TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MORTIER c. BELGIQUE
(Requête no 78017/17)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Vie • Euthanasie de la mère du requérant, souffrant de dépression depuis environ quarante ans, conforme à la loi l’autorisant • Cadre législatif propre à assurer en principe le droit à la vie des patients pour les actes et la procédure préalables à l’euthanasie • Garanties supplémentaires concernant l’euthanasie pour des souffrances psychiques n’entrainant pas un décès à brève échéance • Marge d’appréciation
Art 2 (procédural) • Obligations positives • Manque d’indépendance de la Commission contrôlant a posteriori toutes les euthanasies permettant au médecin qui l’a pratiquée de voter sur sa légalité • Décision de garder le silence à sa seule discrétion insuffisante • Vérification sur la seule base du volet anonyme du document d’enregistrement pour préserver la confidentialité ne répondant pas aux exigences de l’art 2 • Durée excessive de l’enquête pénale
Art 8 • Obligations positives • Vie privée et familiale • Absence d’implication du fils par les médecins dans le processus d’euthanasie en l’absence de volonté de sa mère conforme à la loi • Devoir de confidentialité et de maintien du secret médical • Législation ayant ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu
STRASBOURG
4 octobre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mortier c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
Stefaan Smis, juge ad hoc,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 78017/17) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Tom Mortier (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 novembre 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus des organisations non-gouvernementales suivantes : l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, Care not Killing, le Centre européen pour le droit et la justice, Dignitas, et l’Institut Ordo Iuris, que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,
la décision prise par la Cour le 26 novembre 2019 de ne pas accepter la déclaration unilatérale du Gouvernement,
le déport de M. Frédéric Krenc, juge élu au titre de la Belgique (article 28 du règlement de la Cour) et la décision du président de la chambre de désigner M. Stefaan Smis pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 a) du règlement) ;
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2022 et le 30 août 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’euthanasie de la mère du requérant, pratiquée à l’insu de celui-ci et de sa sœur. Le requérant soulève des griefs tirés des articles 2, 8 et 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1976 et réside à Rotselaar. Il a été représenté par Me R. Clarke, avocat exerçant à Vienne, Autriche.
3. Le Gouvernement a été représenté par ses co-agentes, Mme Justine Lefebvre et Mme Isabelle Minnon, du service public fédéral de la Justice.
1. LES FAITS JUSQU’À L’EUTHANASIE
4. Le requérant est le fils de G.T., qui avait été diagnostiquée comme étant atteinte de dépression chronique depuis environ quarante ans. Elle était suivie par le psychiatre B. depuis plusieurs années.
5. G.T. envisageant de recourir à une euthanasie, le médecin généraliste de l’intéressée, le docteur W., ne voulant pas endosser le rôle de médecin traitant dans le cadre d’une telle procédure, la référa au professeur D.
6. Le 29 septembre 2011, le professeur D. reçut la mère du requérant à sa consultation en soins palliatifs. Celle-ci déclara avoir été sous traitement psychiatrique depuis l’âge de 19 ans et avoir essayé tous les médicaments. Elle ajouta que le docteur B. lui avait dit qu’elle avait atteint la fin de son traitement. Durant la consultation, l’intéressée décrivit ses liens familiaux et ses antécédents familiaux. Elle déclara qu’elle n’avait plus de contact avec son fils ni avec ses petits-enfants depuis deux ans. Elle indiqua qu’en 2006, elle avait eu un cancer du sein, qu’elle décrivait comme sa « plus belle période », étant donné qu’elle avait eu dans ces circonstances l’attention d’un nouveau partenaire. Le professeur D. conclut que G.T. était gravement traumatisée, qu’elle présentait un trouble grave de la personnalité et de l’humeur et qu’elle ne croyait plus à un rétablissement ou à un traitement. Au terme de leur entretien, il accepta de devenir son médecin traitant dans le cadre de la loi relative à l’euthanasie. Il l’orienta vers la docteure V., une psychiatre, pour agir en tant que médecin consultant au sens de l’article 3 § 2 alinéa 3o de la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie (« la loi relative à l’euthanasie » ; paragraphe 51 ci-dessous).
7. Le 17 novembre 2011, G.T. rencontra la docteure V. Cette dernière confirma que la mère du requérant souffrait d’une dépression chronique avec « des hauts et des bas ». Eu égard à la durée des traitements de l’intéressée et à la débâcle thérapeutique, la docteure V. conclut que les perspectives étaient sombres. Cela étant, elle estima que la demande d’euthanasie de l’intéressée était prématurée. Elle lui proposa donc de changer de psychiatre dans un premier temps. Elle la référa ainsi au docteur V.D. pour le suivi ultérieur.
8. Le 23 décembre 2011, le professeur D. eut une nouvelle conversation avec la mère du requérant, qui indiqua avoir peur d’être abandonnée et de voir sa demande d’euthanasie rejetée. L’intéressée déclara qu’elle était prête à voir le docteur V.D., comme cela avait été proposé par la docteure V., mais qu’elle avait également peur d’un éventuel rejet. Elle déclara qu’elle ne voulait plus avoir de contact avec ses enfants. Selon elle, son fils était agressif et elle avait peur de lui.
9. Le 12 janvier 2012, la mère du requérant déclara au professeur D. qu’elle était épuisée. Elle déclara à nouveau qu’elle ne voulait pas contacter ses enfants. Elle indiqua qu’elle n’était pas encore allée voir le docteur V.D. car il n’était pas joignable. S’agissant de la docteure V., elle dit que le temps d’attente pour un nouveau rendez-vous était très long. Le professeur D. la référa donc à la docteure T., une autre psychiatre, pour une nouvelle consultation.
10. Le 17 janvier 2012, la mère du requérant rencontra la docteure T. À cette occasion, elle exposa qu’elle avait enseigné à plein temps de 1982 à 1985 et puis à temps partiel jusqu’en 2006. À ses yeux, elle était capable de se maintenir à l’époque, en suivant un traitement. Elle décrivit également ses relations familiales, notamment les problèmes qu’elle avait eus avec son mari, décédé entretemps. Elle déclara que sa fille, avec laquelle elle n’avait pas une bonne relation, était au courant de sa demande d’euthanasie. Elle indiqua qu’elle n’avait plus personne dans sa vie et qu’elle était seule tous les jours. Elle restait au lit pendant toute la journée et ne voulait plus rien faire. Elle ajouta que son psychiatre actuel, le docteur B., était au courant de sa demande d’euthanasie mais qu’il ne voulait pas l’aider à mourir. Elle lui avait demandé ce qu’il pouvait encore faire pour elle. Il aurait dit « vous écouter », mais qu’elle était « incurablement malade ». L’intéressée déclara qu’elle n’avait jamais été hospitalisée dans une institution psychiatrique et que cela n’avait jamais été suggéré auparavant. Elle dit qu’elle avait perdu confiance en la psychiatrie. Elle ajouta qu’elle n’avait pas une bonne expérience en la matière à cause de l’hospitalisation de son fils pendant six mois dans une telle institution. Elle indiqua tous les médicaments qu’elle prenait. À la fin de la consultation, l’intéressée indiqua qu’elle voulait être euthanasiée dans quelques semaines.
11. Le 20 janvier 2012, la mère du requérant fut revue par le professeur D. et elle accepta d’être accompagnée par le docteur V.D. lors du processus de clarification de la demande d’euthanasie. Le même jour, il fut suggéré qu’elle informe ses enfants de sa demande d’euthanasie pour qu’ils puissent l’accompagner lors du processus.
12. Le 31 janvier 2012, la mère adressa un courriel au requérant et à sa fille, les informant de sa demande d’euthanasie, de sa volonté d’une fin de vie digne et de l’intensité de sa souffrance depuis quarante ans. Il ne ressort pas du dossier que le requérant ait répondu à ce courriel. Quant à la fille de l’intéressée, elle répondit qu’elle respectait la volonté de sa mère.
13. Le même jour, le professeur D. informa l’intéressée qu’elle devait prendre rendez-vous avec le docteur V.D. étant donné qu’il était d’avis qu’elle pourrait être aidée.
14. Le 7 février 2012, le professeur D. contacta le docteur B., dans la mesure où le traitement de l’intéressée n’avait pas été formellement clôturé. S’agissant de la question de savoir s’il existait une chance d’amélioration de la situation de la mère du requérant, le docteur B. répondit par la négative. Selon lui, il existait un problème chronique et grave avec un pronostic défavorable.
15. Le 10 février 2012, le docteur B. adressa une lettre à la docteure T. Il déclara qu’il connaissait la mère du requérant depuis 1996 en raison d’une psychopathologie très sérieuse et étendue, fondée sur une psychotraumatisation depuis son enfance. Il décrivit la situation de l’intéressée et arriva à la conclusion que le pronostic était extrêmement sombre.
16. Le 14 février 2012, la mère du requérant fit une demande manuscrite formelle d’euthanasie. Le même jour, il fut formalisé que le professeur D. serait le médecin traitant dans le cadre de la demande d’euthanasie.
17. Toujours le même jour, la docteure T. rédigea un rapport dans lequel elle indiqua que la mère du requérant l’avait consultée à plusieurs reprises au sujet de sa demande d’euthanasie sur la base de souffrances insupportables et sans espoir. Selon elle, l’intéressée était raisonnable et lucide. Elle était informée des options thérapeutiques qui permettaient d’atténuer ses douleurs mais qui ne menaient pas à la guérison. La docteure T. nota que le professeur D. avait encouragé l’intéressée à contacter ses enfants, cependant elle ne voulait écrire qu’une lettre d’adieu. Après avoir constaté qu’il n’y avait aucune pression de la part de tiers, la docteure T. estima que la mère du requérant pouvait être assistée pour mourir.
18. Le 17 février 2012, la mère du requérant fut examinée par le docteur V.D., qui estima, eu égard à sa condition, qu’elle pouvait être aidée à mourir. En effet, il ressort du dossier médical de l’intéressée que, le 20 février 2012, ce docteur rédigea un rapport, dans lequel il indiqua qu’il s’agissait d’une demande d’euthanasie présentée par une femme célibataire, mère de deux enfants, qui avait suivi un traitement psychiatrique depuis l’adolescence en raison de problèmes d’humeur et de personnalité. Il constata qu’il y avait un isolement social prononcé et une attitude amère envers la vie, avec entre autres un refus de toute thérapie supplémentaire. Il indiqua que l’état dépressif chronique et le caractère désespéré des possibilités thérapeutiques avaient été confirmés par le psychiatre qui la suivait depuis des années. Selon lui, la conversation avec la patiente se déroula de manière assez facile, avec une certaine émotion quand elle parlait de ses petits-enfants qu’elle n’avait plus eu l’occasion de voir.
19. Le 22 février 2012, le professeur D. reçut à nouveau la mère du requérant. Selon lui, la situation semblait sans espoir. Il consulta également le docteur B., qui lui dit que toutes les possibilités de traitement et de soins avaient été épuisées. Le professeur D. demanda encore une fois que l’intéressée prenne contact avec ses enfants.
20. Le 27 février 2012, la mère du requérant rédigea une déclaration manuscrite formelle démontrant son intention de faire don de son corps à la science après sa mort.
21. Le 29 février 2012, la mère du requérant fit un don à LEIF (LevensEinde InformatieForum, une association sans but lucratif constituée en 2003, qui œuvre pour une fin de vie digne pour tous) d’un montant de 2 500 euros (EUR). L’association en question est dirigée par le professeur D. et les docteurs T. et V.D. sont également des membres de celle-ci.
22. Les 8 et 12 mars 2012, le professeur D. examina encore la mère du requérant. Il conclut que l’intéressée n’avait plus de perspective dans sa vie.
23. Le 12 mars 2012, le docteur B. conclut qu’une prise de contact avec les enfants de l’intéressée n’avait plus de sens. La docteure V. conseilla de les informer par une lettre. La mère du requérant demanda un peu de temps pour y réfléchir.
24. Le 20 mars 2012, la mère du requérant rencontra P.D., une personne de confiance, qui nota que l’intéressée avait écrit une lettre d’adieu à ses enfants.
25. Le 3 avril 2012, le professeur D. et P.D. rencontrèrent à nouveau la mère du requérant. À cette occasion, cette dernière réitéra qu’elle ne voulait pas appeler ses enfants, étant donné qu’elle ne voulait plus de difficultés supplémentaires dans sa vie. Elle accepta de rédiger une lettre à ses enfants avec l’assistance de P.D. Elle déclara que son bilan de vie était négatif et qu’elle n’avait pas de perspective dans sa vie. Elle indiqua que les médicaments n’avaient plus d’effet depuis deux ans et qu’elle ne croyait pas à une possibilité d’amélioration. À l’issue de la conversation, le professeur D. arriva à la conclusion, conjointement avec la mère du requérant et en concertation avec les psychiatres consultés, que la seule option raisonnable était l’euthanasie. Ils fixèrent la date d’euthanasie pour le 19 avril 2012.
26. Le 10 avril 2012, le professeur D. eut deux conversations téléphoniques avec la mère du requérant. Elle déclara qu’elle craignait que l’euthanasie soit reportée parce qu’elle ne voulait pas contacter son fils. Le professeur D. lui assura que sa volonté serait respectée.
27. Le 19 avril 2012, le professeur D. pratiqua l’acte d’euthanasie de la mère du requérant, qui décéda à 11 h 15 dans un hôpital public en présence de quelques amis.
2. LES FAITS POSTéRIEURS À L’EUTHANASIE
28. Le 20 avril 2012, le requérant fut informé par l’hôpital que sa mère avait été euthanasiée la veille.
1. Le contrôle d’office effectué par la Commission
29. Le 20 juin 2012, la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (« la Commission ») reçut le document d’enregistrement d’euthanasie rempli par le professeur D. La partie II de ce document (la partie anonyme) fut annexée aux observations du Gouvernement devant la Cour, déposées le 4 mars 2020. Cette partie mentionnait que la patiente souffrait d’une psychopathologie très étendue, fondée sur une enfance négative ainsi que sur une situation familiale ultérieure négative, ayant conduit à des épisodes de dépression récurrents et incurables. Cette souffrance psychique était présente depuis la jeunesse, s’était toujours intensifiée et était devenue sans issue. Ni la psychothérapie ni un traitement médicamenteux ne pouvaient encore apaiser sa souffrance. La preuve du caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande résultait du fait que l’intéressée avait demandé l’euthanasie depuis des années déjà. Le document indiquait également que l’ensemble des conditions et procédures prescrites par la loi relative à l’euthanasie (paragraphes 51-52 ci-dessous) avaient été respectées, et que l’avis de deux médecins indépendants, qui confirmaient la capacité de la patiente, l’incurabilité de sa pathologie et l’existence d’une souffrance psychique extrême, insupportable et inapaisable, avaient été obtenus.
30. Le 26 juin 2012, la Commission, dont le coprésident était le professeur D., examina le document d’enregistrement et conclut que l’euthanasie de la mère du requérant avait été effectuée selon les conditions et la procédure prévues par la loi relative à l’euthanasie.
2. Les démarches entreprises par le requérant auprès de la Commission et de l’ordre des médecins
31. À une date inconnue, le requérant adressa une lettre au professeur D. Il y fit référence à un entretien qu’il avait eu le 15 mai 2012 avec le professeur D., la docteur T. et P.D. au sujet de l’euthanasie de sa mère, pratiquée à son insu. Il précisa qu’il n’avait pas eu de possibilité de dire adieu à sa mère et qu’il se trouvait dès lors dans un état de deuil pathologique. Il indiqua qu’il avait désigné son psychiatre, le docteur C., en tant que professionnel de santé officiel pour pouvoir accéder au dossier médical de sa mère.
32. Par une lettre du 17 juin 2013, le docteur C. contacta le professeur D. pour voir le dossier médical de la mère du requérant.
33. Le 27 juin 2013, le professeur D. proposa de fixer un rendez-vous par téléphone.
34. Le 2 août 2013, le docteur C. examina le dossier médical de la mère du requérant. Dans son rapport du 3 août 2013, il remarqua, entre autres, que la déclaration de l’euthanasie ne se trouvait pas dans le dossier.
35. Le 23 octobre 2013, le requérant demanda, auprès de la Commission, une copie du document d’enregistrement de l’euthanasie. D’après le requérant, cette demande demeura sans réponse.
36. Le 16 février 2014, le requérant déposa une plainte contre le professeur D. auprès de l’ordre des médecins. Le requérant indique qu’il ne fut pas informé des suites réservées à sa plainte eu égard au caractère confidentiel de la procédure.
37. Le 4 mars 2014, le requérant demanda à nouveau une copie du document d’enregistrement de l’euthanasie soumise à la Commission.
38. Par une lettre du 19 mars 2014, la Commission refusa de fournir une copie du document au motif que la loi le lui interdisait.
3. La première enquête pénale
39. Le 4 avril 2014, le requérant déposa une plainte contre X auprès du procureur du Roi concernant l’euthanasie de sa mère.
40. Le 15 octobre 2014, le requérant introduisit une première requête devant la Cour. Celle-ci fut déclarée irrecevable par une décision notifiée le 4 juin 2015 au motif que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées, la procédure étant toujours en cours devant les autorités internes (requête no 68041/14).
41. Le 8 mai 2017, le requérant fut informé que le procureur du Roi avait classé sa plainte sans suite en raison de l’insuffisance de preuves.
42. Le 6 novembre 2017, le requérant introduisit la présente requête devant la Cour.
43. Le 3 décembre 2018, la requête fut communiquée au Gouvernement.
4. La seconde enquête pénale
44. Le 2 mai 2019, les autorités judiciaires rouvrirent une instruction pénale relative aux circonstances de l’euthanasie de la mère du requérant. Un juge d’instruction fut désigné.
45. Le 24 octobre 2019, le juge d’instruction nomma un expert, un professeur en médecine, afin d’examiner le dossier médical de la mère du requérant.
46. Le 5 mai 2020, l’expert rendit un rapport de onze pages. Il releva que la mère du requérant avait souffert, depuis l’adolescence, d’un trouble de la personnalité et de l’humeur, pour lequel elle avait été suivie par plusieurs psychiatres. Il conclut qu’il ressortait des constatations de plusieurs médecins que l’intéressée avait effectivement une souffrance psychologique insupportable et qu’elle s’était retrouvée dans une situation thérapeutique sans issue. Par ailleurs, il constata qu’elle était consciente des possibilités thérapeutiques, et avait fait une demande d’euthanasie continue, volontaire et durable. Il nota que les différents médecins avaient indiqué que la mère du requérant était capable, intelligente et lucide, et que la docteure T. avait indiqué qu’aucune pression de la part de tiers ne pouvait être retenue. En outre, l’expert constata qu’une demande formelle avait été faite le 14 février 2012 et que l’euthanasie avait été pratiquée plus de deux mois après, conformément au délai d’attente obligatoire prévu par la loi pour les personnes qui ne sont pas en phase terminale. Il nota également qu’en sa qualité de médecin traitant, le professeur D. avait obtenu l’avis de deux psychiatres. L’expert observa que l’équipe médicale avait soulevé deux obstacles au cours de la période de suivi. D’abord, la mère du requérant devait consulter un autre psychiatre dans le cadre du traitement (le docteur V.D.), ce qu’elle fit, sans pourtant voir cette option comme une opportunité pour trouver une solution à ses souffrances. D’autre part, les médecins avaient insisté pour qu’elle informe ses enfants de sa décision. Après plusieurs conversations, l’intéressée accepta d’envoyer un courriel à ses deux enfants, auquel seule sa fille aurait répondu. Ensuite, les médecins avaient essayé de la convaincre pour qu’elle informe ses enfants par téléphone. Bien qu’elle acceptât dans un premier temps, elle renonça ensuite à la proposition. L’expert indiqua que le requérant avait ainsi appris l’euthanasie de sa mère de manière très malheureuse. Il constata qu’il n’y avait aucune pièce dans le dossier concernant la déclaration de l’euthanasie soumise à la Commission, ni concernant son évaluation par celle-ci.
47. À la suite de la réception du rapport d’expertise, le professeur D. fut entendu, le 16 juin 2020, par la police en charge de l’enquête. Durant l’audition, il apporta certaines précisions concernant le rapport de l’expert. Il indiqua que les psychiatres consultés étaient indépendants et qu’il avait à maintes reprises encouragé la mère du requérant à appeler ses enfants, ce qu’elle avait toujours refusé de faire.
48. Le Gouvernement indique que, sur la base de ces éléments, le procureur du Roi estima que l’euthanasie de la mère du requérant avait respecté les conditions de fond prescrites par la loi relative à l’euthanasie et s’était déroulée selon les prescrits légaux. Il demanda à la chambre du conseil du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles de clôturer l’instruction. Il avait préalablement demandé au requérant s’il souhaitait que le professeur D. soit cité à comparaître en chambre du conseil, mais l’intéressé avait répondu que cela n’était pas nécessaire.
49. Par une ordonnance du 11 décembre 2020, la chambre du conseil dit qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre et elle clôtura l’instruction pénale. Cette décision n’a pas fait l’objet d’un recours.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE
1. LA LOI DU 28 MAI 2002 RELATIVE À L’EUTHANASIE
50. L’article 2 de la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie (« la loi relative à l’euthanasie ») se lit comme suit :
« Pour l’application de la présente loi, il y a lieu d’entendre par euthanasie l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci. »
51. À l’époque des faits, les parties pertinentes de l’article 3 de la loi relative à l’euthanasie disposaient ce qui suit :
« § 1er. Le médecin qui pratique une euthanasie ne commet pas d’infraction s’il s’est assuré que :
le patient est majeur ou mineur émancipé, et conscient au moment de sa demande ;
la demande est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, et qu’elle ne résulte pas d’une pression extérieure ;
le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ;
et qu’il respecte les conditions et procédures prescrites par la présente loi.
§ 2. Sans préjudice des conditions complémentaires que le médecin désirerait mettre à son intervention, il doit, préalablement et dans tous les cas :
1o informer le patient de son état de santé et de son espérance de vie, se concerter avec le patient sur sa demande d’euthanasie et évoquer avec lui les possibilités thérapeutiques encore envisageables ainsi que les possibilités qu’offrent les soins palliatifs et leurs conséquences. Il doit arriver, avec le patient, à la conviction qu’il n’y a aucune autre solution raisonnable dans sa situation et que la demande du patient est entièrement volontaire ;
2o s’assurer de la persistance de la souffrance physique ou psychique du patient et de sa volonté réitérée. À cette fin, il mène avec le patient plusieurs entretiens, espacés d’un délai raisonnable au regard de l’évolution de l’état du patient ;
3o consulter un autre médecin quant au caractère grave et incurable de l’affection, en précisant les raisons de la consultation. Le médecin consulté prend connaissance du dossier médical, examine le patient et s’assure du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance physique ou psychique. Il rédige un rapport concernant ses constatations.
Le médecin consulté doit être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant et être compétent quant à la pathologie concernée. Le médecin traitant informe le patient concernant les résultats de cette consultation ;
4o s’il existe une équipe soignante en contact régulier avec le patient, s’entretenir de la demande du patient avec l’équipe ou des membres de celle-ci ;
5o si telle est la volonté du patient, s’entretenir de sa demande avec les proches que celui-ci désigne ;
6o s’assurer que le patient a eu l’occasion de s’entretenir de sa demande avec les personnes qu’il souhaitait rencontrer.
§ 3. Si le médecin est d’avis que le décès du patient majeur ou mineur émancipé n’interviendra manifestement pas à brève échéance, il doit, en outre :
1o consulter un deuxième médecin, psychiatre ou spécialiste de la pathologie concernée, en précisant les raisons de la consultation. Le médecin consulté prend connaissance du dossier médical, examine le patient, s’assure du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance physique ou psychique et du caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande. Il rédige un rapport concernant ses constatations. Le médecin consulté doit être indépendant tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant et du premier médecin consulté. Le médecin traitant informe le patient concernant les résultats de cette consultation ;
2o laisser s’écouler au moins un mois entre la demande écrite du patient et l’euthanasie.
§ 4. La demande du patient doit être actée par écrit. Le document est rédigé, daté et signé par le patient lui-même. (...)
Le patient peut révoquer sa demande à tout moment, auquel cas le document est retiré du dossier médical et restitué au patient.
§ 5. L’ensemble des demandes formulées par le patient, ainsi que les démarches du médecin traitant et leur résultat, y compris le(s) rapport(s) du (des) médecin(s) consulté(s), sont consignés régulièrement dans le dossier médical du patient. »
52. L’article 5 de la loi relative à l’euthanasie est ainsi libellé :
« Le médecin qui a pratiqué une euthanasie remet, dans les quatre jours ouvrables, le document d’enregistrement visé à l’article 7, dûment complété, à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation visée à l’article 6 de la présente loi. »
53. À l’époque des faits, l’article 6 de la loi relative à l’euthanasie se lisait comme suit :
« § 1er. Il est institué une Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’application de la présente loi, ci-après dénommée " la commission ".
§ 2. La commission se compose de seize membres, désignés sur la base de leurs connaissances et de leur expérience dans les matières qui relèvent de la compétence de la commission. Huit membres sont docteurs en médecine, dont quatre au moins sont professeurs dans une université belge. Quatre membres sont professeurs de droit dans une université belge, ou avocats. Quatre membres sont issus des milieux chargés de la problématique des patients atteints d’une maladie incurable.
La qualité de membre de la commission est incompatible avec le mandat de membre d’une des assemblées législatives et avec celui de membre du gouvernement fédéral ou d’un gouvernement de communauté ou de région.
Les membres de la commission sont nommés, dans le respect de la parité linguistique – chaque groupe linguistique comptant au moins trois candidats de chaque sexe – et en veillant à assurer une représentation pluraliste, par arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres, sur une liste double présentée par le Sénat, pour un terme renouvelable de quatre ans. Le mandat prend fin de plein droit lorsque le membre perd la qualité en laquelle il siège. Les candidats qui n’ont pas été désignés comme membres effectifs sont nommés en qualité de membres suppléants, selon une liste déterminant l’ordre dans lequel ils seront appelés à suppléer. La commission est présidée par un président d’expression française et un président d’expression néerlandaise. Les présidents sont élus par les membres de la commission appartenant à leur groupe linguistique respectif.
La commission ne peut délibérer valablement qu’à la condition que les deux tiers de ses membres soient présents.
§ 3. La commission établit son règlement d’ordre intérieur. »
54. L’article 7 de la loi relative à l’euthanasie dispose ce qui suit :
« La commission établit un document d’enregistrement qui doit être complété par le médecin chaque fois qu’il pratique une euthanasie.
Ce document est composé de deux volets. Le premier volet doit être scellé par le médecin. Il contient les données suivantes :
1o les nom, prénoms et domicile du patient ;
2o les nom, prénoms, numéro d’enregistrement à l’INAMI [Institut national d’assurance maladie-invalidité] et domicile du médecin traitant ;
3o les nom, prénoms, numéro d’enregistrement à l’INAMI et domicile du (des) médecin(s) qui a (ont) été consulté(s) concernant la demande d’euthanasie ;
4o les nom, prénoms, domicile et qualité de toutes les personnes consultées par le médecin traitant, ainsi que les dates de ces consultations ;
5o s’il existait une déclaration anticipée et qu’elle désignait une ou plusieurs personnes de confiance, les nom et prénoms de la (des) personne(s) de confiance qui est (sont) intervenue(s).
Ce premier volet est confidentiel. Il est transmis par le médecin à la commission. Il ne peut être consulté qu’après une décision de la commission, et ne peut en aucun cas servir de base à la mission d’évaluation de la commission.
Le deuxième volet est également confidentiel et contient les données suivantes :
1o le sexe et les date et lieu de naissance du patient ;
2o la date, le lieu et l’heure du décès ;
3o la mention de l’affection accidentelle ou pathologique grave et incurable dont souffrait le patient ;
4o la nature de la souffrance qui était constante et insupportable ;
5o les raisons pour lesquelles cette souffrance a été qualifiée d’inapaisable ;
6o les éléments qui ont permis de s’assurer que la demande a été formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée et sans pression extérieure ;
7o si l’on pouvait estimer que le décès aurait lieu à brève échéance ;
8o s’il existe une déclaration de volonté ;
9o la procédure suivie par le médecin ;
10o la qualification du ou des médecins consultés, l’avis et les dates de ces consultations ;
11o la qualité des personnes consultées par le médecin, et les dates de ces consultations ;
12o la manière dont l’euthanasie a été effectuée et les moyens utilisés. »
55. L’article 8 de la loi relative à l’euthanasie se lit comme suit :
« La commission examine le document d’enregistrement dûment complété que lui communique le médecin. Elle vérifie, sur la base du deuxième volet du document d’enregistrement, si l’euthanasie a été effectuée selon les conditions et la procédure prévues par la présente loi. En cas de doute, la commission peut décider, à la majorité simple, de lever l’anonymat. Elle prend alors connaissance du premier volet du document d’enregistrement. Elle peut demander au médecin traitant de lui communiquer tous les éléments du dossier médical relatifs à l’euthanasie.
Elle se prononce dans un délai de deux mois.
Lorsque, par décision prise à la majorité des deux tiers, la commission estime que les conditions prévues par la présente loi n’ont pas été respectées, elle envoie le dossier au procureur du Roi du lieu du décès du patient.
Lorsque la levée de l’anonymat fait apparaître des faits ou des circonstances susceptibles d’affecter l’indépendance ou l’impartialité du jugement d’un membre de la commission, ce membre se récusera ou pourra être récusé pour l’examen de cette affaire par la commission. »
56. L’article 12 de la loi relative à l’euthanasie est ainsi rédigé :
« Quiconque prête son concours, en quelque qualité que ce soit, à l’application de la présente loi, est tenu de respecter la confidentialité des données qui lui sont confiées dans l’exercice de sa mission et qui ont trait à l’exercice de celle-ci. L’article 458 du Code pénal lui est applicable. »
2. LA LOI DU 22 AOÛT 2002 RELATIVE AUX DROITS DU PATIENT
57. L’article 5 de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient (« la loi relative aux droits du patient ») dispose ce qui suit :
« Le patient a droit, de la part du praticien professionnel, à des prestations de qualité répondant à ses besoins et ce, dans le respect de sa dignité humaine et de son autonomie et sans qu’une distinction d’aucune sorte ne soit faite. »
58. L’article 9 § 4 de la loi relative aux droits du patient se lit ainsi :
« Après le décès du patient, l’époux, le partenaire cohabitant légal, le partenaire et les parents jusqu’au deuxième degré inclus ont, par l’intermédiaire du praticien professionnel désigné par le demandeur, le droit de consultation, visé au § 2, pour autant que leur demande soit suffisamment motivée et spécifiée et que le patient ne s’y soit pas opposé expressément. Le praticien professionnel désigné consulte également les annotations personnelles visées au § 2, alinéa 3. »
59. L’article 10 de la loi relative aux droits du patient est ainsi libellé :
« § 1er. Le patient a droit à la protection de sa vie privée lors de toute intervention du praticien professionnel, notamment en ce qui concerne les informations liées à sa santé. Le patient a droit au respect de son intimité. Sauf accord du patient, seules les personnes dont la présence est justifiée dans le cadre de services dispensés par un praticien professionnel peuvent assister aux soins, examens et traitements.
§ 2. Aucune ingérence n’est autorisée dans l’exercice de ce droit sauf si cela est prévu par la loi et est nécessaire pour la protection de la santé publique ou pour la protection des droits et des libertés de tiers. »
60. Au moment des faits, l’article 15 § 1er de la loi relative aux droits du patient disposait ce qui suit :
« En vue de la protection de la vie privée du patient telle que visée à l’article 10, le praticien professionnel concerné peut rejeter en tout ou en partie la demande de la personne visée aux articles 12, 13 et 14 visant à obtenir consultation ou copie comme visé à l’article 9, § 2, ou § 3. Dans ce cas, le droit de consultation ou de copie est exercé par le praticien professionnel désigné par le mandataire. »
3. LA LOI DU 14 JUIN 2002 RELATIVE AUX SOINS PALLIATIFS
61. À l’époque des faits, l’article 2 de la loi du 14 juin 2002 relative aux soins palliatifs était ainsi libellé :
« Tout patient doit pouvoir bénéficier de soins palliatifs dans le cadre de l’accompagnement de sa fin de vie.
Les dispositifs d’offre de soins palliatifs et les critères de remboursement de ces soins par la sécurité sociale doivent garantir l’égalité d’accès aux soins palliatifs de tous les patients incurables, dans l’ensemble de l’offre de soins. Par soins palliatifs, il y a lieu d’entendre : l’ensemble des soins apportés au patient atteint d’une maladie susceptible d’entraîner la mort une fois que cette maladie ne réagit plus aux thérapies curatives. Un ensemble multidisciplinaire de soins revêt une importance capitale pour assurer l’accompagnement de ces patients en fin de vie, et ce sur les plans physique, psychique, social et moral. Le but premier des soins palliatifs est d’offrir au malade et à ses proches la meilleure qualité de vie possible et une autonomie maximale. Les soins palliatifs tendent à garantir et à optimaliser la qualité de vie pour le patient et pour sa famille, durant le temps qu’il lui reste à vivre. »
4. LE CODE PÉNAL
62. L’article 458 du Code pénal punit la violation du secret professionnel. À l’époque des faits, il était libellé de la manière suivante :
« Les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sage-femmes et toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie, qui, hors le cas où ils sont appelés à rendre témoignage en justice ou devant une commission d’enquête parlementaire et celui où la loi les oblige à faire connaître ces secrets, les auront révélés, seront punis d’un emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de cent euros à cinq cents euros. »
5. L’AVIS DU CONSEIL D’ÉTAT
63. Le 20 juin 2001, le Conseil d’État (assemblée générale de la section de législation) rendit son avis no 31.441/AV-AG sur des propositions ayant conduit à loi relative à l’euthanasie (Documents parlementaires, Sénat, no 2‑244/21). Cet avis contenait une longue observation générale sur la conformité des propositions de loi avec le droit à la vie. Cette partie se terminait avec la conclusion suivante :
« 10. En résumé, il résulte de ce qui précède que même si elle prévoit une limitation de la protection du droit à la vie accordée jusqu’à présent par la loi, la proposition de loi relative à l’euthanasie soumise pour avis reste dans les limites imposées à la marge d’appréciation de l’autorité nationale par les articles 2 de la [Convention européenne des droits de l’homme] et 6 du [Pacte international relatif aux droits civils et politiques].
En d’autres termes, la proposition de loi n’est pas incompatible avec les dispositions de la convention et du pacte précités. »
6. LA JURISPRUDENCE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE
64. Les associations Jurivie et Pro Vita introduisirent un recours auprès de la Cour d’Arbitrage, désormais Cour constitutionnelle, contre la loi relative à l’euthanasie. Cette Cour rendit son arrêt (no 4/2004) le 14 janvier 2004. Les parties pertinentes de celui-ci se lisent comme suit :
« En alléguant que les personnes visées par les articles 3 et 4 de la [loi relative à l’euthanasie] ne disposent pas de leur libre arbitre au moment de leur demande, les requérantes, raisonnant comme si elles présupposaient que qui veut cesser de vivre est nécessairement hors d’état de juger, ne tiennent aucun compte des multiples garanties inscrites dans les dispositions de la loi attaquée afin d’assurer que la personne qui exprime sa volonté dans les conditions des articles 3 et 4 le fasse en toute liberté.
Les travaux préparatoires de la loi attaquée montrent d’ailleurs que les Commissions compétentes du Sénat puis de la Chambre des représentants se sont constamment préoccupées de cet aspect du problème.
Les parties requérantes ne tirent pas de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme des arguments conduisant à une autre appréciation.
Le moyen n’est pas fondé.
(...) »
65. Par un arrêt no 153/2015 rendu le 29 octobre 2015, la Cour constitutionnelle rejeta des recours en annulation de la loi du 28 février 2014 modifiant la loi relative à l’euthanasie, en vue d’étendre l’euthanasie aux mineurs. Constatant que la jurisprudence de la Cour reconnaissait une large marge d’appréciation aux autorités nationales lorsqu’ils réglementaient l’euthanasie au motif qu’il n’existait pas de consensus européen en la matière, la Cour constitutionnelle estima que loi relative à l’euthanasie, telle qu’elle avait été modifiée par la loi attaquée, était fondée sur un juste équilibre entre, d’une part, le droit de chacun de choisir de mettre fin à sa vie pour éviter une fin de vie indigne et pénible, qui découle du droit au respect de la vie privée, et, d’autre part, le droit du mineur à des mesures visant à prévenir les abus quant à la pratique de l’euthanasie, qui découle du droit à la vie et à l’intégrité physique.
7. LES DIRECTIVES DÉONTOLOGIQUES DE L’ORDRE DES MÉDECINS
66. Le 27 avril 2019, le Conseil national de l’Ordre des médecins adopta des directives déontologiques pour la pratique de l’euthanasie des patients en souffrance psychique à la suite d’une pathologie psychiatrique. Les parties pertinentes de ces directives se lisent comme suit :
« La loi du 28 mai 2002 concernant l’euthanasie (ci-après « Loi euthanasie ») dispose que l’euthanasie des patients psychiatriques est possible moyennant le respect de certaines conditions. Cependant, le Conseil national estime que la pratique de l’euthanasie de patients psychiatriques doit se faire avec une très grande prudence en raison de la problématique spécifique de ces patients.
(...)
2. Directives déontologiques pour la pratique de l’euthanasie des patients psychiatriques
(1) Réunion physique d’au moins trois médecins
La loi euthanasie prévoit que le médecin qui pratique l’euthanasie d’un patient qui ne décèdera manifestement pas à brève échéance doit consulter deux médecins, qui prennent connaissance du dossier médical, examinent le patient et s’assurent du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance physique ou psychique. Le premier médecin consulté doit être compétent quant à la pathologie concernée. Le deuxième médecin consulté doit être un psychiatre ou un spécialiste de la pathologie concernée. Les deux médecins consultés sont indépendants tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant et rédigent un rapport concernant leurs constatations. Le médecin traitant en informe le patient.
Étant donné qu’une pathologie psychiatrique n’entraîne généralement pas en soi la mort du patient à brève échéance, le médecin qui envisage l’euthanasie de patients psychiatriques consulte toujours deux médecins dans la pratique et les deux médecins consultés sont psychiatres.
Le Conseil national estime que le médecin qui envisage l’euthanasie de patients psychiatriques doit aller encore un pas plus loin et doit se réunir physiquement avec les deux psychiatres. Une rencontre physique résulte en une collaboration interdisciplinaire où chaque médecin explique aussi objectivement que possible son point de vue. Les médecins rédigent ensemble un rapport et aboutissent à une conclusion commune, sans nécessairement qu’ils soient d’accord sur tout.
(...)
(2) Utilisation de tous les traitements possibles
La loi euthanasie dispose que le médecin qui envisage l’euthanasie de patients psychiatriques s’assure que le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable.
Déterminer l’incurabilité et/ou le manque de perspectives d’une pathologie psychiatrique est une tâche complexe pour le médecin, d’autant plus en raison de la comorbidité significative et de l’incidence élevée de suicides. La pathologie psychiatrique en soi n’entraînera pas la mort du patient et l’évolution de la pathologie est très difficile à apprécier. Il peut quand même être question d’incurabilité ou d’absence de perspectives car, pour certains patients psychiatriques, il n’existe pas de perspectives d’évolution positive de leur état de santé.
Le médecin qui constate que le patient souffre d’une pathologie psychiatrique incurable et sans perspective doit s’assurer que tous les traitements ont été utilisés. Autrement dit, le patient a eu tous les traitements evidence-based possibles pour sa pathologie. Si le patient psychiatrique a recouru à son droit de refus pour certains traitements evidence-based, le médecin ne peut pas pratiquer l’euthanasie.
Le médecin doit faire preuve de mesure, il ne peut pas tomber dans l’acharnement thérapeutique. Le nombre raisonnable de traitements à suivre est limité, l’objectif est que le médecin soit convaincu que, pour la situation dans laquelle se trouve le patient, il ne peut plus appliquer de traitements susceptibles d’alléger les souffrances du patient d’un point de vue médico-psychiatrique objectif.
(3) Une maladie de plusieurs années
La loi euthanasie dispose que si le médecin estime que le patient ne décèdera manifestement pas à brève échéance, il doit laisser s’écouler au moins un mois entre la demande écrite du patient et l’euthanasie.
Elle prévoit aussi que le médecin doit s’assurer de la persistance de la souffrance physique ou psychique du patient et de sa volonté réitérée. À cette fin, il mène avec le patient plusieurs entretiens, espacés d’un délai raisonnable au regard de l’évolution de l’état du patient.
Le Conseil national estime que le médecin peut uniquement s’assurer de la persistance de la demande du patient psychiatrique si le patient est suivi pendant une période suffisamment longue. L’évolution de l’état de santé du patient psychiatrique est souvent imprévisible. L’état de santé initial sans perspective peut considérablement changer après un certain temps et moyennant l’application du trajet de soins adapté. Par conséquent, il n’est pas acceptable d’accéder à la demande d’euthanasie du patient psychiatrique au motif qu’il s’est écoulé un délai légal d’un mois après la demande écrite sans que ce patient ait suivi un programme de traitement sur une longue période.
(4) Implication des proches dans le processus
La loi euthanasie prévoit que le médecin doit s’entretenir de sa demande préalablement et dans toutes circonstances si telle est la volonté du patient, avec les proches que celui-ci désigne.
Le médecin doit inciter le patient à impliquer sa famille et ses proches dans le processus à moins qu’il ait de bonnes raisons de ne pas le faire.
Le Conseil national est conscient du fait que des conflits peuvent naître entre l’autonomie du patient d’une part et l’intérêt de la famille et/ou de la société d’autre part. Cependant, le médecin a des devoirs non seulement envers le patient, mais aussi envers des tiers qui pourraient subir un préjudice grave par la demande du patient. Le soutien de tiers et la protection de la société sont indissociablement liés à la problématique de la pratique de l’euthanasie de patients psychiatriques.
De plus, l’implication des proches dans le processus est aussi importante pour l’appréciation légale de savoir si la demande émanait éventuellement d’une pression externe. (...)
(5) Capacité de discernement et conscience du patient
La loi euthanasie prévoit que le médecin qui pratique l’euthanasie ne commet pas d’infraction s’il s’est assuré que le patient est doté de la capacité de discernement et est conscient au moment de sa demande.
Il convient ici de distinguer la capacité de discernement et la capacité effective du patient.
La capacité de discernement d’une personne est une notion juridique. C’est généralement le juge de paix qui, avec l’aide d’un médecin, déterminera si une personne est incapable de discernement et quels actes juridiques elle ne peut plus poser par conséquent. Le médecin qui pratique l’euthanasie doit vérifier si une telle mesure de protection juridique s’applique au patient qui introduit une demande d’euthanasie.
La capacité effective, aussi capacité à exprimer sa volonté ou à être conscient des actes que l’on pose, est une situation de fait que le médecin qui pratique l’euthanasie doit apprécier. Pour les patients psychiatriques, cette appréciation n’est pas évidente parce que les troubles psychiatriques peuvent nuire à la capacité du patient à exprimer sa volonté. Une pathologie psychiatrique n’implique pas automatiquement que le patient ne puisse pas formuler une demande d’euthanasie réfléchie et valide.
(...) »
LE DROIT EUROPÉEN ET INTERNATIONAL
1. LE CONSEIL DE L’EUROPE
1. La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine
67. Les dispositions pertinentes de la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, signée à Oviedo le 4 avril 1997 (« Convention d’Oviedo »), se lisent ainsi :
« Article 1- Objet et finalité
Les Parties à la présente Convention protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (...) »
« Article 5 – Règle générale
Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. »
2. Le Guide sur le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie
68. Le Comité de bioéthique (DH-BIO) du Conseil de l’Europe a adopté, lors de sa 4ème réunion plénière (26-28 novembre 2013), un guide relatif aux principes applicables au processus mis en œuvre afin d’élaborer une décision relative aux traitements médicaux dans les situations concrètes de fin de vie, dont les parties pertinentes sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, §§ 61-68, CEDH 2015 (extraits)).
2. LES NATIONS UNIES
69. L’Observation générale no 36 (2019) du Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (HRC) sur le droit à la vie (3 septembre 2019, CCPR/C/GC/36) contient les indications suivantes :
« 9. Tout en reconnaissant l’importance capitale pour la dignité humaine de l’autonomie personnelle, les États devraient prendre des mesures adéquates, sans enfreindre leurs autres obligations au regard du Pacte [international relatif aux droits civils et politiques], pour prévenir le suicide, notamment auprès des personnes qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité particulière, y compris les personnes privées de liberté. Les États parties qui autorisent les professionnels de la médecine à administrer un traitement médical ou à donner d’autres moyens médicaux permettant d’accélérer la fin de vie d’adultes se trouvant dans un état grave, comme les personnes atteintes d’une maladie en phase terminale, qui éprouvent une douleur ou une souffrance physique ou psychologique aiguë et qui veulent mourir dans la dignité, doivent veiller à l’existence de solides garanties légales et institutionnelles permettant de vérifier que ces professionnels de la médecine appliquent une décision explicite, non ambiguë, libre et éclairée de leur patient, afin que tout patient soit protégé contre les pressions et les abus. »
EN DROIT
1. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
70. Le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires tirées du non-épuisement des voies de recours internes. En premier lieu, il conteste la recevabilité de la requête dans la mesure où le requérant ne s’est pas constitué partie civile devant un juge d’instruction, qu’il n’a pas fait signifier une citation directe devant la juridiction du fond et qu’il n’a pas diligenté une procédure civile en vue de rechercher la responsabilité de l’État. En second lieu, dans ses observations du 4 mars 2020, le Gouvernement arguait que les griefs du requérant tirés des articles 2 et 8 de la Convention étaient prématurés dans la mesure où l’enquête pénale avait été rouverte en 2019 et qu’elle était toujours en cours devant les autorités judiciaires nationales au moment du dépôt des observations.
2. Le requérant
71. Le requérant conteste les exceptions préliminaires. Il incomberait au Gouvernement de démontrer que les voies de recours internes mentionnées étaient effectives et disponibles tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, et qu’elles présentaient des perspectives raisonnables de succès. Le requérant indique qu’au moment de l’introduction de sa requête devant la Cour, aucune affaire n’avait été portée avec succès à l’attention d’un juge d’instruction sous l’angle de la loi relative à l’euthanasie. Il a néanmoins déposé une plainte auprès du procureur du Roi, qui aurait adopté une attitude passive, avant de décider de la classer sans suite. En outre, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, il ne serait possible de procéder à une citation directe devant le tribunal que pour des faits correctionnels, et non pas de faits emportant une peine criminelle comme en l’espèce.
72. S’agissant du fait de ne pas avoir introduit une action civile pour établir la responsabilité de l’État, se référant notamment à l’affaire Brincat et autres c. Malte (nos 60908/11 et 4 autres, 24 juillet 2014), le requérant soutient qu’un tel recours indemnitaire ne peut pas être considéré comme une voie de recours effective lorsque sont concernés, comme en l’espèce, des incidents résultant d’activités dangereuses et qu’il n’y a pas eu d’enquête effective.
73. Enfin, s’agissant du caractère prétendument prématuré de la requête, dans ses observations reçues le 21 décembre 2020, le requérant indique que, le 11 décembre 2020, la chambre du conseil a clôturé l’instruction pénale qui avait été rouverte en 2019. Selon lui, cette exception du Gouvernement n’est donc plus défendable.
2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux applicables
74. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 74 et 77, 25 mars 2014, Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, §§ 85 et 88, 9 juillet 2015, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 205, 22 décembre 2020). Une fois cela démonté, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, qu’il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Vučković et autres, précité, § 77, Gherghina, décision précitée, § 89, et Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 205).
75. La Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Vučković et autres, précité, § 76, et Gherghina, décision précitée, § 87). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (voir, parmi d’autres, Gherghina, décision précitée, § 87).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
a) Sur le caractère prétendument prématuré de la requête
76. Notant que l’instruction pénale qui avait été rouverte le 2 mai 2019 a été clôturée par une ordonnance de la chambre du conseil du 11 décembre 2020 (paragraphe 47 ci-dessus), la Cour constate que l’exception du Gouvernement selon laquelle la requête était prématurée a perdu toute pertinence. Il convient donc de la rejeter.
b) Sur l’épuisement des voies de recours internes
77. S’agissant de l’exception tirée du fait que le requérant n’a pas introduit une action civile contre l’État sur le fondement du code civil, la Cour rappelle que, pour déterminer si une procédure interne constitue, aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, un recours effectif que le requérant doit exercer, il faut prendre en considération un certain nombre de facteurs, parmi lesquels le grief du requérant, la portée des obligations que fait peser sur l’État la disposition de la Convention en cause, les recours disponibles dans l’État défendeur et les circonstances particulières de l’affaire (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 134, 19 décembre 2017).
78. Lorsqu’il s’agit d’une mort infligée volontairement, une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire (voir, entre autres, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 170, 14 avril 2015, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 158, 25 juin 2019). En revanche, en cas d’homicide involontaire, il suffit que le système juridique offre aux proches de la victime un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate. Lorsque des membres de certaines professions sont impliqués, des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (voir, entre autres, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 194, 9 avril 2009, Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 137, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 159). Dans certaines circonstances exceptionnelles, il peut être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsqu’un décès survient dans des circonstances suspectes (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 160).
79. La Cour estime que, quand la mort est le résultat d’une euthanasie pratiquée dans le cadre d’une législation qui autorise l’euthanasie tout en la subordonnant à des conditions strictes, une enquête pénale n’est en général pas requise. Toutefois, lorsqu’il y a une dénonciation ou une plainte par un proche du défunt, indiquant de manière crédible l’existence de circonstances suspectes, les autorités compétentes doivent ouvrir une enquête permettant d’établir les faits et, le cas échéant, d’identifier et de punir les responsables (comparer Šilih, précité, § 156, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 220).
80. En l’espèce, le requérant a porté plainte auprès du procureur du Roi. Le choix de cette voie de recours n’apparaît pas déraisonnable. Il n’est pas davantage apparu déraisonnable aux autorités nationales qui ont ouvert une information, puis une véritable instruction, et le Gouvernement n’a pas contesté le caractère adéquat de ce remède. La Cour ne voit donc aucune raison de considérer que le requérant aurait agi de manière inappropriée lorsqu’il a choisi de déposer une plainte pénale (voir, mutatis mutandis, Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 176).
81. En tout état de cause, la Cour considère que le requérant pouvait raisonnablement escompter que ses griefs fussent examinés au cours de ladite procédure pénale. Dans ces conditions, à supposer même qu’une action civile distincte, dirigée contre l’État, eût été une voie de recours adéquate dans les circonstances d’espèce, le fait que l’intéressé n’ait pas engagé une telle action ne saurait être retenu contre lui dans l’appréciation du point de savoir s’il a ou non épuisé les voies de recours internes (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 177).
82. À la lumière des motifs exposés ci-dessus, la Cour estime que l’action civile mentionnée par le Gouvernement, qui ne pouvait aboutir qu’à l’octroi d’une indemnité à charge de l’État, n’est pas effective dans les circonstances de la cause.
83. Le Gouvernement n’a du reste pas précisé de quelle manière la constitution de partie civile du requérant aurait permis de combler les lacunes alléguées de l’enquête pénale, et il n’a pas non plus réfuté l’argument du requérant selon lequel la citation directe n’était pas prévue par la loi pour les faits criminels qu’il dénonçait.
84. La Cour rejette donc également l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
85. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant allègue que l’État a failli à ses obligations positives de protéger la vie de sa mère dans la mesure où la procédure prévue par la loi relative à l’euthanasie n’aurait pas été respectée en l’espèce, de sorte que les garanties qu’elle prévoit étaient illusoires. Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint également de l’absence d’enquête approfondie et effective sur les faits qu’il a dénoncés.
86. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 104, 15 juin 2021), la Cour juge approprié d’examiner les allégations du requérant uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention, qui se lit comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
1. Thèses des parties
1. Le requérant
87. Selon le requérant, la situation de sa mère démontrerait que le cadre prévu par la loi ne fournit pas une garantie effective pour protéger le droit à la vie des personnes vulnérables. La loi n’aurait pas empêché sa mère de se défaire de son médecin traitant et de consulter de nouveaux médecins au cours d’une courte période de quelques mois, jusqu’à ce qu’elle trouve des médecins disposés à l’euthanasier. Le médecin qui a pratiqué l’euthanasie aurait d’ailleurs accepté de le faire après que l’association LEIF qu’il présidait ait reçu un don de 2 500 EUR, ce qui démontrerait un conflit d’intérêts évident.
88. En outre, le requérant soutient que la loi relative à l’euthanasie n’a pas été respectée à plusieurs égards. Sa mère n’aurait pas été pas dans une situation médicale sans issue et ses souffrances n’auraient pas été telles qu’elles ne pouvaient être soulagées. De plus, le deuxième médecin consulté n’aurait pas été indépendant à l’égard du premier dans la mesure où ils étaient membres de la même association. Enfin, aucune discussion n’aurait eu lieu avec l’équipe médicale habituelle de la mère du requérant. Les garanties prévues par la loi auraient donc été, en pratique, illusoires.
89. Enfin, le requérant soutient qu’il n’y a pas eu d’enquête effective sur les circonstances de l’euthanasie de sa mère. Une enquête devrait être menée par des personnes indépendantes de celles qui étaient impliquées dans les événements concernés. Or tel n’aurait pas été le cas puisque le médecin ayant procédé à l’euthanasie de sa mère était le coprésident de la commission chargée d’établir si l’acte en question avait respecté les prescrits de la loi. Aux yeux du requérant, tant l’enquête pénale qui a conduit à un classement sans suite par le procureur du Roi, que l’instruction judiciaire clôturée par une ordonnance de non-lieu, se sont révélées ineffectives.
2. Le Gouvernement
90. Le Gouvernement considère que le droit à la vie de la mère du requérant a bien été respecté. Les États jouiraient d’une large marge d’appréciation dans le domaine qui touche à la fin de la vie, notamment quant à la façon de ménager un équilibre entre la protection du droit à la vie du patient et celle de son droit au respect de la vie privée et de son autonomie personnelle, eu égard à l’absence de consensus entre les États membres concernant l’éventuel droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin.
91. Le Gouvernement soutient qu’il ressort de la jurisprudence que la Cour ne condamne pas la dépénalisation conditionnelle de l’euthanasie mais qu’elle renvoie cette question aux législateurs nationaux. Si le droit à la vie ne saurait être interprété comme conférant un droit de mourir, l’inexistence d’un tel droit ne signifierait pas qu’une loi autorisant et encadrant la demande d’euthanasie serait contraire au droit à la vie, pourvu que la démarche s’appuie sur une demande consciente et volontaire du patient, suppose la constatation d’un état médical sans issue et soit assortie d’un certain nombre de conditions et d’un mécanisme de contrôle.
92. Se référant notamment à l’arrêt Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, CEDH 2015 (extraits)), et au Guide sur le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie (paragraphe 68 ci-dessus), le Gouvernement relève qu’en application du principe de bienfaisance et de non-malfaisance, un médecin ne doit pas mettre en œuvre un traitement inutile ou disproportionné au regard des risques et contraintes qu’il présente. Il souligne l’obligation des médecins de prendre soin de leurs patients, de soulager leur souffrance et de les accompagner.
93. Le Gouvernement argue encore qu’il est acquis, depuis l’arrêt Haas c. Suisse (no 31322/07, CEDH 2011) que le droit à la vie oblige les États à mettre en place une procédure propre à assurer qu’une décision de mettre fin à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l’intéressé. À son avis, comme il ressort de l’avis du Conseil d’État (paragraphe 63 ci‑dessus) et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphe 64 ci-dessus), tel est le cas en Belgique grâce à la loi relative à l’euthanasie et à celle relative aux droits du patient.
94. Dans le cas d’espèce, le Gouvernement fait valoir que la mère du requérant était atteinte d’une affection pathologique grave et incurable entraînant des souffrances constantes et insupportables qui ne pouvaient plus être allégées d’une autre manière. De nombreuses précautions auraient été prises préalablement à l’euthanasie. Le Gouvernement ajoute que, comme la mère du requérant était opposée à ce que son fils soit associé à sa démarche, les médecins étaient tenus de respecter ce souhait conformément à leur devoir de confidentialité et de strict maintien du secret médical.
95. En ce qui concerne le contrôle a posteriori effectué par la Commission, le Gouvernement indique que certains membres de la Commission sont des médecins qui pratiquent des euthanasies. Il note par ailleurs que plusieurs médecins membres de la Commission ont également des compétences en soins palliatifs, conformément au souhait du législateur. La Commission aurait un rôle de tampon entre les médecins et la justice. Son premier rôle serait d’assurer le contrôle par la société des actes d’euthanasie grâce à sa composition pluraliste. Ce ne serait qu’en cas de doute et à la suite d’un vote à la majorité simple que la Commission pourrait décider de lever l’anonymat. Le Gouvernement rappelle les termes de la loi concernant la récusation d’un membre de la Commission et indique que, dans l’hypothèse où l’anonymat n’est pas levé, un membre qui a pris part à une procédure d’euthanasie devrait veiller à rester silencieux lorsqu’il remarque qu’un dossier qui le concerne est examiné. Ce membre ne pourrait pas se retirer parce que cela impliquerait que l’anonymat soit rompu, ce qui ne serait pas prévu par la loi.
96. Se référant au rapport de la Commission portant sur les déclarations d’euthanasie de 2016 et 2017, le Gouvernement indique que dans 23,7 % des dossiers, la Commission a décidé de lever l’anonymat et d’ouvrir le premier volet de la déclaration d’euthanasie. Enfin, le Gouvernement rappelle que la décision d’acceptation de la déclaration d’euthanasie prise par la Commission ne signifie pas que les médecins soient à l’abri de poursuites pénales.
97. S’agissant de l’association LEIF dont le professeur D. et les deux autres médecins consultés par la mère du requérant étaient membres, le Gouvernement note que son but est d’assurer à toute personne une fin de vie digne. Elle exercerait une mission d’utilité publique et ses ressources financières seraient constituées de subventions publiques et de dons de particuliers. Elle organiserait des formations, des colloques et des voyages d’études destinés au personnel médical et paramédical. Plus de 600 médecins auraient suivi les formations assurées par cette association. Ces médecins pourraient être agréés comme médecins habilités à rendre un avis dans le cadre d’une procédure d’euthanasie. Aux yeux du Gouvernement, il n’est donc pas étonnant que deux médecins de l’association LEIF soient intervenus dans le cas de la mère du requérant.
98. Dans ses observations initiales du 4 mars 2020, le Gouvernement n’avait pas contesté l’ineffectivité de l’enquête pénale menée par le procureur du Roi entre avril 2014 et mai 2017. Toutefois, dans son mémoire du 25 mars 2021, il soutient que l’enquête menée à la suite de la réouverture de l’instruction le 2 mai 2019 a été effective. L’article 2 de la Convention n’aurait donc pas été violé sous son volet procédural.
2. Thèses des tiers intervenants
1. L’Association pour le droit de mourir dans la dignité
99. L’Association pour le droit de mourir dans la dignité (« ADMD ») fait valoir que le législateur belge a adopté une loi dépénalisant l’euthanasie ainsi que deux autres lois relatives respectivement aux droits du patient et aux soins palliatifs, qui ont eu un impact significatif sur le droit médical en général, et plus particulièrement sur les décisions médicales relatives à la fin de vie. Elle souligne que la loi relative à l’euthanasie a été acceptée à la suite de longs débats au sein de la société.
100. Aux yeux de l’ADMD, la loi relative à l’euthanasie a permis de tendre vers une humanisation de la fin de la vie, en offrant un espace de liberté, nul n’étant contraint ni à demander l’euthanasie ni à participer à une procédure menant à l’euthanasie. Soulignant les conditions prévues par la loi relative à l’euthanasie, l’ADMD estime que cette loi respecte l’équilibre entre, d’une part, la protection du droit à la vie prévue à l’article 2, et, d’autre part, le respect de l’autonomie de la personne découlant de l’article 8 de la Convention.
2. Care not killing
101. L’association Care not killing (« CNK ») invite la Cour à conclure que la légalisation de l’euthanasie est incompatible avec les obligations négatives et positives découlant de l’article 2 de la Convention. L’euthanasie ne se trouverait pas parmi les cas dans lesquels la mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cette disposition. Il n’existerait donc aucune exemption sur laquelle un État pourrait s’appuyer pour légitimer la pratique de l’euthanasie. De plus, il découlerait du caractère absolu du droit à la vie qu’aucune marge d’appréciation nationale ne pourrait s’appliquer en la matière.
102. L’association CNK ajoute que le droit à la vie est considéré comme inaliénable en vertu de tous les traités internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme. L’inaliénabilité signifierait que même le titulaire du droit à la vie ne peut y renoncer. Dans ce contexte, les États auraient une obligation de prévenir les suicides et la dépénalisation de l’euthanasie serait contraire à cette obligation.
3. Le Centre européen pour le droit et la justice
103. Le Centre européen pour le droit et la justice (« CEDJ ») soutient que des défauts systémiques dans l’encadrement de la pratique de l’euthanasie en Belgique permettent des abus et des dérives. Les circonstances de la présente affaire mettraient en évidence ces défauts, tant sous l’angle des obligations matérielles que procédurales.
104. La possibilité de l’euthanasie à raison de souffrances psychiques soulèverait le problème du respect de l’autonomie de la personne et de son aptitude à exprimer un consentement libre et éclairé. Le respect de l’autonomie de la personne devrait interdire l’euthanasie aux personnes dépressives ou atteintes de maladies psychiques en raison de la dimension subjective de la notion de « souffrances psychiques » qui laisserait la porte ouverte à des abus. Le CEDJ considère donc que la loi belge relative à l’euthanasie est défectueuse et incontrôlable et qu’elle conduit à la violation du droit à la vie.
105. Le CEDJ ajoute que le risque d’abus est renforcé sur le plan procédural en raison de l’inefficacité du contrôle dont est chargée la Commission. La composition de la Commission et son travail feraient douter de leur conformité aux exigences découlant de la Convention.
4. Dignitas
106. Bien qu’elle critique les conditions strictes prévues par la loi relative à l’euthanasie, l’association Dignitas soutient que l’euthanasie telle qu’elle est réglementée par la loi n’est pas contraire aux exigences de la Convention dans la mesure où la loi exige que la personne demandant l’euthanasie soit en mesure d’agir et d’en avoir connaissance au moment de sa demande. La disposition selon laquelle la demande doit avoir été formulée volontairement, délibérément et de manière répétée et qu’il ne doit pas y avoir de pression extérieure serait également conforme à l’interprétation de la Convention faite par la Cour.
107. L’association Dignitas affirme que, si la législation d’un État garantit qu’une euthanasie ne peut être pratiquée que moyennant le consentement de médecins, cette législation doit être considérée en conformité avec les exigences du droit à la vie. Si la législation d’un État garantit en outre qu’un tel cas est ensuite examiné par une commission d’experts afin de déterminer la légalité de celle-ci, l’État remplirait suffisamment son obligation d’enquêter sur un décès.
108. Dans le contexte d’une euthanasie pratiquée en raison d’une dépression, un des éléments cruciaux serait la question de savoir si la personne concernée était capable, malgré sa maladie, de mener ses activités quotidiennes sans l’aide de tiers. Lorsque de tels déficits ne sont pas perceptibles, la personne en question devrait être considérée comme capable de jugement, surtout en ce qui concerne la question de savoir si elle veut mettre fin à ses souffrances et à sa vie.
5. L’Institut Ordo Iuris
109. Pour l’Institut Ordo Iuris (« IOI »), l’affaire pose deux questions distinctes à l’égard de l’article 2 de la Convention : d’une part, celle de la conventionnalité de la légalisation de l’euthanasie au regard de cette disposition et, d’autre part, celle des garanties procédurales qui devraient être prévues par le droit national pour protéger les individus.
110. S’agissant de la conventionnalité de la légalisation de l’euthanasie, l’IOI soutient que les exceptions prévues à l’article 2 de la Convention doivent être interprétées strictement. Ces exceptions ne pourraient être étendues à des situations n’ayant aucun rapport avec celles énoncées dans cette disposition. Par conséquent, une situation dans laquelle une personne souffrant de douleurs mentales ou physiques demande à un médecin ou à un tiers de la tuer ou de l’aider à se suicider ne pourrait pas exempter l’État de l’obligation de protéger la vie humaine. Ni la motivation de l’auteur ni même le consentement de la victime ne créeraient un but légitime pour déroger à la protection de la vie humaine.
111. En ce qui concerne les garanties procédurales, l’IOI estime que tous les patients ne sont pas capables de prendre une décision éclairée et rationnelle sur leur vie. En conséquence, le droit national devrait définir les critères d’évaluation de la capacité d’un patient à donner son consentement à une intervention médicale, en particulier dans le domaine de l’euthanasie, afin de protéger sa vie contre une décision prise sans une bonne compréhension de la situation ou sur le coup d’une pulsion.
3. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
112. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle si la victime alléguée d’une violation de l’article 2 de la Convention est décédée avant l’introduction de la requête, les personnes ayant l’intérêt légitime requis en tant que proche du défunt peuvent introduire une requête soulevant des griefs liés à son décès (Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 112, CEDH 2009). Il en ressort que les membres de la famille proche, y compris les enfants, d’une personne, dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’État, peuvent se prétendre les victimes indirectes de la violation alléguée de l’article 2 (voir, s’agissant des parents d’une personne décédée, Tsalikidis et autres c. Grèce, no 73974/14, § 64, 16 novembre 2017).
113. Le requérant peut donc se dire victime indirecte d’un éventuel manquement de l’État à ses obligations découlant de l’article 2 de la Convention dans le contexte du décès de sa mère.
114. Par ailleurs, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le bien-fondé
115. La Cour n’a encore jamais statué sur la question qui fait l’objet de la présente requête. Il s’agit en effet de la première affaire dans laquelle la Cour est amenée à examiner la conformité à la Convention d’une euthanasie qui a été pratiquée. Elle estime dès lors nécessaire de clarifier la nature et l’étendue des obligations d’un État au regard de l’article 2 de la Convention dans ce contexte avant d’examiner le respect de ces obligations dans le cas d’espèce.
a) Sur la norme applicable
1. Principes généraux
116. La Cour rappelle que la première phrase du paragraphe 1 de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement » (obligation négative), mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (obligation positive) (Lambert et autres, précité, § 117, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 164).
117. Cette obligation positive matérielle implique pour l’État un devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre législatif et administratif dissuadant de mettre en péril ledit droit. Elle vaut dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 135, et les références qui y sont citées).
2. La jurisprudence relative à la fin de vie
118. Si la présente requête est la première affaire dans laquelle la Cour doit examiner un grief tiré de l’article 2 de la Convention relatif aux conséquences d’une euthanasie qui a été pratiquée, elle a néanmoins eu l’opportunité de se prononcer sur un certain nombre d’affaires concernant des domaines voisins. L’état de la jurisprudence de la Cour a été résumé dans l’affaire Lambert et autres (précitée, §§ 136-139).
119. En particulier, la Cour a estimé qu’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 un droit de mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 40, CEDH 2002‑III, et Lings c. Danemark, no 15136/20, § 52, 12 avril 2022).
120. Dans l’affaire Pretty précitée, la requérante alléguait que le fait de considérer que la Convention ne reconnaissait pas un droit de mourir mettrait les pays qui autorisent le suicide assisté en infraction avec ledit instrument. La Cour, indiquant qu’elle n’avait pas à déterminer si le droit dans tel ou tel autre pays méconnaissait ou non l’obligation de protéger le droit à la vie, a estimé que la mesure dans laquelle un État permettait ou cherchait à réglementer la possibilité pour les individus en liberté de se faire du mal ou de se faire faire du mal par autrui pouvait donner lieu à des considérations mettant en conflit la liberté individuelle et l’intérêt public qui ne pouvaient trouver leur solution qu’au terme d’un examen des circonstances particulières de l’espèce (ibidem, § 41).
121. Dans l’arrêt Haas précité, la Cour a relevé que l’article 2 de la Convention obligeait les autorités internes à empêcher un individu de mettre fin à ses jours si sa décision n’avait pas été prise librement et en toute connaissance de cause (Haas, précité, § 54).
122. Dans l’affaire Lambert et autres (précitée), qui concernait la cessation de traitements maintenant le proche des requérants en vie, la Cour a jugé que dans le contexte du droit français, qui interdisait de provoquer volontairement la mort, n’étaient pas en jeu les obligations négatives de l’État au titre de l’article 2 de la Convention (§ 124). La Cour a examiné les griefs des requérants uniquement sur le terrain de l’obligation positive de l’État de protéger la vie, considérée à la lumière du droit de chaque individu au respect de sa vie privée et de la notion d’autonomie personnelle que comprend ce droit. Elle a pris en compte différents éléments, tels que l’existence en droit interne d’un cadre législatif, la mesure dans laquelle il a été tenu compte des souhaits du patient, de sa famille et du personnel médical et, enfin, la possibilité de saisir les tribunaux pour qu’ils rendent une décision protégeant les intérêts du patient (ibidem, §§ 150-180).
123. La Cour a relevé qu’il n’y avait pas de consensus entre les États contractants pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, même si une majorité d’États semblaient l’autoriser. Dans ce contexte, elle a indiqué que, bien que les modalités encadrant l’arrêt du traitement fussent variables d’un État à l’autre, il existait toutefois un consensus sur le rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, quel qu’en fût le mode d’expression (ibidem, § 147 ; voir également Gard et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 39793/17, § 83, 27 juin 2017).
124. Enfin, la Cour rappelle que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (Pretty, précité, § 65). Sur le terrain de l’article 8 de la Convention en particulier, où la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI). Le droit pour une personne de choisir la manière et le moment de la fin de sa vie, pourvu qu’elle soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Pretty, précité, § 67, et Haas, précité, § 51).
3. Application à une affaire relative à l’euthanasie
125. La présente affaire se distingue de l’affaire Lambert et autres (précitée) dans la mesure où l’euthanasie est définie en droit belge comme l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci (paragraphe 50 ci-dessus).
126. La Cour doit donc d’abord déterminer si un tel acte peut, dans certaines circonstances, être pratiqué sans contrevenir à l’article 2 de la Convention. La question que pose le cas d’espèce est en effet celle de savoir si l’euthanasie qui a été pratiquée dans le cadre de la loi belge autorisant l’euthanasie, à la demande de la mère du requérant, l’a été conformément à cette disposition.
127. Dans ce contexte, la Cour tient à souligner que la présente affaire ne porte pas sur l’existence ou non d’un droit à l’euthanasie. Elle porte en revanche sur la compatibilité avec la Convention de l’euthanasie telle qu’elle a été pratiquée à l’égard de la mère du requérant.
α) L’interprétation de l’article 2 de la Convention
128. La Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que le contexte de la disposition réside dans un traité pour la protection effective des droits individuels de l’homme et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 172, 13 février 2020). La Cour est tenue de comprendre et d’appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, parmi d’autres, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 72, série A no 310, et Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 234, 29 janvier 2019). En outre, la Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (Haas, précité, § 55).
129. La Cour note que les travaux préparatoires ne contiennent pas d’indications relatives à l’interprétation à donner à l’article 2 de la Convention. Du point de vue textuel, l’article 2 de la Convention est rédigé au sens passif, tant en français qu’en anglais. Il n’indique pas de manière explicite s’il s’applique uniquement à l’infliction de la mort par des agents de l’État ou s’il s’applique aussi de manière horizontale aux relations entre particuliers. Comme l’ensemble des dispositions de la Convention, les droits y énoncés peuvent être primordialement être invoqués contre les États membres. Dans ce contexte, si les obligations pesant sur les États sont essentiellement des obligations négatives, ceux-ci peuvent également être appelés à protéger ces droits, le cas échéant violés par des tiers, moyennant des mesures positives.
130. La disposition doit également être lue à la lumière des exceptions prévues à la seconde phrase du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi qu’au paragraphe 2 de cette disposition. De l’avis de la Cour, eu égard à leur formulation, ces exceptions s’adressent principalement aux agents de l’État et permettent, dans certaines circonstances déterminées, l’infliction intentionnelle de la mort.
131. Ainsi, les affaires relatives aux relations entre particuliers ont principalement été examinées au regard de la première phrase du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention de laquelle la Cour a déduit une obligation positive pour l’État de protéger le droit à la vie.
132. Tel a également été le cas s’agissant de la question de savoir si une interruption volontaire de grossesse pouvait être compatible avec l’article 2 de la Convention (Boso c. Italie (déc.), no 50490/99, 5 septembre 2002). La Cour a examiné cette affaire sous l’angle de l’obligation positive matérielle de protéger le droit à la vie qui découle de cette disposition. Elle a constaté que l’avortement, tel qu’il était encadré par la loi italienne à l’époque, était autorisé s’il y avait un risque pour la santé physique ou psychique de la femme. Dans ces circonstances, la Cour a estimé qu’une telle prévision ménageait un juste équilibre entre la nécessité d’assurer la protection du fœtus et les intérêts de la femme.
133. L’euthanasie qui est en cause en l’espèce a été pratiquée dans le cadre d’une législation qui n’autorise l’euthanasie que si elle est pratiquée par un médecin, si le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et qu’il fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable (paragraphe 51 ci-dessus).
134. Ainsi, dans une affaire telle que celle de l’espèce, la Cour doit tenir compte, dans le cadre de l’examen d’une éventuelle violation de l’article 2, de l’article 8 de la Convention et du droit au respect de la vie privée ainsi que de la notion d’autonomie personnelle qu’il inclut (Lambert et autres, précité, § 142).
135. Le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée (Haas, précité, § 51). Sur ce point, la Cour a indiqué ne pas pouvoir exclure que le fait d’empêcher par la loi une personne d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible, représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Pretty, précité, § 67).
136. À une époque où l’on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l’espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle (Pretty, précité, § 65).
137. La dépénalisation de l’euthanasie vise d’ailleurs, comme l’a relevé la Cour constitutionnelle belge, à donner à une personne le libre choix d’éviter ce qui constituerait, à ses yeux, une fin de vie indigne et pénible (paragraphe 65 ci-dessus). Or la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus).
138. Dans ces conditions, la Cour estime que, s’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit de mourir (paragraphe 119 ci‑dessus), le droit à la vie consacré par cette disposition ne saurait être interprété comme interdisant en soi la dépénalisation conditionnelle de l’euthanasie.
139. Pour être compatible avec l’article 2 de la Convention, la dépénalisation de l’euthanasie doit être encadrée par la mise en place de garanties adéquates et suffisantes visant à éviter les abus et, ainsi, à assurer le respect du droit à la vie. À cet égard, la Cour note également que le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a considéré que l’euthanasie ne constituait pas en soi une atteinte au droit à la vie si elle est entourée de solides garanties légales et institutionnelles permettant de vérifier que ces professionnels de la médecine appliquent une décision explicite, non ambiguë, libre et éclairée de leur patient, afin que tout patient soit protégé contre les pressions et les abus (paragraphe 69 ci-dessus).
140. La Cour ne peut se prononcer sur les effets d’une telle mesure à l’égard de la Convention qu’au terme d’un examen des circonstances particulières de l’espèce (paragraphe 120 ci-dessus).
β) Le cadre de l’examen fait par la Cour
141. Dès lors, dans le cadre d’une affaire relative à un acte d’euthanasie dont la contrariété à l’article 2 de la Convention est invoquée, la Cour estime que les griefs du requérant doivent être examinés sur le terrain des obligations positives de l’État de protéger le droit à la vie au sens de la première phrase du paragraphe 1 de cette disposition (paragraphes 116-117 ci-dessus). Pour ce faire, la Cour prendra en compte les éléments suivants :
. l’existence dans le droit et la pratique internes d’un cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention ;
. le respect du cadre législatif établi dans le cas d’espèce ;
. l’existence d’un contrôle a posteriori offrant toutes les garanties requises par l’article 2 de la Convention.
b) Sur la marge d’appréciation applicable
142. Le domaine de la fin de vie, et en particulier l’euthanasie, pose des questions juridiques, sociales, morales et éthiques complexes. Les opinions et les réponses juridiques apportées à ces questions au sein des États Parties à la Convention sont très diverses, et aucun consensus ne se dégage quant au droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin (Haas, précité, § 55, et Koch c. Allemagne, no 497/09, § 70, 19 juillet 2012, s’agissant de l’assistance au suicide, et Lambert et autres, précité, § 147, s’agissant de la possibilité de permettre ou non l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie ; voir aussi, les éléments de droit comparé contenus dans l’arrêt Lings, précité, §§ 26-32 et § 60).
143. Dès lors, la Cour estime que dans ce domaine qui touche à la fin de la vie et à la façon de ménager un équilibre entre la protection du droit à la vie du patient et celle du droit au respect de sa vie privée et de son autonomie personnelle, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux États (voir, mutatis mutandis, s’agissant de la possibilité de permettre ou non l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie et à ses modalités de mise en œuvre, Lambert et autres, précité, § 148). Cette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée, la Cour se réservant de contrôler le respect par l’État de ses obligations découlant de l’article 2 (ibidem).
c) Sur le respect par l’État de ses obligations positives en l’espèce
144. Les questions sur lesquelles porte le débat en l’espèce sont celles de savoir si la loi relative à l’euthanasie telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits offrait une garantie effective pour protéger le droit à la vie des personnes vulnérables et si l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée dans des conditions conformes à l’article 2 de la Convention. En outre, les parties sont en désaccord sur la conformité à cette disposition du contrôle a posteriori de l’euthanasie, effectué d’abord par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation (« la Commission »), puis par les autorités judiciaires. La Cour examinera successivement ces trois questions.
1. Sur le cadre législatif concernant les actes préalables à l’euthanasie
145. La Cour note d’emblée que le législateur belge a fait le choix de ne pas prévoir un contrôle préalable à l’acte d’euthanasie par une instance indépendante. En l’absence d’un tel contrôle, la Cour sera davantage attentive, lors de l’examen de l’affaire, à l’existence de garanties matérielles et procédurales.
146. De l’avis de la Cour, le cadre législatif devant encadrer les actes préalables à l’euthanasie doit permettre d’assurer que la décision du patient de demander qu’il soit mis fin à ses jours soit prise librement et en toute connaissance de cause. En effet, l’article 2 de la Convention qui impose aux autorités le devoir de protéger les personnes vulnérables même contre des agissements par lesquels elles menacent leur propre vie, oblige les autorités nationales à empêcher un individu de mettre fin à ses jours si sa décision n’a pas été prise librement et en toute connaissance de cause (Haas, précité, § 54 ; voir aussi les éléments de droit européen et international aux paragraphes 67 et 69 ci-dessus).
147. Or la Cour relève qu’il s’agissait en l’espèce d’une demande d’euthanasie formulée en raison de souffrances psychiques, et non pas physiques, dans le cadre desquelles le décès de la mère du requérant ne serait manifestement pas intervenu à brève échéance au sens de l’article 3 § 3 de la loi relative à l’euthanasie (paragraphe 51 ci-dessus).
148. Dans de telles circonstances, la Cour estime que la loi doit prévoir des garanties renforcées entourant le processus décisionnel relatif à l’euthanasie.
149. Revenant au cadre législatif mis en place en Belgique, la Cour observe que la dépénalisation de l’euthanasie est soumise aux conditions strictement réglementées par la loi relative à l’euthanasie qui prévoit un certain nombre de garanties matérielles et procédurales.
150. Ainsi, l’article 3 de la loi relative à l’euthanasie ne permet à un médecin de procéder à l’euthanasie que si le patient majeur ou mineur émancipé est conscient au moment de sa demande, que sa demande est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, et qu’elle ne résulte pas d’une pression extérieure. De plus, l’euthanasie n’est autorisée que si le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et qu’il fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable (paragraphe 51 ci-dessus).
151. La loi relative à l’euthanasie met également à charge du médecin une obligation d’information ainsi que de consultation d’un autre médecin qui doit être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et qui doit être compétent quant à la pathologie concernée (ibidem). Au moins un mois doit s’écouler entre la demande écrite du patient et l’euthanasie, ce qui permet d’assurer que la demande résulte bien d’une volonté réfléchie et répétée. Cela est particulièrement important dans le cadre d’une demande faite par un patient faisant état de souffrances psychiques et dont le décès n’interviendra pas à brève échéance.
152. En outre, la loi prévoit des garanties supplémentaires lorsque le décès n’interviendra pas à brève échéance. Dans ce cas, le médecin doit consulter un deuxième médecin. Celui-ci doit lui aussi s’assurer du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance, ainsi que du caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande. Il doit également être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et qui doit être compétent quant à la pathologie concernée (ibidem).
153. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie mis en place par le législateur belge permet d’assurer que la décision d’un individu de mettre fin à ses jours a été prise librement et en toute connaissance de cause. En particulier, la Cour attache beaucoup d’importance au fait que des garanties supplémentaires soient prévues pour les cas, tels que celui de la mère du requérant, qui concernent des souffrances psychiques et où le décès n’interviendra pas à court terme, ainsi qu’à l’exigence d’indépendance des différents médecins consultés, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant.
154. Enfin, la Cour note que la loi relative à l’euthanasie a fait l’objet de plusieurs contrôles par les instances supérieures, tant a priori, par le Conseil d’État (paragraphe 63 ci-dessus), qu’a posteriori, par la Cour constitutionnelle (paragraphes 64 et 65 ci-dessus), qui ont estimé, à la suite d’une analyse approfondie, que celle-ci restait dans les limites imposées par l’article 2 de la Convention.
155. Au vu de tout ce qui précède et de la marge d’appréciation dont bénéficie l’État (paragraphe 143 ci-dessus), la Cour considère qu’en ce qui concerne les actes et la procédure préalables à l’euthanasie, les dispositions de la loi relative à l’euthanasie constituent en principe un cadre législatif propre à assurer la protection du droit à la vie des patients tel qu’exigé par l’article 2 de la Convention.
156. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de ce chef.
2. Sur le respect du cadre légal dans le cas d’espèce
157. S’agissant du respect du cadre légal dans le cas d’espèce, la Cour souligne que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, de vérifier la conformité de l’euthanasie pratiquée en l’espèce au droit interne. Le rôle de la Cour consiste à examiner le respect par l’État de ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Lambert et autres, précité, § 181).
158. Par conséquent, la Cour se limitera à examiner les différents griefs formulés par le requérant.
159. S’agissant de la situation médicale de la mère du requérant, la Cour n’est pas en mesure de substituer son appréciation à celle des médecins qui l’ont examiné. La Cour constate que, conformément à la loi, le professeur D. a consulté deux autres psychiatres (paragraphes 17-18 ci‑dessus). Ceux-ci ont vérifié la lucidité de la mère du requérant, le caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande, l’absence de pression de la part de tiers et ils ont fait état de souffrances insupportables et sans espoir avant de conclure que la mère du requérant pouvait être assistée pour mourir. En l’absence d’un élément concret qui remettrait en cause la compétence des médecins consultés ou l’exactitude de leurs conclusions médicales, la Cour ne peut pas conclure que la situation médicale de la mère du requérant n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 3 de la loi relative à l’euthanasie.
160. Ensuite, en ce qui concerne le don de 2 500 EUR fait par la mère du requérant au profit de l’association LEIF quelques semaines avant de mourir, le requérant estime que celui-ci a créé un conflit d’intérêts dans la mesure où l’équipe médicale impliquée dans le processus était en lien avec l’association (paragraphe 87 ci-dessus). Le professeur D. était également président de l’association (paragraphe 21 ci-dessus).
161. La Cour relève toutefois que le don litigieux est intervenu le 29 février 2012, soit plusieurs mois après la demande informelle d’euthanasie et quinze jours après la demande formelle. De plus, eu égard au montant du don, la Cour estime qu’il ne peut être considéré, dans les circonstances de la cause, comme démontrant un conflit d’intérêts. Rien dans le dossier ne suggère d’ailleurs que la mère du requérant ait fait un tel don pour que les médecins consentent à l’euthanasier.
162. S’agissant de l’allégation du requérant relative au manque d’indépendance des deux médecins consultés à l’égard du professeur D. étant donné leur appartenance à la même association (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime que les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention impliquent que la condition d’indépendance des médecins consultés dans le cadre d’une demande d’euthanasie suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnelle, mais aussi l’indépendance tant formelle que concrète tant entre les différents médecins consultés qu’à l’égard du patient (voir, mutatis mutandis, s’agissant d’une telle exigence à l’égard du système de contrôle mis en place pour déterminer la cause du décès d’individus se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 217).
163. En l’espèce, la Cour relève, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 97 ci-dessus), qu’un grand nombre de médecins, dont ceux qui prennent des responsabilités dans le cadre des demandes d’euthanasie, ont suivi des formations assurées par l’association LEIF dont le but est d’assurer à toute personne une fin de vie digne. Dans ce contexte, la Cour estime que le fait que les médecins consultés étaient membres de cette même association ne suffit pas, en l’absence d’autres éléments, à démontrer un manque d’indépendance.
164. En définitive, l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée environ deux mois après sa demande formelle d’euthanasie et après que le professeur D. se fut assuré que la demande de l’intéressée était volontaire, réitérée, réfléchie et sans pression extérieure, qu’elle se trouvait dans une situation médicale sans issue et qu’elle faisait état d’une souffrance psychique constante et insupportable qui ne pouvait plus être apaisée et qui résultait d’une affection grave et incurable. Cette conclusion a été par la suite confirmée à l’issue de l’enquête pénale menée par les autorités judiciaires, qui ont décidé que l’euthanasie en question avait bien respecté les conditions matérielles et procédurales prescrites par la loi relative à l’euthanasie.
165. Par conséquent, la Cour estime qu’il ne ressort pas des éléments dont elle dispose que l’acte d’euthanasie de la mère du requérant pratiqué conformément au cadre légal établi ait été effectué en méconnaissance des exigences de l’article 2 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition à ce titre.
3. Sur le contrôle a posteriori
α) Principes généraux
166. L’obligation qui pèse sur l’État de protéger le droit à la vie implique non seulement des obligations positives matérielles, mais aussi l’obligation positive procédurale de veiller à ce que soit en place, pour les cas de décès, un système judiciaire effectif et indépendant. Ce système peut varier selon les circonstances, mais il doit permettre à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 137).
167. Dans les cas de décès, la Cour a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence. En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 161). Aux yeux de la Cour, il convient également d’appliquer ces exigences dans les cas où une euthanasie qui a été pratiquée fait l’objet d’une dénonciation ou d’une plainte par un proche du défunt, indiquant de manière crédible l’existence de circonstances suspectes (paragraphe 79 ci-dessus).
168. Dans de telles circonstances, la Cour estime que les principes applicables sont ceux qui ont été décrits dans l’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase (précité, §§ 165-171) de la manière suivante (références omises) :
« 165. Pour qu’elle soit qualifiée d’« effective », l’enquête doit d’abord être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables.
166. L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision.
167. Il convient par ailleurs de souligner que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser, il reste qu’une prompte réaction des autorités est capitale pour la sûreté publique, pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration. La procédure doit également être menée à terme dans un délai raisonnable.
168. D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements.
169. Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si l’on peut dire que, prises dans leur ensemble et telles qu’elles étaient prévues par la loi et appliquées en pratique, celles-ci constituaient des voies de droit permettant d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate. Le choix des mesures que l’État doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation. Étant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière.
170. Lesdites obligations ne peuvent toutefois être réputées satisfaites si les mécanismes de protection prévus par le droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique. Il s’agit d’une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure n’a pas eu une issue favorable à la victime (ou à ses proches) ne signifie pas en lui‑même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive découlant pour lui de l’article 2 de la Convention.
171. Enfin, la Cour rappelle que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels, dont ceux mentionnés ci‑dessus (paragraphes 166-168 ci-dessus). Ces paramètres sont liés entre eux mais, contrairement aux exigences en matière de procès équitable définies à l’article 6, ils ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée. »
169. Les juridictions nationales ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII, et S.F. c. Suisse, no 23405/16, § 127, 30 juin 2020). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas dont elles se trouvaient saisies à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız, précité, § 96, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011 (extraits), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 239, 30 mars 2016).
β) Application au cas d’espèce
170. Deux contrôles ont eu lieu pour vérifier si l’euthanasie de la mère du requérant avait été pratiquée conformément à la loi : le contrôle automatique effectué par la Commission, puis l’enquête pénale ouverte à la suite de la plainte déposée par le requérant. La Cour va les examiner successivement.
‒ Le contrôle effectué par la Commission
171. La loi relative à l’euthanasie a instauré un contrôle a posteriori automatique effectué par la Commission pour chaque euthanasie pratiquée (paragraphes 52-53 ci-dessus). De l’avis de la Cour, dans la mesure où le législateur belge a choisi d’instaurer uniquement un contrôle de l’euthanasie a posteriori (paragraphes 52-55 ci-dessus), ce contrôle doit être effectué de manière particulièrement rigoureuse pour satisfaire aux obligations prévues par l’article 2 de la Convention.
172. Le requérant est d’avis que la Commission ne pouvait pas se prononcer de manière indépendante sur la légalité de l’euthanasie de sa mère dans la mesure où la Commission devait prendre une décision sur un dossier impliquant son coprésident, le professeur D., qui ne s’est pas récusé (paragraphe 89 ci-dessus).
173. Le Gouvernement réplique que l’examen se fait en toute impartialité sur la base du deuxième volet du document d’enregistrement, lequel ne peut comporter de noms. Il précise par ailleurs que, si le document d’enregistrement d’euthanasie est rempli par un médecin présent, celui-ci ne prendra jamais part à la discussion et ne l’influencera en aucune manière. Tout en respectant les règles déontologiques et les principes éthiques, il restera silencieux lorsqu’il remarque que la Commission examine un dossier qui le concerne de près ou de loin (paragraphe 95 ci-dessus).
174. S’agissant de la composition de la Commission, la Cour note que la loi relative à l’euthanasie prévoit la présence de docteurs en médecine, de professeurs de droit ainsi que de professionnels issus des milieux chargés de la problématique des patients atteints d’une maladie incurable (paragraphe 51 ci-dessus), ce qui constitue sans doute un gage en termes de connaissances et de pratiques multidisciplinaires. De plus, le fait que les membres de la Commission soient proposés par une assemblée législative constitue également une garantie de son indépendance, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par le requérant.
175. En revanche, la Cour note qu’en l’espèce, la Commission a vérifié, uniquement sur la base du deuxième volet, c’est-à-dire la partie anonyme, si l’euthanasie de la mère du requérant avait été pratiquée conformément à la loi. La Commission a conclu que l’euthanasie s’était déroulée selon les conditions et la procédure prévues par la loi (paragraphe 30 ci-dessus). Il apparaît donc que le professeur D. ne s’est pas récusé et rien ne permet de vérifier si la pratique décrite par le Gouvernement (paragraphe 95 ci-dessus) consistant, pour un médecin impliqué dans une euthanasie faisant l’objet d’un contrôle, à garder le silence, a été suivie en l’espèce.
176. Or la Cour rappelle que le système de contrôle mis en place au niveau national pour déterminer les circonstances relatives au décès d’individus se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé doit être indépendant. En effet, comme elle l’a dit dans l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, § 217), cette exigence est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de recueillir des expertises médicales (voir également Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 90, 13 novembre 2012).
177. Si la Cour comprend que la procédure de récusation prévue par la loi (paragraphe 55 ci-dessus) est destinée à préserver la confidentialité des données personnelles contenues dans le document d’enregistrement et l’anonymat des personnes impliquées, elle estime néanmoins que le système mis en place par le législateur belge concernant une euthanasie contrôlée sur la seule base du volet anonyme du document d’enregistrement ne répond pas aux exigences découlant de l’article 2 de la Convention. En effet, la procédure prévue à l’article 8 de la loi relative à l’euthanasie n’empêche pas le médecin qui a pratiqué l’euthanasie de siéger dans la Commission et de voter sur la question de savoir si ses propres actes étaient compatibles avec les exigences matérielles et procédurales du droit interne. La Cour considère que laisser à la seule discrétion du membre concerné la décision de garder le silence lorsqu’il constate qu’il était impliqué dans l’euthanasie faisant l’objet du contrôle (voir la pratique décrite par le Gouvernement au paragraphe 95 ci‑dessus) ne saurait être considéré comme suffisant pour assurer l’indépendance de la Commission. Tout en étant consciente de l’autonomie dont jouissent les États en la matière, la Cour estime qu’un tel écueil pouvait être évité, et la confidentialité sauvegardée, par exemple si la Commission était composée d’un nombre de membres plus important que le nombre de ceux qui siègent pour l’examen de chaque affaire. Cela permettrait d’assurer qu’un membre de la Commission qui a pratiqué une euthanasie ne puisse pas siéger lorsque la Commission contrôle l’euthanasie en question.
178. Par conséquent, et tenant compte du rôle crucial joué par la Commission dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, la Cour estime que le système de contrôle établi en l’espèce n’assurait pas son indépendance, et cela indépendamment de l’influence réelle qu’a éventuellement eue le professeur D. sur la décision prise par la Commission en l’espèce.
‒ L’enquête pénale
179. La Cour rappelle que, quand la mort est le résultat d’une euthanasie pratiquée dans le cadre d’une législation qui autorise l’euthanasie tout en la subordonnant à des conditions strictes, une enquête pénale n’est en général pas requise. Les autorités compétentes doivent toutefois ouvrir une enquête permettant d’établir les faits et, le cas échéant, d’identifier et de punir les responsables, lorsqu’il y a une dénonciation ou une plainte par un proche du défunt indiquant l’existence de circonstances suspectes (paragraphe 79 ci‑dessus). Ainsi, eu égard à la plainte pénale déposée par le requérant qui alléguait de manière plausible que la loi relative à l’euthanasie n’avait pas été respectée en l’espèce, les autorités belges étaient dans l’obligation de mener une enquête pénale.
180. La Cour constate que la première enquête pénale, menée par le procureur du Roi à la suite de la plainte déposée par le requérant, a duré environ trois ans et un mois alors qu’aucun devoir d’enquête ne semble avoir été entrepris par le procureur du Roi. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas contesté le manque d’effectivité de cette première enquête (paragraphe 98 ci‑dessus). La seconde enquête pénale menée sous la direction d’un juge d’instruction après la communication de la présente requête au Gouvernement a quant à elle duré environ un an et sept mois.
181. De l’avis de la Cour, prise dans son ensemble, et eu égard à l’absence de devoirs entrepris au cours de la première enquête, l’enquête pénale n’a pas satisfait à l’exigence de promptitude requise par l’article 2 de la Convention.
182. En revanche, s’agissant du caractère approfondi de l’enquête, la Cour estime que, au cours de la seconde enquête pénale, les autorités ont pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les éléments permettant d’établir les faits de l’affaire. Le juge d’instruction a ainsi nommé un expert médecin qui a examiné le dossier médical de la mère du requérant et a présenté ses conclusions dans un rapport d’expertise détaillé (paragraphes 43-44 ci-dessus). La police a également entendu le professeur D. (paragraphe 45 ci-dessus). C’est sur le fondement de ces éléments que la chambre du conseil a rendu une ordonnance de non-lieu (paragraphe 47 ci-dessus).
183. Ces éléments suffisent pour conclure que la seconde enquête a été suffisamment approfondie. Dans la mesure où les obligations de l’État sont de moyens et non pas de résultat (paragraphe 168 ci-dessus), le fait que l’instruction pénale ait abouti à un non-lieu, sans renvoi d’une personne devant une juridiction de jugement, ne permet pas en soi de conclure que la procédure pénale concernant l’euthanasie de la mère du requérant n’a pas répondu aux exigences d’effectivité de l’article 2 de la Convention.
γ) Conclusion relative au contrôle a posteriori
184. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’État a manqué à son obligation positive procédurale tant en raison du manque d’indépendance de la Commission qu’à cause de la durée de l’enquête pénale menée en l’espèce.
185. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à ce titre.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
186. Le requérant allègue qu’en manquant de protéger de manière effective le droit à la vie de sa mère, l’État aurait également violé le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale. Il invoque l’article 8 de la Convention qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Thèses des parties
1. Le requérant
187. Le requérant soutient que l’État défendeur a violé son droit au respect de sa vie privée et familiale en raison des manquements de l’État à protéger la vie de sa mère. Il souligne qu’en cas d’euthanasie pratiquée par le médecin qui est coprésident de l’instance de contrôle, les proches des personnes euthanasiées sont exposés par l’État à une atteinte à leur propre intégrité psychologique et à leur vie familiale. De plus, l’absence de contact avec sa famille serait une des raisons qui avait conduit sa mère à l’euthanasie, ce qui aurait dû entraîner des efforts pour la reconnecter avec sa famille avant que l’incurabilité de son état puisse être établie. Le requérant se plaint en outre de ne pas avoir été informé ni impliqué dans le processus décisionnel ayant abouti à l’euthanasie de sa mère.
2. Le Gouvernement
188. Le Gouvernement considère que ce grief est absorbé par celui invoqué au regard de l’article 2 et qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale.
189. Aux yeux du Gouvernement, les droits consacrés par la Convention visent à empêcher les atteintes illégitimes portées par l’État ou des tiers, mais non à limiter la faculté d’autodétermination de la personne elle-même, du moins si le législateur la consacre, conformément à la marge d’appréciation qui lui est laissée. À ce titre, le fait que le patient demande l’euthanasie et que des garanties relatives à l’intégrité de cette demande soient prévues seraient d’une importance fondamentale. Il ressortirait de l’arrêt Haas (précité) que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. Par conséquent, la notion d’autonomie personnelle reflète, selon le Gouvernement, un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties conférées par le droit au respect de la vie privée.
190. S’agissant plus particulièrement de l’absence d’implication du requérant dans le processus d’euthanasie, le Gouvernement concède qu’il serait idéal qu’un patient soit entouré de ses proches dans une telle situation. Il note cependant que les patients peuvent parfois préférer être seuls avec leurs médecins pour cette dernière étape de leur vie. Or en l’espèce, la mère du requérant se serait opposée à ce que son fils, avec lequel les liens étaient rompus, soit associé à sa démarche d’euthanasie malgré les efforts des médecins pour qu’elle reprenne contact avec lui. Les médecins devraient respecter ce souhait légitime, conformément à leur devoir de confidentialité et de strict maintien du secret médical.
2. Thèses des tiers intervenants
1. L’Association pour le droit de mourir dans la dignité
191. L’ADMD relève que la loi relative à l’euthanasie prévoit que le médecin peut s’entretenir de la demande concernant l’euthanasie d’une personne avec les proches que celle-ci désigne, uniquement lorsque telle est sa volonté. L’idéal serait que le choix de l’euthanasie puisse être partagé par les membres de la famille pour permettre de construire un départ serein. Cependant, cela ne serait pas toujours possible dans la mesure où les histoires familiales sont multiples et parfois douloureuses. Par ailleurs, le médecin qui irait à l’encontre de la volonté de son patient de ne pas avoir un entretien avec ses proches serait en difficulté par rapport au respect de la loi relative aux droits du patient.
2. Care not killing
192. L’association CNK déclare que les articles 2 et 8 de la Convention sont complémentaires et font partie d’un système juridique homogène conçu pour maximiser la protection des individus. Toute mort humaine affecterait nécessairement les intérêts de nombreuses autres personnes, y compris les membres de la famille, d’une manière qui relève de l’article 8.
3. Le Centre européen pour le droit et la justice
193. Le CEDJ ne se prononce pas sur cet aspect de l’affaire.
4. Dignitas
194. Se référant à l’arrêt Haas (précité), l’association Dignitas soutient que l’article 8 de la Convention reconnaît aux personnes le droit de décider par elles-mêmes quand et comment elles souhaitent mourir. Une grande importance devrait être attachée au fait qu’une personne demandant l’euthanasie parle de son intention avec ses proches. Cela étant, il deviendrait parfois impossible pour la personne concernée de contacter ses proches en raison de la complexité des relations familiales.
5. L’Institut Ordo Iuris
195. L’IOI soutient que les questions soulevées par l’euthanasie doivent être examinées non seulement du point de vue de l’article 2 de la Convention, mais également du point de vue de l’article 8 à l’égard du droit au respect des liens familiaux des membres de la famille de la personne euthanasiée. Si la décision sur la manière et le moment de mettre fin à sa vie fait partie du droit au respect de la vie privée d’une personne, il conviendrait également de supposer que ce droit comprend la possibilité de demander l’avis de parents et d’amis proches. Même en reconnaissant que tout être humain adulte peut décider de manière autonome de la manière et du moment de la fin de sa vie, une telle décision aurait de graves conséquences sur la vie privée et familiale de ses proches.
196. Aux yeux de l’IOI, le lien familial, garanti par l’article 8 de la Convention, est détruit à la suite d’une euthanasie. Cette rupture, surtout lorsqu’elle se produit de manière soudaine et sans avertissement, serait associée à une souffrance mentale et, dans les cas extrêmes, physique des personnes qui ont perdu un membre de leur famille. Le droit des membres de la famille de rencontrer leur proche en attente d’une procédure d’euthanasie serait dès lors une composante essentielle du droit au respect de la vie familiale. À supposer même que le droit à l’euthanasie soit une composante du droit au respect de la vie privée, ce droit devrait être mis en balance avec le droit de la famille au respect de la vie familiale.
3. Appréciation de la Cour
197. Le requérant soutient que son droit au respect de sa vie privée et familiale a été violé en raison de l’euthanasie de sa mère, qu’il considère contraire aux exigences de l’article 2 de la Convention. Il allègue en particulier que les autorités nationales ont manqué à leur devoir d’assurer son implication dans le processus d’euthanasie de sa mère. La Cour y voit un aspect de l’affaire dont la substance n’a pas été examinée lors de l’analyse des griefs tirés de l’article 2 de la Convention. Elle l’examinera donc séparément.
1. Sur la recevabilité
198. Il n’est pas contesté par les parties que les faits de la présente affaire relèvent de la vie privée et familiale du requérant. La Cour partira donc de la prémisse que l’article 8 de la Convention est applicable dans ces deux aspects.
199. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le bien-fondé
200. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 1 de la Convention, les États contractants « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention ». Si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits qu’il garantit (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 108, 5 septembre 2017). Ces obligations peuvent notamment impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée et familiale, jusque dans les relations des individus entre eux (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 75, CEDH 2007‑I, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 125).
201. Compte tenu des circonstances de l’espèce, et en particulier de la formulation du grief par le requérant, la Cour estime que la présente affaire soulève la question de savoir si l’État défendeur a méconnu son obligation positive de garantir au requérant, dont la mère a été euthanasiée, le droit au respect de sa vie privée et familiale.
202. Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut prendre en considération le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X, et Hämäläinen, précité, § 65).
203. En premier lieu, le requérant dénonce une violation de l’article 8 parce qu’il considère que l’euthanasie de sa mère était contraire à l’article 2 de la Convention. À cet égard, s’agissant du cadre législatif concernant les actes préalables à l’euthanasie et des conditions dans laquelle l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée en l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention (paragraphes 155 et 165 ci-dessus). Elle estime par conséquent que le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant n’a pas été enfreint du seul fait que sa mère a été euthanasiée.
204. Ensuite, s’agissant de l’absence d’implication du requérant dans le processus d’euthanasie, la Cour est appelée à se prononcer sur un conflit entre différents intérêts concurrents, à savoir le souhait du requérant d’accompagner sa mère dans les derniers instants de sa vie et le droit de la mère du requérant au respect de sa volonté et de son autonomie personnelle (sur ce dernier point, voir les principes généraux décrits au paragraphe 124 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour doit procéder à un exercice de mise en balance des intérêts en jeu.
205. La Cour relève que la loi relative à l’euthanasie oblige les médecins à s’entretenir de la demande d’euthanasie d’un patient avec ses proches uniquement lorsque c’est la volonté du patient (paragraphe 51 ci-dessus). Si telle n’est pas sa volonté, les médecins ne peuvent pas contacter ses proches, conformément à leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical (paragraphes 59 et 66 ci-dessus).
206. En l’espèce, conformément à la loi, les médecins impliqués dans la procédure d’euthanasie de la mère du requérant lui ont suggéré plusieurs fois une reprise de contact avec ses enfants (paragraphes 11, 17, 19 et 23 ci‑dessus). Or, il ressort du dossier que la mère du requérant s’y est à chaque fois opposée, déclarant qu’elle ne voulait plus avoir de contact avec ses enfants (paragraphes 6, 8, 9, 25 et 26 ci-dessus). Elle a même indiqué qu’elle avait peur de son fils (paragraphe 8 ci-dessus). Nonobstant, à la demande de ses médecins, l’intéressée a adressé un courriel à ses enfants, le requérant et sa sœur, dans laquelle elle les a informés de sa volonté d’euthanasie (paragraphe 12 ci-dessus). Alors que la sœur du requérant a répondu à ce courriel en déclarant qu’elle respectait la volonté de sa mère, le requérant ne semble pas avoir réagi (paragraphe 12 ci-dessus).
207. Dans ces circonstances qui s’inscrivaient dans le cadre de relations dégradées entre le requérant et sa mère depuis longtemps, la Cour estime que les médecins de la mère du requérant ont fait tout ce qui était raisonnable, dans le respect de la loi, de leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical, ainsi que des directives déontologiques (paragraphes 59 et 66 ci-dessus), pour qu’elle contacte ses enfants au sujet de sa demande d’euthanasie. Il ne saurait être reproché au législateur d’obliger les médecins à respecter les souhaits de l’intéressée sur ce point, ni de leur imposer un devoir de confidentialité et de maintien du secret médical. Sur ce dernier point, la Cour rappelle que le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les Parties contractantes à la Convention et qu’il est capital non seulement pour protéger la vie privée des malades mais également pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en général (Z c. Finlande, 25 février 1997, Recueil 1997-I, M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 41, Recueil 1997‑IV, et, mutatis mutandis, Szuluk c. Royaume-Uni, no 36936/05, § 47, CEDH 2009).
208. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la législation, telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, a ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu.
209. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
210. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
211. Le requérant n’a pas présenté de demande au titre du dommage matériel ou moral. Il a indiqué ne pas vouloir obtenir un gain financier mais souhaiter voir les violations de la Convention constatées et que des mesures soient prises par le Gouvernement pour empêcher toute violation à l’avenir. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme au titre du dommage.
2. Frais et dépens
212. Le requérant réclame 2 828,23 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 10 800 EUR au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
213. Le Gouvernement ne conteste pas les frais engagés par le requérant au niveau interne à hauteur de 2 211,30 EUR. Il soustrait toutefois à la demande du requérant les frais de déplacement du conseiller d’ADF International qui a agi pro bono. S’agissant des frais engagés pour la procédure devant la Cour, le Gouvernement souligne qu’il est indiqué dans la demande de satisfaction équitable que ces frais n’ont pas été engagés par le requérant, ADF International ayant agi pro bono.
214. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En particulier, la Cour a jugé que la réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer. Les honoraires d’un représentant ayant agi à titre gracieux n’ont pas réellement été déboursés (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 370-371, 28 novembre 2017). Dès lors, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 211,30 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire relative au non‑épuisement des voies de recours internes ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à raison des conditions dans lesquelles l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison des défaillances du contrôle a posteriori de l’euthanasie pratiquée ;
6. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 211,30 EUR (deux mille deux cent onze euros et trente centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
(a) opinion en partie concordante et en partie dissidente de la juge Elósegui ;
(b) opinion en partie dissidente du juge Serghides.
G.R.
M.B.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE ELÓSEGUI
(Traduction)
1. INTRODUCTION
1. Le requérant allègue que sa mère s’est soumise à un acte d’euthanasie sans bénéficier de garanties procédurales suffisantes (article 2) et sans consulter ses enfants (article 8).
Je souscris aux constats de la majorité sur deux points importants : d’une part, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison des défaillances du contrôle a posteriori de l’euthanasie pratiquée sur la mère du requérant (point 5 du dispositif), et, d’autre part, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire (point 6 du dispositif).
J’ai cependant voté contre deux autres points du dispositif (points 3 et 4), car j’estime qu’il y a aussi eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie.
La présente affaire est importante : il apparaît en effet que c’est la première fois que la Cour a l’occasion d’examiner la portée et la nature des obligations qui incombent à l’État sous l’angle de l’article 2 en ce qui concerne, d’une part, l’euthanasie, et, d’autre part, les patients souffrant de troubles psychiatriques qui demandent à subir une euthanasie.
2. Sur la question des obligations positives qui imposent à l’État de mettre en place un cadre réglementaire effectif (prévoyant notamment une enquête a posteriori effective), je souscris au constat de la majorité selon lequel il y a eu dans ce cas concret violation de l’article 2 du fait de l’absence dans le système interne d’un contrôle effectif a posteriori visant à déterminer la cause du décès des patients ayant subi une euthanasie. L’indépendance commande non seulement qu’il y ait une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi que toutes les parties chargées de mener une évaluation dans le cadre de la procédure visant à déterminer la cause du décès d’un patient jouissent d’une indépendance formelle et de fait à l’égard des personnes ayant participé à la procédure d’euthanasie.
3. Dans les rares lois qui sont actuellement en vigueur en matière d’euthanasie (suicide assisté), on distingue deux types de règles : celles qui prévoient un contrôle a priori destiné à déterminer si les garanties légales sont respectées, et d’autres qui prévoient un contrôle a posteriori. Le droit belge est le seul à se trouver dans le deuxième cas (pour une analyse comparative récente, voir Lings c. Danemark, no 15136/20, §§ 26-31, 12 avril 2022)[1].
En tant que juges, nous sommes appelés à statuer sur une affaire donnée, en tenant compte des faits établis qui nous sont présentés, et à rechercher s’il y a, ou non, eu violation d’un ou plusieurs droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme. Partant, notre rôle n’est ni d’agir en tant que législateur, ni de formuler des principes in abstracto. Dans l’affaire Lings c. Danemark (arrêt précité) dont elle a eu à connaître récemment, la Cour a rappelé que « selon sa jurisprudence constante, lorsqu’elle se trouve saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, elle a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention » (Lings, précité, § 47).
C’est pourquoi, le vote exprimé sur les points au sujet desquels je souscris au constat de la majorité ou m’en dissocie ne me lie pas pour les affaires à venir dans lesquelles la législation nationale ou les faits seraient différents, ou dans lesquelles aucune loi ne serait en vigueur au niveau interne. Quoi que nous fassions pour appliquer la jurisprudence de la Cour, il n’y a pas deux cas identiques, pas plus, même, que des interprétations homogènes de notre propre jurisprudence.
Dans l’analyse qui suit, je me concentrerai sur la question de la conformité à la loi belge dans le cas d’espèce, en m’appuyant sur les faits établis et en me penchant sur la question de savoir si, dans la pratique, les garanties concrètes prévues par le cadre législatif ont été respectées. En conséquence, après examen du cas d’espèce, je parviendrai à la conclusion que ni le contrôle a posteriori de l’euthanasie pratiquée, ni la commission instituée par la loi belge, n’ont respecté le droit belge, et qu’il apparaît assez clairement qu’un système prévoyant un contrôle a posteriori dans le cas de personnes souffrant de troubles mentaux (vulnérables) est, du fait de cette vulnérabilité particulière des intéressés, incompatible en pratique avec les garanties prévues par l’article 2 de la Convention.
2. CONFLIT D’INTÉRÊTS ENTRE MÉDECINS ET PATIENTS
4. Comme je l’ai déjà dit, je souscris à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 2 au motif que le médecin ayant pratiqué l’euthanasie siégeait aussi à la commission et ne s’est pas récusé. Le présent arrêt donne au législateur et au gouvernement belges des indications plus concrètes quant à la manière dont cette commission doit organiser la procédure de récusation afin de préserver l’anonymat des personnes concernées (paragraphe 177 de l’arrêt). Sur ce point, ayant moi-même siégé cinq ans en qualité de vice-présidente au Comité de bioéthique de la Communauté autonome d’Aragon (2012-2018, Espagne) et quinze ans au Comité d’éthique de l’hôpital de mon université à Saragosse (Espagne), j’estime que si l’on applique les critères habituels en matière de conflits d’intérêts, on peut comprendre qu’un médecin ayant pratiqué une euthanasie ne peut siéger dans cette commission et qu’il ne suffit pas que l’intéressé garde le silence. Il est nécessaire, par souci de préservation des garanties et du rôle de cette commission, que l’intéressé se récuse. Je souscris au constat formulé par la majorité au paragraphe 178 de l’arrêt : « Par conséquent, et tenant compte du rôle crucial joué par la Commission dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, la Cour estime que le système de contrôle établi en l’espèce n’assurait pas son indépendance, et cela indépendamment de l’influence réelle qu’a éventuellement eue le professeur D. sur la décision prise par la Commission en l’espèce. » Je suis d’accord avec la majorité sur ce point concret, car je considère que le cadre actuellement prévu par la loi belge, qui autorise le médecin ayant pratiqué l’euthanasie à siéger aux délibérations et à se prononcer sur ses propres actes, est incompatible avec les garanties requises par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, surtout lorsque le patient concerné souffrait de troubles psychiatriques. Je pense toutefois que le problème ne se limite pas au cas d´espèce, et que c’est de manière générale que le cadre législatif actuel, qui prévoit un contrôle a posteriori de l’euthanasie, ne peut pas être considéré comme offrant des garanties suffisantes contre les abus, indépendamment de l’influence réelle qu’une personne pourrait avoir sur la décision.
5. Penchons-nous sur la notion de conflit d’intérêts entre un médecin et son patient. Celle-ci peut être définie comme « une figure morale qui apparaît dans la conduite d’un individu dont un devoir ou une obligation (intérêt primaire) se heurte à un intérêt de nature personnelle (intérêt secondaire) et qui peut déformer le jugement professionnel de l’intéressé dans une mesure inacceptable, faisant naître la crainte que la justice se trouve bafouée »[2].
D’après de nombreux docteurs en médecine, « ces débats cadrent avec le souci de justice et d’éthique sociale des sociétés démocratiques, qui exigent que les décisions qui touchent des tiers, et en particulier des patients, soient prises dans le respect des règles du jeu »[3]. En outre, « [b]ien qu’au cours des dernières décennies, en Occident, le changement de paradigme dans la relation clinique se soit consolidé, passant du paternalisme médical à la promotion de l’autonomie du patient, les patients s’adressent généralement au système de santé pour demander de l’aide dans une situation de nécessité, en se fiant à l’intégrité morale et à la compétence des professionnels de santé. Cette asymétrie, qui sera toujours présente dans la relation clinique, appelle dans le domaine de la médecine une analyse des conflits d’intérêts plus rigoureuse que dans d’autres domaines où, comme c’est le cas, par exemple, dans le cadre des relations commerciales, les utilisateurs ont une plus grande capacité à se défendre contre les préjudices causés par des décisions injustes. À l’inverse, les patients se trouvent généralement en position d’infériorité lorsqu’ils sont face à des décisions biaisées par un conflit d’intérêts dans le domaine de la médecine »[4].
En outre, « la sécurité juridique et la crainte de poursuites judiciaires peuvent conduire des professionnels à prendre des mesures qui ont pour objectif premier non pas l’intérêt du patient mais leur propre protection, ce que d’aucuns qualifient de « médecine défensive » et que certains auteurs considèrent comme un véritable conflit d’intérêts »[5].
Dans la présente affaire, j’estime non seulement qu’il y a eu des défaillances dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, mais aussi que les règles régissant le fonctionnement de la commission n’offrent pas les garanties et garde-fous requis par l’article 2 de la Convention, et que ce mode de fonctionnement ne peut pas être considéré comme relevant de la marge d’appréciation des États[6].
L’arrêt ne renferme pas une analyse approfondie de la manière dont l’indépendance du médecin consulté à l’égard du patient/médecin traitant (article 3 de la loi) est comprise et assurée dans la pratique.
3. LE CADRE LÉGISLATIF EN BELGIQUE, TEL QUE PRÉSENTÉ DANS LES OBSERVATIONS DU GOUVERNEMENT BELGE
6. En ce qui concerne le contrôle de la commission, la loi belge du 28 mai 2002 établit une procédure de contrôle a posteriori de l’acte d’euthanasie. Dans les quatre jours qui suivent l’acte, le médecin doit remettre une déclaration à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie. Pour rappel, la commission en question compte seize membres : huit docteurs en médecine, quatre professionnels du droit (professeurs de droit ou avocats en exercice) et quatre professionnels issus des milieux chargés de la problématique des patients atteints d’une maladie incurable. Ces membres sont nommés pour un mandat renouvelable de quatre ans, dans le respect de la parité linguistique et dans l’optique d’assurer une représentation pluraliste : la commission peut compter des membres qui ne sont pas nécessairement favorables à la dépénalisation de l’euthanasie. Le renouvellement des membres de la commission se fait par publication d’un appel à candidatures dans Le Moniteur belge. Les candidatures sont présentées à la Chambre des représentants qui, après examen des compétences et qualités des candidats, établit deux listes, l’une recensant les seize membres effectifs, et l’autre, leurs suppléants. Il convient également de relever que plusieurs docteurs en médecine qui siègent à la commission ont également une expérience en matière de soins palliatifs. Le législateur cherchait à ce que la commission compte des docteurs en médecine ayant une réelle expertise dans le domaine.
7. La commission a été conçue comme une passerelle entre les professionnels de la santé et le pouvoir judiciaire. Son rôle premier est d’assurer pour la société le contrôle des actes d’euthanasie. Sa mission est donc de vérifier, sur le fondement de déclarations, que les médecins ont agi dans le respect des conditions prévues par la loi. A priori, l’anonymat de tous les intervenants est préservé, et il ne peut être levé qu’en ce qui concerne le nom du patient et des médecins concernés, pas en ce qui concerne les délibérations de la commission. Le dernier paragraphe de l’article 8 de la loi du 8 mai 2002 dispose : « [l]orsque la levée de l’anonymat fait apparaître des faits ou des circonstances susceptibles d’affecter l’indépendance ou l’impartialité du jugement d’un membre de la commission, ce membre se récusera ou pourra être récusé pour l’examen de cette affaire par la commission ». Selon les observations du Gouvernement, outre l’obligation légale, les membres de la commission respectent clairement les règles déontologiques et les principes éthiques. Tout membre, docteur en médecine ou non, ayant pris part à une procédure d’euthanasie veillera à rester silencieux s’il remarque que la commission examine un dossier qui le concerne de près ou de loin. Le retrait de l’intéressé n’est pas indiqué. En effet, pareil geste entraînerait une levée de l’anonymat non prévue par la loi.
8. D’après le gouvernement belge, l’anonymat a été levé dans plusieurs affaires. Nous pouvons nous reporter au huitième rapport de la commission, qui porte sur les années 2016 et 2017 et dit ce qui suit en page 26 : « Dans 23,7 % des dossiers, la Commission a décidé la levée de l’anonymat et l’ouverture du volet I, afin de demander un complément d’information au médecin déclarant. Cette ouverture était, dans 6,9 % des déclarations, uniquement justifiée par la volonté de la Commission de faire remarquer au médecin, essentiellement dans un but d’information et de pédagogie, des imperfections dans ses réponses ou des erreurs d’interprétation concernant les procédures suivies. Ces dernières ne mettaient cependant pas en cause le respect des conditions légales. Dans ces cas, aucune réponse du médecin n’était sollicitée. Dans 16,8 % des déclarations, l’ouverture du volet I était destinée à obtenir du médecin des renseignements complémentaires souhaités par la Commission concernant un ou plusieurs points du document mal, insuffisamment ou non complétés. La plupart de ces points concernaient des informations administratives manquantes ou des détails de procédure. Les réponses apportées ont chaque fois donné les informations utiles et les déclarations ont pu être acceptées. » Si elle n’est pas satisfaite des explications écrites du médecin, ou même des informations écrites communiquées par les médecins consultés obligatoirement, la commission invite le médecin concerné à se présenter devant la commission. Ce cas de figure s’est présenté dans cinq examens postérieurs à 2015. À quatre reprises, la commission a considéré que les explications que les médecins lui avaient fournies au cours des auditions suffisaient pour parvenir à la conclusion que les conditions essentielles prévues par la loi avaient été respectées. Dans une affaire, le dossier a été communiqué à la justice[7].
4. LE POINT DE VUE DU REQUÉRANT
9. Sur ce point, le requérant allègue au contraire dans ses observations (§ 21) que le mode de fonctionnement spécifique de la commission commande un examen plus poussé[8].
Pour commencer, le dossier communiqué à la commission est anonyme en principe : il ne renferme pas les données à caractère personnel de la personne et des médecins concernés. Ce n’est que lorsque la commission décide de lever l’anonymat qu’elle a accès à ces informations (article 8 de la loi). Selon le requérant, le Gouvernement explique dans ses observations que l’article 8 de la loi belge dispose que « Lorsque la levée de l’anonymat fait apparaître des faits ou des circonstances susceptibles d’affecter l’indépendance ou l’impartialité du jugement d’un membre de la commission, ce membre se récusera ou pourra être récusé pour l’examen de cette affaire par la commission ». Dans la pratique, cependant, l’anonymat est conservé dans la majorité des cas, comme, apparemment, dans le cas d’espèce. La loi ne renferme par conséquent aucune disposition visant à prévenir les conflits d’intérêts. En outre, l’existence de conflits d’intérêt est vraisemblable, compte tenu du nombre de docteurs en médecine membres de la commission qui pratiquent des euthanasies. Le requérant soutient qu’aucune information détaillée sur les pratiques des médecins n’est disponible, mais il est indiqué dans le rapport de 2012 que sur les quatre docteurs en médecine francophones qui siégeaient à la commission, trois siégeaient également au conseil de l’ADMD, et sur les quatre docteurs en médecine néerlandophones dont la présence à la commission était requise par la loi, deux siégeaient aussi au conseil de l’association LEIF.
En conclusion, il est aisé d’observer que les garde-fous prévus dans le cadre de l’application de la loi sont défaillants, notamment en ce qui concerne le système de « contrôle », que l’organisme chargé de s’assurer du respect des garanties au cas par cas doit être indépendant et qu’un réel contrôle juridictionnel devrait être nécessaire.
10. Le requérant dénonce un conflit d’intérêts (Observations du requérant, § 64). J’estime que pour garantir la mise en cause en pratique de la responsabilité de tous les acteurs concernés, le public doit avoir un droit de regard sur l’enquête et ses conclusions, et l’enquête doit être menée en toute indépendance, tant sur le plan hiérarchique qu’institutionnel, à l’égard des personnes concernées. À cette fin, les proches du défunt doivent avoir accès au dossier de l’enquête car ils sont les seuls garants et parties intéressées, surtout lorsque des personnes vulnérables, fragiles et isolées sont concernées (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, 4 mai 2001).
Renvoyant au paragraphe 3 des observations du gouvernement belge, le requérant allègue en outre ce qui suit dans ses observations (Observations du requérant, § 66) : « De plus, le gouvernement belge révèle que la décision de la commission dans cette affaire a été prise « à l’unanimité ». Aucun élément ne laisse penser qu’un des membres se soit abstenu. Par conséquent, soit le docteur D. a voté pour approuver l’euthanasie dans cette affaire, soit les informations communiquées par le gouvernement défendeur sont fausses ou trompeuses, ce qui montre encore les dysfonctionnements du mécanisme de contrôle que les autorités belges déclarent avoir mis en place ».
11. D’après le Gouvernement, la pratique veut que la personne ayant participé à la procédure d’euthanasie examinée garde le silence. Mais, si les délibérations sont confidentielles, comment peut-on avoir la certitude, a posteriori, que l’intéressé a bien gardé le silence ? D’ailleurs, seul un confrère de l’intéressé pourrait avoir des soupçons et faire un signalement. Tout cela est très improbable.
A contrario, il est courant au sein des formations judiciaires et d’autres organes que la personne qui se récuse ne soit pas présente dans la salle des délibérations lorsque l’affaire en cause est examinée (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 80-84, CEDH 2002‑II, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 34, CEDH 2001‑III).
12. Au paragraphe 43 de ses observations, le requérant allègue ce qui suit : « [l]a loi belge impose qu’une demande écrite soit formulée dans chaque cas. Cependant, il ressort du premier rapport de la commission fédérale qu’aucune demande écrite n’a été formulée dans quatorze déclarations, et qu’aucune de ces affaires n’a été communiquée au procureur par la commission. En outre, le rapport est un document officiel communiqué au Sénat belge, lequel s’est lui aussi abstenu de prendre des mesures à cet égard [Commission fédérale de contrôle et d’évaluation, premier rapport (2004), p. 18]. De même, ce rapport fait état de plusieurs cas de « suicide médicalement assisté ». Or, cette procédure ne relève pas de la loi belge, et en dépit de la décision du Parlement de ne pas légiférer sur cette pratique, la commission écrit qu’elle considère « que (...) cette pratique (...) entre dans le cadre de l’euthanasie telle qu’elle est définie par la loi (...) » [ibidem, p. 17. Voir aussi le deuxième rapport de la commission (2006), p. 24. Voir également le troisième rapport de la commission (2008), p. 24. De telles violations sont recensées jusqu’au cinquième rapport (2012), p. 17]. La commission est incompétente pour réécrire la loi de cette manière ».
13. Sur les douze mille affaires examinées par la commission, seule une a été communiquée au parquet (Observations du requérant, § 71), et cette affaire n’a été signalée que parce qu’elle avait été mentionnée dans un documentaire qui avait été diffusé en Australie. Il s’agissait du cas d’une femme de quatre-vingt-cinq ans qui souffrait de dépression depuis le décès soudain de sa fille. Or, le médecin qui avait pratiqué l’euthanasie n’avait consulté aucun psychiatre (ibidem). Cette affaire fut classée au motif qu’elle ne relevait pas des exigences légales relatives aux affaires d’euthanasie. En effet, le poison avait été délivré par le médecin, certes, mais l’intéressée se l’était administré elle-même (ibidem, § 72).
Seule une affaire est parvenue jusqu’à la Cour d’assises de Gand. Close le 31 janvier 2020, elle s’est soldée par trois acquittements en dépit du fait que les deux parties aient reconnu que la signature d’un des trois médecins ayant apparemment autorisé l’euthanasie avait été « utilisée de manière abusive (...) par les deux autres médecins » (Observations du requérant, § 45 ; le gouvernement belge a confirmé ce point dans ses observations[9]).
5. LA DISPARITION DU DOCUMENT D’ENREGISTREMENT D’EUTHANASIE
14. Dès 1996, l’une des premières tâches qui me furent confiées – et dont j’ai eu la charge jusqu’en 2013 – dans le cadre de mes fonctions au sein du Comité d’éthique médicale de l’hôpital Lozano Blesa de l’université de Saragosse (Espagne) fut d’examiner les formulaires de consentement éclairé de tous les services hospitaliers dans le but de vérifier qu’ils étaient bien conformes aux exigences de la législation espagnole, de la loi générale sur la santé (no 14/1986, 14 avril 1986), puis de la Loi fondamentale no 41/2002, du 14 novembre 2002, portant sur l’autonomie du patient et les droits et obligations applicables en matière de droit à l’information et de documentation clinique. Il existait plus de soixante formulaires différents, compte tenu de la diversité des domaines concernés.
15. D’après les éléments figurant dans le dossier de l’affaire devant la Cour et repris dans l’arrêt, le document d’enregistrement n’a pas été communiqué au docteur C. avec le reste du dossier médical (paragraphe 34 de l’arrêt), et la commission a refusé d’en fournir une copie au requérant au motif qu’il était confidentiel (paragraphes 35, 37 et 38). De plus, le requérant n’a pas pu le consulter entre le 26 juin 2012, date à laquelle la commission, dont le coprésident était le professeur D., l’a examiné et a conclu à l’unanimité que l’euthanasie avait été effectuée selon les conditions et la procédure prévues par la loi (paragraphe 30), et le 4 mars 2020, date à laquelle sa deuxième partie, la partie anonyme, a été jointe en annexe aux observations communiquées par le gouvernement belge à la Cour.
16. Il ressort de la version des faits qui a été reprise dans l’arrêt de la Cour et que nous considérons comme établie que lorsque le docteur C., que le requérant avait désigné pour pouvoir accéder au dossier médical de sa mère (paragraphe 31), consulta le dossier le 2 août 2013, il remarqua que la déclaration d’enregistrement de l’euthanasie ne s’y trouvait pas (paragraphe 34). Le 23 octobre 2013, le requérant demanda à nouveau auprès de la Commission une copie de ce document, mais cette demande demeura sans réponse (paragraphe 35). Le 16 février 2014, il déposa une plainte auprès de l’ordre des médecins mais ne reçut aucune réponse (paragraphe 36). Il demanda à nouveau une copie du document d’enregistrement de l’euthanasie le 4 mars 2014. Or, la commission s’est fondée à tort sur l’allégation selon laquelle le requérant n’avait pas le droit de consulter les données en question. En effet, le droit belge dispose que les proches du patient et/ou des parties intéressées sont en droit d’accéder au dossier une fois l’euthanasie pratiquée, sauf dans les cas où le patient a expressément indiqué qu’il n’autorisait personne à accéder aux données post-mortem le concernant, ce que la mère du requérant en l’espèce n’a pas fait.
La première plainte que le requérant a déposée auprès du procureur du Roi le 4 avril 2014 n’a reçu une réponse que trois ans plus tard, en 2017, et il apparaît clairement que la procédure a été réactivée parce que le requérant a saisi la Cour le 15 octobre 2014 (paragraphes 39-40). Pourtant, la Cour a rejeté cette première requête au motif que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées (paragraphe 40). Le 8 mai 2017, le procureur du Roi a donc décidé de classer la plainte sans suite au motif qu’aucun élément ne permettait de conclure que l’euthanasie avait été pratiquée en violation des exigences légales (paragraphe 41).
Une fois encore, ce n’est qu’après que le requérant a introduit une nouvelle requête devant la Cour, le 6 novembre 2017, que, le gouvernement belge ayant appris que la Cour s’était saisie de l’affaire, les autorités judiciaires ont décidé, le 2 mai 2019, de rouvrir au niveau interne une instruction pénale, laquelle fut close le 11 décembre 2020 (paragraphe 49).
17. Un autre élément marquant montre bien que la loi n’offre aux personnes vulnérables aucune garantie ni aucun garde-fou au niveau procédural : l’expert médical qui fut chargé par le juge d’instruction d’examiner le dossier médical de la mère du requérant (paragraphe 45) et qui rendit un rapport de onze pages, constata curieusement et mystérieusement, ainsi qu’il est indiqué dans les dernières lignes du paragraphe 46 de l’arrêt, « qu’il n’y avait pas une seule pièce dans le dossier concernant la déclaration de l’euthanasie soumise à la commission, ni concernant son évaluation par celle-ci » (paragraphe 46).
Sur la base de tous ces éléments, le procureur a estimé que l’euthanasie de la mère du requérant avait respecté les conditions prescrites par la loi. À mon humble avis de juge, on peut se demander sur quel fondement le procureur a pu parvenir à une telle conclusion alors que ni lui, ni personne d’autre au cours de la procédure n’a vu le document d’enregistrement de l’euthanasie (paragraphe 48).
18. Cet élément demeure stupéfiant. C’est précisément parce que le formulaire de consentement éclairé était manquant qu’une chambre de la troisième section de la Cour a condamné l’Espagne à l’unanimité dans l’affaire Reyes Jiménez, où les parents d’un mineur de moins de six ans n’avaient pas donné leur consentement écrit avant une opération chirurgicale pour laquelle la législation espagnole exigeait pareil document, et où il a été prouvé que le document en question n’avait pas été signé et que les juridictions espagnoles (dans le cadre d’un recours contentieux-administratif que les parents du requérant avaient introduit contre l’hôpital pour se plaindre d’une absence de consentement éclairé) avaient voulu protéger le médecin qui avait pratiqué l’opération et qui avait écrit de sa propre main sur le dossier médical de l’enfant que « la famille a[vait] été informée » (Reyes Jimenez c. Espagne, no 57020/18, 8 mars 2022).
6. LA RÉAPPARITION DU DOCUMENT D’ENREGISTREMENT DE L’EUTHANASIE ET LA TENEUR DE CE DOCUMENT
19. L’arrêt souligne à propos que le requérant n’a pas pu accéder a posteriori au dossier de sa mère et que la procédure a été très longue, s’étendant sur huit ans jusqu’au classement de l’affaire en 2020. Ce constat permet de conclure que les garanties procédurales n’ont pas été respectées à plusieurs égards.
20. Premièrement, c’est à la suite de la requête qu’il a introduite devant la Cour que le requérant a pour la première fois pu avoir accès au document d’enregistrement de l’euthanasie, et que le document en question a été présenté en justice. En particulier, le requérant (ou son représentant, c’est-à-dire le médecin par lui désigné) s’est vu refuser l’accès au document en question pendant huit ans (Observations du requérant, § 11). Ce n’est qu’au moment où l’affaire s’est trouvée devant la Cour que le Gouvernement a communiqué le document en question au requérant. Comme nous l’avons souligné plus tôt, la commission a refusé de donner accès à ce document au médecin désigné par le requérant ; or, selon le droit belge, seul un médecin désigné par un membre de la famille peut voir le dossier. Le gouvernement belge soutient que l’accès à un tel document doit être obtenu auprès d’un juge, mais en l’espèce, le requérant était déjà partie à une procédure pénale qui n’avait de cesse d’être classée.
21. Deuxièmement, et ce point est plus important encore, bien que le droit belge offre plusieurs garanties en ce qui concerne l’euthanasie des patients souffrant de troubles mentaux (pour de tels patients, trois rapports médicaux, dont deux rédigés par des psychiatres, sont nécessaires, alors que seulement deux rapports doivent être présentés pour les autres patients), le médecin ayant pratiqué l’euthanasie en l’espèce a demandé que les deux autres rapports soient rédigés par des psychiatres qui étaient membres de LEIF (LevensEinde InformatieForum), une association fondée et présidée par le docteur D., et qui ne remplissaient donc pas les conditions d’indépendance requises (Observations du requérant § 12, p. 4-5). Comme on peut le vérifier à partir des documents qui ont été communiqués à la Cour, le document d’enregistrement de l’euthanasie de la mère du requérant ne répondait pas aux exigences du droit belge. En effet, ainsi que le requérant l’explique, « [i]l est indiqué qu’une des consultations requises a été réalisées (question 9.2) le 17 janvier 2012 ; pourtant, selon le formulaire également (question 8), la demande officielle d’euthanasie n’a été faite que le 14 février 2012. De plus, la loi commande explicitement que les médecins consultés soient indépendants du médecin « traitant » et du patient. Il apparaît donc que cette psychiatre aurait dû être exclue soit en raison de ses liens antérieurs avec le médecin traitant, soit en raison de ses liens antérieurs avec la patiente, soit pour ces deux raisons. Par conséquent, aucun élément ne permet d’étayer l’affirmation du Gouvernement selon laquelle « l’avis de deux médecins indépendants a été obtenu ». En outre, lorsque le représentant du requérant [c’est-à-dire le médecin que le requérant avait désigné conformément à l’article 9 de la loi sur les droits du patient] a examiné le dossier médical en présence du docteur D., celui-ci a expliqué que les trois médecins qui avaient autorisé l’euthanasie étaient lui-même et les docteurs T., et V. ou B. (le psychiatre habituel de la patiente). Or, cette déclaration ne cadre pas avec les informations qu’il a renseignées sur le formulaire. En effet, il était indiqué dans le formulaire que l’examen avait été pratiqué par le docteur D. et deux médecins de l’association LEIF, dont un seul était psychiatre. En outre, il est indiqué dans les notes de la patiente que « les contacts avec le docteur B. n’ont plus d’utilité » à compter du 11 mars 2021. Il apparaît que le psychiatre habituel de la patiente a été écarté du processus ; pourtant, les notes et documents communiqués ne montrent pas clairement qui a validé cet acte létal dans des circonstances où pas moins de six médecins – dont certains considéraient que les dispositions de la loi sur l’euthanasie n’étaient pas remplies - ont été parties à la procédure » (Observations du requérant § 12, p. 5).
22. De plus, la question de ce qu’on considère comme une dépression incurable fait débat. Bien que la Cour ne bénéficie pas de l’immédiateté des éléments de preuve, il apparaît à la lecture des documents communiqués par le requérant que dans le cas particulier de sa mère, la législation belge n’a pas été respectée. Le 19 avril 2012, le docteur D. a pratiqué une euthanasie par injection létale sur la mère du requérant, au motif que celle-ci souffrait d’une dépression « incurable ». À l’époque des faits, l’intéressée était en bonne santé physique, mais elle souffrait de dépression depuis plusieurs années. Le docteur D. n’avait aucune qualification connue dans le domaine de la psychiatrie, et le psychiatre qui avait traité la mère du requérant pendant vingt ans considérait que la dépression dont celle-ci souffrait n’était pas incurable, et que les conditions requises pour qu’une euthanasie pût être pratiquée n’étaient donc pas réunies. Les médecins habituels de la mère du requérant ont refusé d’euthanasier l’intéressée. C’est pour cette raison que celle-ci a cherché auprès de l’association militant en faveur de l’euthanasie un nouveau médecin qui accepterait de pratiquer l’acte. Dans le dossier de l’affaire, on observe une différence entre l’avis médical des médecins qui connaissaient la patiente et celui du Gouvernement, qui, dans ses observations, juge incurables la dépression et toute forme de maladie mentale.
23. L’euthanasie soulève deux problèmes cruciaux dans le cas des patients souffrant de troubles mentaux. Le premier a trait à la diversité des avis des psychiatres sur la question de savoir si un patient souffrant de troubles psychiatriques, et de dépression en particulier, est incurable ou non. Le deuxième relève de la question de savoir si un patient souffrant d’une maladie mentale jouit de l’autonomie nécessaire pour consentir de manière éclairée à une procédure d’euthanasie. Notre rôle en tant que juges étant de statuer sur un cas donné, je dois dire que la lecture des observations des parties a suscité chez moi beaucoup d’interrogations : compte tenu de la grande hétérogénéité des avis médicaux, je me demande si la patiente était réellement pleinement autonome, consciente et libre de ses choix. La procédure suivie dans le pays, tant par la commission que par le procureur et les juridictions, laisse apparaître de nombreuses données discordantes.
7. EXAMEN, SOUS L’ANGLE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, DE LA COMMUNICATION À LA FAMILLE DE LA DÉCISION DE PRATIQUER UNE EUTHANASIE. LE PRINCIPE DE L’AUTONOMIE DU PATIENT ET LES TROIS AUTRES PRINCIPES DE LA BIOÉTIQUE
24. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, je souscris moi aussi au constat de recevabilité et d’applicabilité de cet article, et à la conclusion selon laquelle rien en l’espèce ne permet de conclure à l’existence d’une violation à raison de la décision de la mère du requérant de demander l’euthanasie sans informer ses enfants.
25. Dans le cas particulier de ce requérant, plusieurs éléments laissent apparaître des problèmes de communication entre l’intéressé et sa mère, ce qui nous conduit à conclure en l’espèce à la non-violation du droit du requérant au respect de sa vie familiale au motif que nul ne peut obliger un adulte qui ne le souhaite pas à entretenir un lien avec ses enfants adultes. Pour autant, cela ne signifie pas que le rôle de la famille devrait être exclu des moyens pouvant être employés aux fins de la prévention des cas de suicide motivés précisément par un sentiment ou une situation de solitude.
26. Le fait qu’en l’espèce, la mère du requérant n’ait pas souhaité informer ses enfants de la décision qu’elle avait prise, ou qu’elle ait finalement seulement accepté de leur envoyer un email, ne signifie pas que la vie familiale et l’environnement du patient ne devraient pas du tout être pris en compte par les médecins, surtout lorsque l’intéressé souffre de troubles psychiatriques. Chez les patients atteints d’une maladie mentale, une perte d’autonomie peut survenir ; une tendance à l’isolement et au suicide peut également être constatée. L’une de règles à suivre en psychiatrie est précisément d’éviter de laisser seuls de tels patients.
27. Par précaution, il convient de souligner qu’on ne peut dire de manière générale que le principe de l’autonomie prime les trois autres principes de la bioéthique dans tous les cas et à tout prix. Nous devons notamment tenir compte des conséquences de nos actes sur le reste du noyau familial ou du cercle d’amis.
28. L’arrêt renvoie brièvement au guide du Conseil de l’Europe sur les patients en fin de vie (Guide sur le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie, paragraphe 68 de l’arrêt).
Il est utile de souligner que le guide fait référence aux quatre principes de la bioéthique. S’il se concentre sur le processus décisionnel et n’aborde pas la question de l’euthanasie ou du suicide assisté, que certaines législations nationales autorisent et réglementent au moyen de règles spécifiques, il renferme certaines définitions qui sont utiles en l’espèce. Ses parties pertinentes se lisent ainsi (p. 9-10) :
« La problématique du processus décisionnel relatif aux traitements médicaux en fin de vie interroge les grands principes éthiques reconnus au niveau international que sont notamment l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance, la justice. Ces principes sont constitutifs des droits fondamentaux inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme et déclinés dans le champ de la médecine et de la biologie par la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine. Ces principes sont étroitement liés et leurs interrelations doivent être prises en compte lorsque l’on envisage leur application.
A. Le principe d’autonomie
Le respect de l’autonomie commence par la reconnaissance de la légitimité et de la capacité d’une personne à faire des choix personnels. Le principe d’autonomie est mis en œuvre en particulier à travers l’exercice du consentement libre, c’est‑à‑dire sans contrainte ni pression indues, et éclairé, c’est‑à‑dire après la délivrance de l’information appropriée aux interventions proposées. La personne peut revenir à tout moment sur son consentement.
(...)
Les situations de fin de vie correspondent très souvent à un degré élevé de vulnérabilité dans la vie d’un être humain, ce qui peut avoir une incidence profonde sur l’aptitude des patients à exercer leur autonomie. (...)
L’autonomie n’implique pas un droit pour le patient à recevoir tout traitement qu’il/elle pourrait demander, en particulier lorsque le traitement concerné est jugé inapproprié (...). En effet, la décision en matière de soins de santé résulte de la rencontre de la volonté du patient et de l’appréciation de la situation par un professionnel, soumis à ses obligations professionnelles et, en particulier, celles découlant des principes de bienfaisance et de non‑malfaisance, ainsi que de justice.
(...)
Les principes de bienfaisance et de non‑malfaisance renvoient à la double obligation du médecin de chercher à maximiser le bénéfice potentiel et à limiter autant que possible le dommage pouvant résulter d’une intervention médicale. La « balance » entre les bénéfices et les risques de dommage constitue un point essentiel de l’éthique médicale. Le dommage envisagé peut être non seulement de nature physique, mais aussi psychologique, ou constituer une atteinte à la vie privée de la personne.
Au plan normatif, ces principes trouvent une traduction dans le droit à la vie consacré à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la protection contre les traitements inhumains et dégradants établi dans son article 3. Ils sous‑tendent également l’affirmation de la primauté de l’être humain sur le seul intérêt de la société et de la science, posée à l’article 2 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, et très précisément l’obligation de respecter les normes et obligations professionnelles rappelées à l’article 4 de cette dernière convention. »
8. LE RISQUE DE REMPLACER L’ANCIEN PATERNALISME MÉDICAL PAR LES ABUS MÉDICAUX ACTUELS ET LE RISQUE AUQUEL UNE FAUSSE AUTONOMIE DU PATIENT ET L’EXCLUSION DE LA FAMILLE EXPOSENT LES MALADES VULNÉRABLES
29. Invoquer le principe d’autonomie sans tenir compte des trois autres principes de la bioéthique ne tient pas d’un point de vue juridique. Non seulement cela, mais la notion d’autonomie est, comme nombre d’autres notions juridiques, un concept abstrait pouvant être défini de nombreuses manières. Les pays occidentaux sont passés d’une médecine « paternaliste », dans laquelle le médecin décidait de tout sans tenir le patient informé ni obtenir son consentement, à un nouvelle approche de la santé dans laquelle c’est au patient adulte et capable qu’il revient de prendre les décisions concernant sa santé. Par le passé, la famille prenait des décisions sans tenir compte de la volonté du patient ou sans consulter celui-ci. De nos jours, à l’inverse, nous sommes témoins d’autres types de risques d’atteinte au respect de la dignité et des droits des patients, le premier étant de laisser à nouveau une personne sans défense et vulnérable seule entre les mains du médecin, en l’isolant de sa famille et de ses amis[10].
30. Dans le cas d’espèce, la mère du requérant était seule et isolée (paragraphe 18 de l’arrêt) : son conjoint était décédé deux ans plus tôt et sa fille vivait à l’étranger, ce qui l’empêchait de voir ses petits-enfants. Il est intéressant de relever que l’un des médecins de la patiente, le docteur B., s’est permis de considérer qu’une prise de contact avec les enfants de l’intéressée n’avait plus de sens (paragraphe 23). Cela signifie qu’au bout du compte, c’est le médecin qui décide à la place du patient.
31. Il y a plusieurs façons de voir l’autonomie. Certains y voient une dimension relationnelle (dans laquelle s’inscrit l’environnement du patient) : ils considèrent que l’autonomie d’une personne n’est pas absolue[11], que l’on soit malade ou en bonne santé, et qu’au fond, nous sommes tous dépendants les uns des autres, autrement dit, que nous avons non seulement des droits, mais aussi des obligations les uns envers les autres. D’autres ont de l’autonomie une vision purement individualiste, où la relation entre le médecin et son patient se limite à une relation contractuelle, et présente en fin de compte un risque d’abandon du patient vulnérable – surtout si celui-ci est atteint d’une maladie mentale ou de la maladie d’Alzheimer –, lequel se retrouve aux prises avec l’anonymat du système de santé et l’arrogance du médecin, de plus en plus éloigné de sa famille et de ses amis.
32. Plusieurs des ONG ayant communiqué leur rapport à la Cour en l’espèce ont insisté sur le caractère relationnel de la vie humaine, ainsi que sur la difficulté qu’il y a à savoir si l’autonomie d’une personne se trouve diminuée en raison de la maladie (Centre européen pour le droit et la justice, paragraphe 104 de l’arrêt ; Institut Ordo Iuris, paragraphe 110 ; Dignitas, paragraphe 108). Il est établi que dans les sociétés européennes dans lesquelles les familles accompagnent les personnes atteintes de maladies mentales, le taux de suicide est bien inférieur à celui constaté dans les pays où l’État est plus interventionniste dans le domaine de la santé et où les moyens économiques sont peut-être plus importants, mais où les malades sont laissés seuls[12].
33. Tous les tiers intervenants s’entendent d’une manière ou d’une autre sur l’importance d’un accompagnement de la famille pour les personnes atteintes d’une maladie mentale qui souhaitent prendre cette décision. En outre, certains, comme Ordo Iuris, insistent sur les répercussions qu’une telle décision peut avoir sur les autres membres de la famille : « [d]euxièmement, même si l’on admet que du droit au respect de la vie privée découle pour toute personne adulte la possibilité de décider, de manière autonome, comment et quand mettre fin à sa vie (ce qui est discutable), on ne peut nier que pareille décision emporte de graves conséquences sur la vie privée et familiale des amis, conjoints et proches de l’intéressé » (Observations d’Ordo Iuris, § 14). L’euthanasie ne touche pas uniquement celui qui décide de s’y soumettre. Elle touche également les membres de la famille de l’intéressé, puisque toute possibilité de lien avec lui se trouve anéantie par son décès (ibidem, § 15). Les tiers intervenants renvoient également au traumatisme que vivent les familles dont un membre se suicide sans avoir informé ses proches, et ils évoquent un droit de dire au revoir (ibidem, § 16)[13].
34. L’association Dignitas défend l’idée de pouvoir discuter librement de la volonté d’une personne de mettre fin à sa vie, et elle offre à cet égard ses services de dialogue et d’assistance. Elle est favorable au suicide assisté. Dans ses observations, elle expose ce qui suit : « La publication sur le suicide montre que le taux de suicide en Suisse n’a cessé de baisser depuis 2005. Parallèlement, le taux de suicide assisté a augmenté au cours de la même période. Néanmoins, les chiffres absolus pour les cas de suicide assisté/accompagné restent modérés : « En 2014, l’Office fédéral de la statistique a enregistré 742 cas de suicide assisté parmi les personnes résidant en Suisse. Cela correspond à 1,2 % de tous les décès » ». Elle milite également pour que la famille participe au processus et soit informée de la décision de la personne, même si elle concède que l’expérience montre que cela n’est pas toujours possible, certains proches ne respectant pas la décision de l’intéressé. À l’inverse, elle insiste sur la nécessité de prévenir les cas de suicide : « [e]n d’autres termes : de l’obligation sociale découle l’obligation pour l’État de veiller à prévenir les décès prématurés. Il est important – et on l’oublie souvent, malheureusement – de prendre des mesures effectives pour prévenir les tentatives de suicide et, partant, les suicides en particulier ».
35. Care Not Killing est une alliance de plusieurs personnes et organisations qui œuvre notamment dans les domaines du handicap et des droits de l’homme, de la santé et des soins palliatifs (Observations de Care Not Killing, § 1.1). Elle fournit des informations sur la manière dont le suicide assisté est organisé en Belgique. Le suicide assisté relève d’un service public, financé par l’État, tout le monde étant couvert par l’assurance maladie publique. L’État finance tous les hôpitaux publics, où 42 % des euthanasies sont pratiquées. Il finance également des établissements semi-privés, dont les maisons de santé, où 12 % des euthanasies sont pratiquées. Il rémunère en outre le médecin qui rédige le certificat d’euthanasie en amont et celui qui pratique l’euthanasie, que celle-ci soit réalisée dans un des lieux énumérés ci-dessus ou au domicile du patient. Il prend également en charge le coût des substances qui sont administrées dans le cadre de la procédure d’euthanasie (ibidem, § 3.1.)[14]. Les médecins sont les seules personnes autorisées à pratiquer des euthanasies et ce sont des « agents de l’État ».
36. Care Not Killing insiste sur l’importance que revêt l’article 8, qui consacre le droit au respect de la vie familiale, en lien ici avec l’article 2, qui consacre le droit à la vie : « Le décès d’une personne a nécessairement des conséquences sur les intérêts d’un grand nombre d’autres personnes, dans une mesure qui relève de l’article 8 » (ibidem, § 12.2). « Il s’agit d’une conséquence de la nature relationnelle de l’existence humaine – une relationnalité qui se reflète dans les considérations sociétales décrites dans l’article 8 § 2 » (ibidem, § 12.3). Care Not Killing soutient que l’euthanasie présumée volontaire de patients souffrant de troubles mentaux incapacitants finit par devenir une euthanasie non volontaire (ibidem, § 12.4), et que la relation entre le patient et ses médecins s’en trouve également affectée.
37. Pour sa part, le Centre européen pour le droit et la justice (CEDJ) met en avant les risque d’abus et renvoie à plusieurs affaires[15] ainsi qu’à des problèmes liés à un possible manque d’autonomie chez des patients souffrant de troubles mentaux. « Pour le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM 5), le désir de mourir constitue l’un des indicateurs du diagnostic d’une dépression (American Psychiatric Association, 2013). Du fait de la dépression, le désir de mourir et la demande d’euthanasie qui en résulte, peuvent donc être davantage le symptôme de l’affection que la manifestation bien réfléchie de la volonté. Dans cette situation, la capacité du patient à décider de sa propre mort peut s’en trouver fortement remise en question » (Observations du CEDJ, § 5)[16]. Le CEDJ ajoute que selon le Comité belge des droits des personnes handicapées, les idées suicidaires d’une personne dépressive sont une conséquence de son handicap, et non une expression libre de sa volonté. Il considère qu’il est problématique d’affirmer qu’une personne se trouvant en pareille situation se trouve en possession de sa pleine liberté de consentement et de sa capacité de discernement, et qu’elle se trouve exposée à un risque d’abus et de « shopping médical »[17].
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
I. Introduction
1. La présente affaire concerne l’euthanasie active de la mère du requérant, qui fut pratiquée à l’insu de celui-ci et de sa sœur. L’acte en question fut accompli par injection létale par le professeur D., médecin exerçant dans un hôpital public (paragraphe 27).
2. Si je souscris aux points 1, 2, 7 et 8 du dispositif, je me dissocie respectueusement de ses points 3, 4 et 6, ayant voté en faveur d’un constat de violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention, respectivement. Sur le point 5 du dispositif, qui concerne les défaillances du contrôle a posteriori de la procédure d’euthanasie, j’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 2, non pas parce que j’admets ou sous-entends que l’euthanasie est ou était autorisée au regard de la Convention, mais simplement parce que ces défaillances s’analysent en une violation supplémentaire, venant s’ajouter à celle découlant de l’euthanasie proprement dite.
II. L’article 2 de la Convention prohibe-t-il l’euthanasie ?
3. L’article 2 de la Convention protège le droit à la vie de tous, et ni cette disposition, ni aucun autre article de la Convention, ne consacre le droit de mourir.
4. L’article 2 de la Convention ne mentionne pas l’euthanasie, ou tout acte se rapportant à cette pratique, que ce soit comme une exception au droit à la vie (voir le premier paragraphe de cet article) ou comme une circonstance ou un événement « n’[étant] pas considéré comme infligé en violation » dudit droit (voir le second paragraphe du même article). Or, la question de l’existence d’éléments ou de garanties jouant un rôle de contrepoids ne se pose pas pour une exception qui n’existe pas.
5. Avec tout le respect que je dois à la jurisprudence de la Cour et à l’opinion de mes estimés collègues de la majorité, et tout en restant, je pense, fidèle à l’objectif de la Convention que constitue la protection effective du droit à la vie, je crois qu’aucune forme d’euthanasie, ni aucun cadre législatif entourant pareille pratique – quelles qu’en soient la qualité ou les « garanties » associées – ne peut préserver le droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention : le but de l’euthanasie est de mettre fin à la vie, tandis que celui de l’article 2 est de la préserver et la protéger. Je pense humblement, qu’au contraire, toute forme d’euthanasie ou de cadre législatif entourant pareille pratique non seulement serait dépourvue de base légale au regard de la Convention, mais aussi serait contraire au droit fondamental de la Convention que constitue le droit à la vie. En d’autres termes, je me demande comment le droit à la vie pourrait demeurer un droit concret et effectif si l’on était prêt à accepter une procédure, d’euthanasie en particulier, qui reviendrait à le nier. Si les rédacteurs de la Convention avaient voulu faire figurer l’euthanasie dans la liste des exceptions au droit à la vie, ils l’auraient incluse soit dans l’article 2 de la Convention soit dans un protocole séparé. Or, ils n’ont rien fait de tel. De même que l’exception au droit à la vie prévue par l’article 2 § 1, consistant à infliger la mort en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal, a été supprimée de la Convention par les Protocoles nos 6 et 13 à la Convention, l’euthanasie pourrait, si les États membres y consentaient, être ajoutée par la voie d’un nouveau protocole à la liste des exceptions au droit à la vie. C’est pourquoi, avec tout le respect que je dois à mes estimés collègues, je considère qu’en l’absence d’un tel protocole ou d’une modification de l’article 2, les autorités internes ne peuvent pas considérer l’euthanasie comme une pratique non contraire à la Convention, ou compatible avec elle, et chercher de ce fait à la réglementer.
6. D’aucuns considèrent que si l’article 2 § 2 de la Convention ne traite pas de la question de l’euthanasie ou est silencieux sur ce point, c’est parce que cette disposition traite exclusivement du recours à la force létale par des agents de l’État contre des personnes et qu’il n’interdit donc pas l’euthanasie. Toutefois, cet argument n’est pas valable. En effet, l’article 2 § 2 devrait être lu conjointement avec l’article 2 § 1, qui protège la vie de tous, que la menace émane d’agents de l’État ayant recours à la force létale ou d’organes publics recourant à des procédures et des pratiques d’euthanasie, ou encore d’un manquement de l’État à l’obligation de prendre des mesures positives pour protéger toute personne contre des actes de tiers ou des menaces, environnementales notamment, mettant sa vie en péril. Toute autre lecture ne laisserait aucune place à l’obligation positive faite aux États membres de préserver la vie humaine, qui figure parmi les déclarations et les développements les plus importants de la jurisprudence de la Cour. La protection offerte par l’article 2 doit être globale plutôt que fragmentaire, et l’article 2 doit être lu d’une manière cohérente, propre à garantir une protection effective du droit à la vie quelle que soit la menace.
III. L’étalon utilisé pour apprécier la compatibilité entre les droits consacrés par les articles 2 et 8 de la Convention doit être l’article 2 et non l’article 8
7. Ni l’article 8 de la Convention, qui protège le droit au respect de la vie privée, dont le droit à l’autonomie personnelle, ni aucune autre disposition de la Convention ne peuvent, au prétexte ou dans le but sincère de protéger le droit au respect de la vie privée, à l’autonomie ou au respect de la dignité humaine, être employés pour nier le droit à la vie. La vie de chaque être humain est unique, précieuse, irremplaçable et digne d’être respectée par tous, même l’État, et maintenir ou préserver la vie humaine ne doit pas dépendre de quelque manière que ce soit de la marge d’appréciation laissée aux États membres. Privé de sa vie, son bien le plus cher et le plus précieux, un individu ne peut exercer aucun autre de ses droits fondamentaux ou en jouir, et ces droits se trouvent alors vidés de leur substance ; en conséquence, c’est l’article 2, et non l’article 8, qui doit être l’étalon, ou le point de comparaison, à l’aune duquel la compatibilité entre les droits consacrés par ces deux articles doit être appréciée, et le principe de la cohérence interne ou de l’harmonie entre les dispositions de la Convention – qui est un aspect ou une fonction du principe d’effectivité (protection effective des droits humains) – devrait être exercé de cette manière et dans cette optique, de sorte que ce soit l’article 2 qui l’emporte concernant la question examinée. Il ne faut pas non plus oublier que contrairement à l’article 8, l’article 2 ne souffre aucune dérogation en vertu de l’article 15 § 2 de la Convention, sauf en temps de guerre. Le droit au respect de la dignité humaine que consacre implicitement l’article 8 ne peut être invoqué de manière à nier le droit à la vie protégé par l’article 2, et ce pour deux raisons : premièrement, le droit au respect la dignité humaine sous-tend toutes les dispositions de la Convention, y compris, bien entendu, l’article 2 ; deuxièmement, l’article 2 est, avec les Protocoles nos 6 et 13 à la Convention (qui prohibent la peine de mort), l’une des dispositions les plus importantes de la Convention, que l’on peut considérer comme l’arche protectrice de la valeur et de la vie humaines.
IV. Les obligations négatives et positives de protéger le droit à la vie qui incombent aux États membres
8. À mon humble avis, les États membres sont tenus à la fois par des obligations négatives qui leur interdisent d’autoriser, adopter ou mettre en œuvre des procédures d’euthanasie ou de pratiquer l’euthanasie, que ce soit de manière passive ou active, et par des obligations positives qui leur commandent de prendre des mesures visant à préserver la vie humaine en offrant de manière continue et efficiente appui et assistance à tous ceux qui en ont besoin et se trouvent aux portes de la mort.
V. La doctrine de l’« instrument vivant » ne peut être utilisée pour abroger un droit conventionnel
9. La doctrine selon laquelle la Convention est un instrument vivant devant être adapté aux conditions actuelles ne peut être employée de manière à nier un droit fondamental, comme le droit à la vie en l’espèce. Cette doctrine est un aspect ou un rôle du principe de l’effectivité et elle ne saurait en aucun cas être utilisé de telle manière que le droit en question ne serait plus ni concret ni effectif, voire se trouverait abrogé au prétexte d’autres considérations.
VI. Constat supplémentaire de violation relativement aux défaillances du contrôle a posteriori de la procédure d’euthanasie
10. Comme je l’ai dit plus haut, aucune « garantie » entourant l’euthanasie ne peut, du fait de la nature même et du but de la pratique en question, protéger le droit à la vie. Au contraire, toute garantie destinée à protéger la vie humaine doit aller dans le sens opposé, c’est-à-dire dans la bonne voie que représentent la préservation et la protection de la vie humaine elle-même.
11. En toute hypothèse, quand bien même les garanties entourant l’euthanasie dont il est fait mention dans l’arrêt pourraient offrir une protection dans le cadre de la procédure d’euthanasie, on ne pourrait faire abstraction du constat de violation de l’article 2 qui est formulé dans l’arrêt, à juste titre, en raison des défaillances du contrôle a posteriori de la procédure d’euthanasie.
12. Ce point conforte mon argument qui consiste à dire que seules des garanties qui préservent et protègent la vie humaine peuvent être considérées comme de véritables garanties aptes à protéger la vie humaine et compatibles avec l’article 2.
VII. Violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8
13. Je trouve également justifié le grief du requérant selon lequel l’État défendeur, en manquant à son obligation de protéger le droit à la vie de sa mère de manière effective, a également violé le droit de l’intéressé au droit au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention.
VIII. Conclusion
14. Au vu de ce qui précède, je parviens à la conclusion que dans la présente espèce, qui concerne un cas d’euthanasie active ayant conduit au décès de la mère du requérant, il y a eu violation des articles 2 et 8 de la Convention.
* * *
[1] Voir, par exemple, la récente loi organique espagnole sur la réglementation de l’euthanasie, adoptée le 18 mars 2021. Information du 6 avril 2021, un contrôle a priori est requis. Voir le site web de l’Association fédérale pour le droit de mourir dans la dignité (DMD).
[2] Davis M. Conflict of Interest. In : Chadwick R, éditeur. Encyclopedia of Applied Ethics. San Diego : Academic Press ; 1998. p. 589-95. Morreim EH. Conflict of interest. In : Reich WT, éditeur. Encyclopedia of Bioethics. New York : Simon & Schuster Macmillan ; 1995. p. 459-65. Thompson DF. Understanding financial conflicts of interest. N Engl J Med. 1993 ; 329:573-6, http://dx.doi. org/10.1056/NEJM199308193290812
[3] R. Altisent, MT Delgado-Marroquín et MP Astier-Peña, « Conflict of interest in the medical profession », Elsevier Spain, Primary Care, 24 juin 2019. Abstract. [https://doi.org/10.1016/j.aprim.2019.05.004](https://doi.org/10.1016/j.aprim.2019.05.004). Cet article est en accès libre avec la licence CC BY-NC-ND (http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/).
[4] Ibidem, p. 3.
[5] Ibidem, p. 4, renvoyant à Hurst SA, Mauron A. « A question of method. The ethics of managing conflicts of interest ». EMBO Rep. 2008;9:119-23, http://dx.doi.org/10.1038/sj.embor.2008.4
[6] Voir aussi Charles L. Sprung, Margaret A. Somerville, Lukas Radbruch EA., « Physician-Assisted Suicide and Euthanasia: Emerging Issues From a Global Perspective », Journal of Palliative Care, Volume 33 : p. 197- 203 : « Pente glissante : certains éléments montrent que les garde-fous mis en place aux Pays-Bas et en Belgique ne sont pas effectifs et sont ignorés, et notamment que des substances létales sont administrées sans le consentement du patient, que certains patients ne souffrent pas d’une maladie incurable, que certains troubles psychiatriques ne sont pas traités, et que les obligations déclaratives ne sont pas remplies ».
[7] Le huitième rapport de la Commission est disponible depuis le lien suivant : [https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/sites/default/files/documents/8_rapport-euthanasie_2016-2017-fr.pdf](https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/sites/default/files/documents/8_rapport-euthanasie_2016-2017-fr.pdf)
[8] Le CEDJ, qui est intervenu dans la procédure en qualité de tiers intervenant, indique également que la commission n’a transmis au procureur du Roi qu’un seul dossier sur les 14 573 euthanasies ayant été pratiquées entre 2002 et 2016 (Observations du CEDJ, § 16). Il renvoie à cet égard à l’article de Dominique Grouille intitulé « Fin de la vie : les options belge, suisse et orégonaise », La revue du praticien, vol. 69, janvier 2019.
[9] Lisa Bradshaw, « Jury acquits all three doctors in euthanasia case », Flanders Today (31 janvier 2020). [https://www.thebulletin.be/jury-acquits-all-three-doctors-euthanasia-case](https://www.thebulletin.be/jury-acquits-all-three-doctors-euthanasia-case).
[10] Cette réflexion fait parfaitement écho aux problèmes dénoncés par l’ONG CEDJ concernant la Suisse. Voir la publication intitulée « Problèmes de l’assistance médicale au suicide en Suisse, prise de position de la Commission centrale d’éthique (CCE) de l’Académie suisse des sciences médicales » (20/01/2012), qui révèle « des pratiques indéfendables de l’assistance médicale au suicide, que ce soit avec ou sans la participation d’une organisation d’assistance au suicide. Les situations délicates concernent notamment l´évaluation de la capacité de discernement et de la persistance du désir de mourir, l´exclusion des proches ou du médecin traitant (dans ce cas le problème réside dans le fait que les proches ou le médecin de famille ne peuvent être informés qu´avec l´autorisation d´un patient capable de discernement), la prise en considération des antécédents médicaux du patient, l´assistance au suicide chez les malades psychiques, les malades chroniques et les personnes d´un âge avancé, « fatiguées de vivre » ». (Observations du CEDJ, § 22, note 60).
[11] Habermas, Jürgen, The future of Human Nature, Polite Press, 2003. Taylor, Charles, The Sources of the Self, the Making of Modern Identity, Harvard University Press, 1992. Sandel, Michael, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge University Press, 1998. MaxIntyre, Alasdair, Dependent rational animals, Open Court Publishing Co. US, 2001.
[12] Celso Iglesias García et autres, « Suicide, unemployment, and economic recession in Spain », Journal of Psychiatry and Mental Health, vol. 10, numéro 2, p. 70-77, avril-juin, 2017. DOI : 101016/j.rpsm.2016.04.005
[13] José Antonio Garciandía Imaz, « Family, Suicide and Mourning », Colombian Journal of Psychiatry, vol. 43, numéro S1, p. 71-79, janvier 2013. DOI : 10.1016/j.2cp2013.11.009. Département de médecine préventive et sociale, Département de psychiatrie et de santé mentale, Faculté de médecine, Université pontificale Javeriana, Bogotá, Colombie. « Le suicide d’un être aimé est un événement qui peut contribuer à générer une souffrance pathologique et un dysfonctionnement mental chez les membres survivants de la famille. »
[14] Source : Rapport de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (années 2014‑2015). Au cours de cette période, une injection par intraveineuse de thiopental sodique, soit seul, soit combiné avec d’autres substances, était utilisée dans 99 % des actes d’euthanasie (selon ce rapport, p. 12).
[15] Observations du CEDJ, note 7 : « Voir . ex. Institut européen de bioéthique, « Le parquet de Bruxelles classe sans suite les plaintes contre Wim Distelmans », 06.02.2018. « Belgique : nouvelle plainte contre un médecin pour euthanasie », Gènéthique, 25.04.2014. Les faits sont similaires à ceux de la présente espèce : Margot Vandevenne se plaint de ce que sa mère, souffrant de dépression depuis un an, á été euthanasiée sans que la famille n’ait été prévenue. Voir aussi le cas de Tine Nys, une femme ayant reçu un diagnostic d’autisme quelques mois avant son euthanasie : « Belgium launches first criminal investigation of euthanasia case », The Guardian, 26.11.2018 ; « En Belgique, trois médecins poursuivis pour empoisonnement après l’euthanasie d’une jeune femme pour souffrances psychiques », Gènéthique, 23 novembre 2018. »
[16] Observations du CEDJ, note 11 : Aktepe et Kahriman c. Turquie, no 18524/07, 03 juin 2014, § 66, où la Cour a conclu que le fait de fournir une arme à une personne suicidaire s’analysait en une violation. Voir aussi Serdar Yigit et autres c. Turquie, no 20245/05, 9 novembre 2010, § 44.
[17] Selon ce tiers intervenant, 253 professionnels de santé belges appellent à un examen a priori et non a posteriori. La Commission Santé publique de la Chambre s’était opposée en 2020 à la possibilité d’étendre la loi relative à l’euthanasie aux personnes souffrant de troubles mentaux. Elle estimait « qu’une souffrance purement psychique ne peut jamais donner lieu à une euthanasie». (Observations du CEJD, § 8). Voir aussi « L’euthanasie dans le cas de patients hors phase terminale, de souffrance psychique et d´affections psychiatriques », Institut européen de bioéthique, Synthèse de l’avis nº 73 du Comite de bioéthique de Belgique, 11 septembre 2017, p. 4-6. (observations du CEJD note de bas de page 25).