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16/03/2021 | CEDH | N°001-208942

CEDH | CEDH, AFFAIRE SEREGIN ET AUTRES c. RUSSIE, 2021, 001-208942


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SEREGIN ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 31686/16 et 4 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT
(Fond)

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur des parcelles de terrain acquises auprès de tiers et réintégration de celles-ci dans le patrimoine municipal • Absence de faute des requérants ayant subi les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers, et de l’application rigide des dispositions sur la revendication • Absence d’indemnisation • Juste équilibre r

ompu au détriment des requérants

STRASBOURG

16 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les con...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SEREGIN ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 31686/16 et 4 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT
(Fond)

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur des parcelles de terrain acquises auprès de tiers et réintégration de celles-ci dans le patrimoine municipal • Absence de faute des requérants ayant subi les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers, et de l’application rigide des dispositions sur la revendication • Absence d’indemnisation • Juste équilibre rompu au détriment des requérants

STRASBOURG

16 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Seregin et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 31686/16, 45709/16, 50002/16, 3706/18 et 24206/18) dirigées contre la Fédération de Russie et dont six ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et également, en ce qui concerne la requête no 24206/18, le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne l’annulation des titres de propriété des requérants sur des parcelles de terrain acquises auprès de tiers et la réintégration de ces parcelles dans les patrimoines municipaux. Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. La liste des requérants, les noms de leurs représentants et d’autres informations concernant les requérants figurent en annexe au présent arrêt.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Entre 2009 et 2013, à différentes dates, les requérants acquirent auprès de tiers des parcelles de terrain dans les régions de Moscou et de Krasnodar et firent enregistrer leur droit de propriété. Quelques années après les acquisitions, les tribunaux annulèrent, au profit de municipalités, les titres de propriété des requérants au motif que les transferts initiaux de propriété – les privatisations – avaient été illicites. Les pourvois en cassation formés par tous les requérants furent rejetés (voir les dates en annexe au présent arrêt).

1. Les faits se rapportant à la requête no 31686/16 introduite par M. Seregin et à la requête no 45709/16 introduite par Mme Shindyapina
1. Les faits relatifs à deux parcelles achetées par les requérants

5. En mars 2007, M. Ar. et Mme Ak. firent arpenter – avec la participation de l’administration du district de Mytichtchi (Мытищинский муниципальный район) (région de Moscou) – et inscrire au cadastre d’État deux parcelles de terrain destinées à l’agriculture vivrière (подсобное хозяйство) situées dans le village de Podrezovo/Korgachi.

6. En mai 2007, ils firent inscrire dans le registre unifié des droits immobiliers (« le registre unifié ») leurs droits de propriété respectifs sur ces parcelles. L’enregistrement se fit sur présentation de copies d’archives de deux arrêtés de 1993 par lesquels le maire de Korgachi avait gratuitement conféré à M. Ar. et à Mme Ak. un droit de propriété sur les parcelles en question, dans le cadre de la privatisation foncière (paragraphe 48 ci‑dessous).

7. Par deux contrats de vente notariés des 23 et 25 juin 2007, M. Ar. vendit sa parcelle à la sœur du requérant et Mme Ak. vendit sa parcelle à M. V.

8. Le 21 septembre 2009, M. V. revendit sa parcelle à la requérante pour 550 000 roubles (RUB) et, le 10 février 2010, la sœur du requérant revendit sa parcelle à ce dernier pour 600 000 RUB. Les requérants firent inscrire leurs droits de propriété respectifs sur ces deux parcelles dans le registre unifié en présentant les contrats de vente.

9. Dans ses observations, le Gouvernement a indiqué qu’une enquête pénale avait été ouverte pour escroquerie et usage de faux, concernant la dépossession des parcelles susmentionnées ainsi que celle d’autres parcelles situées dans le village de Podrezovo/Korgachi.

2. La procédure en revendication relative aux parcelles

10. En 2014, le procureur de la ville de Mytichtchi effectua des opérations de contrôle relatives au respect de la législation foncière. À cette occasion, il découvrit que les arrêtés précités pris par l’administration locale en 1993 (paragraphe 6 ci-dessus) manquaient au dossier des archives municipales. Il en déduisit que M. Ar. et Mme Ak. étaient devenus propriétaires des parcelles de façon illicite.

11. Au cours des mois de mars et juillet 2014, le procureur, agissant dans l’intérêt de l’administration du district de Mytichtchi, engagea deux actions en justice contre M. Ar., Mme Ak. et les requérants. Il demandait l’annulation de toutes les transactions portant sur les parcelles et la radiation du cadastre des mentions y relatives. Les requérants formèrent des demandes reconventionnelles aux fins de se faire déclarer acquéreurs de bonne foi.

12. Par deux jugements en date du 3 septembre 2014 (concernant Mme Shindyapina) et du 14 novembre 2014 (concernant M. Seregin), le tribunal de la ville de Mytichtchi rejeta les actions du procureur et accueillit celles des requérants.

13. Le tribunal jugea que les parcelles litigieuses avaient été régulièrement arpentées et inscrites au cadastre d’État, que le droit de propriété de M. Ar. et celui de Mme Ak. avaient été dûment enregistrés, et que le service du cadastre et l’autorité chargée de l’enregistrement n’avaient eu aucune raison de refuser les inscriptions des parcelles au cadastre et l’enregistrement du droit de propriété. Il considéra que les requérants avaient acquis les parcelles licitement et qu’ils étaient acquéreurs de bonne foi.

14. En outre, dans son jugement du 3 septembre 2014 concernant Mme Shindyapina, le tribunal estima que, même à supposer que l’arrêté de 1993 n’eût pas été adopté par le maire, cela ne signifiait pas de manière incontestable que Mme Ak. avait reçu la parcelle de façon illicite. Il considéra que Mme Ak. ne pouvait pas être tenue pour responsable des négligences des autorités locales. Enfin, il estima que l’action du procureur était prescrite et précisa à cet égard que le délai de la prescription extinctive de trois ans avait commencé à courir à la date de l’enregistrement, en 2007, du droit de propriété de Mme Ak.

15. Par deux arrêts d’appel en date du 11 février 2015 (concernant Mme Shindyapina) et du 18 mars 2015 (concernant M. Seregin), la cour régionale de Moscou infirma les jugements susmentionnés, accueillit les actions du procureur, rejeta celles des requérants, annula toutes les transactions relatives aux parcelles et ordonna la radiation du cadastre des mentions y relatives.

16. Elle considéra que les documents justificatifs de la création des droits de M. Ar. et de Mme Ak. sur les parcelles n’avaient jamais existé et elle conclut que celles-ci ne leur avaient pas été régulièrement cédées. Ainsi, elle jugea que le district de Mytichtchi avait perdu la possession de ces parcelles contre sa volonté, ce qui rendait inopérante l’objection de bonne foi formulée par les requérants (paragraphes 62 et 68 ci-dessous).

17. En outre, dans l’arrêt relatif à la parcelle de Mme Shindyapina, la cour régionale estima que le délai de prescription avait commencé à courir à partir de 2014, lorsque le procureur avait mené ses opérations de contrôle.

2. Les faits se rapportant à la requête No 50002/16 introduite par M. et Mme Lyshko
1. Les faits relatifs à trois parcelles acquises par les requérants

18. En octobre 2007, Mme Sn. vendit à M. Tcher. un terrain de 6 400 m2 destiné à la construction non résidentielle et situé à Krasnodar, qui avait été arpenté et inscrit au cadastre d’État en 2007. Le 19 octobre 2007, l’acquéreur fit enregistrer son droit de propriété dans le registre unifié.

19. À une date non précisée dans le dossier, M. Tcher. demanda à l’administration municipale de Krasnodar de modifier l’affectation (вид разрешенногo использования) du terrain pour pouvoir y construire des habitations collectives. Par un arrêté du 7 septembre 2009, l’administration procéda à la modification demandée, qui fut inscrite au cadastre d’État.

20. Le 5 novembre 2009, M. Tcher. revendit le terrain aux consorts Sam. En mars 2010, ces derniers le divisèrent en quatre parcelles de 1 600 m2 chacune et firent inscrire ces modifications au cadastre d’État.

21. Le 28 juin 2010 et le 15 septembre 2010 respectivement, Mme Lyshko et M. Lyshko (la première étant la mère du second) firent l’acquisition de trois de ces parcelles (deux pour la requérante et une pour le requérant) par voie d’échange avec d’autres parcelles dont ils étaient propriétaires. Chacune de ces parcelles fut estimée à 500 000 RUB. Les requérants firent enregistrer leurs droits de propriété dans le registre unifié en présentant les contrats d’échange.

2. L’affaire pénale relative aux terrains municipaux

22. En 2011, à une date non précisée dans le dossier, une enquête pénale pour escroquerie aggravée relative à des terrains appartenant à la ville de Krasnodar fut ouverte. L’administration municipale se constitua partie civile.

23. Par un jugement du 17 juin 2014, le tribunal du district Leninski (ville de Krasnodar) condamna plusieurs personnes, dont Mme Sn. et l’épouse de M. Tcher. – ancienne gérante d’une agence immobilière –, pour blanchiment de fonds ainsi que pour usage de faux documents et escroquerie aggravée portant sur plusieurs terrains, dont celui de 6 400 m2 (paragraphe 18 ci-dessus) appartenant à la ville de Krasnodar.

24. Selon le jugement de condamnation, Mme Sn. avait présenté de faux documents au tribunal du district Prikoubanski (ville de Krasnodar) et celui‑ci avait rendu, sur le fondement de ces faux documents, un jugement la déclarant propriétaire du terrain précité de 6 400 m2, et ensuite Mme Sn. avait conclu un contrat de vente fictif avec M. Tcher.

25. Le tribunal nota que l’administration municipale avait eu connaissance de la perte de la possession des terrains en 2011, lorsqu’elle avait coopéré avec les autorités de poursuite. Il n’examina pas l’action civile et indiqua à l’administration qu’elle avait la possibilité de former une action civile distincte contre les personnes condamnées.

26. Le 9 septembre 2014, le jugement de condamnation devint définitif.

3. La procédure en revendication relative aux parcelles des requérants

27. Les 28 et 30 janvier 2015, l’administration municipale intenta contre les requérants deux actions en revendication par lesquelles elle demandait la réintégration des parcelles des intéressés dans le patrimoine municipal. Les requérants objectèrent que les actions étaient prescrites et formèrent des demandes reconventionnelles aux fins de se faire déclarer acquéreurs de bonne foi.

1. Le procès concernant la parcelle de M. Lyshko

28. Par un jugement du 3 juin 2015, le tribunal du district Prikoubanski rejeta l’action de l’administration. Il estima que toutes les transactions avaient été conclues conformément à la loi et que le requérant avait été diligent et de bonne foi. Il considéra que le jugement de condamnation du 17 juin 2014 (paragraphes 23-26 ci-dessus) ne pouvait pas être pris en compte aux motifs, d’une part, qu’il n’avait pas été établi que l’administration municipale eût été propriétaire de la parcelle litigieuse et, d’autre part, que le requérant n’avait pas été partie à la procédure pénale. Il conclut que, pour se faire indemniser, l’administration pouvait se retourner contre les personnes qui avaient été condamnées pénalement.

29. Enfin, il déclara que l’administration savait depuis 2009, lorsqu’elle avait procédé à la modification de l’affectation du terrain (paragraphe 19 ci‑dessus), que la ville n’était plus propriétaire de celui-ci. Partant, selon le tribunal, l’action en revendication était prescrite sans possibilité de relevé de prescription (paragraphe 73 ci-dessous).

30. Le 6 août 2015, la cour régionale de Krasnodar, statuant en appel, infirma le jugement et accueillit l’action de l’administration. Elle considéra que l’administration n’avait eu connaissance de la perte de son terrain qu’au moment du prononcé du jugement de condamnation du 17 juin 2014 et que l’action n’était donc pas prescrite. Sur le fond, elle estima que la ville de Krasnodar avait perdu la propriété du terrain contre sa volonté et que, par conséquent, celui-ci devait être réintégré dans le patrimoine municipal.

2. Le procès concernant les parcelles de Mme Lyshko

31. Par un jugement du 15 mai 2015, le tribunal du district Prikoubanski accueillit l’action de l’administration, prononça l’annulation des titres de propriété de la requérante et ordonna la réintégration des parcelles dans le patrimoine municipal. Il estima que l’administration municipale n’avait eu connaissance d’une violation de ses droits qu’au moment du prononcé du jugement de condamnation du 17 juin 2014, et qu’en conséquence l’action n’était pas prescrite. Sur le fond, il admit que la requérante était de bonne foi, mais considéra que ce fait n’était pas pertinent et exposa à cet égard que l’administration avait perdu la propriété du terrain en raison d’agissements frauduleux, ce qui avait été établi par le jugement de condamnation.

32. Le 6 août 2015, la cour régionale de Krasnodar confirma en appel le jugement, faisant siennes les conclusions du tribunal de district.

3. Les faits se rapportant à la requête no 3706/18 introduite par M. Afentyev
1. Les faits relatifs à une parcelle achetée par le requérant

33. En 2010, à des dates non précisées dans le dossier, M. Tch. acheta à différentes personnes des parcelles de terrain situées dans le village de Vereyskoïé (district Ramenski, région de Moscou). Au cours des mois de janvier et février 2012, il revendit ces parcelles à M. Ad., un entrepreneur. Le 14 novembre 2012, ce dernier fit diviser ces parcelles en quarante parcelles plus petites destinées à la construction individuelle et à l’agriculture vivrière. Ces modifications furent inscrites au cadastre d’État. Toujours en 2012, M. Ad. fit construire une maison individuelle sur chacune de ces parcelles.

34. Le 25 mai 2013, M. Ad. vendit au requérant l’une de ces parcelles avec la maison individuelle qui y avait été édifiée. Le requérant fit enregistrer son droit de propriété sur ces biens immobiliers en présentant le contrat de vente et s’installa dans la maison avec sa famille.

2. L’affaire pénale relative aux terrains municipaux

35. Entretemps, en mars 2013, une enquête pénale pour escroquerie aggravée fut ouverte concernant des faits de dépossession de terrains dans le village de Vereyskoïé. Le 19 avril 2013, la qualité de victime fut reconnue à l’administration du district Ramenski.

36. Par un jugement du 30 septembre 2014, le tribunal de la ville de Ramenskoïe condamna cinq personnes, dont l’ancien maire de Vereyskoïé, un fonctionnaire municipal et un clerc de notaire, pour escroquerie ayant eu pour effet de déposséder le district Ramenski des terrains en question.

37. Le tribunal jugea que ces personnes s’étaient servies des données personnelles de différents particuliers, de fausses procurations ainsi que de faux arrêtés de l’administration du village de Vereyskoïé datés de 1992 qui conféraient à ces particuliers (les « propriétaires factices ») un droit de propriété sur plusieurs parcelles. Il constata qu’en 2010 le maire de l’époque et ses complices avaient fait arpenter et inscrire au cadastre d’État ces parcelles et qu’ils avaient ensuite fait enregistrer le droit de propriété de ces particuliers sur ces parcelles en présentant les faux arrêtés précités. Il releva qu’ensuite les condamnés, agissant au nom de ces propriétaires factices, avaient vendu les parcelles, notamment à M. Tch.

3. La procédure en revendication relative à la parcelle du requérant

38. Le 13 avril 2016, l’administration du district Ramenski forma devant le tribunal de Ramenskoïé une action en revendication contre le requérant. M. Ad., participant au procès, déclara qu’au moment de la vente de la parcelle au requérant il était au courant de l’enquête pénale concernant les parcelles puisqu’il avait déjà été interrogé comme témoin dans l’affaire pénale.

39. Par un jugement du 26 juin 2016, le tribunal de Ramenskoïé accueillit l’action de l’administration et annula le titre de propriété (прекратить зарегистрированное право собственности) du requérant. Renvoyant au jugement de condamnation (paragraphes 36-37 ci-dessus), il estima que le district Ramenski avait perdu la possession des terrains contre sa volonté et qu’ainsi l’objection de bonne foi soulevée par le requérant était sans pertinence. Il considéra par ailleurs que le délai de prescription avait commencé à courir le 19 avril 2013, date à laquelle la qualité de victime avait été reconnue à l’administration du district (paragraphe 35 ci-dessus), et que l’action n’était donc pas prescrite. Il ne se prononça pas sur le sort de la maison édifiée sur la parcelle en litige.

40. Le 16 janvier 2017, la cour régionale de Moscou rejeta l’appel du requérant, faisant siennes les conclusions du tribunal de Ramenskoïé.

4. Les faits se rapportant à la requête no 24206/18 introduite par Mme Panshina
1. Les faits relatifs à trois parcelles achetées par la requérante

41. En septembre 2008, M. G.M. acheta à différents particuliers six parcelles de terrain situées à Sotchi (région de Krasnodar) et destinées à la construction individuelle, et il fit enregistrer son droit de propriété en présentant les contrats de vente.

42. Le 28 avril 2012, il vendit à la requérante trois de ces parcelles. Celle-ci affirme avoir payé 3 000 000 RUB. En mai 2012, la requérante fit enregistrer son droit de propriété en présentant le contrat de vente.

2. L’affaire pénale relative à un terrain municipal

43. Entretemps, en 2011, à une date non précisée dans le dossier, une enquête pénale pour escroquerie aggravée, usage de faux et blanchiment de fonds fut ouverte concernant la dépossession d’un terrain de 4 500 m2 appartenant à la ville de Sotchi. Toujours en 2011, à une date non précisée dans le dossier, la qualité de victime fut reconnue à l’administration municipale de Sotchi.

44. Par un jugement du 30 juillet 2013, le tribunal du district Lazarevski (ville de Sotchi) condamna MM. A.G. et S.M. – ce dernier étant l’ancien gérant d’une agence immobilière et le fils de M. G.M. (mentionné au paragraphe 41 ci-dessus) – pour escroquerie aggravée et blanchiment de fonds. Il jugea qu’au cours des mois de juillet et d’août 2008 ceux-ci s’étaient servis des données personnelles de différentes personnes ainsi que de fausses copies d’archives d’arrêtés censément pris par l’administration du village de Nijniaia Khobza (banlieue de Sotchi) et qui en 1992 et 1996 auraient conféré à ces personnes un droit de propriété sur six parcelles dans le cadre d’une privatisation foncière. Il constata que MM. A.G. et S.M. avaient fait diviser le terrain de 4 500 m2 en plusieurs parcelles, qu’ils avaient fait arpenter ces parcelles et les avaient fait inscrire au cadastre d’État et qu’ils avaient fait enregistrer le droit de propriété de ces personnes (les « propriétaires factices »). Il nota qu’ensuite, agissant par procuration au nom des propriétaires factices, MM. A.G. et S.M. avaient conclu avec M. G.M des contrats de vente fictifs portant sur ces parcelles.

45. Le 12 août 2013, le jugement de condamnation devint définitif.

3. La procédure en revendication relative aux parcelles de la requérante

46. Le 22 juin 2015, le procureur de Sotchi engagea contre la requérante une action en revendication par laquelle il demandait la réintégration des parcelles dans le patrimoine municipal. D’abord tierce partie, l’administration de Sotchi se joignit au procès comme codemanderesse.

47. Par un jugement réputé contradictoire du 12 août 2015, le tribunal du district Lazarevski accueillit l’action du procureur et de l’administration municipale. Il estima que le délai de prescription avait commencé à courir à compter du jour où le jugement de condamnation de MM. A.G. et S.M. était devenu définitif (paragraphe 45 ci-dessus). Renvoyant à ce jugement, il considéra que la ville de Sotchi avait été dépossédée des parcelles de façon illicite et contre sa volonté. Il indiqua que la requérante pouvait former une action récursoire contre son cocontractant. Eu égard à ces motifs, il déclara que les titres de propriété de la requérante sur les parcelles étaient nuls et non avenus (признать неприборетшей право собственности), annula le droit de propriété de l’intéressée (признать остутствующим право собственности) et ordonna la réintégration des parcelles litigieuses dans le patrimoine municipal de Sotchi.

48. Le 17 mars 2016, la cour régionale de Krasnodar rejeta l’appel que la requérante avait formé contre le jugement. Elle considéra que M. S.M. n’avait eu aucun droit sur les parcelles en question et en déduisit que l’intéressée n’avait disposé d’aucun fondement légal pour faire enregistrer son droit de propriété. Par ailleurs, elle estima que la requérante n’avait pas apporté la preuve qu’elle avait été de bonne foi lors de l’achat des parcelles, le caractère onéreux du contrat étant insuffisant pour prouver la bonne foi de l’acquéreur.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. LA CRÉATION ET L’ENREGISTREMENT DES DROITS DE PROPRIÉTÉ ET L’INSCRIPTION AU CADASTRE D’ÉTAT
1. Les dispositions pertinentes relatives à la création des droits de propriété foncière

49. Avec l’adoption de la loi de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) du 23 novembre 1990 relative à la réforme foncière, le processus de privatisation foncière débuta et les particuliers obtinrent la possibilité de devenir propriétaires de parcelles de terrain. Cette loi définissait les critères permettant de déterminer quels terrains étaient la propriété de la Fédération, des régions ou des municipalités.

50. L’article 3.1 de la loi fédérale no 137-FZ du 21 octobre 2001 relative à l’entrée en vigueur du code foncier présente également les critères permettant de déterminer quels terrains sont la propriété de la Fédération, des régions ou des municipalités, selon le procédé dit de la « délimitation de la propriété foncière » (разграничение государственной собственности на землю).

51. Selon l’article 3 § 10 de la loi fédérale précitée, telle qu’en vigueur jusqu’en mars 2015, l’État fédéral, les régions ou les municipalités pouvaient disposer des terrains après avoir fait enregistrer leur droit de propriété (paragraphe 52 ci-dessous) sur ceux-ci. Néanmoins, l’absence d’un tel enregistrement ne faisait pas obstacle à la possibilité de disposer des parcelles. En l’absence de délimitation de la propriété (участки, государственная собственность на которые не разграничена), c’était la municipalité, représentée par son administration, qui pouvait disposer des terrains.

2. Les dispositions pertinentes relatives à l’enregistrement des droits de propriété foncière

52. Selon l’article 2 de la loi fédérale no 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur du 28 janvier 1998 au 1er janvier 2017, l’enregistrement de droits immobiliers dans le registre unifié était un acte juridique valant reconnaissance par l’État de ces droits. D’après ce même article, un droit enregistré ne pouvait être contesté qu’en justice. Selon l’article 13 de cette loi, après réception de la demande d’enregistrement du droit et des documents présentés à l’appui de celle-ci, l’autorité en charge de l’enregistrement menait une expertise juridique (правовая экспертиза) au sujet desdits documents.

53. Selon la loi fédérale no 122-FZ, l’enregistrement du droit de propriété était obligatoire à l’égard des biens immobiliers lorsque les documents justificatifs de propriété avaient été obtenus (оформлены) après le 28 janvier 1998 (article 4 de la loi), alors que les droits réels nés avant cette date étaient juridiquement valables même en l’absence de leur enregistrement, qui se faisait à la discrétion de leur détenteur (article 6 de la loi).

54. L’article 17 de la loi fédérale précitée contenait une liste des fondements (основания) pouvant être invoqués pour l’enregistrement d’un droit réel. Parmi ces fondements figuraient les contrats de cession des biens immobiliers, ainsi que les actes adoptés par les autorités fédérales ou locales dans la limite de leurs compétences et selon les modalités légales alors en vigueur.

55. Le 1er septembre 2006, un nouvel article 25.2 fut introduit dans la loi no 122-FZ. Il prévoyait une procédure simplifiée d’enregistrement du droit de propriété sur les parcelles octroyées à des fins de construction individuelle ou de l’agriculture vivrière avant l’entrée en vigueur du code foncier en 2001. Cet article disposait que l’enregistrement d’un droit de propriété sur de telles parcelles s’effectuait sur présentation d’un acte adopté par les autorités fédérales ou locales dans la limite de leurs compétences et selon les modalités légales en vigueur à l’époque. Tel qu’en vigueur avant le 1er mars 2010, il énonçait aussi que, même lorsque les limites de la parcelle n’étaient pas déterminées et devaient être précisées lors d’un arpentage, cela ne faisait pas obstacle à l’enregistrement du droit de propriété.

56. L’article 19 énonçait les causes de suspension de l’inscription d’un droit réel. Il prévoyait notamment que l’autorité chargée de l’enregistrement devait surseoir à l’inscription si elle avait des doutes sur les fondements invoqués pour l’enregistrement (prévus à l’article 17 de la même loi ; paragraphe 54 ci-dessus), sur l’authenticité des documents présentés ou sur la véracité des informations figurant dans ces documents. En pareil cas, l’autorité devait prendre les mesures nécessaires pour obtenir des informations complémentaires et/ou pour s’assurer de l’authenticité des documents et de la véracité des informations.

57. L’article 20 concernait les situations où la demande d’enregistrement d’un droit réel devait être rejetée. Tel était le cas en particulier si l’acte par lequel les autorités avaient attribué un droit réel avait ensuite été annulé (признан недействительным) ab initio ou si la personne (l’entité) ayant délivré un document justificatif du droit n’était pas habilitée à disposer du bien immobilier indiqué dans ce document.

58. Le 1er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement des biens immobiliers (о государственной регистрации недвижимости), no 218-FZ, est entrée en vigueur. Cette loi prévoit un système unique d’enregistrement des biens immobiliers dans un registre unifié de l’immobilier, par la fusion des services d’enregistrement des droits immobiliers et du cadastre. Les articles 1 et 7 de cette loi proclament le principe d’authenticité (достоверность) des informations relatives aux biens immobiliers contenues dans le registre unifié de l’immobilier.

3. Les dispositions pertinentes relatives à l’inscription au cadastre d’État

59. La loi fédérale no 28-FZ relative au cadastre foncier d’État fut en vigueur de 2000 à 2008. Selon l’article 20 de cette loi, l’inscription d’un terrain ou d’une parcelle de terrain au cadastre d’État (постановка на кадастровый учет) devait être suspendue si les données fournies à l’appui de la demande d’inscription étaient contradictoires ou incomplètes. Si dans un délai d’un mois la cause de la suspension n’était pas éliminée, ou si les documents présentés à l’appui de la demande d’inscription ne satisfaisaient pas aux exigences légales, l’inscription au cadastre devait être refusée.

60. Le 1er mars 2008, la loi fédérale no 28-FZ fut remplacée par la loi fédérale no 221-FZ relative au cadastre de l’immobilier d’État. L’article 22 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, dressait une liste des documents qui devaient être présentés à l’appui d’une demande d’inscription au cadastre. Parmi ces documents figuraient les pièces justificatives du droit de propriété sur la parcelle objet de cette demande dont la personne sollicitant l’inscription était titulaire (право заявителя на соответствующий обьект недвижимости). Selon l’article 38 § 10 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, les parcelles créées à l’issue de l’arpentage devaient être en conformité avec la législation et avec toutes les exigences légales concernant les parcelles de terrain.

61. Jusqu’au 1er janvier 2017, cette loi contenait des dispositions similaires à celles de la loi fédérale no 28-FZ (paragraphe 59 ci-dessus) quant à la suspension d’une inscription cadastrale et au rejet d’une demande d’inscription.

2. LA PROCÉDURE EN REVENDICATION

62. L’article 302 § 1 du code civil concerne les cas où une personne a acquis un bien auprès d’une autre personne qui n’avait pas le droit d’en disposer. Il énonce que l’acquéreur est de bonne foi s’il ne savait pas et n’était pas censé savoir que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien. Dans cette situation, le propriétaire peut revendiquer auprès de l’acquéreur de bonne foi le bien qu’il a perdu, qu’on lui a volé ou dont il a été autrement dépossédé contre sa volonté (выбыло из владения иным путем помимо воли).

1. Les dispositions pertinentes relatives à la bonne foi de l’acquéreur

63. L’article 10 du code civil pose pour principe la présomption de la bonne foi des participants aux relations juridiques de droit civil et du caractère raisonnable de leurs actions.

64. Dans la directive conjointe no 10/22 du 29 avril 2010 intitulée « Certaines questions (...) relatives aux litiges ayant trait à la protection du droit de propriété et à d’autres droits réels » (« la directive conjointe »), les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont expliqué, au paragraphe 38, alinéas deuxième à quatrième, que l’acquéreur ne peut pas être déclaré de bonne foi si, au moment de la conclusion du contrat, le registre unifié renfermait une mention de la saisie provisoire du bien objet du contrat. L’acquéreur peut être déclaré de bonne foi si le contrat qu’il a conclu présente toutes les caractéristiques d’un contrat valide à l’exception du fait que le vendeur n’avait pas le droit de disposer du bien (неуправомоченный отчуждатель). Si le propriétaire – demandeur à l’instance – prouve que l’acquéreur aurait dû douter du pouvoir de disposition de son cocontractant, l’objection de bonne foi de l’acquéreur est rejetée. Les plénums ont également dit, au paragraphe 37 in fine de la directive susmentionnée, que le caractère onéreux d’une transaction ne prouvait pas, en lui-même, la bonne foi de l’acquéreur.

65. Le 25 novembre 2015, le présidium de la Cour suprême de Russie a validé un rapport sur la jurisprudence relative aux actions en revendication intentées par des entités publiques contre des acquéreurs de logements. Dans ce rapport, la Cour suprême a précisé que la charge de la preuve de la mauvaise foi de l’acquéreur – défendeur à l’instance – pesait sur le demandeur.

66. Le 22 juin 2017, la Cour constitutionnelle a rendu l’arrêt no 17-P (dit « arrêt Dubovets »), où elle a exposé certains principes constitutionnels relatifs aux actions en revendication intentées par des entités publiques contre des acquéreurs de logements. Dans cet arrêt, elle a dit qu’est acquéreur de bonne foi d’un bien immobilier l’acquéreur dont le droit de propriété a été enregistré selon les modalités légales, à moins que les circonstances établies par la justice ne démontrent à l’évidence qu’il savait que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien immobilier, ou encore, compte tenu des circonstances concrètes du cas d’espèce, qu’il n’a pas exercé la prudence et la diligence raisonnables qui lui auraient permis de comprendre que son cocontractant ne pouvait pas disposer du bien.

67. Dans deux décisions du 21 septembre 2017 (nos 1793-O et 1794-O), la Cour constitutionnelle a dit que, appelés à examiner les actions en revendication des parcelles de terrain intentées par les autorités publiques contre des particuliers, les juges devaient respecter le principe de l’équilibre entre les intérêts publics et privés, et s’efforcer de protéger les acquéreurs de bonne foi, notamment en tenant compte de l’interprétation faite de l’article 302 du code civil dans l’arrêt Dubovets.

2. Les dispositions pertinentes relatives la volonté du propriétaire de perdre la possession ou la propriété de son bien

68. Au paragraphe 39 de la directive conjointe, les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont indiqué que l’objection de bonne foi de l’acquéreur était inopérante si le propriétaire prouvait qu’il avait été privé du bien contre sa volonté. Ils ont précisé que la nullité du contrat par lequel le bien avait été transmis ne démontrait pas en elle-même la non-conformité de l’acte de disposition à la volonté du propriétaire, mais que les tribunaux devaient établir dans chaque cas concret quelle était cette volonté.

69. Dans l’arrêt Dubovets, la Cour constitutionnelle a dit que l’inaction d’une autorité publique qui avait omis d’enregistrer dans un délai raisonnable son droit de propriété sur un bien immobilier était dans une certaine mesure susceptible de contribuer à la perte de ce bien, qui pouvait notamment être causée par des agissements illicites de tiers. Elle a aussi estimé que l’enregistrement d’un droit réel était un acte qui confirmait la licéité du contrat, même si celui-ci avait été conclu par une personne qui n’avait pas le droit de disposer du bien, ainsi que celle de toutes les transactions passées ultérieurement à l’égard de ce bien. Sur ce point, elle a souligné que les autorités étaient mieux placées et disposaient de plus de moyens que les particuliers pour contrôler la validité des transactions immobilières et pour déceler les irrégularités.

3. Autre pratique interne pertinente en matière de revendication

70. Le 19 novembre 2015 et le 23 mars 2017 respectivement, la Cour suprême a rendu l’arrêt no 308-ЭС15-8731 et l’arrêt no 308-ЭС15-18307 dans deux affaires relatives à des actions en revendication. Dans ces arrêts, la Cour suprême a appliqué le principe relevant de la législation foncière selon lequel les immeubles bâtis sur un terrain suivent le sort de ce terrain. S’appuyant sur ce principe, elle a estimé que les juridictions inférieures ne pouvaient pas annuler le droit de propriété d’un acquéreur sur une parcelle de terrain et réintégrer celle-ci dans le patrimoine fédéral sans avoir statué sur le sort des immeubles qui avaient été édifiés sur cette parcelle et qui appartenaient à l’acquéreur.

3. LA PRESCRIPTION EXTINCTIVE

71. Selon l’article 196 du code civil, le délai de la prescription extinctive de droit commun est de trois ans. Selon l’article 200, il commence à courir à partir du moment où la personne intéressée a ou devrait avoir connaissance d’une atteinte à ses droits.

72. Le paragraphe 57 de la directive conjointe traite de la prescription des actions en contestation d’un droit réel enregistré. Selon ce paragraphe, le délai de prescription extinctive court à partir du jour où le demandeur a ou devrait avoir connaissance de l’inscription du droit au registre unifié. Le demandeur n’est pas censé avoir connaissance de l’inscription du droit réel dans le registre unifié le jour même.

73. Dans sa directive no 43 du 29 septembre 2015, le plénum de la Cour suprême a indiqué que, lorsqu’une collectivité publique introduisait une action en justice, le délai de prescription courait à compter du moment où cette collectivité, représentée par ses organes compétents, avait ou aurait dû avoir connaissance du transfert de ses biens à un tiers ou de l’usage de ses biens par un tiers, ainsi que de l’identité du bon défendeur à l’instance. Il a dit également que seules les personnes physiques pouvaient être relevées de la prescription, et ce dans des cas exceptionnels. Enfin, il a expliqué que les réorganisations institutionnelles et les transferts de compétences entre différentes autorités publiques étaient sans incidence sur le cours du délai de prescription.

74. Le 16 février 2016, la Cour suprême de Russie a rendu l’arrêt no 4‑KГ15-69 qui concernait des faits similaires à ceux des requêtes nos 31686/16 et 45709/16 (paragraphes 5-17 ci-dessus). Dans cette affaire, le procureur de Mytichtchi avait engagé une action en revendication contre les acquéreurs d’une parcelle de terrain située dans le village de Podrezovo/Korgachi. L’action avait été accueillie en appel. La Cour suprême, statuant en cassation, a estimé que le district de Mytichtchi aurait dû avoir connaissance de l’atteinte à ses droits soit lors de l’exercice du contrôle municipal prévu par l’article 72 du code foncier (paragraphe 75 ci‑dessous), soit au moment de l’arpentage de la parcelle et de la première inscription au cadastre de celle-ci. Partant, selon la Cour suprême, la date de la fin des vérifications faites par le procureur n’était pas pertinente pour point de départ du cours de la prescription. Eu égard à ces considérations, la haute juridiction a cassé l’arrêt d’appel et renvoyé l’affaire pour réexamen.

4. LES AUTRES DISPOSITIONS ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTES EN L’ESPÈCE

75. Selon l’article 72 du code foncier, les autorités municipales exercent un contrôle municipal (муниципальный земельный контроль) sur l’usage des terrains situés sur les territoires municipaux.

76. Les dispositions internes pertinentes concernant les saisies des biens dans le cadre des procédures pénales sont exposées dans l’arrêt Lachikhina c. Russie (no 38783/07, §§ 30-33 et 36-39, 10 octobre 2017).

77. Les autres dispositions et la pratique judiciaire internes pertinentes en l’espèce sont exposées dans l’arrêt Alentseva c. Russie (no 31788/06, §§ 26‑29 et 47, 17 novembre 2016).

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

78. Eu égard à la similitude des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

79. Les requérants se plaignent de l’annulation en justice de leur droit de propriété sur les parcelles qu’ils avaient acquises. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...) »

1. Sur la recevabilité

80. Tant les requérants que le Gouvernement indiquent que les parcelles litigieuses étaient les « biens » des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’annulation du droit de propriété des intéressés a constitué une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. La Cour ne voit aucune raison de conclure autrement.

81. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

82. M. Afentyev (requête no 3706/18) avance que les juridictions internes n’ont pas statué sur le sort de sa maison d’habitation située sur la parcelle qui a été réintégrée dans le patrimoine municipal. Mme Panshina (requête no 24206/18) soutient que l’action intentée contre elle était prescrite, contrairement à ce qu’ont conclu les juridictions internes. Ces deux requérants considèrent que l’ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leurs biens n’a pas été opérée « dans les conditions prévues par la loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1. M. Seregin (requête no 31686/16) et Mme Shindyapina (requête no 45709/16) estiment que l’application de la loi dans leurs affaires a été imprévisible et arbitraire et que la législation, en elle-même, ne satisfaisait pas aux critères de la « qualité de la loi » au regard de l’article précité.

83. Certains des requérants estiment aussi que l’ingérence ne poursuivait pas un véritable but d’utilité publique.

84. En ce qui concerne la proportionnalité de l’ingérence, les requérants arguent qu’ils ont été de bonne foi et diligents lors de l’achat des parcelles. Ils indiquent que leur droit de propriété ainsi que celui de leurs cocontractants ont été régulièrement enregistrés sans que l’autorité d’enregistrement, tenue d’effectuer une expertise juridique des documents produits, ait relevé le moindre problème. Ils allèguent par ailleurs que leurs parcelles ont été régulièrement inscrites au cadastre d’État. Ils en déduisent qu’ils ne devaient pas être pénalisés pour les erreurs et omissions commises par les autorités internes.

85. En outre, arguant d’une absence d’indemnisation pour l’annulation des titres de propriété, les requérants estiment que l’ingérence leur a imposé une charge excessive. À cet égard, ils soutiennent que s’ils avaient exercé une action récursoire contre leurs cocontractants, à supposer qu’elle ait eu des chances d’aboutir, pareille action n’aurait pas restauré le juste équilibre entre l’intérêt public et les intérêts privés. Certains des requérants ajoutent que les administrations municipales auraient dû se retourner contre les personnes qui ont été condamnées pour escroquerie relativement aux parcelles en question au lieu de se retourner contre les acquéreurs de bonne foi de ces parcelles.

b) Le Gouvernement

86. Le Gouvernement soutient que l’annulation des titres de propriété des requérants est conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

87. Il argue à cet égard que l’ingérence était prévue par la loi, en l’espèce l’article 302 du code civil et le paragraphe 39 de la directive conjointe (paragraphes 62 et 68 ci-dessus). Il estime que les municipalités ont perdu la possession et la propriété des parcelles litigieuses contre leur volonté. Il considère que cette absence de volonté s’est traduite par les agissements frauduleux de tiers, ce qui a selon lui été établi dans les jugements de condamnation, sauf pour les requêtes nos 31686/16 et 45709/16.

88. Le Gouvernement soutient que les mesures poursuivaient un but légitime de gestion des biens immobiliers par les autorités et de remise des choses dans l’état dans lequel elles se seraient trouvées si la loi n’avait pas été méconnue. Il expose que les autorités jouissent d’une large marge d’appréciation dans ces domaines et qu’en conséquence l’ingérence n’a pas été disproportionnée. Sur ce dernier point, il ajoute que M. et Mme Lyshko (requête no 50002/16) et Mme Panshina (requête no 24206/18) pouvaient former une action récursoire contre leurs cocontractants.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la nature de l’ingérence

89. En l’espèce, le droit de propriété des requérants sur les parcelles a été annulé quelques années après les acquisitions de ces parcelles. La Cour observe d’emblée il s’agit d’un contentieux opposant les requérants – particuliers – aux collectivités publiques (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation des droits de propriété des requérants s’analyse en une « privation de propriété ».

b) Sur la justification de l’ingérence

90. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être mise en œuvre « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

1. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

91. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

92. En l’espèce, eu égard en particulier à l’application de l’article 302 du code civil et des règles de la prescription par les tribunaux, elle demeure dubitative quant au point de savoir si la mesure litigieuse peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 95 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

93. La Cour estime ensuite que la mesure en question répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités municipales.

2. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1) Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

94. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2) Le comportement des autorités agissant dans le cadre du système légal et administratif interne

95. Avant de se pencher sur le comportement des autorités internes, la Cour examinera le système légal et administratif russe en vigueur dans les années 1990-2000.

96. Ce système, qui est au cœur de la présente affaire, était le suivant. À partir des années 1990, les personnes physiques eurent la possibilité de devenir propriétaires de terrains. Or, jusqu’en 1997, il n’existait pas en Russie de registre unifié recensant les titres de propriété foncière. De plus, même après 1997, l’enregistrement des droits de propriété nés avant 1998 n’était pas une obligation mais une simple possibilité ouverte aux titulaires de ces droits. L’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin. Cependant, dans le cas du droit de propriété portant sur des parcelles octroyées à des fins de construction individuelle ou d’agriculture vivrière, l’enregistrement était réalisé selon une procédure simplifiée : pour l’obtenir, il suffisait de présenter l’acte délivré par l’autorité locale. L’absence d’arpentage ne faisait obstacle ni à l’inscription d’une parcelle au cadastre d’État ni à l’enregistrement du droit de propriété sur cette parcelle. Enfin, le procédé de « délimitation de la propriété foncière » n’a été introduit qu’en 2001, et il n’est toujours pas obligatoire actuellement (paragraphes 50-58 ci-dessus). Rien n’empêchait, dès lors, les administrations locales de disposer de terrains sans les avoir fait délimiter au préalable.

97. La Cour considère que ce système comportait des lacunes en ce qu’il entravait la possibilité de retracer l’historique d’une parcelle de terrain donnée, de déterminer qui en avaient été les précédents propriétaires, et parfois même, en l’absence d’arpentage, d’en établir l’emplacement et les limites (Karpov c. Russie [comité], no 53099/10, §§ 59-60, 30 juin 2020). Elle estime que ces lacunes facilitaient les fraudes en matière foncière (voir également, dans le même ordre d’idées, les considérations exposées dans le raisonnement de la Cour constitutionnelle, au paragraphe 69 ci-dessus).

98. Se tournant vers la présente affaire, elle observe qu’il n’y a pas eu de « délimitation de la propriété foncière » et qu’aucun droit de propriété municipal, régional ou fédéral n’a été enregistré sur les parcelles litigieuses. Par ailleurs, ces parcelles n’ont été arpentées et inscrites au cadastre d’État qu’entre 2007 et 2010, à l’initiative de personnes physiques – les premiers acquéreurs des terres.

99. La Cour note également que l’autorité chargée de l’enregistrement et le service du cadastre n’ont émis aucune objection quant aux parcelles litigieuses. Or la première de ces autorités réalisait une « expertise juridique » des documents présentés, et était compétente pour rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 52 et 56 ci-dessus). De son côté, le service du cadastre avait le pouvoir de rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes ou si les documents ou les parcelles créées ne satisfaisaient pas aux exigences légales (paragraphes 59-61 ci-dessus).

100. Certes, il n’est pas toujours aisé d’identifier le caractère faux d’un document présenté comme étant authentique, même lors d’un contrôle documentaire. La Cour estime donc concevable que personne en l’espèce – ni les deux autorités susmentionnées, ni les notaires dans les requêtes nos 31686/16 et 45709/16, ni les autorités municipales – n’ait décelé de falsification des documents justificatifs du droit de propriété sur les parcelles, d’autant plus que dans la requête no 3706/18 un maire, un clerc de notaire et un fonctionnaire étaient impliqués dans les délits (paragraphes 36‑37 ci‑dessus).

101. En revanche, la Cour constate que les administrations municipales étaient chargées du contrôle municipal foncier (paragraphe 75 ci‑dessus), de sorte qu’elles disposaient des instruments juridiques et des moyens factuels pour se rendre compte bien avant les vérifications du procureur ou l’ouverture des enquêtes pénales qu’elles avaient perdu la propriété et la possession des parcelles litigieuses et pour empêcher les reventes des parcelles. Ce constat s’impose plus particulièrement dans les affaires faisant l’objet des requêtes nos 31686/16 et 45709/16, dans lesquelles l’administration avait participé aux opérations d’arpentage des parcelles, et dans l’affaire objet de la requête no 50002/16, dans laquelle l’administration avait modifié l’affectation du terrain.

102. Par ailleurs, il est surprenant que, même après l’ouverture des enquêtes pénales dans les affaires faisant l’objet des requêtes nos 3706/18 et 24206/18, les autorités n’aient rien fait – par exemple, imposer des saisies provisoires sur les parcelles visées par ces procédures pénales ou interdire les transactions portant sur ces parcelles – pour empêcher les requérants d’acquérir de telles parcelles (voir, mutatis mutandis, Alentseva c. Russie, no 31788/06, § 75, 17 novembre 2016).

103. De l’avis de la Cour, en agissant dans ce cadre juridique lacunaire (paragraphe 97 ci-dessus) et en commettant les omissions relevées ci‑dessus, les autorités ont manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence.

104. En outre, en appliquant l’article 302 du code civil aux actions en revendication engagées par les autorités, les juridictions internes – qui ont pour la plupart admis la bonne foi des requérants (sur ce point, voir les paragraphes 108-110 ci-dessous) – n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés, contrairement aux exigences conventionnelles et aux préconisations de la Cour constitutionnelle (paragraphe 67 ci-dessus) : elles se sont bornées à constater que les transferts de propriété initiaux avaient été illicites et à en déduire automatiquement que les municipalités avaient été dépossédées des terrains contre leur volonté.

105. En particulier, les juridictions n’ont envisagé ni la possibilité de protéger le droit de propriété des requérants en l’absence de raisons impératives d’intérêt public de réintégrer les parcelles dans les patrimoines municipaux, ni la possibilité pour l’administration d’indemniser les défendeurs et, le cas échéant, de se retourner contre les personnes condamnées pénalement, en présence de telles raisons impératives (voir aussi, pour un raisonnement similaire, Pchelintseva et autres, précité § 99). Dès lors, la Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel certains des requérants n’ont pas formé d’action récursoire contre leurs cocontractants (paragraphe 88 ci-dessus).

106. Dans le même ordre d’idées, elle relève que, dans l’affaire de M. Afentyev (requête no 3706/18), les tribunaux n’ont pas mis en balance l’intérêt du requérant et de sa famille à vivre dans la maison construite sur la parcelle litigieuse avec l’intérêt de la municipalité à faire réintégrer cette parcelle dans le patrimoine municipal.

107. Enfin, en ce qui concerne les règles de prescription applicables aux actions en revendication, selon lesquelles les personnes morales ne peuvent pas être relevées de la prescription extinctive (paragraphe 73 ci-dessus), la Cour observe que les juridictions internes ont pris pour point de départ du délai de prescription tantôt la date des vérifications faites par le procureur tantôt celle de différents actes adoptés dans le cadre des enquêtes pénales relatives aux fraudes foncières. Or il appartient au procureur d’apprécier l’opportunité d’effectuer ces vérifications et d’engager des poursuites, et une enquête pénale peut durer plusieurs années et s’enliser sans jamais aboutir à un jugement de condamnation. Cette approche des juridictions internes ne prend pas en compte les intérêts légitimes des acquéreurs de bonne foi et donne un avantage disproportionné aux autorités publiques (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), no 36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009) car elle leur permet d’engager une action en revendication plusieurs années, voire plusieurs décennies, après la privatisation foncière, au détriment des personnes physiques – acquéreurs de bonne foi (en ce concerne l’appréciation de la bonne foi des requérants, voir infra). Plus généralement, elle contribue à créer une insécurité sur le marché de l’immobilier.

3) Le comportement des requérants

108. Dans les procédures qui ont donné lieu aux requêtes nos 31686/16, 45709/16, 50002/16 et 3706/18, il n’a jamais été allégué que les requérants eussent été de mauvaise foi ou négligents lors de l’achat des parcelles en question. En revanche, dans celle qui a donné lieu à la requête no 24206/18, la cour régionale de Krasnodar a jugé que la requérante n’avait pas démontré sa bonne foi. De l’avis de la Cour, il est difficile de souscrire à cette conclusion. En effet, la cour régionale n’a mentionné aucune action ou omission concrètes qui fût de nature à révéler une mauvaise foi ou une négligence de la part de la requérante, de nature à renverser la présomption de bonne foi (paragraphes 63, 65 et 66 ci-dessus).

109. La Cour ne décèle, eu égard au droit interne applicable en la matière et, en particulier, à la présomption de la bonne foi dans les relations juridiques (paragraphes 63-66 ci‑dessus), aucun élément de nature à démontrer une négligence ou une mauvaise foi des requérants lors de l’achat des parcelles, ni aucune irrégularité qui leur serait imputable. Elle estime que les intéressés ont agi de bonne foi et que, disposant de moyens limités pour détecter d’éventuelles irrégularités susceptibles d’entacher l’acquisition des parcelles (paragraphe 69 ci-dessus), ils se sont légitimement fiés aux autorités, qui n’ont alors pas démenti par leur comportement le sentiment qu’ils avaient d’agir en conformité avec la loi et d’être juridiquement en sécurité.

110. La Cour observe enfin qu’il n’a jamais été allégué que les requérants eussent tenté de bénéficier d’un effet d’aubaine dû aux lacunes du système interne (paragraphe 97 ci-dessus). Or ce sont eux qui ont dû finalement supporter les conséquences de ces lacunes (comparer avec Ion Constantin c. Roumanie, no 38515/03, § 42, 27 mai 2010), des agissements frauduleux de tiers et des négligences et omissions des autorités (voir aussi, mutatis mutandis, Pchelintseva et autres, précité, § 98, et Alentseva, précité, § 77) ; et ni leur bonne foi ni le fait que la situation ne leur était pas imputable n’ont joué le moindre rôle dans les procédures internes (Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 110, 16 octobre 2018, avec les références qui y sont citées).

3. Conclusion

111. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers, et de l’application rigide des dispositions relatives à la revendication. En même temps, ils n’ont reçu aucune indemnisation pour la privation de leurs biens. Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a été rompu.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION en ce qui concerne la requête no 24206/18

112. Mme Panshina (requête no 24206/18) reproche aux tribunaux internes de ne pas avoir motivé leur conclusion selon laquelle elle n’avait pas prouvé sa bonne foi. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

113. Les parties n’ont pas présenté d’observations sur ce grief. La Cour relève qu’il est lié à celui examiné ci-dessus. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 111 ci-dessus), elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

114. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

115. M. Afentyev (requête no 3706/18) demande à la Cour de réserver la question relative au préjudice matériel qu’il estime avoir subi du fait de la violation de son droit de propriété, afin de donner aux autorités la possibilité de lui restituer la parcelle litigieuse. Mme Panshina (requête no 24206/18) sollicite la restitution de ses parcelles. Les autres requérants demandent le rétablissement de leurs titres de propriété sur leurs parcelles respectives, ou, si cela n’est pas possible, l’allocation des sommes indiquées en annexe au présent arrêt. M. et Mme Lyshko (requête no 50002/16) réclament en outre des sommes pour un manque à gagner qu’ils estiment avoir subi en raison de l’impossibilité de mettre les parcelles en location en tant que parking.

116. De plus, tous les requérants demandent différentes sommes pour préjudice moral (voir l’annexe au présent arrêt).

117. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter ces demandes et de ne rien allouer aux intéressés.

118. La Cour relève d’emblée que les montants réclamés par les requérants des requêtes nos 31686/16, 45709/16 et 50002/16 et indiqués comme étant les valeurs des parcelles (voir l’annexe au présent arrêt) ne correspondent pas aux valeurs auxquelles les parcelles ont été estimées lors de leurs acquisitions respectives par les requérants (paragraphes 8 et 21 ci‑dessus).

119. Concernant en outre la demande de M. et Mme Lyshko (requête no 50002/16) pour manque à gagner, la Cour note que les parcelles de ces requérants étaient destinées à la construction d’habitations collectives et non à l’exploitation d’un parking (paragraphe 19 ci-dessus).

120. Pour ce qui est de l’ensemble des demandes pour préjudice moral et matériel formulées dans les présentes requêtes, la Cour rappelle que les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Compte tenu de la variété des moyens qui permettent de redresser la violation constatée, elle estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état concernant le préjudice matériel et moral. Partant, il y a lieu de réserver cette question et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement de la Cour).

2. Frais et dépens

121. Les requérants, à l’exception de Mme Panshina (requête no 24206/18), réclament différentes sommes pour frais et dépens (voir l’annexe au présent arrêt).

122. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter ces demandes qu’il considère comme excessives, non nécessaires et partiellement non étayées.

123. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour alloue les sommes indiquées à l’annexe au présent arrêt, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

124. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare recevables les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la requête no 24206/18 ;
5. Dit que la question de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage matériel et le dommage moral, en conséquence,

a) réserve cette question ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui donner connaissance, dans les six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes indiquées à l’annexe au présent arrêt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes par les requérants à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident

ANNEXE

N o

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant

Année de naissance

Lieu de résidence

|

Représenté par

|

Dates des rejets des pourvois en cassation

|

Montants demandés à titre de satisfaction équitable

|

Montants alloués par la Cour pour frais et dépens

---|---|---|---|---|---|---|---|---

1

|

31686/16

|

Seregin c. Russie

|

25/05/2016

|

Denis Mikhaylovich SEREGIN

1973

Khimki

|

Yekaterina Borisovna BELOVA

|

18 septembre et 27 novembre 2015

|

10 000 EUR (préjudice moral),

4 829 400 RUB (valeur de la parcelle au moment de l’achat),

1 312 933 (inflation),

200 000 RUB (frais d’avocats)

|

1 000 EUR (mille euros) pour frais d’avocats

2

|

45709/16

|

Shindyapina c. Russie

|

25/07/2016

|

Valentina Pavlovna SHINDYAPINA

1960

Moscou

|

Yekaterina Borisovna BELOVA

|

24 août et 2 février 2016

|

10 000 EUR (préjudice moral),

6 439 200 RUB (valeur de la parcelle au moment de l’achat),

1 750 578 RUB (inflation),

100 000 RUB (frais d’avocats)

|

1 000 EUR (mille euros) pour frais d’avocats

3

|

50002/16

|

Lyshko c. Russie

|

18/08/2016

|

Aleksandr Georgiyevich LYSHKO

1983

Krasnodar

Raisa Ivanovna LYSHKO

1953

Krasnodar

|

Sergey Aleksandrovich KNYAZKIN

|

14 janvier et 24 avril 2016 ;

21 janvier et 21 mars 2016

|

20 000 EUR pour chaque requérant (préjudice moral),

22 746 162 et 45 610 842 RUB (valeur des parcelles),

6 400 000 et 12 800 000 RUB (manque à gagner),

300 000 RUB (frais d’avocats)

|

1 000 EUR (mille euros) pour frais du représentant au niveau interne et 1 000 EUR (mille euros) pour frais du représentant devant la Cour

4

|

3706/18

|

Afentyev c. Russie

|

15/01/2018

|

Viktor Nikolayevich AFENTYEV

1959

Bykovo

|

Ilyas Salimovich VAKHITOV

|

30 août et 10 novembre 2017

|

Une somme à définir par la Cour (préjudice moral),

120 000 RUB (frais d’avocat),

17 070 RUB (frais postaux et deux jours de salaire quand le requérant participait aux audiences)

|

1 000 (mille euros) pour frais du représentant devant la Cour, et 50 EUR (cinquante euros) pour frais postaux

5

|

24206/18

|

Panshina c. Russie

|

06/05/2018

|

Irina Nikolayevna PANSHINA

1965

Sotchi

|

Yekaterina Aleksandrovna SHILO

|

16 octobre 2016 et 7 novembre 2017

|

5 000 EUR (préjudice moral)

|


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-208942
Date de la décision : 16/03/2021
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété)

Parties
Demandeurs : SEREGIN ET AUTRES
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BELOVA Y.B. ; KNYAZKIN S.A. ; VAKHITOV I.S. ; SHILO Y.A.

Origine de la décision
Date de l'import : 17/03/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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