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13/12/2022 | CEDH | N°001-221473

CEDH | CEDH, AFFAIRE TONCHEV ET AUTRES c. BULGARIE, 2022, 001-221473


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TONCHEV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 56862/15)

ARRÊT


Art 9 • Diffusion par la mairie aux établissements scolaires de la ville d’informations péjoratives et hostiles sur le culte évangélique auquel appartiennent des associations et pasteurs requérants • Manquement au devoir de neutralité et d’impartialité des autorités publiques remettant en cause la légitimité des croyances visées • Termes disqualifiants et sans nuance non nécessaires à mettre en garde des élèves contre des éventuels abus de groupes r

eligieux • Autorités nationales n’ayant pas sanctionné l’emploi de ces termes • Absence de redressement...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TONCHEV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 56862/15)

ARRÊT

Art 9 • Diffusion par la mairie aux établissements scolaires de la ville d’informations péjoratives et hostiles sur le culte évangélique auquel appartiennent des associations et pasteurs requérants • Manquement au devoir de neutralité et d’impartialité des autorités publiques remettant en cause la légitimité des croyances visées • Termes disqualifiants et sans nuance non nécessaires à mettre en garde des élèves contre des éventuels abus de groupes religieux • Autorités nationales n’ayant pas sanctionné l’emploi de ces termes • Absence de redressement approprié • Atteinte disproportionnée excédant la marge d’appréciation

STRASBOURG

13 décembre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tonchev et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Pere Pastor Vilanova, président,
Georgios A. Serghides,
Yonko Grozev,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête no 56862/15 dirigée contre la République de Bulgarie et dont trois personnes physiques et trois associations cultuelles (« les requérants ») – la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe – ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 novembre 2015,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 9 et 14 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requérants – pasteurs et associations cultuelles de la mouvance évangélique – dénoncent la diffusion par les autorités municipales aux établissements scolaires de la ville de Burgas d’informations sur leur culte qu’ils jugent hostiles et diffamatoires. Ils y voient une atteinte à leur liberté de religion, et invoquent à cet égard les articles 9 et 14 de la Convention.

EN FAIT

2. Les trois requérants personnes physiques sont des ministres du culte évangélique à Burgas. Ils ont saisi la Cour en leur nom propre et au nom des associations cultuelles qu’ils représentent (respectivement l’Église bulgare unifiée de la bonne nouvelle pour M. Tonchev, le premier requérant ; la Première Église évangélique congrégationnelle pour M. Kiryakov, le troisième requérant ; et l’Église évangélique pentecôtiste Philadelphia pour M. Krastev, le cinquième requérant). Les trois associations requérantes ont fait l’objet d’un enregistrement en application de la loi sur les cultes et ont leur siège à Burgas. L’ensemble des requérants a été représenté devant la Cour par Me V. Kostov, avocat à Sofia.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme S. Sobadzhieva, du ministère de la Justice.

1. La genèse de l’affaire

4. Le 9 avril 2008, la mairie de Burgas diffusa auprès des directeurs des établissements scolaires de la ville une lettre circulaire signée par la maire adjointe et cosignée par la responsable de la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs et par un officier de police. La lettre était rédigée comme suit :

« La commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs de la ville de Burgas, en coopération avec le ministère de l’Intérieur, a rédigé une note d’information au sujet du regain d’activité que connaissent, à l’approche des fêtes de Pâques, certains cultes chrétiens non traditionnels pour notre pays. Cette note a également été rendue nécessaire par les plaintes de plus en plus fréquentes de parents et d’enfants victimes d’une information défaillante sur ce sujet, de l’absence de responsabilité et de contrôle de la part de l’école et de la famille.

Nous vous transmettons donc une information synthétique destinée à tous vos élèves. Vous aurez la responsabilité de choisir, pour la leur présenter, le format qui vous semblera adéquat. Il conviendra d’expliquer aux élèves, sous forme de discussion ou lors de cours spécialisés, comment distinguer les sectes de la religion orthodoxe traditionnelle.

Nous comptons sur vos retours ; il conviendra d’envoyer à l’attention de (...) la commission locale, avant le 10 mai 2008, les informations suivantes :

– la forme sous laquelle l’information a été diffusée ;

– les réactions des élèves (exemples concrets d’incidents qu’ils auraient vécus, assortis de leurs impressions à cet égard ; atteintes aux libertés et droits fondamentaux imputables aux sectes) ;

– votre opinion concernant les exemples évoqués par les élèves. »

5. La note d’information jointe à la lettre indiquait ce qui suit :

« À l’approche des fêtes de Pâques, nous avons constaté un regain d’activité de la part de cultes non traditionnels en Bulgarie. Il s’agit de campagnes de recrutement de nouveaux membres menées dans tous les milieux sociaux et parmi toutes les classes d’âge. Nous avons jugé nécessaire d’attirer votre attention sur les principales sectes religieuses dangereuses qui, malgré leur enregistrement auprès de la direction des cultes du ministère de l’Intérieur, contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public. Pour la plupart des gens, il est difficile de distinguer les différents missionnaires. Nous nous arrêterons sur les plus connues des Églises non traditionnelles, qui prennent prétexte des fêtes chrétiennes prochaines pour attirer de nouveaux membres en recourant à des manipulations. De prime abord, les missionnaires se présentent comme des chrétiens orthodoxes, pour révéler ensuite que c’est d’une autre Église, qualifiée de « meilleure » et de « véritable », qu’il est question dans leur discours.

(1) Les Témoins de Jéhovah

(...)

(2) L’Église de Jésus-Christ et des saints des derniers jours – Mormons

(...)

(3) Les Églises évangéliques pentecôtistes en Bulgarie

(...) On peut facilement confondre [ces Églises] avec l’Église orthodoxe traditionnelle en Bulgarie. Elles se réfèrent elles aussi à la Bible, mais la lisent dans une autre traduction et interprètent différemment les textes qu’elle contient. Lors de leurs premiers contacts avec leurs interlocuteurs, [leurs membres] se présentent comme des chrétiens orthodoxes. À la différence des fidèles de l’Église orthodoxe, ils ne vénèrent que Jésus-Christ. Ils ne reconnaissent pas la divinité de la Vierge Marie ni celle des autres Saints (...). Ils ne célèbrent donc pas les fêtes du calendrier. À leurs yeux, pareille célébration (...) serait un péché. Ces personnes mènent une vie plus austère, soumise aux canons chrétiens. Leur temple peut consister en un bâtiment simple, dans lequel il n’y a pas d’icônes ni de cierges ; les ministres de leur culte sont des personnes ordinaires, qui expliquent les textes bibliques. Lors de leurs réunions, ils chantent des chants chrétiens sur des airs populaires (...). Souvent, lors de ces réunions, certains entrent en transe et parlent de manière incohérente (...), et le risque est grand que pareille séance provoque des troubles psychiques. Les représentants de ce culte attirent de nouveaux membres par des promesses de voyages en Bulgarie ou à l’étranger, ou par des dons de vêtements, d’argent et de médicaments, ce qui les rend populaires parmi les couches défavorisées de la population. Il y a deux ans avait été réalisée une campagne d’ampleur prenant la forme d’une projection gratuite, peu avant les fêtes de Pâques, d’un film sur Jésus. Les spectateurs s’étaient vu distribuer des questionnaires leur demandant leurs impressions sur le film, ainsi que leurs noms, adresses et numéros de téléphone. Les Églises évangéliques avaient fait un usage abusif des données personnelles ainsi recueillies, en se présentant au domicile des personnes en question ou en les contactant par téléphone.

(...)

Ce qui caractérise les sectes susmentionnées ainsi que d’autres groupes semblables, c’est que les unes et les autres provoquent des divisions et des oppositions au sein de la nation bulgare pour des motifs religieux. Bien souvent leurs adeptes ne respectent pas les fêtes et les saints nationaux, dont ils considèrent la vénération comme un culte inutile. En cas de doute, il convient d’en parler à un parent ou à un membre de la famille, à un instituteur ou un conseiller pédagogique, voire à un officier de police. »

6. Le 10 avril 2008, le service de presse de la mairie diffusa un communiqué intitulé « Le maire appelle à la vigilance à l’égard du regain d’activité de missionnaires religieux à l’occasion des fêtes de Pâques ». Dès le lendemain, des articles de presse, imprimés ou en ligne, se firent l’écho – sous des titres tels que « La guerre contre les sectes », « Les sectes attaquent à la veille de Pâques » ou « Des sectes attirent des enfants avec des glaces » – de la diffusion par la mairie d’une lettre circulaire à ce sujet.

7. En réponse à la lettre circulaire, de nombreux établissements scolaires avisèrent la mairie que les enseignants avaient transmis à leurs élèves, dans le cadre des cours ou à l’occasion de débats spécialement organisés, les informations qui leur avaient été fournies. Certains établissements rendirent compte des positions et des préoccupations exprimées par les élèves.

8. Les trois requérants personnes physiques entreprirent diverses démarches pour dénoncer les informations que contenait la lettre et qui constituaient à leurs yeux des allégations mensongères, abusives et discriminatoires. Au courant du mois d’avril, ils rencontrèrent le maire de la ville ainsi que des représentants de la direction régionale des affaires intérieures et de la direction territoriale de la sécurité nationale. Selon les requérants, ces rencontres n’aboutirent ni à des excuses publiques ni à aucune autre solution de nature à les satisfaire.

9. Dans une lettre qu’elle adressa le 29 avril 2008 à la maire adjointe, la direction territoriale de la sécurité nationale expliqua que la diffusion de la lettre circulaire du 9 avril 2008 avait été motivée par un certain nombre de plaintes ou de signalements relatifs aux activités des groupes religieux en cause ou de leurs membres, et elle mentionna plusieurs incidents ayant impliqué des membres d’Églises évangéliques : abus de la part de la directrice d’un foyer social qui avait, en violation du règlement intérieur de l’établissement, distribué des livres religieux aux résidents et poussé ceux-ci, sous peine d’exclusion du foyer, à assister à des réunions religieuses ; distribution de livres évangéliques à des enfants par une institutrice ; collecte abusive de données personnelles à l’issue d’une projection cinématographique ; prosélytisme agressif à l’égard de personnes privées de liberté ou hospitalisées. Dans une nouvelle lettre qu’elle adressa le 22 mai 2008 aux établissements scolaires, la mairie fournit à ceux-ci la liste des Églises protestantes établies dans la région de Burgas, en soulignant qu’elles avaient été dûment enregistrées en application de la loi sur les cultes.

10. Le 16 mai 2008, au cours de la séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, deux députés interpellèrent le ministre de l’Intérieur au sujet de la lettre circulaire. Le ministre qualifia la situation de « malentendu » et de « cas isolé qu’il ne fa[llai]t pas dramatiser ». Il précisa que la lettre du 9 avril 2008 avait été diffusée à la suite de nombreuses plaintes, déclara que les opinions subjectives qui y étaient contenues ne reflétaient pas les siennes et dit fermement l’importance qu’il accordait à la tolérance religieuse en Bulgarie.

11. Dans une lettre adressée le 22 juin 2009 à la maire adjointe de Burgas et à la direction régionale des affaires intérieures, le troisième requérant exposa notamment que les membres des Églises évangéliques avaient subi une atteinte illégitime à leur droit à la liberté de religion et qu’ils avaient été victimes de discrimination religieuse. Il demanda que les autorités concernées adressent aux écoles une nouvelle lettre dans laquelle elles formuleraient des excuses publiques et prendraient l’engagement de ne plus agir de la sorte à l’avenir. Par une lettre du 24 septembre 2009, l’adjointe au maire répondit que c’était à la suite d’une série de plaintes liées à la méconnaissance par certains groupes religieux de la loi sur les cultes que la mairie avait entrepris cette démarche, et qu’elle avait agi dans le souci de protéger les mineurs, en conformité avec l’article 7, alinéa 5 de cette loi (paragraphe 25 ci-dessous). Elle ajouta que la mairie avait, dans une nouvelle lettre aux écoles, précisé que les groupes religieux en cause avaient été dûment enregistrés en application de la loi sur les cultes (paragraphe 9 ci-dessus, in fine). Elle assura enfin que la mairie de Burgas travaillait en bonne intelligence avec toutes les communautés religieuses qui respectaient la législation et contribuaient à la paix sociale.

2. les procédures juridictionnelles engagées par les requérants
1. La saisine du tribunal administratif

12. Le 1er avril 2011, les requérants, ainsi que plusieurs autres Églises et pasteurs évangéliques, saisirent le tribunal administratif de Burgas sur le fondement de la loi de protection contre la discrimination. Soutenant, d’une part, que la lettre circulaire du 9 avril 2008 contenait au sujet de leurs croyances des allégations diffamatoires et des appréciations telles que sa diffusion auprès des écoles avait porté atteinte à leur liberté de religion et méconnu le principe de séparation de l’Église et de l’État, le devoir de neutralité de l’État et le respect de l’égalité des cultes, et se plaignant, d’autre part, que la diffusion de cette lettre eût provoqué une campagne hostile dans les médias, ils demandèrent au tribunal de constater un traitement discriminatoire contraire à la loi, d’ordonner à la mairie de Burgas et à la direction régionale des affaires intérieures des mesures de réparation et de condamner ces autorités à une amende et à l’indemnisation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi.

13. Après avoir enjoint aux demandeurs de clarifier leur requête, le tribunal administratif rappela par un jugement du 5 octobre 2011 qu’en vertu de l’article 74 de la loi de protection contre la discrimination (paragraphe 28 ci-dessous), il ne pouvait être saisi d’une action en indemnisation sans que la Commission de protection contre la discrimination eût d’abord constaté une discrimination contraire à la loi de la part d’une autorité publique. En conséquence, il transmit le dossier à cette commission et sursit à statuer sur la demande indemnitaire des requérants. Cette décision fut confirmée par la Cour administrative suprême le 21 décembre 2011.

2. La procédure devant la Commission de protection contre la discrimination

14. La Commission de protection contre la discrimination tint plusieurs audiences, au cours desquelles elle recueillit des preuves écrites et entendit un certain nombre de témoins. Un élève membre d’une des Églises requérantes déclara ainsi que la lecture dans sa classe de la lettre circulaire l’avait mis mal à l’aise ; un parent d’élève expliqua que son fils avait été perturbé par cette lecture et que les articles publiés dans les journaux lui faisaient craindre pour la sécurité de son enfant ; les pasteurs requérants affirmèrent qu’ils s’étaient sentis offensés par les termes utilisés dans la lettre – en particulier par celui de « secte » qui y qualifiait leurs Églises – et par les allégations selon lesquelles ils avaient commis des actes contraires à la loi.

15. Dans sa décision du 1er novembre 2013, la commission considéra, d’une part, que seule la mairie de Burgas, et non le ministère de l’Intérieur, pouvait être tenue pour responsable de la diffusion de la lettre circulaire, et, d’autre part, que les agissements de la mairie n’étaient pas constitutifs d’une discrimination fondée sur la religion.

16. Elle releva notamment que la lettre circulaire avait été diffusée à la suite d’informations – confirmées par la police et l’Agence de sécurité nationale – relatives à la commission d’actes de prosélytisme contraires à la loi ou à la morale, dont certains avaient fait l’objet de plaintes auprès de la police (voir le paragraphe 9 ci-dessus) ; que lors d’une rencontre avec des représentants de l’Agence de sécurité nationale, deux des pasteurs requérants avaient admis qu’il était possible que de tels faits se fussent produits et qu’ils ne pouvaient contrôler tous les militants de leurs Églises ; que les retours des établissements scolaires mentionnaient également des témoignages d’élèves que des membres des groupes religieux signalés dans la lettre avaient approchés, parfois sous le prétexte de leur proposer des cours d’anglais gratuits.

17. La commission rappela que l’exercice de la liberté de religion ne devait pas porter atteinte aux droits d’autrui et qu’il appartenait à l’État, le cas échéant, de prendre des mesures proportionnées pour garantir ces droits. Observant qu’il convenait de distinguer le libre témoignage par chacun de sa foi, d’une part, d’un prosélytisme opérant par manipulation ou profitant de la vulnérabilité des personnes visées – notamment des enfants ou des personnes atteintes d’un handicap mental –, d’autre part, elle jugea que c’était à cette forme de prosélytisme que correspondaient les faits rapportés par la police et l’Agence de sécurité nationale (paragraphe 9 ci-dessus). Dès lors, des mesures telles que la diffusion de la lettre litigieuse poursuivaient un but légitime, à savoir la protection de la morale publique et des droits des citoyens. Elle ajouta que dans le cas particulier où il visait des mineurs, le prosélytisme portait atteinte à leur liberté de conscience et au droit pour les parents d’éduquer leurs enfants dans la religion de leur choix.

18. Se référant à la jurisprudence de la Cour, la commission considéra que la mesure en cause – la diffusion d’une lettre d’information destinée à attirer l’attention des jeunes gens sur les pratiques abusives de certains groupes religieux – était « prévue par la loi », au sens de la Convention, et tendait à la protection de l’ordre et de la morale publics et des droits d’autrui. Elle ajouta que des actes de prosélytisme visant des enfants pouvaient provoquer des réactions hostiles de la population, des troubles à l’ordre public et une exacerbation de l’intolérance religieuse.

19. Par ailleurs, tout en reconnaissant que la lettre circulaire avait procédé à des généralisations indues, en particulier en présentant les actes de prosélytisme contraires à la morale comme une pratique régulière des cultes visés, la commission jugea que la mesure n’était pas disproportionnée au but poursuivi et qu’elle ne constituait donc pas un acte de harcèlement ou de discrimination contraire à la loi. Elle observa que nul n’avait empêché les requérants de manifester leur religion et ajouta que le terme « secte », qui désignait un groupe religieux minoritaire, n’était pas en soi péjoratif.

3. La procédure de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de protection contre la discrimination

20. Les requérants formèrent contre la décision de la Commission de protection contre la discrimination un recours judiciaire qui fut rejeté par le tribunal administratif de Sofia le 5 juin 2014. Le tribunal observa que les requérants – qu’il s’agît des personnes physiques ou des associations religieuses – n’avaient pas été personnellement désignés dans la lettre de la mairie et que celle-ci se bornait à décrire les différences entre divers cultes et à dénoncer les pratiques de prosélytisme parfois agressives des représentants de certains d’entre eux, de sorte que n’avait pas été établie l’existence d’actes pouvant s’analyser en un traitement discriminatoire ou en un harcèlement au sens de la loi de protection contre la discrimination. Quant au grief tiré par les requérants du caractère selon eux diffamatoire et insultant des informations contenues dans la lettre litigieuse et de celles qu’avait relayées la presse, le tribunal le jugea mal fondé. Il considéra que la perception négative de ces informations par les requérants n’était pas objectivement justifiée. Il estima par ailleurs que le contenu de la lettre ne constituait pas une atteinte à la liberté de religion, expliquant que l’exercice de ce droit ne pouvait conduire à restreindre la possibilité pour autrui de critiquer une religion ou de diffuser des informations objectives, fussent-elles négatives. Il ajouta qu’au demeurant la lettre ne contenait pas de propos insultants ni d’appel à la discrimination, mais qu’elle exprimait un avis critique, fondé sur des indications concrètes relatives à des signalements et à des plaintes enregistrés par les autorités compétentes et qui ne visaient pas personnellement les requérants.

21. Les requérants se pourvurent en cassation. Par un arrêt du 12 mai 2015, la Cour administrative suprême, reprenant dans l’ensemble les motifs du tribunal administratif, rejeta le pourvoi. Elle observa que la lettre de la mairie était fondée sur des signalements concrets mentionnés dans la lettre de l’Agence de sécurité nationale du 29 avril 2008 (paragraphe 9 ci-dessus), qui concernaient des faits que deux des requérants, MM. Tonchev et Krastev, n’avaient pas contestés lorsqu’on les avait évoqués devant eux. Elle ajouta par ailleurs qu’il n’apparaissait pas que la description des pratiques de leur culte, jugée inexacte, voire ridicule, par les requérants, reposât sur des motifs discriminatoires ni qu’elle constituât en elle-même un traitement discriminatoire fondé sur la religion ou les croyances. Elle jugea à cet égard que le sentiment éprouvé par les requérants devant ces informations, qu’ils estimaient erronées, offensantes ou tendancieuses, ne suffisait pas pour faire conclure que les actes en cause eussent été objectivement discriminatoires, d’autant que, de son point de vue, la lettre litigieuse ne contenait pas d’expressions offensantes ou discriminatoires, notamment à l’égard des requérants.

22. La décision de la commission étant ainsi devenue définitive, le tribunal administratif de Sofia reprit l’instance concernant la demande indemnitaire des requérants (paragraphe 13 ci-dessus), déclara cette demande irrecevable et mit un terme à la procédure le 26 mai 2015. Les requérants n’interjetèrent pas appel de cette décision.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

1. la Constitution de la République de Bulgarie

23. En vertu de l’article 6 de la Constitution de 1991, tous les citoyens sont libres et égaux devant la loi.

24. L’article 13 de la Constitution proclame la liberté des cultes et la séparation des institutions religieuses et de l’État. L’article 37 garantit la liberté de conscience et de pensée ainsi que le libre choix d’une confession, de convictions religieuses ou athéistes. L’article 37, alinéa 2 dispose que la liberté de conscience et de religion ne peut être dirigée contre la sécurité nationale, la santé ou la morale publiques ou les droits et libertés des autres citoyens.

2. la loi sur les cultes

25. Entrée en vigueur le 1er janvier 2003, la loi sur les cultes (закон за вероизповеданията) contient des garanties semblables à celles que prévoit la Constitution en matière de liberté de religion. Elle dispose par ailleurs, en son article 7, alinéa 5 :

« Les communautés et institutions religieuses ne peuvent pas inclure des personnes de moins de 14 ans dans leurs activités, sauf en cas d’accord exprès des parents ou tuteurs de ceux-ci. Les personnes de plus de 14 ans et de moins de 18 ans peuvent prendre part à de telles activités, sauf si leurs parents ou tuteurs ont exprimé leur désaccord explicite. »

3. La loi sur la protection contre la discrimination

26. La loi sur la protection contre la discrimination, en vigueur depuis le 1er janvier 2004, prohibe toute discrimination, directe ou indirecte, ainsi que tout acte de harcèlement fondés, notamment, sur la religion ou les croyances (articles 4 et 5 de la loi).

27. Toute personne qui s’estime victime de tels actes peut engager une procédure devant la Commission de protection contre la discrimination, juridiction spécialisée créée par cette loi (article 50). La commission peut constater l’existence ou non d’un traitement discriminatoire et, le cas échéant, ordonner des mesures visant à mettre fin à l’infraction ou à remettre la situation en l’état, ou encore imposer une sanction pécuniaire (article 65 de la loi). La décision de la commission est susceptible d’un recours en annulation devant les juridictions administratives (article 68).

28. En vertu de l’article 74 de la loi, lorsque la commission a constaté un traitement discriminatoire, les personnes lésées peuvent engager une procédure en réparation suivant les règles du droit commun. Lorsque l’auteur de la discrimination est une autorité publique ou un fonctionnaire, l’action doit être engagée devant les juridictions administratives sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État.

29. L’article 71 de la loi dispose en outre qu’il est loisible à toute personne qui s’estime victime de discrimination de saisir directement les juridictions civiles, lesquelles peuvent constater l’existence ou non d’un traitement discriminatoire et, le cas échéant, condamner le responsable à remettre la situation en l’état, à s’abstenir d’actes semblables à l’avenir et à verser à la victime une indemnité en réparation du préjudice subi. Il s’agit d’une voie alternative à la procédure devant la Commission de protection contre la discrimination.

EN DROIT

1. SUR la requête introduite par les cinquiÈme et sixiÈme requérants

30. Par une lettre du 9 décembre 2021, le cinquième requérant, M. Krastev, expliqua qu’il avait mis fin à ses fonctions de pasteur et qu’il souhaitait retirer la requête introduite en son nom propre et au nom de l’Église évangélique pentecôtiste Philadelphia dont il avait été le représentant et qui constitue le sixième requérant. La Cour prend acte de ce que ces deux requérants n’entendent plus maintenir leur requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention, et n’aperçoit par ailleurs aucun motif tenant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait qu’elle poursuive l’examen de cette requête aux fins de l’article 37 § 1 in fine. Il convient donc de rayer la requête du rôle dans la mesure où elle concerne les cinquième et sixième requérants et de ne continuer son examen que pour autant qu’elle a été soumise par les quatre premiers requérants.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLEs 9 et 14 DE LA CONVENTION

31. Les quatre requérants restants, qui, pour des raisons d’ordre pratique, seront seuls désignés comme étant « les requérants » dans la suite du présent arrêt, soutiennent que la lettre circulaire diffusée par la mairie de Burgas auprès des établissements scolaires de la ville le 9 avril 2008 constitue une atteinte injustifiée et discriminatoire à leur droit à la liberté de religion. Ils invoquent l’article 9 de la Convention, pris isolément et en combinaison avec l’article 14. Les dispositions en sont libellées comme suit :

Article 9

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. Sur la recevabilité
1. Sur l’épuisement des voies de recours internes

32. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes dans la mesure où ils n’ont pas fait appel de la décision du 26 mai 2015 par laquelle le tribunal administratif de Sofia avait rejeté leur demande indemnitaire (paragraphe 22 ci-dessus). Il estime en effet que le constat d’absence de traitement discriminatoire établi par la Commission de protection contre la discrimination n’empêchait pas les intéressés de solliciter, sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État, une indemnisation au titre des autres motifs soulevés dans leur demande initiale, notamment de l’atteinte alléguée à leur liberté de religion (paragraphe 12 ci-dessus).

33. Les requérants répliquent qu’eu égard au constat d’absence de discrimination établi par la commission et à la confirmation de cette décision par la Cour administrative suprême, un recours contre l’ordonnance du tribunal administratif aurait été voué à l’échec.

34. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes impose de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour permettre une réparation des violations alléguées. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit en outre présenter des perspectives raisonnables de succès (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 71 et 74, 25 mars 2014). En l’espèce, la Cour constate que même si les requérants, dans leur demande, ont effectivement soutenu non seulement que la diffusion de la lettre circulaire du 9 avril 2008 était discriminatoire mais aussi qu’elle portait atteinte à leur liberté de religion ou au devoir de neutralité de l’État (paragraphe 12 ci-dessus), ces moyens apparaissent comme intrinsèquement liés entre eux et ont été examinés en tant que tels dans le cadre de la procédure engagée en vertu de la loi de protection contre la discrimination. Rien ne permet de considérer que certains de ces moyens auraient pu servir de fondement à une indemnisation dans le cadre d’une procédure distincte qui aurait été intentée au titre de la loi sur la responsabilité de l’État. Dans ces circonstances, il apparaît que la décision de rejet de la demande indemnitaire des requérants prise par le tribunal administratif au motif que la Commission de protection contre la discrimination n’avait pas constaté de traitement discriminatoire était la seule solution possible au regard des dispositions du droit interne (paragraphes 22 et 28 ci-dessus). Dès lors, rien ne donne à penser qu’un recours formé contre cette décision eût présenté des perspectives raisonnables de succès, de sorte que les requérants n’étaient pas tenus d’exercer pareil recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

2. Sur la qualité de victime des requérants

35. Le Gouvernement, estimant que les actions de la mairie n’ont pas porté une atteinte directe et significative au droit pour les requérants de manifester leur religion, soutient qu’ils ne peuvent se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des violations qu’ils allèguent. Il se réfère à cet égard à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France c. France (no 53430/99, CEDH 2001-XI).

36. Les requérants répliquent que certains membres de leurs Églises ont subi des conséquences concrètes de la diffusion par la mairie de la lettre circulaire. Ils soutiennent qu’à cet égard leur situation est plutôt à rapprocher de celle décrite dans l’arrêt Leela Förderkreis e.V. et autres (no 58911/00, 6 novembre 2008) rendu par la Cour dans une affaire qui concernait une campagne d’information menée par les autorités allemandes sur le sujet des dangers potentiels des mouvances sectaires, et notent que la qualité de victime de l’association requérante visée par cette campagne n’y avait pas été contestée.

37. La Cour considère que la question de la qualité de victimes des requérants est, dans les circonstances particulières de l’espèce, étroitement liée au bien-fondé de leurs griefs, et spécialement à l’existence ou non d’une atteinte à leurs droits garantis par l’article 9 de la Convention. Elle estime en conséquence que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être jointe à l’examen au fond de la requête.

3. Conclusion sur la recevabilité

38. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

39. Les requérants voient dans la diffusion par la mairie de Burgas de la lettre du 9 avril 2008, qui selon eux contenait au sujet de leur culte des allégations diffamatoires et péjoratives, une atteinte à leur droit à la liberté de religion. Ils expliquent que cette lettre, loin d’être dépourvue d’effet juridique comme l’était aux yeux de la Cour le rapport litigieux dans l’affaire Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France (décision précitée), formulait au contraire des instructions spécifiques à l’attention des directeurs des établissements scolaires et leur demandait de rendre compte de la manière dont ces instructions auraient été exécutées. Ils considèrent en outre que les éléments de preuve qu’ils ont produits dans la procédure interne (paragraphe 14 ci-dessus) démontrent que la diffusion de la lettre a eu des conséquences sur l’exercice par les membres de leurs Églises de leur liberté de religion.

40. Les requérants soutiennent par ailleurs qu’en qualifiant leur culte de « secte dangereuse » dont les pratiques pourraient provoquer des « troubles psychiques » (paragraphes 4 et 5 ci-dessus), les autorités publiques ont porté atteinte à leur liberté de religion et – alors que le prosélytisme est un élément essentiel de la pratique de leur foi – agi d’une manière susceptible de dissuader d’éventuels nouveaux adeptes de les rejoindre. Eu égard à l’emploi dans la lettre litigieuse de termes selon eux fortement péjoratifs et diffamatoires et à la façon dont y était remise en question la légitimité de leurs croyances par rapport à celles d’autres groupes religieux actifs en Bulgarie et en particulier de la religion orthodoxe dominante, les requérants estiment que les autorités, méconnaissant le devoir de neutralité auquel elles étaient astreintes et sans pouvoir se prévaloir de l’intention de protéger l’ordre public ou les droits des tiers ni d’aucun autre but légitime visé à l’article 9 § 2 de la Convention, ont porté atteinte à leur liberté de religion et agi d’une manière discriminatoire.

41. Le Gouvernement soutient que les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’aucune ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté de religion. Il fait notamment valoir que la lettre diffusée le 9 avril 2008 n’avait aucun effet juridique ; qu’elle émanait d’une mairie et ne reflétait que les opinions de ses auteurs, les autorités centrales – Parlement et ministre de l’Intérieur – ayant tenu à préciser que ces opinions ne reflétaient pas les leurs ; qu’elle n’avait pas pour but de susciter le moindre sentiment de rejet à l’égard des mouvements religieux visés mais, en appelant à la vigilance une partie bien précise de la population – les élèves et les administrations des écoles –, de prévenir d’éventuels abus et de rassurer les parents ; qu’elle ne visait pas des personnes identifiables ; qu’elle n’avait prescrit ni recommandé aucune mesure négative à l’endroit de ceux des élèves qui seraient des adeptes des mouvements religieux concernés ; que les requérants n’avaient fait part d’aucune incidence négative de la lettre litigieuse ; et qu’il s’agissait d’un acte isolé, puisque les autorités s’étaient par la suite abstenues d’utiliser des propos pouvant être perçus comme diffamatoires et qu’elles avaient à plusieurs reprises assuré que les mouvements en question n’étaient pas considérés comme « dangereux ».

42. En ce qui concerne l’utilisation du terme « secte », le Gouvernement fait valoir que, selon la définition communément admise en langue bulgare, celui-ci n’a pas nécessairement de connotation péjorative. Quant à la qualification de « dangereuse », il soutient que les auteurs de la lettre n’entendaient pas l’appliquer à toutes les associations religieuses évoquées, mais seulement à celles dont les agissements étaient susceptibles de porter atteinte aux droits des autres citoyens.

43. Le Gouvernement observe par ailleurs que, de l’aveu même des requérants, l’atteinte alléguée à l’image de leur culte était due à la façon dont les actions de la mairie avaient été présentées par les journalistes, autrement dit par des médias privés. Il ajoute à cet égard que les communautés religieuses ne peuvent exiger d’être à l’abri de toute critique et que les requérants avaient en tout état de cause la possibilité d’engager contre les publications en question les recours que prévoyait le droit interne en pareille circonstance.

44. Le Gouvernement plaide qu’à supposer même que les faits dénoncés par les requérants fussent constitutifs d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté de religion, cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était nécessaire à la poursuite de ce but. Plus particulièrement, il soutient qu’il entrait dans les fonctions de la mairie et de la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs de prendre les mesures préventives qu’elles jugeaient adaptées, notamment en fournissant des informations sur des agissements qu’elles estimaient représenter pour les mineurs un danger potentiel. Dans la mesure où le développement personnel et social des mineurs était susceptible d’être menacé par la recrudescence d’actes de prosélytisme inappropriés – ce que démontraient plusieurs cas où de tels actes avaient provoqué chez certains enfants des changements radicaux de personnalité et des troubles psychologiques –, les autorités, en organisant à ce sujet une opération d’information et de prévention qui s’inscrivait dans le cadre de leurs obligations positives de protection de la jeunesse sans porter atteinte à la liberté de religion des requérants, n’auraient pas dépassé leur marge d’appréciation en la matière.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

45. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (voir, parmi d’autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A).

46. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion », y compris le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement » (ibidem). L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une croyance. Ainsi, il ne protège pas le prosélytisme de mauvais aloi, tel qu’une activité offrant des avantages matériels ou sociaux ou l’exercice d’une pression abusive en vue d’obtenir des adhésions à une Église (Kokkinakis, précité, § 48, et Larissis et autres c. Grèce, 24 février 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

47. Aux termes de l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 123, CEDH 2011, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 124, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 105, 26 avril 2016).

48. L’exigence que l’ingérence réponde à un « besoin social impérieux » implique que le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun » (Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 116, 14 juin 2007). En particulier, aux fins de l’examen de l’ingérence dénoncée au vu du dossier dans son ensemble, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue, et c’est aux autorités de l’État défendeur qu’il revient d’établir qu’aucune mesure de cette nature ne pouvait être prise (Centre biblique de la république de Tchouvachie c. Russie, no 33203/08, § 58, 12 juin 2014). En tout état de cause, lorsqu’elle examine la proportionnalité d’une ingérence, la Cour doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 49, CEDH 2005-I (extraits), et Svyato-Mykhaylivska Parafiya, précité, § 138).

49. S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes les conditions de l’article 9 § 2 se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention, son importance pour la personne concernée, la nature de l’ingérence et la finalité de celle-ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger. De façon générale, la marge est également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Fernández Martínez, précité, § 125). À cet égard, la Cour rappelle encore une fois que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 119, CEDH 2001‑XII).

b) Application en l’espèce

1. Sur l’existence d’une ingérence

50. La Cour note d’emblée que les griefs des requérants ne portent pas sur les articles de presse qui ont relayé la démarche de la mairie, mais seulement sur les actions d’autorités telles que la mairie de Burgas ou les services du ministère de l’Intérieur.

51. Dans sa décision Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France précitée, qui est invoquée par le Gouvernement, la Cour a examiné si un certain nombre de mesures que dénonçait l’association requérante étaient, comme l’intéressée le soutenait, la conséquence d’un rapport parlementaire qui avait inclus les témoins de Jéhovah dans la liste des mouvements religieux pouvant être qualifiés de « secte » d’après d’un certain nombre de critères, parmi lesquels la déstabilisation mentale, le caractère exorbitant des exigences financières, les atteintes à l’intégrité physique, l’embrigadement des enfants ou les troubles à l’ordre public. L’association requérante n’ayant pas démontré que les mesures dénoncées eussent un lien direct avec le rapport parlementaire en cause ni qu’elles eussent porté atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention, la Cour a considéré qu’elle ne pouvait se prétendre « victime » d’une violation au sens de l’article 34 de la Convention et a rejeté la requête pour ce motif.

52. En l’espèce, toutefois, si les requérants – deux associations cultuelles et deux pasteurs évangéliques officiant dans la ville de Burgas – se plaignent d’atteintes à la liberté de religion de leurs membres et coreligionnaires, ils dénoncent aussi la diffusion par la mairie de cette ville d’une lettre circulaire qui selon eux contenait une description péjorative et diffamatoire de leurs croyances et de leurs pratiques. Or la Cour constate que sa jurisprudence postérieure à la décision Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France précitée marque une évolution sur la question de savoir si l’usage de termes disqualifiants à l’égard d’une communauté religieuse peut s’analyser comme une atteinte aux droits garantis par l’article 9 de la Convention. Ainsi, dans deux arrêts plus récents, Leela Förderkreis e.V. et autres (précité) et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov c. Russie (no 37477/11, 23 novembre 2021), la Cour a considéré que l’évocation en termes hostiles ou péjoratifs d’une communauté religieuse dans des documents émis par des autorités publiques, dans la mesure où elle était susceptible d’avoir des conséquences négatives sur l’exercice par ses membres de leur liberté de religion, suffisait à constituer une atteinte aux droits garantis par l’article 9 de la Convention (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 84, et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, § 38). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche adoptée dans ces deux arrêts, les griefs formulés par les requérants dans la présente espèce étant semblables.

53. En l’espèce, la Cour estime que les termes utilisés dans la lettre circulaire et la note d’information du 9 avril 2008 – qui qualifiaient certains courants religieux, dont l’évangélisme auquel appartiennent les associations requérantes, de « sectes religieuses dangereuses » qui « contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public » et dont les réunions exposent leurs participants à des « troubles psychiques » (paragraphe 5 ci-dessus) – peuvent effectivement être perçus comme péjoratifs et hostiles. Elle note que les documents en cause ont été diffusés par la mairie de Burgas, ville dans laquelle les associations et les pasteurs requérants exerçaient leurs activités, auprès de l’ensemble des établissements scolaires de la ville, qui étaient invités à les porter à la connaissance des élèves et à rendre compte de la manière dont l’information aurait été présentée et de la façon dont les enfants auraient réagi. Dans ces circonstances, et même si les mesures dénoncées n’ont pas directement restreint le droit des pasteurs requérants ou de leurs coreligionnaires à manifester leur religion par le culte et par leurs pratiques, la Cour considère, au regard de sa jurisprudence précitée (paragraphe 52 ci-dessus ) que ces mesures ont pu avoir des répercussions négatives sur l’exercice par les fidèles des Églises en cause de leur liberté de religion.

54. La Cour rappelle par ailleurs qu’un organe ecclésial ou religieux peut en tant que tel exercer au nom de ses membres les droits garantis par l’article 9 de la Convention (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 72, CEDH 2000‑VII) et qu’elle a déjà reconnu, dans des circonstances semblables à celles de la présente espèce, l’existence d’une ingérence dans les droits d’une association cultuelle tels que protégés par l’article 9 de la Convention (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 84, et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, § 38). Quant aux requérants personnes physiques, eu égard à leur fonction de pasteurs et de représentants de leurs communautés religieuses respectives, la Cour considère qu’ils peuvent prétendre avoir été personnellement affectés par les mesures litigieuses. Elle note au demeurant que la qualité à agir de l’ensemble des requérants pour se plaindre des mesures en cause n’a pas été contesté dans le cadre des procédures internes (paragraphes 12-22 ci-dessus).

55. La Cour conclut de ce qui précède que les mesures dénoncées par les requérants s’analysent en une atteinte à leur droit à la liberté de religion. Ce constat l’amène à rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victimes des intéressés au sens de l’article 34 de la Convention (paragraphes 35-37 ci-dessus).

2. Sur la justification de l’ingérence

56. Pour déterminer si l’ingérence en question a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle a satisfait aux exigences de l’article 9 § 2, c’est-à-dire si elle était prévue par la loi, poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était nécessaire et proportionnée à ce but. La Cour reconnaît que, comme l’a fait valoir le Gouvernement et comme l’a déclaré la Commission de protection contre la discrimination dans le cadre des procédures menées au niveau interne (paragraphe 18 ci-dessus), il entrait dans les compétences de la mairie et de la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs de prendre des mesures propres à préserver les mineurs de dangers potentiels du prosélytisme envahissant, en particulier en fournissant aux intéressés les informations utiles à cet égard.

57. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour, dans une situation comme celle de l’espèce, doit vérifier si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu, à savoir, d’une part, le respect du droit à la liberté de religion des requérants, et, d’autre part, le devoir des autorités nationales de communiquer au public des informations sur des questions d’intérêt général (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 96).

58. La Cour note d’emblée qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que la diffusion de la lettre litigieuse ait empêché les pasteurs requérants ou les adeptes de leurs Églises de manifester leur religion par le culte ou par leurs pratiques (paragraphe 53 ci-dessus ; voir aussi Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 97).

59. Elle relève ensuite que, dans le cadre des procédures internes engagées par les requérants, les autorités nationales ont justifié leur décision de diffuser la lettre litigieuse par la survenue sur le territoire de la commune de plusieurs incidents relatifs à des cas de prosélytisme jugé abusif, dont certains avaient donné lieu à des plaintes déposées auprès de la police (paragraphes 4 et 9 ci‑dessus). Elles ont expliqué leur démarche par la nécessité d’appeler les élèves de la ville à la vigilance à l’égard d’un tel risque : il s’agissait de protéger les mineurs et d’éviter d’éventuels troubles à l’ordre public. Un tel pouvoir d’intervention préventive se concilie en principe avec les obligations positives que fait peser sur les Parties contractantes l’article 1 de la Convention en matière de garantie des droits et libertés des personnes relevant de leur juridiction (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 98‑99). Les États disposent en effet du pouvoir de vérifier si un mouvement ou une association ne mène pas à des fins prétendument religieuses des activités nuisibles à la population ou à l’ordre public (Églises métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 113).

60. Dans le cadre d’une telle démarche, il ne peut être exclu que les autorités formulent des appréciations critiques susceptibles de heurter la sensibilité religieuse ou philosophique de certains (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 97). Elles doivent toutefois veiller, pour éviter de porter atteinte à la liberté de religion, à présenter les informations en question de manière neutre et objective (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 97 et 100, et Universelles Leben e.V. c. Allemagne, no 29745/96, décision de la Commission du 27 novembre 1996). La Cour rappelle en effet que l’emploi à propos d’une mouvance religieuse de termes dénigrants ou d’accusations non étayées peut emporter violation de l’article 9 de la Convention (Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, §§ 42-43). Par ailleurs, sauf dans des cas exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut l’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles‑ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI, et Églises métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 117).

61. Sur la base de ces principes, la Cour considère que l’article 9 de la Convention n’interdit pas aux autorités publiques de formuler à l’égard de représentants ou membres de communautés religieuses des appréciations critiques. Elle juge toutefois que pour être compatibles avec la Convention, de telles déclarations doivent, d’une part, être étayées par des éléments de preuve concernant des actes concrets susceptibles de constituer un risque pour l’ordre public ou pour les intérêts d’autrui ; d’autre part, éviter de remettre en cause la légitimité des croyances en question ; et, enfin, demeurer proportionnées aux circonstances de l’espèce.

62. En l’espèce, il n’apparaît pas à la lecture de la lettre circulaire et de la note d’information diffusées auprès des établissements scolaires (paragraphes 4 et 5 ci-dessus) que leurs auteurs aient eu à l’esprit le devoir de neutralité et d’impartialité des autorités publiques. Au contraire, ces documents contiennent des jugements négatifs et sans nuance, notamment ceux consistant à présenter les Églises évangéliques comme des « sectes dangereuses » qui « contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public » et « provoquent des divisions et des oppositions au sein de la nation bulgare pour des motifs religieux ». Par ailleurs, ils dénoncent indûment comme reflétant une pratique habituelle de ces Églises certains cas avérés de prosélytisme abusif, ce qui a d’ailleurs été relevé par la Commission de protection contre la discrimination (paragraphe 19 ci-dessus). Ils procèdent enfin à des comparaisons avec la religion orthodoxe dominante et établissent des corrélations – notamment entre le défaut de vénération des « saints nationaux » et la division de la nation bulgare (paragraphe 5 ci‑dessus) – susceptibles d’être interprétées comme une remise en cause de la légitimité des croyances et des pratiques des Églises visées.

63. Or, si elle estime que l’intention de mettre en garde les élèves, en les informant sur ces pratiques, contre des abus susceptibles d’être commis par certains groupes religieux était justifiable, la Cour n’est pas convaincue que l’emploi de termes tels que ceux mentionnés au paragraphe précédent fût nécessaire à cette fin.

64. Certes, les auteurs de la lettre circulaire en cause ont, comme d’autres autorités publiques, tenté de minorer l’importance de l’incident et exprimé leur détermination à respecter la liberté de religion des mouvements qui s’y trouvaient visés (paragraphes 9-11 ci-dessus). Force est toutefois à la Cour de constater que les propos jugés offensants ou diffamatoires par les requérants n’ont pas été formellement retirés. La Cour note par ailleurs que ni la Commission de protection contre la discrimination ni les juridictions administratives n’ont jugé opportun de sanctionner l’emploi de ces termes (paragraphes 19-21 ci-dessus ; comparer avec Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 23-27 et 100, où la Cour a tenu compte, pour conclure à l’absence de violation de l’article 9 de la Convention, de la décision prise par la Cour constitutionnelle allemande d’interdire l’utilisation de certaines qualifications jugées contraires au principe de neutralité de l’État).

65. En résumé, eu égard aux expressions péjoratives et hostiles employées par les autorités publiques pour désigner dans la lettre litigieuse le mouvement religieux auquel appartiennent les requérants et au fait que les procédures internes engagées par ceux-ci n’ont pas apporté de redressement approprié à leurs griefs, la Cour considère que les autorités de l’État défendeur, excédant la marge d’appréciation dont elles disposaient au titre de l’article 9 de la Convention, ont porté une atteinte disproportionnée au droit des requérants à la liberté de religion (voir, à titre de comparaison, Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, §§ 42‑43, et Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 100-101).

66. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

3. Sur l’examen du grief fondé sur l’article 14 de la Convention

67. La Cour considère que l’inégalité de traitement dénoncée par les requérants a été dûment prise en compte dans l’analyse qui l’a amenée à conclure à la violation de l’article 9 pris isolément et qu’il est par conséquent inutile de procéder à un examen séparé des mêmes faits sous l’angle de l’article 14 de la Convention (Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, § 44, et Églises de scientologie de Moscou c. Russie, no 18147/02, § 101, 5 avril 2007).

3. SUR L’APPLICATION DEs ARTICLEs 41 et 46 DE LA CONVENTION
1. Sur l’application de l’article 46 de la Convention

68. Les parties pertinentes de l’article 46 de la Convention se lisent comme suit :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

69. Les requérants demandent à la Cour d’ordonner que les autorités bulgares, pour réparer les violations de la Convention dont ils s’estiment victimes, déclarent dans une nouvelle lettre circulaire diffusée auprès des mêmes publics qu’elles retirent les expressions litigieuses que contenait la lettre du 9 avril 2008 et prennent l’engagement que de tels faits ne se reproduiront plus.

70. Le Gouvernement fait valoir que le ministre de l’Intérieur a déjà pris ses distances par rapport à la démarche de la mairie de Burgas (paragraphe 10 ci-dessus), qu’aucun incident similaire ne s’est produit depuis la survenue en 2008 des faits de l’espèce, et qu’enfin, eu égard à l’important laps de temps écoulé depuis lors, la diffusion d’une rétractation auprès des écoles serait dépourvue de sens.

71. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il appartient au premier chef à l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens qu’il peut utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter des obligations découlant pour lui de cet article. Pour aider l’État défendeur à remplir celles-ci, la Cour peut chercher à lui indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qu’il pourrait prendre pour mettre un terme à la situation constatée (voir, parmi d’autres, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, §§ 254-255, CEDH 2012). Dans les circonstances de l’espèce, toutefois, la Cour considère que les autorités nationales, en coopération avec le Comité des Ministres, sont les mieux placées pour décider des mesures individuelles et générales à adopter en exécution du présent arrêt.

2. Sur l’application de l’article 41 de la Convention

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

73. Subsidiairement aux mesures individuelles qu’ils sollicitent (paragraphe 69 ci-dessus), les requérants personnes physiques demandent 2 500 euros (EUR) chacun et les associations requérantes 5 000 EUR chacune – soit 15 000 EUR au total – au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

74. Le Gouvernement soutient que le constat d’une violation de la Convention constituerait, dans les circonstances de l’espèce, une réparation suffisante du préjudice que les requérants estiment avoir subi. Il juge par ailleurs que les montants demandés sont excessifs par rapport à la gravité, minime selon lui, de l’atteinte pouvant avoir été portée aux droits des requérants.

75. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage moral que le constat de violation de la Convention ne suffit pas à réparer. Statuant en équité, elle octroie aux requérants personnes physiques la totalité de leur demande, soit 2 500 EUR chacun, et 3 000 EUR à chacune des associations requérantes, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

76. Les requérants demandent 3 711 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, ce chiffre correspondant à 3 482 EUR pour les honoraires de leur avocat et à divers frais de poste ou de bureau. Ils produisent des factures attestant le paiement à hauteur d’environ 790 EUR (1 550 levs bulgares) des frais et honoraires en question, ainsi qu’un décompte des heures de travail (98 au total) censées avoir été effectuées par leur avocat. Ils demandent en outre 6 550 EUR au titre des frais de conseil qu’ils disent avoir exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Ils produisent à cet égard un décompte des heures de travail (32 au total, à un taux horaire variant entre 200 et 250 euros) censées avoir été effectuées par l’organisation ADF International.

77. Le Gouvernement affirme que les demandes formulées par les requérants à ce titre contiennent des contradictions internes et que certaines dépenses ne sont étayées par aucun document. En tout état de cause, il juge ces prétentions excessives.

78. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants les sommes de 2 000 EUR, tous frais confondus, pour la procédure interne et de 2 500 EUR pour la procédure menée devant elle, soit un total de 4 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle a été introduite par les cinquième et sixième requérants ;
2. Joint au fond l’exception de défaut de qualité de victimes des quatre requérants restants formulée par le Gouvernement et la rejette ;
3. Déclare le restant de la requête recevable ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention ;
6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) à chacun des requérants personnes physiques figurant en regard des numéros 1 et 3 de la liste des requérants et 3 000 EUR (trois mille euros) à chacune des associations requérantes figurant en regard des numéros 2 et 4 de cette liste, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) aux quatre premiers requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les intéressés à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président

ANNEXE

Liste des requérants

Requête no 56862/15

No

|

Prénom NOM

|

Année de naissance / d’enregistrement

|

Nationalité / enregistrement

|

Lieu de résidence

---|---|---|---|---

1.

|

Zhivko Tonchev TONCHEV

|

1961

|

bulgare

|

Burgas

2.

|

ÉGLISE BULGARE UNIFIÉE DE LA BONNE NOUVELLE

|

2003

|

Bulgarie

|

Burgas

3.

|

Radoslav Atanasov KIRYAKOV

|

1971

|

bulgare

|

Burgas

4.

|

PREMIÈRE ÉGLISE ÉVANGÉLIQUE CONGRÉGATIONNELLE

|

2004

|

Bulgarie

|

Burgas

5.

|

Stefan Nenkov KRASTEV

|

1944

|

bulgare

|

Burgas

6.

|

ÉGLISE ÉVANGÉLIQUE PENTECÔTISTE

PHILADELPHIA

|

2003

|

Bulgarie

|

Burgas


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