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31/01/2023 | CEDH | N°001-222780

CEDH | CEDH, AFFAIRE Y c. FRANCE, 2023, 001-222780


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y c. FRANCE

(Requête no 76888/17)

ARRÊT


Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance d’une personne intersexuée à la place de « masculin » • Discordance entre l’identité biologique et juridique du requérant source de souffrance et d’anxiété • Absence de consensus européen • Marge d’appréciation élargie • Importance des enjeux d’intérêt général • Choix de société à la discrétion de l’État

défendeur devant déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées en ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y c. FRANCE

(Requête no 76888/17)

ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance d’une personne intersexuée à la place de « masculin » • Discordance entre l’identité biologique et juridique du requérant source de souffrance et d’anxiété • Absence de consensus européen • Marge d’appréciation élargie • Importance des enjeux d’intérêt général • Choix de société à la discrétion de l’État défendeur devant déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées en matière d’état civil, compte tenu de leur situation difficile

STRASBOURG

31 janvier 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Y c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Arnfinn Bårdsen,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 76888/17) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État (« le requérant » ; le requérant utilisant le masculin dans sa requête et ses observations, la Cour fera de même) a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 31 octobre 2017,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus de la fédération internationale des droits de l’homme (« FIDH »), la ligue des droits de l’homme (« LDH ») et Alter Corpus, ensemble, l’Organisation Intersex International Europe (« OII Europe »), the European Region of the International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (« ILGA-Europe ») et le collectif intersexes et allié.e.s (« CIA »), ensemble, le centre des droits de l’homme de l’université de Gand et l’Equality Law Clinic de l’université libre de Bruxelles, ensemble, et l’association Chrétiens Carrefour Inclusif et la Paroisse Saint-Guillaume de Strasbourg, ensemble, que la présidente de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 juin 2022, 11 octobre 2022 et 13 décembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne le rejet de la demande d’une personne intersexuée tendant à ce que la mention « neutre » ou « intersexe » soit inscrite sur son acte de naissance à la place de la mention « masculin ». Le requérant dénonce une violation de l’article 8 de la Convention en tant qu’il consacre le droit au respect de la vie privée.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1951 et réside à Strasbourg. Il est représenté par Me M. Petkova, avocate.

3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le requérant, dont l’acte de naissance indique qu’il est « de sexe masculin », déclare être une personne intersexuée. Il signale que l’intersexuation est l’état des personnes qui présentent une mixité de leurs caractères sexués primaires et secondaires et qui ne peuvent dès lors être classées ni dans la catégorie « masculin » ni dans la catégorie « féminin ».

5. Il précise qu’en ce qui le concerne, à l’instar des autres personnes intersexuées, le processus de différentiation sexuée ne s’est pas opéré in utero, et qu’il était impossible de déterminer à sa naissance s’il était garçon ou fille. Faute de testicules ou d’ovaires, son corps n’a jamais produit d’hormones sexuelles (testostérone ou œstrogène) et ne s’est ni masculinisé ni féminisé et, à l’adolescence, la puberté ne s’est pas déclenchée. À vingt‑et‑un ans, il avait physiquement un « aspect gynoïde indiscutable », caractérisé par une démarche féminine, une peau fine, une voix indéterminée (en tout cas pas grave) et l’absence de pilosité sur les membres, et, dans la rue, il était perçu comme une fille alors qu’il avait été déclaré comme garçon à la naissance. Il ajoute qu’il souffre d’ostéoporose, comme d’autres personnes intersexuées, et qu’en raison de son « assignation administrative » au sexe masculin, il s’est vu prescrire à l’âge de quarante ans un traitement à base de testostérone destiné aux hommes, qui a artificiellement modifié son apparence : il a conservé l’aspect gynoïde et la finesse de son corps et ses organes génitaux extérieurs ont gardé toute leur ambiguïté, mais une barbe a poussé et sa voix a mué. Il souligne que cette modification subie a été et constitue toujours à la fois une violation de l’intégrité de son corps et une véritable intrusion dans son intimité et sa sexuation, « ressentie comme une souffrance, un viol intérieur ».

6. Le requérant produit des certificats médicaux dont il ressort que sa situation biologique intersexuée était établie dès ses premiers jours et qu’elle n’avait pas évolué lorsque, alors qu’il avait 63 ans, il a engagé la procédure interne décrite ci-dessous. Parmi ces productions figurent notamment les certificats médicaux établis par le Dr R., le professeur Ro., et le Dr V., endocrinologue, les 26 juin 1970, 11 juillet 1973, et 22 avril 2014 respectivement, auxquels s’est référé le président du tribunal de grande instance de Tours (paragraphe 14 ci-dessous).

7. Le premier certifie que le requérant présente une absence complète d’appareil génital tant masculin que féminin, et que de nombreuses explorations médicales et chirurgicales ont révélé qu’il ne présentait aucune gonade.

8. Le certificat du Professeur Ro. du 11 juillet 1973 comporte les éléments suivants :

« [Le requérant] pose un problème de disposition intersexuée des organes génitaux externes qui comportent un tubercule génital petit, une ouverture de sinus urogénital.

[Le requérant] a été déclaré comme garçon et a été élevé comme garçon. Il ne présente pas de caractères sexuels secondaires masculins et il n’a pas de développement de glandes mammaires.

Les constatations concernant les orientations sexuelles que nous avons pu faire sont les suivantes : 1) le caryotype est de type masculin XY ; il n’est pas exclu toutefois que des examens répétés ou approfondis ne puissent révéler l’existence de mosaïque ; 2) la nature et l’existence de gonades n’a pas été établie avec certitude ; nous n’avons pas eu en main les détails et les résultats de l’intervention chirurgicale pratiquée pendant l’enfance et qui semble avoir révélé l’absence de gonades. Nous n’avons pas d’éléments écrits nous confirmant ce fait. Toutefois, l’absence de caractères sexuels secondaires de l’un ou l’autre sexe, le taux élevé des gonadostimulines urinaires supérieur à 50 U.S., le taux relativement bas des éliminations urinaires des stéroïdes hormonaux laissent penser que les gonades ou sont absentes anatomiquement ou ne sont pas fonctionnelles, quelles qu’en soient l’orientation. Une épreuve de stimulation par les gonadostimulines a été commencée, mais [le requérant] n’a pas accepté de la mener jusqu’à son terme ; 3) au niveau des organes génitaux externes, l’intersexualité est manifeste et l’uréthrographie a montré l’existence d’un vagin rudimentaire et la possibilité confirmée par nos chirurgiens de réaliser une plastie vaginale ; il est impossible d’envisager une plastie dans le sens masculin ; 4) enfin, les études psychologiques effectuées par le Dr [Ri.] semblent montrer l’orientation plutôt féminine des pulsions sexuelles ; toutefois, [le Dr. Ri] estime que des examens psychologiques deux fois par mois pendant une période de six à huit mois seraient nécessaires pour fournir une réponse solide à ce sujet (...) ».

9. Le certificat du Dr. V. du 22 avril 2014 est rédigé de la manière suivante :

« Je soussigné, Dr. [V.], certifie suivre [le requérant] depuis 2002.

Ce patient présente une ambiguïté sexuelle à la naissance, le caryotype est masculin XY, il présente un hypogonadisme avec impubérisme lié à une (anorchidie d’exploration chirurgicale dans l’enfance n’a pas retrouvé de gonade). Il a été traité pendant quelques mois à l’âge de 22 ans par de l’Andratordyl* puis a arrêté ce traitement qu’il n’a repris qu’à l’âge de 44 ans.

L’examen actuel note l’existence d’un micro-pénis, d’un hypsospadias, d’une fusion complète des bourrelets labio serotaux pigmentés, aucune gonade palpable.

Ce patient présente une ostéoporose connue depuis 2002 traitée par Cacit D*, Fosomax*, un comprimé par semaine. L’hypogonadisme est substitué par l’Androtardyl, une ampoule par mois. »

10. Outre son « intersexuation biologique », le requérant fait état de son « intersexuation psychologique » et de son « intersexuation sociale ». Il indique, d’une part, que, malgré la mention, dans son acte de naissance, du sexe masculin, il a gardé une identité de genre intersexuée, ni homme, ni femme, et que jamais il ne s’est pensé autrement qu’intersexe. Il produit des copies de lettres envoyées en 1973 à son médecin, dans lesquelles il exprime déjà ce ressenti. Il expose, d’autre part, qu’« aux yeux des tiers, [il] ne peut se réduire à son assignation administrative d’homme », et fournit des attestations qui témoignent du fait qu’il est socialement reconnu comme étant intersexué.

11. Le requérant produit des copies de témoignages qu’il avait joints à la procédure interne, dont celui établi par son psychopraticien qui, daté du 20 mai 2014, comporte les éléments suivants :

« (...) je rencontre la difficulté de qualifie l’identité de mon patient. Dois-je écrire Monsieur, Madame ou ... ? [Y] n’a pas d’existence identitaire légale.

Depuis toujours, il est contraint de dissimuler sa réalité physiologique aux yeux de ses concitoyens et de vivre en s’abritant derrière une identité d’emprunt. Pour les autres, il est Monsieur [Y]. Lui, souffre de « devoir faire semblant d’être un homme ». Certes, la médecine, avec les traitements hormonaux et la psychothérapie, avec la possibilité d’en parler, lui apportent un soutien nécessaire et utile, mais combien limité face à l’étendue de sa souffrance.

(...) dans l’antiquité, la pire des condamnations n’était pas la mort, mais l’exil, l’exclusion de la communauté humaine d’appartenance. Certes, si [le requérant] n’est pas un cas unique, sa communauté n’a pas, en France, droit à une existence légale. [Le requérant] vit ainsi depuis toujours avec l’indicible souffrance d’être exclu, de ne faire jamais partie de notre société en tant que ce qu’il est, le troisième genre.

Depuis plusieurs années, j’accompagne sa démarche psychothérapique. Le chemin qu’il a fait pour se construire une identité, jusqu’à solliciter cette reconnaissance de son genre, est admirable. Son courage, sa lucidité, son exigence ont été des points d’appui pour, de mieux en mieux, faire face à cette insupportable situation de ne pas pouvoir simplement dire qui il est.

Une reconnaissance de son identité serait pour lui et pour toutes les autres personnes qui vivent la même chose, le même drame, une réparation profonde de la blessure identitaire et, enfin, le droit d’exister légalement ».

12. Le requérant est marié. Son épouse et lui ont adopté un enfant.

1. Le jugement du 20 août 2015

13. Par une requête du 12 janvier 2015, le requérant demanda au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Tours de saisir le président de cette juridiction afin qu’il remplace sur son acte de naissance la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ».

14. Le président du tribunal de grande instance de Tours donna gain de cause au requérant par un jugement du 20 août 2015 dont les principaux motifs sont les suivants :

« (...) En fait

Si sur l’acte de naissance [du requérant] figure la mention du sexe masculin et s’il est constant qu’il a été élevé comme tel par ses parents et par son entourage, et si [le requérant] est, selon les éléments médicaux produits, de caryotype masculin XY, il résulte de l’ensemble des pièces versées aux débats que [le requérant] « a présenté une ambiguïté sexuelle à la naissance » selon les termes du certificat médical établi par le Dr [V.] le 22 avril 2014.

Ce certificat précise que [le requérant] présente un « hypogonadisme avec impubérisme », à savoir une perte des fonctions reproductives et plus particulièrement des testicules et des ovaires (absence de gonade) et une absence du développement sexuel : ses organes génitaux ont conservé à l’âge adulte tout à la fois des aspects féminins (mention d’un « vagin rudimentaire » par le Dr [R.]) et masculins (« micro‑pénis » selon le Dr [V.]). Il n’a produit aucune hormone sexuelle, que ce soit de nature masculine (testostérone) ou féminine (œstrogène). Le Professeur [Ro.] évoque une « disposition intersexuée », et une « intersexualité manifeste au niveau des organes génitaux externes ».

Du point de vue psychique, [le requérant] exprime l’impossibilité devant laquelle il se trouve de se définir sexuellement et revendique une identité intersexuée. [Suit la description des témoignages du frère du requérant, d’un de ses amis, de son thérapeute et de son épouse.]

Aussi force est de constater que ni les médecins, ni l’entourage [du requérant], pas plus que lui-même, ne peuvent affirmer que le sexe masculin que l’officier d’état civil a mentionné à sa naissance corresponde à une réalité quelconque, pas plus d’ailleurs que ne l’aurait été le sexe féminin, ni que l’une ou l’autre ne correspondait à son identité profonde, qui doit primer sur toute autre définition, notamment chromosomique. Tout démontre en l’espèce (et sans qu’il soit nécessaire d’ordonner une expertise tant il apparaît que la question relève aujourd’hui de la sphère du droit plutôt que de celle de la médecine qui a fait suffisamment part de son incertitude sur la situation [du requérant]) l’impossibilité de définir le sexe [du requérant] d’un point de vue génital, hormonal et surtout psychologique, alors que toute la jurisprudence, notamment en matière de transsexualisme, a fait primer cet aspect de l’identité sexuée sur tout autre.

En droit

L’article 57 du code civil (...) indique que « l’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de naissance, le sexe de l’enfant ».

Cette disposition n’a d’autre but que de faire recueillir, sur la foi d’une simple déclaration, par les officiers d’état civil, les renseignements nécessaires à l’accomplissement de leur mission, ces renseignements ne valant que jusqu’à preuve du contraire devant le président du tribunal de grande instance qui ordonne leur éventuelle rectification sur le fondement de l’article 99 du code civil. Ce dernier est notamment compétent en matière d’erreur sur le sexe de l’enfant.

S’agissant plus spécifiquement de la mention du sexe, la mise en œuvre par les officiers d’état civil de l’article 57 du code civil suppose nécessairement que le sexe de l’enfant puisse être déterminé, ce qui n’est pas toujours le cas comme le reconnaît expressément l’article 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil, reprenant les dispositions de l’instruction générale relative à l’état civil publiée au journal officiel du 28 juillet 1999, puisque ce texte autorise que ne soit indiquée dans l’acte de naissance aucune mention sur le sexe de l’enfant « si dans certains cas exceptionnels le médecin estime ne pouvoir immédiatement donner aucune indication sur le sexe probable d’un nouveau-né ». La circulaire subordonne également cette dérogation, et de manière étonnante, à l’hypothèse où « le sexe peut être déterminé définitivement dans le délai d’un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés », sans évoquer la possibilité où le sexe de l’intéressé ne pourrait jamais être déterminé, ce qui est précisément le cas où se place [le requérant]. On peut donc parler à cet égard de vide juridique et rien ne s’oppose en droit interne à ce que la demande de ce dernier soit accueillie favorablement.

En effet, le sexe qui a été assigné [au requérant] à sa naissance apparaît comme une pure fiction, qui lui aura été imposée pendant toute son existence sans que jamais il n’ait pu exprimer son sentiment profond, ce qui contrevient aux dispositions de l’article 8 alinéa 1er de la Convention (...), qui prime sur tout autre disposition du droit interne, et qui prévoit que « toute personne a droit au respect de sa vie privée ». À cet égard, la Cour (...) a rappelé dans un arrêt récent du 10 mars 2015 « avoir déjà souligné à de multiples reprises que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne, mais elle englobe parfois des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels que par exemple l’identité sexuelle (...) relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (...). La Cour considère que la notion d’autonomie personnel reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » [arrêt Y.Y. c. Turquie, no 14793/08, §§ 56‑57, CEDH 2015 (extraits)].

Par ailleurs, la demande [du requérant] ne se heurte à aucun obstacle juridique afférent à l’ordre public, dans la mesure où la rareté avérée de la situation dans laquelle il se trouve ne remet pas en cause la notion ancestrale de binaritré des sexes, ne s’agissant aucunement dans l’esprit du juge de voir reconnaître l’existence d’un quelconque « troisième sexe », ce qui dépasserait sa compétence, mais de prendre simplement acte de l’impossibilité de rattacher en l’espèce l’intéressé à tel ou tel sexe et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée.

C’est pourquoi conviendra-t-il d’ordonner que soit substitué dans son acte de naissance à la mention « de sexe masculin », la mention « sexe : neutre », qui peut se définir comme n’appartenant à aucun des genres masculin ou féminin, préférable à « intersexe » qui conduit à une catégorisation qu’il convient d’éviter (ne s’agissant pas de reconnaître un nouveau genre) et qui apparaît plus stigmatisante (...) ».

2. L’arrêt de la cour d’appel d’Orléans du 22 mars 2016

15. Saisie par la procureure générale près le tribunal de grande instance de Tours, la cour d’appel d’Orléans infirma le jugement du 20 août 2015 par un arrêt du 22 mars 2016. L’arrêt comporte les motifs suivants :

« (...) Attendu qu’aux termes de l’article 57 du code civil, l’acte de naissance énoncera (...) le sexe de l’enfant (...),

Attendu qu’il résulte des pièces médicales produites aux débats par [le requérant] que lors du développement fœtal, la différenciation sexuelle qui s’effectue normalement à partir de la huitième semaine n’a pas abouti (...) de sorte qu’il présentait dès la naissance une trajectoire atypique du développement sexuel chromosomique, gonadique et anatomique et que les marqueurs de la différenciation sexuelle n’étaient pas tous clairement masculins ou féminins,

Attendu qu’en l’absence de production d’hormone sexuelle (...), aucun caractère sexuel secondaire n’est apparu, ni de type masculin ni de type féminin, le bourgeon génital embryonnaire ne s’étant jamais développé, ni dans un sens ni dans l’autre, de sorte que si [le requérant] dispose d’un caryotype XY, c’est-à-dire masculin (...), il présente indiscutablement et aujourd’hui encore une ambiguïté sexuelle (...),

Attendu que [le requérant] a été déclaré à l’état civil comme appartenant au sexe masculin,

Attendu que, si le principe d’indisponibilité de l’état des personnes conduit à ce que les éléments de l’état civil soient imposés à la personne, le principe du respect de la vie privée conduit à admettre des exceptions,

Que tel doit être le cas lorsqu’une personne présente, comme [le requérant], une variation du développement sexuel,

Qu’en effet, dans une telle situation la composition génétique (génotype) ne correspond pas à l’apparence physique (phénotype), qui elle-même ne peut pas toujours être clairement associée au sexe féminin ou au sexe masculin,

Que dès lors, l’assignation de la personne, à sa naissance, à une des deux catégories sexuelles, en contradiction avec les constatations médicales qui ne permettent pas de déterminer le sexe de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette assignation et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte,

Attendu qu’en considération de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales dans la mise en œuvre des obligations qui leur incombent au titre de l’article 8 de la Convention (...), il doit être recherché un juste équilibre entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel,

Que ce juste équilibre conduit à leur permettre d’obtenir, soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que soit modifié le sexe qui leur a été assigné, dès lors qu’il n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social,

Attendu qu’en l’espèce [le requérant] présente une apparence physique masculine, qu’il s’est marié en 1993 et que son épouse et lui ont adopté un enfant,

Attendu qu’il demande la substitution de la mention « sexe neutre » ou « intersexe » à la mention « sexe masculin »,

Attendu que cette demande, en contradiction avec son apparence physique et son comportement social, ne peut être accueillie,

Attendu qu’au surplus, en l’état des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, il n’est pas envisagé la possibilité de faire figurer, à titre définitif, sur les actes d’état civil une autre mention que sexe masculin ou sexe féminin, même en cas d’ambiguïté sexuelle,

Qu’admettre la requête [du requérant] reviendrait à reconnaître, sous couvert d’une simple rectification d’état civil, l’existence d’une autre catégorie sexuelle, allant au‑delà du pouvoir d’interprétation de la norme du juge judiciaire et dont la création relève de la seule appréciation du législateur,

Que cette reconnaissance pose en effet une question de société qui soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates alors que les personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations, y compris de celles que pourrait susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie (...) ».

3. L’arrêt de la Cour de cassation du 4 mai 2017

16. Le 4 mai 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant par un arrêt ainsi motivé :

« (...) attendu que la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin ;

Et attendu que, si l’identité sexuelle relève de la sphère protégée par l’article 8 de la Convention (...), la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ; que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination ;

Que la cour d’appel, qui a constaté que [le requérant] avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portée dans son acte de naissance, a pu en déduire, sans être tenue de le suivre dans le détail de son argumentation, que l’atteinte au droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi (...) ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. À la date des faits litigieux, les article 57 et 99 du code civil disposaient que :

Article 57

« L’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant, les prénoms qui lui seront donnés, le nom de famille, suivi le cas échéant de la mention de la déclaration conjointe de ses parents quant au choix effectué, ainsi que les prénoms, noms, âges, professions et domiciles des père et mère et, s’il y a lieu, ceux du déclarant (...) ».

Article 99

« La rectification des actes de l’état civil est ordonnée par le président du tribunal.

La rectification des jugements déclaratifs ou supplétifs d’actes de l’état civil est ordonnée par le tribunal.

La requête en rectification peut être présentée par toute personne intéressée ou par le procureur de la République ; celui-ci est tenu d’agir d’office quand l’erreur ou l’omission porte sur une indication essentielle de l’acte ou de la décision qui en tient lieu.

Le procureur de la République territorialement compétent peut procéder à la rectification administrative des erreurs et omissions purement matérielles des actes de l’état civil ; à cet effet, il donne directement les instructions utiles aux dépositaires des registres ».

18. La loi no 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique a inséré le paragraphe suivant après le premier alinéa de l’article 57 du code civil :

« En cas d’impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l’enfant au jour de l’établissement de l’acte [de naissance], le procureur de la République peut autoriser l’officier de l’état civil à ne pas faire figurer immédiatement le sexe sur l’acte de naissance. L’inscription du sexe médicalement constaté intervient à la demande des représentants légaux de l’enfant ou du procureur de la République dans un délai qui ne peut être supérieur à trois mois à compter du jour de la déclaration de naissance. Le procureur de la République ordonne de porter la mention du sexe en marge de l’acte de naissance et, à la demande des représentants légaux, de rectifier l’un des ou les prénoms de l’enfant ».

19. La même loi a inséré le paragraphe suivant après le premier alinéa de l’article 99 du code civil :

« La rectification de l’indication du sexe et, le cas échéant, des prénoms est ordonnée à la demande de toute personne présentant une variation du développement génital ou, si elle est mineure, à la demande de ses représentants légaux, s’il est médicalement constaté que son sexe ne correspond pas à celui figurant sur son acte de naissance. »

20. Le paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 sur les règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation (ancien paragraphe 228 b) de l’instruction générale du 21 septembre 1955 relative à l’état civil, telle que modifiée par une instruction du 19 février 1970) prévoit que :

« 55. Sexe de l’enfant

Lorsque le sexe d’un nouveau-né est incertain, il convient d’éviter de porter l’indication de « sexe indéterminé » dans son acte de naissance. Il y a lieu de conseiller aux parents de se renseigner auprès de leur médecin pour savoir quel est le sexe qui apparaît le plus probable compte tenu, le cas échéant, des résultats prévisibles d’un traitement médical. Ce sexe sera indiqué dans l’acte, l’indication sera, le cas échéant, rectifiée judiciairement par la suite en cas d’erreur.

Si, dans certains cas exceptionnels, le médecin estime ne pouvoir immédiatement donner aucune indication sur le sexe probable d’un nouveau-né, mais si ce sexe peut être déterminé, définitivement, dans un délai d’un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés, il pourrait être admis, avec l’accord du procureur de la République, qu’aucune mention sur le sexe de l’enfant ne soit initialement inscrite dans l’acte de naissance. Dans une telle hypothèse, il convient de prendre toutes mesures utiles pour que, par la suite, l’acte de naissance puisse être effectivement complété par décision judiciaire.

Dans tous les cas d’ambiguïté sexuelle, il doit être conseillé aux parents de choisir pour l’enfant un prénom pouvant être porté par une fille ou par un garçon. »

Documents internes pertinents

1. AVIS DU défenseur des droits

21. Dans son avis du 20 février 2017 « relatif au respect des droits des personnes intersexes »(no 17-04), le Défenseur des droits relève sous le titre « l’intersexualité, une réalité protéiforme difficile à appréhender », que toutes les sociétés humaines sont fondées sur la binarité de sexe, femmes et hommes, et qu’à cet égard les connaissances scientifiques montrent qu’il n’y a pas de critère unique qui permettrait de définir clairement le sexe d’un individu mais plusieurs caractéristiques ; ces caractéristiques, qui reflètent les étapes des avancées de la science, sont aujourd’hui analysées comme un ensemble, aucune caractéristique n’étant considérée comme prépondérante pour déterminer le sexe : l’anatomie et les organes génitaux extérieurs (pénis/vagin ; début du XIXe siècle), les gonades (testicules/ovaires ; XIXe siècle), les hormones (testostérone/œstrogène ; début XXe siècle), ou encore la génétique (chromosomes XY ou XX, voire une autre combinaison encore avec la découverte des chromosomes atypiques qui date de 1959 ; puis à partir des années 1970, les gènes). Il relève de plus que, depuis toujours, certains individus présentent des caractéristiques sexuelles dites ambiguës, et que tous les niveaux d’interactions entre ces différentes caractéristiques mâles ou femelles étant possibles, savoir quel est le niveau décisif de masculin ou de féminin chez un individu peut donc s’avérer être une quête infinie. Il relève aussi que de telles variations du développement sexuel peuvent être diagnostiquées au stade prénatal, à la naissance, à la puberté, voire plus tard dans la vie.

22. Le Défenseur des droits fait valoir que l’assignation juridique à la naissance des enfants intersexes au sexe masculin ou féminin peut constituer une atteinte à leur droit au respect de la vie privée. Selon lui, trois mesures pourraient être envisagées, ensemble ou séparément, pour lever cette difficulté : supprimer la mention du sexe à l’état civil ; créer une troisième catégorie de sexe à l’état civil ; faciliter le changement du sexe à l’état civil. Il juge la première difficilement réalisable en l’état actuel du droit positif, certaines normes juridiques étant fondées sur le sexe pour lutter contre les discriminations. Il ne se prononce pas sur la deuxième, qui relève, selon lui, du choix des décideurs politiques, mais estime qu’il faudrait dans ce cas choisir une mention qui ne soit pas perçue comme stigmatisante pour la majorité des personnes intersexes et préconise d’opter pour « neutre », « intersexe » ou l’absence de mention, plutôt que pour « non spécifique » ou indéterminé ». Il considère par ailleurs que toute personne devrait avoir le droit de ne pas renseigner la mention de son sexe sur les documents de la vie courante.

2. Rapport « variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions »

23. Le rapport d’information intitulé « variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions » enregistré à la présidence du Sénat le 23 février 2017, relève que l’adjectif « intersexes » est un terme générique recouvrant de nombreuses variations des caractéristiques sexuelles, qui n’ont pas toutes les mêmes conséquences pour les individus concernés. Il renvoie à la définition de l’« intersexualité » que donne le commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, selon laquelle « on qualifie d’intersexes les personnes qui, compte tenu de leur sexe chromosomique, gonadique ou anatomique, n’entrent pas dans la classification établie par les normes médicales des corps dits masculins et féminins. Ces spécificités se manifestent, par exemple, au niveau des caractéristiques sexuelles secondaires comme la masse musculaire, la pilosité, la stature, ou des caractéristiques sexuelles primaires telles que les organes génitaux internes et externes et/ou la structure chromosomique et hormonale ». Cela étant, le rapport appelle à retenir comme terminologie officielle la notion de « variation du développement sexuel ».

24. Le rapport examine notamment les « enjeux et défis posés à l’ordre juridique français par l’éventuelle reconnaissance d’un « sexe neutre » ou « indéterminé » :

« (...) Les différentes auditions ont mis en lumière le consensus des personnes entendues en ce qui concerne les profondes répercussions que la reconnaissance d’un « sexe neutre » en droit français aurait sur nos règles de droit construites à l’aune de la binarité des sexes.

Comme l’ont rappelé Astrid Marais, professeure de droit à l’Université de Bretagne occidentale, et Philippe Reigné, professeur du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), certaines de ses règles tendent à s’estomper aujourd’hui – avec notamment le mariage des personnes de même sexe –, mais d’autres perdurent, comme celles qui concernent la filiation et la procréation artificielle.

Comme l’indique le ministère de la Justice, « L’identité sexuelle mentionnée à l’état civil constitue (...) un élément nécessaire de notre organisation sociale et juridique en raison notamment de ses incidences sur le droit de la famille, la filiation, la procréation ». La reconnaissance d’un « sexe neutre » entraînerait ainsi « des modifications profondes dans notre système d’état-civil, celui-ci reposant sur le postulat que tous les individus ont un sexe déterminé même si une tolérance est admise quant au délai dans lequel la mention de ce sexe doit être portée à l’état civil. »

La professeure Astrid Marais partage cette appréciation. Au cours de son audition, le 13 décembre 2016, elle a par ailleurs souligné que l’admission d’un sexe neutre aurait également un impact sur l’avenir familial de l’individu « intersexes » qui voudrait avoir des enfants après être devenu de sexe neutre, puisqu’il lui serait alors impossible d’établir le lien de filiation.

Elle a également posé la question de savoir si la procréation artificielle, actuellement réservée aux couples hétérosexuels, ne devrait pas être ouverte aussi, alors, aux individus de sexe neutre.

Enfin, elle a mis en exergue le fait que d’autres règles de droit pourraient également être perturbées par l’admission d’un sexe neutre, notamment celles qui visent à imposer des quotas afin de garantir l’égalité homme-femme : « Devra-t-on constater que, confrontés aux mêmes discriminations fondées sur le sexe que les femmes, les personnes intersexes devraient bénéficier de quotas ? Dans l’affirmative, comment mettre en œuvre ces quotas ? »

Ce point a également été mis en lumière par la Direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice, qui n’a pas manqué de relever que « Les divers dispositifs destinés à lutter contre les discriminations femme/homme (en particulier les dispositifs destinés à promouvoir la parité femme/homme) pourraient difficilement subsister dans l’hypothèse de l’instauration d’une catégorie de sexe « neutre », « autre » ou « indéterminé ». »

Les implications sont donc considérables.

En conclusion, les co-rapporteures estiment que s’il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes « intersexes », toute réforme du statut juridique de ces personnes devrait exiger une réflexion très approfondie.

Là encore, on en revient à la nécessité de procéder à l’établissement de statistiques fiables sur les personnes potentiellement concernées, pour évaluer au préalable la portée d’un tel bouleversement (...) ».

3. Rapport « État civil de demain et transidentité »

25. Le rapport intitulé « état civil de demain et transidentité » (mai 2018 ; réalisé dans le cadre d’un appel à projet de la mission de recherche Droit & Justice) procède à une évaluation de la mise en œuvre du paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 sur les règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation (paragraphe 20 ci-dessus). Se fondant sur les données figurant dans le répertoire national d’identification des personnes physiques tenu par l’institut national de la statistique et des études économiques (« INSEE »), il indique que vingt-huit personnes nées entre le 1er janvier 2013 et le 27 février 2017 étaient répertoriées à cette dernière date avec la mention « i » (indéterminé) et, que, sur cette même période, vingt-cinq personnes avaient été répertoriées après la naissance avec une telle mention bien qu’elles en aient changé depuis. Au total donc, entre 2013 et 2017, cinquante-trois personnes ont été enregistrées à l’état civil sans mention ou avec une mention autre que le masculin ou le féminin et répertoriées au répertoire national d’identification des personnes physique comme ayant un sexe « i ». Il précise notamment que ces chiffres, qui n’impliquent pas qu’il n’y aurait eu que cinquante-quatre personnes nées intersexuées en France durant cette période, confirment que tous les enfants intersexués sont à terme rattachés aux sexes masculin ou féminin dans la mesure où on ne trouve aucune personne dans le fichier né avant 2013.

4. Étude du conseil d’État

26. Dans son étude réalisée à la demande du Premier ministre, intitulée « révision de la loi bioéthique : quelles options pour demain ? » (28 juin 2018), le Conseil d’État examine les modalités de prise en charge médicale des enfants présentant des variations du développement génital. À cet égard, il comprend les développements suivants :

« (...) Les variations du développement génital renvoient à des situations médicales congénitales caractérisées par un développement atypique du sexe chromosomique (ou génétique), gonadique (c’est‐à‐dire des glandes sexuelles, testicules ou ovaires) ou anatomique (soit le sexe morphologique visible). Les personnes nées avec de telles variations des caractéristiques sexuées sont parfois qualifiées d’« intersexes » ou « intersexuées ».

Les causes et les manifestations de ces variations sont très variables. On peut, pour simplifier, distinguer trois situations principales [Note de bas de page : Deux autres catégories méritent d’être mentionnées, qui rassemblent néanmoins un très faible nombre de cas : d’une part, les enfants dit ovo‐testicular DSD, chez lesquels cohabitent les structures masculine et féminine, d’autre part, les enfants dont les configurations hormonales et chromosomiques sont « normales » mais qui présentent des lésions importantes de la partie inférieure du corps (exstrophie vésicale, exstrophie du cloaque, aphallie)].

La première regroupe les enfants XX, pour lesquels l’appartenance au sexe féminin ne pose pas de question, qui naissent avec des organes génitaux inhabituels sur le plan anatomique (développement inhabituel du clitoris et absence d’ouverture du vagin au périnée), le plus souvent atteints d’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS).

Une deuxième catégorie, beaucoup plus hétérogène, rassemble les enfants XY, qui présentent une formule génétique de garçon mais des anomalies, principalement de nature hormonale, qui se traduisent par une formation atypique des organes génitaux (hypospade, testicules non descendus, micropénis).

Une troisième catégorie concerne les enfants présentant une formule chromosomique dite « mosaïque ». La variation la plus rencontrée, qui demeure néanmoins rare, est la variation 45,X/46,XY, qui regroupe les enfants qui ont plusieurs groupes de chromosomes et dont les organes génitaux présentent une forme atypique (...) ».

5. Avis du comité consultatif national d’éthique

27. Dans son avis no 132 intitulé « questions éthiques soulevées par la situation des personnes ayant des variations du développement sexuel » et adopté le 19 septembre 2019, qui n’aborde pas la question de l’état civil, le comité consultatif national d’éthique renvoie en particulier à la définition adoptée par le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations-Unies selon laquelle « les personnes intersexes sont nées avec des caractéristiques sexuelles (génitales, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types corps masculins ou féminins ». Il retient pour sa part les termes de personnes concernées par des « variations du développement sexuel », « qui n’engagent pas l’identité sexuelle future et excluent la notion de maladie, mais sous-entendent l’existence d’une atypie ».

Documents internationaux pertinents

1. Dans le cadre du Conseil de l’Europe
1. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

28. Dans un document thématique intitulé « droits de l’homme et personnes intersexes » (juin 2015), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe souligne notamment les éléments suivants (les notes de bas de page ne sont pas incluses) :

« (...) Recommandations du Commissaire

(...) 4. Les États membres devraient faciliter la reconnaissance des personnes intersexes devant la loi en leur délivrant rapidement des actes de naissance, des documents d’état civil, des papiers d’identité, des passeports et autres documents personnels officiels tout en respectant le droit de ces personnes à l’autodétermination. L’assignation et le changement de sexe/genre dans les documents officiels devraient être effectués selon des procédures souples et offrir la possibilité de ne pas choisir un marqueur de genre spécifié, « masculin » ou « féminin ». Les États membres devraient examiner la nécessité d’indiquer le genre dans les documents officiels (...) ».

Chapitre 1 – Introduction

(...) 1.1. Qui sont les personnes intersexes ?

Lorsqu’un enfant vient au monde, la même question se pose immanquablement : « Fille ou garçon ? » Tout innocente qu’elle soit, cette question montre bien la place essentielle qu’occupent les classifications de sexe et de genre dans notre société, et reflète la catégorisation binaire du sexe des êtres humains. Elle montre aussi que notre compréhension du sexe est limitée car la frontière étanche que nous avons tracée pour séparer le sexe en deux catégories mutuellement exclusives n’a pas d’équivalent dans la nature.

Le sexe assigné à la naissance devient ensuite pour le nouveau-né un fait juridique et social qui l’accompagne tout au long de sa vie. Pendant l’enfance, l’adolescence puis le passage à l’âge adulte, on attend de lui qu’il adopte certains comportements et centres d’intérêt considérés comme des manifestations « normales » du sexe qui lui a été assigné. De plus, ce sexe est clairement indiqué sur ses documents d’identité par la lettre « F » ou « M » et, dans certains pays, son numéro de sécurité sociale commence par un chiffre pair ou impair. Des pictogrammes sexospécifiques signalent à quelles infrastructures réservées aux hommes ou aux femmes il peut avoir accès. De même, toute sa vie durant, il doit cocher « F » ou « M » dans la partie réservée aux données à caractère personnel de divers formulaires et documents, avant d’obtenir le service ou les avantages sollicités.

Si, pour la plupart des gens, l’importance accordée au sexe en tant que critère de classification ne pose pas de difficultés particulières, elle est en revanche une source de graves problèmes pour ceux qui ne s’inscrivent pas clairement dans la dichotomie « féminin » / « masculin ». En effet, la société ne reconnaissant habituellement les personnes qu’en référence à leur sexe, les cadres normatifs en matière de sexe et de genre ont une incidence majeure sur la capacité des personnes intersexes et transgenres à exercer leurs droits fondamentaux.

Il importe de bien faire la différence entre personnes intersexes et personnes transgenres.

On qualifie d’intersexes les personnes qui, compte tenu de leur sexe chromosomique, gonadique ou anatomique, n’entrent pas dans la classification établie par les normes médicales des corps dits masculins et féminins. Ces spécificités se manifestent, par exemple, au niveau des caractéristiques sexuelles secondaires comme la masse musculaire, la pilosité et la stature, ou des caractéristiques sexuelles primaires telles que les organes génitaux internes et externes, et/ou la structure chromosomique et hormonale.

Ces différences peuvent notamment porter sur le nombre de chromosomes sexuels et leur structure (par exemple XXY ou XO), sur les réponses tissulaires aux hormones sexuelles (par exemple le fait d’avoir un ovaire et un testicule, ou des gonades qui contiennent à la fois des tissus ovariens et des tissus testiculaires), ou encore sur l’équilibre hormonal. Certaines personnes possèdent des organes génitaux qui ne sont pas clairement identifiables comme typiquement masculin ou féminin ; on peut donc facilement, dès la naissance, les identifier comme des personnes intersexes. Pour d’autres, en revanche, la détection a lieu plus tard, pendant la puberté, voire à l’âge adulte (absence de menstruations ou développement de caractères physiques qui ne correspondent pas au sexe assigné par exemple). Même si, en règle générale, elles n’ont pas de réels problèmes de santé liés à leur spécificité, les personnes intersexes subissent couramment des traitements médicaux et chirurgicaux – généralement à un très jeune âge – en vue de faire correspondre leur apparence physique à l’un ou l’autre des deux sexes selon la classification binaire, et ce sans leur consentement préalable et pleinement éclairé.

À l’inverse, les personnes transgenres extériorisent une identité de genre innée qui, compte tenu du sexe qui leur a été assigné, ne correspond pas aux attentes de la société en matière de genre. Elles se heurtent souvent à diverses formes de discrimination, en particulier après avoir décidé d’entreprendre un processus de changement de sexe pour mettre leur corps, leur apparence et leur manière de se comporter en adéquation avec leur identité de genre.

Fondamentalement, en raison des opérations chirurgicales et autres interventions médicales de changement de sexe, les personnes intersexes sont privées de leur droit à l’intégrité physique, et, en décidant à leur place, on leur refuse la capacité à construire leur propre identité de genre. De plus, ces interventions perturbent souvent leur bien-être physique et psychologique du fait de retombées négatives qui se manifestent tout au long de la vie : stérilisation, cicatrices très marquées, infections des voies urinaires, diminution ou perte totale des sensations sexuelles, arrêt de la production d’hormones naturelles, dépendance aux médicaments, sentiment profond de violation de leur personne, etc.

Un autre problème grave concerne la non-visibilité des personnes intersexes dans la société. De fait, celles-ci vivent souvent dans le secret et la honte, fréquemment aussi parce qu’elles n’ont pas connaissance des opérations chirurgicales et des traitements auxquels elles ont été soumises pendant leur enfance. L’accès aux dossiers médicaux est généralement rendu très difficile, de même que l’accès à leur histoire personnelle, notamment aux photos de leur jeunesse et autres souvenirs. Il arrive en outre que les personnes intersexes diagnostiquées comme telles plus tard dans leur vie subissent les mêmes traitements invasifs – sans leur consentement libre et éclairé – que ceux administrés aux personnes intersexes identifiées au cours de leur enfance.

Une peur intense d’être stigmatisées et exclues socialement empêche la plupart des personnes intersexes de « sortir du placard », même lorsqu’elles prennent pleinement conscience de leur sexe. De plus, pour une large part, la société ignore encore leur existence car le public ne reçoit quasiment aucune information sur ce sujet. Ainsi, pendant des années, les problèmes de droits de l’homme relatifs au bien-être des personnes intersexes sont restés inconnus ou ont été délibérément ignorés. Mise en avant il y a peu de temps, seulement dans plusieurs enceintes de défense des droits fondamentaux, la souffrance de ces personnes doit encore être reconnue comme un problème urgent par la communauté des droits de l’homme dans son ensemble.

Cette prise de conscience récente est imputable en partie aux travaux précurseurs menés par des personnes intersexes militant pour la défense des droits de l’homme, à des organisations d’autonomisation et de soutien aux patients, dont certaines ont été créées dans les années 1990, ainsi qu’à l’intérêt grandissant du mouvement LGBT (personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres) pour les questions liées à l’intersexuation. Ainsi, en 2009, lors de son assemblée générale, l’Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes (ILGA) a étendu son mandat aux questions d’intersexuation. Un forum intersexe international a ensuite été mis sur pied conjointement avec ILGA-Europe et plusieurs organisations de personnes intersexes. Organisée tous les ans depuis 2011, cette manifestation offre aux militants intersexes du monde entier un espace sûr pour examiner les questions qui les concernent, et pour définir les objectifs et les revendications du mouvement. On recense aussi un certain nombre d’organisations intersexes (ou intégrant des personnes intersexes) aux niveaux local et national. Ces organisations se sont multipliées ces dernières années et leurs effectifs ne cessent de croître.

1.2. Diversité des personnes intersexes

Il est important de ne pas regrouper les personnes intersexes dans une nouvelle catégorie collective, « le troisième sexe » par exemple, qui existerait parallèlement aux hommes et aux femmes. En effet, compte tenu de la grande diversité des personnes intersexes et du fait que nombre d’entre elles s’identifient comme des femmes ou des hommes, tandis que d’autres considèrent qu’elles ne sont ni l’un ni l’autre ou encore qu’elles sont les deux à la fois, une telle classification serait incorrecte. En fait, le qualificatif « intersexe » n’est pas un type en soi, mais plutôt un terme générique qui regroupe l’ensemble des personnes présentant des « variations des caractéristiques sexuelles ». Cette diversité n’est pas spécifique aux personnes intersexes : on rencontre aussi – et cela n’a rien d’étonnant – tout un ensemble de variations de l’anatomie sexuelle chez des hommes et des femmes qui, par ailleurs, répondent aux normes médicales de leurs catégories respectives.

Le terme « hermaphrodite » était très utilisé par les médecins aux XVIIIe et XIXe siècles, avant que le terme « intersexe » ne soit inventé au début du XXe siècle à des fins scientifiques et médicales. Avant l’invention de la classification médicale actuelle appelée « troubles du développement sexuel » (DSD – disorders of sex development), les variations des caractéristiques sexuelles des personnes intersexes étaient classées en plusieurs catégories, les plus courantes étant l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS), le syndrome d’insensibilité aux androgènes (SIA), la dysgénésie gonadique, l’hypospadias et les schémas chromosomiques inhabituels comme XXY (syndrome de Klinefelter) ou XO (syndrome de Turner). Les « vrais hermaphrodites » désignaient les personnes possédant à la fois des ovaires et des testicules.

Un point important mérite d’être souligné : les variations des caractéristiques sexuelles ne sont pas assimilables à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, même si ces trois composantes sont imbriquées dans la formation de la personnalité. Dans sa campagne « Libres & égaux », le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) insiste sur le fait que « les personnes [intersexes] présentent la même gamme d’orientations sexuelles et d’identités de genre que celles qui ne le sont pas ». Dans cette optique, il est incorrect de qualifier les personnes intersexes d’« intersexuelles » car les caractéristiques sexuelles de ces personnes sont sans rapport avec l’orientation sexuelle. Parler d’« identité intersexe » est tout aussi incorrect étant donné que l’intersexuation n’est pas nécessairement une question d’identité ou de perception de soi, mais qu’elle renvoie plutôt à des particularités anatomiques (...).

Chapitre 4 – Reconnaissance juridique du sexe et du genre

Dans toute l’Europe, le sexe de l’enfant doit être précisé dans l’acte de naissance. Seuls deux sexes sont reconnus : « F » et « M ». Cette obligation repose sur la conviction que le sexe d’une personne « fait partie des marqueurs essentiels de son identité » et que toute personne peut être rangée, sans doute possible, dans l’une ou l’autre de ces catégories.

Or, du fait de cette obligation, les parents sont contraints de déclarer que leur enfant est non seulement « “non ambigu” sur le plan juridique, mais aussi non ambigu sur le plan physique ». Dans la plupart des pays, une fois le sexe enregistré, il est difficile, voire légalement impossible, de revenir en arrière, ce qui « expose les personnes concernées à des difficultés parfois considérables ».

4.1. Inscription du sexe sur l’acte de naissance

À la naissance d’un bébé intersexe, les obligations légales et les pressions médicales, inextricablement liées, sont telles que les parents et les enfants sont pris entre le marteau et l’enclume (...).

À ce jour, certains pays autorisent que le sexe de l’enfant soit enregistré ultérieurement s’il ne peut être déterminé immédiatement après la naissance. Cependant, cette mesure est en règle générale temporaire, même dans le cas d’un enfant intersexe (...).

4.3. Marqueurs de sexe/genre non binaires et documents d’identité

À l’heure actuelle en Europe, le sexe/genre doit obligatoirement figurer sur les documents d’identité. Seuls deux choix sont possibles : « F » ou « M ». L’Allemagne, où les cartes d’identité ne mentionnent pas le sexe/genre, fait figure d’exception.

Pour ce qui est des passeports, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) autorise depuis 1945 que le sexe soit indiqué par les lettres « F », « M » ou « X » (c’est-à-dire « non spécifié »). Cela étant, en raison de l’harmonisation des règles de l’Union européenne concernant le contenu de la page d’information des passeports, la mention relative au sexe apposée sur ces documents reste limitée à « F » ou « M » dans les 28 États membres.

Cette situation tranche avec celle d’autres pays comme l’Australie, la Malaisie, le Népal, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud, qui autorisent déjà l’indication « X » (autre sexe) sur les passeports, tandis qu’en Inde trois catégories de genre sont prévues sur le formulaire de demande ce document : « féminin », « masculin » et « autre » (...) ».

2. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

29. Le 12 octobre 2017, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté une résolution intitulée « promouvoir les droits humains et éliminer les discriminations à l’égard des personnes intersexes » (2191 (2017)), dans laquelle elle souligne les éléments suivants :

« 1. Les personnes intersexes naissent avec des caractéristiques sexuelles biologiques qui ne correspondent pas aux normes sociétales ou aux définitions médicales de ce qui fait qu’une personne est de sexe masculin ou féminin. Parfois, ces caractéristiques sont détectées à la naissance ; dans d’autres cas, elles ne deviennent apparentes que plus tard au cours de la vie, notamment au moment de la puberté. (...)

4. Bien que l’on assiste à une prise de conscience croissante de ces questions, des efforts concertés restent nécessaires pour sensibiliser le grand public à la situation et aux droits des personnes intersexes, afin qu’elles soient pleinement acceptées au sein de la société, sans stigmatisation ni discrimination.

5. L’Assemblée souligne l’importance de veiller à assurer que la loi ne crée ni ne perpétue des obstacles à l’égalité pour les personnes intersexes. Pour cela, il faut notamment faire en sorte que les personnes intersexes qui ne s’identifient pas en tant que personne de sexe masculin ou féminin bénéficient de la reconnaissance juridique de leur identité de genre, et que, dans les cas où leur genre n’a pas été correctement enregistré à la naissance, la procédure de rectification du genre soit simple et fondée uniquement sur le principe de l’autodétermination, comme le prévoit la Résolution 2048 (2015) de l’Assemblée sur la discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe. Des modifications de la législation antidiscrimination pourraient également être nécessaires pour couvrir efficacement la situation des personnes intersexes.

(...) 7. (...) l’Assemblée invite les États membres du Conseil de l’Europe :

(...) 7.3. en ce qui concerne l’état civil et la reconnaissance juridique du genre :

7.3.1. à garantir que les lois et les pratiques relatives à l’enregistrement des naissances, en particulier à l’enregistrement du sexe des nouveau-nés, respectent dûment le droit à la vie privée en laissant une latitude suffisante pour prendre en compte la situation des enfants intersexes sans contraindre les parents ni les professionnels de santé à révéler inutilement le statut intersexe d’un enfant ;

7.3.2. à simplifier les procédures de reconnaissance juridique du genre conformément aux recommandations adoptées par l’Assemblée dans sa Résolution 2048 (2015) et à veiller en particulier à ce que ces procédures soient rapides, transparentes et accessibles à tous sur la base du droit à l’autodétermination ;

7.3.3. lorsque les pouvoirs publics recourent à des classifications en matière de genre, à veiller à ce qu’il existe un ensemble d’options pour tous, y compris pour les personnes intersexes qui ne s’identifient ni comme homme ni comme femme ;

7.3.4. à envisager de rendre facultatif pour tous l’enregistrement du sexe sur les certificats de naissance et autres documents d’identité ;

7.3.5. à veiller, conformément au droit au respect de la vie privée, à ce que les personnes intersexes ne soient pas privées de la possibilité de conclure un partenariat civil ou un mariage, ou de rester dans une telle relation après la reconnaissance juridique de leur genre (...) ».

2. Dans le cadre de l’Union Européenne

30. Le 14 février 2019, le Parlement européen a adopté une résolution sur les droits des personnes intersexuées (2018/2878(RSP)), dont les extraits pertinents sont les suivants :

« (...) Le Parlement européen (...)

A. considérant que les personnes intersexuées sont nées avec des caractéristiques sexuelles physiques qui ne correspondent pas aux normes médicales ou sociales associées au corps féminin ou au corps masculin, et que ces variations de caractéristiques sexuelles peuvent se manifester par des caractéristiques primaires (comme les organes génitaux internes et externes et la structure chromosomique et hormonale) et/ou par des caractéristiques secondaires (comme la masse musculaire, la pilosité et la taille) ;

(...)

J. considérant que certaines personnes intersexuées ne s’identifieront pas au genre qui leur est attribué d’un point de vue médical à la naissance ; qu’une reconnaissance juridique du genre fondée sur l’autodétermination n’est possible que dans six États membres ; que de nombreux États membres exigent toujours la stérilisation lors de la procédure de reconnaissance juridique du genre ;

(...) Documents d’identité

9. souligne l’importance de procédures souples de déclaration à la naissance ; salue les lois adoptées dans certains États membres qui autorisent la reconnaissance juridique du genre sur la base de l’autodétermination ; encourage les autres États membres à adopter une législation similaire, comprenant des procédures souples pour changer les marqueurs de genre, pour autant qu’ils continuent d’être déclarés, et les noms sur les actes de naissance et les documents d’identité (y compris la possibilité de noms neutres du point de vue du genre) (...) ».

31. Dans les « lignes directrices visant à promouvoir et garantir le respect de tous les droits fondamentaux des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées » (24 juin 2013 ; 11153/13 COHOM 125 COPS 240 PESC 728), le Conseil de l’Union européenne indique que « le terme intersexuation désigne des ambiguïtés anatomiques où les organes génitaux sont difficiles à définir comme mâles ou comme femelles selon les standards culturels habituels, et comprend des différences aux niveaux des chromosomes, gonades et organes génitaux ».

32. Dans un document relatif à la situation des droits fondamentaux des personnes intersexuées (publié en anglais en avril 2015 sous le titre The Fundamental Rights situation of intersex people), l’agence des droits fondamentaux de l’Union européenne relève que ces personnes resteront vulnérables à la discrimination tant que l’identité de genre ne sera pas enregistrée de manière appropriée dans les registres d’état civil, et tant qu’elles seront médicalement diagnostiquées comme des hommes ou des femmes avec un trouble de santé. Elle ajoute que des alternatives aux marqueurs de genre dans les documents d’identité devraient être envisagées pour protéger les personnes intersexuées, ainsi que la possibilité d’inclure un marqueur de genre neutre, et précise que c’est particulièrement important s’agissant des registres et certificats de naissance lorsque le sexe du nouveau-né n’est pas clair. L’agence des droits fondamentaux précise que, dans le cadre de ce document, le terme « intersex » désigne des variations des caractéristiques corporelles d’une personne qui ne correspondent pas strictement à la définition médicale de l’homme ou de la femme, ces caractéristiques pouvant être chromosomiques, hormonales et/ou anatomique et pouvant varier à divers degrés.

3. Dans le cadre de l’Organisation des Nations unies

33. Le haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a publié en 2015 une note d’information intitulée « intersexe » qui comporte notamment les éléments suivants :

« Que signifie « intersexe » ?

Les personnes intersexes sont nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins.

Le terme intersexe s’emploie pour décrire une large gamme de variations naturelles du corps. Celles-ci peuvent être apparentes à la naissance ou seulement à la puberté. Certaines variations intersexes chromosomiques peuvent ne présenter aucun signe extérieur.

D’après les experts, entre 0,05 % et 1,7 % de la population mondiale naît avec des caractères intersexués, le haut de la fourchette étant comparable à la proportion de personnes aux cheveux roux.

Être intersexe concerne les caractères du sexe biologique et ne désigne ni l’orientation sexuelle ni l’identité de genre. Les personnes intersexes peuvent être hétérosexuelles, gays, lesbiennes, bisexuelles ou asexuées, et s’identifier comme femme, homme, les deux ou ni l’un ni l’autre.

Parce que leur corps est considéré comme différent, les enfants et adultes intersexes sont souvent stigmatisés et subissent de multiples violations de leurs droits humains, tels que les droits à la santé, à l’intégrité physique, à l’égalité et à la non-discrimination et le droit à ne pas être soumis à la torture ou à de mauvais traitements (...).

Discrimination

(...) Certaines personnes intersexes se heurtent aussi à des obstacles et à des pratiques discriminatoires lorsqu’elles souhaitent faire modifier la mention du sexe figurant sur leur acte de naissance ou d’autres documents officiels (...).

Mesures à prendre

États :

(...) Adopter des lois qui facilitent les procédures de modification de la mention du sexe sur l’acte de naissance et d’autres documents officiels des personnes intersexes (...) ».

éléments de droit comparé

34. La Cour a procédé à une recherche de droit comparé couvrant trente‑sept États parties à la Convention autres que la France (l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie‑Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine du Nord, Malte, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République de Moldova, la République slovaque, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Serbie, la Slovénie, la Turquie et l’Ukraine).

35. Il en ressort que dans trente et un de ces États, il n’est pas possible d’opter pour l’inscription sur l’acte de naissance et les documents officiels d’un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin ». Il convient néanmoins de préciser qu’en Arménie, le certificat de naissance et, subséquemment, les documents d’identification, peuvent, sur le fondement d’un certificat médical, indiquer « incertain » au titre du sexe.

36. S’agissant en particulier du Royaume-Uni, la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays-de Galles, qui avait été saisie à la suite d’un jugement concluant que le rejet de la demande d’une personne intersexuée de se voir délivrer un passeport indiquant que son genre était indéterminé n’emportait pas violation des article 8 et 14 de la Convention, a jugé le 10 mars 2020 que pourrait découler de ces dispositions une future obligation positive de reconnaître l’identité non-binaire (Elan-Cane, R (on the application of) v The Secretary of State for the Home Department & Anor [2020], EWCA Civ 363). Par un arrêt du 15 décembre 2021, la Cour Suprême a infirmé cette solution, eu égard en particulier à la large marge d’appréciation dont disposent les États parties en l’absence de consensus, la complexité et le caractère sensible de la question, et la nécessité de mettre en balance des intérêts privés et publics concurrents (R (on the application of Elan-Cane) (Appellant) v Secretary of State for the Home Department (Respondent), [2021] UKSC 56).

37. Cinq pays – l’Allemagne, l’Autriche, l’Islande, les Pays‑Bas et Malte – ont ouvert la possibilité d’obtenir d’autres mentions que « masculin » ou « féminin ». En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé le 10 octobre 2017 que le rejet de la demande d’une personne intersexuée tendant au remplacement dans le registre des naissances de la mention féminin par la mention « inter/divers » était constitutif d’une violation de ses droits à la protection de la personnalité et une discrimination fondée sur le sexe. La loi sur l’état civil a en conséquence été amendée en 2018, et la mention « divers » peut désormais figurer sur le registre des naissances, à la demande des parents lorsqu’il est procédé à l’enregistrement post-natal, ou postérieurement, à la demande de la personne concernée. En Autriche, les personnes intersexuées peuvent obtenir l’inscription des mentions « divers », « inter » ou « ouvert » ou la suppression de la mention du sexe sur leur acte de naissance, lequel sert de base pour l’établissement des documents d’identification tels que le passeport et le permis de conduire. En Islande, il est possible d’obtenir les mentions « neutre » sur l’acte de naissance et « X » sur les passeports. Aux Pays-Bas, plusieurs décisions de justice ont permis la substitution sur l’acte de naissance de personnes intersexuées de la mention « masculin » ou « féminin » par la formule « le genre ne peut être établi », ce qui autorise ensuite de faire figurer « X » plutôt que « M » ou « F » sur le passeport. À Malte, la mention « non-déclaré » peut figurer sur le certificat de naissance au titre du genre, et la mention « X », sur les passeports.

38. Enfin, la question de la reconnaissance non binaire du genre a récemment été ou est à l’étude au niveau gouvernemental ou parlementaire dans plusieurs pays, dont la Belgique, Chypre, l’Irlande, la Norvège et l’Espagne.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

39. Le requérant, qui indique être une personne intersexuée, se plaint du rejet de sa demande tendant à ce que la mention « neutre » ou « intersexe » soit inscrite sur son acte de naissance à la place de « masculin ». Il invoque l’article 8 de la Convention aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Remarques préliminaires

40. Le requérant déclare être une personne intersexuée (paragraphes 4-11 ci-dessus), ce que le Gouvernement confirme. Renvoyant à l’expression retenue par le comité consultatif national d’éthique dans son avis no 132 (paragraphe 27 ci-dessus), le Gouvernement reconnaît que le requérant est « une personne ayant des variations de développement sexuel », dite « intersexuée » (paragraphe 55 ci-dessous). Par ailleurs, à l’instar du tribunal de grande instance de Tours (paragraphe 14 ci-dessus), la cour d’appel de d’Orléans a relevé que le requérant « présent[ait] indiscutablement et aujourd’hui encore une ambiguïté sexuelle » (paragraphe 15 ci-dessus). L’arrêt d’appel précise que, lors du développement fœtal, la différenciation sexuelle n’a pas abouti, de sorte que le requérant présentait dès la naissance une trajectoire atypique du développement sexuel chromosomique, gonadique et anatomique, et que les marqueurs de la différenciation sexuelle n’étaient pas tous clairement masculins ou féminins.

41. À cet égard, le requérant produit devant la Cour des certificats médicaux (paragraphes 6-9 ci-dessus) dont il ressort que sa situation biologique intersexuée, caractérisée notamment par le fait qu’il n’a ni testicules ni ovaires, était établie dès ses premiers jours et qu’elle n’avait pas évolué lorsque, alors qu’il avait soixante-trois ans, il a saisi les juridictions internes de sa demande tendant au remplacement sur son acte de naissance de la mention « sexe : masculin » par la mention « sexe : neutre » ou, à défaut, « intersexe ».

42. De l’ensemble de ces éléments, la Cour déduit qu’il est avéré que, biologiquement, le requérant ne relève ni de la catégorie « masculin » ni de la catégorie « féminin ».

43. Elle en conclut qu’il existe ainsi une discordance entre son identité biologique, dont il revendique la reconnaissance, et son identité juridique.

44. Il s’ensuit que la présente requête, qui ne concerne pas la question de l’autodétermination du genre, soulève la seule question des conséquences au regard du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, de l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin à une personne qui, étant biologiquement intersexuée, ne relève ni de l’un ni de l’autre.

2. Sur la recevabilité

45. La Cour note que le Gouvernement ne met pas en cause la recevabilité de la requête. En particulier, il ne conteste pas l’applicabilité de l’article 8.

46. Le requérant évoque son « état incontesté d’intersexuation à la fois biologique (caractéristiques sexuées) et psychologiques (identité de genre) », et souligne que ces deux composantes de sa vie privée relèvent de la sphère protégée par cette disposition.

47. S’agissant de l’applicabilité de l’article 8, il suffit à la Cour de rappeler que l’identité personnelle, dont le genre est un des éléments, relève du droit au respect de la vie privée qu’il consacre (voir, par exemple, mutatis mutandis, X et Y c. Roumanie, no 2145/16, § 106, 19 janvier 2021, Y.T. c. Bulgarie, no 41701/16, § 38, 9 juillet 2020, et A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 92-95, 6 avril 2017, ainsi que les références qui y figurent).

48. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

3. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

49. Selon le requérant, le rejet de sa demande revient à nier la réalité de son sexe et porte atteinte à son identité de genre. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour relative aux personnes transgenres, dont il ressort que l’identité et l’identification sexuée relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 et que la notion d’autonomie personnelle comprend la liberté de définir son appartenance sexuelle.

50. Le requérant soutient qu’il y a ingérence dans l’exercice de son droit à la vie privée et que son cas doit donc être examiné à l’aune de l’obligation négative de non-ingérence plutôt qu’au regard des obligations positives de l’État. Il fait valoir que c’est bien un acte qui est reproché à l’État, l’inscription de la mention du sexe masculin sur son acte de naissance. Se référant aux arrêts Sinan Işık c. Turquie (no 21924/05, CEDH 2010), et Tasev c. Macédoine du Nord (no 9825/13, 16 mai 2019), il souligne que la Cour a estimé qu’il y avait une ingérence dans les droits des individus dans des affaires imposant l’inscription à l’état civil de l’appartenance à une communauté ethnique ou religieuse. Le requérant renvoie par ailleurs à l’arrêt Y.Y. c. Turquie (no 14793/08, 10 mars 2015). Il souligne de plus que sa demande tend seulement à ce qu’il soit reconnu que la mention inscrite sur son état civil est erronée et à ce qu’elle soit remplacée par une mention conforme à la réalité. Il fait valoir qu’il ne demande ni la création d’un droit particulier – il note que l’article 57 du code civil, relatif au contenu de l’acte de naissance, ne prévoit pas que la mention « masculin » ou « féminin » doit y figurer – ni la reconnaissance de principe d’une troisième catégorie de sexe ou de genre, qui du reste, selon lui, existerait déjà. Il renvoie sur ce dernier point au paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 sur les règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation et au document 9303 de l’Organisation de l’aviation civile internationale relatif aux documents de voyage lisibles à la machine (partie 4), qui permet d’inscrire une troisième catégorie de genre sur les passeports, applicable en France via le Règlement (CE) no 2252/2004 du Conseil du 13 décembre 2004 établissant des normes pour les éléments de sécurité et les éléments biométriques intégrés dans les passeports et les documents de voyage délivrés par les États membres (annexe 2). Il rappelle qu’il demande uniquement la reconnaissance de son identité. D’après le requérant, l’examen de son grief à l’aune des obligations négatives est justifié par le principe de subsidiarité, qui requiert que la Cour s’en tienne à l’appréciation des faits retenue par les juridictions internes. Selon lui, les juridictions françaises auraient examiné sa cause sous l’angle de l’obligation négative de non-ingérence. Il soutient que cela est également justifié par le principe d’effectivité, qui exige que, lorsque l’examen d’un grief peut se faire sous l’angle des obligations positives ou négatives, il convient d’opter pour l’examen sous l’angle des obligations négatives, qui permet l’exercice d’un contrôle plus complet. Il se réfère à cet égard aux arrêts Demir et Baykara c. Turquie [GC] (no 34503/97, § 116, 12 novembre 2008), et Keegan c. Irlande (26 mai 1994, §§ 51-52, série A no 290).

51. Le requérant fait ensuite valoir que le refus qui lui a été opposé ne repose sur aucune base légale : aucun texte n’interdit expressément l’inscription de la mention « sexe neutre » et, selon lui, il n’existe pas de base légale implicite prévisible.

52. Quant au but de l’ingérence, le requérant note tout d’abord que la Cour de cassation a retenu que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime dans la mesure où elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique. Or, selon lui, un tel but ne pourrait être rattaché à l’un des buts légitimes qui sont énumérés, de manière exhaustive au second paragraphe de l’article 8. Il relève ensuite que le Gouvernement invoque la préservation des droits d’autrui. Il invite la Cour à procéder à un examen approfondi de cette allégation, comme elle l’a fait dans les affaires Y.Y. c. Turquie, précitée, et Taddeucci et McCall c. Italie (no 51362/09, 30 juin 2016), soutenant que cela la conduira à la rejeter. Il rappelle qu’il ne réclame pas de modifier les documents d’autrui et n’entend pas mettre en péril le système d’état civil, dont il ne demande pas la réforme, ni provoquer une refonte des règles. Il fait valoir que pour faire droit à sa demande, il suffit d’une mention correspondant à son sexe sur son état civil. Il ajoute que ce changement sera sans effet sur les droits de son épouse ou de son enfant.

53. S’agissant ensuite de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le requérant souligne tout d’abord que les inconvénients pour lui de l’impossibilité de l’inscription de la mention « sexe neutre » sont plus importants que les avantages que la société en retire. Il souligne que la reconnaissance d’un sexe ou d’une identité de genre neutre lui permettrait de mettre fin aux discriminations et aux souffrances psychiques qu’il endure. Il renvoie quant à ce dernier point au « conflit entre la réalité sociale et le droit [qui] place la personne [concernée] dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété » que la Cour a identifié dans l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC] (no 28957/95, § 77, CEDH 2002‑VI), expliquant que le seul moyen de résoudre ce conflit est de jouer, dans la sphère publique, un rôle qui ne lui correspond pas. Quant aux répercussions pour la société, elles seraient marginales puisqu’il ne demande pas la reconnaissance générale d’un sexe neutre mais le traitement de sa situation individuelle et qu’il n’y aurait pas d’obstacle technique, informatique par exemple, à rectifier la mention « masculin » par « neutre », modification qui pourrait, en tout état de cause, être effectuée à la main. À ce titre, il fait valoir que, selon l’INSEE, en février 2017, vingt-huit personnes étaient enregistrées au répertoire national d’identification des personnes physiques dans une catégorie autres que « masculin » ou « féminin », en vertu du paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 précitée (paragraphe 20 ci-dessus). Au contraire, une telle reconnaissance présenterait l’avantage pour l’État de rétablir l’état civil dans sa fonction d’identification. Le requérant admet que la reconnaissance d’un sexe neutre dans l’état civil pourrait impliquer un travail de coordination législative, mais estime que celui-ci ne serait pas considérable, les règles sexuées n’étant pas très nombreuses en droit français et pouvant, dans certains cas, être adaptées par une simple interprétation s’agissant par exemple des règles de parité et de filiation.

54. Enfin, le requérant estime que, dès lors que les intérêts en présence – les siens et ceux de la société – convergent, il n’y a pas lieu de prendre en compte la marge d’appréciation de l’État. À supposer qu’il le faille, il conviendrait de retenir que cette marge d’appréciation est restreinte dès lors que, comme la Cour l’a jugé dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précité, § 123), la reconnaissance du sexe ou du genre touche à un aspect essentiel de l’identité intime des personnes, voire de leur existence même et que l’ingérence dénoncée est grave puisqu’elle nie cette identité et que sa finalité manque de légitimité. À l’appui de la définition d’une marge d’appréciation restreinte, le requérant fait valoir qu’une « nette tendance » vers la reconnaissance de l’identité non-binaire des personnes intersexuées peut être observée dans plusieurs États (il évoque Malte, l’Allemagne, le Royaume‑Uni, l’Inde et l’Australie) et que divers organes internationaux réclament une telle reconnaissance (il évoque l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, l’agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, le haut‑commissaire aux droits de l’homme des Nations unies et la commission internationale de l’état civil). Il conteste aussi l’affirmation du Gouvernement selon laquelle l’affaire relève du champ de l’éthique et de la morale, ce qui impliquerait qu’une large marge d’appréciation soit laissée à l’État.

b) Le Gouvernement

55. Le Gouvernement reconnaît que le requérant « est une personne ayant des variations de développement sexuel [il précise dans une note de bas de page qu’il s’agit de l’expression retenue par le Comité national d’éthique dans son avis no 132 du 19 septembre 2019], dite « intersexuée » ».

56. Contrairement au requérant, le Gouvernement soutient que le rejet de sa demande n’est pas constitutif d’une ingérence dans sa vie privée. Il renvoie à cet égard à l’arrêt Hämäläinen c. Finlande [GC] (no 37359/09, CEDH 2014) et relève que le requérant se plaint en substance non d’un acte mais de l’inaction de l’État, dont le système juridique ne permettrait pas de mettre en adéquation son état civil avec son intersexuation. Il conviendrait donc, selon lui, d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations positives.

57. Procédant de la sorte, le Gouvernement soutient tout d’abord qu’il dispose en l’espèce d’une large marge d’appréciation dès lors que l’affaire soulève des questions morales et éthiques délicates sur lesquelles il n’existe pas de consensus au sein des États parties à la Convention. Il souligne, sur ce dernier point, que la législation de la majeure partie de ces États ne prévoit ni l’inscription de la mention « sexe neutre » ni l’absence de mention du sexe à l’état civil. Le Gouvernement soutient ensuite qu’un juste équilibre a été maintenu entre les intérêts en présence : d’une part, l’intérêt du requérant à obtenir l’inscription sur son acte de naissance de la mention « intersexe » ou « sexe neutre » ; d’autre part, le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, fondée sur la binarité des sexes. Il souligne en particulier que le sexe, au même titre que le prénom, le nom, la date et le lieu de naissance servent à l’identification de la personne dans la société et dans la sphère familiale, et que l’identité sexuelle mentionnée à l’état civil constitue un élément nécessaire à l’organisation sociale et juridique française en raison notamment de ses incidences sur le droit de la famille, le droit de la filiation et le droit de la procréation. Il ajoute que la reconnaissance d’une troisième catégorie de sexe aurait des répercussions profondes sur le rôle structurant de l’état civil et sur les règles du droit français qui sont construites sur la binarité des sexes. Le Gouvernement relève ensuite que la cour d’appel a considéré que le requérant présentait une apparence physique masculine et qu’il pouvait donc être socialement perçu comme une personne de genre masculin, que l’inadéquation entre la mention de son sexe masculin à l’état civil et sa situation de personne intersexuée n’avait pas eu de conséquence négative s’agissant de la possibilité de se marier et d’adopter un enfant, et que les juridictions internes ont dûment mis en balance les intérêts en présence. Sur ce dernier point, renvoyant mutatis mutandis à l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC] (nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012), il rappelle que la reconnaissance d’une marge d’appréciation implique que la Cour ne substitue pas sa propre appréciation à celles des juridictions internes compétentes dès lors que ces dernières ont examiné les faits avec soin, en toute indépendance et impartialité, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, les normes applicables en matière de droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts personnels du requérant et l’intérêt général.

58. À titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour retiendrait que le rejet de la demande du requérant est constitutif d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et qu’il y aurait lieu d’examiner le grief sous l’angle des obligations négatives, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi dès lors que le droit français ne reconnaît, de manière continue et constante, que deux sexes, masculin et féminin, l’ensemble des dispositions normatives concernant l’appartenance sexuelle visant ceux-ci à l’exclusion de toute autre référence. Il fait en outre valoir que le paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 sur les règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation prévoit que, « lorsque le sexe d’un nouveau-né est incertain, il convient d’éviter de porter l’indication de « sexe indéterminé » dans son acte de naissance. [Les] parents [doivent] se renseigner auprès de leur médecin pour savoir quel est le sexe qui apparaît le plus probable compte tenu, le cas échéant, des résultats prévisibles d’un traitement médical ». Il renvoie également à l’arrêt du 4 mai 2017, dans lequel la Cour de cassation souligne que la loi française ne permet pas de faire figurer l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin dans les actes de l’état civil et qu’en l’état du droit interne, il n’est pas prévu de faire figurer à titre définitif sur les actes d’état civil une autre mention que « sexe : masculin » ou « sexe : féminin ». Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence dénoncée a pour but légitime la protection des droits et des libertés d’autrui, au sens de l’article 8 § 2. Il souligne sur ce point que l’état civil concourt non seulement à la sécurité juridique mais aussi à la préservation des droits des tiers dans la mesure où il leur permet d’être informés sur l’identité des personnes. II ajoute que l’identité sexuelle est prise en compte comme facteur déterminant dans un certain nombre de situations de droit, notamment en matière de filiation. S’agissant enfin de la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement renvoie au raisonnement qu’il a développé dans le cadre de l’examen de l’affaire sous l’angle des obligations positives, et conclut que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre l’exigence de cohérence et de fiabilité du système d’état civil français et le droit du requérant au respect de son identité de genre et de sa vie privée.

2. Observations des tiers intervenants

a) La FIDH, la LDH et Alter Corpus, ensemble

59. Les intervenants relèvent le manque d’homogénéité de la jurisprudence de la Cour relative aux droits LGBTI s’agissant des notions auxquelles elle renvoie, et préconisent l’usage des termes « identité de genre » et « caractérisation sexuées » plutôt qu’« identité sexuelle » et « sexe ». Dans les situations telles que le cas d’espèce, ils suggèrent de retenir les expressions utilisées par les personnes concernées, soit « personnes intersexes » (pour désigner des personnes qui se reconnaissent dans le mouvement intersexe) ou « personnes intersexuées » (pour désigner des personnes présentant ces caractéristiques indépendamment de leur adhésion à ce mouvement), et d’écarter toutes les expressions pathologisantes tels qu’« ambiguïté sexuelle », « désordre/différence/variation du développement sexuel », « intersexuel » ou « anomalie du développement génital ». Les intervenants invitent aussi la Cour à éviter les genres grammaticaux pour désigner ces personnes et à recourir aux procédés de neutralisation du langage développés par les minorités de genre, les linguistes et des institutions publiques francophones.

60. Les intervenants constatent ensuite que la Cour examine les affaires relatives à l’identité de genre soit sous l’angle des obligations négatives, soit sous l’angle des obligations positives, beaucoup moins protecteur, sans critère clair de démarcation. Selon eux, on peut parfaitement concevoir que les États aient cumulativement une obligation positive et une obligation négative. Ils invitent donc la Cour à vérifier successivement les conditions propres au respect des obligations négatives, puis la condition commune aux deux, à savoir l’existence d’un juste équilibre.

61. Sur ce dernier point, les intervenants soutiennent que la marge d’appréciation des États est restreinte en la matière dès lors qu’un aspect particulièrement important de l’identité de l’individu est en jeu, qu’il y a restriction des droits fondamentaux d’un groupe particulièrement vulnérable, qu’il ne s’agit ni d’une question éthique (aucune question médicale n’étant en cause) ni d’une question morale « délicate », et qu’il y a une tendance internationale claire et continue vers la reconnaissance des personnes intersexuées notamment dans l’état civil. Elles se réfèrent à cet égard à « l’ensemble des organisations de protection des droits humains de premier plan » (Agence européenne des droits fondamentaux, Parlement européen, Commissaire aux droits de l’homme et Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies) et à « la totalité des États du Conseil de l’Europe où la question a été examinée (en particulier les juridictions allemande, néerlandaise, autrichienne et belge).

62. Les intervenants ajoutent que, parmi les éléments à prendre en compte dans le cadre de la mise en balance des intérêts en présence, il y a le fait qu’en France, depuis 1804, de nombreuses personnes intersexuées ont été enregistrées comme ni homme ni femme à la naissance, à raison de ce que l’on appelait l’hermaphrodisme, que cette pratique a été codifiée en 1970 par une instruction, devenue le paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011, et qu’il résulte de travaux de recherche réalisés avec le soutien de la « mission de recherche droit et justice » qu’il ressort du répertoire national d’identification des personnes physiques que plus de cinquante-trois personnes, nées entre janvier 2013 et février 2017, avaient été identifiées à l’état civil français comme ni homme ni femme (paragraphe 25 ci-dessus).

b) OII Europe, ILGA-Europe et CIA, ensemble

63. Les intervenants font valoir que les personnes intersexuées sont des personnes nées avec des caractéristiques sexuelles – anatomie, organes reproductifs, structure et/ou niveau hormonaux, et/ou caractéristiques chromosomiques – qui ne correspondent pas à la définition classique du masculin et du féminin, et que le terme « intersexe » montre qu’il est reconnu qu’il existe des personnes dont les caractéristiques sexuées ne relèvent pas d’une de ces deux catégories. Ils ajoutent que, d’après le bureau du haut‑commissaire des Nations-unies pour les droits de l’homme (Fact Sheet. Intersex (2015)), 1.7% de la population est concerné, et que l’usage des termes « Disorder of Sex Delopment (DSD) » (troubles du développement sexuel ; TDS) n’est pas conforme aux normes en matière de droits de l’homme. Ils soulignent ensuite les violences, la discrimination et la violation du droit à l’autodétermination que subissent les personnes intersexuées en raison de l’approche erronée selon laquelle il n’existe que deux sexes. Ils soutiennent en particulier que cette approche binaire est le fondement des interventions chirurgicales et médicales de normalisation pratiquées sur des bébés et enfants intersexués, lesquelles demeurent courantes alors même qu’elles sont souvent irréversibles et non-médicalement nécessaires ou urgentes. Ils considèrent que la protection des droits fondamentaux des enfants requiert au minimum qu’un marqueur de genre non binaire soit disponible lors de l’enregistrement de la naissance, et que les personnes intersexuées devraient avoir la possibilité d’ajuster leur marqueur de genre selon le principe de l’autodétermination.

64. Les intervenants produisent ensuite des éléments de droit comparé dont ils déduisent qu’il y a en Europe une tendance grandissante vers l’autodétermination du genre, observant qu’elle est la norme en Islande, Belgique, Danemark, Irlande et Norvège, à Malte, au Portugal et dans dix régions d’Espagne, qu’elle est partiellement intégrée dans les systèmes français, grecs et luxembourgeois, et qu’elle est actuellement discutée au niveau gouvernemental ou parlementaire en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas. Ils en déduisent également l’existence d’une tendance grandissante vers la reconnaissance d’un troisième marqueur de genre, notant que tel est le cas en Autriche, Allemagne, Islande, Belgique et aux Pays-Bas, et que la question est à l’étude en Irlande, en Suisse et au Luxembourg. Ils renvoient en outre aux prises de positions dans ce sens de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, du Parlement de l’Union européenne, de la Commission européenne et de l’expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination basée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ainsi qu’à la jurisprudence des organes de la convention interaméricaine relative aux droits de l’homme.

c) Le centre des droits de l’homme de l’université de Gand et l’Equality Law Clinic de l’université libre de Bruxelles, ensemble

65. Les intervenants relèvent que l’affaire offre à la Cour l’occasion de se prononcer pour la première fois sur la question de l’obligation des États parties de permettre l’enregistrement du sexe/genre au-delà de la binarité masculin/féminin. Selon eux, la question doit être examinée à la lumière du contexte légal et sociétal dans lequel elle s’inscrit. Ils soulignent à ce titre, qu’entre 1 % et 1,7 % de la population est né avec au moins une variation des caractéristiques sexuelles, que le sexe est bien plus nuancé que les catégories binaires masculin/féminin tout en relevant que cette binarité est inscrite dans la majorité des systèmes légaux, ce qui a pour effet, lorsque les certificats de naissance incluent un marqueur de sexe, une codification du sexe du nouveau‑né en tant que masculin ou féminin, lui conférant une aura de vérité et de permanence comme élément de son identité.

66. Les intervenants constatent ensuite une tendance vers la reconnaissance du fait que l’enregistrement légal du sexe/genre relève de l’autonomie personnelle et de l’autodétermination, se référant aux prises de positions du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et aux « principes de Yogyakarta plus 10 », ainsi qu’à l’évolution du droit positif dans plusieurs États, dont l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique, dont les juridictions constitutionnelles ont statué dans le sens contraire à la solution retenue par la Cour de cassation dans la présente affaire. Soulignant que les systèmes d’enregistrement binaire augmentent le risque que de jeunes enfants intersexués subissent des opérations génitales de normalisation et que l’introduction d’un troisième marqueur pourrait également causer des problèmes, les intervenants estiment que la meilleure solution est soit de donner à toute personne la possibilité d’un enregistrement non-binaire soit d’abolir l’enregistrement du sexe/genre.

67. Les intervenants invitent ensuite la Cour à inclure dans l’obligation positive de reconnaissance légale du genre que l’article 8 met à la charge des États celle de reconnaître légalement l’identité de genre des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité, soulignant en particulier le peu de pertinence de l’inclusion de personnes non-binaires dans un système d’enregistrement binaire. Ils considèrent que la marge d’appréciation des États est restreinte en la matière dès lors que le droit à l’identité de genre est en cause et compte tenu de la tendance internationale vers l’autodétermination dans les procédures de reconnaissance légale du genre. Selon les intervenants, l’enregistrement binaire obligatoire doit également être examiné sous l’angle des obligations négatives découlant de l’article 8 dès lors qu’il est également constitutif d’une ingérence injustifiée dans le droit à l’autonomie de genre. Or, selon eux, cette ingérence serait dénuée de but légitime, l’invocation de la cohérence et de la fiabilité de l’état civil n’ayant pas de sens lorsque le statut civil (binaire) enregistré sur l’état civil ne correspond pas à la réalité complexe des personnes non binaires. Ils soutiennent que cette ingérence serait en tout état de cause disproportionnée.

d) L’association Chrétiens Carrefour Inclusif et la Paroisse Saint-Guillaume de Strasbourg, ensemble

68. Les intervenants soulignent que les textes religieux chrétiens et la tradition chrétienne ne s’opposent pas à la reconnaissance d’un sexe neutre. Ils en déduisent que l’argument tiré de prétendus critères anthropologiques et religieux fondamentaux structurant notre société pour nier le droit à une inscription de ce type sur l’état civil est erroné et inopérant. Selon eux, la construction d’une binarité homme-femme résulte d’un artifice social, qui n’est ni impératif ni insurmontable, et qui est contraire aux textes religieux.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive

69. À l’instar du Gouvernement, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’obligation positive des États parties à la Convention de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit. Elle relève en effet que le grief tiré de l’article 8 ne tend pas à se plaindre d’un acte d’une autorité publique à l’encontre du requérant mais à dénoncer une lacune du droit français qui aurait entraîné une situation attentatoire à sa vie privée.

70. Elle rappelle à cet égard, mutatis mutandis, qu’elle a procédé ainsi dans plusieurs affaires relatives à l’identité de genre de personnes transgenres (voir X et Y c. Roumanie, précité, § 145, Y.T. c. Bulgarie, précité, § 61, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29683/16, § 65, 17 janvier 2019, S.V. c. Italie, no 55216/08, § 60, 11 octobre 2018, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99, Hämäläinen, précité, § 64, Christine Goodwin, précité, § 71, et Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, 30 juillet 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

b) Principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État

71. Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 65, ainsi que les références qui y sont indiquées).

72. La notion de « respect », qui figure à l’article 8, manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre. Néanmoins, la Cour a identifié une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée, ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8. D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 66, ainsi que les références qui y sont indiquées).

73. Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 67, ainsi que les références qui y sont indiquées).

74 Il faut en effet rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX).

c) Application en l’espèce des principes généraux

1. Sur la marge nationale d’appréciation

75. La Cour relève, tout d’abord, qu’un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause, le requérant dénonçant une discordance entre son identité biologique et son identité juridique. Elle rappelle à ce titre qu’elle a souligné, dans d’autres contextes, que « la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (voir A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 100, 8 janvier 2009, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III) et que le droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée (voir, précités, A.P., Garçon et Nicot, ibidem, et Van Kück, § 75).

76. De tels enjeux militent en faveur d’une marge d’appréciation restreinte (comparer mutatis mutandis avec A.P., Garçon et Nicot, précité, §§ 122-125).

77. Néanmoins la Cour constate ensuite que les questions en litige portent sur un sujet de société qui se prête au débat voire à la controverse, de nature à susciter de profondes divergences dans un État démocratique. Elle relève par ailleurs qu’il ressort de l’étude de droit comparé qu’elle a réalisée et qui couvre trente-sept États parties autres que la France, que la grande majorité de ces États prévoit la spécification du genre sur les certificats de naissance ou les documents d’identification, sans donner la possibilité d’opter pour l’inscription d’un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin » (paragraphes 34-37 ci-dessus). Même s’il apparaît que la question de la reconnaissance non binaire du genre a récemment été ou est à l’étude dans certains d’entre eux (paragraphe 38 ci-dessus), il en résulte qu’il n’existe pas, à la date du présent arrêt, de consensus européen en la matière.

78. En outre, la Cour reconnaît que des intérêts publics sont en jeu. Elle note sur ce point qu’à la nécessité de préserver l’organisation sociale et juridique française retenue par la Cour de cassation, le Gouvernement ajoute celle de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil. Elle rappelle qu’elle reconnaît pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général (voir en particulier, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 132).

79. Enfin, il convient, pour la détermination de l’ampleur de la marge d’appréciation dont dispose l’État défendeur, de tenir compte de la circonstance que sont en cause, dans la présente affaire, des obligations positives, et que, dès lors, il ne s’agit pas d’apprécier la « nécessité, dans une société démocratique », d’une ingérence dans l’exercice d’un droit ou d’une liberté, mais d’adopter, eu égard au contexte interne, des mesures de nature à en garantir le respect effectif.

80. De l’ensemble de ces considérations, la Cour déduit que, dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur jouissait d’une marge d’appréciation élargie en ce qui concerne la mise en œuvre de son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

2. Sur la mise en balance des intérêts en présence

81. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en rejetant la demande du requérant tendant à la modification de son état civil, sur le fondement du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, l’État défendeur, compte-tenu de la marge d’appréciation élargie dont il disposait, a ou non méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. À ce titre, la Cour doit vérifier si, au regard des motifs retenus par les juge internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant.

82. En ce qui concerne les intérêts du requérant, d’une part, la Cour rappelle que, comme précédemment indiqué, il existe une discordance entre son identité biologique, dont il revendique la reconnaissance, et l’identité juridique masculine qui lui a été attribuée (paragraphe 42-43 ci-dessus).

83. Elle ne doute pas que cette discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété. Cela ressort non seulement de ses déclarations mais aussi des témoignages qu’il produit. La Cour relève en particulier celui du psychopraticien du requérant qui, évoquant une « blessure identitaire », souligne que, « depuis toujours, il est contraint de dissimuler sa réalité physiologique aux yeux de ses concitoyens et de vivre en s’abritant derrière une identité d’emprunt », qu’il « souffre de « devoir faire semblant d’être un homme », et qu’il « vit ainsi depuis toujours avec l’indicible souffrance d’être exclu, de ne faire jamais partie de notre société en tant que ce qu’il est, le troisième genre » (paragraphe 11 ci-dessus).

84. En ce qui concerne, d’autre part, l’intérêt général invoqué par l’État défendeur, la Cour relève que la Cour de cassation a considéré que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil est un élément fondateur de l’organisation sociale et juridique française, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination (paragraphe 16 ci-dessus). Le Gouvernement invoque en outre la nécessité de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil (paragraphe 57 ci-dessus).

85. S’agissant de la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts du requérant, la Cour relève en premier lieu qu’après avoir constaté que, sur le plan biologique, le requérant présentait depuis sa naissance une ambiguïté sexuelle, la cour d’appel d’Orléans a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou le sexe féminin à un nouveau-né qui présente une telle ambiguïté, en contradiction avec les constatations médicales selon lesquelles le sexe ne peut être déterminé de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte. Elle a ajouté que le juste équilibre qu’exige l’article 8 de la Convention « entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel » conduisait à devoir permettre à ces dernières d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Elle a cependant précisé qu’il n’en allait ainsi que lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Elle a ensuite rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, après avoir relevé qu’il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant.

86. En deuxième lieu, la Cour note que la cour d’appel d’Orléans a jugé « au surplus » qu’en l’état du droit français, accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle que « masculin » et « féminin », ce qui relèverait de l’appréciation non du juge mais du législateur dès lors qu’une telle reconnaissance soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates, et que « les personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations, y compris de celles que pourrait susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie ».

87. Pour sa part, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, la Cour de cassation a précisé que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Elle a ensuite jugé que la cour d’appel avait dûment déduit du fait que le requérant avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portés dans son acte de naissance, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

88. La Cour se sépare d’un tel raisonnement en tant qu’il revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Il procède en effet à une confusion entre la notion d’identité et la notion d’apparence, alors qu’en tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres. Au cas d’espèce, il ignore en outre la réalité du parcours de vie du requérant qui, désigné à la naissance comme appartenant au sexe masculin et ayant en conséquence été socialement identifié comme tel, n’a eu d’autre possibilité, selon les termes de son psychopraticien, que de « faire semblant d’être un homme », et dont la virilisation partielle et tardive de l’apparence physique ne résulte pas de son choix mais du fait que, souffrant d’ostéoporose, il s’est vu, compte tenu de l’attribution qui lui avait été faite du genre masculin, administrer un traitement à base de testostérone prévu pour les hommes (paragraphe 5 ci-dessus).

89. Il ressort néanmoins des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions internes qu’elles ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect de leur vie privée. Si elles ont estimé qu’il ne pouvait en résulter, en l’état du droit français, que le juge autorise l’inscription des personnes intersexuées à l’état civil dans une autre catégorie que les catégories « masculin » ou « féminin », comme le demandait le requérant, c’est en considération de l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause. À ce titre, la Cour reconnaît que les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales, sont pertinents (voir, en particulier, A.P., Garçon et Nicot précités, § 132). Par ailleurs, la Cour prend en considération le motif retenu par la Cour de cassation selon lequel la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Elle note à ce titre que le rapport d’information du Sénat intitulé « variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions », qui examine notamment les « enjeux et défis posés à l’ordre juridique français par l’éventuel reconnaissance d’un « sexe neutre » ou « indéterminé » », souligne qu’une telle reconnaissance entraînerait de profondes répercussions juridiques, sur le droit de la famille, de la filiation, de la procréation, et de l’égalité femme-homme, et conclut que, s’il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes intersexuées, toute réforme de leur statut juridique devrait exiger une réflexion approfondie (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève aussi que la cour d’appel d’Orléans a considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire. Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes.

90. Pour sa part, la Cour considère, qu’elle doit elle aussi faire preuve en l’espèce de réserve. Elle reconnaît en effet que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil de manière à ce qu’il reflète la réalité de son identité (paragraphe 50 ci-dessus), faire droit à sa demande et déclarer que le refus d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur son acte de naissance à la place de « masculin » est constitutif d’une violation de l’article 8, aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne. Or, comme la Cour l’a rappelé au paragraphe 74 ci‑dessus, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société (comparer, mutatis mutandis, avec S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, §§ 153-154, CEDH 2014 (extraits)).

91. A fortiori en l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences (comparer avec Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, § 47, série A no 106).

92. Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Mits ;

– opinion dissidente de la juge Šimáčková.

S.O.L.
V.S.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MITS

(Traduction)

1. Je suis d’accord avec la majorité que, à l’heure actuelle et sur la base des faits de la cause, la Cour ne peut conclure à une violation de l’article 8. Cependant, cette affaire met en évidence une inadéquation évidente, qui appelle d’autres commentaires, entre le cadre juridique et la réalité biologique.

2. Ce que le requérant demande, en substance, c’est la reconnaissance d’une troisième option autre que celle d’être enregistré en tant qu’homme ou femme. Le requérant est une personne « intersexuée » ou de genre « neutre », dont les caractéristiques physiques sont attestées par des certificats médicaux depuis sa naissance jusqu’à l’âge de 63 ans, lorsqu’il a engagé des poursuites judiciaires. Il affirme également être un intersexué « psychologique » ou « social ». Le système juridique français est basé sur un modèle binaire et, s’il accorde trois mois pour déterminer médicalement le sexe au cas où celui-ci serait incertain au jour de l’établissement de l’acte de naissance, c’est le sexe masculin ou féminin qui doit être inscrit sur cet acte.

3. Dans trente-et-un États membres du Conseil de l’Europe, comme en France, la troisième option n’existe pas. En revanche, il est possible d’obtenir la « non-reconnaissance » de l’enregistrement du genre masculin ou féminin sous une forme ou une autre dans six des trente-sept États membres étudiés (y compris en Arménie). Dans au moins cinq pays, la possibilité d’une reconnaissance non binaire du genre est étudiée par les autorités (voir paragraphes 34-38 de l’arrêt). Ainsi, la situation en France reflète celle de la grande majorité des États membres.

4. L’existence ou non d’un consensus entre les États membres est l’un des éléments à retenir afin de statuer sur la marge d’appréciation à accorder à l’Etat à l’égard d’une question précise. Elle revêt une importance particulière lorsque la Convention est interprétée comme faisant peser des obligations positives sur les États dans un domaine nouveau. En principe, la Cour reconnaît l’existence d’une « large » marge d’appréciation quand il s’agit de questions morales et éthiques délicates au sujet desquelles il n’y a pas de consensus au niveau européen (par exemple celles mêlant l’adoption, la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui, Paradiso et Campanelli c. Italie, [GC], no 25358/12, §§ 182 et 194, 24 janvier 2017). Lorsqu’il existe une nette tendance parmi les États membres et qu’un consensus européen se dessine, ceux-ci bénéficient d’une marge d’appréciation dans le moment choisi pour modifier la loi (voir par exemple, en ce qui concerne la reconnaissance juridique des couples homosexuels il y a une dizaine d’années, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 105, CEDH 2010). En revanche, lorsqu’un aspect essentiel de l’identité intime d’un individu est en jeu, comme l’identité de genre dans le contexte d’une stérilisation obligatoire, la marge d’appréciation est étroite (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 123, 6 avril 2017).

5. En l’espèce, la Cour reconnaît bien que la question de l’identité de genre pour le requérant met en jeu un aspect essentiel de l’intimité de la personne (paragraphes 75 et 83 de l’arrêt). Or, lorsqu’elle met en rapport cette question avec le caractère moral et éthique des enjeux et l’absence totale de consensus européen, elle juge que la marge d’appréciation dont jouit la France en l’espèce est non pas « large » mais « élargie » (paragraphe 80 de l’arrêt). Même si l’existence d’une tendance, parmi les États membres, à commencer à s’attaquer à cette question est indéniable, la précocité relative de cette tendance et le nombre d’États – six – offrant actuellement la possibilité d’enregistrer le sexe autrement que comme étant masculin ou féminin ne permettent pas de tirer, pour ce qui est de la marge d’appréciation, une conclusion différente de celle à laquelle est parvenue la Cour.

6. Le fait que ce n’est que récemment que les États ont commencé à prêter attention à la question de la troisième option est surprenant. Il s’agit ici de personnes « intersexuées » ou de genre « neutre » dont les caractéristiques biologiques sont médicalement attestées. Selon les experts, entre 0,05 et 1,7% de la population mondiale est née avec des traits intersexués (paragraphe 33 de l’arrêt). La grande majorité des ordres juridiques des États au sein du Conseil de l’Europe et dans le monde ne font aucun cas de la réalité biologique et de l’élément essentiel que constitue l’identité de genre de ces personnes.

7. Peut-être que cette inadéquation entre le cadre juridique et la réalité biologique est si net qu’il risque d’entraîner une évolution au niveau national par le biais de la justice et non du parlement. En 2017, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a jugé que le système d’enregistrement du sexe à la naissance qui existait alors violait les droits constitutionnels individuels et s’analysait en une discrimination fondée sur le sexe (voir le paragraphe 37 de l’arrêt). En 2018, la Cour constitutionnelle autrichienne a interprété les dispositions constitutionnelles de manière à permettre l’enregistrement d’une troisième option autre que le genre masculin ou féminin. Les juridictions françaises ont suivi une approche différente en s’en remettant aux pouvoirs du législateur en la matière (paragraphe 89 de l’arrêt).

8. Le Gouvernement et les tribunaux ont fortement mis en avant la question de l’intérêt général, à savoir le fait que le droit français est fondé sur la binarité des sexes et que la reconnaissance de la troisième option aurait des répercussions profondes sur le rôle structurant de l’état civil et sur divers domaines du droit (voir les paragraphes 57, 78, 84, 87 et 89 de l’arrêt). La Cour reconnaît effectivement que des intérêts publics sont en jeu (paragraphe 78). Il convient toutefois d’ajouter qu’on voit mal en quoi cet argument pourrait, à lui seul, prévaloir sur les enjeux pour les individus dans une situation comme celle du requérant. Cet argument montrerait au contraire que le moment est venu pour le législateur d’examiner la question.

9. La Cour conclut qu’il appartient à la France de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes de personnes telles que le requérant, en tenant dûment compte de l’inadéquation entre le cadre juridique et la réalité biologique (paragraphe 91 de l’arrêt). Comme le montre l’exemple de la reconnaissance légale des couples homosexuels, sous réserve d’une évolution au sein des États membres, il arrive un moment où aucun des motifs d’intérêt général invoqués ne peut prévaloir sur la reconnaissance et la protection adéquates par la loi des droits des requérants (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14, §§ 175, 187 et 224, 17 janvier 2023). Cela dit, les situations dans l’affaire Fedotova et dans la présente affaire ne sont pas identiques et l’inadéquation évidente entre le cadre juridique et la réalité biologique dans le cas présent appellent l’adoption raisonnablement rapide de mesures.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ŠIMÁČKOVÁ

1. Je regrette de ne pouvoir souscrire au constat par la majorité de la non‑violation des droits du requérant. À mon avis l’on ne peut pas faire abstraction de la situation concrète d’un être humain concret – ici, le requérant et ses conditions de vie. Nous nous penchons sur les humiliations et les souffrances physiques subies par un être humain né avec un corps qui ne présente des caractères sexués ni féminins ni masculins. Pour cette raison, et pour que son corps ressemble davantage à un corps masculin, le requérant a été soumis à une médication. Et l’État l’a amené, par le biais de sa réglementation, à ce qu’il se déclare homme, alors que ni son corps ni ses sentiments n’y correspondaient. Et quels sont les arguments de l’État ? Tu n’es né ni homme ni femme, certes, mais la loi ne le permet pas. C’est pourquoi tu dois adapter ton corps (même si tu en souffriras) et ton âme (même si tu te sentiras humilié) pour correspondre aux lois adoptées par l’État. Je trouve cette ingérence tellement grave qu’elle emporte selon moi violation du droit du requérant au respect de sa vie privée.

2. Je comprends entièrement les raisons qui ont amené mes collègues à ne pas accueillir les prétentions du requérant. Je comprends notamment l’argument tiré de l’absence d’un consensus européen sur cette question ou celui tiré de l’impossibilité de déceler une tendance claire en faveur des personnes non binaires, et donc, de manière générale, les préoccupations concernant la légitimité de cette décision. L’argument tiré du devoir de réserve d’une cour internationale, qui reflète les moyens de droit interne reposant sur la séparation des pouvoirs, est également très puissant.

3. En ce qui concerne la conclusion selon laquelle il n’incombe pas à la Cour mais au législateur de réglementer les droits des personnes intersexuées, ma position est qu’il faudrait se pencher davantage sur l’histoire personnelle spécifique du requérant et prendre en compte le fait que la problématique qui est soulevée est rare et ne concerne pas un groupe de personnes d’une importance telle qu’elle aurait une pertinence politique. Il faut souligner également que, en l’espèce, nous ne cherchons pas une solution globale à la question de la non-binarité mais seulement une réponse à la question de savoir si les pouvoirs publics devraient respecter une réalité biologique créée naturellement et l’état psychique d’une personne intersexuée concrète.

4. Bien que l’argument principal en faveur de la nécessité, largement mise en avant, de la binarité des sexes dans l’ordre juridique repose sur un accord avec la nature et la tradition, la présente affaire montre justement qu’un tel accord n’existe pas toujours. Notre requérant a été naturellement créé comme une personne que ses caractéristiques biologiques et psychiques ne permettent d’identifier ni comme un homme ni comme une femme. La tradition de reconnaissance des personnes intersexuées peut se retrouver même dans le passé lointain : dans la mythologie grecque antique Hermaphrodite est le fils de Hermès (Mercure en mythologie romaine) et d’Aphrodite (Vénus), évoqué aussi par Ovide ; au XIIème siècle le Decretum Gratiani mentionne le cas des hermaphrodites. Au XVIIème siècle le juriste et juge anglais Edward Coke (Lord Coke) traite dans ses Institutes of the Lawes of England des droits de succession des dits hermaphrodites ou androgynus. Il existe dans l’histoire des personnes intersexuées célèbres qui ont abordé ce sujet, par exemple le général vietnamien Lê Văn Duyêt (XVIII-XIXème siècle) qui a contribué à unifier le Vietnam ; Gottlieb Göttlich, connu au XIXème siècle en Allemagne comme étant un cas médical itinérant ; et Levi Suydam, une personne intersexuée aux USA du XIXème siècle dont la capacité à participer aux élections réservées seulement aux hommes fit l’objet de discussions. Dans le domaine de la philosophie française les droits des personnes intersexuées ont été traités par Michel Foucault (voir Les Anormaux, Cours au Collège de France 1974-1975, publiés en 1999). Il existe donc une tradition historique de reconnaissance des besoins, intérêts et droits des personnes intersexuées. Récemment, nous avons eu l’occasion de connaître les tristes destins de personnes qui avaient été forcées de se conformer à une perception binaire du genre, même si ni leur corps ni leur âme n’y correspondaient (voir, par exemple, Davis, G. Contesting intersex : The dubious diagnosis, New York University Press, 2015).

5. En effet, la présente affaire a pour origine non pas un acte contre nature, mais au contraire, une simple réaction à la réalité telle qu’elle a été créée : celle d’une personne qui à la fois possède des caractéristiques biologiques particulières mais qui, dans le même temps ne supporte pas, même psychologiquement, d’être placée dans une seule « case » créée par la loi.

6. En l’espèce, la Cour aurait dû se contenter de répondre à la problématique née de la situation spécifique du requérant, dans un pays spécifique, et de la solution juridique et des arguments spécifiques que ce pays a avancés.

7. Cette approche plus restreinte pourrait se justifier par un argument supplémentaire. Dans la loi française, je vois une reconnaissance de la possibilité, pendant une courte période, de ne faire aucune mention du sexe sur l’acte de naissance (voir paragraphes 18-20 de l’arrêt). La loi française admet donc, dans cette mesure limitée, qu’il existe des personnes qui n’ont aucun des deux sexes inscrit sur leur acte de naissance.

8. L’obligation de déclarer l’appartenance à un sexe particulier touche à un aspect central et sensible de la vie personnelle du requérant en tant qu’être humain et rend cette caractéristique personnelle très visible aux yeux du public. Par conséquent, l’État doit également veiller à ce que les informations relatives au sexe reflètent l’identité sexuelle individuelle d’une personne avec ses caractéristiques biologiques et psychiques spécifiques. En outre, dans le cas des personnes intersexuées, il arrive encore qu’elles subissent des souffrances inutiles dans leur enfance par le biais d’une série d’opérations et d’une médication constante sans aucun bénéfice réel pour leur qualité de vie (ce dont nous avons été récemment informés dans le contexte de l’affaire M. c. France, no 42821/18, § 62). Par conséquent, afin de prévenir ces mauvais traitements, l’intersexualité doit être reconnue comme une option officielle afin de protéger les personnes des pratiques décrites.

9. Au cœur de l’argumentation juridique se trouve la question de savoir si le fait de délivrer à une personne intersexuée des documents correspondant à son corps et à son état psychique mental (c’est-à-dire des documents qui n’insisteront pas sur son identification au sexe masculin ou féminin) est une obligation positive de l’État ou si, à l’inverse, insister pour qu’une personne ait de faux documents qui ne reflètent ni la réalité ni le droit à l’autodétermination est une violation d’une obligation négative de l’État. Même en tenant compte du fait que l’existence d’une binarité nécessaire dans le système juridique implique la pratique d’opérations chirurgicales mutilantes dans l’enfance et une médication à vie (c’est l’obligation de prendre des médicaments à base de testostérone qui a causé au requérant un préjudice important à sa santé), le devoir de reconnaître la neutralité du genre doit être considéré en l’espèce comme un devoir de ne pas s’ingérer dans la vie privée de la personne concernée (similaire aux cas des personnes transgenres). C’est précisément parce que je ne partage pas la conviction qu’il s’agit d’une obligation positive de l’État, mais que j’y vois une obligation négative de l’État de ne pas s’ingérer, que je ne peux pas non plus être d’accord avec la conclusion selon laquelle l’État dispose d’une large marge d’appréciation dans cette affaire.

10. Pour conclure, j’estime que la Cour n’aurait pas dû en l’espèce permettre la perpétuation de la souffrance d’une personne que l’État a mise de force dans une case qui ne convient ni à son corps ni à son âme.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-222780
Date de la décision : 31/01/2023
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives;Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PETKOVA M.

Origine de la décision
Date de l'import : 01/02/2023
Fonds documentaire ?: HUDOC

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