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09/03/2023 | CEDH | N°001-223373

CEDH | CEDH, AFFAIRE RIGOLIO c. ITALIE, 2023, 001-223373


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE RIGOLIO c. ITALIE

(Requête no 20148/09)

ARRÊT


Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Raisonnement de la Cour des comptes (description et appréciation des faits) ne pouvant être interprété comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant • Juridiction l’ayant déclaré civilement responsable du dommage subi par la partie lésée et l’ayant condamné à le réparer • Requérant ayant préalablement bénéficié au pénal d’un non-lieu pour prescription

STRASBOURG

9 mars 2023

Cet

arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



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PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE RIGOLIO c. ITALIE

(Requête no 20148/09)

ARRÊT

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Raisonnement de la Cour des comptes (description et appréciation des faits) ne pouvant être interprété comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant • Juridiction l’ayant déclaré civilement responsable du dommage subi par la partie lésée et l’ayant condamné à le réparer • Requérant ayant préalablement bénéficié au pénal d’un non-lieu pour prescription

STRASBOURG

9 mars 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Rigolio c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Lətif Hüseynov,
Ivana Jelić,
Gilberto Felici,
Raffaele Sabato, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée (no 20148/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Cesare Luigi Rigolio (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 avril 2009,

Vu la décision prise par la Cour le 13 mai 2014 de communiquer au gouvernement italien (« le Gouvernement ») le grief relatif à la violation alléguée de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mars 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire porte sur le point de savoir si, dans un arrêt qu’elle a rendu contre le requérant relativement à des faits pour lesquels celui-ci avait précédemment bénéficié au pénal d’un non-lieu pour prescription, la Cour des comptes a imputé à l’intéressé une responsabilité pénale et méconnu ainsi à son égard, comme il le lui reproche, le principe de la présomption d’innocence consacré par l’article 6 § 2 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1940 et réside à Besozzo (Varese). Il a été représenté par Mes V. Onida et B. Randazzo, avocats à Milan.

3. Le Gouvernement a été représenté par son ancienne agente, Mme E. Spatafora, et par son ancien coagent, M. G. Mauro Pellegrini.

1. La procédure pénale

4. En 1990, le requérant fut élu conseiller (assessore) chargé de l’urbanisme de la commune de Besozzo.

5. Il fut par la suite accusé de concussion. Selon le parquet, il aurait en effet volontairement retardé le traitement d’une demande de permis de construire afin d’inciter le propriétaire d’un immeuble, M.M., à verser des pots-de-vin d’un montant total de quarante millions de lires (ITL) (l’équivalent de 20 658 euros (EUR)), dont, selon le requérant, seuls six millions (environ 3 098 EUR) lui étaient destinés.

6. Le requérant fut arrêté le 27 juin 1992 et placé en détention provisoire. Il fut libéré le 28 septembre 1992.

7. Par un jugement du 14 mai 2002 dont le texte fut déposé au greffe le 16 octobre 2002, le tribunal de Varese condamna le requérant à quatre ans d’emprisonnement ainsi qu’à la réparation (« condanna generica », paragraphe 42 ci-dessous) des dommages subis par deux personnes ayant versé des pots-de-vin et par la commune de Besozzo, lesquelles s’étaient constituées parties civiles dans la procédure pénale le 20 octobre 1997. Le montant de ces dommages devait être fixé par une procédure civile distincte.

8. Le requérant interjeta appel.

9. Par un arrêt du 31 mars 2006, la cour d’appel de Milan requalifia en corruption les faits reprochés au requérant, constata la présence de tous les éléments constitutifs de l’infraction pénale en question et rendit un non-lieu pour prescription. Elle annula la condamnation du requérant quant au dédommagement des auteurs des versements et la confirma quant à la réparation des dommages subis par la commune de Besozzo.

10. Le requérant se pourvut en cassation, plaidant l’acquittement sur le fond.

11. Par un arrêt du 29 novembre 2007 dont le texte fut déposé au greffe le 6 mars 2008, la Cour de cassation débouta le requérant. Elle observa que la cour d’appel s’était basée, pour établir la réalité de l’infraction, sur les déclarations – corroborées par des documents bancaires – de M.M. et des deux coaccusés du requérant ainsi que sur les aveux partiels de l’intéressé
lui-même.

II. La procédure devant la Cour des comptes

1. La procédure devant la chambre régionale de la Lombardie

12. Le 3 février 2005, alors que la procédure pénale était pendante devant la cour d’appel, le parquet de la chambre régionale de la Lombardie de la Cour des comptes, considérant que le requérant avait par sa conduite porté atteinte à l’image de l’administration, invita l’intéressé à présenter sa défense.

13. Par un acte de citation du 14 juin 2005 déposé au greffe le 21 juin 2005, ledit parquet assigna le requérant à comparaître devant la chambre régionale de la Lombardie de la Cour des comptes (« la chambre régionale de la Cour des comptes ») et requit la condamnation de l’intéressé au versement de la somme de 41 316,55 EUR à la commune de Besozzo.

14. Par un arrêt du 8 février 2006, la chambre régionale de la Cour des comptes déclara que l’action en responsabilité engagée contre le requérant était prescrite.

15. Pour se prononcer ainsi, ladite chambre observa tout d’abord que le parquet avait considéré la culpabilité du requérant comme établie sur la base des éléments de la procédure pénale, à savoir les aveux partiels de l’intéressé et les déclarations de ses deux coaccusés, dont l’un avait précisé que sur le montant total de quarante millions de lires qui avait été versé, une somme de six millions de lires avait été perçue par le requérant. Elle nota que le parquet avait indiqué que ces déclarations étaient précises et corroborées par des documents de la procédure administrative établissant que la somme de quarante millions de lires avait été versée par M.M. le 23 octobre 1990 et que le permis de construire avait été délivré le 30 octobre 1990. Elle releva également que le parquet, tenant compte de l’important retentissement médiatique de l’affaire et du fait que celle-ci s’inscrivait dans le cadre d’une pratique illicite de nature à porter atteinte à l’image de l’administration auprès du public, avait fixé le montant des dommages et intérêts au double de la somme versée à titre de pot‑de-vin. Elle nota en outre que le requérant contestait cette version des faits et qu’il affirmait au contraire que la procédure administrative d’octroi du permis de construire avait été régulière et que la somme qu’il avait reçue consistait en le remboursement de frais électoraux. Les parties avaient développé leurs arguments à l’audience.

16. Aux fins d’examen de la prescription, la chambre régionale de la Cour des comptes retint comme point de départ du délai le moment de la découverte et de la divulgation dans la presse du fait préjudiciable à l’image de l’administration, à savoir l’arrestation du requérant en juin 1992. Observant que l’acte introductif de l’instance devant elle n’avait été déposé que le 21 juin 2005, elle jugea que le délai de prescription, fixé à cinq ans en la matière, était alors expiré. Elle estima en effet, s’écartant à cet égard de la jurisprudence de la Cour de cassation, que le fait que la commune de Besozzo se fût, le 20 octobre 1997, constituée partie civile dans la procédure pénale n’était pas de nature à reporter le dies a quo du délai de prescription jusqu’à la date du jugement rendu au terme de la procédure en question, à savoir le 16 octobre 2002. Enfin, relevant que le comportement du requérant avait provoqué une situation objectivement illégale, elle conclut que l’intéressé devait supporter les frais de justice.

17. Le parquet interjeta appel devant la chambre centrale de la Cour des comptes, arguant notamment de l’effet interruptif sur la prescription de la constitution de partie civile de la commune de Besozzo. Le requérant forma un appel incident, alléguant que sa conduite n’avait pas été illicite et que par conséquent il ne devait pas être condamné au paiement des frais de procédure. Il ne demanda pas la production de nouvelles preuves.

2. La procédure devant la chambre centrale

18. Une audience publique eut lieu le 6 mai 2008.

19. Par un arrêt du même jour dont le texte fut déposé au greffe le 14 octobre 2008, la chambre centrale de la Cour des comptes déclara que l’action en responsabilité introduite contre le requérant n’était pas prescrite et condamna celui-ci à payer à la commune de Besozzo la somme de 41 316,55 EUR majorée d’un taux correspondant à l’inflation advenue depuis le 14 juin 2005.

20. Pour se prononcer ainsi, elle rappela tout d’abord que le requérant avait été condamné en première instance pour concussion et que par la suite la cour d’appel de Milan, tout en le déclarant pénalement responsable des faits qu’elle avait requalifiés en corruption, avait conclu à un non-lieu pour prescription (pp. 12 et 13 de l’arrêt).

21. Quant à l’atteinte à l’image, la chambre centrale de la Cour des comptes nota que la chambre régionale, considérant que le point de départ du délai de prescription correspondait au moment où la nouvelle de l’arrestation du requérant avait été connue du public – moment à partir duquel la conduite de l’intéressé était de nature à nuire à l’image de l’administration (« clamor fori ») – et que la constitution de partie civile dans le procès pénal n’interrompait pas le délai de prescription aux fins de l’action en dédommagement, avait déclaré éteinte la responsabilité du requérant à cet égard (p. 13 de l’arrêt). La chambre centrale releva que le procureur près la chambre régionale avait interjeté appel de cette décision en faisant valoir d’une part que l’événement emportant « clamor fori » et propre à constituer par conséquent le point de départ du délai de prescription consistait plutôt en le prononcé du jugement pénal de première instance, et d’autre part que la constitution de partie civile était de nature à interrompre le cours de ce délai (p. 14 de l’arrêt).

22. La chambre centrale de la Cour des comptes estima que les deux moyens d’appel ainsi avancés par le procureur étaient fondés.

23. En ce qui concerne le premier de ces moyens, elle rappela d’abord que « l’objet de la procédure devant la Cour des comptes », à savoir la responsabilité pour « dommage-intérêts pour atteinte à l’image de l’administration », se fondait sur trois éléments : l’existence d’une conduite reprochable de la part d’un représentant de l’administration (« figura criminis ») ; la capacité de cette conduite à nuire à l’image de l’administration (« clamor fori » ou « strepitus fori ») ; la réalité des frais engagés par l’administration aux fins de restauration de son image (« figura damni ») (pp. 14 et 15 de l’arrêt).

24. Elle apporta à cet égard les précisions suivantes (p. 15 de l’arrêt) :

« (...) pour examiner l’existence d’une figura damni, c’est avant tout le jugement établissant la réalité de la conduite illicite qui importe, le clamor fori n’étant que le résultat de la diffusion auprès du public du fait réputé préjudiciable à l’administration. Lorsque, comme en l’espèce, la conduite constitue une infraction à la fois pénale et administrative, l’établissement et la qualification juridique du fait au pénal influent nécessairement, dans les limites imposées par l’article 651 du code de procédure pénale, sur le constat du caractère illicite de cette conduite et sur le retentissement négatif (eco negativa) qu’elle peut avoir auprès du public. »

25. Se tournant vers les circonstances de la cause, elle estima que dès lors que l’existence éventuelle d’un dommage (« figura damni ») devait être appréciée au moment où le retentissement auprès du public des faits en cause (« clamor fori ») coïncidait avec une « figura criminis » résultant d’un jugement (faute de quoi un tel retentissement pouvait aussi bien être l’effet de quelque fait divers), le point de départ du délai de prescription au titre de l’atteinte à l’image établie en l’espèce devait être fixé non pas – comme l’avait soutenu à tort la chambre régionale – au moment du simple événement constitué par l’arrestation de l’accusé en juin 1992, mais à la date du prononcé du jugement de première instance du tribunal de Varèse, à savoir le 16 octobre 2002.

26. S’appuyant à cet égard sur sa jurisprudence en la matière et particulièrement sur son arrêt no 203/2008/A du 11 janvier 2008, la chambre centrale de la Cour des comptes expliqua notamment ce qui suit (pp. 15 et 16 de l’arrêt) :

« [...] il apparaît mieux fondé de retenir le critère selon lequel le dies a quo de la prescription coïncide avec le moment où le clamor fori et la figura criminis ayant porté atteinte à l’image de l’administration sont établis conjointement par un arrêt de condamnation, seul moyen apte en pareille circonstance à déterminer l’illégalité de la conduite perpétrée par le défendeur et à constituer un fondement matériel objectif pour l’examen de l’appel formé par le parquet près la Cour des comptes ».

27. Elle indiqua en outre que le principe consistant à fixer le point de départ du délai de prescription au moment où coïncidaient le « clamor fori » et la « figura criminis » était conforme à une évolution législative alors récente relative aux rapports entre procédure pénale et procédure devant la Cour des comptes en général, et en particulier aux « effets d’un jugement pénal définitif (giudicato penale) rendu contre des fonctionnaires publics, comme en l’espèce, coupables d’infractions réprimées par le code pénal aux fins de protection de l’administration publique ». Elle rappela qu’en effet l’article 7 de la loi no 97 du 27 mars 2001 prévoyait qu’afin de permettre une action en dédommagement prompte et effective, « le tribunal pénal devait communiquer au parquet près la chambre régionale compétente de la Cour des comptes les arrêts définitifs de condamnation prononcés contre les fonctionnaires publics jugés coupables des délits dont ils étaient accusés » (p. 16 de l’arrêt).

28. Elle précisa à cet égard que dans le cas où les mêmes faits faisaient simultanément l’objet d’une procédure pénale et d’une procédure en responsabilité civile ou administrative, l’article 651 du code de procédure pénale (le « CPP ») prévoyait que fût observée aussi longtemps que l’action pénale restait pendante « une sorte de suspension légitime de l’action devant la Cour des comptes, évidemment destinée à cesser avec la communication par le tribunal pénal au procureur général près la Cour des comptes de la condamnation définitive de l’agent public » en cause (pp. 16 et 17 de l’arrêt).

29. Elle apporta enfin à ce propos la précision suivante (p. 17 de l’arrêt) :

« Ces éléments ne remettent pas en cause l’autonomie de l’action devant la juridiction de la Cour des comptes à l’égard du juge pénal : en effet, si le procureur près la chambre régionale de la Cour des comptes estime, sur la base des informations en sa possession et/ou de celles qu’il a reçues du procureur près le tribunal pénal (...), qu’il doit introduire une action en dommages et intérêts devant la Cour des comptes, cette action et le jugement qui en résulte conservent leur validité, même s’il est évident qu’ils peuvent être influencés par le jugement pénal rendu dans l’intervalle. »

30. Elle conclut l’examen du premier moyen d’appel en ces termes (p. 18 de l’arrêt) :

« Même sans faire entrer en jeu l’acte de constitution de partie civile de l’administration dans la procédure pénale en date du 20 octobre 1997, le délai quinquennal de prescription devait expirer à la fin du mois d’octobre 2007 [soit cinq ans après le jugement du 16 octobre 2002], si bien que l’action en dédommagement du procureur [près la chambre régionale de la Cour des comptes], entamée le 3 février 2005, (...) a été engagée en temps utile ».

31. Se tournant vers le second moyen d’appel, la chambre centrale de la Cour des comptes estima (p. 18 de l’arrêt) que selon une jurisprudence bien établie, la constitution de partie civile de l’administration était de nature à suspendre le cours du délai de prescription, ce qui représentait une raison supplémentaire d’accueillir l’appel du procureur.

32. Rappelant qu’elle pouvait statuer sur le fond d’une affaire sans la renvoyer devant la chambre régionale même si celle-ci avait limité son appréciation à la question de la prescription (pp. 19-23 de l’arrêt), la chambre centrale jugea qu’en vertu de « l’effet dévolutif de l’appel », elle devait (p. 23 de l’arrêt) :

« examiner les griefs que la défense [de M. Rigolio] avait exposés pour contester la thèse [des procureurs] selon laquelle il existait des éléments de preuve susceptibles d’établir l’atteinte alléguée à l’image de l’administration ».

33. Dans son examen au fond, la chambre centrale partagea l’avis du parquet selon lequel la demande en dédommagement de l’administration devait s’appuyer sur « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » (p. 24 de l’arrêt), étant entendu que le fait en question constituait un délit de corruption et non de concussion, qualification d’abord retenue par le tribunal de Varese.

34. À cet égard, elle nota (p. 24 de l’arrêt) qu’en l’espèce il avait été prouvé au cours du procès pénal que le permis de construire avait été délivré tardivement malgré des avis favorables de la commission municipale d’urbanisme et des services compétents de la région Lombardie, que des
pots-de-vin avaient été versés (ce qui ressortait des aveux des coïnculpés du requérant) et que ces faits s’inscrivaient dans une plus large pratique de corruption.

35. Estimant qu’eu égard aux fonctions de conseiller (assessore) en charge de l’urbanisme exercées par le requérant, ces faits et le retentissement que leur avait donné le procès pénal dont ils avaient fait l’objet avaient porté atteinte à l’image de la commune de Besozzo et que l’on pouvait présumer que cette dernière avait dû engager pour effacer ce discrédit auprès du public des frais qu’il convenait d’imputer au requérant (p. 25 de l’arrêt), la chambre centrale de la Cour des comptes conclut, d’accord avec le procureur, que l’intéressé avait méconnu les devoirs liés à sa fonction, que l’existence d’un « strepitus fori » lié à la procédure pénale était établie, et que le requérant devait réparer le préjudice financier qui en avait découlé.

36. Quant au montant du dommage en question, la chambre centrale de la Cour des comptes estima qu’il y avait lieu d’appliquer l’article 1226 du code civil selon lequel « si le montant précis d’un préjudice ne peut pas être prouvé, le juge le fixe en équité ». Elle considéra que compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de la gravité du « fait de corruption » (fatto corruttivo), de l’importance de la position occupée par le prévenu dans la hiérarchie administrative et de l’ampleur du retentissement qu’avait connu l’affaire dans les médias, il était raisonnable de multiplier par deux le montant des pots-de-vin en cause et de condamner le requérant au versement d’un dédommagement correspondant à ce produit, soit 41 316,55 EUR. Elle ajouta qu’il n’était pas envisageable, étant donné le comportement dolosif de l’intéressé, d’accorder à ce dernier une réduction sur le montant des dommages et intérêts (pp. 25 et 26 de l’arrêt).

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

1. la responsabilité des fonctionnaires publics
1. Le droit national

37. L’article 28 de la Constitution dispose :

« Les fonctionnaires et les employés de l’État et des organismes publics (enti pubblici) sont directement responsables, selon les lois pénales, civiles et administratives, pour les actes accomplis en violation de droits. Dans ces cas, la responsabilité civile s’étend à l’État et aux organismes publics. »

38. Les articles pertinents du code civil se lisent ainsi :

Titre IX – Des faits illicites

Article 2043 – Dédommagement pour fait illicite

« Tout fait illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui en est l’auteur à le réparer. »

Article 2059 – Dommages non pécuniaires

« Les dommages non pécuniaires ne font l’objet d’une indemnisation que dans les cas prévus par la loi. »

39. Selon le droit interne[1], les élus et les agents publics sont susceptibles d’encourir dans l’exercice de leurs fonctions cinq responsabilités fondamentales :

a) la responsabilité civile, en vertu des dispositions du code civil en matière de réparation d’un préjudice civil (articles 2043 et 2059 du code civil), s’ils causent des dommages à des tiers – qu’il s’agisse ou non d’agents publics – ou à l’administration publique elle-même ;

b) la responsabilité pénale ;

c) les responsabilités dites « administrative », encourue par les élus et les fonctionnaires publics qui exercent des fonctions « d’administration » (di amministrazione), et « comptable » (contabile), encourue par les agents qui gèrent l’argent et les fonds publics ;

d) la responsabilité disciplinaire ;

e) la responsabilité des hauts fonctionnaires de l’administration publique pour défaut d’obtention des résultats attendus.

40. Les deux responsabilités indiquées à la lettre c), souvent désignées conjointement par l’expression « responsabilité administrativo-comptable » (amministrativo-contabile), sont des formes particulières de la responsabilité civile mentionnée à la lettre a) et ne se distinguent de celle-ci que par les critères suivants : elles ressortissent à la juridiction de la Cour des comptes et non à celle du tribunal civil ; l’infraction qui en relève est commise par un agent public ou un élu dans l’exercice de fonctions publiques ; le dommage qui résulte d’une telle infraction frappe une administration ou une institution publique (y compris l’Union européenne).

41. Compte tenu du fait que les situations indiquées aux lettres a) et c) sont de nature identique, la jurisprudence nationale reconnaît aux administrations publiques lésées la possibilité d’entamer des actions en réparation devant le tribunal civil et la Cour des comptes, alternativement ou cumulativement. Cette double possibilité tient à ce que les deux actions en question poursuivent des objectifs distincts : l’action civile (susceptible d’être exercée également dans le cadre d’un procès pénal) tend en effet à la réparation d’un préjudice civil, tandis que la Cour des comptes connaît plus spécifiquement des dommages causés par l’utilisation illégale des ressources publiques. Lorsque l’une et l’autre actions sont engagées, il est prévu que soit déduit le cas échéant l’aliunde perceptum.

42. Dans le même ordre d’idées, il ressort de la jurisprudence qu’après une condamnation (condanna generica) à réparation prononcée à des fins civiles dans le cadre d’une procédure pénale sans déterminer le montant dû[2], la liquidation de cette réparation peut avoir lieu aussi bien devant la Cour des comptes que devant le tribunal civil ordinaire.

43. La jurisprudence a conçu et défini différents types de dommages, parmi lesquels l’atteinte à l’image (dont la réglementation a été modifiée postérieurement aux faits de l’espèce par la loi no 102/2009 évoquée
ci-dessous, laquelle a été elle-même soumise depuis lors à de nouvelles modifications).

2. Les textes pertinents du Conseil de l’Europe

44. Les parties pertinentes de la Recommandation no R (99) 8 du Comité des Ministres aux États Membres sur la responsabilité pécuniaire des élus locaux pour les actes ou omissions dans l’exercice de leurs fonctions (adoptée par le Comité des Ministres le 17 mars 1999 à l’occasion de la 664e réunion des délégués des ministres) se lisent comme suit :

Annexe – I.2

Responsabilité des élus locaux pour préjudice produit à leur collectivité locale

« La responsabilité des élus locaux pour préjudice causé à leur collectivité locale devrait en général être limitée aux cas de fautes graves ou intentionnelles.

Si la loi n’établit pas une telle limitation, l’organe qui a le pouvoir d’engager l’action en dommages et intérêts contre les élus responsables devrait pouvoir choisir de ne pas exercer son droit d’action.

Cela pourrait être le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit d’une faute légère ou lorsque la bonne foi des élus locaux concernés n’est pas remise en question et quand, étant donné les circonstances, ceux-ci ont fait preuve de diligence. »

45. Les parties pertinentes du Rapport du Comité directeur sur la démocratie locale et régionale sur la responsabilité des élus locaux pour les actes ou omissions dans l’exercice de leurs fonctions adopté par ledit comité lors de sa 21e réunion, tenue du 2 au 5 juin 1998, se lisent comme suit :

I. A. 1. L’obligation de compenser un préjudice illicite

« En règle générale, la responsabilité civile est engagée en cas de faute personnelle ; mais elle peut être également engagée du fait d’un collaborateur, voire même sans qu’il y ait véritablement faute, [auquel cas] on parle de responsabilité objective ou causale. Lorsque la responsabilité est engagée, elle se concrétise dans l’obligation de dédommager la victime.

(...) Il s’ensuit qu’un citoyen illégalement lésé à le droit d’être indemnisé en cas d’action ou omission fautive d’un agent public, y compris les représentants élus des collectivités locales.

Dans plusieurs cas, ce droit à indemnisation est garanti explicitement par la constitution. Il en est ainsi, par exemple, en Italie, en Slovaquie et en Espagne. »

2. La responsabilité devant la Cour des comptes pour atteinte à l’image de l’administration publique
1. Les conditions pour établir la responsabilité pour atteinte à l’image de l’administration publique

46. À l’époque des faits, la responsabilité pour préjudice causé à l’administration publique était régie par les articles 81 et 82 du décret royal no 2440 de 1923, lesquels ont par la suite été remplacés par l’article 1 du code de justice comptable.

47. Retraçant dans son arrêt no 191 de 2019 l’évolution de la réglementation en la matière, la Cour constitutionnelle a résumé comme suit les dispositions qui étaient applicables au moment des faits de l’espèce (§ 3.1 de l’arrêt) :

« Il convient, en ce sens, de résumer l’évolution de la réglementation de l’exercice, par les parquets généraux de la Cour des comptes, de l’action en réparation des préjudices à l’image de l’administration publique comme composante complémentaire du préjudice pécuniaire (danno erariale).

La réparation de l’atteinte à l’image de l’administration publique a une origine jurisprudentielle. C’est d’ailleurs la jurisprudence de la Cour des comptes qui a la première reconnu cette forme de préjudice : cette juridiction a considéré que l’action en dédommagement pouvait être introduite par le ministère public sans aucune limite, ni quant au fait générateur de responsabilité, ni, a fortiori, quant à la nécessité d’une constatation préalable de ce fait dans le cadre d’une procédure pénale ».

48. Quant aux conditions d’établissement de la responsabilité pour atteinte à l’image de l’administration, la Cour des comptes (voir notamment les arrêts nos 78/2003/A et 340/2003/A de la première chambre d’appel, l’arrêt no 10/QM/2003 des chambres réunies et l’arrêt no 58 de 2016 de la troisième chambre centrale) considérait à l’époque que le préjudice résultant d’une pareille atteinte entrait dans la catégorie des dommages patrimoniaux découlant de la violation d’un droit fondamental (voir l’article 2043 du code civil en combinaison avec l’article 2 de la Constitution). Elle expliquait par ailleurs qu’une telle atteinte « n’était pas nécessairement liée à un comportement criminel » relevant du champ d’application de l’article 2059 du code civil, mais pouvait bien aussi découler « d’un comportement manifestement illégal ou d’un comportement gravement illicite non pénal ». Elle précisait que l’atteinte à l’image et au prestige était susceptible d’être causée non par n’importe quel acte ou comportement illégal ou illicite, mais seulement – en matière de responsabilité administrativo-comptable – par « les comportements gravement illégaux ou gravement illicites (y compris les comportements de nature non pénale) », seuls de nature à provoquer une « grave perte de prestige d’image » et une « grave atteinte à la personnalité publique ».

49. Entrèrent en vigueur par la suite les dispositions de l’article 17 paragraphe 30 ter du décret-loi no 78 de 2009 converti en loi no 102 de 2009 (Lodo Bernardo), modifiées par le décret-loi no 103 du 3 août 2009 converti en loi no 141 du 3 octobre 2009, selon lesquelles le parquet près la Cour des comptes ne pouvait entamer une action en réparation pour atteinte à l’image que dans les cas et selon les modalités prévus par l’article 7 de la loi no 97 du 27 mars 2001, à savoir seulement dans les cas où un fonctionnaire public au sens de l’article 3 de ladite loi avait, par une condamnation définitive, été reconnu coupable d’avoir commis au détriment d’une administration publique une ou plusieurs des infractions prévues au chapitre I du titre II du livre II du code pénal.

50. L’article 7 de la loi no 97 du 27 mars 2001 ayant été abrogé à la suite de l’entrée en vigueur du décret législatif no 174 du 26 août 2016 (Codice di giustizia contabile), c’est depuis lors, selon la jurisprudence de la Cour des comptes, en application des dispositions de l’article 51 § 7 dudit décret, à savoir dans les cas de condamnation définitive pour un délit causant un dommage à l’administration, que le parquet peut entamer une action en réparation (décision no 96 de 2020 de la chambre régionale de la Ligurie ; décision no 298 de 2020 de la deuxième chambre centrale d’appel ; décision no 23 de 2022 de la chambre régionale de Lombardie ; voir cependant, contra, la décision no 66 de 2020 de la troisième chambre centrale d’appel, qui estima que les limites posées par l’article 7 de la loi no 97 de 2001 quant aux catégories de délits prévues au chapitre I du titre II du livre II du code pénal restaient applicables).

2. Le cas particulier du non-lieu pour prescription dans la jurisprudence récente

51. La Cour des comptes a récemment précisé que l’article 7 de la loi no 97 de 2001 et l’article 51 § 7 du décret législatif de 2016 doivent être interprétés de façon stricte, c’est-à-dire que la « condamnation » définitive à laquelle est conditionnée l’action en réparation pour atteinte à l’image de l’administration ne peut consister en un non-lieu pour prescription (voir les décisions no 96 de 2020 de la chambre régionale de Ligurie et no 298 de 2020 de la deuxième chambre centrale d’appel).

3. Les rapports entre procédure civile, procédure pénale et procédure devant la Cour des comptes

52. En ce qui concerne le rapport entre procès civil et procès pénal, le système interne repose sur les principes de l’autonomie (autonomia) de l’action en responsabilité civile devant la juridiction civile et du caractère accessoire (accessorietà) de l’action civile dans le procès pénal (voir les autres références dans l’arrêt Marinoni c. Italie, no 27801/12, §§ 15 et suivants, 18 novembre 2021).

53. L’article 651 du CPP relatif aux effets des jugements définitifs de condamnation pénale sur le procès civil ou administratif en dédommagement se lit comme suit :

« 1. Le jugement pénal définitif de condamnation prononcé à l’issue des débats a force de chose jugée quant à l’établissement de l’existence du fait, de son illicéité pénale et quant à l’affirmation selon laquelle l’accusé l’a commis, dans toute procédure civile ou administrative en restitution et en dédommagement engagée contre le condamné et la personne civilement responsable qui a été assignée à comparaître ou qui est intervenue dans le procès pénal. (...) »

54. Une disposition analogue est prévue pour le jugement pénal définitif d’acquittement par l’article 652 du CPP, ainsi libellé :

« 1. Le jugement pénal définitif d’acquittement prononcé à l’issue des débats a force de chose jugée quant à l’affirmation que le fait n’existe pas ou que l’accusé ne l’a pas commis ou que le fait a été commis dans l’accomplissement d’un devoir ou dans l’exercice d’une faculté légitime, dans toute procédure civile ou administrative en restitution et en dédommagement engagée par la partie lésée ou dans l’intérêt de celle‑ci, à condition que la partie lésée se soit constituée partie civile ou ait eu la possibilité de le faire, sauf si elle a exercé l’action civile au sens de l’article 75 § 2 du CPP. (...) »

55. L’article 578 du CPP se lit comme suit :

« Lorsque [en première instance] l’inculpé a été condamné au civil, y compris par une « condanna generica », à la restitution ou au dédommagement en faveur de la partie civile, le juge d’appel et la cour de cassation, lorsqu’ils déclarent l’infraction pénale éteinte par amnistie ou prescription, statuent sur l’appel uniquement pour les effets des dispositions et des chefs du jugement concernant les intérêts civils. »

56. Enfin, les rapports en matière de présomption d’innocence entre le non-lieu pour prescription et la réparation du préjudice civil sont éclairés par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.

57. Celle-ci a en particulier rappelé dans son arrêt no 182 de 2021 relatif aux règles applicables à l’action civile dans un procès pénal que le deuxième volet de l’article 6 § 2 de la Convention imposait au juge appelé à déterminer la responsabilité non pénale d’une personne ayant préalablement bénéficié pour les faits en jeu d’un acquittement ou d’un non-lieu dans le cadre d’une procédure pénale de ne pas outrepasser certaines limites (limiti cognitivi e dichiarativi) dans l’évocation de ces faits (point 9.2 de l’arrêt). La Cour constitutionnelle s’est appuyée à cet égard sur les affaires Allen c. Royaume‑Uni ([GC], no 25424/09, § 94, 12 juillet 2013) et Pasquini c. Saint Marin (no 2) (no 23349/17, 20 octobre 2020), où la Cour a jugé que le juge chargé de statuer en matière de dédommagement civil à la suite d’un acquittement ou d’un non-lieu rendu au pénal devait non pas chercher à établir si les éléments constitutifs de la responsabilité pénale étaient réunis, mais s’en tenir au point de savoir si les éléments constitutifs de la responsabilité civile (illecito aquiliano) l’étaient.

58. La Cour constitutionnelle a dit aussi, en relation avec l’article 578 du CPP, que « le juge d’appel, après avoir déclaré la prescription de l’infraction, n’a pas à formuler, fût-ce incidenter tantum, un verdict de culpabilité pénale comme préalable à une décision, confirmative ou non, des parties du jugement de première instance relatives aux intérêts civils » (§ 11).

59. Quant au « fait », que l’acte d’accusation en matière pénale envisage « historiquement », la Cour constitutionnelle a expliqué que le juge est appelé à déterminer ses effets juridiques en cherchant non pas s’il présente les éléments constitutifs d’un délit qui, au moment de cet examen, a été déclaré prescrit (se esso presenti gli elementi costitutivi della condotta criminosa tipica (commissiva od omissiva) contestata all’imputato come reato, contestualmente dichiarato estinto per prescrizione), mais si la conduite en cause était de nature à provoquer un dommage (danno ingiusto) au sens de l’article 2043 du code civil, c’est-à-dire si, dans le cadre du préjudice qui en est résulté pour autrui, elle a porté à une situation juridique subjective des torts dont découlerait pour l’auteur du dommage une obligation de réparation.

60. De même, elle a indiqué que l’appréciation du lien de causalité et de l’élément subjectif se faisait selon les règles de la procédure civile. La Cour constitutionnelle a expliqué que le système interne assurait ainsi un équilibre entre le caractère accessoire de l’action civile et les exigences de protection de l’intérêt de la partie civile.

4. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

61. Le considérant 16 de la Directive (UE) 2016/343 du 9 mars 2016 du Parlement européen et du Conseil portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales se lit comme suit :

« 16. La présomption d’innocence serait violée si des déclarations publiques faites par des autorités publiques, ou des décisions judiciaires autres que des décisions statuant sur la culpabilité, présentaient un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable, aussi longtemps que la culpabilité de cette personne n’a pas été légalement établie. De telles déclarations et décisions judiciaires ne devraient pas refléter le sentiment que cette personne est coupable. (...). »

L’article 3 (« Présomption d’innocence ») de cette directive est ainsi libellé :

« Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies soient présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie. »

Son article 4 (« Références publiques à la culpabilité ») dispose :

« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour veiller à ce que les déclarations publiques des autorités publiques, ainsi que les décisions judiciaires, autres que celles statuant sur la culpabilité, ne présentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été légalement établie. Cette disposition s’entend sans préjudice des actes de poursuite qui visent à prouver la culpabilité du suspect ou de la personne poursuivie et sans préjudice des décisions préliminaires de nature procédurale qui sont prises par des autorités judiciaires ou par d’autres autorités compétentes et qui sont fondées sur des soupçons ou sur des éléments de preuve à charge ».

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

62. Le requérant considère que la procédure devant la Cour des comptes a été inéquitable et a méconnu le principe de la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, qui dispose comme suit :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. (...) »

63. Dans sa décision partielle sur la recevabilité de la requête, la Cour a conclu que la procédure devant les chambres régionale et centrale de la Cour des comptes ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » dirigée contre le requérant au sens de l’article 6 de la Convention. Elle a en revanche considéré, à la lumière des circonstances spécifiques de l’affaire et notamment des conséquences patrimoniales que celle-ci avait entraînées et de sa nature compensatoire, que la procédure litigieuse avait pour objet une « contestation sur [l]es droits et obligations de caractère civil » de l’intéressé. Elle a estimé en conséquence que l’article 6 § 1 de la Convention s’appliquait sous son volet civil (Rigolio c. Italie (déc.), no 20148/09, §§ 38‑39, 13 mai 2014).

64. La Cour a en outre précisé que les doléances du requérant portaient pour l’essentiel sur la circonstance que, pour déclarer sa responsabilité, la Cour des comptes s’était fondée sur les conclusions auxquelles était parvenu le juge pénal (Rigolio, décision précitée, § 41).

65. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour juge approprié d’examiner les allégations du requérant sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention.

1. Arguments des parties
1. Le requérant

66. Le requérant reproche à la chambre centrale de la Cour des comptes de n’avoir pas examiné les faits sur lesquels se fondait sa responsabilité pour atteinte à l’image de l’administration et de s’être bornée à faire siennes les conclusions auxquelles le parquet était parvenu dans le procès pénal dont il avait précédemment fait l’objet, alors même que ce procès s’était conclu par un non-lieu pour prescription. Dans ses deuxièmes observations, il précise qu’il partage l’opinion du Gouvernement consistant à considérer que la non‑application par la Cour des comptes de l’article 651 du CPP tenait au fait que cette disposition concernait les jugements de condamnation (paragraphe 53 ci-dessus) et que l’article 652 du CPP, relatif aux arrêts d’acquittement, ne trouvait pas non plus à s’appliquer (paragraphe 54 ci‑dessus).

67. Le requérant soutient qu’une décision de non-lieu ne relève ni de l’article 651 ni de l’article 652 du CPP, mais consiste en un « abandon des poursuites » sans affirmation de culpabilité. Or il convient selon lui de rappeler à cet égard la position qu’a exprimée la Cour dans l’affaire Allen précitée (§ 94) : le but général de la présomption d’innocence est « d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en effet coupables de l’infraction qui leur avait été imputée ».

68. À cet égard, le requérant conteste la thèse du Gouvernement qui affirme dans ses observations du 25 septembre 2014 que la Cour des comptes s’est livrée à une appréciation autonome des faits et des preuves. D’après lui, au contraire, la chambre centrale de la Cour des comptes ne s’est penchée que sur la question de l’éventuelle prescription de l’action comptable et n’a abordé le fond de l’affaire que dans deux courts passages situés à la page 24 de l’arrêt du 6 mai 2008 (paragraphes 33 et 34 ci‑dessus), dans lesquels elle a dit que les faits étaient dûment prouvés par les déclarations des coïnculpés du requérant.

69. L’intéressé indique aussi qu’alors que le parquet avait demandé dans son appel le renvoi à la chambre régionale de la Cour des comptes pour « examen au fond », la chambre centrale a décidé de se prononcer elle-même sur le fond (paragraphe 32 ci‑dessus), sans toutefois rouvrir l’instruction et donc sans avoir une pleine connaissance des faits et des preuves à charge.

70. Dans ses observations du 14 novembre 2014 en réponse à celles du Gouvernement, le requérant se plaint également que sa responsabilité en matière comptable n’ait pas été « légalement établie », car, selon lui, à l’époque des faits et jusqu’au prononcé de l’arrêt de la chambre centrale de la Cour des comptes, aucune disposition du droit italien ne prévoyait une responsabilité des fonctionnaires publics pour préjudice causé à l’image de l’administration. Il se plaint en outre que faute de critères clairs et prévisibles pour évaluer un tel préjudice, les autorités compétentes en aient déterminé le montant de manière arbitraire en se fondant sur la médiatisation de l’affaire.

2. Le Gouvernement

71. En préambule à ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable du 23 janvier 2015, le Gouvernement prie la Cour de vérifier si les observations en réponse du requérant ont bien été reçues par le greffe avant l’expiration du délai prévu à cet effet, à savoir avant le 14 novembre 2014, et, dans la négative, de les rejeter comme tardives.

72. Il rappelle ensuite que la procédure pénale s’est conclue par un
non-lieu pour prescription. Il explique qu’en conséquence l’article 651 du CPP, qui concerne les effets des jugements définitifs de condamnation, n’était pas applicable en l’espèce, et que c’est la raison pour laquelle, dans le formulaire de requête, le requérant n’a pas contesté la compatibilité de l’article 651 du CPP avec la Convention, mais s’est contenté de se plaindre que la Cour des comptes ne se soit pas livrée à un examen autonome de son éventuelle culpabilité.

73. Le Gouvernement ajoute que s’agissant d’un non-lieu pour prescription, l’article 652 du CPP, relatif quant à lui aux effets des jugements définitifs d’acquittement, n’entrait pas en jeu, et il invoque à cet égard l’arrêt no 1768 du 26 janvier 2011 rendu par la Cour de cassation en assemblée plénière. Il estime que la non-applicabilité en l’espèce des articles 651 et 652 du CPP suffit à ôter la qualité de victime au requérant.

74. Le Gouvernement explique par ailleurs que la Cour des comptes a fondé sa décision sur les documents produits dans le cadre de la procédure administrative et sur les preuves versées au dossier dans le cadre de la procédure pénale. Il précise que cette juridiction a notamment pris en compte le retard injustifié dans la délivrance du permis de construire, les paiements reçus par le requérant et les déclarations faites par les témoins lors des débats du procès pénal. Il ajoute que le droit italien permet au juge civil ou administratif d’utiliser les preuves produites dans le cadre d’autres procédures, et indique que le requérant était partie à la procédure pénale, qu’il était assisté par un avocat et que cette procédure a respecté le principe du contradictoire.

75. Le Gouvernement argue que le fait qu’un tribunal se réfère aux éléments de preuve (basi probatorie) fondant une décision adoptée par une autre juridiction n’implique pas une violation de la Convention, mais indique simplement que le tribunal en question a examiné de manière critique le raisonnement mené par ladite juridiction et qu’il y a souscrit en décidant de motiver sa décision per relationem, c’est-à-dire sans répéter toutes les étapes logiques et juridiques qui l’ont conduite aux conclusions auxquelles il parvient à son tour.

76. Le Gouvernement affirme qu’en l’espèce la Cour des comptes s’est livrée à un examen autonome des faits et des preuves. Il explique qu’elle a approuvé certains des arguments avancés au pénal par le tribunal de première instance et par la cour d’appel sans toutefois se référer intégralement ou sans faire preuve d’esprit critique à l’un ou l’autre des jugements rendus sur le bien-fondé des accusations pénales.

77. Le Gouvernement explique également que, dans l’affaire Teodor c. Roumanie (no 46878/06, § 38, 4 juin 2013), la Cour a rappelé que le fait pour un tribunal civil de se fonder sur des pièces obtenues dans le cadre d’une procédure pénale n’était pas en soi contraire aux dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention.

78. Pour autant que le requérant invoque les principes énoncés dans l’affaire Allen précitée (paragraphe 67 ci-dessus), le Gouvernement soutient que le passage mentionné par l’intéressé est sans rapport avec les circonstances de l’espèce. Il explique en effet que le requérant, loin d’avoir été traité comme coupable par les autorités judiciaires qui auraient ainsi méconnu la prescription de l’infraction qui lui avait été reprochée, a été déclaré responsable d’une atteinte à l’image de l’administration à l’issue d’une procédure autonome et équitable.

79. Selon le Gouvernement, le requérant a pu du reste présenter devant la Cour des comptes des arguments oraux et écrits relatifs aux preuves produites dans le cadre de la procédure pénale, et l’article 15 du décret royal no 1038 du 13 août 1933 lui offrait la possibilité de solliciter la convocation de témoins ou la production d’autres moyens de preuve.

80. Le Gouvernement estime qu’aucun préjudice ne peut découler pour le requérant du fait que la chambre centrale de la Cour des comptes n’a pas renvoyé l’affaire à la chambre régionale.

81. Enfin, pour autant que le requérant affirme qu’aucune disposition du droit italien ne prévoyait une responsabilité des fonctionnaires publics pour préjudice causé à l’image de l’administration (paragraphe 70 ci-dessus), le Gouvernement indique que cette doléance n’a pas été mentionnée dans le formulaire de requête et qu’elle a été soulevée pour la première fois par l’intéressé dans ses observations du 14 novembre 2014. En toute hypothèse, il explique que ces allégations sont dépourvues de fondement, la responsabilité pour préjudice causé à l’image de l’administration découlant d’après lui des principes généraux relatifs à la responsabilité civile. Il renvoie sur ce point à une jurisprudence qu’il estime bien établie en la matière, notamment, à l’arrêt no 5668 du 25 juin 1997 des chambres réunies de la Cour de cassation, et indique que le requérant n’a pas nié l’existence de cette jurisprudence, mais s’est contenté d’affirmer – à tort, selon le Gouvernement – qu’elle n’était pas claire.

2. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité

82. À l’égard tout d’abord de l’exception de tardiveté soulevée par le Gouvernement relativement aux observations du requérant, la Cour explique que celles-ci, datées du vendredi 14 novembre 2014 et parvenues au greffe le 27 novembre 2014, ont également fait l’objet d’un envoi par e‑mail le 14 novembre 2014 et d’un envoi par fax le 17 novembre 2014, si bien qu’elles ont été valablement versées au dossier.

83. Se tournant ensuite vers la question de l’applicabilité de la disposition

invoquée par le requérant, la Cour rappelle que l’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000‑XII) ; la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès (Akay c. Turquie (déc.), no 34501/97, 19 février 2002, et G.C.P. c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 décembre 2011) ; et la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un accusé (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007).

84. Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction leur ayant été imputée (Allen, précité, § 94). Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollman c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).

85. Chaque fois que la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 se pose dans le cadre d’une procédure ultérieure, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien – tel que celui évoqué plus haut – entre la procédure pénale achevée et l’action subséquente. Pareil lien peut être présent, par exemple, lorsque l’action ultérieure nécessite l’examen de l’issue de la procédure pénale et, en particulier, lorsqu’elle oblige la juridiction concernée à analyser le jugement pénal, à se livrer à une étude ou à une évaluation des éléments de preuve versés au dossier pénal, à porter une appréciation sur la participation du requérant à l’un ou à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation, ou à formuler des commentaires sur les indications qui continuent de suggérer une éventuelle culpabilité de l’intéressé (Allen, précité, § 104).

86. La Cour doit ainsi rechercher si la procédure devant les chambres régionale et centrale de la Cour des comptes – action qui n’a pas en elle‑même donné lieu à une « accusation en matière pénale » contre le requérant (paragraphe 63 ci‑dessus) – a présenté avec la procédure pénale un lien propre à justifier la mise en jeu de l’article 6 § 2 de la Convention.

87. En l’occurrence, la Cour note que, comme l’ont relevé les parties dans leurs observations, l’issue du procès pénal n’était en principe pas décisive pour l’action devant la Cour des comptes, laquelle, parfaitement autonome dans ses conditions de mise en œuvre et son régime procédural, ne constituait pas le corollaire direct de l’instance pénale (voir également le paragraphe 48 ci-dessus).

88. Elle observe toutefois que la cour d’appel de Milan, par un arrêt du 31 mars 2006 (paragraphe 9 ci-dessus) confirmé par la Cour de cassation dans un arrêt déposé au greffe le 6 mars 2008 (paragraphe 11 ci-dessus), tout en rendant au pénal un non-lieu pour cause de prescription, a constaté la présence de tous les éléments constitutifs de l’infraction pénale à des fins civiles et a condamné par conséquent le requérant à la réparation, par le versement d’une indemnité dont le montant devait être fixé par un jugement distinct, du préjudice causé à la mairie de Besozzo, l’indemnisation des autres parties civiles décidée en première instance ayant été rejetée à la suite de la requalification en corruption des faits d’abord jugés constitutifs de concussion. Elle relève par ailleurs qu’il ressort de l’arrêt de la Cour des comptes que la condamnation du requérant était de facto directement liée aux événements ayant conduit à la procédure pénale (paragraphes 12-36 ci‑dessus) : en effet, la Cour des comptes a elle-même affirmé que l’imputation au requérant de la responsabilité pour atteinte à l’image de l’administration se fondait sur « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » et elle a fixé le montant du dédommagement en tenant compte de la gravité du « fait de corruption » commis par le requérant (paragraphes 33 et 36 ci‑dessus). Le fait que la chambre centrale de la Cour des comptes a examiné le dossier pénal et fondé en grande partie son raisonnement sur le contenu dudit dossier est suffisant pour permettre à la Cour de conclure qu’il existait un lien étroit entre la procédure pénale et la procédure visant à la réparation du préjudice causé à l’administration par l’atteinte portée à son image (Urat c. Turquie, nos 53561/09 et 13952/11, § 47, 27 novembre 2018, et Alkaşı c. Turquie, no 21107/07, § 28, 18 octobre 2016). Ainsi, compte tenu du fait que les juridictions de la Cour des comptes ont « porté une appréciation sur la participation du requérant à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation », la Cour juge l’article 6 § 2 de la Convention applicable à la procédure devant la Cour des comptes.

89. Ces circonstances permettent à la Cour de se dispenser d’un examen approfondi du rapport existant en droit italien entre une condamnation civile dans le cadre d’une action pénale – point de procédure récemment clarifié par la Cour constitutionnelle (paragraphes 56-60 ci-dessus ; voir Marinoni, précité) – et une procédure devant la Cour des comptes. Toutefois, il semble certain que même dans le cas présent où une déclaration de prescription était accompagnée d’une condamnation civile, l’article 651 du CPP, selon lequel le jugement pénal définitif de condamnation a force de chose jugée dans toute procédure civile ou administrative en dédommagement (paragraphe 53
ci-dessus), ne trouvait pas à s’appliquer, le requérant ayant bénéficié, dans le cadre du procès pénal, d’un non-lieu pour prescription.

90. Constatant à la lumière de ce qui précède que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Principes pertinents

91. L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve, les présomptions de fait et de droit, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès et la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un accusé (Allen, précité, § 93). Dans l’exercice de leurs fonctions, les membres du tribunal ne doivent pas partir de l’idée préconçue que l’accusé a commis l’acte qui lui est reproché. En outre, le doute doit profiter à l’accusé (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146).

92. Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction leur ayant été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen, précité, § 94). La Cour a considéré qu’« après l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné » (Allen, précité, § 102).

93. La Cour rappelle que lorsqu’elle a défini les critères à l’aune desquels apprécier le respect de la présomption d’innocence, elle a établi une distinction entre les cas où un jugement d’acquittement définitif avait été rendu et ceux où il y avait eu abandon des poursuites pénales, précisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé n’était plus admissible après un acquittement devenu définitif (voir Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 30, série A no 266‑A, où elle a énoncé les normes à cet égard, et Allen, précité, § 122, avec les références qui s’y trouvent citées). En cas d’abandon des poursuites pénales, en revanche, la présomption d’innocence ne se trouve méconnue que si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un accusé et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable (voir, notamment, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62, et Englert c. Allemagne, 25 août 1987, § 37, série A no 123).

94. Tel peut être le cas même en l’absence de constat formel de culpabilité ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Böhmer c. Allemagne, no 37568/97, § 54, 3 octobre 2002, Baars c. Pays-Bas, no 44320/98, § 26, 28 octobre 2003, et Cleve c. Allemagne, no 48144/09, § 53, 15 janvier 2015).

95. La Cour rappelle par ailleurs qu’en matière de respect de la présomption d’innocence, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (voir, à titre de comparaison, Allen, précité, § 126, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Il faut tenir compte, à cet égard, de la nature et du contexte dans lesquels les déclarations litigieuses ont été faites. La Cour doit déterminer le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (voir, à titre de comparaison, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 90, 7 janvier 2010). En fonction des circonstances, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être jugé contraire à l’article 6 § 2 (voir, à titre de comparaison, Englert, précité, §§ 39 et 41, Allen, précité, § 126, et Cleve, précité, §§ 54-55).

96. Il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelée ci-dessus que pour déterminer si une déclaration ou une décision est conforme à l’article 6 § 2, il faut absolument tenir compte de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la déclaration a été faite ou la décision rendue (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 47, 25 janvier 2018).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

1. Contexte procédural

97. La Cour constate tout d’abord que la cour d’appel de Milan, tout en déclarant un non-lieu à des fins pénales quant à l’accusation de corruption, a considéré à des fins civiles qu’étaient réunis tous les éléments constitutifs du délit dont le requérant était accusé et l’a condamné à verser à la commune qui s’était constituée partie civile des dommages et intérêts dont le montant devait être déterminé dans le cadre d’une procédure distincte (paragraphe 9
ci-dessus). Elle note que le requérant s’est pourvu en cassation et qu’il a été débouté, l’arrêt de la cour d’appel devenant ainsi définitif.

98. Elle observe que suite à la déclaration de prescription du délit dans le cadre du procès pénal et à la condamnation (condanna generica) de l’intéressé au civil, les chambres régionale et centrale de la Cour des comptes – juridiction spéciale compétente dans le système italien en matière, entre autres, de préjudices subis par les administrations publiques du fait du comportement des agents publics et des personnes chargées de services publics (paragraphes 39-43 ci-dessus) – ont été appelées à se prononcer sur la responsabilité civile du requérant telle qu’engagée par un éventuel abus de fonctions officielles causant un préjudice à l’image de l’administration (paragraphes 12-36 et 37-43 ci-dessus). Elle relève que la chambre centrale de la Cour des comptes a conclu (paragraphe 33 ci-dessus) qu’étaient réunis les trois éléments considérés comme déterminants en droit italien (paragraphes 27, 37-43 et 46 ci-dessus) – lequel est conforme à cet égard au cadre normatif européen (paragraphes 44-45) – aux fins de condamnation d’un titulaire de charges publiques à la réparation du préjudice ayant résulté pour l’administration de l’atteinte qu’il a portée à son image : le manquement aux devoirs officiels (en latin « figura criminis », en l’espèce le versement et l’acceptation d’un pot-de-vin), le retentissement du fait auprès du public (« clamor fori » ou « strepitus fori ») et l’existence d’un dommage causé à l’administration (« figura damni ») et appelant réparation (paragraphe 27
ci-dessus). La Cour note que la chambre centrale de la Cour des comptes, s’appuyant sur sa propre jurisprudence, a considéré qu’on ne pouvait estimer que la prescription quinquennale eût éteint l’obligation d’indemnisation, d’une part parce que le point de départ du délai de prescription devait être fixé selon elle au moment où le retentissement du fait auprès du public (« clamor fori ») avait coïncidé avec la « figura criminis », c’est-à-dire à la date de la décision pénale rendue en première instance, et d’autre part parce que même à admettre que le point de départ pût être fixé plus tôt, le délai de prescription ainsi déterminé aurait été interrompu par la constitution de partie civile de la commune.

99. Quant au langage utilisé par la chambre centrale de la Cour des comptes, la Cour relève que cette juridiction a partagé dans le cadre de l’examen du fond de l’affaire l’avis du parquet selon lequel les prétentions de l’administration étaient justifiées par le constat du caractère illégal de la conduite du requérant, c’est-à-dire par « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour note également que la chambre centrale de la Cour des comptes a jugé qu’il convenait, pour établir le montant du dédommagement, de tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de la gravité du « fait de corruption » (fatto corruttivo), du haut rang occupé par le prévenu dans la hiérarchie administrative et de l’ampleur de la médiatisation de l’affaire, circonstances qui ont conduit la chambre à fixer ce montant au double de la somme versée comme pot‑de-vin (paragraphe 36 ci-dessus).

2. Articulation entre procédure devant la Cour des comptes et procédure pénale

100. Tout d’abord, la Cour ne partage pas l’argument du requérant selon lequel la prescription prononcée dans le cadre de la procédure pénale était de nature à empêcher les juridictions nationales d’établir une responsabilité civile au titre des mêmes faits. Au contraire, elle a souligné à plusieurs reprises que « si l’acquittement prononcé au pénal devait être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne mettait pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits » (Allen, précité, § 123, avec la jurisprudence qui y est mentionnée ; Fleischner c. Allemagne, no 61985/12, § 61, 3 octobre 2019 ; Ilias Papageorgiou c. Grèce, no 44101/13, § 46, 10 décembre 2020).

101. La Cour a déjà constaté que dans le système italien une personne physique ou morale qui s’estime victime d’une infraction peut choisir, pour demander la réparation du préjudice éventuel ou une restitution, entre l’action devant le juge civil et la constitution de partie civile dans le cadre du procès pénal. Le rapport entre les deux procédures a été récemment clarifié par la Cour constitutionnelle, laquelle a rappelé l’autonomie de l’action civile en tant que telle et le caractère accessoire de l’action civile dans le cadre du procès pénal (paragraphe 56 ci-dessus, et voir Marinoni, précité, §§ 68 et suivants).

102. Dans ces conditions, la Cour peut, d’une manière générale, examiner les questions dont elle est saisie en considérant à la lumière de sa propre jurisprudence les rapports existant en droit italien entre le jugement pénal de non-lieu pour prescription et l’action en dommages-intérêts engagée au civil, et laisser de côté les particularités de la présente affaire dans laquelle l’arrêt de la Cour des comptes constatant le dommage a été rendu à la suite d’un jugement de condamnation (condanna generica) prononcé par le tribunal pénal et ayant acquis force de chose jugée (paragraphe 89 ci-dessus), particularités relatives à des points qui ont connu depuis lors une évolution réglementaire et législative (paragraphes 47-50 ci-dessus).

103. La Cour a déjà relevé que dans le système italien, une personne qui se considère lésée et qui a choisi pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi de se constituer partie civile dans un procès pénal peut obtenir en sa faveur la condamnation au civil de l’auteur de l’infraction à un dédommagement même si l’infraction en question est déclarée prescrite. C’est ce que la Cour a noté dans l’arrêt Marinoni précité, où elle a examiné la possibilité pour une personne qui s’était constituée partie civile dans un procès pénal clos par un acquittement – circonstance différente de celle de l’espèce, où la partie civile a eu définitivement gain de cause pour des intérêts civils même si l’infraction a été déclarée prescrite – de faire appel de cet acquittement à des fins civiles. La Cour observe qu’en tout état de cause, la procédure ne se poursuit devant le « juge pénal » qu’aux fins d’examen des effets civils de l’infraction (paragraphes 55-58 ci-dessus).

104. Elle a par ailleurs constaté que dans le cas où il est saisi en appel à des fins civiles, le juge pénal, malgré des différences de procédure relevées par la Cour constitutionnelle notamment en matière de preuves (paragraphes 56 et suivants ci-dessus), n’est pas détourné du rôle qui est le sien dans tout procès pénal : il est en effet appelé – même si ce n’est que pour déterminer les effets civils de l’infraction – à réexaminer la responsabilité de la personne mise en examen (Marinoni, précité, § 16).

105. La Cour a déjà observé que ces dispositions répondent aux intérêts de la partie civile, laquelle peut demander réparation du préjudice qu’elle allègue sans engager une procédure distincte, et contribuent à l’efficacité de l’ensemble du système en ceci que l’examen des mêmes faits n’a pas à être repris et que le litige n’a pas à être renvoyé, une fois l’acquittement prononcé, devant la juridiction civile, ce qui entraînerait un allongement des délais (Marinoni, précité, § 60).

106. Dans ce contexte, la Cour note également que dans le système italien, l’article 578 du CPP prévoit que l’autorité judiciaire appelée à statuer en appel ou en cassation sur une condamnation contestée devant elle peut, lorsqu’elle prononce un non-lieu pour prescription ou pour amnistie, trancher les aspects civils du recours (paragraphe 58 ci-dessus, et Marinoni, précité, § 17). Cet article complète aux yeux de la Cour les arguments des parties qui, de points de vue opposés, discutent la question de savoir si d’autres dispositions, telles que celles prévues par les articles 651 et 652 du code de procédure pénale, sont de nature à justifier en l’espèce la prescription civile de l’infraction pénale.

107. La Cour observe du reste qu’à la suite de la décision de la cour d’appel de Milan (paragraphe 9 ci-dessus), le requérant, qui était assisté d’un avocat, a montré qu’il était pleinement conscient des enjeux de l’arrêt : en effet, refusant le non-lieu pour prescription prononcé en sa faveur, il s’est pourvu en cassation pour demander – en vain – à être acquitté sur le fond afin d’être libéré de toute responsabilité, y compris civile.

108. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner en détail les rapports – qu’au demeurant les parties n’ont pas évoqués – entre la condamnation civile « generica » (paragraphes 7 et 42 ci-dessus) prononcée par le tribunal pénal et la procédure en reconnaissance du préjudice causé à l’image de l’administration menée devant la Cour des comptes. Elle constate en effet que de toute évidence l’action en responsabilité dite « administrative » (c’est-à-dire menée contre des administrateurs publics), laquelle est par essence également civile (paragraphes 39-41 ci-dessus), non seulement a été postérieure à l’action pénale, mais également s’est déroulée devant une juridiction distincte – la Cour des comptes – composée d’autres juges. La procédure litigieuse n’était donc ni accessoire par rapport à la procédure pénale (a contrario, Lagardère c. France, no 18851/07, §§ 7 et 81, 12 avril 2012), ni la simple continuation de celle-ci (voir Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 41, CEDH 2003-II).

109. À cet égard, la Cour observe que même si les conditions d’appréciation du préjudice résultant pour l’administration de l’atteinte portée à son image pouvaient recouper en partie celles qui avaient présidé à l’établissement de la responsabilité pénale de l’intéressé, la thèse du parquet de la Cour des comptes selon laquelle le requérant était responsable par son comportement des dommages en cause devait néanmoins être examinée sur la base des principes établissant la responsabilité civile en droit civil, principes qui trouvaient à s’appliquer en l’occurrence devant la Cour des comptes (paragraphe 40 ci-dessus, et Lundkvist c. Suède (déc.), no 48518/99, ECHR 2003‑XI).

110. Elle relève à cet égard que la Cour des comptes, en se référant aux éléments constitutifs de la responsabilité pour préjudice à l’image de l’administration, a clairement indiqué (paragraphe 23 ci-dessus) qu’il lui incombait d’examiner la responsabilité pour dommage-intérêts pour atteinte à l’image de l’administration (Fleischner, précité, § 67), et que c’est à bon droit que cette juridiction a évoqué la « figura criminis », même établie provisoirement par un jugement de première instance et sous réserve d’un éventuel acquittement ultérieur au fond susceptible d’écarter alors la responsabilité, circonstance qui ne s’est pas vérifiée en l’espèce (voir, au paragraphe 24 ci-dessus, la référence faite par la Cour des comptes à l’article 651 du CCP). La question de l’indemnisation devait faire l’objet d’une appréciation juridique distincte, fondée sur des critères et des normes de preuve différant sur plusieurs points importants des règles applicables en matière d’établissement de la responsabilité pénale (Ilias Papageorgiou, précité, § 53).

111. La Cour note à cet égard que les juridictions de la Cour des comptes ont tranché la question sur la base des preuves présentées devant elles. À la différence d’une procédure pénale, les juges des comptes devaient en effet se fonder sur les preuves présentées par les parties et les règles relatives à la charge de la preuve trouvaient à s’appliquer (Ilias Papageorgiou, précité, § 53 et Fleischner, précité, § 67). Si ces éléments de preuve se confondaient avec ceux qui avaient été présentés durant la procédure pénale, de sorte que la Cour des comptes a été amenée à y faire brièvement référence, il appartenait aux juridictions de ladite Cour de les réexaminer et de les réévaluer (ibid., § 68).

112. Au demeurant, ces éléments n’ont pas été confrontés aux preuves apportées par le requérant, lequel, comme le fait valoir à juste titre le Gouvernement, avait le droit de demander à faire entendre des témoins et à produire des documents (paragraphe 79 ci-dessus). En effet, notamment devant la chambre centrale de la Cour des comptes, le requérant n’a pas demandé la production de nouvelles preuves, s’étant limité à alléguer que sa conduite n’avait pas été illicite et qu’il ne devait pas être condamné au paiement des frais de procédure (paragraphe 17 ci-dessus). L’ensemble des éléments de preuves, bien que provenant de la procédure pénale, a été porté à la connaissance de la Cour des comptes dans des conditions contradictoires, et c’est sur la base de ces éléments que la Cour des comptes a statué (voir, mutatis mutandis, Vella c. Malte, no 69122/10, § 59, 11 février 2014). En particulier, il ressort de l’arrêt de la Cour des comptes qu’elle a pris en considération non seulement la commission d’un acte objectivement qualifié de crime, mais aussi le retentissement des faits en cause et les frais, équitablement évalués, que l’administration locale avait eu à engager pour restaurer son image auprès du public (paragraphe 23 ci-dessus).

113. La Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour établir si, dans l’examen des éléments de preuve, la Cour des comptes a considéré être juridiquement liée par l’arrêt au pénal entraînant une « condanna generica » (paragraphes 7 et 42 ci-dessus). En tout état de cause, il ne ressort pas que le requérant ait fait valoir devant la Cour des comptes, de quelque manière que ce soit, que cela était exclu, par exemple pour le fait que le requérant ne s’était pas vu garantir les droits de la défense dans la procédure devant les juridictions pénales.

114. La Cour des comptes a donc non seulement procédé à une appréciation distincte des faits afin de déterminer si les éléments constitutifs d’une infraction étaient réunis, mais également tenu compte de données complémentaires permettant d’établir la responsabilité civile du requérant (Fleischner, précité, § 68 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54). Elle n’a pas cherché à démontrer d’abord que le requérant avait effectivement commis une infraction pénale pour pouvoir ensuite se prononcer sur la demande d’indemnisation (voir, a contrario, Lagardère, précité, § 81).

3. Le langage employé par la Cour des comptes

115. La Cour rappelle que lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision d’une autorité judiciaire et du raisonnement qu’a suivi celle-ci pour y parvenir, les termes employés dans la décision en cause revêtent une importance cruciale.

116. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour note que dans le cadre de l’examen du fond de l’affaire, la chambre centrale de la Cour des comptes a partagé l’avis du parquet selon lequel les prétentions de l’administration devaient s’appuyer sur le constat de l’illégalité de la conduite en cause, à savoir sur « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour relève également qu’afin d’évaluer le préjudice, la chambre centrale de la Cour des comptes a considéré que compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de la gravité du « fait de corruption » (fatto corruttivo) en cause, il était raisonnable de condamner le requérant à payer le double de la somme qui avait été versée comme pot-de-vin (paragraphe 36 ci-dessus).

117. À l’égard des expressions mentionnées ci-dessus, la Cour observe qu’elles ne sont pas réservées à la sphère du droit pénal et qu’elles peuvent également être utilisées dans le droit civil de la responsabilité civile (comparer N.A. c. Norvège, no 27473/11, § 48, 18 décembre 2014 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54), certains éléments d’une disposition pénale pouvant fonder à la fois la responsabilité pénale et la responsabilité civile (Fleischner, précité, § 63). Elle estime en conséquence que dans l’emploi qu’en a fait la Cour des comptes dans le contexte de l’arrêt considéré dans son ensemble, ces expressions ne peuvent raisonnablement être interprétées comme l’imputation d’une responsabilité pénale au requérant.

118. La Cour fait observer par ailleurs que même à interpréter les expressions susmentionnées comme l’affirmation selon laquelle les agissements du requérant avaient réalisé les éléments constitutifs d’une ou de plusieurs infractions, ces expressions, employées dans le contexte d’une procédure visant à déterminer la responsabilité de l’intéressé pour les dommages liés à des infractions pénales pour lesquelles il avait entretemps bénéficié d’un non-lieu, ne doivent pas être comprises comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant, mais plutôt comme des notions juridiques et techniques correspondant aux éléments d’une disposition pénale sur lesquels les juges se sont fondés pour établir la responsabilité tant pénale que civile du requérant (voir Fleischner, précité, § 63, où la Cour examine le mot allemand « Tatbestand », comparable au mot « fait » figurant dans les expressions litigieuses en l’espèce ; a contrario, Lagardère, précité, §§ 85‑87).

119. À cet égard, la Cour note que la Cour constitutionnelle a également précisé que le « fait » que l’acte d’accusation en matière pénale envisage
« historiquement » doit être évalué quant à ses effets juridiques au civil, en cherchant non pas s’il présente les éléments constitutifs d’un délit qui, au moment de cet examen a été déclaré prescrit, mais si la conduite en cause était de nature à provoquer un dommage (paragraphe 59 ci-dessus).

120. Se tournant ensuite vers les expressions, également contenues dans l’arrêt, selon lesquelles les « faits » avaient été constatés par le juge au pénal (voir notamment paragraphes 33 et 34), la Cour fait observer que la circonstance est indubitablement vraie. Elle note en effet que la cour d’appel de Milan a requalifié en corruption les faits reprochés au requérant et a constaté la présence de tous les éléments constitutifs de cette infraction pénale tout en concluant à un non-lieu pour prescription. Elle relève que c’est précisément sur la base d’une telle constatation que la cour d’appel a confirmé la condamnation du requérant à la réparation des dommages subis par la commune de Besozzo, décision confirmée à son tour par la Cour de cassation (paragraphe 11 ci-dessus).

121. En outre, la Cour observe que lesdites expressions s’expliquent à la lumière du système italien, lequel impose au juge pénal de continuer à traiter une affaire même lorsque l’action publique est prescrite et de se contenter de constater l’infraction à des fins civiles (paragraphes 52 et 55-58 ci-dessus ainsi que Marinoni, précité). Elle en conclut que ces expressions aussi – considérées dans le contexte du jugement, qui précisait que l’infraction était en toute hypothèse éteinte par prescription (paragraphe 20 ci-dessus) – n’étaient pas de nature à porter atteinte à la présomption d’innocence.

122. Il est vrai que la référence faite dans l’arrêt litigieux aux « effets d’un jugement pénal définitif (giudicato penale) rendu contre des fonctionnaires publics, comme en l’espèce, coupables d’infractions réprimées par le code pénal aux fins de protection de l’administration publique » (paragraphe 27
ci-dessus) peut, d’un point de vue purement textuel, engendrer des craintes quant à sa compatibilité avec l’article 6 § 2 de la Convention car pourrait être lue comme indiquant qu’« en l’espèce » le requérant peut avoir commis une infraction pénale. À cet égard, la Cour rappelle qu’il convient d’être particulièrement prudent dans la motivation d’un jugement, et qu’il incombe au juge d’éviter les expressions qui, ne serait-ce que par leur ambiguïté, peuvent être interprétées comme reconnaissant une responsabilité pénale.

123. Cependant, la Cour relève qu’en l’espèce une telle ambiguïté peut être écartée : il ressort du contexte (voir paragraphe 27 ci-dessus) que l’expression en question, insérée dans un obiter dictum concernant des considérations interprétatives relatives à la réforme de la procédure devant la Cour des comptes visait à clarifier les rapports entre les procédures pénale et civile en matière de détermination de la responsabilité civile, et qu’elle n’était pas relative à la situation spécifique du requérant. Le fait d’avoir inclut le cas d’espèce parmi ceux dans lesquels une culpabilité pénale avait été reconnue était fonctionnel pour établir le départ du délai de prescription et non pas la responsabilité civile ; par conséquent, l’expression n’était pas relative à la situation spécifique du requérant, sauf pour établir les conséquences juridiques dans l’abstrait.

124. Enfin, même à supposer que le langage utilisé par la Cour des comptes fasse référence aux éléments constitutifs de la responsabilité pénale, la Cour note que l’établissement de ces éléments n’était pas suffisant pour déterminer la responsabilité civile. En effet, la Cour des comptes s’est prononcée également sur des éléments additionnels qui relèvent uniquement de la responsabilité civile (Fleischner, précité, § 67) tels que le “strepitus fori” et la “figura damni” (paragraphes 23 et suivants ci-dessus).

4. Conclusion

125. En somme, après avoir ainsi examiné le raisonnement suivi par la Cour des comptes, la Cour n’y discerne, ni dans la description ni dans l’appréciation des faits au titre desquels cette juridiction a déclaré le requérant civilement responsable du dommage subi par la partie lésée et l’a condamné à le réparer, aucun élément susceptible d’être interprété comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant. Elle estime que la partie centrale du raisonnement de la Cour des comptes ne contient non plus aucun passage suggérant, expressément ou en substance, que toutes les conditions étaient réunies pour retenir la responsabilité pénale du requérant à l’égard des charges ensuite abandonnées pour prescription (Ringvold, précité, § 38 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54).

126. À la lumière de ce qui précède, la Cour, tout en rappelant qu’il convient d’être particulièrement prudent dans la motivation d’un jugement civil rendu à la suite d’une procédure pénale éteinte, estime qu’eu égard à la nature et au contexte de la procédure civile en l’espèce, le constat de la responsabilité civile, exprimé dans des termes qui ne peuvent raisonnablement être interprétés comme l’imputation au requérant d’une responsabilité pénale, n’a pas méconnu le principe de la présomption d’innocence.

127. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

{signature_p_1} {signature_p_2}

Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président

* * *

[1] Le cadre législatif en vigueur à l’époque des faits a été modifié ultérieurement par les lois nos 19 et 20 de 1994 et no 639 de 1996 ; voir également le nouveau Code de justice comptable de 2016 et le décret-loi no 76 de 2020.

[2] Aux termes des articles 538 et 539 du CPP, (auquel l’article 578 du CPP se réfère, en rappelant la « condanna generica » - voir paragraphe 55 ci-dessous) le juge pénal peut soit condamner directement aux dommages-intérêts indiqués dans un montant déterminé soit, si les preuves acquises ne permettent pas de déterminer un montant, prononcer une « condanna generica », et renvoyer à une procédure ultérieure devant les juridictions civiles afin d’évaluer le préjudice subi et de fixer le montant du dédommagement (« liquidazione »).


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-223373
Date de la décision : 09/03/2023
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6-2 - Présomption d'innocence)

Parties
Demandeurs : RIGOLIO
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ONIDA V. ; RANDAZZO B.

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2023
Fonds documentaire ?: HUDOC

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