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09/03/2023 | CEDH | N°001-223676

CEDH | CEDH, AFFAIRE L.B. c. HONGRIE, 2023, 001-223676


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE L.B. c. HONGRIE

(Requête no 36345/16)

ARRÊT

Article 8 • Respect de la vie privée • Publication, injustifiée, sur le portail internet de l’Autorité fiscale, de renseignements propres à permettre l’identification du requérant, dont l’adresse de son domicile, à raison du manquement de l’intéressé à ses obligations fiscales • Buts légitimes visant à favoriser l’efficacité du système fiscal, améliorer la discipline fiscale et fournir aux tiers des indications sur la situation fiscale de contribuables débiteurs • A

mple marge d’appréciation pour établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernan...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE L.B. c. HONGRIE

(Requête no 36345/16)

ARRÊT

Article 8 • Respect de la vie privée • Publication, injustifiée, sur le portail internet de l’Autorité fiscale, de renseignements propres à permettre l’identification du requérant, dont l’adresse de son domicile, à raison du manquement de l’intéressé à ses obligations fiscales • Buts légitimes visant à favoriser l’efficacité du système fiscal, améliorer la discipline fiscale et fournir aux tiers des indications sur la situation fiscale de contribuables débiteurs • Ample marge d’appréciation pour établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations fiscales • Absence de mise en balance par le législateur des intérêts publics et privés concurrents en jeu • Appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale non requise • Absence d’appréciation de la nécessité de publier l’adresse personnelle du contribuable débiteur pour obtenir l’effet dissuasif recherché • Absence d’appréciation de l’impact sur le droit au respect de la vie privée, notamment au regard du support utilisé pour la diffusion (internet) • Manquement du législateur à son obligation de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données et à d’autres considérations relatives à la protection des données

STRASBOURG

Le 9 mars 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

INTRODUCTION

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LE CONTEXTE

II. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La procédure de contrôle fiscal

B. La publication des informations concernant le requérant

C. Les développements ultérieurs

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I. LE DROIT INTERNE PERTINENT

II. LES AUTRES SOURCES DE DROIT PERTINENTES

III. LES NORMES PERTINENTES DU CONSEIL DE L’EUROPE ET DE L’UNION EUROPÉENNE

A. La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel

B. La directive 95/46/CE

C. Le règlement 2016/679

D. La jurisprudence de la CJUE sur la protection des données

IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

EN DROIT

I. L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

A. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à la compatibilité ratione materiae du grief tiré de l’atteinte alléguée à la réputation

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

B. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à l’interface de recherche

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

C. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à la republication des données à caractère personnel du requérant

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

D. La conclusion de la Grande Chambre sur l’objet du litige

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

A. L’arrêt de la chambre

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

2. Le Gouvernement

C. Appréciation de la Cour

1. Sur l’existence d’une ingérence

2. Prévue par la loi

3. But légitime

4. Nécessaire dans une société démocratique

a) Observations liminaires

b) L’étendue et l’application de la marge d’appréciation

i. Considérations générales

ii. Principes relatifs à la protection des données

iii. Mesures générales et qualité du contrôle opéré par le législateur

iv. Le degré de consensus aux niveaux national et européen

v. Conclusions

5. Application au cas d’espèce des considérations et principes énoncés ci-dessus

a) Le cadre législatif et politique

b) Conclusion

III. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

B. Frais et dépens

C. Intérêts moratoires

DISPOSITIF

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES WOJTYCZEK ET PACZOLAY

En l’affaire L.B. c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Síofra O’Leary,
Robert Spano,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Ksenija Turković,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Georgios A. Serghides,
Lətif Hüseynov,
Péter Paczolay,
Ivana Jelić,
Raffaele Sabato,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Ana Maria Guerra Martins,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 décembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la publication dans la liste des principaux contribuables débiteurs, consultable sur le site internet de l’Autorité nationale des impôts et des douanes, de données à caractère personnel du requérant, auquel il était reproché d’avoir manqué à ses obligations fiscales. L’intéressé allègue que cette publication a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

PROCÉDURE

2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36345/16) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. L.B. (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 juin 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).

3. Le requérant a été représenté par Mes D. Kiss et D. Karsai, avocats à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

4. Le 18 octobre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Elle a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 12 janvier 2021, une chambre de cette section composée de Yonko Grozev, président, Iulia Antoanella Motoc, Branko Lubarda, Carlo Ranzoni, Georges Ravarani, Jolien Schukking et Péter Paczolay, juges, et de Andrea Tamietti, greffier de section, a rendu son arrêt. La chambre a déclaré, à l’unanimité, le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention recevable et la requête irrecevable pour le surplus. Elle a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 8 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente des juges Ravarani et Schukking.

6. Le 8 avril 2021, le requérant, se prévalant de l’article 43 de la Convention, a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Le 31 mai 2021, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lorsque Robert Spano est arrivé au terme de son mandat de président de la Cour, Síofra O’Leary lui a succédé à ces fonctions et a pris la présidence de la Grande Chambre dans la présente affaire (article 9 § 2 du règlement). Robert Spano, Ksenija Turković et Valeriu Griţco ont continué de siéger après l’expiration de leur mandat, conformément aux articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement. Jon Fridrik Kjølbro, empêché, a été remplacé par Raffaele Sabato, conformément à l’article 24 § 3 du règlement.

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 novembre 2021.

Ont comparu devant la Cour :

a) pour le Gouvernement
M. Z. Tallódi, agent,
MmesM. Weller, co-agente,
H. Vizi, conseillère ;

b) pour le requérant
Mes D. B. Kiss,
D. A. Karsai, conseil ;
Mmes E. Mihály,
E. Frank,
M. J. Nagy, conseillers.

La Cour a entendu M. Tallódi et Me Karsai en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

1. LE CONTEXTE

10. Depuis 1996, le système hongrois d’administration fiscale permet d’apporter des restrictions au principe du secret fiscal dans l’intérêt public, et exige de l’Autorité nationale des impôts et des douanes (Nemzeti Adó és Vámhivatal, « l’Autorité fiscale ») qu’elle publie des informations qui seraient en d’autres circonstances couvertes par ce secret. Les premières publications concernaient des contribuables qui étaient redevables d’arriérés d’impôts d’un montant supérieur à dix millions de florins hongrois (HUF) – dans le cas de particuliers – ou 100 millions HUF – dans le cas de personnes morales (correspondant environ à 28 000 euros (EUR) et 280 000 EUR respectivement) (nagy összegű adóhiánnyal rendelkező adózók, « liste des principaux contribuables défaillants ») ou qui se livraient à des activités commerciales sans s’être enregistrés auprès de l’Autorité fiscale (article 48 § 3 a) de la loi no XCI de 1990 relative à l’administration fiscale).

11. Le 10 novembre 2003, le Parlement adopta la loi no XCII de 2003 relative à l’administration fiscale (« la loi de 2003 relative à l’administration fiscale »), qui fut promulguée le 14 novembre 2003 et entra en vigueur le 1er janvier 2004. Cette loi ne modifia en rien l’obligation de publier les données des contribuables redevables d’arriérés d’impôts : l’article 55 § 3 prescrivait ainsi la publication d’une liste des principaux contribuables défaillants, qui contenait les données des contribuables redevables d’arriérés d’impôts d’un montant supérieur à 10 millions HUF (dans le cas de particuliers). Cette disposition imposait à l’Autorité fiscale de publier le nom du contribuable concerné, l’adresse de son domicile, le cas échéant l’adresse de ses locaux commerciaux, son numéro d’identification fiscale, le montant des arriérés d’impôts dont il était redevable et les conséquences juridiques de la décision définitive ayant établi pour le trimestre expiré que l’intéressé avait des arriérés d’impôts et qu’il n’avait pas respecté le délai fixé par ladite décision pour s’acquitter de ses obligations de paiement.

12. L’exposé des motifs du projet de loi concernant les articles 53 à 55 sur le « secret fiscal » indiquait que le texte reprenait les dispositions en la matière contenues dans la législation antérieure et énonçait les circonstances exceptionnelles dans lesquelles la divulgation de données fiscales était autorisée. Il comportait les passages suivants :

« L’objectif d’une réglementation stricte du secret fiscal est de protéger le droit au respect de la vie privée et de la confidentialité en matière commerciale. Il existe un intérêt fondamental à la protection de la sphère privée des contribuables et à la prévention de la divulgation de leurs données privées à des personnes non autorisées. La réglementation détaillée, voire stricte – même par des normes internationales – du secret fiscal, et l’inaccessibilité des données fiscales au public ou à des tiers constituent une garantie, étant donné que l’autorité fiscale est nécessairement en possession d’informations essentielles obtenues notamment à travers les déclarations d’impôts et contrôles fiscaux, entre autres sources. La législation impose à l’autorité fiscale et à toute personne ayant accès à des données fiscales pour l’accomplissement de ses tâches l’obligation de préserver la confidentialité de ces données. Les atteintes au secret fiscal sont réprimées par le droit pénal. La protection du secret fiscal est une obligation qui pèse sur les agents du fisc, les experts et toute autre personne ayant connaissance d’informations fiscales confidentielles, par exemple lors du traitement de données fiscales, de dégrèvements ou de provisions fiscales.

L’utilisation ou la publication non autorisées de données, ou leur mise à la disposition de personnes non autorisées, constituent une atteinte au secret fiscal (...)

L’article 54 régit les conditions d’une utilisation autorisée et l’obligation d’information. L’article 55 détermine les situations exceptionnelles dans lesquelles l’autorité fiscale est habilitée à divulguer des données fiscales. Cela n’est possible que si le contribuable a fourni des informations fausses, ou des informations exactes mais qu’il a présentées de manière trompeuse, ou si l’autorité fiscale a établi l’existence d’un montant particulièrement élevé d’impôts impayés. En outre, pour que l’autorité fiscale soit autorisée à démentir publiquement de fausses informations, il faut que celles‑ci soient de nature à saper la confiance du public dans le travail de l’autorité publique, que le ministre des Finances ait donné son autorisation et que la personne concernée ait été entendue. »

13. Le 10 juillet 2006, le Parlement adopta la loi no LXI de 2006 qui modifiait certains textes législatifs de nature financière – vingt au total – dont la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (« la réforme de 2006 »). L’article 114 de la réforme de 2006 ajouta à l’article 55 de la loi de 2003 un paragraphe 5 qui prescrivait la publication d’une liste des principaux contribuables débiteurs contenant les données à caractère personnel – notamment le nom (nom de la société) et l’adresse du domicile (adresse du siège) – des contribuables (nagy összegű adótartozással rendelkező adózók) dont la dette fiscale était supérieure à 10 millions HUF pendant une période de plus de 180 jours (« la liste des principaux contribuables débiteurs », paragraphe 30 ci-dessous).

14. L’exposé des motifs de la loi contenait le passage suivant concernant l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale :

« Aux fins de renforcer la clarté et la fiabilité des relations économiques et d’encourager un comportement respectueux de la loi de la part du contribuable, l’autorité fiscale a adopté depuis plusieurs années une pratique consistant à publier les données des contribuables défaillants dont le retard dans le paiement d’un montant important d’impôts a été établi par une décision définitive. Étant donné que des dettes considérables peuvent ne pas avoir pour seule origine des arriérés d’impôts révélés lors d’un contrôle fiscal, et (...) que le non‑paiement régulier peut constituer pour les parties à une relation contractuelle une information extrêmement importante relativement à la solvabilité du contribuable, la loi permet également de publier les données des contribuables redevables d’un montant élevé d’impôts depuis longtemps. »

15. Le document d’information présenté au Parlement par le ministre des Finances soulignait, sous le titre « Assainir l’économie », que la réforme élargissait la catégorie des contribuables dont les données à caractère personnel pouvaient être publiées par l’Autorité fiscale.

16. Au cours du débat général qui se tint le 20 juin 2006, le ministre des Finances expliqua au Parlement, au sujet des modifications apportées à la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, que de nouvelles mesures étaient nécessaires pour « assainir l’économie » et renforcer les capacités des autorités fiscales et douanières à assurer efficacement la perception des recettes publiques.

17. Une nouvelle modification apportée en 2010 à la loi de 2003 relative à l’administration fiscale imposa à l’Autorité fiscale de publier une liste des contribuables pour lesquels il avait été établi par une décision administrative ou judiciaire définitive qu’ils avaient employé des salariés sans les déclarer (article 55 § 6). Cette liste comportait le nom du contribuable, l’adresse de son siège social, son numéro d’identification fiscale (dans le cas des entreprises) et l’adresse de son domicile (dans le cas de particuliers), ainsi que la date de la décision définitive. En 2017, les catégories de contribuables dont les données étaient soumises à divulgation furent étendues aux personnes qui n’avaient pas présenté leur déclaration d’impôts pendant deux années consécutives (article 55 § 8).

18. Après les faits de la présente espèce, une nouvelle réforme de la législation sur l’administration fiscale entra en vigueur le 1er janvier 2018 avec la loi no CL de 2017 (« la loi de 2017 relative à l’administration fiscale »). Elle maintint l’obligation de publication à l’égard des contribuables défaillants et des contribuables débiteurs. Dans le cadre du système actuellement en vigueur, l’Autorité fiscale publie également une liste des contribuables à l’égard desquels une procédure d’exécution forcée a été engagée (article 266 d)), une liste des employeurs qui n’ont pas déclaré leurs salariés aux autorités fiscales (article 265), une liste des contribuables qui n’ont pas soumis pendant deux années consécutives de déclaration de la taxe sur la valeur ajoutée (article 266 l)) et une liste des contribuables qui se sont vu retirer leur numéro d’identification fiscale à titre de sanction – ce qui rend illégale la poursuite de toute activité commerciale pour laquelle un enregistrement est requis par la législation fiscale (article 266 c)). L’Autorité fiscale rend de surcroît accessible sur son site internet une liste des contribuables qui n’ont aucune dette fiscale (article 260) et une liste des contribuables dits « fiables » (article 261). Depuis la promulgation des modifications apportées à la loi de 2017 relative à l’administration fiscale (en vigueur depuis le 1er janvier 2020), l’Autorité fiscale est par ailleurs tenue de créer une interface de recherche permettant d’accéder aux informations concernant les contribuables débiteurs des années antérieures (depuis le 31 décembre 2014). Cette base de données ne donne pas accès à la liste complète de ces contribuables mais permet aux utilisateurs de rechercher des informations sur des contribuables à partir de leur nom.

2. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

19. Le requérant est né en 1966 et réside à Budapest.

1. La procédure de contrôle fiscal

20. En 2013, l’Autorité fiscale mena un contrôle visant le requérant pour les exercices fiscaux 2008-2010 afin de vérifier ce que l’intéressé devait au titre de l’impôt sur le revenu. Elle établit, dans sa décision du 3 juillet 2013, que le requérant était redevable d’un montant de 290 738 542 HUF (environ 800 000 EUR) qu’elle qualifia d’arriérés d’impôts. Elle releva qu’entre le 5 janvier et le 29 décembre 2010, l’intéressé avait prélevé 715 025 000 HUF (environ 2 018 000 EUR) du compte bancaire d’une société à responsabilité limitée dont il avait précédemment été le fondateur et le directeur général, mais avec laquelle il n’avait plus aucun lien juridique à l’époque des faits. N’ayant trouvé aucune trace de ces opérations financières dans les documents fiscaux de la société et ayant constaté que le requérant n’avait payé aucun impôt sur le revenu relativement à ce montant, l’Autorité fiscale infligea à l’intéressé une amende de 219 948 110 HUF (environ 603 000 EUR) et lui ordonna de verser un montant supplémentaire de 67 531 880 HUF (environ 185 000 EUR) au titre des intérêts. En appel, l’Autorité fiscale de deuxième instance établit que les arriérés d’impôts dus par le requérant s’élevaient à 227 985 686 HUF (environ 625 000 EUR) et ramena le montant de l’amende à 170 883 486 HUF (environ 490 000 EUR) et celui des intérêts à 52 999 572 HUF (environ 145 000 EUR).

21. Le requérant contesta cette décision administrative de deuxième instance devant le tribunal administratif et du travail de Budapest‑agglomération, qui le débouta par une décision du 15 octobre 2014. Cette juridiction nota en effet que l’intéressé avait fondé le 24 février 2009 une société à responsabilité limitée, dont il avait été le directeur général jusqu’au 12 novembre 2009, et que cette société avait par la suite été vendue à de très courts intervalles à différents propriétaires étrangers et hongrois. Elle releva que ladite société ne disposait ni du personnel ni des ressources matérielles nécessaires pour mener une activité significative. Elle constata qu’en 2010 le requérant et le comptable de la société avaient émis des factures pour des livraisons fictives pour un montant total d’environ 100 millions HUF et que le paiement de ces fausses factures avait été effectué sur le compte bancaire de la société duquel le requérant avait prélevé 715 025 000 HUF (environ 2 018 000 EUR) en espèces entre le 5 janvier et le 29 décembre 2010, montant sur lequel il n’avait payé aucun impôt sur le revenu. Elle conclut que même si le requérant affirmait avoir transféré le montant en question à différents partenaires commerciaux, les factures qu’il avait présentées au tribunal à titre de preuve étaient fabriquées de toutes pièces.

22. L’intéressé saisit la Kúria d’un pourvoi.

23. Le 11 juin 2015, la Kúria confirma le jugement rendu en première instance. Elle convint avec les autorités administratives et le tribunal de première instance que le requérant n’avait pas acquitté l’impôt sur le revenu et ne pouvait pas étayer par des éléments de preuve ses allégations selon lesquelles il avait transféré à des partenaires commerciaux de la société les 715 025 000 HUF qu’il avait prélevés sur le compte bancaire de celle‑ci.

24. Le requérant introduisit un recours constitutionnel, se plaignant d’une violation de son droit à un procès équitable et à l’égalité de traitement, ainsi que d’une violation du principe de la prééminence du droit. La Cour constitutionnelle estima que les demandes du requérant échappaient à sa compétence en ce que l’intéressé contestait en substance les faits établis par les autorités fiscales et cherchait à obtenir un réexamen des éléments de preuve. Le 7 novembre 2017, elle déclara donc le recours irrecevable.

2. La publication des informations concernant le requérant

25. Au cours du dernier trimestre de l’année 2014, l’Autorité fiscale inscrivit sur la liste des principaux contribuables défaillants qui était publiée sur son site internet des informations personnelles concernant le requérant, dont son nom et l’adresse de son domicile. Cette mesure était prévue par l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (paragraphes 11 ci-dessus et 30 ci-dessous).

26. Le requérant présenta le 27 janvier 2016 des observations dans les lesquelles il indiquait que son nom et son adresse avaient par la suite été publiés dans la liste des « principaux contribuables débiteurs », qui était également consultable sur le site internet de l’Autorité fiscale conformément à l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (paragraphes 13 ci-dessus et 30 ci‑dessous).

27. Le 16 février 2016, un média en ligne produisit une carte interactive intitulée « carte nationale des contribuables débiteurs ». L’adresse personnelle du requérant, comme celle d’autres contribuables (au total 3 624 personnes), y était indiquée par un point rouge sur lequel il était possible de cliquer pour faire apparaître les informations personnelles du requérant (nom et adresse personnelle), qui pouvaient ainsi être consultées par tous les lecteurs.

28. Le 5 juillet 2019, après que les arriérés d’impôts dont le requérant était redevable furent prescrits, ses données à caractère personnel furent retirées de la liste des principaux contribuables débiteurs.

3. Les développements ultérieurs

29. Depuis l’entrée en vigueur le 1er janvier 2020 des modifications apportées à la loi de 2017 relative à l’administration fiscale (paragraphe 18 ci-dessus), les données à caractère personnel du requérant ainsi que les informations sur les exercices fiscaux pour lesquels il enregistrait des dettes fiscales sont devenues accessibles au moyen d’une interface de recherche sur le site internet de l’Autorité fiscale. Le requérant n’a fourni aucune information sur le point de savoir s’il a cherché à obtenir l’effacement de ses données à caractère personnel au titre des dispositions pertinentes du droit interne et du droit de l’Union européenne (voir ci-dessous).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT INTERNE PERTINENT

30. Les parties pertinentes de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 53

« 1. Le secret fiscal couvre les informations, données, faits, décisions, certificats et documents concernant la fiscalité (...)

(...) L’autorité fiscale doit garder confidentiels tous les documents, données, informations et circonstances dont elle a connaissance dans le cadre de ses procédures officielles. »

Article 55

« (...)

3. Dans les trente jours suivant la fin du trimestre, l’autorité fiscale publie sur son site internet, dans la liste des principaux contribuables défaillants (nagy összegű adóhiánnyal rendelkező adózók közzétételi listája), les nom, adresse du domicile, adresse des locaux commerciaux, adresse du lieu d’activité et numéro d’identification fiscale de tout contribuable visé par une décision définitive établissant que le montant de ses arriérés d’impôts (adóhiány) dépasse dix millions de forints hongrois – dans le cas de particuliers – ou cent millions de forints hongrois – dans le cas d’autres contribuables – pour le trimestre expiré ; elle indique également le montant dont l’intéressé est redevable et les conséquences juridiques du non-respect par lui, dans le délai prescrit dans la décision définitive le concernant, de l’obligation de paiement établie dans ladite décision. Aux fins du présent paragraphe, une décision de l’autorité fiscale ne peut être considérée comme définitive si le délai de contrôle judiciaire n’a pas encore expiré ou si la procédure judiciaire engagée par le contribuable pour contester cette décision n’est pas achevée.

(...)

5. Dans les trente jours suivant la fin du trimestre, et sur une base trimestrielle, l’autorité fiscale publie sur son site internet, dans la liste des « principaux contribuables débiteurs » (redevables d’un montant d’impôts important, nagy összegű adótartozással rendelkező adózók közzétételi listája), les nom (dénomination sociale), adresse du domicile, adresse du siège social, lieux d’activité et numéro d’identification fiscale de tout contribuable dont les dettes fiscales (adótartozás) auprès de l’autorité fiscale dépassent au total cent millions de forints hongrois, moins un éventuel trop-perçu, ou dix millions de forints hongrois dans le cas de particuliers, pendant une période supérieure à 180 jours consécutifs.

(...) »

Article 170

« 1. Les arriérés d’impôts sont sanctionnés par des majorations d’impôt. Sauf disposition contraire de la présente loi, la majoration est fixée à 50% des arriérés auxquels elle s’applique. Elle est fixée à 200% des arriérés si elle sanctionne la dissimulation de recettes ou la falsification ou la destruction de documents, livres ou registres. L’autorité fiscale applique également une majoration aux contribuables qui demandent indûment des exonérations d’impôt, des subventions ou des remboursements d’impôt ou qui présentent des déclarations à l’appui d’une demande d’exonération d’impôt, de subvention ou de remboursement alors même que l’autorité fiscale a établi avant le versement qu’ils ne remplissaient pas les conditions pour en bénéficier. En pareil cas, la majoration est calculée sur le montant indûment réclamé par le contribuable.

2. Un déficit fiscal constaté pour un contribuable est considéré comme un arriéré d’impôt ; lorsque le contribuable procède lui-même au calcul de l’impôt, le déficit fiscal n’est considéré comme un arriéré que si le montant correspondant n’a pas été payé à la date d’échéance ou si des subventions ont été demandées à l’administration centrale. Un trop-perçu existant à la date d’échéance ne peut être considéré comme un paiement d’impôt que s’il existe à la date d’ouverture de la procédure de contrôle fiscal.

(...) »

Dispositions interprétatives

Article 178

« Aux fins de la présente loi et, sauf disposition contraire, d’autres lois fiscales :

(...)

3. le « déficit fiscal » désigne la différence entre le montant, déclaré ou non, de l’impôt ou de la subvention perçue de l’administration centrale et le montant calculé sur la base d’une déclaration fiscale puis perçu par l’autorité fiscale, ou toute recette fiscale non perçue en raison d’une fraude fiscale, telle qu’établie par une décision définitive d’une juridiction pénale, ou toute subvention indûment perçue de l’administration centrale ;

4. la « dette fiscale » désigne le montant de l’impôt restant impayé à l’échéance et de toute subvention indûment perçue de l’administration centrale par le contribuable ;

(...) »

31. L’exposé des motifs de la loi contenait le passage suivant concernant l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale :

« Aux fins de renforcer la clarté et la fiabilité des relations économiques et d’encourager un comportement respectueux de la loi de la part du contribuable, l’autorité fiscale a adopté depuis plusieurs années une pratique consistant à publier les données des contribuables défaillants dont le retard dans le paiement d’un montant important d’impôts a été établi par une décision définitive. Étant donné que des dettes considérables peuvent ne pas avoir pour seule origine des arriérés d’impôts révélés lors d’un contrôle fiscal, et (...) que le non‑paiement régulier peut constituer pour les parties à une relation contractuelle une information extrêmement importante relativement à la solvabilité du contribuable, la loi permet également de publier les données des contribuables redevables d’un montant élevé d’impôts depuis longtemps. »

32. Les dispositions pertinentes de la loi no CXII de 2011 sur le droit à l’autodétermination informationnelle et la liberté d’information (« la loi sur la protection des données »), telle qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

5. Base légale pour le traitement des données

Article 5

« 1. Les données à caractère personnel peuvent être traitées dans les circonstances suivantes :

a) lorsque la personne concernée y a consenti, ou

b) lorsque le traitement est prescrit dans l’intérêt public par une loi adoptée par le Parlement ou par une autorité locale habilitée à cette fin par une loi du Parlement (« traitement obligatoire »).

(...) »

13. Droits des personnes concernées par le traitement de leurs données

Article 14

« Toute personne concernée par le traitement de ses données peut demander au responsable du traitement des données :

a) des informations sur ses données à caractère personnel qui font l’objet d’un traitement,

b) la rectification de ses données à caractère personnel, et

c) sauf en cas de traitement obligatoire, l’effacement ou le verrouillage de ses données à caractère personnel. »

Article 17

« (...)

2) Les données à caractère personnel sont effacées si :

a) elles ont été traitées illégalement,

b) la personne concernée demande leur effacement au titre de l’article 14 c),

c) elles sont incomplètes ou inexactes et ne peuvent légalement être rectifiées, à condition que leur effacement ne soit pas prohibé par une disposition légale,

d) leur traitement n’a plus aucune finalité ou le délai légal pour leur conservation a expiré, ou

e) un tribunal ou l’Autorité de protection des données ordonne leur effacement.

(...) »

Article 19

« Les droits des personnes concernées par le traitement de leurs données, tels qu’énoncés aux articles 14 à 18, peuvent faire l’objet de restrictions légales pour des raisons de sécurité extérieure et intérieure de l’État, en particulier à des fins de défense nationale, de sûreté nationale, de prévention et de répression d’actes criminels, de sécurité des établissements pénitentiaires, ainsi que dans l’intérêt économique et financier de l’État ou des collectivités locales, dans l’intérêt économique et financier majeur de l’Union européenne, et pour prévenir et dénoncer des infractions disciplinaires et éthiques, des violations du droit du travail et des règles relatives à la sécurité au travail – notamment, dans chaque cas, le contrôle et la surveillance – et pour protéger les droits de la personne concernée ou d’autrui. »

Article 22

« 1) En cas d’atteinte à ses droits, la personne concernée par le traitement de ses données et, dans les hypothèses mentionnées à l’article 21, le destinataire des données peuvent intenter une action en justice contre le responsable du traitement. Le tribunal connaît de ces affaires en priorité.

2) Il incombe au responsable du traitement de prouver qu’il s’est conformé à la loi (...) À la demande de la personne concernée, l’action peut être introduite devant le tribunal dans le ressort duquel se trouve le domicile ou le lieu de résidence temporaire de la personne concernée.

(...)

4) Une personne autrement privée de sa capacité à ester en justice peut également être impliquée dans ces actions. L’Autorité peut intervenir dans l’action au nom de la personne concernée.

5) Si la décision de justice est favorable au demandeur, le tribunal ordonne au responsable du traitement de fournir les informations, de rectifier, de verrouiller ou d’effacer les données en question, d’annuler la décision adoptée au moyen de systèmes de traitement automatisé de données, de respecter l’opposition de la personne concernée ou de divulguer les données demandées par le destinataire des données visé à l’article 21.

(...) »

Article 23

« 1) Le responsable du traitement est responsable de tout dommage causé à une personne concernée par un traitement illicite ou par un manquement aux exigences en matière de sécurité des données. Il est également responsable de tout dommage causé par un sous-traitant agissant pour son compte. Il peut être exonéré de toute responsabilité s’il prouve que le dommage a été provoqué par des causes échappant à son contrôle.

2) Aucune indemnité n’est versée lorsque le dommage a été causé par une faute intentionnelle ou grave de la partie lésée. »

33. La loi relative à la Cour constitutionnelle, telle qu’entrée en vigueur le 1er janvier 2012, est ainsi libellée en ses passages pertinents en l’espèce :

Article 26

« 1. Toute personne physique ou morale partie à une procédure dans laquelle est appliquée une disposition légale qu’elle estime contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours fondé sur l’article 24 § 2 c) de la Loi fondamentale

a) si ses droits consacrés par la Loi fondamentale ont été violés, et

b) si elle a épuisé les voies de recours disponibles ou si aucun recours n’est disponible.

2. Par dérogation au paragraphe 1 du présent article, et dans des cas exceptionnels, la Cour constitutionnelle peut également être saisie d’un recours fondé sur l’article 24 § 2 c) (...) de la Loi fondamentale

a) si la mesure faisant grief ne résulte pas d’une décision de justice mais est directement due à l’application ou à l’entrée en vigueur d’une disposition légale [supposément] contraire à la Loi fondamentale, et

b) s’il n’existe pas de recours permettant d’obtenir réparation du préjudice subi, ou si l’auteur de la saisine a déjà épuisé les voies de recours disponibles. »

2. LES AUTRES SOURCES DE DROIT PERTINENTES

34. La décision no 26/2004 (VII.7) AB rendue le 7 juillet 2004 par la Cour constitutionnelle concernait la publication d’une liste de contribuables qui ne s’étaient pas conformés à certaines obligations d’enregistrement. Elle comportait le passage suivant :

« Concernant l’article 55 § 4 de la loi relative à l’administration fiscale [loi no XCII de 2003], on peut dire que pour protéger les personnes qui acquittent régulièrement leurs impôts, cette disposition oblige les autorités fiscales à publier en permanence les données de ceux qui, par leur comportement illicite, risquent de causer un préjudice à d’autres personnes qui entrent en relation d’affaires avec eux.

Les personnes qui exercent leurs activités sans avoir l’enregistrement requis, ou les sociétés fictives, ne peuvent émettre aucun type de facture utilisable par un autre contribuable. Ainsi, par [la] publication [des données en question], l’autorité fiscale contribue à isoler ceux qui se livrent à de telles activités et à assainir l’économie.

La disposition qui oblige les autorités fiscales à publier les données permettant d’identifier les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations d’enregistrement ne porte pas en elle-même atteinte au droit à la protection des données à caractère personnel (article 59 § 1 de la Constitution). L’article 2 § 5 de la loi no LXIII de 1992 sur la protection des données à caractère personnel et la divulgation des informations d’intérêt public (« la loi [de 1992] sur la protection des données ») dispose que les données soumises à divulgation dans l’intérêt public sont toutes les données, autres que les données d’intérêt public, dont la loi prescrit la publication ou la divulgation dans l’intérêt du public. L’article 3 § 4 de la loi [de 1992] sur la protection des données prévoit que, pour un certain type de données, une loi adoptée par le Parlement peut ordonner la publication de données à caractère personnel dans l’intérêt public. »

35. Le jugement no P.23.608/2012/34 rendu le 13 novembre 2014 par le tribunal de Budapest (Fővárosi Törvényszék) concernait une action en réparation engagée par le plaignant à raison de la publication, en application de l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, de son nom et de son adresse sur la liste des principaux contribuables débiteurs d’avril 2010 à 29 juin 2011, puis quatre jours en janvier 2012 à la suite d’une nouvelle procédure administrative. À l’issue d’un contrôle fiscal, l’Autorité fiscale avait constaté que l’intéressé était redevable d’arriérés d’impôts d’un montant de 28 438 544 HUF, qu’il n’avait pas acquitté dans le délai prescrit de quinze jours. L’Autorité fiscale avait alors enregistré ce montant comme dette fiscale impayée puis publié automatiquement les données à caractère personnel du plaignant au terme de la période de 180 jours pendant laquelle celui-ci était resté en défaut de paiement de cette dette. L’intéressé soutenait que la publication de ses données à caractère personnel sur la liste en question était illégale car elle avait eu lieu alors que la procédure judiciaire de contrôle de la décision de l’Autorité fiscale concernant ses dettes fiscales était toujours pendante. Il arguait, en outre, que la publication de ses données en janvier 2012 était illégale dès lors que le montant de ses dettes fiscales pour la période pertinente n’avait pas dépassé 10 millions HUF. L’Autorité fiscale, en sa qualité de partie défenderesse, avança que les conditions de publication prévues aux articles 55 § 3 et 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale étaient différentes. Elle affirmait que la publication au titre de l’article 55 § 5 était la conséquence automatique d’un non‑paiement de la dette fiscale au terme d’un délai de plus de 180 jours, quelle que fût l’origine de celle-ci, alors que la publication en vertu de l’article 55 § 3 visait à sanctionner les personnes pour lesquelles l’Autorité fiscale – au cours d’une procédure de contrôle fiscal – avait constaté des arriérés d’impôts supérieurs à 10 millions HUF. Elle précisait qu’en pareil cas, la publication était subordonnée à l’absence de contrôle juridictionnel en cours ou à la confirmation par les tribunaux de la décision administrative.

36. Le tribunal de Budapest rejeta l’action du plaignant. Il constata que les données de l’intéressé avaient été publiées en vertu de l’article 55 § 5, qui prévoyait la publication automatique des informations personnelles à l’expiration du délai de 180 jours. Se référant à la définition des termes dette fiscale et arriéré d’impôts, il expliqua que cette publication pouvait avoir lieu quelle que fût l’origine des dettes fiscales, c’est-à-dire même dans les cas où celles-ci résultaient d’arriérés d’impôts impayés dont l’existence avait été établie par l’Autorité fiscale. Il jugea que le fait qu’une procédure judiciaire fût en cours au moment de la publication ne pouvait être pertinent que pour la publication en application de l’article 55 § 3 sur la liste des principaux contribuables défaillants, et non pour la publication au titre de l’article 55 § 5 sur la liste des principaux contribuables débiteurs. Le tribunal conclut donc à la licéité de la publication et débouta le plaignant.

37. Ce jugement fut confirmé en appel par la cour d’appel de Budapest le 19 janvier 2016 (no 1.PF.20.168/2015.II).

38. L’arrêt no 8.Pf.20.406/2017/3 rendu le 25 mai 2017 par la cour d’appel de Budapest concernait l’action par laquelle le plaignant avait demandé aux juridictions civiles l’anonymisation d’un article en ligne le liant à une procédure pénale qui s’était déroulée près de sept ans plus tôt et s’était conclue par son acquittement. L’intéressé soutenait qu’environ trois ans après son acquittement il avait commencé à exercer la profession d’avocat et que l’article était toujours accessible et figurait sur la liste des résultats d’une recherche effectuée sur Google. La cour d’appel de Budapest estima que les données à caractère personnel publiées dans l’article en ligne ne pouvaient être traitées que si les conditions posées par l’article 4 § 1 ou par l’article 6 § 1 b) de la loi sur la protection des données étaient remplies. Elle considéra qu’il existait un intérêt public particulier à la poursuite d’infractions très graves et que le public avait le droit de recevoir des informations à ce sujet. Après avoir mis en balance l’intérêt du plaignant et celui du public, la cour d’appel conclut toutefois que, sept ans après la procédure pénale dirigée contre lui et son acquittement, l’intéressé avait des raisons impérieuses de ne pas être identifiable dans un article le liant à des actes criminels. La cour d’appel souligna également que l’anonymisation des articles n’altérerait pas leur substance. Elle ordonna donc l’anonymisation de l’article en question.

39. Le jugement no P.22422/2015/21 rendu le 3 février 2016 par le tribunal de Budapest trouvait son origine dans une action par laquelle le plaignant, un homme d’affaires et sportif à la réussite modeste, avait demandé aux juridictions civiles d’ordonner la suppression dans les résultats de recherche des liens conduisant à des contenus, notamment des vidéos, des images et des textes écrits, décrivant sa vie sexuelle et comportant des commentaires négatifs le concernant. Il demandait également réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi. Avant d’engager une action devant les juridictions civiles, il avait demandé, en vain, à l’exploitant du moteur de recherche de supprimer les liens en question. Au cours de la procédure, la société défenderesse exploitant le moteur de recherche avait finalement retiré les liens en cause dans les résultats de recherches.

40. S’appuyant sur l’arrêt rendu le 13 mai 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») dans l’affaire Google Spain et Google (C‑131/12, EU:C:2014:317), le tribunal de Budapest releva qu’en sa qualité d’exploitant du moteur de recherche, la société défenderesse pouvait être qualifiée de responsable du traitement et être dès lors tenue pour responsable du traitement illicite de données au titre de la loi sur la protection des données. Il souligna qu’en vertu de l’article 14 c) de la loi – sauf dans les cas de traitement obligatoire des données – toute personne pouvait demander l’effacement de ses données à caractère personnel, que la publication portât ou non sur un contenu illicite. La société défenderesse n’ayant pas retiré le lien litigieux de ses résultats de recherche, comme le lui avait demandé le plaignant (et avant la procédure devant les juridictions civiles), le tribunal la tint pour responsable du traitement illicite des données à caractère personnel et la condamna à verser une réparation à l’intéressé.

41. Une circulaire adoptée le 21 février 2012 par l’Autorité nationale de protection des données et de la liberté d’information concernant la publication des données à caractère personnel de contribuables locaux débiteurs est ainsi libellée :

« L’intérêt public est mieux servi si le nom des contribuables locaux redevables d’impôts est publié selon les modalités habituelles au niveau local, par exemple sur le tableau d’affichage de la mairie. Les données à caractère personnel des contribuables locaux redevables d’impôts devraient être retirées des sites internet, car leur publication en ligne les rend accessibles dans le monde entier, ce qui va au-delà de l’objectif poursuivi par le législateur.

L’Autorité nationale pour la protection des données et la liberté d’information a été informée que les notaires d’un certain nombre de collectivités locales ont publié ou ont l’intention de publier dans un avenir proche les nom et adresse des particuliers redevables d’arriérés d’impôts locaux ou de taxe sur les véhicules, ainsi que le montant des impôts impayés dont ils sont redevables, en les regroupant en fonction du type d’impôt dû. La loi no XCII de 2003 relative à l’administration fiscale a servi de base légale aux autorités fiscales locales pour la publication, le dixième jour suivant la date d’échéance de la dette, des nom et adresse des personnes dont les arriérés d’impôts locaux ou de taxe sur les véhicules dépassaient cent millions de forints hongrois, ainsi que le montant de l’impôt impayé dont elles étaient redevables ; [ces informations] devaient être publiées selon les modalités habituelles au niveau local. La loi relative à l’administration fiscale prescrit les conditions préalables à la publication des données et les modalités selon lesquelles [ces données devraient être publiées].

Selon le président de l’Autorité nationale pour la protection des données et la liberté d’information, la publication des données sur le site internet de l’administration locale n’est pas conforme aux dispositions législatives. Pour toute publication relative aux activités de l’autorité fiscale locale, il faut tenir compte du fait que les recettes fiscales du budget de l’administration locale concernent la collectivité de l’électorat local, et la publication – conformément à l’objectif poursuivi par le législateur – ne devrait avoir lieu que selon les modalités habituelles au niveau local, ce qui signifie que c’est la collectivité de l’électorat local qui doit être informée des données publiées, par exemple sur le tableau d’affichage de la mairie. La modification législative visait à influer sur la vie de la collectivité locale. [La publication sur] internet n’est pas conforme aux modalités habituelles au niveau local, car les données publiées sur le web sont accessibles dans le monde entier. Une telle publication va au‑delà de ce que le législateur a voulu pour ce qui concerne la collectivité locale.

Le président de l’Autorité nationale pour la protection des données et la liberté d’information demande aux autorités fiscales locales de retirer les données des particuliers de leurs sites internet et de s’abstenir de telles publications à l’avenir. En outre, il attire l’attention des notaires sur la solution possible consistant à accorder aux particuliers un délai de grâce pour le remboursement de leurs dettes fiscales, le cas échéant au moyen d’un report d’impôt. »

3. LES NORMES PERTINENTES DU CONSEIL DE L’EUROPE ET DE L’UNION EUROPÉENNE
1. La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel

42. Les parties pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (STE no 108, « la Convention sur la protection des données »), qui est entrée en vigueur le 1er février 1998 à l’égard de la Hongrie et est actuellement mise à jour, sont ainsi libellées :

Article 2 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

« données à caractère personnel » signifie : toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable (« personne concernée ») ;

(...) »

Article 5 – Qualité des données

« Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont :

a) obtenues et traitées loyalement et licitement ;

b) enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ;

c) adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ;

d) exactes et si nécessaire mises à jour ;

e) conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. »

Article 7 – Sécurité des données

« Des mesures de sécurité appropriées sont prises pour la protection des données à caractère personnel enregistrées dans des fichiers automatisés contre la destruction accidentelle ou non autorisée, ou la perte accidentelle, ainsi que contre l’accès, la modification ou la diffusion non autorisés. »

Article 8 – Garanties complémentaires pour la personne concernée

« Toute personne doit pouvoir :

a) connaître l’existence d’un fichier automatisé de données à caractère personnel, ses finalités principales, ainsi que l’identité et la résidence habituelle ou le principal établissement du maître du fichier ;

b) obtenir à des intervalles raisonnables et sans délais ou frais excessifs la confirmation de l’existence ou non dans le fichier automatisé de données à caractère personnel la concernant ainsi que la communication de ces données sous une forme intelligible ;

c) obtenir, le cas échéant, la rectification de ces données ou leur effacement lorsqu’elles ont été traitées en violation des dispositions du droit interne donnant effet aux principes de base énoncés dans les articles 5 et 6 de la présente Convention ;

d) disposer d’un recours s’il n’est pas donné suite à une demande de confirmation ou, le cas échéant, de communication, de rectification ou d’effacement, visée aux paragraphes b et c du présent article. »

Article 9 – Exceptions et restrictions

« 1. Aucune exception aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention n’est admise, sauf dans les limites définies au présent article.

2. Il est possible de déroger aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention lorsqu’une telle dérogation, prévue par la loi de la Partie, constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique :

a) à la protection de la sécurité de l’État, à la sûreté publique, aux intérêts monétaires de l’État ou à la répression des infractions pénales ;

b) à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui.

3. Des restrictions à l’exercice des droits visés aux paragraphes b, c et d de l’article 8 peuvent être prévues par la loi pour les fichiers automatisés de données à caractère personnel utilisés à des fins de statistiques ou de recherches scientifiques, lorsqu’il n’existe manifestement pas de risques d’atteinte à la vie privée des personnes concernées. »

43. La Convention modernisée pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel a été ouverte à la signature le 10 octobre 2018 et ratifiée par dix-huit États contractants. Elle entrera en vigueur lorsqu’elle aura été ratifiée par toutes les parties au traité STE no 108 ou le 11 octobre 2023 si les parties au Protocole sont au nombre de trente-huit à cette date. L’article 5 de la Convention sera remplacé par la disposition suivante :

Article 5

Légitimité du traitement de données et qualité des données

« 1. Le traitement de données doit être proportionné à la finalité légitime poursuivie et refléter à chaque étape du traitement un juste équilibre entre tous les intérêts en présence, qu’ils soient publics ou privés, ainsi que les droits et les libertés en jeu.

2. Chaque Partie prévoit que le traitement de données ne peut être effectué que sur la base du consentement libre, spécifique, éclairé et non-équivoque de la personne concernée ou en vertu d’autres fondements légitimes prévus par la loi.

3. Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement sont traitées licitement.

4. Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement sont :

a) traitées loyalement et de manière transparente ;

b) collectées pour des finalités explicites, déterminées et légitimes et ne sont pas traitées de manière incompatible avec ces finalités ; le traitement ultérieur à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques est compatible avec ces fins, à condition que des garanties complémentaires s’appliquent ;

c) adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ;

d) exactes, et si nécessaire, mises à jour ;

e) conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont traitées. »

2. La directive 95/46/CE

44. La directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (« la directive sur la protection des données »), telle qu’en vigueur à l’époque des faits, avait pour but de protéger les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques (notamment leur vie privée) lors du traitement des données à caractère personnel, tout en éliminant les obstacles à la libre circulation de ces données. Aux termes de l’article 7 de la directive, les États membres devaient prévoir que le traitement de données à caractère personnel ne pouvait être effectué que s’il était nécessaire « à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique, dont [était] investi le responsable du traitement ou le tiers auquel les données [étaient] communiquées » ou « à la réalisation de l’intérêt légitime poursuivi par le responsable du traitement ou par le ou les tiers auxquels les données [étaient] communiquées, à condition que ne prévalent pas l’intérêt ou les droits et libertés fondamentaux de la personne concernée, qui appel[aient] une protection au titre de l’article 1er paragraphe 1 ». Aux termes de l’article 6, les États membres devaient prévoir que les données à caractère personnel devaient être traitées loyalement et licitement ; être collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités ; être adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles étaient collectées et pour lesquelles elles étaient traitées ultérieurement ; être exactes et, si nécessaire, mises à jour ; et être conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire à la réalisation des finalités pour lesquelles elles étaient collectées ou pour lesquelles elles étaient traitées ultérieurement. L’article 13 autorisait les États à apporter des limitations lorsque celles-ci constituaient une mesure nécessaire pour sauvegarder la sûreté de l’État, la défense, la sécurité publique, la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales ou de manquements à la déontologie dans le cas des professions réglementées, un intérêt économique ou financier important d’un État membre ou de l’Union européenne, y compris dans les domaines monétaire, budgétaire et fiscal, une mission de contrôle, d’inspection ou de réglementation relevant, même à titre occasionnel, de l’exercice de l’autorité publique, la protection de la personne concernée ou des droits et libertés d’autrui.

45. Cette directive a été abrogée par le règlement (UE) 2016/679 à compter du 25 mai 2018 (voir ci-dessous).

3. Le règlement 2016/679

46. Entré en vigueur le 24 mai 2016, le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données, « RGPD ») (JO 2016 L 119/1) est applicable depuis le 25 mai 2018. Il prévoit ce qui suit :

Article 5

Principes relatifs au traitement des données à caractère personnel

« 1. Les données à caractère personnel doivent être :

a) traitées de manière licite, loyale et transparente au regard de la personne concernée (licéité, loyauté, transparence) ;

b) collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités ; le traitement ultérieur à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques n’est pas considéré, conformément à l’article 89, paragraphe 1, comme incompatible avec les finalités initiales (limitation des finalités) ;

c) adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (minimisation des données) ;

d) exactes et, si nécessaire, tenues à jour; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données à caractère personnel qui sont inexactes, eu égard aux finalités pour lesquelles elles sont traitées, soient effacées ou rectifiées sans tarder (exactitude) ;

e) conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ; les données à caractère personnel peuvent être conservées pour des durées plus longues dans la mesure où elles seront traitées exclusivement à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques conformément à l’article 89, paragraphe 1, pour autant que soient mises en œuvre les mesures techniques et organisationnelles appropriées requises par le présent règlement afin de garantir les droits et libertés de la personne concernée (limitation de la conservation) ;

f) traitées de façon à garantir une sécurité appropriée des données à caractère personnel, y compris la protection contre le traitement non autorisé ou illicite et contre la perte, la destruction ou les dégâts d’origine accidentelle, à l’aide de mesures techniques ou organisationnelles appropriées (intégrité et confidentialité) ;

2. Le responsable du traitement est responsable du respect du paragraphe 1 et est en mesure de démontrer que celui-ci est respecté (responsabilité). »

Article 6

Licéité du traitement

« 1. Le traitement n’est licite que si, et dans la mesure où, au moins une des conditions suivantes est remplie :

a) la personne concernée a consenti au traitement de ses données à caractère personnel pour une ou plusieurs finalités spécifiques ;

b) le traitement est nécessaire à l’exécution d’un contrat auquel la personne concernée est partie ou à l’exécution de mesures précontractuelles prises à la demande de celle‑ci ;

c) le traitement est nécessaire au respect d’une obligation légale à laquelle le responsable du traitement est soumis ;

d) le traitement est nécessaire à la sauvegarde des intérêts vitaux de la personne concernée ou d’une autre personne physique ;

e) le traitement est nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont est investi le responsable du traitement ;

f) le traitement est nécessaire aux fins des intérêts légitimes poursuivis par le responsable du traitement ou par un tiers, à moins que ne prévalent les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée qui exigent une protection des données à caractère personnel, notamment lorsque la personne concernée est un enfant.

Le point f) du premier alinéa ne s’applique pas au traitement effectué par les autorités publiques dans l’exécution de leurs missions.

(...) »

Article 23

Limitations

« 1. Le droit de l’Union ou le droit de l’État membre auquel le responsable du traitement ou le sous-traitant est soumis peuvent, par la voie de mesures législatives, limiter la portée des obligations et des droits prévus aux articles 12 à 22 et à l’article 34, ainsi qu’à l’article 5 dans la mesure où les dispositions du droit en question correspondent aux droits et obligations prévus aux articles 12 à 22, lorsqu’une telle limitation respecte l’essence des libertés et droits fondamentaux et qu’elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir :

a) la sécurité nationale ;

b) la défense nationale ;

c) la sécurité publique ;

d) la prévention et la détection d’infractions pénales, ainsi que les enquêtes et les poursuites en la matière ou l’exécution de sanctions pénales, y compris la protection contre les menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces ;

e) d’autres objectifs importants d’intérêt public général de l’Union ou d’un État membre, notamment un intérêt économique ou financier important de l’Union ou d’un État membre, y compris dans les domaines monétaire, budgétaire et fiscal, de la santé publique et de la sécurité sociale ;

f) la protection de l’indépendance de la justice et des procédures judiciaires ;

g) la prévention et la détection de manquements à la déontologie des professions réglementées, ainsi que les enquêtes et les poursuites en la matière ;

h) une mission de contrôle, d’inspection ou de réglementation liée, même occasionnellement, à l’exercice de l’autorité publique, dans les cas visés aux points a) à e) et g) ;

i) la protection de la personne concernée ou des droits et libertés d’autrui ;

j) l’exécution des demandes de droit civil.

(...) »

4. La jurisprudence de la CJUE sur la protection des données

47. La CJUE a dit à de nombreuses reprises que les dispositions de la directive sur la protection des données, en ce qu’elles régissaient le traitement de données à caractère personnel susceptibles de porter atteinte aux libertés fondamentales et, en particulier, au droit à la vie privée, devaient nécessairement être interprétées à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Convention et par la Charte (voir, notamment, Österreichischer Rundfunk et autres, C-465/00, C‑138/01 et C-139/01, EU:C:2003:294, arrêt du 20 mai 2003, Google Spain et Google, C‑131/12, EU:C:2014:317, arrêt du 13 mai 2014, et Ryneš, C‑212/13, EU:C:2014:2428, arrêt du 11 décembre 2014).

48. Dans l’affaire Lindqvist (arrêt du 6 novembre 2003, C-101/01, EU:C:2003:596), la CJUE a estimé que l’opération consistant à faire référence, sur une page internet, à diverses personnes et à les identifier soit par leur nom, soit par d’autres moyens, par exemple en donnant leur numéro de téléphone ou des informations relatives à leurs conditions de travail et à leurs passe-temps, constituait un traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie, au sens de l’article 3 § 1 de la directive sur la protection des données. Elle a dit qu’il appartenait aux autorités et aux juridictions nationales chargées d’appliquer la réglementation nationale transposant la directive d’assurer un juste équilibre des droits et intérêts en cause, y compris les droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union européenne.

49. Dans l’affaire Volker und Markus Schecke GbR (arrêt du 9 novembre 2010, C-92/09 et C-93/09, EU:C:2010:662), la CJUE a considéré que l’obligation imposée par les réglementations de l’Union européenne de publier sur internet des informations relatives aux bénéficiaires d’aides de fonds de développement agricole et rural, y compris les noms des intéressés et les montants perçus, constituait une atteinte injustifiée au droit fondamental desdits bénéficiaires à la protection de leurs données à caractère personnel. Elle a souligné que la nature professionnelle des activités auxquelles les données se référaient n’entraînait pas l’absence d’un droit à la vie privée. Quant à la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice du droit à la vie privée, la CJUE a estimé qu’il n’apparaissait pas que les institutions de l’Union européenne eussent effectué une pondération équilibrée entre, d’une part, l’objectif d’intérêt général de la transparence de l’utilisation de fonds publics et, d’autre part, les droits reconnus aux personnes physiques par les articles 7 et 8 de la Charte. Eu égard au fait que les dérogations à la protection des données à caractère personnel et les limitations de celle-ci doivent s’opérer dans les limites du strict nécessaire et qu’il était concevable de mettre en œuvre des mesures portant des atteintes moins importantes pour les personnes physiques audit droit fondamental tout en contribuant de manière efficace aux objectifs de la réglementation de l’Union en cause, la CJUE a conclu que cette réglementation avait excédé les limites qu’imposait le respect du principe de proportionnalité et l’a donc invalidée.

50. Dans l’affaire Manni (arrêt du 9 mars 2017, C-398/15, EU:C:2017:197) qui concernait l’inscription de données à caractère personnel dans un registre public du commerce, la CJUE était appelée à mettre en balance l’intérêt commercial à la radiation des informations relatives à la faillite de l’ancienne société de la personne physique concernée et l’intérêt public à l’accès à ces données. Elle a jugé que la protection de la sécurité juridique, de la loyauté des transactions commerciales et donc du bon fonctionnement du marché intérieur prévalait sur les droits découlant pour l’intéressé de la législation en matière de protection des données. Elle s’est également exprimée ainsi : « il ne saurait (...) être exclu que puissent exister des situations particulières dans lesquelles des raisons prépondérantes et légitimes tenant au cas concret de la personne concernée justifient exceptionnellement que l’accès aux données à caractère personnel la concernant inscrites dans le registre soit limité, à l’expiration d’un délai suffisamment long (...), aux tiers justifiant d’un intérêt spécifique à leur consultation ».

51. Dans l’affaire Puškár (arrêt du 27 septembre 2017, C‑73/16, EU:C:2017:725), la CJUE a constaté que l’article 7 e) de la directive 95/46/CE ne s’opposait pas à un traitement de données à caractère personnel par les autorités d’un État membre aux fins de la perception de l’impôt et de la lutte contre la fraude fiscale tel que celui auquel il avait été procédé par l’établissement de la liste litigieuse dans l’affaire au principal, sans le consentement des personnes concernées, à condition, d’une part, que ces autorités aient été investies par la législation nationale de missions d’intérêt public au sens de cette disposition, que l’établissement de cette liste et l’inscription sur celle-ci du nom des personnes concernées fussent effectivement aptes et nécessaires aux fins de la réalisation des objectifs poursuivis, et qu’il existât des indices suffisants pour présumer que les personnes concernées figuraient à juste titre sur ladite liste et, d’autre part, que toutes les conditions de licéité de ce traitement de données à caractère personnel imposées par la directive 95/46/CE fussent satisfaites. Selon la CJUE, il incombait à la juridiction nationale de déterminer si l’établissement de la liste litigieuse était nécessaire à l’exécution des missions d’intérêt public en cause, si cette liste revêtait ou non un caractère public, si son établissement était propre à réaliser les objectifs poursuivis par elle et s’il n’existait pas d’autres moyens moins contraignants afin d’atteindre ces objectifs. La CJUE a observé que le fait pour une personne d’être inscrite sur la liste litigieuse était susceptible de nuire à sa réputation et d’affecter ses relations avec les autorités fiscales.

52. Dans l’affaire Latvijas Republikas Saeima (Points de pénalité) (arrêt du 22 juin 2021, C-439/19, EU:C:2021:504), la CJUE a estimé que le RGPD s’oppose à une législation nationale qui fait obligation à l’autorité compétente de rendre accessibles au public des données relatives aux points de pénalité imposés aux conducteurs de véhicules pour des infractions routières, sans que la personne demandant l’accès ait à justifier d’un intérêt spécifique à obtenir lesdites données. Elle a jugé que le législateur disposait d’une multitude de voies d’actions qui lui auraient permis d’atteindre l’objectif poursuivi par d’autres moyens moins attentatoires aux droits fondamentaux des personnes concernées et qu’il convenait de tenir compte de la sensibilité des données relatives aux infractions routières, y compris de celles relatives aux points de pénalité, et du fait que leur communication au public était susceptible de constituer une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, dès lors qu’elle pouvait provoquer la désapprobation de la société et entraîner la stigmatisation de la personne concernée.

53. Dans l’affaire Luxembourg Business Registers (arrêt du 22 novembre 2022, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:912), la CJUE a jugé invalide la disposition d’une directive de 2018 en vertu de laquelle les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés constituées sur le territoire des États membres étaient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public. Elle a considéré que l’accès du grand public à ces informations s’analysait en une ingérence dans les droits fondamentaux garantis aux articles 7 et 8 de la Charte de l’Union européenne (droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel). Elle a estimé que, dans la mesure où les informations mises à la disposition du grand public avaient trait à l’identité du bénéficiaire effectif ainsi qu’à la nature et à l’étendue de ses intérêts effectifs détenus dans des sociétés ou d’autres entités juridiques, elles étaient susceptibles de permettre de dresser un profil concernant certaines données personnelles d’identification de nature plus ou moins étendue en fonction de la configuration du droit national, l’état de fortune de l’intéressé ainsi que les secteurs économiques, les pays et les entreprises spécifiques dans lesquels celui-ci avait investi. Elle a ajouté qu’il est inhérent à une telle mise à disposition du grand public de ces informations que celles-ci soient alors accessibles à un nombre potentiellement illimité de personnes, de sorte qu’un tel traitement de données à caractère personnel est susceptible de permettre également à des personnes qui, pour des raisons étrangères à l’objectif poursuivi par cette mesure, cherchent à s’informer sur la situation notamment matérielle et financière d’un bénéficiaire effectif, d’accéder librement auxdites informations. Elle a précisé que cette possibilité s’avère d’autant plus aisée lorsque les données en question peuvent être consultées sur Internet. Même si elle a admis que l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs était apte à contribuer à la réalisation de l’objectif d’intérêt général visant à lutter contre le recours abusif à des sociétés et à d’autres entités juridiques et à faciliter les enquêtes pénales, elle a jugé que de telles considérations n’étaient pas de nature à démontrer que cette mesure était strictement nécessaire pour prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Elle en a conclu que cette atteinte, considérablement plus grave que le régime précédent qui supposait de démontrer un intérêt légitime pour accéder aux données en question, n’était pas compensée par les bénéfices éventuels qui pouvaient en résulter en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

4. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

54. Les informations dont la Cour dispose révèlent que dans vingt-et-un États contractants (Albanie, Azerbaïdjan, Bosnie‑Herzégovine, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Irlande, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume‑Uni, Saint‑Marin, Serbie, Slovaquie et Slovénie), sur les trente-quatre étudiés, les autorités publiques peuvent, et dans certains cas doivent, rendre publiques certaines données à caractère personnel concernant les débiteurs fiscaux. Dans ces pays, la publication est soumise à des conditions relatives, par exemple, à la qualité de personne physique ou de personne morale du contribuable débiteur (Finlande, France et Roumanie) ou au dépassement par la dette fiscale d’un certain montant (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Espagne, Estonie, Grèce, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Pologne, Portugal, Royaume‑Uni, Saint‑Marin, Serbie, Slovaquie et Slovénie). Les motifs de la publication peuvent aller d’un « simple » défaut de présentation d’une déclaration fiscale (correcte) à une fraude établie. En Autriche, en Islande et aux Pays-Bas, la publication de données à caractère personnel peut avoir lieu dans certains contextes fiscaux autres que le non-paiement d’impôts par la personne concernée.

55. Il ressort en outre clairement de cette étude que tous les États contractants en question visent à restreindre, d’une manière ou d’une autre, l’ampleur des informations publiées à ce qui apparaît nécessaire pour l’identification du débiteur concerné. Le nom complet du contribuable est publié dans la plupart des pays, en plus de son numéro d’identification (Albanie, Azerbaïdjan, Bosnie‑Herzégovine, Espagne, Finlande, Grèce, Lettonie, Pologne, Portugal, Saint-Marin et Serbie), de son année de naissance (Croatie, Macédoine du Nord, Pologne et Slovénie), de son adresse permanente ou temporaire (Albanie, Croatie, Finlande, Irlande, Macédoine du Nord, Royaume-Uni et Slovaquie) ou de sa commune de résidence (Bosnie-Herzégovine et Islande), du montant de ses dettes fiscales, de la sanction qui lui a été infligée, ou de sa profession. Par ailleurs, tous les États contractants concernés publient les informations en question en ligne, sur les sites internet des autorités gouvernementales ou des autorités compétentes ; seuls certains d’entre eux restreignent l’accès à ces informations (Finlande, Lettonie, Portugal et Saint‑Marin), tandis que d’autres autorisent les médias à les diffuser.

56. Dans certains États contractants (Espagne, Grèce, France, Macédoine du Nord, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie et Royaume‑Uni), l’autorité fiscale compétente est tenue d’informer les contribuables de la divulgation de leurs données à caractère personnel. Bien que la législation pertinente des États contractants concernés prévoie un certain nombre de garanties en matière de publication, il semble ne pas y avoir de mécanismes spécifiques permettant de contester, de restreindre ou d’empêcher la publication dans une situation où celle-ci ne méconnaît pas les exigences légales pertinentes et n’est pas le résultat d’erreurs ou d’omissions de la part des autorités. Les exemples de jurisprudence interne démontrent en effet clairement que dans les pays où la publication de données à caractère personnel concernant des contribuables débiteurs est prévue par le droit national, toutes les tentatives pour contester une telle publication comme portant atteinte de manière disproportionnée aux droits des personnes concernées ont jusqu’à présent échoué.

57. Il semble qu’il n’existe dans aucun des États contractants concernés de dispositions juridiques spécifiques qui font expressément peser sur les autorités compétentes l’obligation d’empêcher la republication des données à caractère personnel de contribuables. Dans le même temps, cette republication est considérée comme un traitement de données auquel les règles générales de la législation sur la protection des données s’appliquent.

EN DROIT

1. L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

58. La Grande Chambre observe d’emblée que les données à caractère personnel concernant le requérant ont d’abord été publiées sur la liste des principaux contribuables défaillants (au dernier trimestre 2014) en application de l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (paragraphe 25 ci‑dessus), puis (du 27 janvier 2016 au 5 juillet 2019) sur la liste des principaux contribuables débiteurs en application de l’article 55 § 5 de cette loi au motif que ses dettes fiscales avaient excédé 100 millions HUF pendant une période de plus de 180 jours consécutifs (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Même s’il apparaît que la chambre a examiné ces deux publications (paragraphes 44 et 56 de l’arrêt de la chambre), la Grande Chambre note que la première publication des données du requérant a pris fin plus de six mois avant la date à laquelle l’intéressé a introduit sa requête en vertu de la Convention (7 juin 2016). Elle limitera donc son examen au grief que le requérant tire de la seconde publication fondée sur l’article 55 § 5 de la loi de 2003.

59. Il y a lieu également de relever que 1) si dans ses observations devant la chambre le requérant alléguait que l’humiliation publique qui avait découlé de la publication de ses données avait porté atteinte à son intégrité physique et morale, il se plaint devant la Grande Chambre que cette publication a porté atteinte à son droit à la réputation. Il allègue par ailleurs devant la Grande Chambre 2) que, depuis le 1er janvier 2020, ses données à caractère personnel sont accessibles au moyen d’une interface de recherche sur le site internet de l’Autorité fiscale et soutient 3) que cette dernière est responsable de la republication ultérieure par des tiers de ses données à caractère personnel. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire relativement à chacun de ces arguments que la Grande Chambre examinera ci-dessous tour à tour.

1. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à la compatibilité ratione materiae du grief tiré de l’atteinte alléguée à la réputation
1. Thèses des parties

60. Dans ses observations devant la Grande Chambre et au cours de l’audience, le Gouvernement a soutenu que la présente affaire ne soulève aucune question d’atteinte à la réputation qui ferait entrer en jeu l’article 8, la publication de la liste des principaux contribuables débiteurs n’ayant eu, selon lui, ni pour motivation ni pour effet une humiliation gratuite. Il affirme que la liste litigieuse contenait des informations factuelles dénuées de jugement moral et que rien ne prouve que l’expression « contribuables débiteurs » ait une connotation négative dans la société hongroise. Il estime que le requérant ne peut se plaindre d’une atteinte à son droit à sa réputation de contribuable diligent alors qu’il n’en était manifestement pas un et que, en tout état de cause, l’intéressé aurait pu empêcher la publication de ses données à caractère personnel en s’acquittant de ses dettes fiscales. Pour le Gouvernement, ce grief est donc incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

61. Le requérant invite la Cour à dire que l’article 8 est applicable dans les circonstances de l’espèce. Il argue que le véritable but de la liste en cause était l’humiliation et que les effets de la mesure contestée sur sa réputation ont présenté le degré de gravité requis et porté atteinte à la jouissance par lui du droit au respect de sa vie privée, rendant ainsi l’article 8 applicable. Il soutient que l’expression « lister » des personnes et l’acte qu’elle recouvre sont par définition négatifs, d’autant que la liste en question désignait les plus grands contribuables débiteurs et avait nécessairement un effet stigmatisant susceptible de porter gravement atteinte à sa dignité et à sa réputation. Il voit dans cette liste une humiliation publique qui s’apparente à une forme moderne de pilori de nature à provoquer une humiliation extrême et une immense détresse. Pendant l’audience, le requérant a déclaré que son fils adolescent et l’un des amis de celui-ci avaient découvert qu’il figurait sur la liste des principaux contribuables débiteurs, ce qui l’aurait mis mal à l’aise à leur égard.

2. Appréciation de la Cour

62. La Cour juge approprié de joindre l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement concernant l’atteinte alléguée à la réputation du requérant au fond du grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

2. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à l’interface de recherche
1. Thèses des parties

63. En ce qui concerne le grief que le requérant tire du traitement de ses données à caractère personnel en vertu de la loi de 2017 relative à l’administration fiscale, le Gouvernement a soutenu lors de l’audience devant la Grande Chambre qu’il s’agissait d’un grief nouveau qui n’avait pas été soulevé devant la chambre et ne pouvait être considéré comme faisant partie intégrante de l’affaire devant la Grande Chambre. Il a affirmé que l’interface de recherche avait une base légale différente en droit hongrois et était fondée sur un acte administratif différent.

64. En tout état de cause, il a plaidé que pour tout grief découlant de la loi de 2017 relative à l’administration fiscale, le recours constitutionnel prévu à l’article 26 § 2 de la loi relative à la Cour constitutionnelle constitue un recours effectif, comme la Cour l’a admis dans l’affaire Mendrei c. Hongrie ((déc.), no 54927/15, 19 juin 2018).

65. Le requérant invite la Cour à se prononcer sur le point de savoir si le fait que ses données à caractère personnel puissent être consultées au moyen d’une interface de recherche depuis le 1er janvier 2020 (après l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions législatives, paragraphe 18 ci‑dessus) est conforme à la Convention. Il avance trois arguments à l’appui de la recevabilité de ce grief. Il argue, premièrement, que n’ayant pas pu faire valoir ces faits devant la chambre, il ne peut le faire que devant la Grande Chambre. Il soutient, deuxièmement, que la situation s’analyse en une violation continue de l’article 8 et que, par conséquent, son grief ne peut passer pour tardif. Il plaide, troisièmement, qu’il aurait été vain de contester la nouvelle législation, en particulier devant la Cour constitutionnelle, arguant que celle-ci n’aurait pas pu l’indemniser pour le préjudice matériel subi par lui si elle avait constaté une atteinte à ses droits.

2. Appréciation de la Cour

66. Selon la jurisprudence de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable et comprend aussi les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 216-219, 25 juin 2020, et les références qui y sont citées ; voir aussi Big Brother Watch et autres c. Royaume‑Uni [GC], nos 58170/13 et 2 autres, § 268, 25 mai 2021, et Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 98, 1er juin 2021).

67. En l’espèce, le requérant a introduit sa requête le 7 juin 2016. Le grief qu’il formulait portait sur la publication d’informations personnelles le concernant sur la liste des principaux contribuables débiteurs en application de l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. Cette loi a ensuite été remplacée par la loi de 2017 relative à l’administration fiscale, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2018 et a maintenu le régime de publication prévu à l’article 55 § 5. Le 5 juillet 2019, après que les arriérés d’impôts dont le requérant était redevable furent prescrits, ses données à caractère personnel furent retirées de la liste des principaux contribuables débiteurs. Environ six mois plus tard, au 1er janvier 2020 (à la suite de l’entrée en vigueur de certaines modifications apportées à la loi de 2017 relative à l’administration fiscale, paragraphe 18 ci-dessus), les données à caractère personnel du requérant sont devenues accessibles au moyen d’une interface de recherche disponible sur le site internet de l’Autorité fiscale.

68. Dans son arrêt, la chambre a contrôlé la conformité à la Convention de la loi telle qu’applicable à la date où elle a examiné la recevabilité du grief formulé par le requérant. Autrement dit, elle a examiné la loi telle qu’elle était en vigueur au 7 juin 2016 et jusqu’au 5 juillet 2019.

69. De l’avis de la Grande Chambre, l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2020, des modifications apportées à la loi de 2017 relative à l’administration fiscale est un événement particulier qui ne saurait être constitutif d’une violation continue comme le laisse entendre le requérant (Petkov et autres c. Bulgarie (déc.), nos 77568/01, 178/02 et 505/02, 4 décembre 2007).

70. Partant, les observations concernant l’interface de recherche formulées pour la première fois par le requérant devant la Grande Chambre constituent en substance un grief nouveau et distinct relatif à des exigences distinctes résultant des dispositions entrées en vigueur le 1er janvier 2020, environ six mois après que la publication au titre de l’article 55 § 5 avait pris fin (le 5 juillet 2019). Ce grief ne fait pas partie intégrante de « la requête telle qu’elle a été déclarée recevable » par la chambre, et la Grande Chambre doit elle aussi limiter son examen à la législation en vigueur au 7 juin 2016 et jusqu’au 5 juillet 2019 (Centrum för rättvisa c. Suède [GC], no 35252/08, § 151, 25 mai 2021, et Big Brother Watch et autres, précité, § 270).

71. En tout état de cause, le requérant aurait pu se prévaloir de l’article 26 § 2 de la loi relative à la Cour constitutionnelle pour soulever son grief concernant la loi de 2017 relative à l’administration fiscale. Cette voie de recours était ouverte dès lors que le grief formulé résultait directement de la prise d’effet d’une disposition légale, à condition qu’aucun autre recours n’existât et que le délai légal de 180 jours suivant l’entrée en vigueur de la loi fût respecté. Sous réserve de l’applicabilité de voies de recours ouvertes par la loi sur la protection des données et les dispositions correspondantes du droit de l’Union européenne, l’affaire du requérant pourrait relever de cette catégorie, puisque le grief formulé par lui portait précisément sur le fait qu’avec l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions relatives à l’administration fiscale, ses données à caractère personnel étaient redevenues accessibles au moyen d’une fonction de recherche sur le site internet de l’Autorité fiscale. La Cour a déjà jugé que, dans de telles circonstances, un recours constitutionnel formé au titre de l’article 26 § 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle est un recours accessible offrant des perspectives raisonnables de succès (Mendrei, précité, § 42).

72. Dans ces conditions, il y a lieu d’accueillir l’exception préliminaire du Gouvernement qui soutient que le grief du requérant relatif à l’interface de recherche ne relève pas de l’objet du litige soumis à la Grande Chambre et que l’intéressé n’a en tout état de cause pas épuisé les voies de recours internes à cet égard.

3. Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à la republication des données à caractère personnel du requérant
1. Thèses des parties

73. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a soutenu que le grief relatif à la republication d’informations par un portail d’actualités en ligne ne relevait pas de l’objet du litige. En tout état de cause, il plaide l’irrecevabilité de cette partie du grief du requérant pour non‑épuisement des voies de recours internes. Il indique en particulier que l’intéressé aurait pu se fonder sur l’article 14 c) de la loi sur la protection des données et demander au média en ligne d’effacer ou de verrouiller ses données à caractère personnel. Il argue qu’il s’agissait d’une voie de recours au travers de laquelle il était possible de contester le traitement de données, indépendamment du point de savoir si celui-ci était légal ou illégal. Il expose à cet égard la pratique des juridictions internes consistant à ordonner tant aux moteurs de recherche qu’aux médias en ligne d’effacer des données à caractère personnel et de verser une réparation pour le dommage causé par le non‑effacement de celles‑ci.

74. Le requérant plaide que le comportement et la responsabilité de l’Autorité fiscale doivent être appréciés conjointement avec la republication ultérieure de ses données à caractère personnel par un journal en ligne sous la forme d’une « carte nationale des contribuables débiteurs ». Il invoque son droit à l’oubli.

2. Appréciation de la Cour

75. La chambre a précisé que son arrêt ne portait pas sur la republication des données à caractère personnel du requérant par un portail d’actualités sous la forme d’une « carte nationale des contribuables débiteurs » (L.B. c. Hongrie, no 36345/16, § 16, 12 janvier 2021). À la lumière des principes énoncés au paragraphe 66 ci-dessus, cette question ne fait donc pas partie intégrante de « la requête telle qu’elle a été déclarée recevable » par la chambre et échappe ainsi à l’objet du litige dont la Grande Chambre a été saisie. N’ayant pas compétence pour examiner la compatibilité avec l’article 8 de la republication des données par le portail d’actualités en ligne, la Grande Chambre limitera son examen au grief que le requérant tire de la publication en tant que telle effectuée sur le fondement l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. Ces considérations ne s’opposent pas à ce que la Grande Chambre prenne en compte le risque d’une republication des données dans l’appréciation globale à laquelle elle va se livrer ci‑dessous.

4. La conclusion de la Grande Chambre sur l’objet du litige

76. Eu égard à ce qui précède, la Grande Chambre limitera son examen du grief formulé par le requérant à la publication des données à caractère personnel de l’intéressé sur la liste des principaux contribuables débiteurs au titre de l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. Elle joint au fond l’allégation d’atteinte à sa réputation formulée par le requérant. Elle n’examinera ni le grief nouveau et distinct soulevé par lui relativement à l’interface de recherche, ni le grief tiré de la republication, même si elle pourra tenir compte du risque de republication dans l’appréciation globale à laquelle elle va se livrer ci-dessous.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

77. Le requérant se plaint que ses données à caractère personnel ont été publiées sur le site internet de l’Autorité fiscale dans la liste des principaux contribuables débiteurs au motif qu’il avait manqué à ses obligations fiscales. Il y voit une atteinte à son droit au respect de sa vie privée tel que protégé par l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. L’arrêt de la chambre

78. La chambre a considéré que les données à caractère personnel du requérant publiées par l’Autorité fiscale au motif que celui-ci avait manqué à son obligation de contribuer aux recettes publiques relevaient de la vie privée de l’intéressé et a jugé l’article 8 applicable au cas d’espèce. Elle a estimé que la publication des données litigieuses avait constitué une ingérence dans la vie privée du requérant. Elle a admis que les mesures contestées étaient prévues par la loi et visaient à améliorer la discipline en matière de paiement des impôts, et ainsi à protéger le bien-être économique du pays. Elle a également considéré que la divulgation avait pour but de protéger les droits et libertés d’autrui en fournissant à des tiers des informations sur la situation des contribuables débiteurs.

79. Lorsqu’elle a examiné si l’État avait ménagé un juste équilibre entre l’intérêt du requérant à la protection du droit au respect de sa vie privée, d’une part, et l’intérêt de la collectivité dans son ensemble et de tiers, d’autre part, la chambre a jugé important de souligner que la mesure contestée s’inscrivait dans le cadre de la politique fiscale générale de l’État, que la publication était limitée aux contribuables dont le comportement était le plus préjudiciable à la perception des recettes publiques, qu’elle était limitée dans le temps et que la divulgation tant du nom que de l’adresse des contribuables avait pour but d’assurer l’exactitude du dispositif. Elle a estimé qu’au vu de l’objectif poursuivi par la publication, le choix du législateur n’était pas manifestement dépourvu de base raisonnable. Elle a considéré que la publication sur un portail internet consacré aux questions fiscales garantissait la diffusion des informations d’une manière raisonnablement calculée pour n’atteindre que ceux pour lesquels elles présentaient un intérêt particulier. Elle a enfin souligné que le requérant n’avait pas indiqué que la publication avait eu des répercussions concrètes sur sa vie privée.

80. Pour toutes les raisons qui précèdent, la chambre a conclu que la publication des données à caractère personnel en question n’avait pas fait peser sur la vie privée de l’intéressé une charge bien plus lourde que ce qui était nécessaire pour servir l’intérêt légitime de l’État.

2. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Le requérant

81. Le requérant soutient que la publication de son nom et de son adresse dans la liste des principaux contribuables débiteurs sur le site de l’Autorité fiscale a emporté violation de son droit à la protection de ses données à caractère personnel, et donc de son droit au respect de sa vie privée.

82. Il ne nie pas que la publication litigieuse trouvait sa base légale dans l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale.

83. Il conteste toutefois que l’ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée ait poursuivi un but légitime. Il argue que la mesure ne visait que théoriquement le but d’améliorer la discipline en matière de paiement des impôts et que l’État ne peut invoquer un but légitime que s’il est en mesure de démontrer qu’il le poursuit réellement. Il affirme que l’Autorité fiscale ne disposait d’aucun moyen pour évaluer les résultats éventuels de la publication de la liste, selon lui stigmatisante, des contribuables débiteurs. Il soutient que l’absence totale d’intérêt de la part de l’Autorité fiscale à vérifier le taux de réussite de la mesure (à savoir le pourcentage de contribuables s’étant acquittés de leurs obligations fiscales par peur de figurer sur la liste) a neutralisé l’existence de tout but légitime qui aurait pu être poursuivi par la mesure litigieuse et privé de tout fondement raisonnable les motifs avancés par le Gouvernement pour justifier l’ingérence. Il ajoute que le véritable but de cette liste était l’humiliation publique.

84. Le requérant argue que l’ingérence ne répondait à aucun besoin social impérieux en ce qu’elle n’aurait pas permis d’atteindre le but supposé de la discipline en matière fiscale. Il s’interroge même sur le point de savoir si le but d’informer des partenaires commerciaux peut constituer un besoin social impérieux. Il soutient non seulement que le Gouvernement n’a produit aucun élément quant à l’utilisation effective par des partenaires commerciaux des listes en question, mais aussi qu’il est contestable d’affirmer que les dettes fiscales d’une personne peuvent donner une indication de sa fiabilité en tant que partenaire commercial. Il plaide qu’en l’absence de toute intention sérieuse de poursuivre une politique publique, la marge d’appréciation de l’État ne peut être qu’étroite, même dans le domaine de l’économie et de la fiscalité.

85. Le requérant estime que la publication de son nom et de son adresse personnelle combinés avec l’information de son inaptitude à s’acquitter de ses dettes fiscales portait sur des données très sensibles, sources de stigmatisation, qu’il avait par conséquent fortement intérêt à garder privées, ce qui, selon lui, constitue une autre raison militant en faveur d’une marge d’appréciation étroite de l’État en la matière.

86. Le requérant allègue par ailleurs que la publication de ses données a porté atteinte aux principes de traitement des données, en particulier aux principes de la minimisation des données et de la limitation de leur conservation, et qu’elle ne lui a apporté aucune protection contre un traitement secondaire non autorisé.

87. Il avance que la législation hongroise ne prévoyait pas de date d’expiration ou de fin de publication, alors que la divulgation de données à caractère personnel perd toute pertinence dès lors que le recouvrement des arriérés d’impôt cesse d’être exécutoire ou que le contribuable débiteur s’est acquitté de ses dettes fiscales. Il indique que ses données à caractère personnel sont en fait restées sur le site internet de l’Autorité fiscale quelques semaines après la date de prescription de ses dettes fiscales.

88. Il soutient en outre que le traitement de ses données à caractère personnel était « excessif », dès lors que l’État aurait pu choisir de publier des informations moins intrusives et plus précises pour l’identifier, par exemple simplement son numéro d’identification fiscale. Il affirme que, contrairement à ce dernier élément, son adresse personnelle ne présentait aucun intérêt pour ses partenaires commerciaux.

89. Il plaide également que la mesure en question était disproportionnée, affirmant qu’elle permettait un accès illimité à ses données à caractère personnel et la republication de celles-ci, sans aucune garantie matérielle ou procédurale. Il argue que la protection effective du droit au respect de la vie privée tel que consacré par la Convention comporte également une obligation positive de protéger la vie privée et que celle-ci imposait à l’État de mettre en place des garanties restreignant et empêchant la republication des informations en question. À cet égard, il considère que l’État aurait pu instaurer un système imposant aux personnes ayant accès aux données à caractère personnel des contribuables débiteurs l’obligation de démontrer l’existence de leur intérêt commercial.

90. Le requérant soutient enfin que la publication des listes de contribuables débiteurs attire une large attention médiatique, ce qui en multiplie l’effet d’humiliation. En outre, selon lui, l’effet de la publication de ces informations sur internet, « combiné avec celui des moteurs de recherche », devrait inciter l’État à n’y avoir recours qu’en cas de nécessité absolue.

2. Le Gouvernement

91. Le Gouvernement affirme que la publication des données à caractère personnel des contribuables débiteurs est prévue par la législation hongroise depuis 1996 et que le seul recours qui a été formé devant la Cour constitutionnelle contre ce régime de publication a été déclaré irrecevable au motif que le demandeur n’avait invoqué aucun droit constitutionnel. Il ajoute que les dispositions de la loi de 2017 relative à l’administration fiscale n’ont pas non plus été contestées devant la Cour constitutionnelle.

92. Il soutient que le but premier de la publication de la liste des principaux contribuables débiteurs était de protéger le bien-être économique du pays en contribuant à une perception effective de l’impôt et que le régime en question permettait d’assurer la discipline fiscale en dissuadant les contribuables de se soustraire au paiement de l’impôt. Il reconnaît qu’il est difficile d’apprécier de manière générale les raisons pour lesquelles les contribuables se conforment à la réglementation fiscale, tout comme on ne peut mesurer en quoi les sanctions pénales contribuent à empêcher les individus de commettre des infractions. Selon le Gouvernement, c’est précisément pour cette raison et parce que les contribuables ne sont pas tenus de divulguer des informations sur leurs motivations que l’Autorité fiscale ne peut pas fournir de statistiques sur le point de savoir si les contribuables paient volontairement leurs dettes fiscales ou s’ils le font pour éviter de figurer sur la liste des principaux contribuables débiteurs.

93. Le Gouvernement ajoute que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée poursuivait également le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, exposant à cet égard que la mesure litigieuse constituait un moyen de fournir à des partenaires contractuels potentiels des informations propres à leur permettre d’agir avec la diligence voulue, par exemple des informations sur l’insolvabilité potentielle d’un contribuable. Il voit ainsi dans la publication des données un moyen d’assurer le respect du droit de propriété en protégeant les relations de droit privé et en promouvant l’équité dans la vie économique. Il ajoute qu’elle sert également l’intérêt d’autrui dans la mesure où, selon lui, elle met en œuvre le principe de la répartition égale des charges.

94. Il considère en outre que la mesure en question ne suffisait pas à elle seule pour atteindre les buts poursuivis et s’inscrivait dans un système complexe de mesures visant ces deux objectifs.

95. Il soutient que les États devraient se voir reconnaître une ample marge d’appréciation pour décider comment lutter contre la fraude fiscale, compte tenu notamment de l’absence de consensus européen en la matière. Il cite une étude réalisée en 2014 par l’organisation intra-européenne des administrations fiscales selon laquelle, d’après lui, un certain nombre de pays publient les données des contribuables débiteurs à titre de mesure dissuasive (outre la Hongrie, par exemple la Bulgarie, l’Estonie, la Finlande, la Grèce, l’Irlande, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovaquie et la Slovénie). Il affirme que la mesure n’a pas donné lieu à controverse au niveau national, comme on peut selon lui le déduire du fait qu’elle n’a jamais été contestée devant la Cour constitutionnelle.

96. Il argue que la mesure était également proportionnée aux buts légitimes poursuivis en ce qu’elle n’aurait concerné que les contribuables dont les dettes fiscales et les arriérés d’impôts excédaient 10 millions HUF. Il expose qu’un contribuable ne peut atteindre un tel montant de dette fiscale (et donc encourir la publication) que si ses revenus sont au moins vingt fois supérieurs au revenu annuel brut moyen. Il ajoute que la dette fiscale du requérant était vingt‑trois fois plus élevée que le seuil fixé par la loi.

97. Par ailleurs, le Gouvernement affirme que la publication ne pouvait intervenir qu’en cas d’établissement de l’existence d’arriérés d’impôts par une décision judiciaire définitive. Il soutient que la mesure répondait aussi au critère des restrictions graduelles en ce qu’elle n’aurait concerné que les dettes fiscales impayées pendant un certain temps, et que tout contribuable pouvait demander l’effacement de ses données dès lors que les conditions de la publication n’étaient plus remplies. Il avance qu’en tout état de cause les données à caractère personnel concernant le requérant ont été effacées dès l’expiration du délai de prescription le 30 juin 2019, la durée de la procédure d’exécution infructueuse ayant été prise en compte.

98. Le Gouvernement voit dans la publication sur internet un moyen efficace de garantir aux personnes concernées un accès aux données. Selon lui, le système mis en place garantissait aussi au contribuable concerné la possibilité de saisir les juridictions internes en cas de republication illégale par des tiers.

99. Concernant l’étendue des informations publiées, le Gouvernement estime que la publication était limitée au strict nécessaire. Il argue que le nom seul ne suffisait pas à identifier une personne (en cas de nom répandu) et que les personnes qui, comme le requérant, n’avaient pas de numéro d’identification fiscale ne pouvaient être identifiées que par leur adresse personnelle. Il ajoute que, n’étant pas connu du public et n’étant utilisé que devant l’Autorité fiscale, le code d’identification fiscale ne pouvait servir le but poursuivi en tant que moyen d’identification.

100. Le Gouvernement conteste l’existence d’une obligation positive lui imposant d’empêcher la republication par des tiers, arguant que les données en question étaient soumises à divulgation dans l’intérêt public et contenaient des informations relevant du débat d’intérêt général.

101. Le Gouvernement soutient que la législation garantissait à toute personne dont les données étaient publiées par des parties autres que l’Autorité fiscale la possibilité de demander l’effacement de ces données, indépendamment du caractère licite ou illicite de la publication, ce qui permettait d’après lui de ménager un équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

3. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence

102. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. L’article 8 protège en outre un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec autrui et avec le monde extérieur (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, § 52, 18 octobre 2016). Dans des affaires qu’elle a examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a également jugé que la réputation est un attribut de l’identité personnelle et de l’intégrité psychologique et relève donc aussi de la vie privée (White c. Suède, no 42435/02, § 26, 19 septembre 2006, et Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). L’article 8 peut toutefois entrer en ligne de compte lorsque l’attaque à la réputation personnelle atteint un certain niveau de gravité et a été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Il convient également de souligner qu’on ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à la réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004‑VIII, et Axel Springer AG, précité, § 83).

103. La Cour relève que le droit à la protection des données à caractère personnel est garanti par le droit au respect de la vie privée tel que consacré par l’article 8. Comme elle l’a déjà dit, la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. L’article 8 consacre ainsi un droit à une forme d’autodétermination informationnelle, qui autorise les personnes à invoquer leur droit à la vie privée en ce qui concerne des données qui, bien que neutres, sont collectées, traitées et diffusées à la collectivité, selon des formes ou modalités telles que leurs droits au titre de l’article 8 puissent être mis en jeu (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 137, 27 juin 2017). Pour déterminer si les informations à caractère personnel conservées par les autorités font entrer en jeu l’un des aspects de la vie privée, la Cour tiendra dûment compte du contexte particulier dans lequel ces informations ont été recueillies et conservées, de la nature des données consignées, de la manière dont elles sont utilisées et traitées et des résultats qui peuvent en être tirés (S. et Marper, précité, § 67).

104. Il ressort de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 8 de la Convention que les données telles que le nom du requérant et son adresse personnelle (Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 30, 9 octobre 2012), qui ont été traitées et publiées par l’Autorité fiscale en l’espèce au motif que l’intéressé n’avait pas respecté ses obligations fiscales, concernent de toute évidence des informations ayant trait à la vie privée, nonobstant le fait qu’en vertu du droit hongrois ces données étaient considérées comme des éléments d’intérêt public. Le caractère public des données traitées n’exclut pas celles‑ci des garanties mises en place en vue de protéger la vie privée au sens de l’article 8 (voir, aussi, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 138).

105. Par ailleurs, même s’il n’a pas été prouvé que les effets engendrés par l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs publiée par l’Autorité fiscale au titre de l’article 55 § 5 pouvaient être qualifiés d’importants, on ne saurait exclure que certaines répercussions négatives puissent découler pour une personne de la divulgation de son identité sur cette liste.

106. Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que la publication des données à caractère personnel du requérant peut passer pour avoir entraîné une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cet article, c’est-à-dire si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.

2. Prévue par la loi

107. Les parties ne contestent pas que la publication de la liste des principaux contribuables débiteurs trouvait sa base légale dans le droit interne, à savoir l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. La Cour ne voit aucune raison de douter que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 8 de la Convention.

3. But légitime

108. La Cour rappelle que l’énumération des exceptions au droit au respect de la vie privée qui figure dans le second paragraphe de l’article 8 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive. Pour être compatible avec la Convention, une restriction à ce droit doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 163, CEDH 2015).

109. La Cour a elle-même reconnu que, dans la plupart des cas, elle traitera assez sommairement la question de l’existence d’un but légitime au sens des seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 99, CEDH 2005-XI ; voir aussi Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 297, 28 novembre 2017). Si les buts et motifs légitimes sont énoncés de manière exhaustive dans les clauses de la Convention autorisant des restrictions, ils sont aussi définis de manière large et interprétés avec une certaine souplesse. En vérité, la Cour s’attache surtout à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si la restriction est nécessaire ou justifiée, en d’autres termes si elle est fondée sur des motifs pertinents et suffisants et si elle est proportionnée aux buts ou motifs pour lesquels elle est autorisée. Ces buts et motifs constituent les critères d’appréciation de la nécessité ou de la justification de la restriction (ibidem, § 302).

110. En l’espèce, toutefois, la teneur des objectifs invoqués à ce titre par le Gouvernement, et fortement contestés par le requérant, commande un examen plus approfondi. Le requérant cherche à mettre en doute le but de la divulgation en arguant que la publication avait pour fin l’humiliation publique et que l’Autorité fiscale n’a jamais évalué si le résultat recherché par le législateur avait été atteint. Selon le Gouvernement, la publication litigieuse visait à protéger le bien-être économique du pays en renforçant le respect des obligations fiscales par la dissuasion, mais aussi les droits et libertés d’autrui en informant les partenaires commerciaux potentiels et en garantissant une répartition égale des charges.

111. S’agissant du premier des buts invoqués par le Gouvernement, à savoir protéger le « bien-être économique du pays », il ne fait guère de doute que garantir la perception de l’impôt est un instrument de la politique économique et sociale de l’État et que l’optimisation des recettes fiscales répond à l’objectif susmentionné. Une mesure ciblant l’inobservation par les contribuables de leurs obligations fiscales cherche à favoriser l’efficacité du système fiscal.

112. La divulgation au public de données relatives aux principaux contribuables débiteurs visait à réduire les possibilités d’inobservation par les contribuables de leurs obligations fiscales et à dissuader ceux-ci de ne pas payer leurs dettes fiscales. De l’avis de la Cour, on pouvait escompter que l’obligation de publication serait en principe de nature à dissuader les contribuables de contrevenir à la réglementation fiscale. La Cour admet que la mesure visait en principe à améliorer la discipline en matière fiscale et était susceptible d’aboutir à la réalisation de cet objectif.

113. S’agissant du deuxième but invoqué par le Gouvernement, la Cour note que, selon l’exposé des motifs de la loi de 2003 sur l’administration fiscale (paragraphe 14 ci-dessus), la publication au titre de l’article 55 § 5 servait les intérêts de tiers en leur fournissant des indications sur la situation fiscale des contribuables débiteurs. Elle admet qu’à cet égard la mesure visait à garantir la transparence et la fiabilité des relations commerciales et, partant, « la protection des droits et libertés d’autrui » au sens du second paragraphe de l’article 8.

114. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure litigieuse poursuivait des buts légitimes aux fins de l’article 8 § 2.

4. Nécessaire dans une société démocratique

a) Observations liminaires

115. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).

116. Au cœur de la présente affaire se trouve la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, l’intérêt public qu’il y a à assurer la discipline fiscale, le bien‑être économique du pays et l’intérêt de partenaires commerciaux potentiels à obtenir l’accès à certaines informations détenues par l’État concernant des particuliers et, d’autre part, l’intérêt des particuliers à protéger certaines formes de données conservées par l’État aux fins de la perception de l’impôt. La Cour estime ainsi qu’il convient d’exposer d’emblée les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative au droit au respect de la vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention, en particulier dans le contexte de la protection des données.

117. Elle juge en outre important de souligner que la publication litigieuse relevait non pas d’une décision individuelle de l’Autorité fiscale, mais du régime mis en place par le législateur, qui utilisait la publication systématique sur le site de l’Autorité fiscale des données à caractère personnel concernant les principaux contribuables débiteurs comme outil de lutte contre l’inobservation de la réglementation fiscale. Le régime en question s’appliquait à tous les contribuables qui, à la fin du trimestre, étaient redevables de montants d’impôts importants pendant une période de plus de 180 jours consécutifs, et il prévoyait la publication du nom du débiteur, de l’adresse de son domicile, de l’adresse de son siège social, et de son numéro d’identification fiscale. La Cour rappelle que l’État peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112-115, CEDH 2006-IV). Dans ce contexte, elle estime approprié d’examiner si, eu égard aux intérêts publics et privés en jeu, le régime légal choisi relève de la marge d’appréciation de l’État. Elle considère donc qu’il est utile, aux fins de son examen, de rappeler les principes appliqués dans le contexte des mesures générales (paragraphes 124‑126 ci‑dessous). Par ailleurs, n’ayant jamais été appelée auparavant à rechercher si, et dans quelle mesure, l’imposition d’une obligation légale de publier des informations concernant des contribuables, notamment l’adresse de leur domicile, est compatible avec l’article 8, elle estime particulièrement important d’examiner d’emblée la question de l’étendue de la marge d’appréciation dont jouit l’État lorsqu’il réglemente des questions de cette nature.

b) L’étendue et l’application de la marge d’appréciation

1. Considérations générales

118. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 211, 10 septembre 2019). Elle est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge est restreinte (S. et Marper, précité, § 102).

119. Lorsqu’elle est amenée à examiner la compatibilité avec l’article 8 de la Convention d’une ingérence résultant de la publication de données à caractère personnel, la Cour tient compte de la nature de l’information divulguée et du point de savoir si celle-ci porte sur les aspects les plus intimes de l’individu, tels que l’état de santé (notamment la séropositivité, dans Z c. Finlande, 25 février 1997, § 96, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et le fait d’avoir subi un avortement, dans M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997-IV), le rapport à la religion (voir, dans le contexte de la liberté de religion, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, §§ 42-53, CEDH 2010), ou encore l’orientation sexuelle (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999). Elle a en revanche considéré qu’une information purement financière qui ne suppose pas la transmission de données intimes ou étroitement liées à l’identité ne mérite pas une protection accrue (G.S.B. c. Suisse, no 28601/11, § 93, 22 décembre 2015).

120. La Cour prend également en compte les répercussions de la publication sur la vie privée du requérant, comme le sentiment d’insécurité qui en a découlé (Alkaya, précité, § 39), l’humiliation publique et l’exclusion de la vie sociale (Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 44, 25 novembre 2008), ou les effets risquant de nuire à la capacité des requérants à mener une vie personnelle normale (Sidabras et Džiautas, précité, § 49).

121. Lorsqu’elle examine le risque de préjudice, la Cour prend en compte le type de support employé pour la divulgation des données en question. En ce qui concerne la diffusion d’informations personnelles sur internet, elle a jugé – dans le cadre de griefs fondés à la fois sur l’article 8 et sur l’article 10 – que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015). Aussi, la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à ce qu’elles puissent assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause (Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, § 54, 16 juillet 2013, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)). La Cour a prêté attention à la portée des déclarations de différentes plateformes internet, en fonction de l’étendue de leur audience (comparer avec Delfi AS, précité, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, 2 février 2016, et Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, 7 février 2017).

122. Comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphe 103), la Cour a déjà dit que la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues par l’article 8 de la Convention (Z c. Finlande, § 95, S. et Marper, § 103, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, § 137, tous précités).

2. Principes relatifs à la protection des données

123. En ce qui concerne les limitations de la marge d’appréciation des États résultant de l’obligation susmentionnée d’offrir des garanties appropriées, il convient également de noter que, lorsqu’elle a été amenée à examiner le traitement de données à caractère personnel sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a souvent tenu compte des principes énoncés dans le droit relatif à la protection des données (paragraphes 42‑46 ci‑dessus), notamment des principes suivants :

α) Le principe de la limitation des finalités (article 5 b) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel ne peuvent faire l’objet d’un traitement que pour des finalités déterminées et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités (voir, par exemple, M.S. c. Suède, précité, § 42, Z c. Finlande, précité, § 110, et Biriuk c. Lituanie, no 23373/03, § 43, 25 novembre 2008). Ainsi, dans certains cas, la Cour a conclu qu’un droit étendu à la divulgation et à l’utilisation de données à caractère personnel à des fins dépourvues de lien avec les raisons ayant initialement motivé leur collecte constituaient une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée (Karabeyoğlu c. Turquie, no 30083/10, § 118, 7 juin 2016, et Surikov c. Ukraine, no 42788/06, § 89, 26 janvier 2017).

β) Le principe de la minimisation des données (article 5 c) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (S. et Marper, précité, § 103), et toute divulgation excessive et superflue de renseignements privés sensibles sans lien avec le but poursuivi consistant à informer le public est injustifiée (Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan, nos 65286/13 et 57270/14, §§ 147-149, 10 janvier 2019).

γ) Le principe de l’exactitude des données (article 5 d) de la Convention sur la protection des données). La Cour a souligné que l’inexactitude ou la fausseté des informations contenues dans des registres publics sont susceptibles de porter atteinte à la réputation de la personne concernée ou de lui être préjudiciables (Cemalettin Canlı c. Turquie, no 22427/04, § 35, 18 novembre 2008, Khelili c. Suisse, no 16188/07, § 64, 18 octobre 2011, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 44, CEDH 2000-V), et qu’il est nécessaire que des garanties procédurales soient prévues par la loi pour que lesdites informations puissent être corrigées ou révisées (Cemalettin Canlı, précité, §§ 41-42 ; voir aussi Anchev c. Bulgarie (déc.), nos 38334/08 et 68242/16, 5 décembre 2017).

δ) Le principe de la limitation de la conservation (article 5 e) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel doivent être conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. La Cour a dit que le traitement initialement licite de données exactes peut devenir, avec le temps, incompatible avec les exigences de l’article 8 lorsque ces données ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées ou publiées (voir, en ce sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, §§ 99 et 106, 28 juin 2018, et Sõro c. Estonie, no 22588/08, § 62, 3 septembre 2015).

3. Mesures générales et qualité du contrôle opéré par le législateur

124. Conformément au principe de subsidiarité, c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Ainsi que la Cour l’a indiqué à maintes reprises, les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 108, 11 décembre 2018, et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 147, 9 juillet 2021).

125. Lorsque le législateur jouit d’une marge d’appréciation, celle-ci s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées établies de manière à ce que la législation adoptée soit conforme à la Convention et ménage un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés éventuellement en conflit. Cela étant, la Cour a dit à plusieurs reprises que les choix opérés par le législateur n’échappaient pas à son contrôle, et elle s’est dans un certain nombre d’affaires penchée sur la qualité de l’examen qui avait été effectué par les autorités parlementaires et judiciaires nationales de la nécessité de telle ou telle mesure qui était contestée devant elle. Elle a considéré qu’il y avait lieu de tenir compte du risque d’abus que pouvait emporter l’assouplissement d’une mesure générale, et que ce risque était un facteur qu’il appartenait avant tout à l’État d’apprécier. Elle a également jugé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas lorsque pareille disposition emportait un risque de grande insécurité juridique, de litiges, de frais et de retards ou de discrimination et d’arbitraire. Cela étant, la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité (M.A. c. Danemark, précité, § 148, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013, et les références qui y sont citées). Il incombe à la Cour d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions retenues par lui et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 97, CEDH 2011, et Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 117, 4 avril 2018).

126. La question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans la mesure litigieuse l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale en question et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (Animal Defenders International, précité, § 110).

4. Le degré de consensus aux niveaux national et européen

127. Un autre facteur à prendre en compte en ce qui concerne l’étendue de la marge d’appréciation est l’existence ou non de points communs entre les législations nationales des États contractants. Selon l’étude de droit comparé mentionnée ci-dessus (paragraphes 54-57), dans vingt-et-un des trente‑quatre États contractants étudiés les autorités publiques peuvent, et dans certains cas doivent, rendre publiques, à certaines conditions, les données à caractère personnel des contribuables qui ne se sont pas acquittés de leurs obligations de paiement. Il convient toutefois d’observer qu’au sein de ce groupe d’États, il existe une grande diversité dans les législations nationales quant à l’étendue des données publiées et aux conditions préalables à leur publication, notamment le montant des impôts impayés et la durée pendant laquelle la dette fiscale doit rester impayée avant qu’il y ait publication, même si la majorité des États de ce groupe prévoit un accès illimité aux informations relatives au contribuable. Par ailleurs, seuls huit des États contractants étudiés divulguent l’adresse du domicile du contribuable, et deux autres indiquent sa commune de résidence.

5. Conclusions

128. À la lumière de l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour considère que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer, aux fins notamment d’assurer le bon fonctionnement de la perception de l’impôt dans son ensemble, la nécessité d’établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de paiement. La latitude dont jouissent les États dans ce domaine n’est toutefois pas illimitée. Dans ce contexte, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales compétentes, au niveau législatif, exécutif ou judiciaire, ont correctement mis en balance les intérêts concurrents et dûment tenu compte, au moins en substance, non seulement i) de l’intérêt public à la divulgation des informations en question (paragraphe 116 ci-dessus), mais aussi ii) de la nature des informations divulguées (paragraphe 119 ci-dessus), iii) des répercussions sur l’exercice par les personnes concernées du droit au respect de leur vie privée et du risque d’atteinte à celui-ci (paragraphes 120 et 121 ci‑dessus), iv) de la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion de l’information, en particulier celle d’internet (paragraphe 121 ci-dessus), ainsi que v) des principes fondamentaux de la protection des données, notamment ceux relatifs à la limitation des finalités, à la limitation de la conservation, à la minimisation des données et à leur exactitude (paragraphes 42, 44, 46 et 123 ci‑dessus). Dans ce cadre, l’existence de garanties procédurales peut également jouer un rôle important (paragraphe 122 ci‑dessus). La Cour examinera ainsi si les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre les buts légitimes poursuivis.

5. Application au cas d’espèce des considérations et principes énoncés ci-dessus

a) Le cadre législatif et politique

129. La Cour note d’emblée un aspect important du régime de publication obligatoire examiné, à savoir que l’Autorité fiscale hongroise ne disposait en droit interne d’aucun pouvoir d’appréciation pour contrôler la nécessité de publier les données à caractère personnel des contribuables. Dès lors que le contribuable ne s’était pas acquitté de sa dette fiscale au terme d’un délai de 180 jours, son nom et son adresse personnelle étaient obligatoirement publiés par l’Autorité fiscale. Comme indiqué ci-dessus, indépendamment de l’existence ou non d’une faute subjective ou d’autres circonstances individuelles, tout contribuable débiteur qui répondait aux critères objectifs de l’article 55 § 5 était systématiquement identifié par son nom et son adresse personnelle dans la liste publiée par l’Autorité fiscale sur son site internet. La publication durait tant que la dette n’avait pas été réglée et jusqu’à ce qu’elle ne fût plus exécutoire. En d’autres termes, le régime de publication mis en place par la loi de 2003 relative à l’administration fiscale n’exigeait pas de mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents ou d’appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale.

130. Si, comme cela a été expliqué ci-dessus, le choix d’un tel régime général n’est pas en soi problématique, pas plus que ne l’est en tant que telle la publication de données de contribuables, la Cour doit se pencher sur les choix législatifs à l’origine de la mesure litigieuse et déterminer si le législateur a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, compte tenu de la mention de données à caractère personnel telles que l’adresse du domicile. Dans ce contexte, la qualité du contrôle opéré par le législateur quant à la nécessité de l’ingérence revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale (Animal Defenders International, précité, §§ 108 et 113). À cet égard, comme il a été indiqué ci-dessus, la question centrale n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (paragraphe 126 ci‑dessus).

131. S’agissant tout d’abord de l’intérêt public à la divulgation des informations en question, la Cour note qu’en 2006, dans le cadre de la réforme de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, le législateur national a introduit à l’article 55 § 5 une disposition prévoyant la publication d’une liste des principaux contribuables débiteurs. Cette mesure visait à compléter, entre autres, le régime de publication d’informations sur les contribuables défaillants prévu à l’article 55 § 3. Il ressort des travaux préparatoires de la réforme de 2006 que le législateur considérait cette nouvelle mesure comme nécessaire pour « assainir l’économie » et renforcer les capacités des autorités fiscales et douanières (paragraphe 16 ci-dessus). Il estimait que l’extension de l’obligation de publication aux contribuables débiteurs se justifiait par le fait que les dettes fiscales ne découlaient pas seulement d’arriérés d’impôts établis dans le cadre d’un contrôle fiscal, mais pouvaient également résulter de l’adoption par le contribuable d’un comportement contraire à ses obligations de paiement (paragraphes 16 et 30 ci‑dessus).

132. Toutefois, même si la réforme de 2006 a été adoptée pour compléter les mesures existantes de publication de données des contribuables et qu’elle poursuivait les mêmes fins, les travaux préparatoires de cette réforme ne révèlent aucune appréciation des effets que les mécanismes de publication déjà en vigueur, notamment celui prévu à l’article 55 § 3, pouvaient avoir eu sur le comportement des contribuables. Ils ne montrent pas non plus de réflexion sur les raisons pour lesquelles ces mesures étaient considérées comme insuffisantes pour atteindre le but poursuivi par le législateur ou sur la complémentarité potentielle à cet égard du dispositif prévu à l’article 55 § 5, mis à part le fait évident que l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs pouvait engendrer des répercussions négatives sur la réputation de la personne concernée.

133. En particulier, il n’apparaît pas que le Parlement ait examiné dans quelle mesure il était nécessaire, pour obtenir l’effet dissuasif invoqué par le Gouvernement, de publier tous les éléments énoncés à l’article 55 § 5, tout particulièrement l’adresse du domicile du contribuable débiteur, en complément des données concernant les contribuables défaillants identifiés dans une liste distincte conformément à l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (paragraphe 31 ci-dessus, et Animal Defenders International, précité, § 108).

134. La Cour observe en outre que si l’exposé des motifs de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale mettait en avant le droit des contribuables au respect de leur vie privée pour justifier des règles strictes de secret (paragraphe 12 ci-dessus), rien ne prouve que les conséquences du régime de publication prévu à l’article 55 § 5 sur le droit au respect de la vie privée, notamment le risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable débiteur par d’autres membres du public, aient été prises en considération (paragraphe 14 ci-dessus).

135. Il n’apparaît pas non plus qu’ait été prise en considération la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion des informations en question, à savoir le fait que la publication de données à caractère personnel sur le site internet de l’Autorité fiscale supposait qu’indépendamment des raisons justifiant l’accès à ces informations quiconque dans le monde avait accès à internet avait également un accès illimité aux informations relatives au nom ainsi qu’à l’adresse personnelle de chaque contribuable débiteur figurant sur la liste, avec le risque que la republication soit une conséquence naturelle, probable et prévisible de la publication initiale.

136. Ainsi, pour autant qu’il puisse être considéré que la publication de cette liste répondait à un intérêt général, le Parlement ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays. Compte tenu de la nature relativement sensible de ces informations (Samoylova c. Russie, no 49108/11, §§ 100-101, 14 décembre 2021), un examen parlementaire suffisant était particulièrement important dans les circonstances de l’espèce. Les considérations relatives à la protection des données semblent n’avoir guère, voire pas du tout, été prises en compte dans la préparation de la réforme de 2006, alors même que le corpus de normes nationales et européennes contraignantes en matière de protection des données applicables en droit interne ne cessait de s’étoffer.

137. Tout en admettant que l’intention du législateur était de renforcer le respect des obligations fiscales et qu’ajouter l’adresse du domicile du contribuable permettait de garantir l’exactitude des informations publiées, il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données. La Cour n’aperçoit dans l’historique de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale ou de la réforme de 2006 aucun élément indiquant qu’un tel examen a été effectué.

138. En résumé, l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur a cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents afin de garantir la proportionnalité de l’ingérence.

b) Conclusion

139. À la lumière de ce qui précède et compte tenu du caractère systématique de la publication des données relatives aux contribuables, notamment leur adresse personnelle, la Cour n’est pas convaincue, nonobstant la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les motifs invoqués par le législateur hongrois lors de l’adoption du régime de publication prévu à l’article 55 § 5, bien que pertinents, suffisent à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

140. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

3. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

141. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

142. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

143. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

144. L’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 199, CEDH 2014 (extraits)).

145. La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le constat d’une violation peut passer pour fournir en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant. Partant, elle rejette les prétentions que l’intéressé formule à ce titre.

2. Frais et dépens

146. Dans la demande qu’il a présentée le 29 octobre 2021 devant la Grande Chambre, le requérant réclame le remboursement de 25 200 EUR pour les frais et dépens relatifs aux procédures devant la chambre et devant la Grande Chambre, notamment pour la préparation de l’audience et la participation à celle-ci, correspondant à 106 heures de travail juridique au taux horaire de 200 EUR.

147. En outre, le requérant demande 3 341 EUR pour les frais de voyage et de séjour afférents à l’audience.

148. Le Gouvernement juge ces demandes excessives. Il soutient en particulier que le montant de 3 341 EUR réclamé au titre des frais et dépens n’est que partiellement lié à la participation à l’audience.

149. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressé la somme de 20 000 EUR, tous frais confondus.

3. Intérêts moratoires

150. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Accueille, à l’unanimité, l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement relativement à l’interface de recherche ;
2. Accueille, à l’unanimité, l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement relativement à la republication des informations divulguées sur le site internet de l’Autorité fiscale ;
3. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement relativement à l’applicabilité de l’article 8 sous son « volet réputation » et la rejette ;
4. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit, par seize voix contre une, que le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant ;
6. Dit, par quinze voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, la somme de 20 000 EUR (vingt mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par seize voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg le 9 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Prebensen Siofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Kūris ;

– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Serghides ;

– opinion dissidente commune aux juges Wojtyczek et Paczolay.

S.O.L.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Bien que je souscrive entièrement au constat de violation de l’article 8 de la Convention, je ne partage pas le raisonnement par lequel la majorité a abouti à cette conclusion. Ce raisonnement est méthodologiquement intenable et le message qu’il véhicule est préoccupant du point de vue du respect de la vie privée et familiale tel que consacré par l’article 8.

2. Le raisonnement qui a conduit au constat de violation en question est contenu aux paragraphes 129 à 140 de l’arrêt, à savoir dans la section « Application au cas d’espèce des considérations et principes énoncés ci‑dessus ». Les sections précédentes sont consacrées à la description de la situation factuelle, à la présentation du droit pertinent interne, européen, international et comparé, à des considérations sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement, à la détermination de l’objet du litige devant la Grande Chambre, à la présentation de l’arrêt de la chambre, à la synthèse des observations formulées par les parties, à des considérations sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant, sur la base légale de l’ingérence et sur le but légitime poursuivi, et à des considérations sur la nécessité ou non de la mesure générale appliquée au requérant, notamment la marge d’appréciation des États membres, les principes en matière de protection des données, la légitimité des mesures générales dans le contexte de la « qualité de l’examen parlementaire » et le degré de consensus aux niveaux national et européen en matière de publication des données à caractère personnel de contribuables. Toutes ces considérations servent d’introduction à l’examen proprement dit de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure en question, lequel est divisé en douze paragraphes.

3. En bref, le constat de violation de l’article 8 repose sur ce que l’on peut appeler la « piètre performance » de l’État défendeur dans la défense de sa cause – « piètre » en ce sens que l’État s’est révélé incapable de convaincre la Cour que la publication des données à caractère personnel du requérant était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi. Malgré tous les efforts qu’il a déployés, la majorité n’a pas été « convaincue ». Elle dit ce qui suit :

« (...) compte tenu du caractère systématique de la publication des données relatives aux contribuables, notamment leur adresse personnelle, la Cour n’est pas convaincue, nonobstant la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les motifs invoqués par le législateur hongrois lors de l’adoption [des dispositions en question], bien que pertinents, suffisent à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu » (paragraphe 139 de l’arrêt). »

Plus précisément, la majorité estime que même si « un examen parlementaire suffisant était particulièrement important dans les circonstances de l’espèce », le « Parlement ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays ». Elle ajoute que les « considérations relatives à la protection des données semblent n’avoir guère, voire pas du tout, été prises en compte dans la préparation de la réforme de 2006, alors même que le corpus de normes nationales et européennes contraignantes en matière de protection des données applicables en droit interne ne cessait de s’étoffer » (paragraphe 136 de l’arrêt). Elle conclut que « l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur a cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents afin de garantir la proportionnalité de l’ingérence » (paragraphe 138 de l’arrêt).

4. Le lecteur se trouve ainsi face à deux interprétations possibles : soit le Parlement hongrois, lorsqu’il a délibéré sur les dispositions légales par lesquelles il a introduit la mesure générale qui a été appliquée au requérant (et à d’autres personnes dans la même situation) n’a même pas pris la peine de ménager un juste équilibre entre les « intérêts concurrents », soit le législateur national a cherché à ménager un juste équilibre entre les « intérêts concurrents » au moment de l’adoption des dispositions en question mais les représentants du Gouvernement n’ont pas réussi à en convaincre la Cour. Dans la première hypothèse, la responsabilité du revers essuyé par l’État défendeur à Strasbourg repose sur le Parlement, dans la seconde, elle repose sur les représentants du Gouvernement.

5. Il serait illusoire de fermer les yeux sur le fait que ni l’une ni l’autre des deux hypothèses susmentionnées n’impute la faute à la mesure litigieuse elle‑même. La substance de cette mesure n’est d’ailleurs pas examinée, du moins pas entièrement. Ce qui est examiné, c’est le processus parlementaire qui a abouti à l’introduction de la mesure générale en question. En outre, cette mesure n’est pas seulement validée, elle est de fait encouragée, si l’un quelconque des États membres choisissait d’en introduire une similaire après ce que la Cour considérerait comme un débat parlementaire de la qualité requise – un débat dans lequel les « considérations relatives à la protection des données » auraient occupé une place importante et les « intérêts concurrents » auraient été mis en balance. En théorie, rien n’empêche le Parlement hongrois lui-même de réintroduire la même mesure, cette fois-ci après un processus de délibération répondant au critère très exigeant (émergent) de la Cour en matière de « qualité de l’examen parlementaire », même si, bien entendu, une telle tentative semble purement hypothétique tant elle ferait en réalité se soulever trop de sourcils, pas seulement en Hongrie.

Quoi qu’il en soit, le présent arrêt ne signifie pas que la mesure générale litigieuse ait été invalidée en tant que telle. Elle peut continuer à exister. Sinon que signifierait la déclaration de la majorité selon laquelle « le choix d’un tel régime général n’est pas en soi problématique, pas plus que ne l’est en tant que telle la publication de données de contribuables » (paragraphe 130 de l’arrêt) ? Il découle de cette déclaration, en particulier dans le contexte de considérations générales concernant la marge d’appréciation accordée aux États membres (paragraphes 118-122 de l’arrêt) – certains pourraient dire malgré elles – que le choix d’un « régime général » de cette nature, qui comporte la publication de l’adresse personnelle de contribuables et d’autres données à caractère personnel, relève confortablement de la marge d’appréciation d’un État membre. Le message ainsi véhiculé est que la publication « systématique » des données à caractère personnel de contribuables est en principe autorisée par la Convention, à condition que le législateur ait débattu de manière appropriée de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure et qu’au cours du débat les « intérêts concurrents » aient dûment été mis en balance. Pour la majorité, le respect de cette condition garantit « la qualité du contrôle opéré par le législateur quant à la nécessité de l’ingérence [qui] revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale », contrairement à la question de savoir « s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives » (paragraphe 130 de l’arrêt). Cette dernière question devient en effet secondaire puisqu’elle n’a d’importance que dans la mesure où l’on peut vérifier si l’éventualité d’adopter des règles moins restrictives a été débattue de manière suffisamment détaillée, même si elle a été rejetée parce que les députés ont considéré que ce rejet relevait de la marge d’appréciation de l’État. Il semble que discuter de la décision est plus important que la décision elle‑même.

6. Après avoir déclaré que « le choix d’un tel régime général n’est pas en soi problématique, pas plus que ne l’est en tant que telle la publication de données de contribuables », la majorité décide immédiatement de « se pencher sur les choix législatifs à l’origine de la mesure litigieuse [afin de] déterminer si le législateur a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, compte tenu de la mention de données à caractère personnel telles que l’adresse du domicile » (ibidem).

L’approche selon laquelle la « qualité de l’examen parlementaire » peut, dans certains cas, être déterminante pour trancher la question de la conformité à la Convention n’est pas une nouveauté dans la jurisprudence de la Cour. Elle a toutefois des limites. Dans certains cas, elle ne suffit pas.

7. L’une des limites à l’adéquation de cette approche réside notamment dans le risque de dépasser la frontière ténue au-delà de laquelle l’utilisation de l’indicateur de la « qualité de l’examen parlementaire » devient une manière de substituer l’examen de la mesure générale à l’examen de la question soulevée par le requérant. Cette frontière n’est pas dépassée lorsque la « qualité de l’examen parlementaire » est invoquée aux côtés d’autres critères visant à déterminer la conformité à la Convention de l’application de la mesure contestée. Mais il y a substitution lorsque l’indicateur de la « qualité de l’examen parlementaire » est utilisé comme seul critère pour trancher cette question parce que l’appréciation individuelle de la situation du requérant se trouve remplacée par une appréciation générale, c’est-à-dire que la Cour n’apprécie pas la mesure contestée telle qu’appliquée au requérant, mais son applicabilité à cette personne et à d’autres personnes dans une situation similaire.

8. Permettez-moi de m’expliquer plus clairement : mon objection ne porte pas sur l’appréciation de mesures générales en tant que telle. Dans de nombreuses affaires, cet examen s’est révélé instructif, utile, productif, voire indispensable. Je m’oppose seulement à ce que l’auxiliaire remplace le principal, à ce que le secondaire soit considéré comme primaire, à ce qu’une exception devienne la règle, à un examen si incomplet des affaires que la Cour, après avoir apprécié le processus d’adoption de la mesure générale litigieuse, s’interrompt et ne se livre à aucune appréciation individuelle de la situation particulière du requérant. Si la Cour juge la procédure irréprochable, elle conclura à la non‑violation de la Convention, si elle constate une irrégularité dans cette procédure, elle conclura à la violation.

9. Il existe en effet certaines situations particulières où une appréciation individuelle serait redondante, par exemple lorsque la mesure générale contestée est si manifestement contraire à la Convention que toute appréciation individuelle aboutirait à un constat de violation de la Convention (comme, par exemple, dans l’affaire Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, CEDH 2015). Mais dans la plupart des cas, après avoir approuvé la mesure générale litigieuse, et pas seulement la procédure ayant abouti à son adoption, la Cour examinera les griefs formulés par le requérant, au moins sous certains angles. On peut en trouver un exemple dans l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande ([GC], no 931/13, 27 juin 2017), où la Cour, après avoir déterminé que la mesure générale en cause visait à « permettre la tenue d’un débat sur des questions d’intérêt général » et que « le Parlement a[vait] procédé à un examen rigoureux et pertinent » (§§ 172 et 193), a examiné la « sévérité de la sanction » infligée, entre autres, aux requérantes et jugé qu’il ne s’agissait pas d’une « sanction au sens de la jurisprudence de la Cour » (§ 197), ce qui lui a permis de conclure à la non‑violation de l’article 10 (§ 199). Dans cette affaire, la mesure générale, dont on ne pouvait pas dire qu’elle n’était « pas en soi problématique », a été examinée non seulement en termes généraux, mais aussi telle qu’appliquée aux requérantes.

10. On ne devrait pas se passer aussi facilement de l’appréciation individuelle, même lorsque la mesure générale contestée n’est « pas en soi problématique ». Le fait est que c’est peut-être le cas de la plupart des mesures que la Cour est appelée à examiner dans les affaires dont elle est saisie. Ainsi, les saisies de biens, les arrestations, les détentions, les accusations pénales ou les expulsions ne sont « pas en soi problématique[s] », mais elles peuvent le devenir– et le deviennent souvent – lorsqu’elles sont appliquées à certaines personnes dans des circonstances particulières. Les restrictions apportées à diverses libertés (de circulation, d’expression, de réunion) ou au droit de saisir un tribunal, etc., ne sont pas non plus « en soi problématique[s] », mais elles peuvent le devenir, et le deviennent, en fonction du destinataire précis de la restriction, de l’objet de celle-ci et des circonstances dans lesquelles elle est apportée. Il en va de même pour la publication de données à caractère personnel : elle peut ne pas être « en soi problématique », mais la publication de certaines données à caractère personnel, surtout si elle est faite urbi et orbi, peut être extrêmement problématique. Ce qui est déterminant dans l’application de la formule « pas en soi problématique » est l’élément « en soi », qui suppose que la Cour s’assure qu’aucune réserve n’a été négligée. Cette formule ne doit pas être lue comme si, dans l’absolu, la mesure n’était « pas problématique ».

11. Existe-t-il une telle réserve dans le « régime général » approuvé en l’espèce ? Il en existe au moins une. La majorité mentionne ici et là dans son raisonnement que les données à caractère personnel publiées en application du « régime général », justifié par elle, comprenaient notamment l’adresse du domicile des personnes concernées (paragraphes 129, 130, 133-137 et 139 de l’arrêt). Mais l’arrêt ne fournit aucune appréciation ciblée concernant la publication des adresses personnelles. Celles-ci ont ainsi été absorbées par les autres données à caractère personnel publiées, comme elles, en vertu du « régime général ».

Dans le même temps, il n’est que trop visible que la majorité n’est pas à l’aise avec la publication des adresses personnelles. Elle dit, par exemple, que « le Parlement ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays », que ces informations sont d’une « nature relativement sensible » (paragraphe 136 de l’arrêt), et que même si « ajouter l’adresse du domicile du contribuable permettait de garantir l’exactitude des informations publiées, il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données » (paragraphe 137 de l’arrêt). Mais la publication « systématique » de l’adresse du domicile des personnes concernées n’a pas eu un écho très fort puisque la préoccupation de la majorité se limite au point de savoir si le choix du « régime général » a été suffisamment débattu par le législateur national du point de vue de la mise en balance des « intérêts concurrents » et se justifiait au regard de la marge d’appréciation accordée à l’État défendeur.

12. La formule selon laquelle « [l]a question centrale s’agissant [des] mesures [litigieuses] n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans la mesure litigieuse l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint » mais « de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale en question et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation » (paragraphe 126 de l’arrêt) a été copiée-collée sans réserves de l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, CEDH 2013 (extraits)). Cet arrêt ne devrait toutefois pas se voir attribuer la force d’un précédent en l’espèce. Pour différentes raisons il s’agit d’un allié faible aux fins de la présente affaire.

13. Premièrement, dans l’affaire Animal Defenders International, la requérante ne se plaignait pas seulement de l’application de la mesure générale dont elle avait fait l’objet, mais aussi de cette mesure elle-même, alors que dans le cas d’espèce le requérant se plaint, surtout et avant tout, de l’application à lui de la mesure générale. Même si certaines parties du grief qu’il formule remettent en question la mesure elle-même, elles ne font que dériver du grief principal et sont ainsi secondaires (paragraphes 77 et 81-90 de l’arrêt). La majorité a choisi d’examiner ce qui est secondaire et laisse de côté le principal.

14. Deuxièmement, l’affaire Animal Defenders International ne concernait pas le droit au respect de la vie privée. Elle portait sur l’interdiction de la publicité politique payante à la radio et à la télévision. La Cour a accueilli favorablement « le souci des autorités [britanniques] d’empêcher que le débat et le processus démocratiques ne soient faussés par des groupes financièrement puissants bénéficiant d’un accès privilégié aux médias influents » et reconnu que « de tels groupes peuvent s’assurer un avantage concurrentiel dans le domaine de la publicité payante et ainsi porter atteinte à la liberté et au pluralisme du débat, dont l’État demeure l’ultime garant » (§ 112). Mais contrairement au « régime général » examiné dans la présente affaire, les restrictions à la publicité (quelle qu’elle soit, y compris politique) ne constituent pas une mesure active : les personnes qui n’ont pas l’intention de faire de la publicité ne subissent aucune ingérence de la part de l’État. Alors que le cœur de la présente affaire ne porte pas sur des restrictions apportées à l’activité d’une personne mais sur la publication, par les autorités elles-mêmes, de données à caractère personnel d’un individu consultables par tous, en d’autres termes sur des mesures actives prises par l’État. La majorité a choisi d’ignorer la différence.

15. Troisièmement, dans l’affaire Animal Defenders International, le Gouvernement arguait, entre autres, que « différents organes spécialisés et des représentants démocratiquement élus, particulièrement sensibles aux mesures nécessaires pour préserver l’intégrité du processus démocratique, [avaient] examiné de manière approfondie d’autres solutions moins restrictives et les [avaient] rejetées », que « le Parlement [était] parfaitement en droit de considérer que l’objectif justifiait l’interdiction, et [avait] adopté celle-ci à l’unanimité », et que « [l]’interdiction [avait] ensuite été examinée par les juridictions nationales, qui en [avaient] validé la motivation et la portée » (§ 95). La Cour a pris ces arguments très au sérieux et conclu à la non-violation (de l’article 10) à raison de la qualité, qu’elle jugeait suffisante, du débat parlementaire mené sur la mesure générale litigieuse. La « qualité de l’examen parlementaire » (et judiciaire) n’était donc pas l’argument principal, mais un argument supplémentaire en faveur du constat de violation (de l’article 10) dans une situation où la mesure contestée ne se prêtait pas à une justification simple. Dans la présente affaire, toutefois, l’absence de cette qualité est devenue l’argument principal à l’appui du constat de violation de l’article 8.

16. Enfin, et surtout, dans l’affaire Animal Defenders International, la Cour ne s’est pas arrêtée à l’établissement du caractère satisfaisant de la « qualité de l’examen parlementaire ». Après l’avoir établi (sous-section « Remarques préliminaires », §§ 106-112), elle s’est livrée à l’appréciation de la proportionnalité de la mesure contestée (sous-section « Proportionnalité », §§ 113‑125). Rien de tel dans le présent arrêt. Les considérations relatives à la conformité de la mesure litigieuse se trouvent dans la section intitulée « Application au cas d’espèce des considérations et principes énoncés ci-dessus », divisée en deux sous-sections intitulées « Le cadre législatif et politique » (paragraphes 129‑138 de l’arrêt) et « Conclusion » (paragraphes 139 et 140 de l’arrêt). L’ensemble des motifs pertinents pour l’appréciation de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure litigieuse se trouvent dans la première de ces deux sous-sections. La proportionnalité y est mentionnée trois fois : au paragraphe 129, il est dit que « le régime de publication mis en place par la loi de 2003 relative à l’administration fiscale n’exigeait pas de mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents ou d’appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale » ; au paragraphe 130, elle est mentionnée en référence à l’arrêt Animal Defenders International (il y est dit que « la qualité du contrôle opéré par le législateur quant à la nécessité de l’ingérence revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale ») ; et au paragraphe 138, il est conclu que « l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur a cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents afin de garantir la proportionnalité de l’ingérence ». C’est tout.

Où est l’appréciation par la Cour de la proportionnalité de la mesure telle qu’appliquée au requérant ? Elle n’y est pas. L’arrêt Animal Defenders International est invoqué et appliqué de manière inversée, erronée, contraire à sa logique et à l’enchaînement de son raisonnement.

17. Le raisonnement adopté dans l’arrêt Animal Defenders International est devenu une bouée de sauvetage pour la Cour dans certaines affaires où elle constate que l’application de la mesure litigieuse est allée bien au-delà de ce qui est permis par la Convention mais n’est pas prête (pour quelque raison que ce soit) à critiquer sévèrement la mesure elle-même ou estime que le requérant pourrait avoir mérité un certain traitement négatif en raison de son comportement non respectueux des lois. En l’espèce, ces deux conditions sont réunies : i) la mesure générale en question existe non seulement en Hongrie mais aussi dans plusieurs autres États membres, de sorte que constater qu’elle va à l’encontre des exigences de l’article 8 comporterait le risque d’une opposition de la part de certains États membres ; et ii) le requérant n’a pas donné l’impression d’être un contribuable honnête, de sorte qu’informer le public de ses méfaits allégués peut servir quelque but légitime (même si la définition qu’en donne la Cour est aussi large que fournir aux « tiers (...) des indications sur la situation fiscale des contribuables débiteurs » et ainsi viser à « la protection des droits et libertés d’autrui » ; paragraphe 113 de l’arrêt). La Cour reconnaît toutefois que certains éléments du « régime général » sont douteux et méritent d’être invalidés. Sur quel fondement ? La majorité a considéré que l’affaire Animal Defenders International permettait de sortir de cette situation difficile.

Sauf que ce n’est pas le cas.

18. Le raisonnement adopté dans l’arrêt Animal Defenders International, également suivi, par exemple, dans l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, peut être invoqué pour justifier mais pas pour invalider une mesure générale : ce précédent est applicable lorsque, au vu des faits de l’espèce, la mesure contestée, qui se trouve à la limite et ne se prête pas à une justification simple au regard des normes de la Convention, a été dûment débattue par le législateur, qui a cherché à ménager un équilibre entre les « intérêts concurrents », c’est-à-dire lorsque la « qualité de l’examen parlementaire » était satisfaisante. On ne peut s’appuyer sur ce précédent pour justifier des mesures par ailleurs injustifiables. Car si tel était le cas, imaginez combien de mesures litigieuses pourraient être justifiées du simple fait que leur adoption a été précédée d’un débat parlementaire approfondi sur le point de savoir si leur choix relevait de la marge d’appréciation accordée à l’État membre concerné, notamment en l’absence de consensus européen en la matière. Le législateur lituanien a mené un débat exhaustif et franc (en partie de qualité) concernant l’adoption de la mesure générale que la Cour a examinée dans l’affaire Macatė c. Lituanie ([GC], no 61435/19, 23 janvier 2023), mais l’ampleur de ce débat n’a pas servi à justifier la mesure en cause.

De même, le précédent constitué par l’arrêt Animal Defenders International ne devrait pas être utilisé pour invalider des mesures générales qui, après examen, peuvent se révéler justifiables mais dont l’adoption n’a pas été précédée d’un débat parlementaire approfondi. Car si la mesure est acceptable en tant que telle, quelle différence cela peut-il faire que son adoption ait fait l’objet, de la part du législateur, d’un débat bref ou approfondi, en particulier du point de vue de la marge d’appréciation ? L’applicabilité du raisonnement suivi dans l’arrêt Animal Defenders International a ses limites.

19. Quoi qu’il en soit, le raisonnement adopté dans l’arrêt Animal Defenders International suppose que soit prise en compte non seulement la situation factuelle directement relative à l’application au requérant de la mesure contestée, mais aussi celle relative à l’adoption de la mesure par le législateur.

20. Comme nous l’avons mentionné, pour la majorité, « il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données » (paragraphe 137 de l’arrêt). Il s’agit là d’une appréciation simple d’une situation qui ne l’est pas tant que ça.

En effet, il y a eu un débat parlementaire approfondi sur le « régime général », comme l’a montré de manière convaincante le juge national (je me réfère à son opinion commune avec le juge Wojtyczek). Ainsi, plusieurs organes de l’État défendeur ont « envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données », mais bien avant l’adoption de la loi en question, lorsque le « régime général » a été examiné et adopté pour la première fois, dans les années 1990. Tout d’abord, avant que le « régime général » ne soit soumis à l’examen du Parlement, les pour et les contre de ce régime ont été évalués par l’exécutif, en particulier par le ministère des Finances, dont le chef a soumis le projet de loi au Parlement. La mesure a ensuite été débattue par non moins de quatre commissions parlementaires. Puis le projet de loi a été activement débattu en séance plénière du Parlement. Après quoi il a été réexaminé par le gouvernement qui, face à la réticence du législateur à adopter la version originale du projet, s’est incliné devant les objections des députés et a retiré une partie de sa proposition initiale. Enfin, le « régime général » a fait l’objet d’un nouveau débat au Parlement.

On ne voit pas très bien en vertu de quelles dispositions de la Convention le législateur aurait dû rouvrir un nouveau débat sur ces questions lorsque, une décennie plus tard, il a décidé de modifier la loi qui avait introduit un « régime général » en vigueur depuis longtemps, sans modifier l’essence dudit « régime ». L’arrêt ne dit rien sur les raisons juridiques rendant nécessaire un tel débat, ce qui fragilise la critique que la majorité adresse au législateur hongrois de ne pas avoir dûment examiné la nécessité de publier « toutes les données en question » et pris en compte « la protection des données [au regard du] corpus de normes nationales et européennes contraignantes en [la] matière [qui] ne cessait de s’étoffer » (paragraphe 136 de l’arrêt). Pour employer un euphémisme, n’est‑il pas incohérent de la part de la Cour de critiquer, en des termes vagues et généraux, le législateur national pour le manque de qualité de son « examen » sans indiquer concrètement en quoi a consisté ce manque compte tenu du fait que ce « peu de considération » a été précédé d’un examen approfondi des années auparavant ?

21. En examinant la « qualité de l’examen parlementaire » de la mesure litigieuse plutôt que la mesure elle-même, la majorité a choisi ce qui semblait une voie aisée pour traiter une situation juridique et factuelle pas si aisée – ce qu’on appelle, dans le jargon de la Cour, une « violation procédurale étroite ».

Trop étroite, hélas ! À y regarder de plus près, il apparaît qu’il n’est pas si aisé de justifier le choix de cette voie qui semblait aisée.

Dans l’intervalle, on attendait de la Grande Chambre – et elle était tenue de le faire – qu’elle réponde à la question de savoir si la publication des données à caractère personnel du requérant, et surtout de son nom et de l’adresse de son domicile, était nécessaire et proportionnée sur le fond (je résiste à la tentation de placer entre guillemets ce dernier mot[1]). La majorité a contourné cette question. Et pourtant, il n’est pas si difficile d’y répondre, même si une réponse définitive supposerait une appréciation individuelle de la situation du requérant.

22. Les contribuables défaillants sont différents les uns des autres. Il existe une grande variété de raisons pour lesquelles on peut avoir des arriérés d’impôts et s’endetter auprès de l’État. Je n’entrerai pas dans les subtilités des différences entre les contribuables défaillants, les contribuables débiteurs et les fraudeurs fiscaux. Il suffit de dire qu’il existe différentes catégories et que tous les contribuables défaillants ne sont pas de malveillants fraudeurs fiscaux. Par conséquent, tous les contribuables défaillants ne méritent pas d’être désignés à l’opprobre public. En outre, si un contribuable défaillant n’a, pour quelque raison que ce soit, pas les moyens de s’acquitter de ses impôts, les autorités peuvent écrire son nom sur tous les murs de Budapest, l’annoncer tous les soirs au journal télévisé aux heures de grande écoute et l’écrire sur tous les tableaux d’affichage de tous les stades de football, cela n’aidera pas le malheureux à régler ses arriérés ; au contraire même, cela pourrait porter à sa réputation une atteinte d’une telle ampleur qu’il pourrait ne plus être en mesure de gagner suffisamment d’argent pour s’acquitter de sa dette. Cui bono ? Il s’agit là d’une question rhétorique.

À l’inverse, il existe aussi quelques (pas si rares) contribuables débiteurs « invétérés », voire des fraudeurs fiscaux malveillants dont le public (en particulier de potentiels nouveaux partenaires commerciaux) doit se méfier afin qu’ils soient empêchés de porter un préjudice encore plus grand aux « droits et libertés d’autrui ». La publication des noms de ces personnes peut s’avérer nécessaire et proportionnée.

23. La mesure générale appliquée au requérant ne faisait pas de distinction : elle visait non seulement les fraudeurs fiscaux malveillants mais aussi les contribuables défaillants qui s’étaient endettés auprès de l’État à cause d’une conjonction de circonstances très défavorables, qui ne contestaient pas leurs obligations financières, ne cherchaient pas à échapper au paiement de l’impôt et faisaient même leur possible pour s’acquitter de leur dette. En général, une taille unique ne convient pas à tous et si elle va à tout le monde, il est très probable que le vêtement n’est pas correctement coupé[2]. La mesure générale examinée en l’espèce était mauvaise sur le fond, et pas parce qu’elle n’avait pas fait l’objet d’un débat suffisamment détaillé au Parlement. La majorité elle-même s’approche de ce constat lorsqu’elle critique, à juste titre, les autorités nationales du fait que le « régime de publication » imposait l’application de la mesure générale contestée à tout contribuable débiteur, sans distinction et sans « mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents ou (...) appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale » (paragraphe 129 de l’arrêt). Mais après avoir écrit cela, la majorité s’abstient de faire le pas logique suivant et fait au contraire un pas en arrière. Plutôt que de blâmer la mesure elle‑même, elle blâme le Parlement qui n’aurait pas correctement mis en balance les « intérêts individuels et publics concurrents ».

24. Pour déterminer si l’application de la mesure générale au requérant était nécessaire et proportionnée, il aurait fallu une appréciation individuelle, mais il n’y en pas eu en l’espèce. Sans vouloir préjuger la question, je ne peux m’empêcher de penser qu’il pouvait y avoir de solides raisons de divulguer au public le nom du requérant. Mais étant donné que cet aspect de l’affaire n’a pas été examiné par la Grande Chambre, il n’appartient pas à un membre individuel de la formation de jugement d’exprimer une conclusion sur ce point.

25. Il en va différemment de la publication de l’adresse personnelle du requérant. Il faudrait avoir une imagination vraiment débridée pour inventer un but légitime qui justifierait de rendre publique l’adresse du domicile de cette personne. D’autant que l’adresse en question est non seulement celle de son domicile mais aussi du domicile des membres de sa famille, dont éventuellement des enfants. Aucun membre du public, aucun tiers n’a un intérêt légitime à connaître l’adresse personnelle d’un individu contre la volonté de ce dernier. Si, toutefois, on pouvait envisager des exceptions à cette règle de base, celles-ci devraient être dictées par un besoin public net et vraiment impérieux. Quoi qu’il en soit, il est évident que le requérant ne relève pas de l’une quelconque de ces hypothétiques exceptions. En ce qui concerne les « contrevenants » (je cite le terme employé à l’audience par le représentant du Gouvernement) de ce type (et bien d’autres), il convient de s’opposer fermement à la publication de l’adresse de leur domicile. La marge d’appréciation d’un État membre en la matière devrait être nulle et ne devrait être ouverte à aucun débat parlementaire, point.

26. Le conflit qui fait l’objet de la présente affaire opposait les autorités fiscales et le contribuable débiteur. Quel était le but légitime ou pratique qui était poursuivi par la publication de l’adresse du domicile de ce dernier ? Les autorités ne connaissaient-elles pas son adresse ? Bien sûr qu’elles la connaissaient, et elles la connaissent encore. Mais alors à qui cette publication était-elle destinée ? Qui pouvait en tirer profit ? De potentiels nouveaux partenaires commerciaux, afin de leur épargner le plaisir douteux de traiter avec une personne qui a des problèmes financiers et, selon les autorités, n’est pas honnête aux yeux de la loi ? Et bien non... pour être avertis de tels risques, ils n’avaient pas besoin de connaître l’adresse du domicile de la personne concernée. Alors qui ? Les voisins qui fronceraient les sourcils pour exprimer leur désapprobation lorsqu’ils rencontreraient le requérant ? Ou les chauffeurs de taxi qui pourraient refuser les réservations provenant de lui ? Il s’agit de simples spéculations et, après tout, elles ne sont pas très importantes donc laissons-les de côté. Mais que dire de potentiels « visiteurs » non invités qui pourraient organiser, en l’absence du requérant, une « mission d’enquête » pour déterminer si la situation matérielle et financière de l’intéressé est aussi mauvaise qu’il a peut-être tenté d’en convaincre les autorités fiscales, voire même se présenter avec leurs propres « prétentions » ?

27. La curiosité publique et encore moins l’opprobre public ne sont des « intérêts publics » qui peuvent légitimement « concurrencer » l’intérêt d’une personne, même s’il s’agit d’un contribuable débiteur, à la non-divulgation de l’adresse de son domicile à ceux à qui il ne souhaite pas la divulguer. Mais alors, quel est l’intérêt que le Parlement aurait, selon la majorité, dû « mettre en balance » avec cet intérêt individuel ? La réponse est aucun.

Ainsi, ce n’est pas parce que le Parlement n’a pas ménagé de « juste équilibre » entre l’intérêt individuel à ne pas voir divulguée à tout un chacun l’adresse de son domicile et de celui de sa famille, d’une part, et l’intérêt fallacieux du public à connaître cette adresse, d’autre part, qu’il y a eu violation de l’article 8, mais parce que la publication de l’adresse personnelle du requérant contre sa volonté n’était susceptible de poursuivre l’intérêt légitime de personne, ni même de poursuivre un intérêt légitime quelconque.

Il ne s’agit pas que de la réputation de cette personne, il s’agit de sa sécurité et de celle de sa famille. Contrairement à ce que la majorité soutient, « le choix d’un tel régime général » qui permet la publication de l’adresse personnelle de l’individu concerné est « en soi problématique ».

Ce seul élément aurait dû suffire pour conclure à la violation de l’article 8. L’analyse par la majorité de la « qualité de l’examen parlementaire » n’est pas seulement inutile pour trancher cette affaire, elle est également trompeuse.

28. Je ne veux pas dire qu’il aurait fallu conclure à la violation de l’article 8 au stade de l’examen du point de savoir si un but légitime justifiait la mesure générale appliquée au requérant, parce que le « régime général » ne se bornait pas à la publication de l’adresse de son domicile mais comprenait également la publication de son nom et d’autres données à caractère personnel. Comme je l’ai mentionné, dans certaines circonstances, une telle publicité peut être justifiée, par exemple comme avertissement destiné à « la protection des droits et libertés d’autrui ». Sans vouloir préjuger la question, on ne peut exclure d’emblée que l’application de certains autres éléments du « régime général » pouvait se justifier dans la situation du requérant, si on n’avait pas choisi de se passer de l’appréciation individuelle de celle-ci. En pareil cas, le constat final aurait pu être plus nuancé.

29. Dans l’arrêt, il est fait référence aux affaires Alkaya c. Turquie (no 42811/06, 9 octobre 2012) et Samoylova c. Russie (no 49108/11, 14 décembre 2021). La leçon qui en est tirée est que les informations concernant l’adresse du domicile d’une personne ont « trait à [s]a vie privée » et sont d’une « nature relativement sensible » (paragraphes 104 et 136 de l’arrêt, respectivement). Mais pourquoi une conclusion plus large et plus pertinente n’en a-t-elle pas été tirée, à savoir que si la Cour conclut (comme elle l’a fait) à la violation du droit garanti par l’article 8 lorsque l’État a manqué à son obligation de protéger la personne de la divulgation au public de l’adresse de son domicile par des acteurs non étatiques, elle doit a fortiori conclure à la violation de ce droit dans le cas de la publication indiscriminée (« systématique ») de l’adresse du domicile du requérant par les autorités. Le moins que la Cour devrait faire serait de ne pas tenter de « rationnaliser » le « régime général » qui permet ce type de publication, en considérant qu’il n’est pas « en soi problématique ».

Il est également fait référence à l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, en particulier au constat que le caractère public des données traitées n’exclut pas celles‑ci des garanties mises en place en vue de protéger la vie privée au sens de l’article 8 et que la législation interne doit ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues par l’article 8 de la Convention (paragraphes 104 et 122 de l’arrêt, respectivement).

Et alors ? Les références vont dans un sens et le raisonnement dans l’autre.

30. Pendant l’audience, j’ai demandé au représentant du Gouvernement si la législation hongroise ne prévoyait la publication des données à caractère personnel que dans le cas de contribuables défaillants, ou si c’était également le cas pour d’autres « contrevenants ». Ainsi, qu’en est-il des délinquants routiers, en particulier ceux qui ont l’habitude de conduire sous l’effet de l’alcool ou d’autres substances ? De ceux qui se livrent à des détournements de biens ? Des corrupteurs et des corrompus ? De ceux qui divulguent des secrets d’État ? Des délinquants sexuels ? Des polygames ? De ceux qui se rendent coupables de violence domestique ? De ceux qui trichent aux examens ? Des criminels « en général » ? La liste pourrait se poursuivre : les meurtriers, les voleurs de banques, les membres d’organisations criminelles, les trafiquants de drogue, les trafiquants d’êtres humains, les contrebandiers, les trafiquants d’armes, etc. Il m’a semblé comprendre de la réponse hâtive du représentant que les contribuables défaillants, quels qu’ils soient, sont en bonne compagnie : il existe un registre des délinquants sexuels, dont les entrées sont accessibles au public. Quant aux autres catégories de « contrevenants », mentionnées ou non, j’ai considéré que l’absence de réponse à ma question directe était la confirmation qu’elles avaient été épargnées. Le public est informé de l’endroit où vit un contribuable défaillant, mais pas du lieu de résidence d’un tueur en série ou d’un ravisseur d’enfants.

J’ai failli m’exclamer : « Où sont-ils ? » Mais non. Cette question a été posée par Enrico Fermi dans un contexte bien plus élevé que celui de l’espèce. Donc je n’ai rien demandé de plus.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. Introduction

1. Dans la présente affaire, le requérant soutenait que la divulgation et la publication obligatoires, sans son consentement, d’informations personnelles le concernant, notamment son nom et l’adresse de son domicile, sur le site internet de l’Autorité nationale des impôts et des douanes, et plus précisément sur la liste des principaux contribuables débiteurs (ceux dont les arriérés d’impôts avaient dépassé, pendant une période déterminée, un seuil correspondant approximativement à 28 000 EUR), à raison de son manquement à ses obligations fiscales, avait porté atteinte au droit au respect de sa vie privée tel que protégé par l’article 8 de la Convention.

2. Je souhaite d’emblée déclarer que je souscris aux points 1 à 4 et 6 du dispositif de l’arrêt, et que je suis en désaccord avec les points 5 et 7 de celui‑ci.

3. Concernant la motivation de l’arrêt qui aboutit au constat de violation de l’article 8 de la Convention, la présente opinion est concordante, même si elle approfondit deux points, à savoir l’ingérence litigieuse et la mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents.

2. La nature, l’action multidimensionnelle et les conséquences de l’ingérence litigieuse

4. L’un des aspects du droit au respect de la vie privée, tel que garanti par l’article 8 de la Convention, est que les données à caractère personnel concernant un individu, y compris son nom et l’adresse de son domicile, ne peuvent être publiées ou diffusées sans son consentement. Cet aspect, facette ou élément de ce droit est très important car il concerne la fonction, l’exercice et la jouissance de celui-ci et fait partie de son noyau dur.

5. La divulgation et la publication de données à caractère personnel d’une personne, dont son nom et l’adresse de son domicile, sans son consentement, s’analysent donc en une ingérence dans l’exercice par elle de son droit au respect de sa vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention. En l’espèce, l’ingérence en cause, qui consistait en la publication du nom et de l’adresse du domicile du requérant, était non seulement obligatoire mais aussi automatique et de durée indéterminée.

6. Cette ingérence était aggravée par le fait que la publication des données en cause était effectuée par l’autorité fiscale compétente et concernait une obligation qui pesait sur le requérant en tant que citoyen respectueux des lois, en l’occurrence le respect de ses obligations fiscales.

7. Par sa nature même, cette ingérence était susceptible de causer au requérant des sentiments de honte et d’humiliation, et d’avoir d’autres répercussions négatives pour lui, notamment des retombées sur l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Le requérant allègue avoir effectivement subi de telles répercussions négatives.

8. Pourtant, le critère d’effectivité consacré par l’article 8 § 1 de la Convention, a été totalement méconnu, en violation du principe d’effectivité en tant que norme de droit international, selon lequel toutes les dispositions de la Convention qui protègent des droits fondamentaux doivent être concrètes et effectives, et être traitées comme telles. En effet, l’ingérence en cause n’a pas seulement rendu le droit du requérant théorique et illusoire, elle a aussi porté une atteinte grave à un aspect ou élément important de ce droit et, ce faisant, l’a vidé de sa substance même.

3. L’absence de mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents

9. L’arrêt (paragraphes 129, 138 et 139) fonde son constat de violation de l’article 8 de la Convention sur le fait que l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur aurait cherché à ménager, notamment par l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents.

10. L’arrêt omet toutefois de justifier également sa conclusion par le fait que cette législation empêchait en pratique les juridictions internes de procéder à un contrôle de proportionnalité stricto sensu entre les intérêts concurrents en jeu, fonction fondamentale et indispensable du point de vue de la Convention et pour la protection effective des droits de l’homme, celle‑ci étant inhérente au pouvoir judiciaire ou relevant de ce dernier. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire Kalda c. Estonie (no 2) (no 14581/20, § 41, 6 décembre 2022), quoique dans le contexte d’un droit fondamental différent, lorsqu’il s’agit de restreindre un droit, les États contractants peuvent emprunter deux voies. Si l’on adapte aux faits de l’espèce ce que la Cour a dit dans l’affaire précitée, il apparaît que l’État défendeur aurait dû suivre l’une des deux voies suivantes dans l’affaire L.B. c. Hongrie : soit le législateur aurait dû définir toutes les circonstances individuelles des contribuables susceptibles de justifier la non‑publication de leurs nom et adresse personnelle, soit l’État aurait dû permettre aux juridictions internes de se prononcer elles-mêmes sur la proportionnalité de la mesure litigieuse.

11. En l’espèce, toutefois, aucune de ces deux voies n’a été suivie par l’État défendeur pour traiter la question de l’ingérence. Dans mon opinion dissidente jointe à l’arrêt Kalda, précité, j’explique quelles conséquences juridiques découlent d’un contrôle de proportionnalité mené par les juridictions internes alors même que la législation nationale ne les y autorise pas.

12. En effet, lorsqu’elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner l’affaire dans l’abstrait (Kalda, précité, § 50, Anchugov et Gladkov c. Russie, nos 11157/04 et 15162/05, §§ 51-52, 4 juillet 2013, et Strøbye et Rosenlind c. Danemark, nos 25802/18 et 27338/18, § 115, 2 février 2021). Dans la présente affaire, la législation interne ne permettait pas de discuter de manière appropriée des raisons pour lesquelles un contribuable ne s’acquittait pas ou ne pouvait pas s’acquitter du montant d’impôt dont il était redevable, de sa situation familiale et de sa situation financière en général, ni même de la situation de l’économie nationale à l’époque des faits. Ce type d’information contextuelle est indispensable pour l’examen in concreto de chaque requête individuelle particulière, notamment pour procéder à l’appréciation requise de la proportionnalité stricto sensu.

13. À mon avis, l’absence absolue de contrôle de proportionnalité stricto sensu en l’espèce a porté atteinte au principe de la protection effective des droits de l’homme et conduit à la violation de l’article 8 § 1 de la Convention.

4. Le constat d’une violation ne constitue pas en lui-même une satisfaction équitable suffisante

14. J’ai déjà indiqué que je suis en désaccord avec le point 5 du dispositif de l’arrêt, selon lequel le constat d’une violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant (voir également le paragraphe 145 de l’arrêt).

15. Je rappelle que l’article 41 de la Convention, tel qu’il est libellé, ne saurait être interprété comme signifiant que « le constat d’une violation d’une disposition de la Convention » peut en lui-même constituer une « satisfaction équitable » suffisante pour « la partie lésée », étant donné que le premier élément constitue une condition préalable au second et que l’on ne peut pas considérer que les deux sont équivalents (voir, dans le même sens, les paragraphes 5 à 9 de mon opinion en partie dissidente commune avec le juge Felici jointe à l’arrêt Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, 15 mars 2022, le paragraphe 2 de mon opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique, no 20165/20, 5 avril 2022, et le paragraphe 9 de mon opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, 10 décembre 2021).

16. Au demeurant, indépendamment de la justesse ou non de la lecture de l’article 41 exposée ci-dessus, j’aurais en tout état de cause accordé une indemnité pour dommage moral au requérant, car j’estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, il devait recevoir une satisfaction équitable à ce titre.

17. Refuser d’allouer au requérant une indemnité pour le dommage moral issu de la violation de son droit garanti équivaut selon moi à rendre illusoire et fictive la protection de ce droit (voir, dans ce sens, les opinions citées au paragraphe 15 ci-dessus de la présente opinion). Cela va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, qui dit que la protection des droits de l’homme doit être à la fois concrète et effective, et non théorique et illusoire (Artico c. Italie, 13 mai 1980, §§ 33 et 47-48, série A no 37).

18. Par conséquent, j’aurais accordé au requérant une satisfaction équitable pour dommage moral au titre de l’article 41 de la Convention. Puisque je me trouve dans la minorité, je ne suis toutefois pas tenu de déterminer quelle somme il aurait fallu lui allouer.

19. Pour les raisons qui précèdent, j’ai voté contre les points 5 et 7 du dispositif de l’arrêt.

5. Conclusion

20. À la lumière de ce qui précède, je conclus qu’il y a eu violation de l’article 8 § 1 de la Convention et que j’aurais alloué une somme au requérant pour dommage moral.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES WOJTYCZEK ET PACZOLAY

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire aux motifs invoqués par la majorité pour conclure à la violation en l’espèce de l’article 8 de la Convention. Nous approuvons plusieurs des constats de l’arrêt en termes de raisonnement. Compte tenu, toutefois, d’une partie plus petite qui ne nous paraît pas acceptable, nous ne pouvons souscrire aux conclusions finales de l’arrêt.

1. Les points d’accord

2. Nous convenons que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et relève de sa vie privée, et que le droit à la protection des données à caractère personnel est garanti par le droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8. Il est également évident que le nom et l’adresse personnelle du requérant constituent des informations qui concernent sa vie privée, ce qui signifie que la publication de ces données s’analyse une ingérence dans l’exercice par lui du droit garanti par l’article 8. Le droit national hongrois autorise clairement la publication des données à caractère personnel des débiteurs et nous souscrivons à la conclusion de l’arrêt selon laquelle cette réglementation poursuit un but légitime, celui d’améliorer la discipline en matière de paiement des impôts et d’assurer ainsi le bien-être économique du pays. La réglementation en question poursuit également l’objectif de la protection des droits et libertés d’autrui en visant à garantir la transparence et la fiabilité des relations commerciales. C’est ce qui avait conduit la majorité de la chambre à conclure à la non-violation.

3. La majorité de la Grande Chambre conclut, pour sa part, à la violation de l’article 8 pour les motifs qui suivent :

« (...) il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données. La Cour n’aperçoit dans l’historique de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale ou de la réforme de 2006 aucun élément indiquant qu’un tel examen a été effectué. (...) En résumé, l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur a cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents afin de garantir la proportionnalité de l’ingérence » (paragraphes 137 et 138 de l’arrêt).

Nous avons de sérieuses objections à cette approche qui constate une violation de la Convention sur la seule base de lacunes qui auraient entaché l’examen parlementaire hongrois, dont la majorité n’apporte toutefois aucune preuve.

2. La demande du requérant et l’objet de l’affaire

4. Le requérant alléguait que la publication dans une liste consultable sur le site internet de l’Autorité nationale des impôts et des douanes (« l’Autorité fiscale ») de données à caractère personnel le concernant, à raison de son manquement à ses obligations fiscales, avait porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée découlant de l’article 8 de la Convention (paragraphe 1 de l’arrêt).

5. La Cour a déjà dit que la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues par l’article 8 de la Convention (Z c. Finlande, 25 février 1997, § 95, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 103, CEDH 2008, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 137, 27 juin 2017) (paragraphe 122 de l’arrêt).

6. L’analyse de la Grande Chambre porte sur deux éléments, la mesure générale litigieuse et la qualité de l’examen parlementaire. Cette approche nous semble comporter de graves problèmes procéduraux. Premièrement, le requérant n’ayant pas demandé l’examen de la mesure générale, la majorité statue ultra petita. Deuxièmement, la question n’ayant pas été communiquée aux parties, le requérant n’a pas eu la possibilité de s’y pencher et le Gouvernement n’a pas pu y répondre dans ses observations écrites. Le présent arrêt est ainsi un bon exemple de ce que le droit procédural qualifie d’« arrêt surprise », où la juridiction fonde sa décision sur des éléments qui n’ont pas été soulevés au cours du délibéré de l’affaire. Il s’agit là d’une violation manifeste de l’exigence d’un procès équitable, situation aggravée par le renversement de la charge de la preuve et la condamnation de l’État défendeur au motif qu’il n’a démontré un élément qui ne lui avait pas été demandé (paragraphe 138 de l’arrêt). Selon la jurisprudence de la Cour, chaque partie doit en principe se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter des observations sur tous les aspects pertinents de l’affaire, non seulement sur les preuves mais aussi sur les questions de droit, c’est-à-dire avoir une possibilité d’être effectivement associée à la procédure. Il convient de souligner que ce principe s’applique également aux arguments juridiques soulevés d’office par la Cour.

3. Quelques commentaires sur les conclusions de l’arrêt

7. Nous nous sentons obligés d’ajouter ce qui suit au contexte factuel.

8. La disposition relative à la liste des principaux contribuables défaillants, examinée dans la présente affaire, a été introduite dans le système juridique hongrois pour la première fois en 1995. Il convient de rappeler que la Hongrie est revenue à une économie de marché en 1990. Le 24 octobre 1995, le ministre des Finances présenta au Parlement le projet de loi (modifiant la loi no XCI de 1990 relative à l’administration fiscale). Entre le 31 octobre 1995 et le 5 décembre 1995, quatre commissions parlementaires (respectivement celles des affaires constitutionnelles, de l’économie, du budget et de l’agriculture) discutèrent le projet de loi à quatre occasions. Celui-ci fut ensuite discuté à plusieurs reprises en séance plénière au Parlement et les parlementaires intervinrent dans ce débat quarante-neuf fois.

9. L’exposé des motifs rédigé par le secrétaire d’État auprès du ministère des Finances soulignait ce qui suit :

« Chacun sait combien les règles du secret fiscal sont importantes et quels intérêts majeurs sont attachés à leur respect. Il est toutefois également justifié que le public puisse avoir connaissance, dans le respect de la réglementation, de l’identité des contribuables qui ont gravement manqué au principe de la répartition égale de la charge publique ».

Pendant le débat parlementaire, l’un des sujets les plus controversés fut précisément cette disposition, notamment quant à sa constitutionnalité, et le gouvernement retira en partie la proposition (pour la liste des documents relatifs au projet de loi, en hongrois, voir [https://www.parlament.hu/iromany/01548ir.htm](https://www.parlament.hu/iromany/01548ir.htm)).

10. La disposition adoptée dans la loi no CX de 1995 – qui entra en vigueur le 1er janvier 1996 – est exactement et littéralement la même que l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. Les modifications ensuite apportées à cette loi (en 2006 et en 2017) confirmèrent cette disposition sans aucune modification. (La réglementation fut complétée en 2006 par la liste des principaux contribuables débiteurs – article 55 § 5 ; paragraphe 13 de l’arrêt).

11. La publication de la liste des principaux contribuables débiteurs s’inscrivait dans le cadre d’un dispositif légal mis en place pour répondre par la dissuasion au phénomène de l’inobservation des obligations fiscales. Le législateur national introduisit en 2006, dans le cadre de la réforme de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, une nouvelle disposition, l’article 55 § 5, qui prévoyait la publication de listes de contribuables débiteurs en général. Cette mesure visait à compléter les régimes de publication existants depuis 1996 pour les contribuables défaillants (article 55 § 3) et pour les sociétés ne s’étant pas enregistrées auprès de l’Autorité fiscale. D’autres listes dont la publication était obligatoire concernaient les personnes ayant employé des salariés sans les déclarer et les contribuables qui n’avaient pas présenté leur déclaration d’impôts pendant deux années consécutives. Il ressort des travaux préparatoires de la réforme de 2006 que le législateur considérait cette nouvelle mesure comme nécessaire pour « assainir l’économie » et renforcer les capacités des autorités fiscales et douanières, et qu’il estimait que l’extension de l’obligation de publication aux contribuables débiteurs se justifiait par le fait que les dettes fiscales ne découlaient pas seulement d’arriérés d’impôts établis dans le cadre d’un contrôle fiscal, mais pouvaient également résulter de l’adoption par le contribuable d’un comportement contraire à ses obligations de paiement de l’impôt.

12. L’article 55 § 5 ne diffère de l’article 55 § 3 que par la manière dont est née la dette fiscale qui donne lieu à la publication : si le paragraphe 3 de l’article 55 se réfère aux « arriérés d’impôts » (adóhiány), le paragraphe 5 de cette disposition mentionne la « dette fiscale » (adótartozás) qui est due. Du point de vue de la raison d’être de l’institution juridique et de son incidence sur les droits de l’homme, peu importe que le non-paiement de l’impôt ait été déterminé par décision de l’autorité fiscale ou qu’il ressorte de la déclaration du contribuable ; de même, du point de vue de l’éthique fiscale, ou de l’absence d’éthique, ces deux situations sont de même nature. L’une des raisons de l’introduction du paragraphe 5 était précisément de remédier au manque de précision de la précédente réglementation. C’est pourquoi nous pensons que le débat autour de l’article 55 § 3 demeure important.

13. Par ailleurs, la réglementation en cause a été déclarée constitutionnelle après examen par la Cour constitutionnelle (paragraphe 34 de l’arrêt).

Et ajoutons que lorsqu’en 2000 la Commission européenne a évalué l’adéquation de la protection des données à caractère personnel en Hongrie, elle a énoncé ce qui suit dans le préambule de sa décision :

« 8) Les normes applicables en Hongrie englobent tous les principes fondamentaux nécessaires pour constater un niveau de protection adéquat des personnes physiques, même si des dérogations et des limitations sont également prévues pour la sauvegarde d’intérêts publics importants. L’application de ces normes est garantie par les recours juridictionnels et par le contrôle indépendant qu’exerce le responsable nommé par le Parlement en application de la loi LXIII de 1992. Par ailleurs, la loi prévoit une indemnisation des personnes ayant subi un préjudice à la suite d’un traitement illicite. »

Dans l’article 1 de sa décision, la Commission européenne conclut ce qui suit :

« Aux fins de l’article 25, paragraphe 2, de la directive 95/46/CE, la Hongrie est considérée comme offrant un niveau de protection adéquat des données à caractère personnel transférées à partir de la Communauté pour toutes les activités entrant dans le champ d’application de ladite directive. »[3]

4. Les lacunes de l’approche fondée sur l’examen parlementaire

14. La majorité de la Grande Chambre a décidé que le critère de la nécessité devait être axé sur la qualité de l’examen effectué par les autorités parlementaires et judiciaires et sur le risque d’abus lié aux mesures générales (paragraphe 125 de l’arrêt). Elle cite à cet égard l’arrêt Correia de Matos c. Portugal ([GC], no 56402/12, § 117, 4 avril 2018) : « la Cour a dit à maintes reprises que les choix opérés par le législateur n’échappent pas à son contrôle et a évalué la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité d’une mesure donnée ». Cette approche a été choisie pour la première fois dans l’arrêt rendu dans l’affaire Animal Defenders International c. Royaume‑Uni ([GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)), un arrêt controversé, adopté par neuf voix contre huit, dans une affaire qui ne présentait aucune similitude avec la présente affaire.

15. Soulignons simplement trois différences importantes entre l’affaire Animal Defenders et le cas d’espèce. Premièrement, dans l’affaire Animal Defenders, la requérante invoquait l’article 10 pour dénoncer l’interdiction de la publicité politique payante à la radio et à la télévision prévue par la loi (§ 76) ; il ne s’agissait pas, comme dans la présente affaire, d’un contribuable avec une dette fiscale importante invoquant son droit au respect de sa vie privée. Deuxièmement, la requérante dans l’affaire Animal Defenders faisait valoir que la proportionnalité d’une mesure générale devait s’apprécier à l’aune des réalités pratiques et factuelles de chaque cas et être démontrée par elles (§ 83). Troisièmement, l’arrêt Animal Defenders a utilisé le caractère exceptionnellement détaillé du débat parlementaire pour exonérer l’État défendeur. Nous connaissons les lieux communs de la science politique sur le fonctionnement du Parlement du Royaume-Uni, où la majorité au pouvoir, essentiellement le gouvernement, déciderait de tout, et où la véritable fonction de la chambre, sous l’impulsion d’une opposition active, serait de remettre en question et de débattre la politique gouvernementale.

16. Dans le cas d’espèce, le requérant n’a pas demandé l’examen de la mesure générale, et le rôle du débat parlementaire a été inversé : l’exception est devenue la règle, et une déviation par rapport à la règle du débat parlementaire a mené la majorité à conclure à la violation de la Convention. Citons l’extrait suivant de l’arrêt Animal Defenders (§ 111) :

« En conséquence, il convient de rappeler qu’il existe au sein de l’Europe une multitude de différences historiques, culturelles et politiques qu’il incombe à chaque État d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Hirst[ c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01], § 61, [CEDH 2005-IX, ]et Scoppola[ c. Italie (no 3) [GC], no 126/05], § 83[, 22 mai 2012]). Étant en prise directe et permanente avec les forces vives de leur pays, avec leur société et avec les besoins de celle-ci, les autorités nationales, tant législatives que judiciaires, sont en principe les mieux placées pour apprécier les difficultés particulières qu’implique la sauvegarde de l’ordre démocratique dans leur État (Ždanoka[ c. Lettonie [GC], no 58278/00], § 134[, CEDH 2006-IV]). Il faut en conséquence reconnaître à l’État une certaine latitude pour procéder à pareille appréciation, complexe et tributaire des données propres à chaque pays, qui a joué un rôle crucial dans les choix législatifs examinés en l’espèce. »

17. Nous souhaitons ajouter une importante remarque énoncée par le juge Bratza dans son opinion concordante (§ 17) :

« Le rôle de la Cour dans une affaire de ce type n’est pas de procéder à son propre exercice de mise en balance ou, grâce à un examen indépendant, de substituer son avis à celui du législateur national quant au point de savoir s’il était possible de trouver une solution de compromis équitable et réalisable pour traiter le problème sous-jacent ou quant à savoir quel était le moyen le plus approprié ou le mieux proportionné de résoudre ce problème. Son rôle est bien plutôt, ainsi que l’arrêt l’indique clairement, de contrôler la décision prise par les autorités nationales afin de déterminer si, lorsqu’elles ont adopté les mesures en question et placé la barre là où elles l’ont mise, elles ont outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue. »

18. En ce qui concerne l’autre affaire citée dans le présent arrêt, Correia de Matos (arrêt précité), la Cour y a dit ce qui suit : « Il est donc incontestable que le droit portugais de la procédure pénale est particulièrement restrictif en ce qui concerne la possibilité pour un accusé de se défendre lui-même sans l’assistance d’un avocat s’il le souhaite » (§ 144). La Cour a en outre relevé que le législateur portugais avait réexaminé certaines questions concernant l’obligation d’être assisté par un défenseur en matière pénale, mais que la décision du législateur en faveur de ce mécanisme de défense en justice était resté inchangée, notamment après la confirmation par le Tribunal constitutionnel, en 2001, de sa compatibilité avec la Constitution et la Convention (§ 146). C’est ce que le législateur a fait et rien de plus. La Cour a néanmoins approuvé cet examen parlementaire très limité et conclu, par neuf voix contre huit, à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention. Cela rend encore plus étrange la conclusion à laquelle la majorité est parvenue dans la présente affaire.

19. Nous sommes quelque peu sceptiques quant à la possibilité d’une appréciation objective de la qualité du travail parlementaire. Paradoxalement, plus la question est controversée, plus les débats et les expertises seront nombreux et plus il semblera que l’examen est de meilleure qualité, alors que plus le consensus entre les parlementaires sur la nécessité d’une ingérence est fort, moins il y aura de débats et d’expertises et plus il semblera que l’examen est de moins bonne qualité. L’approche adoptée par la majorité pourrait en fin de compte inciter les majorités parlementaires à solliciter plus fréquemment des expertises accommodantes, justifiant une ingérence dans l’exercice des droits garantis par la Convention, afin de satisfaire au critère de la qualité de l’examen parlementaire dans la procédure devant la Cour. Selon le critère en question, les efforts déployés par l’opposition pour contester une mesure pourraient en fin de compte faire pencher la balance en faveur de la mesure contestée.

20. Dans ce contexte, nous souscrivons à l’avis exprimé par le juge Kūris dans l’opinion séparée qu’il joint au présent arrêt, selon lequel l’État défendeur pourrait hypothétiquement exécuter le présent arrêt en réédictant les mesures contestées après s’être assuré que l’examen parlementaire satisferait aux normes énoncées par la majorité. Et que se passera‑t‑il si des requêtes arrivent d’autres pays qui, de même que la Hongrie, publient l’adresse de contribuables débiteurs (Albanie, Croatie, Finlande, Irlande, Macédoine du Nord, Royaume-Uni, Slovaquie) ? La Cour examinera-t-elle aussi l’historique législatif dans chaque cas ?

5. L’absence d’appréciation individuelle

21. Alors que les affaires précitées examinaient les mesures générales appliquées aux circonstances concrètes de l’espèce, l’appréciation individuelle est totalement absente dans la présente affaire. La Cour refuse systématiquement de traiter les requêtes de type actio popularis, mais le présent arrêt ne s’occupe pas du tout de la personne du requérant.

22. Lors de l’appréciation de la mise en balance des droits privés et de l’intérêt public, le contexte factuel de l’affaire ne devrait pas être oublié. La société du requérant a émis des factures fictives pour des centaines de millions de forints hongrois (HUF). Les montants correspondants ont été versés sur le compte de la société, puis retirés en espèces par le requérant. Le tribunal de première instance n’a pu que constater, à partir des justificatifs présentés par le requérant, que celui-ci était en mesure à tout moment de produire les documents qui lui paraissaient nécessaires pour étayer ses prétentions. Il convient également de mentionner qu’une partie de la dette fiscale du requérant (450 millions HUF, environ 1 140 000 EUR) n’a pas été liquidée et n’a pu être remboursée dans le cadre de la procédure d’exécution. Elle a en effet finalement dû être annulée en 2019 pour prescription.

23. Au lieu de procéder à un examen abstrait du processus législatif, la Cour aurait dû se prononcer sur les mesures prises par les autorités dans la procédure spécifique. Le constat d’une violation « étroite » est motivé uniquement par l’invocation du fait que le Parlement n’aurait pas suffisamment mis en balance l’intérêt public à la divulgation des données, d’une part, et les droits protégés par l’article 8 en tant qu’intérêts privés, d’autre part, avant d’adopter la loi qui poursuivait un objectif légitime. Nous ne pouvons souscrire à cet argument.

24. Selon nous, c’est la réglementation elle-même, et non la voie qui y a mené, qui aurait dû être examinée, et la violation n’aurait pu être établie que si le résultat n’avait pas satisfait à l’exigence de la nécessité dans une société démocratique, c’est-à-dire si la réglementation avait donné une priorité déraisonnable à l’intérêt public par rapport aux intérêts privés. L’arrêt ne fait toutefois pas un tel constat (qui aurait touché au moins sept autres pays).

6. Motifs à l’appui d’un constat de non-violation

25. Notre avis sur l’affaire est pour l’essentiel similaire aux constats de l’arrêt de la chambre selon lesquels la divulgation des données en cause n’a pas fait peser sur la vie privée du requérant une charge bien plus lourde que ce qui était nécessaire pour servir l’intérêt légitime de l’État.

26. Premièrement, il est vrai que, une fois les critères de publication établis par le législateur, l’Autorité fiscale était uniquement tenue de déterminer concrètement si les informations relevaient des exceptions au secret fiscal prévues à l’article 55 § 5, et il n’y avait pas lieu pour elle d’examiner plus avant les intérêts en jeu – l’intérêt à la divulgation, d’une part, et l’intérêt du contribuable à la protection de sa vie privée, d’autre part. Si, en théorie, l’Autorité fiscale peut se voir confier la tâche d’examiner les divers intérêts que la publication fait entrer en jeu, nous doutons qu’il soit raisonnable d’escompter qu’une telle appréciation soit suffisamment approfondie dans des situations où les informations sont abondantes et portent sur des milliers de contribuables. De plus, si l’Autorité fiscale devait décider dans chaque situation individuelle de quelle manière interpréter et appliquer les exceptions prévues par la loi relative à l’administration fiscale, elle risquerait de dénaturer les objectifs poursuivis par le législateur lorsqu’il a adopté le régime de publication, à savoir la dissuasion, d’une part, et le contrôle exercé par les partenaires commerciaux, d’autre part. Nous ne voyons donc aucune raison de reprocher au législateur d’avoir estimé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique qu’une disposition prévoyant un examen au cas par cas pour atteindre les buts susmentionnés et, par voie de conséquence, les buts considérés comme légitimes au regard de l’article 8 § 2 de la Convention.

27. Par ailleurs, quant à la nature des informations divulguées sur la liste en question et au préjudice qu’elles étaient susceptibles de causer aux personnes concernées, nous notons qu’elles ne touchaient pas un aspect important de l’existence ou de l’identité d’un individu ni un aspect intime de sa vie privée. En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel le régime de publication prévu à l’article 55 § 5 était excessivement large et incompatible avec le principe de la minimisation des données, nous jugeons significatif que la divulgation d’informations fiscales en vertu de cette disposition se voulait une exception à la règle générale du secret fiscal. Il apparaît que le Parlement, en prévoyant spécifiquement la divulgation d’informations sur l’identité fiscale relativement aux dettes fiscales, a considéré en substance que l’intérêt public à garantir le respect des obligations fiscales et l’intérêt privé des partenaires commerciaux potentiels l’emportaient, dans certaines circonstances, sur l’intérêt des contribuables débiteurs au respect de leur vie privée qui exige, en général, la confidentialité des informations relatives à l’identité fiscale.

28. Par ailleurs, le Parlement lui-même a mis en place des garanties pour restreindre strictement la divulgation, adaptant les dispositions de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale au risque que le contribuable débiteur représentait pour les recettes publiques et les partenaires commerciaux potentiels. Premièrement, seules les données des contribuables débiteurs individuels dont les dettes fiscales excédaient 10 millions HUF (28 000 EUR) tombaient sous le coup de l’obligation de publication. Deuxièmement, une autre condition préalable à l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs était un défaut de paiement de la dette fiscale pendant 180 jours. Nous jugeons ces seuils pertinents pour l’appréciation de la proportionnalité de la mesure en cause en l’espèce. Nous considérons ainsi que le législateur a opéré la distinction nécessaire entre les différents types de contribuables dont les données étaient soumises à divulgation, limitant l’ingérence dans la vie privée à ceux dont le comportement constituait un risque considérable pour les recettes publiques ou pour des intérêts commerciaux potentiels.

29. Étant donné que la pierre angulaire du système de publication était l’identification des contribuables qui n’avaient pas satisfait à leurs obligations de paiement, les autorités nationales compétentes étaient en droit de considérer que l’inscription de l’adresse personnelle dans la liste des contribuables débiteurs pouvait contribuer au succès du dispositif de publication. Elle garantissait également l’exactitude des informations relatives au contribuable en permettant de distinguer les contribuables portant le même nom, et ainsi de ne pas donner une impression trompeuse à propos de tiers. La Cour ne saurait reprocher aux autorités internes d’avoir estimé que l’utilisation d’une autre catégorie de données, à savoir le numéro d’identification fiscale, apparemment indéchiffrable pour le public, n’était pas une solution viable.

30. Enfin, nous notons que si les contribuables débiteurs ne pouvaient pas demander l’effacement de leurs données privées de la liste, toute ingérence dans leur vie privée faisait l’objet d’une limitation temporelle et le régime de publication était conçu de manière à garantir que les intéressés ne seraient pas identifiés sur la liste des principaux contribuables débiteurs pour une durée plus longue que celle qui était nécessaire aux fins de la divulgation. Les données à caractère personnel des contribuables étaient en effet retirées de la liste des principaux contribuables débiteurs dès le paiement par eux de leurs dettes fiscales ou, comme dans le cas du requérant, l’expiration du délai de prescription.

31. Pour ce qui est des répercussions sur la vie privée des personnes concernées et le risque d’atteinte à celle-ci, la Cour aurait dû estimer que même si l’on admet l’argument du requérant selon lequel il avait un intérêt, au regard de la protection de sa vie privée, à la non-divulgation de son adresse personnelle combinée avec des informations financières le concernant, ces répercussions n’apparaissaient pas excessives dans les circonstances particulières de l’espèce. Nous accordons un poids considérable dans notre appréciation au contexte dans lequel ces données ont été publiées. Comme indiqué ci-dessus, la perception de l’impôt revêt un caractère public évident et un contribuable ne peut raisonnablement s’attendre à ce que le non‑paiement par lui de ses dettes fiscales demeure une question purement privée, surtout dans un domaine comme celui de l’évasion fiscale qui attire autant l’attention du public. Ainsi, l’intérêt à la non-divulgation invoqué par le requérant était dicté en pratique non pas par le caractère privé de questions purement personnelles, mais plutôt par le souhait de garder l’anonymat relativement à son comportement en tant que contribuable.

32. Au vu des considérations ci-dessus, nous estimons que les conséquences pour le requérant de la publication de ses données à caractère personnel ne l’ont pas emporté sur les motifs convaincants, exposés ci‑dessus, avancés à l’appui de la mesure générale litigieuse. Dans les circonstances de l’espèce, nous sommes convaincus que la divulgation des données à caractère personnel du requérant était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et que la mesure litigieuse était assortie de limitations importantes et de garanties effectives et adéquates contre les abus. Elle n’était donc pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis.

33. Partant, nous concluons qu’il n’y a pas eu violation du droit du requérant au respect de sa vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

* * *

[1] Dans la version anglaise, le dernier mot en question est « merits » qui, dans le contexte de la présente affaire, est traduit par « fond » mais signifie aussi en français « mérite », « valeur ».

[2] NdT : La version anglaise utilise l’expression « appropriately tailored » qui est aussi employée au paragraphe 137 de l’arrêt : « it does not appear that the legislature contemplated taking measures to devise appropriately tailored responses », traduit en français par « il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données ».

[3] Décision de la Commission du 26 juillet 2000 relative à la constatation, conformément à la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du caractère adéquat de la protection des données à caractère personnel en Hongrie (2000/519/CE).


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