La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/10/2022 | CEDH | N°001-219649

CEDH | CEDH, AFFAIRE DEME c. ROUMANIE, 2022, 001-219649


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DEME c. ROUMANIE

(Requête no 7624/18)

ARRÊT


Art 2 (matériel) • Allégations d’une atteinte intentionnelle à la vie non étayées concernant le décès du fils mineur du requérant dans sa chambre d’internat • Décès en raison d’une maladie congénitale préexistante selon l’autopsie

Art 2 (procédural) • Actes d’enquête réalisés par les autorités judiciaires ayant permis d’établir la cause du décès de l’élève s’étant trouvé sous la responsabilité de l’école, puis sous celle des profess

ionnels de la santé

STRASBOURG

11 octobre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DEME c. ROUMANIE

(Requête no 7624/18)

ARRÊT

Art 2 (matériel) • Allégations d’une atteinte intentionnelle à la vie non étayées concernant le décès du fils mineur du requérant dans sa chambre d’internat • Décès en raison d’une maladie congénitale préexistante selon l’autopsie

Art 2 (procédural) • Actes d’enquête réalisés par les autorités judiciaires ayant permis d’établir la cause du décès de l’élève s’étant trouvé sous la responsabilité de l’école, puis sous celle des professionnels de la santé

STRASBOURG

11 octobre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Deme c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président

Tim Eicke,

Faris Vehabović,

Iulia Antoanella Motoc,

Armen Harutyunyan,

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Ana Maria Guerra Martins, juges,

et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 7624/18) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gyula Deme (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 janvier 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 mars et 30 août 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, le décès du fils mineur du requérant dans sa chambre d’internat et l’enquête menée par les autorités internes sur les circonstances du décès.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1974 et réside à Oituz. Il a été représenté par Me G. Negrea, avocat à Sfântu Gheorghe.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

1. Le décès du fils du requérant

4. Le soir du 15 mai 2014, le fils du requérant, D.Z., âgé de 17 ans, se trouvait dans sa chambre d’internat du lycée public situé dans la commune de Gurghiu en compagnie de plusieurs autres élèves. Il fit un malaise et ces derniers alertèrent les surveillants du lycée. Les secours furent appelés à l’aide du numéro d’appel d’urgence.

5. D.Z. fut pris en charge par le personnel médical de deux ambulances dépêchées sur place depuis, respectivement, le poste de secours et l’hôpital les plus proches (paragraphes 8 et 10 ci-dessous). Il était en arrêt cardio‑respiratoire et malgré les soins prodigués en urgence, il décéda sur place (paragraphe 9 ci-dessous).

6. À la demande des agents du poste de police de Gurghiu qui s’étaient rendus entre-temps sur place (paragraphe 16 ci-dessous), le corps fut transporté le soir même à la morgue de l’hôpital de Reghin, à une quinzaine de kilomètres de distance de Gurghiu, à bord d’un véhicule utilitaire mis à la disposition de l’internat par un particulier. Le véhicule fut escorté jusqu’à la morgue par une voiture de police.

7. Selon le registre des entrées à la morgue, le corps y fut déposé à 21 h 40.

2. Les documents médicaux

8. Selon la fiche d’intervention de la première ambulance partie depuis le centre de secours le plus proche de Gurghiu, l’ordre de départ avait été transmis par la centrale d’appels à 20 h 44 pour un « patient en lipothymie ». L’ambulance arriva à l’internat à 20 h 52.

9. Il était précisé qu’à l’arrivée des secours, D.Z. était en arrêt cardio‑respiratoire et sans pouls. L’équipe médicale composée de trois assistants médicaux effectua un massage cardiaque et une aspiration des voies respiratoires pendant quarante minutes. Une électrocardiographie fut réalisée mais, en raison d’un problème technique, le résultat ne put être ni imprimé ni transmis au centre de secours. Selon la fiche d’intervention, le décès fut constaté à 21 h 35.

10. La seconde ambulance partie de l’hôpital de Reghin à 20 h 53 arriva à l’internat à 21 h 12. L’équipe médicale était composée de deux assistants médicaux. Selon la fiche d’intervention, D.Z. était en arrêt cardio‑respiratoire. Il y était mentionné que l’utilisation d’un défibrillateur « n’était pas recommandée » et que le patient avait reçu une injection d’adrénaline. La fiche indiquait également que le patient était décédé sur place, sans en préciser l’heure exacte.

11. Selon les deux fiches d’intervention, versées au dossier de la procédure interne, aucune lésion visible n’a été constatée sur le corps de D.Z. L’intervention prit fin à 21 h 41 et les ambulances quittèrent l’internat à 21 h 42.

12. La police de Gurghiu, qui avait ouvert une enquête pour homicide involontaire (paragraphe 17 ci-dessous), demanda à l’hôpital de Reghin la réalisation d’une autopsie pour déterminer « les causes du décès » et « le lien de causalité entre les lésions subies et le décès ».

13. L’autopsie eut lieu le matin du 16 mai 2014 et fut réalisée par S.P.K., le médecin légiste de l’institut de médecine légale de Târgu-Mureș.

14. Selon le rapport d’autopsie, rédigé par le médecin légiste et mis à la disposition de la police le 13 octobre 2014, le décès n’était pas la conséquence de violences. Il aurait été provoqué par un arrêt cardio-respiratoire en raison d’une malformation du cœur (« bridging coronarien (...) avec des lésions importantes du myocarde (...) sur fond de possible stress émotionnel »). Le rapport d’autopsie indiqua qu’il n’y avait pas de lésions externes visibles sur le corps de D.Z. et que le résultat des analyses d’alcoolémie et de toxicologie était négatif.

15. Le 16 mai 2014, le médecin légiste S.P.K. rédigea le certificat de décès qu’elle remit aux parents de D.Z. Le certificat ne mentionnait pas l’heure du décès.

3. L’enquête sur les causes du décès du fils du requérant
1. L’enquête menée par la police de Gurghiu et le parquet de Mureș

16. Le 15 mai 2014, les policiers T.R. et P.M., du poste de police de Gurghiu, et T.D., le chef de ce poste, se rendirent à l’internat. Selon le procès‑verbal dressé à cette occasion, ils avaient été informés à 21 h 20 du décès de D.Z. par la police de la ville de Reghin.

17. Ils ouvrirent d’office une enquête pour homicide involontaire et firent les premiers constats sur les lieux. Ils interrogèrent C.M.R., un élève, M.M., le directeur du lycée, et M.A. et F.F., deux surveillants. Leurs déclarations furent résumées dans le procès-verbal d’enquête sur les lieux.

18. C.M.R. affirma qu’il avait assisté à l’apparition du malaise de D.Z. Il en aurait averti au téléphone le surveillant M.A. puis il aurait appelé les secours à l’aide du numéro d’urgence, le 112. Les deux surveillants et le directeur affirmèrent qu’aucun conflit entre les élèves de l’internat n’avait précédé le malaise de D.Z.

19. Les policiers récupérèrent plusieurs objets personnels de D.Z., dont son téléphone et son ordinateur. La mère de D.Z. fut informée par la voie téléphonique du décès de son fils.

20. Enfin, il était précisé que le corps de D.Z. avait été transporté à la morgue de l’hôpital de Reghin à bord d’un véhicule utilitaire, escorté par une voiture de police (paragraphe 6 ci-dessus). Selon le procès-verbal, l’enquête sur les lieux prit fin à 22 h 30.

21. Le 19 mai 2014, la police de Gurghiu interrogea de nouveau l’élève C.M.R. et les surveillants M.A. et F.F.

22. C.M.R. déclara que le 15 mai 2014, vers 20 heures, D.Z. l’avait appelé dans sa chambre pour lui dessiner au stylo une image sur la poitrine. Pendant qu’il dessinait, D.Z. aurait parlé au téléphone avec sa mère. Après avoir raccroché, D.Z. aurait fait un malaise et C.M.R. aurait appelé au téléphone le surveillant M.A. puis les secours. À l’arrivée des secours, il aurait quitté la chambre.

23. Le surveillant F.F. déclara que le 15 mai 2014, vers 20 heures, il était dans la cour de l’école avec le directeur et le surveillant M.A. Un élève serait venu les informer du malaise de D.Z. et il aurait appelé les secours. F.F. précisa que le surveillant M.A. et deux élèves avaient essayé de ranimer D.Z. en lui faisant un massage cardiaque et du bouche à bouche. Après le départ des ambulances, il aurait aidé à transporter le corps à la morgue. Il indiqua qu’un policier avait pris place dans le véhicule utilitaire, alors que les deux autres policiers les avaient escortés à la morgue dans la voiture de la police.

24. Le surveillant M.A. déclara que, le soir du 15 mai 2014, l’élève C.M.R. l’avait appelé au téléphone à 20 h 39 pour l’informer du malaise de D.Z. Il en aurait aussitôt informé le directeur et le surveillant F.F. avec qui il se serait rendu dans la chambre de D.Z. Constatant que ce dernier était dans un état grave, ils auraient appelé les secours et, avec l’aide des élèves R.B. et M.R., il aurait essayé de ranimer D.Z. pendant quelques minutes jusqu’à l’arrivée des secours. Il précisa qu’il avait aidé les policiers et le surveillant F.F. à transporter le corps à la morgue.

25. Le 13 juin 2014, T.D., le chef du poste de police de Gurghiu, entendit l’élève K.B., qui partageait une chambre avec D.Z. K.B. déclara qu’au cours de l’après-midi du 15 mai 2014, alors que l’élève C.M.R. dessinait une image sur la poitrine de D.Z., ce dernier avait fait un malaise. Il aurait essayé d’alerter les surveillants, mais il aurait été pris de panique. Il précisa qu’il avait été transporté à l’hôpital le soir même en état de choc.

26. Le 9 décembre 2014, répondant à une demande d’informations du requérant, la police l’informa qu’une enquête concernant « la mort dans des circonstances suspectes » de son fils était en cours.

27. Le 11 décembre 2014, le parquet de Mureș (« le parquet ») informa le requérant qu’une enquête pour le chef d’homicide involontaire avait été ouverte d’office et que le parquet était en train de conduire des investigations pour « clarifier les circonstances du décès de D.Z. ».

28. Dans une plainte adressée au parquet, le requérant accusa le médecin légiste S.P.K. d’homicide au motif que cette dernière aurait enfreint la réglementation de l’activité de médecine légale (paragraphe 13 ci-dessus).

29. Il porta également plainte pour abus contre le policier T.D., qu’il accusait d’avoir commis des erreurs à l’occasion de l’enquête sur les lieux. Il soutenait que ce policier avait abusivement ordonné le transport du corps à la morgue à bord d’un véhicule utilitaire. En outre, il exposa que, selon les dispositions du code de procédure pénale, s’agissant d’un cas de « mort suspecte », les premiers constats sur les lieux auraient dû être effectués par un officier de la police criminelle et non pas par T.D., qui n’avait pas la compétence légale pour ouvrir une enquête.

30. Enfin, il porta plainte pour homicide, privation de liberté et trafic d’êtres humains contre le chauffeur du véhicule utilitaire au motif qu’il aurait transporté le corps en méconnaissance de la réglementation de l’activité de médecine légale (paragraphe 6 ci-dessus).

31. Le parquet décida de joindre les plaintes du requérant à l’enquête ouverte par la police de Gurghiu.

32. Dans plusieurs plaintes adressées au parquet, le requérant fit part de ses doutes quant au décès de son fils dans les circonstances décrites par la police, dont il mettait en cause l’impartialité. Il dénonça l’inefficacité et la lenteur de l’enquête qui, selon lui, allaient à l’encontre du droit fondamental des parents de connaitre la vérité sur le décès de leur fils. À cet égard, il soutint que « personne ne [leur] disait rien concernant la mort de [leur] fils » ce qui les aurait contraints de multiplier les plaintes pénales contre diverses personnes et à entreprendre eux-mêmes des démarches auprès des autorités médicales et des responsables de l’école pour faire la lumière sur les circonstances du décès.

33. Il releva des contradictions entre les déclarations des témoins et versa au dossier les réponses écrites du surveillant M.A. et du directeur du lycée à un questionnaire qu’il leur avait transmis hors du cadre judiciaire en les priant de fournir des précisions concernant l’heure et les circonstances du décès de son fils. Dans leurs réponses écrites, le directeur et le surveillant décrivaient les événements auxquels ils avaient assisté depuis qu’ils avaient été informés par un élève du malaise de D.Z. Ces évènements avaient débuté, selon M.A., vers 19 h 15 et, selon le directeur, vers 19 h 30, et ils avaient pris fin avec le décès de D.Z. dans sa chambre et le transport du corps à la morgue sur ordre de la police. Par ailleurs, le requérant fournit la liste de vingt-deux témoins oculaires et de personnes qui auraient été au courant des évènements et dont il souhaitait l’audition. Il demanda également l’examen des communications téléphoniques des policiers et des témoins. Enfin, il demanda une confrontation avec les témoins.

34. Le parquet interrogea le requérant, son épouse et le médecin légiste.

35. Le 11 juin 2015, le requérant déclara qu’il ne savait toujours pas comment son fils était décédé ni comment son corps était arrivé à la morgue. Il réitéra la demande de preuves et demanda au parquet d’élargir l’enquête à toutes les personnes qui auraient enfreint la loi en rapport avec le décès de son fils.

36. Le même jour, la mère de D.Z. déclara que le soir du 15 mai 2014, elle avait parlé avec son fils au téléphone et qu’elle n’avait rien remarqué de particulier. Environ une heure après, un membre de sa famille serait venu chez elle pour l’informer du décès de son fils. Elle aurait immédiatement passé un appel sur le téléphone de son fils et le policier T.D., qui avait décroché, lui aurait dit que des manœuvres de réanimation étaient en cours. Ultérieurement, ce policier l’aurait appelée à l’aide du téléphone de son fils pour l’informer du décès de ce dernier. Enfin, la mère de D.Z. précisa qu’on lui avait montré des images des caméras de surveillance de l’internat qui avaient enregistré l’arrivée des secours.

37. Les parents de D.Z. affirmèrent qu’ils étaient arrivés à l’hôpital de Reghin le 16 mai 2014 à 10 h 30, mais que l’autopsie était déjà terminée.

38. Le médecin légiste S.P.K. indiqua qu’elle avait effectué l’autopsie à la demande de la police de Gurghiu. Elle affirma que l’autopsie avait commencé le 16 mai 2014, à 10 heures, et qu’elle avait eu lieu en présence d’un assistant. Elle soutint qu’elle n’avait pas été informée de l’heure du décès et ajouta qu’elle n’avait eu aucun doute quant à la mort biologique de D.Z. dès lors que des lividités et la rigidité cadavériques s’étaient déjà installées.

39. Le parquet rejeta la demande du requérant tendant à l’administration de preuves au motif que l’enquête effectuée par la police de Gurghiu était suffisante pour établir les causes du décès.

40. À la demande du parquet, le rapport d’autopsie fit l’objet d’un contrôle par une commission de l’institut de médecine légale de Târgu‑Mureș, qui, le 2 février 2016, le valida.

41. Par une ordonnance du 10 mai 2016, le parquet classa l’enquête. Il estima qu’il ressortait des pièces du dossier que le décès de D.Z. était la conséquence d’une insuffisance cardio-respiratoire sur fond d’une maladie congénitale qui n’avait pas été décelée de son vivant.

42. Toutefois, le parquet releva que la réglementation de l’activité de médecine légale avait été méconnue en l’espèce. Il nota que le corps avait été transporté à bord d’un véhicule inapproprié, que le délai légal de 24 heures entre le constat du décès et l’autopsie n’avait pas été respecté et que le certificat de décès n’en mentionnait pas l’heure. Il constata également des contradictions entre les pièces du dossier concernant le déroulement des faits. Cependant, il estima que ces manquements n’étaient pas de nature à influer sur la décision de classement dès lors que rien dans le dossier n’indiquait l’existence d’une quelconque activité criminelle en lien avec le décès de D.Z.

2. La contestation introduite par le requérant

43. Le requérant contesta le non-lieu. Renvoyant aux fiches d’intervention des ambulances (paragraphes 8-11 ci-dessus) et aux déclarations faites hors du cadre judiciaire par le surveillant M.A. et le directeur du lycée (paragraphe 33 ci-dessus) il soutint qu’il y avait des zones d’ombre concernant le déroulement des faits et les agissements du personnel de l’école. Il demanda la poursuite de l’enquête et l’administration des preuves pour déterminer avec précision les circonstances et l’heure du décès.

44. Il allégua également que les policiers de Gurghiu et le médecin légiste avaient méconnu la réglementation sur l’activité de médecine légale. Il mit en doute l’impartialité de ces policiers et en particulier celle de T.D., le chef du poste de police de Gurghiu (paragraphes 25 et 28 ci-dessus).

45. Par une ordonnance du 10 juin 2016, le procureur en chef du parquet de Mureș confirma le non-lieu. Il estima que les mentions portées sur les fiches d’intervention des ambulances concernant les manœuvres de réanimation et l’heure du décès (paragraphes 9 et 10 ci-dessus), corroborées par les déclarations des témoins, « étaient incontestables ».

46. Le requérant fit appel du non-lieu devant le juge de la chambre préliminaire du tribunal départemental de Mureș et demanda la réouverture de l’enquête. Il réitéra sa demande d’administration de preuves et ses critiques quant à l’effectivité de l’enquête. Il exposa que les policiers de Gurghiu et de nombreux témoins oculaires n’avaient jamais été interrogés par les autorités enquêtrices. Il évoqua la possibilité que son fils eût été victime d’un acte criminel.

47. Par un jugement définitif du 25 octobre 2016, le tribunal rejeta l’appel. Le tribunal souligna la dimension tragique des faits, mais estima que personne n’était responsable du décès du fils du requérant. Il jugea que les documents médicaux corroborés par les déclarations des témoins montraient que D.Z. était décédé dans sa chambre d’internat en raison d’une pathologie coronarienne préexistante.

48. Le tribunal examina le dossier médical de l’autopsie et estima qu’il ressortait des photographies prises à cette occasion que les symptômes de la mort étaient présents et visibles sur le corps de D.Z. au moment de l’autopsie. Il conclut qu’il était exclu que le décès eût pu être provoqué par des causes autres que celles décrites dans les documents médicaux ou ailleurs que dans la chambre de l’internat.

49. Quant aux faits postérieurs au décès, le tribunal, à l’instar du parquet, releva des manquements à la réglementation de l’activité de médecine légale, dont les policiers et le médecin légiste pouvaient être tenus pour responsables. De surcroît, il souligna qu’il avait de sérieux doutes quant à la participation d’un assistant à l’autopsie. Cependant, il estima que ces manquements pouvaient entraîner la responsabilité disciplinaire des intéressés, mais pas leur responsabilité pénale.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

50. Le requérant allègue des manquements des autorités internes à leur devoir de protéger la vie de son fils et soutient que l’enquête n’a pas été effective. Il invoque l’article 2 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

51. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes. Il allègue que le requérant n’a fait usage que de la plainte pénale, alors que d’autres voies de recours lui étaient disponibles. Il dit à cet égard qu’une plainte disciplinaire pouvait être déposée contre le médecin légiste devant le conseil de l’ordre des médecins.

52. Une autre voie à épuiser en l’espèce aurait été l’action en responsabilité civile délictuelle dirigée contre le médecin légiste ou d’autres personnes éventuellement responsables du décès de D.Z.

53. Le Gouvernement s’appuie principalement sur les affaires Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, §§ 38-40, 2 juin 2009 ; Floarea Pop c. Roumanie, no 63101/00, §§ 15 et 16, 6 avril 2010 ; Stihi-Boos c. Roumanie (déc.), no 7823/06, § 64, 11 février 2011 ; Motocu c. Roumanie (déc.), no 49794/10, § 37, 13 janvier 2015, et Istrăţoiu c. Roumanie (déc.), no 56556/10, § 84, 27 janvier 2015.

54. Le requérant affirme avoir choisi la voie pénale car il estimait que celle-ci était la plus efficace pour enquêter sur le décès de son fils et exprime des doutes quant à l’effectivité des voies de recours évoquées par le Gouvernement.

55. Selon lui, le traitement d’une action séparée de la procédure pénale aurait pu être ajourné avant l’issue de cette dernière. Par ailleurs, il affirme qu’une éventuelle action civile était vouée à l’échec par l’effet de l’autorité de la chose jugée de la décision rendue dans la procédure pénale qui avait conclu que personne n’était responsable du décès de son fils (paragraphe 45 ci-dessus.

2. Appréciation de la Cour

56. La Cour se réfère aux principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes tels qu’ils ont été exposés dans l’affaire Gherghina c. Roumanie ((déc.) [GC], no 42219/07, §§ 83-89, 9 juillet 2015).

57. Se tournant vers les circonstances concrètes de la présente espèce, la Cour note d’emblée que dans les affaires citées par le Gouvernement (paragraphe 53 ci-dessus), les requérants se plaignaient d’une négligence dans le contexte d’une prise en charge médicale à l’hôpital.

58. La présente affaire se distingue sensiblement des affaires précitées. La Cour constate que le requérant ne dénonce pas une négligence médicale en milieu hospitalier. En effet, ce qui est en cause en l’espèce, c’est l’obligation pesant sur l’État, par le biais des autorités scolaires, d’assumer la responsabilité des enfants qui lui sont confiés (voir, mutatis mutandis, Veronica Ciobanu c. République de Moldova, no 69829/11, § 39, 9 février 2021, et la jurisprudence citée).

59. S’agissant de la voie disciplinaire évoquée par le Gouvernement, la Cour note que le tribunal de Mureș a estimé que la responsabilité disciplinaire des policiers et du médecin légiste pour méconnaissance de la réglementation de l’activité de médecine légale pouvait être engagée pour des faits postérieurs au décès de D.Z. (paragraphe 49 ci-dessus).

60. Dès lors, elle estime qu’une éventuelle procédure disciplinaire contre ces personnes n’aurait pas permis d’établir les événements qui avaient eu lieu avant le décès de D.Z. ni les circonstances exactes dans lesquelles celui-ci était survenu.

61. Pour autant que le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir introduit une action en responsabilité civile contre d’autres personnes éventuellement responsables du décès de son fils (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour rappelle que si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 177, 25 juin 2019).

62. Compte tenu des circonstances de l’espèce, en particulier de l’ouverture d’office d’une enquête pénale pour homicide involontaire (paragraphe 17 ci-dessus), la Cour ne saurait reprocher au requérant son choix de participer à cette enquête et de contester le classement décidé par le parquet.

63. Par ailleurs, compte tenu de la conclusion à laquelle sont arrivées les autorités de l’enquête, à savoir que personne n’était responsable pour le décès du fils du requérant (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour considère qu’une action civile était sinon vouée à l’échec, du moins très aléatoire.

64. Dans ces conditions, le requérant ayant utilisé la voie pénale ouverte par les autorités internes elles-mêmes, il n’était pas tenu d’engager, de surcroît, une action civile ou disciplinaire distincte (voir, mutatis mutandis, Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, §§ 122‑123, 22 mars 2016).

65. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

66. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

a) Arguments des parties

67. Le requérant se plaint d’une violation du droit de son fils à la vie. Il affirme soupçonner que le décès a eu lieu dans des circonstances que les policiers et le personnel de l’école avaient volontairement dissimulées. S’appuyant sur son interprétation des photographies prises par le médecin légiste au cours de l’autopsie, il soutient que son fils avait été victime de violences. Il n’exclut pas non plus l’hypothèse d’un crime perpétré par des tiers.

68. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant et renvoie aux conclusions du rapport d’autopsie (paragraphe 14 ci-dessus).

b) Appréciation de la Cour

69. La Cour constate que, au regard des pièces versées au dossier, il ne s’agit pas d’une atteinte intentionnelle à la vie, le décès étant provoqué par un arrêt cardio-respiratoire en raison d’une maladie congénitale préexistante (paragraphe 14 ci-dessus).

70. Bien que le requérant conteste les conclusions du rapport d’autopsie et en donne une autre interprétation (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour relève qu’il n’a pas demandé aux autorités enquêtrices la réalisation d’une nouvelle expertise médico-légale (paragraphe 40 ci-dessus) ni fourni à la Cour une contre-expertise de ce rapport. Dès lors, la Cour estime que les allégations selon lesquelles D.Z. avait été victime de violences, voire d’un crime, ne sont pas étayées.

71. En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

2. Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

a) Arguments des parties

72. Le requérant considère que l’enquête menée par les autorités afin d’établir les circonstances du décès de son fils n’a pas été effective.

73. Il estime que les policiers qui ont mené l’enquête n’ont pas été impartiaux (paragraphe 42 ci-dessus) et que celle-ci était incomplète. Il dénonce des négligences lors de l’enquête sur les lieux, le refus des enquêteurs de procéder à l’administration des éléments de preuve sollicités et l’omission d’établir le déroulement des faits et l’heure précise du décès (paragraphes 33, 39 et 44 ci-dessus).

74. Il estime que ces omissions ont laissé sans réponse de nombreuses questions liées aux circonstances de la survenue du malaise de son fils. S’appuyant sur les déclarations faites hors du cadre judiciaire par le surveillant M.A. et le directeur du lycée (paragraphe 33 ci-dessus) et sur les mentions portées sur les fiches d’intervention des ambulances (paragraphes 8-11 ci-dessus), il estime que l’issue fatale aurait pu être évitée si la prise en charge n’avait pas été retardée de manière injustifiée et si les soins prodigués à son fils avaient été adaptés. Il expose que malgré la gravité de l’état de D.Z., aucun médecin ne s’était déplacé sur les lieux et certains appareils médicaux étaient défaillants (paragraphe 9 ci-dessus).

75. Le Gouvernement soutient que l’enquête menée en l’espèce par les autorités a été prompte et effective et qu’elle a permis d’établir la cause et les circonstances du décès.

76. Il soutient qu’il ressort de cette enquête que les secours ont été appelés aussitôt que le personnel de l’école a été informé du malaise de D.Z. (paragraphes 23 et 24 ci-dessus) et que les deux équipes médicales qualifiées s’étaient rendues à l’internat dans un bref délai (paragraphes 8 et 10 ci-dessus) et avaient dispensé à D.Z. des soins vitaux en urgence adaptés à son état (paragraphes 9 et 10).

77. Il renvoie également à la réalisation de l’autopsie (paragraphe 14 ci‑dessus), à l’investigation sur les lieux (paragraphe 17 ci-dessus) ainsi qu’à l’audition des témoins (paragraphes 17-18, 21-25 et 34-37 ci-dessus). Il indique que le parquet a demandé la vérification des conclusions du rapport d’autopsie par l’institut de médecine légale de Târgu-Mureș (paragraphe 40 ci-dessus) et ajoute que le requérant a également été associé à l’enquête et entendu (paragraphe 35 ci-dessus).

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

78. La Cour rappelle que, dans les cas de décès, elle a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence. En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 161, et la jurisprudence citée).

79. L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (ibidem, § 166).

80. D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements (ibidem, § 168).

2. Application de ces principes en l’espèce

81. La Cour note que, le 15 mai 2014, à la demande de la police de la ville de Reghin, trois policiers du poste de police de Gurghiu se sont déplacés à l’internat (paragraphe 16 ci-dessus). Ils ont ouvert d’office une enquête pour homicide involontaire (paragraphe 17 ci-dessus).

82. Ainsi, les autorités d’enquête peuvent passer pour avoir agi d’office aussitôt l’affaire portée à leur attention. Il reste à savoir si elles ont pris les mesures qui s’imposaient en l’espèce pour établir les circonstances ayant entouré le décès, et pour identifier et sanctionner, le cas échéant, d’éventuels responsables.

83. La Cour note que plusieurs témoins oculaires ont été entendus par la police le soir même du décès de D.Z. et que plusieurs objets appartenant à ce dernier ont été collectés par les policiers en vue de leur examen (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

84. La police a ordonné une autopsie pour déterminer les causes du décès (paragraphe 12 ci-dessus). Celle-ci a été effectuée le lendemain du décès (paragraphe 13 ci-dessus). Le rapport médico-légal a établi de manière non équivoque que l’arrêt cardio-respiratoire provoqué par la maladie congénitale non diagnostiquée dont souffrait D.Z. était la cause du décès. Il a également écarté l’hypothèse des violences exercées sur la victime (paragraphe 14 ci‑dessus).

85. Ce rapport, qui n’a pas été contesté par le requérant, lequel aurait pu demander une contre-expertise, a été vérifié, à la demande du parquet, par la commission départementale de médecine légale. Cette dernière a validé sans réserve ses conclusions (paragraphe 40 ci-dessus).

86. La Cour relève également que l’enquête initiale a été complétée par d’autres actes d’investigation, notamment par l’audition des témoins (paragraphes 21 et 25 ci-dessus). Les fiches d’intervention des ambulances ont été également versées au dossier (paragraphe 11 ci-dessus).

87. Le requérant et son épouse ont été informés du déroulement de l’enquête (paragraphes 26 et 27 ci-dessus) et ont été entendus par la police (paragraphe 34 ci-dessus). À cette occasion, le requérant n’a critiqué ni la prise en charge de son fils par le personnel de l’école après le malaise survenu dans sa chambre d’internat ni les secours prodigués par les assistants médicaux (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Ses plaintes ont été dirigées contre le policier T.D., le médecin légiste et le chauffeur du véhicule utilitaire auxquels il imputait des agissements de nature pénale (paragraphes 28, 29 et 30 ci-dessus).

88. À l’issue de ces mesures d’enquête, le parquet a classé l’affaire, concluant que D.Z. était décédé d’un arrêt cardio-respiratoire provoqué par une maladie congénitale (paragraphe 41 ci-dessus). Quant à l’heure et aux circonstances du décès, le procureur en chef du parquet de Mureș a estimé qu’elles étaient celles indiquées dans les fiches d’intervention des ambulances et confirmées par les témoins (paragraphe 45 ci-dessus).

89. La Cour note que les autorités d’enquête ont relevé des manquements à la réglementation de l’activité de médecine légale qui pouvaient mettre en jeu la responsabilité disciplinaire du médecin légiste et des policiers (paragraphes 42 et 49 ci-dessus). Cependant, force est de constater que ces fautes ont été commises après le décès de D.Z. et qu’elles n’ont pas nui à la capacité de l’enquête, et en particulier de l’examen médico-légal, à déterminer la cause du décès (paragraphe 14 ci-dessus).

90. En l’absence d’autres éléments de preuve permettant d’étayer le grief du requérant contre le policier T.D. (paragraphes 29 et 73 ci-dessus), la Cour estime que, à eux seuls, ces manquements ne sauraient suffire à démontrer que l’enquête sur les circonstances entourant le décès du fils du requérant a été menée de manière partiale.

91. La Cour note également que le bien-fondé de la décision de classement rendue par le parquet a été examinée par le tribunal de Mureș (paragraphes 47-49 ci-dessus). À l’issue d’une procédure contradictoire à laquelle le requérant a eu pleinement accès et au vu de l’ensemble des pièces du dossier, le tribunal a conclu, par une décision motivée, à l’absence d’éléments permettant de penser qu’un homicide avait été commis.

92. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités judiciaires ont réalisé les actes d’enquête qui ont permis d’établir la cause du décès de D.Z., un élève qui s’était trouvé d’abord sous la responsabilité de l’école, puis sous celle des professionnels de la santé.

93. Partant, la Cour ne décèle, dans les circonstances de l’espèce, aucune raison de penser que l’État défendeur n’a pas satisfait à ses obligations d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition sous son volet procédural.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth Yonko Grozev
Greffière adjointe Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Grozev et Eicke ;

– opinion dissidente commune aux juges Motoc, Harutyunyan et Guerra Martins.

YG
IF

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX
JUGES GROZEV ET EICKE

(Traduction)

1. Nous avons voté avec la majorité en faveur du constat de non-violation de l’obligation du gouvernement défendeur au titre du volet matériel et du volet procédural (obligation d’enquêter) de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire, et nous souscrivons pleinement à la motivation sur laquelle repose ce constat.

2. Toutefois, il nous paraît utile d’étayer notre constat de « non-violation » par un certain nombre d’observations complémentaires étant donné que le devoir d’enquêter découlant de l’article 2 dans le contexte d’un manquement allégué d’un État partie à son obligation positive de protéger les personnes contre un risque menaçant leur vie soulève des questions particulières et que la jurisprudence n’est guère abondante sur ce point.

3. Dans un tel contexte, la nature du décès de la victime et du grief du requérant tiré de la manière dont les autorités internes ont enquêté sur ce décès doit constituer le point de départ de toute analyse.

4. S’agissant d’abord de la nature du grief du requérant, nous voudrions souligner – à titre incident – que c’est sur ce point que les limitations naturelles d’un juge international appelé à examiner des griefs sur le terrain de la Convention apparaissent le plus clairement. En effet, pour des raisons d’ordre principalement linguistique, le juge international n’a pas pleinement accès à l’ensemble des éléments des procédures internes auxquelles le requérant a dû prendre part pour épuiser les voies de recours internes, comme le veut l’article 35 § 1 de la Convention.

5. En l’espèce, les griefs formulés par le requérant devant les autorités internes étaient extrêmement variés. Nous estimons que cette circonstance a manifestement influé sur la réponse que les autorités internes ont apportée à ces griefs et qu’elle a inévitablement des conséquences sur les critères d’appréciation de ceux-ci par la Cour. En effet, outre les investigations pénales menées de leur propre chef par les autorités internes, celles-ci ont notamment été saisies par le requérant de griefs dirigés respectivement contre :

. « le médecin légiste S.P.K. [accusé] d’homicide au motif que cette dernière aurait enfreint la réglementation de l’activité de médecine légale » (paragraphe 28) ;

. « le policier T.D., qu’il accusait d’avoir commis des erreurs à l’occasion de l’enquête sur les lieux » (paragraphe 29) ; et

. « le chauffeur du véhicule utilitaire », « pour homicide, privation de liberté et trafic d’êtres humains (...) au motif qu’il aurait transporté le corps en méconnaissance de la réglementation de l’activité de médecine légale » (paragraphe 30).

Ce n’est que dans son appel interjeté en octobre 2016 devant le tribunal départemental de Mureș que le requérant « évoqua la possibilité que son fils eût été victime d’un acte criminel », allégation formulée sans plus de précision et clairement rejetée par ce tribunal dans son jugement du 26 octobre 2016.

Il apparaît que le requérant n’a jamais formulé d’allégation ou de grief précis et circonstancié contre les responsables de l’école où son fils décéda à l’âge de 17 ans, ni contre les personnes ou policiers qui avaient les premiers tenté de réanimer son fils après son malaise. Le simple fait, mentionné au paragraphe 32 du présent arrêt, que le requérant ait soutenu dans ses plaintes que « personne ne [leur] disait rien concernant la mort de [leur] fils » est à l’évidence insuffisant pour donner à penser que les autorités internes ont été saisies à un moment quelconque d’une autre allégation sur laquelle elles auraient été tenues d’enquêter.

6. Ce n’est que devant la Cour que le requérant a allégué, pour la première fois, que les autorités n’avaient pas pris les mesures qui s’imposaient pour éviter le décès de son fils, sans pour autant préciser en quoi auraient dû consister les mesures positives en question et qui auraient dû les prendre. Toujours est-il que le requérant se plaint essentiellement devant la Cour que les éléments laissant penser que son fils a subi des violences à l’origine de son décès ont été négligés par les autorités internes et n’ont pas été examinés plus avant, de sorte que l’enquête a été privée d’effectivité (voir le paragraphe 67).

7. La difficulté apparente que présente le traitement de tels griefs variés et divergents sur le terrain de l’article 2 de la Convention tient à ce que les éléments constitutifs de l’obligation d’un État partie d’enquêter sur le décès d’une personne sont différents selon que celui-ci résulte d’un acte de violence ou d’une négligence.

8. En conséquence, la Cour s’est ensuite penchée sur la nature du décès de la victime. Au vu des éléments dont elle disposait et malgré la multiplicité et la divergence des griefs formulés par le requérant, elle a rejeté à l’unanimité l’allégation de violation du volet matériel de l’article 2, concluant à l’absence d’ingérence intentionnelle dans le droit à la vie de la victime. À l’instar des juridictions internes, elle a estimé que le fils du requérant était mort d’« un arrêt cardio-respiratoire en raison d’une maladie congénitale préexistante » (§ 69).

9. Nous estimons que cette conclusion était décisive pour la fixation des critères sur lesquels reposait l’analyse du deuxième grief du requérant à laquelle la Cour s’est livrée. En effet, si la Cour a défini de manière absolue l’obligation des États parties de mener une enquête pénale sur les décès violents, elle a volontairement formulé de manière plus nuancée l’obligation découlant du volet procédural de l’article 2 en cas de décès résultant d’une négligence.

10. Dans le premier cas, la Cour considère qu’une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, par un agent de l’État ou par une personne n’ayant pas cette qualité. En revanche, une procédure de nature civile – voire des poursuites disciplinaires – peuvent satisfaire cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (voir, entre autres, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 159, 25 juin 2019, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 170 et 171, 14 avril 2015, et les références qui y sont citées).

11. Il s’ensuit qu’en principe, lorsque la mort résulte d’une négligence, la Cour admet qu’un État partie a satisfait à son obligation procédurale positive s’il dispose d’un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 137).

La Convention ne garantit pas en soi un droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers.

12. Cela étant, la Cour reconnaît que dans certaines circonstances exceptionnelles, il peut être nécessaire qu’une enquête pénale effective soit menée pour satisfaire à l’obligation procédurale imposée par l’article 2, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque le décès ou la mise en danger résulte du comportement d’une autorité publique qui va au delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, lorsqu’un décès survient dans des circonstances suspectes ou lorsqu’il est allégué qu’un particulier a délibérément et inconsidérément transgressé les obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 160)

13. Au vu de cette jurisprudence et des éléments à la disposition de la Cour, on voit mal pourquoi il aurait été nécessaire en l’espèce qu’une enquête pénale fût ouverte d’office sur un éventuel manquement de la police ou des autorités scolaires à leur devoir de protection. Les autorités internes ont établi la cause du décès de telle manière qu’aucune question ne se posait sur le terrain de l’article 2, répondant ainsi aux éventuelles préoccupations au sujet de l’existence de « circonstances suspectes ». En excluant que le décès litigieux ait pu résulter d’actes de violence, l’enquête menée au niveau interne a satisfait aux exigences minimales fixées par l’article 2 en ce qui concerne l’enquête pénale que les autorités doivent systématiquement ouvrir d’office en cas de décès. Dès lors qu’il a été établi que la mort n’avait pas été infligée intentionnellement, la logique des deux approches procédurales différentes définies par la Cour conduisait à considérer la voie civile comme suffisante, abstraction faite de la question de savoir si la personne présumée être à l’origine du décès était un particulier ou un agent de l’État.

14. S’agissant d’une éventuelle négligence ayant pu contribuer au décès, les exigences de la Convention sont moins strictes. S’il est possible de spéculer a posteriori sur les éventuels manquements des autorités internes qui ont prodigué les premiers secours au fils du requérant, il n’en demeure pas moins qu’aucune allégation de négligence n’a été formulée au niveau interne. Dans ces conditions, et en l’absence des circonstances exceptionnelles exigées pour l’ouverture d’une enquête pénale, un constat de « non-violation » était en l’espèce inéluctable.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES MOTOC, HARUTYUNYAN ET GUERRA MARTINS

1. Dans la présente affaire, nous ne pouvons souscrire à l’analyse faite par la majorité du grief formulé par le requérant sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Selon nous, les autorités internes n’ont pas établi de manière suffisamment précise les circonstances qui ont conduit au décès du fils du requérant. Nous avons, par conséquent, voté en faveur d’un constat de violation de cette disposition de la Convention.

2. Dans son analyse, la majorité estime qu’en réalisant les actes d’enquête qui ont permis d’établir la cause du décès de D.Z., les autorités judiciaires de l’État défendeur ont satisfait à leurs obligations d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention.

3. Nous sommes en désaccord avec cette approche pour plusieurs raisons. Nous estimons avant tout que le champ des investigations ne pouvait pas être réduit aux événements postérieurs au décès de D.Z. Compte tenu du décès de l’élève dans l’enceinte de l’internat de l’école, alors qu’il se trouvait sous la responsabilité du personnel de l’établissement scolaire et ensuite sous celle des professionnels de la santé, les autorités internes avaient l’obligation de prendre elles-mêmes l’initiative de réaliser une enquête complète afin d’établir avec précision l’enchaînement des événements ayant mis en danger la vie de D.Z., lequel était finalement décédé, et ce y compris en se penchant sur la question plus large de l’éventuelle responsabilité du personnel de l’école et du personnel médical (voir, mutatis mutandis, Derenik Mkrtchyan et Gayane Mkrtchyan c. Arménie, no 69736/12, § 63, 30 novembre 2021).

4. Nous notons que la thèse de l’homicide involontaire n’a pas été écartée d’emblée. La police a ouvert d’office une enquête pour homicide involontaire (paragraphe 17 de l’arrêt) et, le 9 décembre 2014, elle a informé le requérant que cette enquête concernait le décès de son fils survenu « dans des circonstances suspectes » (paragraphe 26 de l’arrêt). Par conséquent, nous estimons que les autorités d’enquête internes avaient l’obligation de mener une enquête effective, en mettant tous les moyens en œuvre pour établir les circonstances exactes du décès du fils du requérant.

5. Compte tenu de l’obligation pour l’État, par le biais des autorités scolaires, d’assumer la responsabilité des enfants qui lui sont confiés (Molie c. Roumanie (déc.), no13754/02, § 29, 1er septembre 2009, Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, §§ 35 et 36, 10 avril 2012, et Kayak c. Turquie, no 60444/08, § 59, 10 juillet 2012), nous estimons que le but de l’enquête n’était pas seulement d’établir la cause immédiate du décès, mais qu’il consistait également à déterminer si les surveillants et le personnel médical avaient agi avec la diligence requise afin de réduire au minimum le risque d’une issue fatale pour D.Z.

6. Nous estimons qu’il ne peut être reproché au requérant de ne pas avoir porté plainte contre toutes les personnes qui pouvaient être en lien avec le décès de son fils. En effet, l’intéressé a dénoncé de manière explicite et répétée les contradictions qui, selon lui, existaient dans les pièces du dossier concernant le déroulement des faits et a demandé aux autorités internes d’élargir l’enquête pour y apporter des réponses (paragraphes 32, 33, 35, 43 et 46 de l’arrêt).

7. Nous constatons ensuite que l’enquête n’a établi avec certitude ni l’heure à laquelle le malaise de D.Z. était survenu ni les modalités de sa prise en charge avant l’arrivée des secours, pas plus que l’heure exacte de son décès (paragraphes 9 et 16 de l’arrêt). Aucune explication n’a été fournie non plus s’agissant de l’heure d’arrivée du corps à la morgue, à 21 h 40 (paragraphe 7 de l’arrêt), ce qui était matériellement impossible vu l’heure du constat du décès (paragraphe 9 de l’arrêt) et la distance entre l’internat et l’hôpital de Reghin (paragraphe 6 de l’arrêt).

8. S’agissant de l’examen médicolégal, nous constatons que le médecin légiste s’est contenté de déterminer la cause immédiate de la mort de D.Z. et la présence d’éventuelles traces de violence sur le corps de celui-ci (paragraphe 14 de l’arrêt). Bien que l’heure exacte du décès fût un élément particulièrement important dans le contexte de l’affaire, aucune investigation médicolégale n’a été entreprise pour la déterminer et ce alors même que, contrairement aux dispositions légales, le certificat de décès n’en faisait pas mention (paragraphe 15 de l’arrêt). Aucun examen médical complémentaire n’a été demandé pour déterminer si les manœuvres de réanimation pratiquées par les surveillants et le personnel médical étaient adaptées à l’état du patient. Les autorités d’enquête n’ont pas exploité non plus les données contenues dans les appareils électroniques de D.Z., en particulier son téléphone, saisis par la police (paragraphe 19 de l’arrêt), qui auraient pu éclairer l’enchaînement des événements.

9. Nous soulignons également que rien dans le dossier de l’enquête n’indique que les autorités nationales aient examiné si l’administration de l’école avait rempli son devoir de veiller sur les élèves dont elle devait assurer la protection, la surveillance et la garde. Elles ne se sont pas penchées sur la question de savoir si le personnel de l’école était formé à prodiguer les soins de premier secours que les surveillants affirmaient avoir pratiqués (paragraphes 23 et 24 de l’arrêt). Elles n’ont pas examiné non plus si ces soins, à condition d’être prodigués promptement, auraient pu empêcher l’issue fatale (voir, mutatis mutandis, Derenik Mkrtchyan et Gayane Mkrtchyan, précité, § 66). Enfin, aucune investigation n’a été effectuée sur les raisons de l’absence d’un médecin urgentiste dans les deux ambulances intervenues sur les lieux, alors que les deux centres de secours avaient été avertis de l’état grave de D.Z. (paragraphes 8, 10 et 24 de l’arrêt), ni sur la panne de matériel médical qui a empêché la transmission au centre de secours des données médicales vitales (paragraphe 9 de l’arrêt).

10. Contrairement aux autorités d’enquête (paragraphes 41-42 et 47-49 de l’arrêt), nous estimons que ces éléments avaient une importance particulière pour établir les circonstances précises du décès et, par conséquent, confirmer ou écarter l’existence d’un lien de causalité entre les tentatives de réanimation et le décès, fût-il dû à une simple négligence ou à un retard dans l’administration des soins.

11. Par ailleurs, nous notons que l’enquête a été menée par les policiers du poste de police de Gurghiu et par leur chef, le policier T.D. (paragraphes 16-17 et 21-25 de l’arrêt). Le parquet et le tribunal de Mureș ont estimé que la responsabilité disciplinaire de T.D. pouvait être engagée en raison des fautes commises au cours de l’enquête (paragraphes 42 et 49 de l’arrêt). À nos yeux, ce constat est de nature à jeter des doutes sur l’effectivité de l’enquête.

12. Compte tenu de l’exigence d’effectivité de l’enquête et étant donné le rôle clé que jouent le ministère public et le juge de la chambre préliminaire dans l’engagement des poursuites, il était donc légitime d’attendre du parquet et du tribunal de Mureș qu’ils fissent la lumière sur les contradictions signalées par le requérant et qu’ils levassent les incertitudes quant au déroulement des faits.

13. Mais rien de tel n’a été fait en l’espèce. Les nombreuses demandes du requérant tendant à l’administration de preuves, y compris les demandes d’audition des témoins oculaires (paragraphes 33 et 46 de l’arrêt), ont été rejetées au motif que l’enquête effectuée par la police de Gurghiu était suffisante pour établir les faits (paragraphe 39 de l’arrêt). Les seuls actes d’enquête accomplis par le parquet ont été la demande de contrôle du rapport d’autopsie et l’audition du requérant, de son épouse et du médecin légiste (paragraphes 34-37 et 40 de l’arrêt). Or, contrairement aux dépositions des témoins oculaires que le parquet a refusé d’entendre (paragraphe 39 de l’arrêt), celles du requérant, de son épouse et du médecin légiste n’ont pas permis de faire la lumière sur les circonstances ayant précédé et conduit au décès de D.Z.

14. Au vu de ces éléments, nous estimons que le parquet et le tribunal de Mureș, en se fondant presque exclusivement sur l’enquête menée par la police de Gurghiu et en décidant de ne pas donner suite aux demandes de preuves du requérant, ont empêché la clarification des zones d’ombre qui subsistaient dans le dossier à l’issue de l’enquête.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-219649
Date de la décision : 11/10/2022
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : DEME
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : NEGREA G.

Origine de la décision
Date de l'import : 12/10/2022
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award