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13/10/2022 | CEDH | N°001-219671

CEDH | CEDH, AFFAIRE HÝBKOVI c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE, 2022, 001-219671


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE HÝBKOVI c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 30879/17)

ARRÊT


STRASBOURG

13 octobre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Hýbkovi c. République tchèque,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,

Mārtiņš Mits,

Lətif Hüseynov,

Ivana Jelić,>
Mattias Guyomar,

Kateřina Šimáčková,

Mykola Gnatovskyy, juges,

et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 30879/17) dirigée contre la ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE HÝBKOVI c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 30879/17)

ARRÊT

STRASBOURG

13 octobre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Hýbkovi c. République tchèque,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,

Mārtiņš Mits,

Lətif Hüseynov,

Ivana Jelić,

Mattias Guyomar,

Kateřina Šimáčková,

Mykola Gnatovskyy, juges,

et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 30879/17) dirigée contre la République tchèque et dont trois ressortissants de cet État, Mme Lena Jasmína Hýbková et ses fils Michael Gabriel Hýbek et Matyas Gabriel Hýbek (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 avril 2017,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement tchèque (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne la séparation des requérants résultant du maintien en institution des deuxième et troisième d’entre eux (article 8 de la Convention).

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1976, en 2005 et en 2007. Ils ont été représentés par Me D. Strupek, avocat exerçant à Prague.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. V.A. Schorm, du ministère de la Justice.

4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE

5. La requérante, qui souffrait d’alcoolodépendance, effectua à partir de 2009 plusieurs cures de désintoxication, tout en suivant des traitements médicamenteux. De ce fait, et parce que leur père vivait à l’étranger, ses fils, les deuxième et troisième requérants, furent placés en institution pendant un mois en 2012, lorsqu’ils étaient âgés de sept and cinq ans respectivement, et pendant six mois en 2013. Sur la base d’une ordonnance judiciaire, la famille fut également soumise à une surveillance qui fut confiée à l’autorité de la protection sociale de l’enfant, laquelle agit en tant que tuteur des enfants dans les procédures décrites ci-après.

6. Le 24 février 2015, le tribunal d’arrondissement de Prague 4 (ci-après « le tribunal ») fut averti par les proches de la famille que la requérante, qui était alors en état d’ébriété, n’était pas capable de s’occuper de ses enfants. À la demande du tuteur, il adopta par conséquent en vertu des articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 relative aux procédures judiciaires spécifiques une mesure provisoire de placement des deuxième et troisième requérants ainsi que de leur demi-sœur cadette, née d’un autre père en 2013, dans un établissement pour enfants ayant besoin d’une aide immédiate (ci-après « l’établissement K. »).

7. La requérante ayant ensuite été hospitalisée, puis soumise à une thérapie ambulatoire, le placement des deuxième et troisième requérants et de leur sœur fut prorogé à trois reprises par des mesures provisoires adoptées en vertu de l’article 460 § 1 de la loi no 292/2013 respectivement le 24 mars, le 24 avril et le 22 mai 2015.

8. Pendant le placement de ses enfants, la requérante maintint un contact fréquent avec eux ; elle fut autorisée par le tuteur à passer d’abord des journées entières en leur présence, puis également les week-ends après que le tuteur eut pu effectuer en juin 2015 une enquête dans le nouveau logement où elle avait emménagé ; elle ne se prévalut toutefois pas de l’autorisation de passer une semaine avec les enfants en août qui lui fut accordée. Pour sa part, le tuteur se rendit plusieurs fois dans l’établissement K. pour s’enquérir de l’état des enfants, et il établit un plan individuel de protection visant à la réunification de la famille. Cependant, au cours de l’été 2015, la requérante cessa de coopérer avec le tuteur et se mit à exercer une pression sur les enfants en les submergeant de manière inappropriée d’informations relatives à sa vie personnelle et à la procédure judiciaire. Par une mesure provisoire du 24 septembre 2015, le tribunal limita dès lors le contact de la requérante avec les enfants à une heure de visite par semaine et à une conversation téléphonique quotidienne ; sur appel de la requérante, cette mesure fut levée le 26 janvier 2016.

9. Entre-temps, le 24 avril 2015, le tribunal avait engagé une procédure relative à la prise en charge des deuxième et troisième requérants. La requérante avait demandé l’ajournement de deux audiences que le tribunal avait prévues pour le 10 juin et le 16 septembre 2015, ne souhaitant pas que la procédure se déroulât en son absence. Par ailleurs, le 1er octobre 2015, la requérante avait soulevé contre la juge chargée de l’affaire une objection de partialité, qui fut rejetée par le tribunal municipal de Prague le 22 avril 2016. Le 4 octobre 2016, le tribunal chargea un expert d’établir un rapport d’expertise psychiatrique de la requérante. L’examen de celle-ci eut lieu le 7 décembre 2016. Selon le rapport daté du 8 août 2017, le caractère et le degré de dépendance à l’alcool de la requérante n’empêchaient pas celle-ci de s’occuper de ses enfants.

10. Le 24 juin 2015, deux jours après que la mesure provisoire du 22 mai 2015 eut pris fin faute d’avoir été prolongée dans le délai légal d’un mois, le tribunal avait adopté en vertu de l’article 102 § 1 du code de procédure civile (ci-après le « CPC ») une nouvelle mesure de placement, qui devait s’appliquer jusqu’à la clôture définitive de la procédure engagée le 24 avril 2015. Relevant que la requérante avait à plusieurs reprises échoué dans son rôle parental et mis la vie et la santé de ses enfants en péril, il avait estimé que les motifs ayant justifié l’adoption des mesures antérieures en application des articles 452 et 460 de la loi no 292/2013 perduraient et qu’il était nécessaire d’examiner rigoureusement, dans la procédure sur le fond, si la requérante pouvait continuer à avoir la garde des enfants.

11. Il ressort des observations du Gouvernement, qui reposent sur ce point sur les notes officielles de la police suisse, que pendant l’été et l’automne 2015 la requérante avait été à plusieurs reprises arrêtée en état d’ébriété en Suisse et que le 21 octobre 2015 elle avait dû y être hospitalisée en raison de son taux d’alcoolémie.

2. LES FAITS À L’ORIGINE DE LA PRÉSENTE REQUÊTE

12. Le 21 mars 2016, la requérante demanda au tribunal de lever la mesure provisoire du 24 juin 2015 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle plaida notamment que depuis l’adoption des dispositions spéciales contenues dans la loi no 292/2013 il n’était plus permis en matière de placement d’enfants de procéder par application du CPC, et que celui-ci avait été invoqué en l’espèce seulement pour pallier le non-respect des délais stricts prévus par la loi no 292/2013. Elle affirma également avoir soigné son alcoolodépendance avec succès, ce qui selon elle lui permettait de s’occuper de nouveau de ses enfants.

13. Entre mars et juin 2016, la requérante fut autorisée à douze reprises à accueillir les deuxième et troisième requérants chez elle pendant le week‑end.

14. Le 14 juin 2016, le tribunal accueillit la demande de la requérante et leva la mesure provisoire litigieuse, mettant ainsi fin au placement des deuxième et troisième requérants ainsi qu’à celui de leur demi-sœur. Les enfants retournèrent auprès de la requérante le 29 juin 2016. Dans la décision qu’il rendit, le tribunal fit observer que la requérante avait un lien affectif avec ses enfants et que, même si son alcoolodépendance l’avait à plusieurs reprises empêchée de prendre soin d’eux, il ressortait du dossier que sa situation s’était améliorée, qu’elle coopérait avec le tuteur et accueillait les enfants chez elle, et qu’il n’avait pas été prouvé qu’elle continuât à abuser de l’alcool. Il indiqua également qu’après avoir été saisi de la demande de la requérante il avait laissé passer un certain temps pour s’assurer que l’amélioration de l’état de l’intéressée n’était pas seulement de courte durée.

15. Le 4 août 2016, le tribunal municipal, saisi de l’appel du père des deuxième et troisième requérants et du tuteur, réforma la décision du 14 juin 2016 et refusa de lever la mesure du 24 juin 2015. Il reprocha au tribunal de première instance de ne pas avoir vérifié les allégations de la requérante quant à sa consommation d’alcool et considéra, eu égard au fait que les deuxième et troisième requérants en étaient à leur troisième placement institutionnel, que la situation était alarmante et que le retour des enfants auprès de leur mère, qui avait de manière répétée échoué à tenir son rôle parental, ne représentait pas une solution stable pour eux. Il fit observer qu’avant d’adopter une décision différente il était nécessaire d’établir, sur la base de preuves tel un rapport d’expertise psychiatrique (paragraphe 9 ci‑dessus), si la requérante était capable de réduire sa consommation d’alcool et de s’occuper dûment de ses enfants. Or, selon le tribunal, les preuves nécessaires pour statuer en ce sens ne pouvaient être examinées que dans la procédure sur le fond (et non dans la procédure relative à une mesure provisoire).

Le même jour, saisie du dossier de la demi-sœur cadette des deuxième et troisième requérants, une autre chambre du tribunal municipal confirma la fin du placement, relevant que la requérante avait prouvé qu’elle poursuivait un traitement ambulatoire et qu’il avait été établi, lors des séjours temporaires que les enfants avaient effectués chez elle (paragraphe 8 ci-dessus), qu’elle était capable de prendre soin d’eux.

16. En conséquence de la décision du tribunal municipal les concernant, les deuxième et troisième requérants retournèrent à l’établissement K. le 5 septembre 2016 après avoir passé les vacances avec la requérante.

17. La requérante forma un recours constitutionnel par lequel elle contesta la décision du 4 août 2016. Elle invoqua notamment l’irrégularité du placement des deuxième et troisième requérants dans l’établissement K., avançant qu’il ne reposait pas sur une base légale correcte, dans la mesure où, selon elle, il avait été ordonné en application de l’article 102 du CPC et non de l’article 452 § 1 de la loi no 292/2013. Elle contesta également la durée de la procédure sur le fond et allégua que la pertinence des motifs ayant justifié l’adoption de la mesure du 24 juin 2015 n’avait pas fait l’objet d’un examen suffisant.

18. Le 11 octobre 2016, la Cour constitutionnelle déclara ce recours irrecevable, considérant que la décision contestée avait explicité les motifs du placement des deuxième et troisième requérants de manière convaincante et compréhensible, et qu’aucune amélioration notable de la situation n’avait été constatée. Elle tint également compte du fait que la requérante n’avait pas comparu aux audiences prévues dans la procédure sur le fond (paragraphe 9 ci-dessus) et qu’elle avait ainsi contribué aux retards de cette procédure.

19. Entre-temps, le 16 septembre 2016, le tuteur avait demandé au tribunal de proroger la mesure provisoire concernant les deuxième et troisième requérants (paragraphe 10 ci-dessus), en application de l’article 452 de la loi no 292/2013, se référant à cet égard aux directives du ministère du Travail et des Affaires sociales selon lesquelles les enfants ne pouvaient être placés en vertu d’une même décision pendant plus de six mois dans un établissement pour enfants ayant besoin d’une aide immédiate.

20. Le même jour, le tribunal avait accueilli cette demande et adopté sur la base de l’article 452 de la loi no 292/2013 une nouvelle mesure provisoire, qui fut prorogée le 14 octobre 2016.

21. La requérante interjeta ensuite appel de la décision du 16 septembre. Elle soutint qu’en recourant aux dispositions de la loi no 292/2013, le tribunal avait implicitement confirmé l’argument qu’elle avait précédemment fait valoir, à savoir que la mesure du 24 juin 2015, ayant pour base légale l’article 102 du CPC, contournait les garanties offertes par la loi no 292/2013.

22. Le 19 octobre 2016, le tribunal municipal réforma la décision du 16 septembre 2016 et rejeta la demande du tuteur. Il estima que les enfants étaient toujours régulièrement placés dans l’établissement K. en vertu de la mesure du 24 juin 2015 étant donné que celle-ci n’avait pas été levée et que la période de son application n’était pas écoulée.

23. Après son retour de Suisse, où en septembre 2016 elle avait été trouvée en état d’ébriété, ce qui avait entrainé le placement temporaire de ses trois autres enfants qu’elle avait amenés avec elle en Suisse, la requérante s’efforça de satisfaire aux conditions nécessaires pour récupérer la garde des deuxième et troisième requérants. En novembre 2016, elle se procura un nouveau logement à cette fin et, en janvier 2017, elle s’engagea dans une coopération avec un service d’assistance sociale aux familles. Elle maintint également un contact régulier, notamment téléphonique, avec les deuxième et troisième requérants, qu’elle accueillit à partir du mois d’octobre 2016 pendant plusieurs week-ends et lors de vacances.

24. Le 22 mars 2017, la requérante invita le tribunal à lever la mesure provisoire du 24 juin 2015. Le tuteur appuya cette demande, eu égard au fait que les enquêtes qu’il avait menées au nouveau domicile de l’intéressée s’étaient bien passées, tout comme les visites des deuxième et troisième requérants, et que la requérante prenait dûment soin de ses trois autres enfants en bas âge. Il demanda néanmoins au tribunal de lui confier la surveillance de l’éducation des deuxième et troisième requérants.

25. Le 11 avril 2017, le tribunal décida de lever la mesure du 24 juin 2015, ce qui permit à la requérante d’accueillir les deuxième et troisième requérants chez elle dès le lendemain. Le 21 août 2017, cette décision fut confirmée par le tribunal municipal.

3. LA SUITE DES ÉVÉNEMENTS

26. Le 27 novembre 2017, le tribunal clôtura la procédure relative à la prise en charge des deuxième et troisième requérants (paragraphe 9 ci‑dessus), considérant que la situation familiale s’était stabilisée et que la requérante était à même de prendre soin de ses enfants.

27. La requérante s’occupa sans problème de ses enfants jusqu’au déménagement qu’elle effectua en 2018. Lors d’une enquête menée en mai 2018, le tuteur constata qu’une surconsommation de médicaments empêchait l’intéressée de prendre soin de ses plus jeunes enfants. À la suite de l’intervention du tuteur, la requérante s’engagea à solliciter l’aide d’experts et à coopérer avec un centre d’addictologie.

28. Le 2 juillet 2018, la police repéra la requérante en état d’ébriété à la gare de Prague ; la requérante affirma alors vouloir partir en Suisse avec sa fille et y commencer une nouvelle vie sans ses autres enfants. Ces derniers, dont les requérants, furent retrouvés enfermés à clef au domicile de la requérante, sans qu’il fût pourvu à leurs besoins. Tous les enfants furent donc placés dans l’établissement K. en vertu de l’article 452 de la loi no 292/2013. Compte tenu du départ de la requérante en Suisse (paragraphe 30 ci-dessous) et de l’absence de proches prêts à accueillir les enfants, le placement de ceux-ci fut prorogé à plusieurs reprises ; en juin 2019, ils se trouvaient toujours à l’établissement K. Le 3 août 2018, une procédure de placement en famille d’accueil des cinq enfants, dont les deuxième et troisième requérants, fut engagée. Elle était toujours pendante en juin 2019.

29. La requérante fut inculpée d’abandon d’enfants et de mise en péril de l’éducation de mineurs ; elle se vit reprocher un défaut de soin à ses enfants de mai 2018 au 2 juillet 2018 en raison de sa consommation d’alcool et de médicaments, ainsi que la déscolarisation du deuxième requérant. Les poursuites pénales étaient toujours pendantes en juin 2019 ; la Cour ne dispose pas au dossier d’éléments postérieurs à cette date.

Selon les rapports d’expertise psychologique et psychiatrique établis à la demande de l’enquêteur dans la cadre de ces poursuites, la requérante avait de manière réitérée négligé ses enfants, souffrait de troubles de la personnalité et présentait un risque, y compris futur, pour ses enfants, et son alcoolodépendance avait des effets néfastes tant sur sa santé que sur sa situation sociale. Le psychiatre, selon lequel il était improbable que la requérante fût en mesure de maîtriser seule sa consommation d’alcool, recommanda de lui imposer un traitement antialcoolique ambulatoire.

30. À la suite du placement de ses enfants dans l’établissement K., la requérante partit en Suisse où elle se trouvait toujours en juin 2019. Elle rendit à plusieurs reprises visite à ses enfants à l’établissement K., et maintint un contact téléphonique avec eux. Elle aurait néanmoins informé le tuteur qu’elle ne prévoyait pas de les reprendre sous sa garde.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. LA LOI No 292/2013 RELATIVE AUX PROCÉDURES JUDICIAIRES SPÉCIFIQUES (DANS SA VERSION EN VIGUEUR À L’ÉPOQUE DES FAITS)

31. Aux termes de l’article 1 §§ 2-3 de cette loi, les tribunaux étaient appelés à examiner et trancher les matières régies par elle sur son fondement. Ils devaient également appliquer le code de procédure civile (le « CPC »), sauf si cette loi en disposait autrement. Les dispositions du CPC s’appliquaient donc parallèlement à celles contenues dans cette loi, à moins que la nature des dispositions pertinentes permît de conclure autrement.

32. L’article 452 § 1 prévoyait que si un enfant mineur manquait des soins nécessaires, et ce indépendamment du fait qu’il existât une personne titulaire de la garde, ou si la vie de l’enfant, son développement normal ou un autre intérêt important étaient sérieusement mis en péril, le tribunal réglait la situation de l’enfant pour la période nécessaire par l’adoption d’une mesure provisoire portant placement dans un environnement approprié, lequel devait être dûment spécifié dans la décision.

33. Aux termes de l’article 454, la mesure provisoire prévue à l’article 452 ne pouvait être adoptée par le tribunal qu’à la demande de l’autorité de la protection sociale de l’enfant.

34. L’article 456 imposait au tribunal de statuer sur la demande sans délai, au plus tard dans les 24 heures.

35. L’article 459 § 1 fixait la durée de validité de la mesure provisoire à un mois à compter du jour où elle était devenue exécutoire.

36. En vertu de l’article 460 § 1, le tribunal pouvait, à condition qu’une procédure sur le fond eût été engagée, proroger à plusieurs reprises la mesure provisoire pour une durée d’un mois au maximum sans toutefois dépasser une durée de six mois à compter du jour où la mesure est devenue exécutoire. Par la suite, la durée de la mesure provisoire ne pouvait être prolongée, à titre exceptionnel, que si pour des motifs objectifs et sérieux l’examen des preuves dans la procédure sur le fond n’avait pas encore eu lieu.

37. À la suite de l’entrée en vigueur le 1er janvier 2022 de l’amendement no 363/2021, les dispositions susmentionnées ont été modifiées. Un nouveau paragraphe 3 de l’article 452 prévoit désormais que les dispositions de cette loi relatives à la durée de validité d’une mesure provisoire et à sa prorogation sont applicables également à une mesure provisoire, adoptée sur le fondement du CPC, par laquelle la personne concernée se voit enjoindre de remettre l’enfant, aux fins de sa garde, à l’autre parent ou à une autre personne proche. Par ailleurs, le nouvel article 454 § 1 précise désormais qu’une demande de l’autorité de la protection sociale de l’enfant est exigée pour l’adoption des mesures provisoires spéciales par lesquelles l’enfant est retiré à ses parents ou à une personne proche. Le nouvel article 459 dispose que la mesure provisoire est valable pendant la période nécessaire déterminée par le tribunal, dans la limite de trois mois à compter du jour où elle est devenue exécutoire. Selon l’article 460 § 1, le tribunal peut, à condition qu’une procédure sur le fond ait été engagée, proroger à plusieurs reprises la mesure provisoire, sans toutefois dépasser une durée totale de six mois à compter du jour où la mesure est devenue exécutoire. Par la suite, la durée de la mesure provisoire peut être prolongée à titre exceptionnel pour une période nécessaire ne dépassant pas trois mois si pour des motifs objectifs et sérieux l’examen des preuves dans la procédure sur le fond n’a pas encore eu lieu. La mesure provisoire cesse de produire ses effets au plus tard un an à compter du jour où elle est devenue exécutoire.

2. LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE (LA LOI No 99/1963)

38. L’article 76a, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2013, disposait que si un enfant mineur se trouvait dépourvu de soins, ou bien si sa vie ou son bon développement faisaient l’objet de menaces ou d’atteintes graves, le tribunal ordonnait au moyen d’une mesure provisoire le placement de l’enfant dans un environnement approprié, lequel devait être précisé dans la mesure. Une telle mesure était valable un mois à partir de la date où elle était devenue exécutoire et pouvait être prorogée à plusieurs reprises pour une durée d’un mois, sans toutefois que la durée globale de sa validité pût dépasser six mois.

39. Aux termes de l’article 74, une mesure provisoire peut être adoptée par le tribunal avant l’ouverture de la procédure sur le fond s’il est nécessaire de régler la situation des parties dans l’attente de l’issue de cette procédure.

40. Selon l’article 76 § 1, une mesure provisoire peut enjoindre à une partie à la procédure notamment de payer une pension alimentaire (lettre a)), ou de faire, de s’abstenir de faire ou de subir quelque chose (lettre e)).

L’article 76 § 3 permet au tribunal de limiter la durée de validité de la mesure provisoire.

41. L’article 102 § 1 prévoit que le tribunal peut adopter une mesure provisoire après l’ouverture de la procédure sur le fond et dans l’attente de l’issue de celle-ci s’il s’avère nécessaire de régler la situation des parties.

3. COMMENTAIRES DE LA DOCTRINE

42. Les commentaires suivants ont été rédigés soit par les juges, soit par les universitaires et experts en droit, et sont utilisés communément par les professionnels de droit en République tchèque. Certains sont disponibles dans les bases de données en ligne, d’autres ont été publiés sous forme de livres.

43. Selon un commentaire rédigé par un juge de la Cour constitutionnelle tchèque relativement à l’article 452 § 1 de la loi no 292/2013 dans sa version en vigueur à l’époque des faits, et disponible en ligne dans la base de données ASPI, celui-ci visait les situations particulièrement graves, voire extrêmes. D’après ce commentaire, dans les autres cas, le juge conservait la possibilité d’adopter, en ce qui concerne les enfants mineurs, une mesure provisoire générale fondée sur les articles 74 et suivants du CPC. Compte tenu des abrogations opérées par la loi no 292/2013 à compter du 1er janvier 2014, l’auteur admettait qu’on pouvait considérer que les changements urgents concernant la garde d’un enfant ne pouvaient désormais s’effectuer qu’au moyen d’une mesure provisoire spéciale fondée sur les articles 452 et suivants de la loi no 292/2013, c’est-à-dire non plus à la demande d’un parent mais uniquement à la demande de l’autorité de la protection sociale. Cependant, de l’avis de l’auteur, telle n’était certainement pas l’intention du législateur car une telle réglementation aurait eu pour conséquence d’opérer une discrimination à l’égard d’un parent, ce qui était contraire à l’intérêt de l’enfant mineur et, partant, à la Constitution. Il ajoutait que sur le plan procédural, depuis le 1er janvier 2014, la législation ne prévoyait plus expressément la possibilité d’adopter une mesure provisoire concernant la garde à la demande d’une personne ou entité autre que l’autorité de la protection sociale. Dès lors, les tribunaux allaient devoir recourir à une interprétation complexe des règles procédurales, qui devait partir du principe que l’article 1 de la loi no 292/2013 permettait en la matière d’appliquer le CPC, et notamment son article 76 (paragraphe 40 ci-dessus).

44. En sus, le Gouvernement s’est appuyé sur les commentaires qui suivent. Les requérants, qui n’ont pas présenté d’autres opinions de la doctrine, ont fourni leur interprétation du rapport de spécialité existant entre les dispositions légales pertinentes (paragraphes 52-54 ci-dessous).

45. Selon le commentaire relatif à l’article 1 de la loi no 292/2013, celui‑ci prévoit un rapport de spécialité et de subsidiarité entre cette loi et le CPC. Les dispositions du CPC s’appliquent à la procédure régie par la loi no 292/2013 de façon subsidiaire et « concomitante » (souběžně), c’est-à-dire que les dispositions procédurales de la loi no 292/2013 n’ont pas vocation à remplacer les dispositions générales du CPC et ne font que les compléter, de sorte que le CPC peut être appliqué en parallèle aux questions non expressément régies par la loi no 292/2013.

Le commentaire relatif à l’article 452 de la loi no 292/2013 indique qu’il est ainsi possible d’ordonner la prise en charge d’un enfant en application du CPC, et notamment de son article 76 §§ 1 ou 2. Il n’est pas toujours nécessaire de résoudre la situation critique d’un mineur par le biais d’une mesure provisoire spéciale destinée à préserver la vie ou le bon développement de l’enfant ; le recours à une mesure provisoire ordinaire adoptée proprio motu ou à la demande d’une partie à la procédure est également envisageable.

46. Selon les auteurs du commentaire relatif à l’article 971 du code civil, il est erroné de soutenir qu’une mesure provisoire fondée sur une disposition autre que l’article 452 de la loi n 292/2013 ne garantit pas le caractère temporaire du placement de l’enfant. Lorsqu’il décide d’un placement en institution, le tribunal est en effet toujours lié par les limites temporelles prévues par les dispositions pertinentes. De plus, on ne saurait exclure toute possibilité de placement d’un enfant dans un établissement spécialisé à la demande d’une personne ou entité autre que l’autorité de la protection sociale, par exemple au moyen d’une mesure provisoire adoptée en vertu de l’article 76 du CPC.

47. Le commentaire relatif à la loi sur la protection sociale de l’enfant indique que les articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 et, très exceptionnellement, l’article 76 § 1 e) ou 102 du CPC permettent le placement d’un enfant dans un établissement pour enfants ayant besoin d’une aide immédiate. La durée du placement est liée à la durée de validité de la mesure provisoire : celle prévue à l’article 452 de la loi no 292/2013 est limitée à un mois et peut être prolongée d’un mois par décisions successives, jusqu’à un maximum de six mois au total ; celle relevant des articles 76 § 1 ou 102 du CPC est valable jusqu’à la fin de la procédure sur le fond, à moins qu’elle n’ait été levée ou modifiée avant.

Le même commentaire ajoute que la prorogation au-delà d’une période de six mois du placement d’un enfant dans un établissement pour enfants ayant besoin d’une aide immédiate ne peut pas se faire par le biais d’une mesure provisoire « rapide » prévue à l’article 452 de la loi no 292/2013. En effet, lorsque l’enfant fait déjà l’objet d’un tel placement, il n’est pas possible de décider de le remettre à nouveau dans cet établissement, mais il est possible d’adopter une mesure provisoire prévue à l’article 76 § 1 combiné avec l’article 102 du CPC et d’ordonner ainsi aux parents de laisser l’enfant dans l’établissement au-delà du délai de six mois, en attendant qu’un autre environnement approprié soit trouvé.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

48. Les requérants se plaignent de la prorogation du placement en institution des deuxième et troisième d’eux ordonnée le 24 juin 2015, qui s’appuyait selon eux sur une base légale erronée. Ils admettent néanmoins que la Cour n’est appelée à examiner que la période postérieure au 21 mars 2016, date à laquelle la requérante a fait usage du recours interne. Ils soutiennent en outre que leur séparation a duré plus que le temps nécessaire et qu’elle ne répondait pas à un besoin social impérieux. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

49. La Cour observe que la requête a été introduite par la requérante également au nom de ses deux fils mineurs. Elle juge utile de rappeler sur ce point que des mineurs peuvent saisir la Cour même, et à plus forte raison, s’ils sont représentés par un parent en conflit avec les autorités, dont il critique les décisions et la conduite à la lumière des droits garantis par la Convention. En cas de conflit, au sujet des intérêts d’un mineur, entre le parent biologique et la personne investie par les autorités de la tutelle des enfants, il y a un risque que certains intérêts du mineur ne soient jamais portés à l’attention de la Cour et que le mineur soit privé d’une protection effective des droits qu’il tient de la Convention (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 138, CEDH 2000‑VIII, et T. c. République tchèque, no 19315/11, § 90, 17 juillet 2014). Lorsqu’elle est saisie par un parent biologique au nom de son enfant, il arrive parfois que la Cour décèle néanmoins des intérêts conflictuels entre le parent et son enfant. L’existence d’intérêts conflictuels doit être prise en compte dès lors qu’il s’agit de statuer sur la recevabilité d’une requête introduite par une personne au nom d’une autre personne (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 158, 10 septembre 2019).

50. En l’espèce, la Cour observe que la requête a été introduite le 13 avril 2017, au moment où la requérante avait eu la garde des deuxième et troisième requérants, et que le Gouvernement défendeur n’a pas soutenu qu’elle n’avait pas qualité pour introduire la requête en leur nom. Dès lors, la Cour n’estime pas nécessaire en l’espèce de se prononcer sur cette question.

51. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Les requérants

52. Les requérants avancent que la mesure provisoire du 24 juin 2015 n’était pas prévue par la loi, arguant que les tribunaux se sont livrés à une interprétation arbitraire et manifestement déraisonnable de la législation nationale et qu’ils n’ont pas statué sur le fondement de la disposition légale applicable. Ils soutiennent que le droit interne subordonne l’adoption des mesures provisoires portant séparation d’un enfant de son parent à des règles spéciales qui, expliquent-ils, sont prévues par les articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 sur les procédures judiciaires spécifiques et réglementent toutes les situations dans lesquelles un enfant peut être séparé de ses parents. Ils estiment que l’existence de ces dispositions spéciales exclut l’application des dispositions générales du CPC en matière de mesures provisoires.

53. Les requérants considèrent que les dispositions de la loi no 292/2013 prévoient des délais stricts, mais également les conditions dans lesquelles ces délais peuvent être dépassés. Ils ajoutent qu’en vertu de ces dispositions une séparation peut exceptionnellement excéder six mois et durer alors autant de temps que nécessaire, aucune limite maximum n’étant fixée. Ils estiment que de ce fait il n’existe aucune raison d’avoir recours aux dispositions générales du CPC pour proroger la durée d’une mesure provisoire spéciale, à moins d’un défaut de diligence des autorités ayant entraîné le non-respect des exigences de la loi no 292/2013. À cet égard, les requérants disent s’interroger sur le point de savoir pourquoi le législateur aurait adopté une disposition qui soumet expressément à des délais et critères spéciaux la prorogation d’une mesure provisoire spéciale s’il était possible de contourner cette réglementation par l’adoption d’une mesure provisoire générale, dont la durée de validité ne serait pas soumise à limitation. Les requérants estiment que le Gouvernement n’apporte aucune explication raisonnable et convaincante à ce propos, mais qu’il se limite à soutenir que les dispositions de la loi no 292/2013 ne constituent pas une lex specialis et visent principalement les situations d’urgence. Ils considèrent que le critère de l’urgence pouvait être pertinent avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2014, de la loi no 292/2013 , exposant que le CPC prévoyait à l’époque, dans son article 76a, l’adoption de mesures provisoires « rapides » lorsqu’un enfant se trouvait dépourvu de soins, ou lorsque sanvie ou son bon développement faisaient l’objet de menaces ou d’atteintes graves. Ils ajoutent que, cependant, depuis 2014, la réglementation des mesures provisoires spéciales contenue dans la loi no 292/2013 couvre tous les motifs permettant de séparer un enfant de ses parents, motifs auxquels le législateur accorderait le même degré d’urgence en imposant au tribunal de réagir dans un délai de 24 heures.

54. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel une mesure provisoire spéciale ne peut être adoptée qu’à la demande de l’autorité de la protection sociale de l’enfant, alors qu’une mesure générale peut également l’être proprio motu, les requérants le qualifient d’artificiel car, selon eux, l’autorité de la protection sociale est en pratique toujours informée avant le tribunal d’un risque pesant sur un enfant. En tout état de cause, pour les requérants, cet argument n’explique pas pourquoi l’adoption et la prorogation d’une mesure ordonnée à la demande de l’autorité de la protection sociale de l’enfant serait soumise à des délais et critères stricts alors qu’une mesure adoptée proprio motu ne le serait pas. Selon les requérants, la seule explication sensée consiste à considérer que la réglementation des mesures provisoires spéciales constitue une lex specialis, ce qui, d’après eux, exclut qu’un enfant puisse être séparé de ses parents en application des dispositions du CPC, lesquelles portent sur des mesures générales.

55. Les requérants soutiennent par ailleurs que ce n’est pas parce que la mesure provisoire ordonnant le placement des deuxième et troisième d’entre eux n’a pas été prorogée qu’elle a forcément pris fin (paragraphe 10 ci‑dessus). En effet, la période maximale de six mois prévue à l’article 460 § 1 de la loi no 292/2013 n’avait pas expiré le 24 juin 2015 et la mesure spéciale adoptée le 24 février 2015 (paragraphe 6 ci-dessus) a donc été remplacée à tort par une mesure générale après quatre mois seulement pour l’unique raison que l’intervention du juge a eu lieu deux jours après l’expiration du délai prévu pour la prorogation.

56. Les requérants arguent qu’une telle détermination arbitraire de la base légale applicable est inacceptable et ne peut être justifiée par aucun but légitime, si noble soit‑il. Ils considèrent dès lors que, après le 24 juin 2015, la prise en charge des deuxième et troisième d’entre eux n’était pas prévue par la loi, ce qui selon eux suffit pour conclure à la violation de l’article 8.

57. Ils avancent ensuite que l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Concernant d’abord la durée de la prise en charge, ils indiquent que, si le tribunal n’a pas pu statuer avant le 28 avril 2016 sur la demande formée le 21 mars 2016 par la requérante en raison de l’objection de partialité soulevée par cette dernière, il n’a rendu sa décision que le 14 juin 2016, soit deux mois après que le dossier lui eut été retourné (paragraphe 9 ci-dessus). Sur ce point, les requérants estiment que l’argument du Gouvernement selon lequel il était nécessaire de s’assurer que l’amélioration de l’état de la requérante n’était pas seulement temporaire est une construction ultérieure, exposant à cet égard que les rapports médicaux soumis au tribunal par l’intéressée dataient de juin 2015 et janvier 2016 et que, sur relance du représentant de la requérante, le tribunal avait justifié le délai de sa prise de décision par la nécessité d’attendre les observations du tuteur. Ils ajoutent que bien que les appels contre ladite décision aient été interjetés dès juin 2016, le tribunal municipal n’a statué que le 4 août 2016.

Pour ce qui est de la procédure sur le fond, les requérants indiquent qu’après l’audience prévue pour le 16 septembre 2015, pour laquelle la requérante aurait demandé un ajournement, le tribunal est resté inactif jusqu’à la désignation de l’expert le 4 octobre 2016 et que le rapport d’expertise n’a ensuite été produit qu’en août 2017, après quoi la procédure a été clôturée, le 27 novembre 2017 (paragraphes 9 et 26 ci-dessus).

58. Les requérants contestent par ailleurs l’explication fournie par le Gouvernement (paragraphe 67 ci-dessous) quant à la divergence des décisions rendues le 4 août 2016 par deux chambres différentes du tribunal municipal. Contrairement au Gouvernement, ils considèrent qu’une telle divergence contrevenait au principe de la prévisibilité des décisions, et soulignent à cet égard qu’en conséquence de ces décisions les deuxième et troisième d’entre eux, âgés de 12 et 10 ans, sont restés en institution alors que leur demi-sœur âgée de 2 ans ainsi que les jumeaux nouveau-nés ont pu rester auprès de la requérante.

59. Les requérants estiment enfin que le fait que les autorités aient autorisé les visites et les contacts entre eux pendant la période de la prise en charge ne signifie pas en soi qu’elles se soient acquittées de leur obligation positive de favoriser la réunion de la famille. Ils considèrent que les droits de visite représentent en effet plutôt un standard minimum qui est inévitable pour préserver les liens entre les enfants et leur parent. Selon eux, il convient en outre d’examiner la présente requête à la lumière des circonstances factuelles telles qu’elles existaient en 2015-2017, et nonobstant le fait que la requérante a en fin de compte échoué dans son rôle parental.

2. Le Gouvernement

60. Le Gouvernement admet que, en général, lorsqu’une matière est réglementée par des dispositions spéciales, celles-ci s’appliquent selon un principe de primauté sur les dispositions générales. En l’occurrence, il soutient cependant qu’il ressort de l’article 1 de la loi no 292/2013 relative aux procédures judiciaires spécifiques, dans sa version en vigueur au moment des faits (paragraphe 31 ci-dessus) qu’il existait un rapport de subsidiarité (podpůrnost) ou de « concomitance » (souběžnost) entre cette loi et le CPC. Il argue que de ce fait la loi no 292/2013, qui, selon lui, n’a fait que remplacer en ses articles 452 et suivants l’ancienne disposition de l’article 76a du CPC (paragraphe 39 ci-dessus), n’exclut pas que le CPC continue à s’appliquer aux questions qui ne sont pas régies par la loi spéciale. Il expose que la doctrine admet ainsi qu’il est possible, à titre exceptionnel, de placer un enfant dans un établissement pour enfants ayant besoin d’une aide immédiate également sur le fondement de l’article 102 du CPC (paragraphes 45-47 ci‑dessus) et que, en particulier, l’existence d’une mesure provisoire spéciale (dite « rapide » car devant être prise dans les 24 heures) adoptée en vertu de l’article 452 de la loi no 292/2013 n’empêche pas d’avoir recours par la suite, lorsque les circonstances étant à l’origine de la mesure spéciale perdurent, à une mesure provisoire générale (dite « lente », le tribunal disposant de sept jours pour l’adopter) prévue par l’article 102 du CPC combiné avec les articles 74 et 75 dudit code. Il ajoute que, contrairement à ce que les requérants prétendent, une telle mesure générale n’avait pas, à la période considérée, une durée illimitée, considérant qu’elle n’était valable que jusqu’à l’adoption d’un arrêt sur le fond, et que par ailleurs le tribunal pouvait également la limiter dans le temps ou la lever.

61. Le Gouvernement indique dans ce contexte que la mesure provisoire prévue à l’article 452 de la loi no 292/2013 ne peut être adoptée qu’à la demande de l’autorité de la protection sociale de l’enfant et que, dès lors, le tribunal, seul responsable de la conduite d’une procédure, doit conserver la possibilité de recourir à l’article 102 du CPC pour pouvoir réagir, plus ou moins rapidement, lorsqu’il est averti par un autre moyen, par exemple par d’autres personnes agissant dans l’intérêt supérieur des enfants, de la nécessité de protéger un enfant.

62. Le Gouvernement admet par ailleurs que si le placement des deuxième et troisième requérants, initialement ordonné en vertu de l’article 452 de la loi no 292/2013, a été prorogé au moyen d’une mesure provisoire adoptée en application de l’article 102 du CPC, c’est parce que le tribunal n’est pas intervenu dans le délai requis d’un mois pour prolonger la validité de la mesure provisoire spéciale. Il estime néanmoins que cette manière de procéder n’a pas enfreint les droits des requérants et que l’ingérence a satisfait à l’exigence de légalité.

63. Informant la Cour de l’entrée en vigueur le 1er janvier 2022 d’un amendement à la loi no 292/2013 (paragraphe 37 ci-dessus), le Gouvernement indique que désormais un enfant ne peut être retiré à ses parents qu’après l’adoption d’une mesure provisoire « urgente » en vertu de l’article 452 § 1, et uniquement à la demande de l’autorité de la protection spéciale. Il ajoute que le même réexamen régulier est toutefois prévu par la loi tant pour les mesures urgentes que pour les mesures ordinaires adoptées en vertu de l’article 76 combiné avec l’article 102 du CPC.

64. Le Gouvernement estime ensuite que l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, dans la mesure où, selon lui, les troubles de la personnalité dont souffrait la requérante et surtout son alcoolodépendance l’empêchaient de prendre soin de ses enfants. Il soutient que, dans ces circonstances, les autorités avaient une obligation positive de protéger le bien-être des deuxième et troisième requérants et de leur assurer un environnement sûr.

65. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible d’analyser la prise en charge des deuxième et troisième requérants et sa durée sans tenir compte des mesures prises pour faciliter la réunion de la famille.

66. Sur ce point, il note tout d’abord que les requérants ont eux-mêmes admis n’avoir épuisé les voies de recours internes que pour ce qui est de la période postérieure au 21 mars 2016 (paragraphe 48 ci-dessus). Il indique que tout au long de la première période de prise en charge litigieuse, qui s’étend donc du 21 mars au 29 juin 2016, la requérante a été autorisée autant que possible à maintenir des contacts avec les deuxième et troisième requérants (paragraphe 13 ci-dessus). Il expose que si le tribunal n’a statué que le 14 juin 2016 sur la demande que l’intéressée avait déposée le 21 mars 2016, c’est, selon lui, d’une part parce que le dossier avait été transmis entre-temps au tribunal municipal compétent pour qu’il statuât sur l’objection de partialité soulevée par la requérante (paragraphe 9 ci-dessus), et d’autre part parce que le tribunal a voulu s’assurer que l’amélioration de l’état de la requérante n’était pas seulement temporaire (paragraphe 14 in fine). De l’avis du Gouvernement, ce délai de trois mois ne saurait donc être considéré comme excessif.

67. Quant à la seconde période de prise en charge, le Gouvernement expose qu’elle a commencé le 5 septembre 2016, date à laquelle les deuxième et troisième requérants sont retournés à l’établissement K. à la suite de la décision du 4 août 2016 (paragraphe 15 ci-dessus), et qu’elle a pris fin le 12 avril 2017, date à laquelle la mesure ordonnant leur prise en charge a été levée compte tenu de l’amélioration de la situation (paragraphe 24 ci-dessus). Selon le Gouvernement, il y avait lieu d’observer la plus grande prudence dans l’analyse de la situation en l’espèce, comme l’a fait le tribunal municipal dans sa décision du 4 août 2016, car il fallait tenir compte des antécédents et des risques que la requérante présentait pour le développement de ses enfants. Le fait qu’une autre chambre du tribunal municipal soit arrivée à une conclusion différente concernant la sœur cadette des requérants (paragraphe 15 in fine) ne serait que la conséquence du pouvoir discrétionnaire des juges, en vertu duquel ceux-ci apprécieraient librement les faits et le poids à accorder aux éléments pertinents.

Enfin, le Gouvernement affirme que la durée de cette seconde période de prise en charge n’était pas de nature à entraîner une rupture irréversible des liens entre les requérants. Il ajoute que les autorités ont favorisé les contacts personnels et téléphoniques entre les requérants pendant cette période pour permettre le développement de ces liens (paragraphe 23 in fine).

68. Le Gouvernement conclut que, nonobstant les liens affectifs et les efforts déployés par la requérante pour s’occuper de ses enfants, celle-ci n’a pas réussi à procurer un environnement stable aux deuxième et troisième requérants, ce qui aurait sérieusement mis en péril leur développement. D’après le Gouvernement, la prise en charge de ces derniers, qui en étaient déjà à leur troisième placement en institution (paragraphe 5 ci-dessus), avait pour but légitime la sauvegarde de leur intérêt supérieur et était nécessaire dans une société démocratique. Les autorités nationales auraient satisfait à leurs obligations positives en assurant un suivi étroit de la situation familiale, en réagissant promptement à l’évolution de celle-ci et en favorisant le maintien des contacts entre les intéressés.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur l’objet de la requête

69. La prise en charge des deuxième et troisième requérants a été en l’espèce ordonnée le 24 février 2015 et prorogée le 24 juin 2015. Les parties s’accordent néanmoins à considérer que la Cour n’est appelée à examiner que la période de ce placement qui est postérieure au 21 mars 2016, date à laquelle la requérante a demandé au tribunal de lever la mesure provisoire du 24 juin 2015 (paragraphes 48 et 64 ci-dessus). Il y a lieu de noter également que du 29 juin 2016 au 5 septembre 2016, les requérants ont été de nouveau réunis, en vertu de la décision du 14 juin 2016 (paragraphe 14 ci-dessus) ; les deuxième et troisième requérants sont ensuite retournés à l’établissement K. en application de la décision du 4 août 2016 (paragraphe 15 ci-dessus), pour y demeurer jusqu’au 12 avril 2017 (paragraphe 25 ci-dessus).

70. Il s’ensuit que la Cour est appelée à examiner la période de prise en charge des deuxième et troisième requérants qui s’étend du 21 mars 2016 au 12 avril 2017, qui comprend une interruption de plus de deux mois indiquée au paragraphe précédent.

b) Applicabilité de l’article 8 et existence d’une ingérence

71. La Cour souligne en premier lieu que, par essence, le lien entre les requérants – une mère et ses deux enfants mineurs – relève de la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Il n’est pas non plus contesté que la prise en charge des deuxième et troisième requérants, qui a été ordonnée le 24 février 2015, prorogée le 24 juin 2015 et confirmée le 4 août 2016, s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur vie familiale.

72. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux, et notamment proportionnée au but légitime recherché (Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004).

c) « Prévue par la loi »

73. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « prévue par la loi » implique – et cela ressort de l’objet et du but de l’article 8 – que le droit interne doit offrir une certaine protection contre les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1. Cette expression vise non seulement le respect du droit interne, mais aussi la qualité de la loi, qui doit être compatible avec la prééminence du droit. La législation interne doit avant tout être claire et prévisible ; elle doit donc user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

74. Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Klaus Müller c. Allemagne, no 24173/18, § 48, 19 novembre 2020). Même lorsque l’esprit et la lettre de la disposition interne en vigueur au moment des faits étaient suffisamment précis, l’interprétation et l’application de la disposition en question aux circonstances de l’espèce par les juridictions internes ne doivent pas revêtir un caractère manifestement déraisonnable et, partant, non prévisible au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, et Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 57, 9 avril 2019).

75. En l’espèce, les parties sont en désaccord sur la question de la base légale du placement des deuxième et troisième requérants. Les requérants admettent que l’ingérence litigieuse avait une base en droit interne mais soutiennent qu’il s’agissait d’une base erronée. Ils estiment qu’en prorogeant le 24 juin 2015 la prise en charge des deuxième et troisième d’entre eux, le tribunal aurait dû agir en application de la loi no 292/2013, qui constitue selon eux une lex specialis, et non en vertu des dispositions générales du CPC. Pour cette raison, la requérante a demandé la levée de ladite mesure (paragraphe 12 ci-dessus), et elle conteste devant la Cour la décision du 4 août 2016 l’ayant refusée (paragraphe 15 ci-dessus). Le Gouvernement estime en revanche que la loi no 292/2013 n’empêchait pas le tribunal de procéder en l’espèce dans le cadre du CPC.

76. La Cour note que la détermination du droit applicable est une question d’interprétation du droit interne, tâche qui incombe au premier chef aux autorités nationales. En l’occurrence, l’entrée en vigueur le 1er janvier 2014 de la loi no 292/2013 a soulevé la question de l’applicabilité « concomitante » de celle-ci et du CPC aux mesures provisoires relatives à la garde des enfants mineurs, question qui revêtait une certaine complexité et révélait une lacune législative, comme les commentaires de la doctrine en témoignent (paragraphes 43 et 45-47). Par la force des choses, les autorités nationales sont donc spécialement qualifiées pour trancher une telle question difficile d’interprétation et d’application du droit national (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018). La Cour doit cependant vérifier si cette interprétation était claire, prévisible et dépourvue d’arbitraire ‘(voir la jurisprudence citée aux paragraphes 73-74 ci-dessus).

77. Dans ce contexte, la Cour relève que, selon les informations à sa disposition sur l’interprétation du droit en vigueur avant le 1er janvier 2022, il était possible à l’époque des faits d’ordonner la prise en charge d’un enfant tant en vertu de la loi no 292/2013 qu’en vertu du CPC, et notamment de ses articles 76 § 1 et 102. Comme le Gouvernement l’indique, les mesures adoptées en application du CPC présentaient l’avantage de ne pas nécessiter une demande préalable de l’autorité de la protection sociale, ce qui permettait au tribunal d’agir à la demande d’une autre personne ou entité, voire proprio motu. Il est vrai que le réexamen périodique des mesures de placement prévu à l’époque par la loi no 292/2013 concernait uniquement celles prises sur son fondement, qui n’étaient valables que pendant un mois et devaient être, le cas échéant, prorogées chaque mois (paragraphes 35 et 36 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, une telle réglementation constitue une garantie procédurale importante en ce qu’elle oblige le tribunal à suivre de près l’évolution de la situation familiale, à rester en contact avec toutes les personnes concernées et à indiquer aux parents, le cas échéant, les démarches ou améliorations propres à leur permettre d’être à nouveau réunis avec leurs enfants. Il convient cependant d’observer que l’article 76 § 3 du CPC (paragraphe 40 ci-dessus) permet également de limiter la durée de validité de la mesure provisoire prise sur son fondement, et que les parties peuvent à tout moment demander au tribunal de lever cette mesure, ce qui a pour conséquence le réexamen des motifs ayant justifié son adoption ; la requérante a d’ailleurs usé de cette possibilité le 21 mars 2016 (paragraphe 12 ci-dessus).

78. En venant aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que le placement des deuxième et troisième requérants en institution a été ordonné, puis plusieurs fois prorogé par des mesures provisoires spéciales prises en vertu des articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 (paragraphes 6 et 7 ci‑dessus). Ce n’est que le 24 juin 2015 que le tribunal a invoqué l’article 102 du CPC comme base légale de sa décision (paragraphe 10 ci‑dessus), considérant que la dernière desdites mesures avait pris fin faute d’avoir été prolongée dans le délai d’un mois fixé par la loi no 292/2013 (paragraphe 35 ci-dessus) ; sur ce dernier point, le Gouvernement admet qu’il s’agissait d’un manquement du tribunal (paragraphe 62 ci-dessus). Ladite décision a été en quelque sorte entérinée par le tribunal municipal, qui a refusé de la lever (paragraphe 15 ci-dessus), ainsi que par la Cour constitutionnelle (paragraphe 18 ci-dessus).

79. La Cour note à cet égard que les articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 ont remplacé notamment l’article 76a qui figurait auparavant dans le CPC ; comme cette dernière disposition, ils visent les situations où la vie de l’enfant ou son développement normal sont sérieusement mis en péril, circonstances qui nécessitent une réaction immédiate du tribunal (voir aussi le paragraphe 43 ci-dessus). La Cour est néanmoins prête à accepter que, lorsque le tribunal a statué le 24 juin 2015 sur la prorogation du placement des deuxième et troisième requérants dans l’établissement dans lequel ils se trouvaient depuis déjà quatre mois, les enfants ne se trouvaient plus dans une situation d’urgence menaçant leur vie ou leur développement. Dans ces conditions, se référant aux motifs prévus aux articles 452 et 460 de la loi no 292/2013 qui selon lui perduraient, le tribunal a adopté une nouvelle mesure de placement fondée sur l’article 102 § 1 du CPC. Il a relevé à cet égard que, dans les circonstances particulières de la cause, il était nécessaire de s’assurer, au travers d’un examen rigoureux de preuves qui ne pouvait avoir lieu que dans le cadre de la procédure sur le fond, que la requérante était de nouveau apte à prendre soin de ses enfants.

80. La Cour note que la manière d’interpréter et d’appliquer la législation interne, qui soulève des questions dans la présente requête, a été clarifiée par l’amendement no 363/2021 entré en vigueur le 1er janvier 2022 (paragraphes 37 et 63 ci-dessus). La nouvelle version de la loi no 292/2013 établit en effet une distinction entre la mesure provisoire prise en application du CPC et en vertu de laquelle une partie se voit enjoindre de remettre l’enfant, aux fins de sa garde, à l’autre parent ou à une autre personne proche, et la mesure provisoire portant placement de l’enfant hors de chez ses parents ou d’une personne proche, qui doit être prise en application de la loi no 292/2013 et nécessite une demande préalable de l’autorité de la protection sociale de l’enfant. Pour la Cour, il apparaît à la lumière de la pratique et de la doctrine internes qu’avant le 1er janvier 2022 le droit tchèque n’interdisait pas d’invoquer les dispositions du CPC comme base légale des mesures provisoires portant placement des enfants en institution.

81. De l’avis de la Cour, l’interprétation qui a ainsi été faite en l’espèce des dispositions relatives aux mesures provisoires en matière de prise en charge des enfants n’est pas critiquable au point qu’elle doive être qualifiée d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable, et ses effets étaient suffisamment clairs et prévisibles. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi ».

d) But légitime

82. La Cour observe que l’article 102 § 1 du CPC (paragraphe 41 ci‑dessus), invoqué par le tribunal comme base légale de sa décision du 24 juin 2015, permet de réglementer la situation des parties par une mesure provisoire en attendant l’issue de la procédure sur le fond. Elle attire également l’attention sur la référence non moins importante faite par le tribunal aux motifs prévus aux articles 452 et 460 de la loi no 292/2013 et au fait que la requérante avait à plusieurs reprises échoué à tenir son rôle parental et mis la vie et la santé de ses enfants en péril (paragraphe 10 ci-dessus). Le tribunal municipal a refusé de lever ladite mesure, estimant que la situation était alarmante eu égard au fait que les requérants en étaient à leur troisième placement institutionnel (paragraphe 15 ci-dessus).

83. Aux yeux de la Cour, il ressort ainsi clairement des motifs retenus par les tribunaux internes que le maintien en institution des deuxième et troisième requérants après le 21 mars 2016 avait pour but la sauvegarde de leur intérêt. L’ingérence en question poursuivait donc un but légitime au regard du second paragraphe de l’article 8, à savoir « la protection des droits et libertés d’autrui ».

e) Nécessité dans une société démocratique

84. Les principes généraux concernant la recherche de l’unité familiale et la prise en charge des enfants ont été résumés dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège [GC] (no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019).

85. Il convient notamment de rappeler que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans l’exercice du droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, de jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande [GC], no25702/94, § 173, CEDH 2001-VII, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 69, CEDH 2002-I). Il faut normalement considérer la prise en charge d’un enfant comme une mesure temporaire à suspendre dès que la situation s’y prête. À cet égard, un juste équilibre doit être ménagé entre l’intérêt de l’enfant à demeurer placé et celui du parent à vivre avec lui. En procédant à cet exercice, la Cour attache une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui du parent (Couillard Maugery, précité, § 270).

86. L’intérêt de l’enfant comporte deux aspects. D’une part, il dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle‑ci se serait montrée particulièrement indigne. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial, et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu « reconstituer » la famille. D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi d’autres, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000 VIII, et Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 71, 4 avril 2006).

87. Pour apprécier la « nécessité » des mesures litigieuses « dans une société démocratique », la Cour examinera, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour les justifier sont pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8. Elle aura en outre égard à l’obligation faite en principe à l’État de permettre le maintien du lien entre la mère et ses deux enfants. Toutefois, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer la situation de ces enfants et les droits de la requérante, mais elle doit apprécier sous l’angle de la Convention les décisions rendues par les différentes juridictions dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Couillard Maugery, précité, § 242, Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 70, 26 octobre 2006).

88. La Cour relève que, dans la présente affaire, la mesure initiale de placement des deuxième et troisième requérants, prononcée le 24 février 2015, a été limitée à un mois et qu’elle a ensuite été prorogée trois fois (paragraphe 7 ci-dessus), pour être remplacée, le 24 juin 2015, par une nouvelle mesure de prise en charge qui devait s’appliquer jusqu’à la clôture définitive de la procédure sur le fond (paragraphe 10 ci-dessus). À deux reprises, la requérante a demandé la levée de cette mesure. Sa première demande du 21 mars 2016 (paragraphe 12 ci-dessus), qui marque le début de la période à examiner par la Cour (paragraphe 70 ci-dessus) a d’abord été accueillie, ce qui a eu pour conséquence le retour des deuxième et troisième requérants auprès d’elle le 29 juin 2016 (paragraphe 14 ci-dessus) ; cette décision a cependant été infirmée en appel (paragraphe 15 ci-dessus), en conséquence de quoi les deuxième et troisième requérants sont retournés à l’établissement K. le 5 septembre 2016 (paragraphe 16 ci-dessus). Ils y sont demeurés jusqu’au 12 avril 2017, date de l’aboutissement de la seconde demande de levée de la mesure formée par la requérante le 22 mars 2017 (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).

89. La Cour observe que ces mesures ont été prises en raison des difficultés de la requérante à s’occuper correctement de ces derniers et à leur procurer un environnement stable et propice à leur développement. Les juridictions ont retenu que les deuxième et troisième requérants avaient déjà fait l’objet de deux placements institutionnels par le passé, que la requérante avait mis leur vie et leur santé en péril et que son aptitude à prendre soin d’eux devait faire l’objet d’un examen rigoureux, notamment d’un rapport d’expertise psychiatrique qui devait être produit dans la procédure sur le fond (paragraphe 15 ci-dessus). Il a été noté à cet égard que la requérante avait demandé l’ajournement des audiences prévues dans cette procédure (paragraphe 9 ci-dessus) et qu’elle avait ainsi contribué aux retards de celle‑ci (paragraphe 18 ci-dessus).

90. La Cour note que, ainsi qu’il ressort des décisions des juridictions nationales, durant la période litigieuse, la requérante n’a pas toujours fait preuve d’un comportement susceptible de rassurer les autorités quant à sa capacité à s’occuper des enfants. Il ressort en effet du dossier qu’elle a cessé, au cours de l’été 2015, de coopérer avec le tuteur, qu’elle a exercé une pression inappropriée sur les deuxième et troisième requérants (paragraphe 8 ci-dessus), et qu’elle est partie pendant quelques mois en Suisse où elle a été retrouvée à plusieurs reprises en état d’ébriété (paragraphes 11 et 23 ci‑dessus). Il y a lieu de noter cependant que, dès que les circonstances le permettaient, la requérante a été autorisée à accueillir les deuxième et troisième requérants chez elle, que ce soit pour des séjours d’une journée ou même pour les week-ends ou les vacances (paragraphes 8, 13 et 23 ci‑dessus) ; elle a également passé avec eux les vacances d’été en 2016. La Cour en déduit que la nécessité de maintenir un contact entre les requérants a été une préoccupation authentique du tuteur qui était chargé du suivi de la situation familiale et qui a autorisé ces visites (paragraphes 5, 8 et 24 ci‑dessus).

91. Par ailleurs, les requérants se plaignent de la divergence des décisions du tribunal municipal, indiquant qu’une chambre de ce tribunal a décidé le 4 août 2016 de maintenir les deuxième et troisième d’entre eux en institution, alors qu’une autre chambre de ce même tribunal, à laquelle le dossier concernant leur demi-sœur cadette avait été attribué au motif que la fillette n’avait pas le même père, a confirmé la fin du placement de celle-ci (paragraphes 15 et 58 ci-dessus). Partageant l’avis du Gouvernement (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime néanmoins que le seul fait que, dans une situation aussi complexe que celle de l’espèce, deux chambres aient abouti dans l’examen de deux dossiers séparés à une appréciation différente des compétences parentales de la requérante, compte tenu d’ailleurs de la situation différente des enfants concernés, n’emporte pas une violation de la Convention. Ceci est d’autant plus vrai qu’il existait en l’occurrence des différences factuelles, étant donné que la fillette n’avait que trois ans à l’époque, âge auquel un placement institutionnel est généralement à éviter, et que contrairement à elle, les deuxième et troisième requérants en étaient à leur troisième placement.

92. En revanche, la Cour estime critiquable le fait que le placement des deuxième et troisième requérants n’ait reposé, tout au long de la période à considérer par elle (paragraphe 69 ci-dessus), que sur des mesures provisoires qui, de par leur nature, se fondaient sur des preuves très limitées. Elle est d’avis qu’il est important dans les affaires de ce type que les tribunaux rendent rapidement des décisions sur le fond, ce qui ne constitue pas un obstacle à ce que de telles décisions soient modifiées plus tard lorsque les circonstances l’exigent. Elle rappelle dans ce contexte avoir jugé, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que les juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (Gozalvo c. France, no [38894/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252238894/97%2522%5D%7D), § 27, 9 novembre 1999, et Cambal c. République tchèque, no 22771/04, § 33, 21 février 2006). Elle a également déjà noté dans les affaires tchèques concernant la durée de la procédure relative à l’exercice de l’autorité parentale que des retards sont souvent engendrés par le fait que les tribunaux ne constituent qu’un seul exemplaire du dossier, ce qui nécessite ses transmissions fréquentes et rend difficile un avancement rapide de la procédure (voir, notamment, Reslová c. République tchèque, no 7550/04, § 49, 18 juillet 2006, et Patera c. République tchèque, no 25326/03, § 104, 26 avril 2007).

93. Sur ce point, la Cour souscrit en l’espèce à l’argument des requérants selon lequel la procédure sur le fond, engagée le 24 avril 2015, a connu des atermoiements (paragraphe 9 et 54 in fine ci-dessus), avant sa clôture le 27 novembre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus).

De l’avis de la Cour, ce fait n’est toutefois pas suffisant pour conclure que les autorités ont manqué dans la présente affaire à leur obligation positive de diligence. Il convient de noter, d’une part, que la requérante a contribué à la durée de cette procédure, notamment en quittant la République tchèque pendant plusieurs mois (paragraphes 11 et 23 ci-dessus), qu’elle a pu entre‑temps accueillir ses enfants chez elle et que la mesure de placement a été levée dès que les circonstances l’ont permis, avant la clôture de la procédure sur le fond.

94. Après avoir examiné les décisions des juridictions internes dans leur ensemble, la Cour considère qu’elles ont été prises dans l’intérêt supérieur de l’enfant et n’excèdent pas la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière. Rien dans le dossier n’indique que la conclusion des tribunaux selon laquelle la mesure de placement était nécessaire pour préserver la santé et le bon développement des deuxième et troisième requérants soit arbitraire ou manifestement déraisonnable. La Cour rappelle à cet égard qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, car ces autorités sont en principe mieux placées qu’un juge international pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec l’ensemble des personnes impliquées (voir, entre autres, G.M. c. France, no 25075/18, § 61, 9 décembre 2021).

95. Dans ces conditions, la Cour estime que le maintien des deuxième et troisième requérants en institution après le 21 mars 2016 constituait une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

96. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller Síofra O’Leary
Greffière adjointe Présidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-219671
Date de la décision : 13/10/2022
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable

Parties
Demandeurs : HÝBKOVI
Défendeurs : RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STRUPEK D.

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2022
Fonds documentaire ?: HUDOC

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