La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

22/07/2021 | CEDH | N°001-211165

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARIMOV ET AUTRES c. AZERBAÏDJAN, 2021, 001-211165


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KARIMOV ET AUTRES c. AZERBAÏDJAN

(Requête no 24219/16 et 2 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT


Art 6 (pénal) • Procès équitable • Allégation d’incapacité financière non prise en compte lors de la condamnation à une détention administrative pour la non-exécution de jugements ordonnant de rembourser des dettes • Absence de réponse spécifique et explicite à l’argument essentiel et décisif pour l’issue de la procédure mis au centre des débats par les requérants

STRASBOURG

22 juillet

2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouc...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KARIMOV ET AUTRES c. AZERBAÏDJAN

(Requête no 24219/16 et 2 autres –

voir liste en annexe)

ARRÊT

Art 6 (pénal) • Procès équitable • Allégation d’incapacité financière non prise en compte lors de la condamnation à une détention administrative pour la non-exécution de jugements ordonnant de rembourser des dettes • Absence de réponse spécifique et explicite à l’argument essentiel et décisif pour l’issue de la procédure mis au centre des débats par les requérants

STRASBOURG

22 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karimov et autres c. Azerbaïdjan,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lətif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section

Vu :

les requêtes (nos 24219/16, 56908/16 et 60139/16) dirigées contre la République d’Azerbaïdjan et dont trois ressortissants de cet État, MM. Vahid Turab oglu Karimov (Vahid Turab oğlu Kərimov – « le premier requérant »), Mahir Nasraddin oglu Abbasov (Mahir Nəsrəddin oğlu Abbasov – « le deuxième requérant ») et Mubariz Isakhan oglu Bayramov (Mübariz İsaxan oğlu Bayramov – « le troisième requérant ») (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requérants allèguent que la condamnation prononcée contre eux pour la non-exécution des jugements leur ordonnant de rembourser des dettes à des créanciers privés a emporté violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 4 à la Convention.

EN FAIT

2. Les informations relatives aux dates de naissance et lieux de résidence des requérants figurent en annexe. Les requérants ont été représentés par Me A. Hasanov, avocat à Bakou.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Ç. Əsgərov.

1. Requête no 24219/16

4. Par un jugement du 28 avril 2015, le tribunal du district Khazar de Bakou, statuant en matière civile, ordonna à quatre personnes, parmi lesquelles le premier requérant, de rembourser ensemble à une banque privée, le montant de 7 225 manats azerbaïdjanais (AZN) (soit environ 6 300 euros (EUR) à l’époque des faits), au titre des échéances impayées d’un prêt pour lequel le premier requérant s’était porté garant auprès de cette banque.

5. Le 11 mars 2016, saisi par l’huissier de justice, le tribunal du district Sabail de Bakou, statuant sur des infractions de nature administrative, reconnut le premier requérant coupable de l’infraction réprimée par l’article 528.1 du code des infractions administratives et lui infligea une peine de dix jours de détention administrative. Il estima que le premier requérant ne s’était pas conformé aux demandes légales de l’huissier de justice qui l’avait sommé par ordonnance du 24 juillet 2015 d’éxécuter le jugement du 28 avril 2015.

6. Selon le jugement de condamnation il apparaît que le premier requérant plaida non coupable et déclara lors de l’audience qu’il n’avait pas pu rembourser la dette en raison de sa situation financière. Il ressort du jugement qu’au moment de sa condamnation, le premier requérant était sans emploi et n’avait aucun bien ni revenu financier.

7. Le premier requérant interjeta appel, indiquant qu’il n’avait commis aucune infraction administrative. Il soutenait en particulier que, bien que l’infraction réprimée par l’article 528 du code des infractions administratives ne concernât que les cas de non-exécution sans raison valable, le tribunal de première instance n’avait tenu aucun compte de la raison de la non-exécution du jugement du 28 avril 2015, qui était uniquement liée à sa situation financière.

8. Par un arrêt du 14 mars 2016, la cour d’appel de Bakou rejeta son appel et confirma le jugement du 11 mars 2016. Elle passa sous silence les arguments du premier requérant. Cet arrêt n’était pas susceptible de recours. Le premier requérant purgea sa peine de détention.

2. Requête no 56908/16

9. Par un jugement daté du 15 avril 2015, le tribunal du district Goygol statuant en matière civile, ordonna au deuxième requérant de rembourser à son créancier, une personne physique, le montant de 31 300 AZN (soit environ 27 200 EUR à l’époque des faits), correspondant à la partie impayée du prêt qu’il avait contracté.

10. Le 20 juin 2016, faisant suite à la demande de l’huissier de justice, le tribunal du district Goygol, statuant sur des infractions de nature administrative, reconnut le deuxième requérant coupable de l’infraction réprimée par l’article 528.1 du code des infractions administratives et lui infligea une peine de dix jours de détention administrative. Le tribunal considéra que le deuxième requérant avait commis l’infraction en question en ne se conformant pas, dans le délai imparti, à l’ordonnance d’exécution relative au jugement du 15 avril 2015.

11. Il ressort du jugement de condamnation que le deuxième requérant était sans emploi au moment de sa condamnation, qu’il a plaidé non coupable et déclaré lors de l’audience qu’il n’avait pas pu rembourser sa dette en raison de sa situation financière.

12. Le deuxième requérant forma un appel contre ce jugement, soutenant que le tribunal de première instance avait omis d’établir les éléments de sa culpabilité et n’avait tenu aucun compte de ce que la non-exécution du jugement du 15 avril 2015 résultait de son insolvabilité.

13. Le 24 juin 2016, la cour d’appel de Ganja écarta son appel et confirma le jugement du 20 juin 2016. La cour d’appel de Ganja ne répondit pas aux arguments du deuxième requérant. Cet arrêt n’était pas susceptible de recours. Le deuxième requérant purgea sa peine de détention.

3. Requête no 60139/16

14. Par deux jugements datés du 13 février 2015 et du 3 novembre 2015, le tribunal du district Narimanov de Bakou, statuant en matière civile, ordonna au troisième requérant de rembourser à ses créanciers, une banque privée et un magasin de téléphones, respectivement, les montants de 3 300 AZN (soit environ 3 700 EUR à l’époque des faits) et de 540 AZN (soit environ 470 EUR à l’époque des faits), correspondant aux impayés des prêts qu’il avait contractés auprès d’eux.

15. Le 24 août 2016, saisi par l’huissier de justice, le tribunal du district Narimanov de Bakou, statuant sur des infractions de nature administrative, déclara le troisième requérant coupable de l’infraction réprimée par l’article 528.1 du code des infractions administratives et lui infligea une peine de cinq jours de détention administrative. Le tribunal estima que le troisième requérant avait commis l’infraction susmentionnée au motif qu’il n’avait pas exécuté des demandes de l’huissier de justice le sommant d’exécuter les jugements du 13 février 2015 et du 3 novembre 2015.

16. Selon le jugement de condamnation, il apparaît que le troisième requérant était sans emploi au moment de sa condamnation. Il plaida non coupable en affirmant lors de l’audience qu’il n’avait pas pu rembourser ses dettes en raison de difficultés financières et qu’il n’arrivait pas à subvenir aux besoins de sa famille.

17. Le troisième requérant interjeta appel du jugement du 24 août 2016. Il arguait que le tribunal de première instance n’avait pas établi sa culpabilité et ne s’était pas prononcé sur le fait que la non-exécution des jugements en question était uniquement due à sa situation financière.

18. Le 26 août 2016, la cour d’appel de Bakou confirma le jugement du 24 août 2016. La juridiction d’appel n’examina toutefois pas les arguments du troisième requérant. Cet arrêt était insusceptible d’appel. Le troisième requérant purgea sa peine de détention.

LE CADRE JURIDIQUE ET la PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La loi constitutionnelle du 24 décembre 2002 sur la régulation de la mise en œuvre des droits de l’homme et des libertés en République d’Azerbaïdjan (« La loi du 24 décembre 2002 »)

19. L’article 4.6 de la loi du 24 décembre 2002, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

« Nul ne peut être arrêté, détenu ou privé de sa liberté pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle. »

2. la loi du 27 décembre 2001 sur l’exécution (« la loi du 27 décembre 2001 »)

20. L’article 82 de la loi du 27 décembre 2001, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

Article 82

Responsabilité pour non-exécution de l’ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions

« 82.1 En cas de non-exécution, sans raison valable, de l’ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions, dans le délai imparti par l’huissier de justice, l’huissier de justice dresse un procès-verbal en vue d’engager la responsabilité administrative du débiteur en vertu de la législation de la République d’Azerbaïdjan et le renvoie devant le tribunal compétent avec le dossier de l’affaire (...) »

3. Le code des infractions administratives

21. L’article 528 du code des infractions administratives, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait ainsi :

Article 528

Non-exécution des demandes de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes

« 528.1 La non-exécution des demandes légales de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes, ou la non-exécution, dans le délai imparti par l’huissier de justice, d’une ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions, ce sans raison valable (üzrsüz səbəbdən), est punie [dans le cas des personnes physiques] d’une amende allant de 500 à 1 000 manats azerbaïdjanais ou, selon les circonstances de l’espèce, en tenant compte de la personnalité de l’incriminé, d’une peine allant jusqu’à un mois de détention administrative (...) »

4. La décision de la Cour constitutionnelle du 4 septembre 2018

22. Les parties pertinentes de la décision de la Cour constitutionnelle du 4 septembre 2018 relative à l’interprétation de l’article 528.1 du code des infractions administratives au regard des articles 9.2 et 35 de ce code se lisent ainsi :

« Le législateur a défini, à l’article 82 de la loi sur l’exécution, la procédure d’engagement de la responsabilité du débiteur pour non-exécution de l’ordonnance d’exécution obligeant ce dernier à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions.

Selon l’article 82.1 de la même loi, en cas de non-exécution de l’ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions, dans le délai imparti par l’huissier de justice, ce sans raison valable, l’huissier de justice dresse un procès-verbal en vue d’engager la responsabilité administrative du débiteur en vertu de la législation de la République d’Azerbaïdjan et le renvoie devant le tribunal compétent avec le dossier de l’affaire (...)

La responsabilité administrative a été définie pour la non-exécution des demandes de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes à l’article 528 du code des infractions administratives, entré en vigueur le 1er mars 2016. L’article 528.1 de ce code prévoit l’application de la sanction administrative pertinente (amende ou détention administrative) pour la non-exécution des demandes légales de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes, ou la non-exécution, dans le délai imparti par l’huissier de justice, d’une ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions, ce sans raison valable.

Il appert que les éléments de l’infraction prévue par cet article sont établis lorsque la non-exécution des demandes de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes, ou la non-exécution, dans le délai imparti par l’huissier de justice, d’une ordonnance d’exécution obligeant le débiteur à effectuer ou à s’abstenir d’effectuer certaines actions, est précisément sans raison valable (məhz üzrsüz səbəbdən).

(...)

Au vu de ces considérations, le Plénum de la Cour constitutionnelle estime important de souligner que, lorsqu’il est saisi de la question de l’engagement de la responsabilité administrative d’une personne pour non-exécution des demandes de l’huissier de justice relatives à l’exécution des décisions judiciaires ou des décisions d’autres organes, le juge doit examiner de manière détaillée les faits de la cause, rechercher si une sanction administrative a déjà été infligée ou non à la personne en question pour cet acte, si la sanction administrative a atteint ou non ses objectifs et si cet acte a été commis intentionnellement ou non, et analyser d’autres faits importants.

Les tribunaux doivent garder à l’esprit que la sanction et l’application de la peine ont une vocation éducative. L’application de toute sanction doit être proportionnée et juste. Il faut appliquer la sanction ou la peine administrative pour non-exécution des actes judiciaires en évaluant objectivement, avant tout, si le débiteur a, oui ou non, utilisé les moyens disponibles afin d’exécuter les demandes de l’huissier de justice (...) »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

23. Eu égard à la similarité des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour estime approprié de les examiner conjointement dans un seul arrêt, en vertu de l’article 42 § 1 de son règlement.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

24. Les requérants se plaignent d’un manque d’équité de la procédure, alléguant qu’ils ont été condamnés à une peine de détention administrative sans que leurs arguments relatifs à leur incapacité financière à rembourser leurs dettes aient été pris en compte et ce, en dépit des prescriptions posées par le droit interne. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. Sur la recevabilité

25. Bien que l’applicabilité de l’article 6 aux procédures administratives en cause ne soit pas contestée, la Cour estime nécessaire de rappeler qu’elle a précédemment considéré que le domaine défini dans le système juridique azerbaïdjanais comme « administratif » englobe des infractions qui sont de nature pénale et, par conséquent, les procédures administratives en question relèvent de la notion d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention (Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05 et 5 autres, §§ 152-55, 11 décembre 2012, et Gafgaz Mammadov c. Azerbaïdjan, no 60259/11, § 70, 15 octobre 2015). Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèse des parties

26. Les requérants s’en tiennent au grief qu’ils ont initialement formulé, arguant que les tribunaux internes n’ont tenu aucun compte de la raison du non-règlement de leurs dettes, celui-ci étant uniquement lié à leur situation financière. Ils affirment que l’infraction réprimée par l’article 528 du code des infractions administratives ne concernait que les cas de non-exécution sans raison valable. Ils contestent la thèse du Gouvernement et invoquent des décisions des tribunaux internes, d’après lesquelles les requérants étaient, au moment de leur condamnation, sans emploi et ne disposaient d’aucun bien, ni revenu.

27. Le Gouvernement indique que la condamnation des requérants à la détention administrative a trouvé sa justification dans la non-exécution par eux de décisions judiciaires, sans aucune raison valable, au sens de l’article 528.1 du code des infractions administratives. Il soutient que les décisions internes prononçant la condamnation des requérants étaient dûment motivées. Il estime que, en l’espèce, les requérants n’ont pas réussi à démontrer devant les tribunaux internes que la non-exécution des décisions judiciaires était due à leur situation financière. Se référant à une lettre envoyée par le premier requérant à son créancier et à un document explicatif fourni par le deuxième requérant à l’huissier de justice, il affirme que les requérants avaient les moyens financiers d’exécuter les jugements des tribunaux internes. Il ajoute que les requérants n’ont pas utilisé le mécanisme prévu par la législation nationale qui leur permettait de reporter l’exécution des décisions judiciaires s’ils rencontraient des difficultés financières réelles.

2. Appréciation de la Cour

28. La Cour observe d’emblée que le grief soulevé relève de l’équité de la procédure administrative ayant des implications pénales, au regard des exigences de l’article 6 de la Convention.

La Cour limitera son analyse aux procédures clôturées par des décisions définitives de condamnation émanant des juridictions répressives internes et ayant conduit à une privation de liberté de nature administrative des requérants, en tant que débiteurs.

L’argument du Gouvernement selon lequel les requérants disposaient en droit interne de la faculté de solliciter un report du paiement de leur dette, suppose une perspective de retour à « meilleure fortune » des débiteurs dont ces derniers pouvaient parfaitement considérer qu’elle n’était pas réaliste. Il ne peut donc pas leur être fait reproche de ne pas avoir formalisé devant les juridictions internes compétentes une demande de report de paiement.

Par ailleurs, la Cour n’a pas à se pencher sur la réalité de la situation financière obérée des requérants dont la charge de la preuve reposait sur l’accusation.

C’est donc bien la seule teneur de la motivation des juridictions pénales qui caractérise et délimite la saisine de la Cour.

29. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les cours et tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances qui lui sont propres (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation implique que toute partie à une procédure judiciaire doit pouvoir escompter une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, §§ 42-43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Par ailleurs, la Cour vérifie si la motivation des décisions rendues par les juridictions nationales n’est pas automatique ou stéréotypée (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017, avec les références qui s’y trouvent citées).

30. En outre, la Convention visant à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs, le droit à un procès équitable ne peut passer pour effectif que si les observations des parties sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi (Fodor c. Roumanie, no 45266/07, § 28, 16 septembre 2014, Carmel Saliba c. Malte, no 24221/13, § 65, 29 novembre 2016, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2), no 919/15, § 206, 16 novembre 2017). Dans le cadre de l’examen de l’équité d’une procédure pénale, la Cour a également estimé qu’en ne tenant aucun compte d’un point spécifique, pertinent et important soulevé par l’accusé, les juridictions internes avaient manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention (Nechiporuk et Yonkalo c. Ukraine, no 42310/04, § 280, 21 avril 2011, et Ayetullah Ay c. Turquie, nos 29084/07 et 1191/08, § 127, 27 octobre 2020).

31. En l’espèce, la Cour observe que les tribunaux internes ont reconnu les requérants coupables de l’infraction réprimée par l’article 528.1 du code des infractions administratives et leur ont infligé une peine de détention administrative. Elle constate – et les parties n’en disconviennent pas – que pour établir la culpabilité des requérants, en l’occurrence, il fallait établir qu’ils n’avaient pas exécuté sans raison valable les jugements leur ordonnant de rembourser leurs dettes à leurs créanciers. Les motifs invoqués par le débiteur pour justifier qu’il ne s’acquitte pas de ses obligations pécuniaires sont déterminants dans la caractérisation de l’infraction puisqu’ils sont susceptibles de créer une cause exonératoire de responsabilité. L’article 528.1 du code des infractions administratives, ainsi que la Cour constitutionnelle dans sa décision du 4 septembre 2018 confirment d’ailleurs le caractère essentiel d’une appréciation personnalisée de la situation financière des débiteurs et de leur bonne foi dans leur défaillance (paragraphe 22 ci-dessus). La procédure étant de nature pénale mais ayant des aspects administratifs imposait à la partie portant l’accusation d’apporter la preuve que les débiteurs défaillants disposaient en réalité et contrairement à leurs positions, de la capacité financière de s’acquitter de leur dette.

32. Dans ces circonstances, il est clair que les arguments avancés par les requérants devant les tribunaux internes, notamment l’argument selon lequel la raison de non-exécution était leur incapacité financière à rembourser les dettes, revêtaient d’une importance centrale au regard des termes mêmes de l’article 82 de la loi du 27 décembre 2001, et exigeaient une réponse claire et l’établissement en justice du bien-fondé, ou non, des raisons valables invoquées par les requérants. À cet égard, la Cour rappelle que si la raison de non-exécution avait été l’incapacité financière des requérants, cela pourrait également soulever un problème sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 4 à la Convention, selon lequel « nul ne peut être privé de sa liberté pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle. » Or, la Cour observe que les tribunaux internes n’ont aucunement cherché à savoir si la non-exécution était sans raison valable et ne se sont jamais prononcés sur ce moyen, bien qu’ils aient été invités à le faire par les requérants à la fois en première instance et en appel. Cette absence d’examen de la raison de non-exécution par les tribunaux internes apparaît d’autant plus contradictoire que les jugements de condamnation eux-mêmes se réfèrent à la situation pécuniaire précaire des requérants sans émettre des doutes sur la véracité factuelle des difficultés financières obérant le remboursement (paragraphes 6, 11 et 16 ci-dessus).

33. De surcroît, la Cour ne peut pas perdre de vue que la Cour constitutionnelle elle-même a mis en avant l’exigence d’un examen détaillé de tous les faits par les tribunaux lors de l’application de la sanction ou de la peine administrative pour la non-exécution des actes judiciaires, ainsi qu’une nécessaire appréciation du caractère intentionnel du défaut de paiement et de la mise en œuvre par le débiteur des moyens disponibles afin d’exécuter les demandes de l’huissier de justice (paragraphe 22 ci-dessus). Force est de constater que ces éléments n’ont pas fait l’objet d’un examen par les juridictions répressives du fond.

34. Il s’ensuit que la Cour est à même de conclure que l’argument essentiel que les requérants ont pourtant mis au centre des débats, et qui était décisif pour l’issue de la procédure, n’a pas reçu de réponse spécifique et explicite, et que, par conséquent, les tribunaux internes ont manqué à leur obligation de motiver leurs décisions découlant de l’article 6 de la Convention.

35. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocolE No 4 À LA CONVENTION

36. Invoquant l’article 1 du Protocole no 4 à la Convention, les requérants dénoncent leur détention administrative en ce qu’elle aurait été seulement motivée par l’impossibilité pour eux d’exécuter leurs obligations contractuelles.

37. Le Gouvernement rejette les allégations des requérants.

38. Toutefois, eu égard aux faits de l’espèce, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 4 à la Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

40. Les requérants demandent 25 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

41. Le Gouvernement considère que ces demandes sont excessives et non justifiées par les circonstances de l’espèce et que, en tout état de cause, un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.

42. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage moral et décide qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants 3 600 EUR chacun à ce titre, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

43. Les requérants ne réclament aucune somme au titre des frais et dépens. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune somme ne doit leur être versée à ce titre.

3. Intérêts moratoires

44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 4 à la Convention ;
5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 600 EUR (trois mille six cents euros) chacun, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

{signature_p_2}

Martina KellerSíofra O’Leary
Greffière adjointePrésidente

ANNEXE

No

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence

|

Représenté par

---|---|---|---|---|---

1.

|

24219/16

|

Karimov c. Azerbaïdjan

|

21/04/2016

|

Vahid Turab oglu KARIMOV
1987
Baku

|

Akram Shirvan oglu HASANOV

2.

|

56908/16

|

Abbasov c. Azerbaïdjan

|

15/09/2016

|

Mahir Nasraddin oglu ABBASOV
1965
Goygol

|

Akram Shirvan oglu HASANOV

3.

|

60139/16

|

Bayramov c. Azerbaïdjan

|

10/10/2016

|

Mubariz Isakhan oglu BAYRAMOV
1977
Baku

|

Akram Shirvan oglu HASANOV


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-211165
Date de la décision : 22/07/2021
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Accusation en matière pénale;Procès équitable);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : KARIMOV ET AUTRES
Défendeurs : AZERBAÏDJAN

Composition du Tribunal
Avocat(s) : HASANOV A.

Origine de la décision
Date de l'import : 23/07/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award