à la procédure

25. La Cour note que, faute pour lui d’avoir produit des observations écrites lorsqu’il avait été invité à le faire (paragraphe 8 ci-dessus), le gouvernement défendeur a montré qu’il entendait renoncer à participer à l’examen de la présente requête. Or, la Convention fait obligation aux États de fournir toutes facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes (voir, pour un résumé des principes pertinents sur le terrain des articles 34 et 38 de la Convention, Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 99, CEDH 2014 (extraits), et Carter c. Russie, no 20914/07, §§ 92-94, 21 septembre 2021). L’article 44A du règlement impose aux parties l’obligation de coopérer avec la Cour.

26. Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », ses conclusions devant être étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve ; la répartition de la charge de la preuve reste intrinsèquement liée à la spécificité des faits, à la nature des allégations formulées et au droit conventionnel en jeu, ainsi qu’au comportement des parties (voir, pour les principes généraux, Géorgie c. Russie (II), précité, § 59, se référant aux arrêts Géorgie c. Russie (I), précité, §§ 93-95 et 138 ; voir aussi Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, §§ 480-483, 31 mai 2018). Aux termes de l’article 44C § 2 du règlement de la Cour, « [l]’abstention ou le refus par une Partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi pour la chambre une raison d’interrompre l’examen de la requête ». Cette disposition sert à la Cour de clause d’habilitation, qui empêche une partie de retarder ou d’entraver unilatéralement le déroulement de la procédure. Une situation dans laquelle un État n’avait pas participé à au moins certaines étapes de la procédure n’a pas empêché la Cour dans le passé de procéder à l’examen d’une requête. La Cour a estimé dans ces affaires que le fait pour le gouvernement défendeur de ne pas soumettre ses observations ou de ne pas participer à une audience en l’absence de raison suffisante pouvait s’analyser en une renonciation à son droit de participer à la procédure. Elle a considéré que poursuivre l’examen de l’affaire malgré une telle renonciation était conforme à la bonne administration de la justice (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, §§ 10-12, CEDH 2001-IV ; voir aussi Danemark, Norvège et Suède c. Grèce, no 4448/70, décision de la Commission (plénière) du 16 juillet 1970). Elle peut tirer les conclusions qu’elle juge appropriées du défaut ou refus de participation effective d’une partie à la procédure (article 44C § 1 du règlement). Toutefois, le défaut de participation effective de l’État défendeur à la procédure n’entraîne pas de plein droit l’acceptation des prétentions des requérants. La Cour doit être convaincue, sur la base des éléments du dossier, du bien-fondé du grief en fait et en droit (Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, § 30, 24 janvier 2023).

27. La cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe d’une Partie contractante ne délie pas celle-ci de son obligation de coopérer avec les organes de la Convention (paragraphe 21 ci-dessus). Cette obligation subsiste aussi longtemps que la Cour reste compétente pour connaître des requêtes nées d’actes ou omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention, pourvu que ces actes ou omissions soient survenus avant la date à compter de laquelle l’État défendeur a cessé d’être une Partie contractante à la Convention.

3. demandes au titre de la satisfaction équitable
1. Thèses des parties
1. Le gouvernement requérant

28. Le gouvernement requérant présente des demandes de satisfaction équitable à titre de dommage moral pour le compte des personnes suivantes :

a) 116 victimes alléguées de la pratique administrative de meurtres de civils perpétrés dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon » (120 000 euros (EUR) par victime) ;

b) 26 victimes alléguées de viol ou d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants (70 000 EUR ou 30 000 EUR par victime, respectivement) ;

c) 1 408 victimes alléguées de la pratique administrative d’incendies et de pillages des habitations perpétrés dans la « zone tampon » (40 000 EUR par victime) ;

d) 552 personnes qui auraient perdu leurs biens, « en raison du conflit armé et de l’occupation consécutive du territoire géorgien », par des actes non précisés, autres que l’incendie et le pillage (45 000 EUR par victime) ;

e) 179 victimes alléguées de la pratique administrative de traitements inhumains et dégradants et de détention arbitraire infligés à des civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 (30 000 EUR par victime) ;

f) 91 victimes alléguées de traitements inhumains ou dégradants et de détention arbitraire dans d’autres lieux d’incarcération (26 000 EUR par victime) ;

g) 44 victimes alléguées de la pratique administrative de torture infligée à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 (100 000 EUR ou 180 000 EUR par victime, selon qu’elles ont survécu ou non à leur détention) ;

h) 31 105 victimes alléguées de la pratique administrative consistant à empêcher le retour des ressortissants géorgiens dans leurs habitations en Ossétie du Sud et en Abkhazie (entre 10 000 EUR et 35 000 EUR par victime, selon que leur habitation a été détruite pendant le conflit armé ou non) ; et

i) 723 victimes alléguées du manquement de l’État défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus pendant la phase active des hostilités ou après la cessation de celles-ci (35 000 EUR par victime).

2. Le gouvernement défendeur

29. Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus (paragraphe 8), le gouvernement défendeur n’a pas présenté d’observations.

2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux

30. Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) ([GC], no 25781/94, CEDH 2014) est la première affaire interétatique dans laquelle la Cour a été saisie de demandes de satisfaction équitable. Dans l’arrêt qu’elle a rendu, elle s’est référée, entre autres, au principe de droit international public imposant aux États de réparer tout manquement à une obligation conventionnelle, ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice en la matière, avant de conclure que l’article 41 de la Convention s’appliquait, en tant que tel, aux affaires interétatiques. L’extrait pertinent en l’espèce de cet arrêt se lit ainsi :

« 43. Dès lors, la Cour estime que l’article 41 de la Convention s’applique bien, en tant que tel, dans les affaires interétatiques. Toutefois, la question de savoir s’il se justifie d’accorder une satisfaction équitable à l’État requérant doit être examinée et tranchée par la Cour au cas par cas, eu égard notamment au type de grief formulé par le gouvernement requérant, à la possibilité d’identifier les victimes des violations et à l’objectif principal de la procédure, dans la mesure où il ressort de la requête initialement introduite devant la Cour. La Cour admet qu’une requête introduite devant elle en vertu de l’article 33 de la Convention peut renfermer différents types de griefs visant des buts différents. En pareil cas, chaque grief doit être examiné séparément afin de déterminer s’il y a lieu d’octroyer une satisfaction équitable.

44. Ainsi, une Partie contractante requérante peut par exemple se plaindre de problèmes généraux (problèmes et déficiences systémiques, pratique administrative, etc.) concernant une autre Partie contractante. L’objectif principal du gouvernement requérant est alors de défendre l’ordre public européen dans le cadre de la responsabilité collective qui incombe aux États en vertu de la Convention. En pareil cas, il peut ne pas être souhaitable d’accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 41 même si le gouvernement requérant formule une demande à cet effet.

45. Il existe aussi une autre catégorie de griefs interétatiques, où l’État requérant reproche à une autre Partie contractante de violer les droits fondamentaux de ses ressortissants (ou d’autres personnes). En réalité, pareils griefs sont comparables en substance non seulement à ceux soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés dans le cadre de la protection diplomatique, définie comme « l’invocation par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilité d’un autre État pour un préjudice causé par un fait internationalement illicite dudit État à une personne physique ou morale ayant la nationalité du premier État en vue de la mise en œuvre de cette responsabilité » (article premier du projet d’articles sur la protection diplomatique adopté par la Commission du droit international en 2006 – voir Assemblée générale, documents officiels, soixante et unième session, supplément no 10 (A/61/10), ainsi que l’arrêt de la Cour internationale de justice dans l’Affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) (« l’affaire Diallo »), exceptions préliminaires, CIJ Recueil 2007, p. 599, § 39). Si la Cour accueille des griefs de ce type et conclut à la violation de la Convention, il peut être opportun d’allouer une satisfaction équitable eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux critères exposés au paragraphe 43 ci‑dessus.

46. Cela étant, il ne faut jamais oublier que, du fait de la nature même de la Convention, c’est l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation d’un ou de plusieurs des droits garantis par la Convention. Dès lors, si une satisfaction équitable est accordée dans une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles. À cet égard, la Cour note que l’article 19 du projet d’articles sur la protection diplomatique précité recommande de « [t]ransférer à la personne lésée toute indemnisation pour le préjudice obtenue de l’État responsable, sous réserve de déductions raisonnables ». De surcroît, dans l’affaire Diallo précitée, la Cour internationale de justice a expressément tenu à rappeler que « l’indemnité accordée à [l’État requérant], dans l’exercice par [celui]‑ci de sa protection diplomatique à l’égard de M. Diallo, [était] destinée à réparer le préjudice subi par celui-ci » (Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c.‑République démocratique du Congo) (« l’affaire Diallo »), indemnisation, CIJ Recueil 2012, p. 344, § 57).

47. En l’espèce, la Cour constate que le gouvernement chypriote a soumis des demandes de satisfaction équitable en réparation de violations de la Convention commises à l’égard de deux groupes de personnes suffisamment précis et objectivement identifiables, à savoir, d’une part, 1 456 personnes disparues et, d’autre part, les Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. En d’autres termes, la réparation demandée ne vise pas à indemniser l’État d’une violation de ses droits à lui, mais à dédommager des victimes individuelles comme cela a été exposé au paragraphe 45 ci-dessus. Dans ces conditions, et pour autant que les personnes disparues et les habitants du Karpas sont concernés, la Cour considère que le gouvernement requérant a le droit de présenter une demande au titre de l’article 41 de la Convention et que l’octroi d’une satisfaction équitable serait justifié en l’espèce. »

31. Dans son arrêt Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable) ([GC], no 13255/07, 29 janvier 2019), la Cour a dit :

« b) Méthodologie appliquée par la Cour

68. En l’espèce, la Cour a procédé à un examen préliminaire de la liste de 1 795 victimes alléguées soumise par le gouvernement requérant, ainsi que des commentaires en réponse soumis par le gouvernement défendeur, afin de déterminer la liste des ressortissants géorgiens qui peuvent être considérés comme victimes d’une violation de la Convention.

69. Compte tenu du cadre numérique général sur lequel la Cour s’est fondée pour conclure aux violations de la Convention dans son arrêt au principal (voir paragraphe 48 ci-dessus), elle part du principe que les personnes mentionnées sur la liste du gouvernement requérant peuvent être considérées comme victimes de violations de la Convention pour lesquelles le gouvernement défendeur a été déclaré responsable. Eu égard au fait que les constats de violation des articles 3 et 5 § 1 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4 concernent des victimes individuelles et sont basés sur des événements qui se sont produits sur le territoire du gouvernement défendeur, la Cour estime que dans les circonstances particulières de la présente affaire, la charge de la preuve revient alors au gouvernement défendeur à qui il incombe de démontrer de manière effective que les personnes figurant sur la liste du gouvernement requérant n’ont pas le statut de victimes. Il en résulte que si l’examen préliminaire a permis à la Cour de conclure de manière satisfaisante qu’une personne a été victime d’une ou de plusieurs violations de la Convention, et que le gouvernement défendeur n’a pas été en mesure de démontrer qu’elle n’avait pas le statut de victime, cette personne sera incluse sur la liste finale interne pour déterminer la somme globale à accorder au titre de la satisfaction équitable (voir paragraphe 71 ci-dessous).

70. Dans le cadre de cet examen préliminaire, la Cour s’est basée sur les documents qui lui ont été soumis par les parties ainsi que sur le fait que le gouvernement défendeur lui-même a reconnu qu’un certain nombre parmi les ressortissants géorgiens figurant sur la liste du gouvernement requérant pouvaient être considérées comme victimes. En revanche, 290 personnes mentionnées sur cette liste ne sauraient être considérées comme telles notamment aux motifs suivants, exposés à juste titre par le gouvernement défendeur : elles figurent plus d’une fois sur cette liste ; elles ont déposé des requêtes individuelles devant la Cour ; elles ont soit acquis la nationalité russe, soit disposé dès le départ d’une nationalité autre que la nationalité géorgienne ; elles ont fait l’objet de décisions d’expulsion avant ou après la période en question ; elles ont utilisé avec succès les voies de recours disponibles ; elles n’ont pu être identifiées ou leurs griefs n’étaient pas suffisamment étayés en raison des informations insuffisantes soumises par le gouvernement requérant (voir, mutatis mutandis, Lisnyy c. Ukraine et Russie, nos 5355/15, 44913/15 et 50852/15, 5 juillet 2016, quant à l’obligation des requérants d’étayer leurs allégations devant la Cour).

71. Dès lors, pour l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour considère qu’elle peut se baser sur un groupe « suffisamment précis et objectivement identifiable » d’au moins 1 500 ressortissants géorgiens qui ont été victimes d’une violation de l’article 4 du Protocole no 4 (expulsion collective) dans le cadre de la « politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens » mise en place en Fédération de Russie à l’automne 2006. »

32. Selon cette méthodologie, qui est propre aux demandes de satisfaction équitable dans les affaires interétatiques, la question de savoir si l’octroi d’une satisfaction équitable à un État requérant se justifie est examinée et tranchée par la Cour au cas par cas, en tenant compte notamment du type de grief formulé par le gouvernement requérant, de la possibilité d’identifier les victimes, ainsi que de l’objectif principal poursuivi par l’introduction de la procédure (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 43 ; paragraphe 30 ci-dessus). Le point essentiel dans cette analyse est que la Cour doit s’assurer que le gouvernement requérant a présenté des demandes de satisfaction équitable portant sur les violations des droits conventionnels de groupes de personnes « suffisamment précis et objectivement identifiables » qui en ont été victimes (Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable), précité, § 28). Les allégations factuelles du gouvernement requérant doivent être plausibles et ses prétentions suffisamment étayées (ibidem, § 70).

33. La Cour tient également à rappeler le passage suivant de l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, CEDH 2009), qui est aussi pertinent pour l’octroi d’indemnités dans une affaire interétatique (voir aussi Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable), précité, § 73) :

« 224. La Cour observe qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral. Dans son approche concernant l’octroi d’une satisfaction équitable, qui varie d’une affaire à l’autre, la Cour établit une distinction entre les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances (voir, par exemple, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 70, CEDH 2000-VIII, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 123, CEDH 1999-V, et Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, § 12, CEDH 2000-IX) et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation. Dans de nombreuses affaires, le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation (voir, par exemple, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 120, CEDH 2002-VI, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 188, CEDH 2008, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 134, CEDH 2008). Toutefois, dans certaines situations, l’impact de la violation peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour n’a pas non plus pour rôle d’agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et octroyer des dommages‑intérêts. Elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour dommage moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraîné un dommage moral et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage. Elles ne visent pas et ne doivent pas viser à fournir au requérant, à titre compassionnel, un confort financier ou un enrichissement aux dépens de la Partie contractante concernée. »

2. Application des principes susmentionnés aux faits de la cause

34. La Cour note tout d’abord que les demandes de satisfaction équitable du gouvernement requérant exposées aux points b), d) et f) du paragraphe 28 ci-dessus ne sont liées à aucune des violations constatées dans l’arrêt au principal. Si elle a jugé dans cet arrêt que les sentiments d’angoisse et de détresse éprouvés par les victimes des meurtres de civils et de l’incendie et du pillage d’habitations dans les villages géorgiens d’Ossétie du Sud et de la « zone tampon » après la cessation des hostilités s’analysaient en des « traitements inhumains et dégradants » contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphe 2 ci-dessus), elle n’a pas constaté l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 3 quant à l’un quelconque des viols ou autres mauvais traitements dont auraient été victimes des civils dans les villages que le gouvernement requérant évoque dans sa demande exposée au point b). En ce qui concerne la demande exposée au point d), la Cour n’a pas constaté dans son arrêt au principal l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 8 de la Convention et/ou à l’article 1 du Protocole no 1 à raison de tout acte de destruction de biens autre que l’incendie et le pillage d’habitations après la cessation des hostilités. Dès lors, quand bien même le grief qui en est tiré eût pu se rapporter à une période qui relevait de la juridiction de la Fédération de Russie (Géorgie c. Russie (II), précité, §§ 144 et 175), il ne correspond à aucune des violations constatées dans l’arrêt au principal. Enfin, en ce qui concerne la demande exposée au point f), elle n’a constaté l’existence d’aucune pratique administrative contraire aux articles 3 et/ou 5 de la Convention quant à la détention de civils dans d’autres lieux que le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008. Dès lors, pour ce qui concerne ces victimes alléguées, le gouvernement requérant n’est pas fondé à invoquer l’article 41 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Chiragov et autres c. Arménie (satisfaction équitable) [GC], no 13216/05, § 60, 12 décembre 2017).

35. En revanche, les demandes exposées aux points a), c), e), g), h) et i) (paragraphe 28 ci-dessus) ont un lien avec le dispositif de l’arrêt au principal (voir les points 3, 5, 6, 8, 10, 12 et 13).

36. En effet, le gouvernement requérant a soumis une liste détaillée des victimes alléguées des violations constatées dans l’arrêt au principal, à savoir 116 victimes alléguées de la pratique administrative de meurtres de civils perpétrés dans les villages géorgiens d’Ossétie du Sud et dans la « zone tampon » (demande exposée au point a)) ; 1 408 victimes alléguées de la pratique administrative d’incendies et de pillages des habitations perpétrés dans la « zone tampon » (demande exposée au point c)) ; 179 victimes alléguées de la pratique administrative de traitements inhumains et dégradants et de détention arbitraire infligés à des civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 (demande exposée au point e)) ; 44 victimes alléguées de la pratique administrative de torture infligée à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 (demande exposée au point g)) ; 31 105 victimes alléguées de la pratique administrative consistant à empêcher le retour de ressortissants géorgiens dans leurs foyers respectifs en Ossétie du Sud et en Abkhazie (demande exposée au point h)) ; et 723 victimes alléguées du manquement de l’État défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus pendant la phase active des hostilités – du 8 au 12 août 2008 – ou après la cessation des hostilités (demande exposée au point i), paragraphe 28 ci‑dessus). Une satisfaction équitable est donc sollicitée en vue d’indemniser non pas l’État requérant pour une violation de ses droits mais des victimes individuelles. Dans ces conditions, et pour ce qui est de ces victimes alléguées, la Cour estime que le gouvernement requérant est en droit de présenter une demande sur la base de l’article 41 de la Convention et que l’octroi d’une satisfaction équitable se justifierait en l’espèce.

37. En ce qui concerne ces demandes, la Cour rappelle le devoir de coopération des Hautes Parties contractantes énoncé à l’article 38 de la Convention et à l’article 44A du règlement. En effet, « il est de la plus haute importance, pour un fonctionnement efficace du système de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention, que les États contractants coopèrent autant que possible pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes. Ils ont ainsi obligation de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour, que celle-ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen des requêtes » (voir, mutatis mutandis, Janowiec et autres c. Russie [GC ], nos 55508/07 et 29520/09, § 202, CEDH 2013). La Cour a dit que cette obligation de coopération revêt une importance particulière pour la bonne administration de la justice lorsqu’elle est amenée à accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention dans les affaires interétatiques (Géorgie c. Russie (I), (satisfaction équitable), précité, § 60). Cette obligation s’applique aux deux parties à la procédure : au gouvernement requérant qui doit, conformément à l’article 60 du règlement, étayer ses prétentions, et au gouvernement défendeur, à l’égard duquel l’existence d’une pratique administrative de violation de la Convention a été constatée dans l’arrêt au principal.

38. Conformément à ces principes et à la méthodologie appliquée dans l’arrêt Géorgie c. Russie (I) ((satisfaction équitable) [GC], précité, §§ 68-71), aux fins de s’assurer que les allégations factuelles du gouvernement requérant sont plausibles et que ses prétentions sont suffisamment étayées, la Cour a examiné les listes, mentionnées au paragraphe 36 ci-dessus, des victimes alléguées des violations constatées dans l’arrêt au principal. Dans le cadre de cet examen, elle a fondé ses conclusions sur les seuls documents qui lui avaient été soumis par le gouvernement requérant, dont le contenu est présumé incontesté en l’absence de toute pièce ou observation présentée en réponse par le gouvernement défendeur (voir, a contrario, Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable), précité).

39. La Cour a donc tiré des conclusions du défaut de participation du gouvernement défendeur à la procédure (Ukraine et Pays-Bas c. Russie [GC], décision précitée, §§ 435-439, et la jurisprudence y citée ; voir aussi l’article 44C du règlement).

40. En ce qui concerne la liste des 116 victimes alléguées de la pratique administrative de meurtres de civils perpétrés dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon » (demande exposée au point a) du paragraphe 28 ci-dessus), cette pratique a été décrite ainsi dans l’arrêt au principal (§§ 205-219) : un ensemble d’actes délibérés ayant consisté à tuer des civils (principalement de souche géorgienne) dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon » dans les semaines qui ont suivi la cessation des hostilités actives le 12 août 2008. Les principaux auteurs de ces méfaits étaient les forces sud-ossètes, y compris toute une série de milices irrégulières qui avaient suivi l’avancée des forces russes. Il ressort des éléments présentés par le gouvernement requérant (notamment les certificats de décès et les dépositions de témoins) que seules 50 des 116 personnes en question ont été tuées dans de telles circonstances. Les 66 personnes restantes sur la liste sont mortes au cours d’attaques aériennes ou d’artillerie conduites par les forces russes pendant les cinq jours de conflit armé (8-12 août 2008), ou par l’explosion de mines antipersonnel après la cessation des hostilités. Dès lors, aux fins de l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour estime qu’au moins 50 ressortissants géorgiens ont été victimes de cette pratique administrative dont la responsabilité a été imputée à la Fédération de Russie (paragraphe 222 de l’arrêt au principal). Elle a en outre conclu dans l’arrêt au principal (paragraphe 336) que la Fédération de Russie avait manqué à l’obligation procédurale que lui imposait l’article 2 de la Convention de mener des enquêtes adéquates et effectives sur ces meurtres. Statuant en équité, elle juge raisonnable d’allouer au gouvernement requérant une somme forfaitaire de 3 250 000 EUR (trois millions deux cent cinquante mille euros) au titre du dommage moral subi par cette catégorie de victimes.

41. Le gouvernement requérant demande également une satisfaction équitable afin d’indemniser 1 408 victimes alléguées de la pratique administrative d’incendies et de pillages des habitations perpétrés dans la « zone tampon » (demande exposée au point c) du paragraphe 28 ci-dessus). La Cour a développé dans sa jurisprudence une approche souple quant aux preuves à produire par les requérants qui se plaignent d’avoir perdu leurs biens et leur domicile dans le cadre d’un conflit armé interne ou international ; cependant, si un requérant ne produit aucun élément attestant de son droit de propriété ou de son lieu de résidence, ses griefs sont voués à l’échec (Chiragov et autres c. Arménie [GC], no 13216/05, §§ 128-136, CEDH 2015, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, §§ 176-184, CEDH 2015, et la jurisprudence y citée). En l’espèce, les pièces produites par le gouvernement requérant ne permettent pas à la Cour d’établir que les habitations qui auraient été incendiées ou pillées appartenaient aux personnes dont le nom figurait sur la liste ou constituaient leur logement ou leur domicile au sens de l’article 8 (voir, en comparaison, Lisnyy et autres c. Ukraine et Russie (déc.), nos 5355/15, 44913/15 et 50853/15, § 30, 5 juillet 2016, et Kudukhova c. Géorgie, nos 8274/09 et 8275/09, § 33, 20 novembre 2018). Une liste de noms, prénoms, dates de naissance et numéros d’identité a été présentée. Cependant, certains autres éléments dont disposait le gouvernement requérant ne l’ont pas été. Comme la Cour l’a déjà dit dans l’arrêt Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable), précité, §§ 55 et 57, l’application de l’article 41 de la Convention exige l’identification des victimes individuelles concernées et la communication par le gouvernement requérant de toutes les éléments pertinents. Il faut ainsi des allégations factuelles plausibles et des prétentions suffisamment étayées montrant que les personnes énumérées dans la liste ont été victimes des violations en question (paragraphe 32 ci-dessus). En outre, la Cour opère une distinction entre les indications qu’elle donne lorsqu’elle définit un cadre numérique général dans le contexte de l’examen de l’affaire sur le fond et la question de l’application de l’article 41 de la Convention, qui a été réservée dans l’arrêt au principal au motif qu’elle ne se trouvait pas en état (ibidem, § 53). Dès lors, sur la base des éléments dont elle dispose, elle n’est pas en mesure d’octroyer une somme à ce titre.

42. En ce qui concerne la liste des 179 victimes alléguées de la pratique administrative de traitements inhumains et dégradants et de détention arbitraire infligés à des civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous‑sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 (demande exposée au point e) du paragraphe 28 ci-dessus), il ressort des pièces produites par le gouvernement requérant (notamment les accords d’échange de détenus civils) que seules 166 de ces personnes étaient effectivement incarcérées dans ces locaux. Rien ne prouve que les treize personnes restantes y fussent elles aussi détenues. Dès lors, aux fins de l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour considère qu’au moins 166 ressortissants géorgiens ont été victimes de cette pratique administrative dont la responsabilité a été imputée à la Fédération de Russie (paragraphes 252 et 256 de l’arrêt au principal). Statuant en équité, elle estime raisonnable d’allouer au gouvernement requérant une somme forfaitaire de 2 697 500 EUR (deux millions six cent quatre-vingt-dix-sept mille cinq cents euros) au titre du dommage moral subi par cette catégorie de victimes.

43. En ce qui concerne les 44 victimes alléguées de la pratique administrative de torture infligée à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 (demande exposée au point g) du paragraphe 28 ci-dessus), la Cour note tout d’abord que seuls 13 d’entre eux ont été répertoriés dans l’accord d’échange de prisonniers de guerre soumis par le gouvernement requérant. Il ressort en outre des éléments produits par ce dernier que trois autres personnes sont mortes en détention. Rien ne prouve que les 28 personnes restantes sur la liste fussent effectivement détenues par les forces sud-ossètes à Tskhinvali. Il convient de souligner à cet égard que la Cour n’a pas constaté l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention quant à des actes de torture infligés à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces abkhazes (paragraphe 270 de l’arrêt au principal). Aux fins de l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour estime donc qu’au moins 16 ressortissants géorgiens ont été victimes de cette pratique administrative dont la responsabilité a été imputée à la Fédération de Russie (paragraphe 281 de l’arrêt au principal). Statuant en équité, elle juge raisonnable d’allouer au gouvernement requérant une somme forfaitaire de 640 000 EUR (six cent quarante mille euros) au titre du dommage moral subi par cette catégorie de victimes.

44. Pour ce qui est à présent de la liste des 31 105 victimes alléguées de la pratique administrative consistant à empêcher le retour des ressortissants géorgiens dans leurs foyers respectifs en Ossétie du Sud et en Abkhazie (demande exposée au point h) du paragraphe 28 ci-dessus), la Cour note que le gouvernement requérant avait initialement soutenu que les autorités russes et les autorités de facto sud-ossètes et abkhazes avaient empêché le retour dans ces régions de quelque 23 000 Géorgiens déplacés de force – environ 20 000 depuis l’Ossétie du Sud et environ 3 000 depuis l’Abkhazie (paragraphes 283-284 de l’arrêt au principal). Des représentants des autorités de facto d’Ossétie du Sud ont également déclaré, lors de l’audition de témoins tenue à Strasbourg du 6 au 17 juin 2016, que 20 000 Géorgiens de souche n’avaient pas pu retourner en Ossétie du Sud (paragraphe 289 de l’arrêt au principal). Ce chiffre a aussi été accepté par d’autres organisations internationales (voir par exemple la résolution 1648 (2009) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les conséquences humanitaires de la guerre entre la Géorgie et la Russie, et le rapport du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE du 27 novembre 2008 intitulé « Human Rights in the War-Affected Areas Following the Conflict in Georgia », p. 6). Dès lors, aux fins de l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour estime qu’au moins 23 000 ressortissants géorgiens ont été victimes de cette pratique administrative dont la responsabilité a été imputée à la Fédération de Russie (paragraphe 301 de l’arrêt au principal). Statuant en équité, elle juge raisonnable d’allouer au gouvernement requérant une somme forfaitaire de 115 000 000 EUR (cent quinze millions d’euros) au titre du dommage subi par cette catégorie de victimes.

45. Enfin, s’agissant de la liste des 723 victimes alléguées du manquement de l’État défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus pendant la phase active des hostilités ou après la cessation de celles-ci (demande exposée au point i) du paragraphe 28 ci-dessus), la Cour note tout d’abord que la question des victimes du manquement à l’obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus après la cessation des hostilités est traitée au paragraphe 40 ci-dessus. Quant aux décès survenus pendant la phase active des hostilités, elle relève que, selon les chiffres officiels présentés peu après la fin du conflit armé, la partie géorgienne a perdu au total 412 personnes – 170 militaires, 14 policiers et 228 civils (paragraphe 32 de l’arrêt au principal). Le gouvernement défendeur n’a pas contesté ces estimations au cours de la procédure au principal. Aux fins de l’octroi d’une satisfaction équitable, la Cour estime donc qu’au moins 412 ressortissants géorgiens ont été victimes de cette pratique administrative dont la responsabilité a été imputée à la Fédération de Russie (paragraphe 336 de l’arrêt au principal). Statuant en équité, elle juge raisonnable d’allouer au gouvernement requérant une somme forfaitaire de 8 240 000 EUR (huit millions deux cent quarante mille euros) au titre du dommage moral subi par cette catégorie de victimes.

46. Aux termes de l’article 46 § 2 de la Convention, il appartient au Comité des Ministres de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour. À ce titre, la Cour relève que l’article 46 exige du Comité des Ministres qu’il mette en place un mécanisme effectif de mise en œuvre des arrêts de la Cour également dans les affaires dirigées contre un État qui a cessé d’être partie à la Convention. Elle observe à cet égard que le Comité des Ministres continue de surveiller l’exécution des arrêts qu’elle a rendus contre la Fédération de Russie, et que celle-ci est tenue, en vertu de l’article 46 § 1 de la Convention, de les mettre en œuvre, même si elle a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe (paragraphe 7 ci-dessus ; voir également la résolution intérimaire CM/ResDH(2022)254 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, adoptée le 22 septembre 2022, sur l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Géorgie c. Russie (I)) .

47. Conformément à la jurisprudence de la Cour, les sommes susmentionnées doivent être distribuées par le gouvernement requérant aux victimes individuelles (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 58, et Géorgie c. Russie (I), (satisfaction équitable), précité, § 77). Comme dans les affaires Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) et Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable), la Cour estime que c’est au gouvernement requérant de mettre en place, sous la supervision du Comité des Ministres, un mécanisme effectif de distribution des sommes susmentionnées aux victimes individuelles, en tenant compte des indications données par elle (paragraphes 34-36 et 40-45 ci-dessus). Cette distribution devra être effectuée dans les dix-huit mois à compter de la date du paiement par le gouvernement défendeur ou dans tout autre délai que le Comité des Ministres jugera approprié.

48. Enfin, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, qu’elle a compétence en vertu de l’article 58 de la Convention pour connaître des demandes de satisfaction équitable formulées par le gouvernement requérant au titre de l’article 41 de la Convention, nonobstant la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie, et que le défaut de coopération du gouvernement défendeur ne constitue pas un obstacle à leur examen ;
2. Dit, à l’unanimité, que l’article 41 de la Convention s’applique à la présente affaire pour ce qui est des victimes de la pratique administrative de meurtres de civils perpétrés dans les villages géorgiens d’Ossétie du Sud et dans la « zone tampon », des victimes de la pratique administrative d’incendies et de pillages des habitations perpétrés dans la « zone tampon », des victimes de la pratique administrative de traitements inhumains et dégradants et de détention arbitraire infligés à des civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008, des victimes de la pratique administrative de torture infligée à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud‑ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008, des victimes de la pratique administrative consistant à empêcher le retour des ressortissants géorgiens dans leurs habitations en Ossétie du Sud et en Abkhazie, et des victimes du manquement du gouvernement défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus pendant la phase active des hostilités ou après la cessation de celles-ci ;
3. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 3 250 000 EUR (trois millions deux cent cinquante mille euros) au titre du dommage moral subi par un groupe d’au moins cinquante victimes de la pratique administrative de meurtres de civils perpétrés dans les villages géorgiens d’Ossétie du Sud et de la « zone tampon » et du manquement du gouvernement défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur ces meurtres ;
4. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 2 697 500 EUR (deux millions six cent quatre-vingt-dix-sept mille cinq cents euros) au titre du dommage moral subi par un groupe d’au moins 166 victimes de la pratique administrative de traitements inhumains et dégradants et de détention arbitraire infligés à des civils géorgiens par les forces sud-ossètes dans le sous-sol du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali approximativement entre le 10 et le 27 août 2008 ;
5. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 640 000 EUR (six cent quarante mille euros) au titre du dommage moral subi par un groupe d’au moins seize victimes de la pratique administrative de torture infligée à des prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 ;
6. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 115 000 000 EUR (cent quinze millions d’euros) au titre du dommage moral subi par un groupe d’au moins 23 000 victimes de la pratique administrative consistant à empêcher le retour de ressortissants géorgiens dans leurs foyers respectifs en Ossétie du Sud et en Abkhazie ;
7. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 8 240 000 EUR (huit millions deux cent quarante mille euros) au titre du dommage moral subi par un groupe d’au moins 412 victimes du manquement du gouvernement défendeur à son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les décès survenus pendant la phase active des hostilités ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Dit, à l’unanimité, que les montants ci-dessus devront être distribués par le gouvernement requérant aux victimes individuelles sous la supervision du Comité des Ministres dans les dix-huit mois à compter de la date du paiement ou dans tout autre délai que le Comité des Ministres jugera approprié ;

10. Rejette, par neuf voix contre huit, la demande de satisfaction équitable du gouvernement requérant pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit, le 28 avril 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune aux juges Bošnjak, Pastor Vilanova, Wojtyczek, Serghides, Chanturia, Jelić, Sabato et Schembri Orland.

S.O.L.
J.C.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE

AUX JUGES BOŠNJAK, PASTOR VILANOVA,

WOJTYCZEK, SERGHIDES, CHANTURIA, JELIĆ, SABATO

ET SCHEMBRI ORLAND

[Traduction]

1. Nous avons voté avec la majorité en ce qui concerne les points 1 à 9 du dispositif de l’arrêt.

2. Les vues de la majorité et les nôtres divergent quant au point 10 du dispositif de l’arrêt, selon lequel la majorité a décidé de rejeter la demande du gouvernement requérant tendant à l’octroi d’une satisfaction équitable au titre des 1 408 victimes alléguées de la pratique administrative consistant à incendier et piller des habitations dans la « zone tampon ». Nous ne sommes pas d’accord avec cette conclusion pour les raisons exposées ci-dessous.

3. Dans l’arrêt au principal, la Cour avait conclu qu’elle disposait de « suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, à l’existence d’une pratique administrative contraire aux articles 2 et 8 de la Convention ainsi qu’à l’article 1 du Protocole no 1 quant aux meurtres de civils et aux incendies et pillages d’habitations dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon » » (Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, § 220, 21 janvier 2021, italiques ajoutés). Elle a également jugé cette pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention (ibidem).

4. La Cour est parvenue à cette conclusion après avoir noté ceci : « les informations figurant notamment dans les rapports de la mission d’enquête de l’UE, de l’OSCE, du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, d’Amnesty International et de Human Rights Watch concordent quant à l’existence, après la cessation des hostilités actives, d’une campagne systématique d’incendies et de pillages d’habitations dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon ». Ces informations correspondent également aux images satellite figurant dans le rapport de l’AAAS, qui montrent que ces habitations ont été incendiées » (ibidem, § 205).

5. La seule obligation qu’avait le gouvernement requérant, puisque l’arrêt au principal avait établi l’existence de violations des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, était de produire une liste des personnes identifiées comme étant des victimes de ces violations.

6. Dans le cadre de la procédure de satisfaction équitable, le gouvernement requérant a soumis à la Cour une liste de 1 960 victimes individuelles réparties selon les catégories suivantes : premièrement, les victimes individuelles de violations des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 dans la « zone tampon » (1 408 personnes); et deuxièmement, les victimes individuelles de violations de l’article 8 et de l’article 1 du Protocole no 1 n’ayant pas la qualité de personnes déplacées dans leur propre pays (552 personnes). Sur la liste figuraient leurs noms, prénoms, dates de naissance, numéros d’identité, ainsi qu’une mention des droits de la Convention qui avaient été violés (articles 3 et 8 de la Convention et article 1 du Protocole no 1). En outre, le gouvernement requérant a présenté de nombreuses dépositions de témoins, qui ont confirmé les faits d’incendie et de pillage des habitations de certaines des personnes dont les noms étaient inscrits sur la liste.

7. Dans l’arrêt Géorgie c. Russie (I) ((satisfaction équitable) [GC], no 13255/07, 29 janvier 2019), la Cour était partie de l’hypothèse que les personnes mentionnées dans la liste du gouvernement requérant pouvaient être considérées comme des victimes de violations de la Convention pour lesquelles le gouvernement défendeur avait été déclaré responsable. En outre, elle a jugé que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la charge de la preuve revenait au gouvernement défendeur à qui il incombait de démontrer, de manière convaincante, que les personnes figurant sur la liste du gouvernement requérant n’avaient pas la qualité de victimes (ibidem, § 69).

8. Il est également important de noter que les circonstances de la présente affaire sont similaires à celles de l’affaire Chypre c. Turquie ((satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, CEDH 2014) car les deux concernent des violations de la Convention résultant d’opérations militaires menées par des puissances occupantes étrangères. Il convient de rappeler à cet égard que dès lors que des violations des droits de l’homme ont pour origine l’existence même d’une occupation militaire, la Cour accepte normalement la liste des personnes résidant dans les régions occupées en question comme base suffisante pour accorder une satisfaction équitable, y compris s’agissant de violations du droit de propriété constatées sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, même sans solliciter des éléments supplémentaires auprès des parties (voir, en comparaison, Chypre c. Turquie, précité, §§ 46-47, 51 et 57‑59, et Géorgie c. Russie (I), précité, §§ 56 et 69).

9. En l’espèce, le gouvernement défendeur n’ayant pas objecté à la liste des victimes présentée par le gouvernement requérant, les personnes dont les noms figuraient sur la liste auraient dû être considérées comme un groupe de personnes « suffisamment précis et objectivement identifiable » aux fins de l’octroi d’une indemnisation pour le dommage moral subi. Si la majorité a accepté cette approche concernant la liste des 23 000 ressortissants géorgiens déplacés de force et a alloué une somme forfaitaire au titre du dommage moral (paragraphe 44 de l’arrêt), elle l’a jugée inapplicable à la liste des victimes d’incendies et de pillages d’habitations (paragraphe 41). Nous regrettons que la décision de la majorité ait eu pour effet de bénéficier au gouvernement défendeur alors que ce dernier avait manqué à son obligation de fournir toutes les facilités nécessaires à la Cour, comme l’exige l’article 38 de la Convention. Cet obstructionnisme ne devrait pas profiter à la partie qui se soustrait volontairement au débat contradictoire.

10. L’approche de la majorité aboutit à pénaliser excessivement les victimes car si le gouvernement défendeur avait formellement contesté les preuves du gouvernement requérant (ou leur absence), ce dernier aurait eu la possibilité d’y répondre. En l’espèce, le gouvernement requérant n’a même pas eu la possibilité de contester l’absence de preuves alléguée. C’est donc la Grande Chambre qui tout d’abord évoque d’office une absence de preuves, puis n’offre au gouvernement requérant aucune possibilité de prouver ce qu’il allègue, alors même qu’au paragraphe 15 de ses observations ce dernier a dit :

« En conséquence, le gouvernement géorgien prie la Cour de demander à la Fédération de Russie de fournir dans leur intégralité l’ensemble des informations et éléments pertinents dont celle-ci dispose et il se réserve respectueusement le droit de mettre à jour et préciser les tableaux énumérant les victimes ainsi que les éléments du dossier après l’analyse de la situation (...) par la Fédération de Russie, dans le cadre de la procédure écrite concernant la satisfaction équitable. »

Il convient également de rappeler que si le gouvernement défendeur avait plaidé l’affaire mais sans discuter la question de savoir si les victimes étaient propriétaires des habitations détruites, la Cour n’aurait probablement pas entamé l’examen de la question de la preuve de la propriété de ces mêmes habitations. En conclusion, il est triste et inhabituel que les victimes soient davantage pénalisées dans une procédure par défaut que dans une procédure contradictoire ordinaire.

11. Pour finir, nous tenons à dire que, malheureusement, il semble avoir échappé à l’attention de la majorité que le droit des 1 408 victimes au respect de leur domicile garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi que leur droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention seraient non pas concrets et effectifs mais seulement théoriques et illusoires s’ils ne bénéficiaient pas d’une satisfaction équitable. En tout état de cause, il ne serait pas juste et équitable pour les victimes que l’État défendeur, parce qu’il n’aurait à leur verser aucune somme au titre de la satisfaction équitable, puisse tirer profit de la pratique administrative qui a consisté à incendier et piller leurs habitations et de toute éventuelle difficulté ou incertitude consécutive en matière de preuve.

* * *

[1] L’expression « Ossétie du sud » désigne la région de Géorgie qui se trouve actuellement hors du contrôle de facto du gouvernement géorgien mais sous le « contrôle effectif » de la Fédération de Russie (§§ 174-175 de l’arrêt au principal).

[2] Le terme « Abkhazie » désigne la région de Géorgie qui se trouve actuellement hors du contrôle de facto du gouvernement géorgien mais sous le « contrôle effectif » de la Fédération de Russie (§§ 174-175 de l’arrêt au principal).


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-224631
Date de la décision : 28/04/2023
Type d'affaire : satisfaction équitable
Type de recours : Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : GÉORGIE
Défendeurs : RUSSIE

Origine de la décision
Date de l'import : 30/04/2023
Fonds documentaire ?: HUDOC

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