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09/03/2021 | CEDH | N°001-208411

CEDH | CEDH, AFFAIRE HASSINE c. ROUMANIE, 2021, 001-208411


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HASSINE c. ROUMANIE

(Requête no 36328/13)

ARRÊT


Art 1 P7 • Garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers • Expulsion prononcée par un tribunal pour des raisons de sécurité nationale sur la base d’informations classées secrètes non communiquées au requérant et en l’absence de garanties compensatrices suffisantes • Absence d’examen par une juridiction nationale indépendante de la nécessité des restrictions importantes des droit procéduraux du requérant • Aucune information reçue par celui-ci s

ur son comportement concret susceptible de mettre en danger la sécurité nationale et sur le déroulement des mo...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HASSINE c. ROUMANIE

(Requête no 36328/13)

ARRÊT

Art 1 P7 • Garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers • Expulsion prononcée par un tribunal pour des raisons de sécurité nationale sur la base d’informations classées secrètes non communiquées au requérant et en l’absence de garanties compensatrices suffisantes • Absence d’examen par une juridiction nationale indépendante de la nécessité des restrictions importantes des droit procéduraux du requérant • Aucune information reçue par celui-ci sur son comportement concret susceptible de mettre en danger la sécurité nationale et sur le déroulement des moments clés de la procédure • Pas de compensation des restrictions par le seul fait que la décision d’expulsion ait été prise par des hautes autorités judiciaires indépendantes, sans pouvoir constater leur exercice concret des pouvoirs conférés par la loi nationale

STRASBOURG

9 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Hassine c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 36328/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant tunisien, M. Amine Hassine (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 avril 2013,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête a trait à la procédure administrative à l’issue de laquelle le requérant a été éloigné du territoire roumain pour des raisons liées à la sécurité nationale. Elle concerne en particulier la question de la régularité du placement en rétention administrative du requérant et celle des garanties procédurales reconnues à l’intéressé, celui-ci n’ayant, au cours de cette procédure, ni été informé des faits reprochés ni eu accès aux pièces du dossier fondant la décision d’expulsion. Sont en jeu l’article 5 §§ 1 et 4 et l’article 8 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1982 et dans le formulaire de requête a indiqué résider à Cluj-Napoca. Il a été représenté par Me A. Irimieș, avocat exerçant à Cluj.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar, et en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le requérant entra en Roumanie au cours de l’année 2007 et établit sa résidence à Cluj-Napoca. En 2009, il épousa une ressortissante roumaine, avec laquelle il eut un enfant. Il obtint un titre de séjour pour « vie familiale » valable jusqu’en 2015.

5. Le 6 novembre 2012, le parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») saisit la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») d’une action tendant à déclarer le requérant personne indésirable et à lui interdire de séjourner en Roumanie pour une période de cinq ans. Dans sa demande, le parquet indiquait que, selon des informations classifiées de niveau « secret » (strict secret) mises à sa disposition par le Service roumain de renseignement (« le SRI »), il existait des indices sérieux d’après lesquels le requérant menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Le parquet fondait sa demande sur l’article 85 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie (« l’OUG no 194/2002 » – paragraphe 29 ci-dessous) combiné avec l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale (« la loi no 51/1991 ») et l’article 44 de la loi no 535/2004 sur la prévention et la répression du terrorisme (« la loi no 535/2004 – paragraphe 30 ci-dessous). À l’appui de sa demande, le parquet transmit, en même temps que celle-ci, un document classifié « secret » à la cour d’appel.

6. Le 7 novembre 2012, à 17 heures, le requérant, qui habitait à Cluj‑Napoca, reçut une citation à comparaître le 9 novembre 2012 à 9 heures devant la cour d’appel, dans le cadre de la procédure d’examen de la demande du parquet. L’acte de saisine d’instance du parquet (paragraphe 5 ci-dessus) fut joint à la citation à comparaître.

1. La procédure MENÉE en première instance devant la cour d’appel

7. À une date non spécifiée, la formation à laquelle l’affaire avait d’abord été attribuée s’en dessaisit, au motif que le président de la formation de jugement n’avait pas l’autorisation requise par la loi no 182/2002 sur la protection des informations secrètes (« la loi no 182/2002 » – paragraphe 30 ci-dessous) pour pouvoir accéder au document secret que le parquet avait versé au dossier. L’affaire fut attribuée à une autre formation de jugement, habilitée en vertu d’une autorisation délivrée par l’Office du registre national des informations relevant du secret-défense (« l’ORNISS ») à accéder aux documents relevant du niveau de classification des informations en cause.

8. Le 8 novembre 2012, à midi, le requérant envoya par télécopie à la cour d’appel une demande d’ajournement de l’audience prévue le 9 novembre 2012, afin de pouvoir préparer sa défense et engager un avocat. Il précisa qu’il n’avait pas réussi à trouver un avocat disponible pour le représenter à l’audience du 9 novembre 2012.

9. L’épouse du requérant forma une demande d’intervention dans la procédure fondée sur le droit au respect de la vie familiale.

10. Le 9 novembre 2012, à 9 heures, la cour d’appel examina l’affaire en présence des représentants du parquet et de l’Inspection générale de l’immigration (« l’IGI ») et en l’absence du requérant. Elle soumit au débat des parties la demande d’ajournement du requérant. Le représentant du ministère public s’opposa à la demande d’ajournement, se fondant pour cela sur l’objet de l’affaire, l’urgence de la procédure et le fait que l’intéressé avait bénéficié de deux jours pour engager un avocat.

11. Quant à l’IGI, elle indiqua à la cour d’appel que, selon les informations mises à sa disposition, le requérant avait pris contact avec un avocat mais qu’il n’avait pas souhaité l’engager pour le représenter dans la procédure. Interrogée à cet égard par la cour d’appel, l’IGI exposa que cet avocat avait indiqué au requérant qu’il était peu probable qu’il obtînt gain de cause et lui avait conseillé de formuler une demande d’ajournement et de faire soumettre par son épouse une demande d’intervention dans la procédure. Selon cette instance, il y avait intention, de la part du requérant, de faire durer la procédure. En outre, l’IGI indiqua que, selon les mêmes informations, le requérant avait affirmé qu’en tout état de cause il souhaitait quitter la Roumanie et qu’il ne l’avait pas fait auparavant car il n’avait pas de documents de voyage. De l’avis de l’IGI, le comportement de l’intéressé montrait que celui-ci n’avait pas l’intention de quitter le territoire national et qu’il représentait un danger pour les personnes amenées à le côtoyer.

12. S’appuyant sur le fait que la citation à comparaître avait été transmise au requérant deux jours avant l’audience et sur les affirmations de l’IGI selon lesquelles l’intéressé avait pris contact avec un avocat, la cour d’appel rejeta la demande d’ajournement en soulignant l’urgence de la procédure.

13. Le 9 novembre 2012, à 11 heures environ, le requérant se vit communiquer une nouvelle citation à comparaître, aux fins de sa participation à l’audience fixée dans l’affaire plus tard dans la journée, à 13 h 30. Il était précisé dans la citation que la cour d’appel pouvait juger l’affaire en l’absence des parties.

14. Le même jour, lors de l’audience tenue à 13 h 30, en l’absence du requérant, la cour d’appel examina d’abord la demande d’intervention de l’épouse de l’intéressé. Elle nota que, bien que cette dernière n’eût pas versé au dossier de document attestant sa qualité d’épouse du requérant, cette qualité ressortait du document classifié « secret » qui lui avait été présenté. Après avoir noté que l’épouse du requérant pouvait justifier d’un intérêt à formuler sa demande d’intervention dans la procédure, la cour d’appel rejeta ladite demande compte tenu de l’objet de l’affaire et, plus particulièrement, du caractère très personnel du droit du requérant mis en cause dans la procédure. En conséquence, la cour d’appel déclara la demande d’intervention irrecevable.

15. Ensuite, se référant à l’article 167 du code de procédure civile, selon lequel seules les preuves qui étaient de nature à contribuer à la manifestation de la vérité étaient admises, et sur demande du parquet, la cour d’appel admit en tant qu’éléments de preuve les informations secrètes qui lui avaient été communiquées (paragraphe 5 in fine ci-dessus), les estimant probantes, pertinentes et utiles pour trancher l’affaire. Elle ouvrit ensuite les débats sur le fond de celle-ci.

16. Devant la cour d’appel, le parquet soutint qu’il ressortait des preuves classifiées que le requérant avait l’intention de mener des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale et plaida en faveur de l’admission de l’action sur le fondement de l’article 92 § 3 de l’OUG no 194/2002 (paragraphe 29 ci-dessous), nonobstant le fait que l’intéressé s’était marié avec une citoyenne roumaine, avec qui il avait eu un enfant. L’IGI souscrivit aux conclusions du parquet.

17. Par un arrêt du 9 novembre 2012, la cour d’appel déclara le requérant personne indésirable sur le territoire roumain pour une durée de cinq ans et ordonna son placement en rétention administrative jusqu’à son éloignement du territoire. La cour d’appel tint le raisonnement suivant :

« (...)

Il convient de prendre en considération les dispositions de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 [sur la sûreté nationale], selon lesquelles sont constitutifs d’une menace pour la sécurité nationale de la Roumanie les faits suivants : i) les actes terroristes, leur conception ou [le soutien apporté] par tout moyen à de tels actes ; (...) l) la création ou la constitution d’organisations ou de groupes ayant pour finalité l’une des activités énumérées aux points a) à k) (...) ou l’adhésion ou l’appui par tout moyen à de tels organisations ou groupes, ainsi que la conduite secrète de telles activités par des organisations ou groupes légalement constitués.

La cour [d’appel] tient compte également des dispositions de l’article 44 de la loi no 535/2004 [sur la prévention et la répression du terrorisme], en vertu desquelles les citoyens étrangers et les apatrides au sujet desquels il existe des données ou des indices sérieux indiquant qu’ils nourrissent le projet de mener des activités terroristes ou de s’en rendre complices sont déclarés indésirables en Roumanie et peuvent voir leur droit de séjour annulé s’ils n’ont pas fait l’objet d’une mesure d’interdiction de quitter le territoire prononcée en vertu de la loi sur le régime des étrangers en Roumanie.

[La cour d’appel] tient compte également du fait que la Roumanie s’est engagée, en tant que membre de l’Organisation des Nations unies, à refuser d’héberger sur son territoire toute personne qui financerait, préparerait, ou commettrait des actes de nature terroriste, ou qui apporterait son soutien à de tels actes.

La mesure ordonnée [en l’espèce] ne méconnaît pas l’article 8 de la Convention [européenne des droits de l’homme], étant donné que, bien que cette mesure constitue une ingérence dans [l’exercice par les intéressés de] leur droit au respect de leur vie privée et familiale, cette ingérence est prévue par la loi, elle poursuit un but légitime et elle est nécessaire dans une société démocratique.

Ainsi, la mesure est prévue par l’article 85 de l’OUG no 194/2002, qui permet d’ordonner l’éloignement du territoire et l’interdiction de séjour d’un étranger, [soit par un] acte normatif publié au Moniteur officiel, ce qui satisfait ainsi à la condition d’accessibilité du texte de loi.

De même, les garanties procédurales sont respectées pour l’étranger visé par la mesure le déclarant indésirable, la mesure étant ordonnée par un tribunal au sens de l’article 6 de la [Convention] dans le respect du principe du contradictoire et des droits de la défense.

La mesure déclarant l’étranger indésirable poursuit un but légitime, à savoir la prévention de la commission de faits graves de nature à porter atteinte à la sécurité de l’État roumain.

Quant à la nécessité d’adopter une telle mesure à l’égard de l’étranger, elle est justifiée par la nature et la gravité des activités menées [par l’intéressé], [éléments] au regard desquels il convient de vérifier si la mesure est proportionnée au but poursuivi.

Compte tenu de ces considérations et à la lumière des dispositions de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, en vertu desquelles les données et renseignements sur lesquels reposent les décisions portant interdiction de séjour pour raisons de sécurité nationale ne sont pas mentionnés dans les arrêts correspondants, la cour [d’appel] fait droit à la demande [du parquet] et déclare [le requérant] indésirable sur le territoire pendant cinq ans pour raisons de sécurité nationale.

En même temps, la cour [d’appel] ordonne le placement de l’intéressé en rétention administrative, en vertu des dispositions de l’article 97 § 3 de l’OUG no 194/2002, jusqu’à son éloignement du territoire, [étant entendu que cette rétention ne pourra pas dépasser] dix-huit mois. »

18. Dans le dispositif de l’arrêt de la cour d’appel, il était mentionné que celui-ci pouvait faire l’objet d’un recours dans les dix jours à partir de la date de sa communication à l’intéressé.

19. La décision de la cour d’appel fut communiquée à l’Office roumain de l’immigration (« l’ORI »), qui était chargé de l’exécution de la mesure (paragraphe 29 ci-dessous). Dans la soirée du 9 novembre 2012, le requérant fut interpellé et conduit au centre de rétention administrative d’Arad. Le 29 novembre 2012, il fut transféré au centre de transit d’Otopeni. Le 5 décembre 2012, il fut éloigné du territoire roumain et renvoyé en Tunisie.

2. La procédure de recours INTRODUITE devant la Haute Cour de cassation et de justice

20. Le 20 novembre 2012, l’avocat du requérant, qui avait été entre‑temps mandaté par celui-ci pour le représenter dans la procédure, forma devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») un recours contre l’arrêt de la cour d’appel du 9 novembre 2012 (paragraphe 17 ci-dessus). N’étant pas titulaire d’un certificat ORNISS, l’avocat ne pouvait accéder aux pièces classées secrètes du dossier. Aucune information concrète concernant les faits reprochés ne lui fut communiquée lors de la procédure en recours.

21. Une audience eut lieu le 12 décembre 2012. L’avocat du requérant demanda l’annulation de l’arrêt et le renvoi de l’affaire, pour nouvel arrêt, devant la cour d’appel. À titre subsidiaire, il sollicita le rejet de la demande du parquet pour défaut de fondement. Il argua d’une méconnaissance des règles procédurales concernant la citation à comparaître du requérant à l’audience du 9 novembre 2012, à 13 h 30, soutenant que celle-ci avait été transmise à 11 heures le même jour (paragraphe 13 ci-dessus), soit deux heures avant l’audience, et que son client s’était trouvé dans l’impossibilité physique de se présenter à l’audience. Il allégua aussi une violation des droits de la défense du requérant, se fondant à cet égard sur la circonstance que, selon lui, le rejet de la demande d’ajournement de l’audience n’avait pas été motivé.

22. En outre, il soutint que le principe du contradictoire avait été enfreint parce que le requérant n’avait pas pu prendre connaissance des accusations qui pesaient contre lui et qu’il n’avait pas eu accès aux données recueillies par le SRI pour préparer sa défense, en méconnaissance de l’article 85 § 4 de l’OUG no 195/2002 (paragraphe 29 ci-dessous). Se référant aux arrêts rendus par la Cour dans les affaires Lupṣa c. Roumanie (no 10337/04, CEDH 2006‑VII) et Kaya c. Roumanie (no 33970/05, 12 octobre 2006), il plaida que le requérant n’avait pas bénéficié devant la cour d’appel de garanties contre l’arbitraire, qu’il n’avait pas pu combattre les allégations des autorités selon lesquelles la sécurité nationale était en cause et qu’il avait subi une violation de son droit à la vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention. Il exposa que l’article 85 de l’OUG no 194/2002 était imprévisible, arguant à cet égard que pas le moindre indice quant aux faits reprochés n’avait été communiqué à son client et qu’aucune poursuite pénale n’avait été engagée contre celui‑ci des chefs mentionnés par le parquet.

23. Le parquet et l’IGI, cités dans la procédure devant la Haute Cour, demandèrent le rejet du recours. L’IGI soutint que la procédure de citation à comparaître avait été respectée, dès lors que la demande d’ajournement du requérant avait été examinée par la formation de jugement constituée à 13 h 30, ce qui, pour elle, impliquait que l’intéressé avait pris connaissance de la date de l’audience fixée pour le 9 novembre 2012.

24. Par un arrêt du 12 décembre 2012, la Haute Cour rejeta le recours du requérant. La haute juridiction jugea d’abord que la cour d’appel avait à bon droit retenu que la procédure de citation des parties avait été régulièrement accomplie et que la juridiction de première instance avait rejeté la demande d’ajournement de manière correcte et motivée. Elle indiqua ensuite que la procédure avait été conduite dans le respect du contradictoire et que la mesure de déclaration du requérant comme personne indésirable pour des motifs liés à la sécurité nationale avait été prise après vérification du respect des procédures légales en assurant un juste équilibre entre l’exigence d’adopter des mesures préventives contre le terrorisme et l’obligation de respecter les droits de l’homme.

25. Puis la Haute Cour exposa que la cour d’appel s’était livrée à un examen effectif de la demande du parquet et des pièces classées « secret » versées au dossier même si le document et les informations qui avaient fondé son arrêt n’avaient pu être transmis au requérant. Elle nota que cette limitation du droit à l’information était prévue par l’article 83 de l’OUG no 194/2002, ainsi que par l’article 31 alinéa 3 de la Constitution, selon lequel le droit de communiquer des informations ne devait pas porter préjudice à la sécurité nationale.

26. La Haute Cour précisa aussi que l’article 6 de la Convention n’avait pas été méconnu dans la mesure où l’intéressé avait eu accès à un tribunal et avait pu se prévaloir des garanties procédurales. Elle rappela par ailleurs que la Cour avait jugé dans l’arrêt Maaouia c. France ([GC], no 39652/98, CEDH 2000‑X) que les décisions liées à l’entrée, au séjour et à l’expulsion des étrangers ne portaient ni sur des droits et obligations de caractère civil ni sur des accusations de nature pénale, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle nota qu’en vertu de l’article 1 § 2 du Protocole no 7 à la Convention, un étranger pouvait être expulsé avant l’exercice des droits prévus au premier paragraphe du même article lorsque l’expulsion était fondée sur des raisons d’ordre public ou de sécurité nationale.

27. La Haute Cour poursuivit ainsi :

« [Le requérant] a allégué sans fondement l’existence d’une ingérence dans [l’exercice de son droit au respect de] la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, étant donné que la mesure ordonnée poursuivait un but légitime, notamment la défense de la sécurité nationale, et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique, justifiée par un besoin social impérieux et proportionnée à ce but légitime poursuivi.

En accord avec la jurisprudence de la [Cour] invoquée en recours (les arrêts Lupṣa c. Roumanie et Kaya c. Roumanie (précités)), la solution de la juridiction de première instance est le résultat du contrôle de la mesure par un organe indépendant et impartial compétent pour examiner tous les éléments de fait et de droit pertinents afin d’apprécier la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus de la part des autorités, [contrôle exercé] en tant que garantie contre l’arbitraire pour la personne concernée par la mesure fondée sur des raisons de sécurité nationale.

En ce qui concerne la critique liée à la qualité de la loi appliquée par la cour d’appel, notamment [quant à un] manque de prévisibilité de l’article 85 de l’OUG no 194/2002, elle est mal fondée, compte tenu de ce que le niveau de précision de la législation interne dépend, dans une grande mesure, du domaine qu’elle réglemente. Comme il a été retenu dans la jurisprudence de la [Cour] (arrêt Al-Nashif c. Bulgarie (no 50963/1999, 20 juin 2002, § 121)), les dangers liés à la sécurité nationale varient dans le temps, ce qui les rend difficilement identifiables à l’avance.

Compte tenu de ce qui précède, après avoir constaté qu’il n’y a pas de raisons de casser ou de modifier l’arrêt rendu par la cour d’appel, la Haute Cour rejette le recours pour défaut de fondement. »

28. La mesure prise contre le requérant lui interdisant l’entrée en Roumanie prit fin en novembre 2017. Il ne ressort pas du dossier que le requérant soit retourné en Roumanie.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. Les articles pertinents en l’espèce de l’OUG no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie, tels qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellés :

Article 85
La déclaration d’un étranger comme personne indésirable

« (1) La déclaration [qu’une personne est] indésirable est une mesure prise à l’encontre d’un étranger qui a mené, mène ou [à l’égard duquel] il existe des indices forts (indicii temeinice) démontrant son intention de mener des activités de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ou à l’ordre public.

(2) La mesure prévue au paragraphe 1 est prononcée par la cour d’appel de Bucarest, sur demande du procureur (...), qui la saisit sur proposition des institutions chargées du maintien de l’ordre public et de la protection de la sécurité nationale qui disposent de pareils indices (...).

(3) Les données et renseignements qui fondent la proposition de déclarer un étranger indésirable pour raisons de sécurité nationale sont mis à la disposition de la [cour d’appel], dans les conditions prévues par les textes qui régissent les activités relatives à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés secrets.

(4) La demande visée au paragraphe 2 est examinée en chambre du conseil, avec la citation des parties. La cour d’appel informe l’étranger concerné des faits qui fondent la demande, dans le respect des dispositions des textes régissant les activités relatives à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés secrets.

(5) La cour d’appel rend un arrêt motivé, dans un délai de dix jours à compter de la date à laquelle elle a été saisie de la demande visée au paragraphe 2. La décision de la juridiction est définitive. Lorsqu’elle déclare un étranger indésirable pour raisons de sécurité nationale, elle n’indique pas dans son arrêt les données et renseignements qui justifient cette décision.

(6) L’arrêt est communiqué à l’étranger et, lorsque la cour d’appel déclare l’étranger personne indésirable, à l’Office roumain pour l’immigration, pour être mis à exécution.

(7) Le droit de séjour de l’étranger cesse à la date du prononcé de l’arrêt le déclarant indésirable.

(8) L’exécution de l’arrêt par lequel l’étranger a été déclaré indésirable est réalisée par la reconduite de l’étranger à la frontière ou dans son pays d’origine, par le personnel spécialisé de l’Office roumain pour l’immigration.

(9) Un étranger peut être déclaré indésirable pour une période de cinq à quinze ans (...) »

Article 86
Recours ouverts contre l’arrêt [rendu en vertu de] l’article 85 § 5

« (1) L’arrêt prévu à l’article 85 § 5 peut faire l’objet d’un recours devant la Haute Cour de cassation et de justice dans un délai de dix jours à compter de la date de sa communication [à l’intéressé]. La Haute Cour statue dans un délai de cinq jours à compter de la date du dépôt du recours.

(2) Le recours prévu au paragraphe (1) n’a pas d’effet suspensif pour l’exécution de la décision par laquelle l’étranger a été déclaré indésirable. Dans des cas dûment justifiés et afin d’éviter la réalisation de dommages imminents, l’étranger peut demander au tribunal d’ordonner le sursis de l’exécution de la décision par laquelle il a été déclaré indésirable, jusqu’à la décision sur le recours. Le tribunal tranchera la demande de sursis d’urgence, la décision prononcée dans ce cas étant exécutoire. »

Article 92
L’interdiction de l’éloignement

« (1) L’éloignement de l’étranger est interdit dans les cas suivants :

(...)

b) l’étranger est le parent d’un mineur qui a la nationalité roumaine, si le mineur est à sa charge ou s’il existe une obligation de payer une pension alimentaire, obligation dont l’étranger s’acquitte régulièrement ;

c) l’étranger est marié à un citoyen roumain (...) ;

(...)

(3) Les dispositions de l’alinéa premier (...) ne s’appliquent pas aux étrangers qui représentent un danger pour l’ordre public, la sécurité nationale (...). »

Article 97
Le placement en rétention administrative des étrangers

« (1) Le placement en rétention administrative (luarea in custodie publică) est une mesure de restriction temporaire de la liberté de circulation sur le territoire roumain, ordonnée par un magistrat contre l’étranger qui n’a pas pu être éloigné sous escorte dans les délais prévus par la loi, dans l’une des situations suivantes :

(...)

c) l’étranger a été déclaré personne indésirable sur le territoire roumain ;

(...) »

(2) La mesure de placement en rétention administrative est ordonnée par le procureur désigné à cet effet [au sein] du parquet près la cour d’appel de Bucarest, pour une période de trente jours, à la demande de l’Office roumain de l’immigration, en vue de l’accomplissement de toutes les démarches nécessaires pour l’éloignement sous escorte.

(3) La mesure peut également être ordonnée par le tribunal en même temps que le prononcé de la décision par laquelle l’étranger est déclaré indésirable ou son expulsion est ordonnée. Dans ce cas, le placement en rétention administrative est ordonné jusqu’à l’éloignement du territoire roumain, pour une durée qui ne peut dépasser dix-huit mois.

(...)

(9) Les étrangers contre lesquels la mesure de placement en rétention administrative a été ordonnée dans les conditions prévues à l’alinéa 2 peuvent porter plainte, dans les cinq jours suivant la prise de la décision de placement en rétention administrative, auprès de la cour d’appel (...), celle-ci étant obligée de se prononcer sur la plainte dans les trois jours suivant la réception. Le dépôt d’une plainte n’a pas d’effet suspensif sur la procédure d’éloignement. »

30. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, de la loi no 535/2004 sur la prévention et la répression du terrorisme, de la loi no 182/2002 sur la protection des informations secrètes et de l’arrêté gouvernemental no 585/2002 sont présentés dans l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC] (no 80982/12, §§ 49 à 51 et 53, 15 octobre 2020). L’article 28 de cette dernière loi, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, s’opposait à la divulgation des informations classées secrètes à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (ibidem, § 51).

31. La procédure d’obtention par un avocat d’un certificat ORNISS (paragraphe 7 ci-dessus) ainsi que la jurisprudence interne pertinente en la matière, qui corresponde à celle versée au dossier par le Gouvernement dans la présente affaire, sont décrites dans l’arrêt Muhammad et Muhammad (précité, §§ 54-58 et 64-66). Plus précisément, la durée de la procédure de vérification menée dans le cadre d’une demande d’accès à des renseignements classés « secret » est de soixante jours ouvrés (article 148 de l’arrêté gouvernemental no 585/2002). À l’issue des vérifications, l’autorité compétente remet ses conclusions à l’ORNISS. Celui-ci rend son avis et le communique à l’Union nationale des barreaux de Roumanie (« l’UNBR »). Cette dernière dispose alors de cinq jours pour émettre la décision d’accès aux documents classés secrets.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 f) et 4 DE LA CONVENTION

32. Le requérant soutient que son placement en rétention administrative en vue de son éloignement du territoire constitue une privation irrégulière de liberté contre laquelle il n’a pas bénéficié de recours effectif. Il cite l’article 5 §§ 1 f) et 4 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

(...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

1. Arguments des parties
1. Le Gouvernement

33. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, indiquant que le requérant n’a pas contesté la légalité de son placement en rétention administrative en exerçant un recours séparé de celui prévu pour contester la décision par laquelle il a été déclaré indésirable. D’après le Gouvernement, selon l’article 97 § 9 de l’OUG no 194/2002, les étrangers contre lesquels une mesure de rétention administrative était ordonnée en vertu de l’article 97 § 2 du même texte pouvaient saisir la cour d’appel d’une contestation dans les cinq jours suivant la prise de la décision (paragraphe 29 ci‑dessus).

34. Le Gouvernement indique aussi que, dans ses moyens de recours contre l’arrêt du 9 novembre 2012 (paragraphes 20-22 ci-dessus), le requérant n’a nullement contesté la mesure de rétention administrative ordonnée contre lui et qu’il s’est contenté de présenter des arguments contre la mesure le déclarant personne indésirable.

2. Le requérant

35. Le requérant réplique que la mesure de placement en rétention administrative était la conséquence de la mesure le déclarant personne indésirable et qu’elle pouvait être contestée avec le fond de l’affaire, au moyen du recours indiqué dans l’arrêt du 9 novembre 2012 de la cour d’appel (paragraphe 18 ci-dessus). Il met en avant le fait que la mesure prise contre lui était fondée sur l’article 97 § 3 de l’OUG no 194/2002, et non pas sur l’article 97 § 2 de cette OUG.

a) Appréciation de la Cour

36. La Cour renvoie aux principes applicables en matière de non‑épuisement des voies de recours internes tels qu’établis dans les affaires Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) et Gherghina c. Roumanie ([GC] (déc.), no 42219/07, §§ 83-89, 9 juillet 2015). Elle rappelle plus particulièrement que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne (Gherghina, décision précitée, § 84).

37. En l’espèce, la Cour observe que l’exception du Gouvernement comporte deux volets : d’une part, celui-ci soutient que le requérant aurait pu contester la décision de rétention administrative en exerçant le recours prévu à l’article 97 § 9 de l’OUG no 194/2002 ; d’autre part, il plaide que dans ses moyens de recours formés contre l’arrêt du 9 novembre 2012, le requérant n’a pas contesté la mesure privative de liberté ordonnée contre lui, exécutée dans la soirée du 9 novembre 2012 (paragraphe 19 ci-dessus).

38. S’agissant du premier volet de l’exception, la Cour observe que la voie de recours indiquée par le Gouvernement prévoyait la possibilité pour l’étranger de contester la mesure de placement en rétention administrative lorsque celle-ci était ordonnée en vertu de l’article 97 § 2 de l’OUG no 194/2002. Ce dernier article régissait l’hypothèse dans laquelle la mesure de placement en rétention administrative était ordonnée par un procureur (paragraphe 29 ci-dessus). Or la Cour note que, en l’espèce, le requérant avait été placé en rétention administrative sur décision de la cour d’appel, dans les conditions prévues à l’article 97 § 3 de l’OUG no 194/2002 comme il ressort de l’arrêt du 9 novembre 2012 prononcé par cette juridiction (paragraphe 17 ci-dessus). Dès lors, la voie de recours en question ne vise pas la situation du requérant. Partant, la Cour rejette ce volet de l’exception du Gouvernement.

39. S’agissant du deuxième volet de l’exception, la Cour note que, par l’arrêt du 9 novembre 2012, la cour d’appel a ordonné deux mesures contre le requérant : une première mesure déclarant celui-ci personne indésirable en vertu de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002 et une deuxième mesure décidant son placement en rétention administrative sur le fondement de l’article 97 § 3 de l’OUG no 194/2002 (paragraphes 17 et 29 ci-dessus). Elle rappelle qu’elle a déjà admis dans le contexte roumain qu’un recours contre l’arrêt déclarant un étranger personne indésirable et ordonnant sa rétention administrative en vue de son expulsion était une voie effective à exercer pour remettre en cause cette dernière mesure (voir, en ce sens, S.C. c. Roumanie, no 9356/11, §§ 50-51, 10 février 2015). Par ailleurs, en l’espèce, la cour d’appel a indiqué expressément dans son arrêt le recours à exercer (paragraphe 18 ci‑dessus).

40. La Cour estime important dans ce contexte de rappeler que l’introduction d’un recours en justice pour contester la légalité, sur le terrain de l’article 5 § 1 f) de la Convention, d’un placement en rétention administrative en vue d’une reconduite à la frontière n’a pas à avoir un effet suspensif à l’égard de cette mesure. L’exigence d’un tel effet aboutirait, paradoxalement, à prolonger la situation que l’intéressé souhaite faire cesser en contestant le placement en rétention (A.M. c. France, no 56324/13, § 38, 12 juillet 2016).

41. En l’occurrence, le requérant a été privé de liberté pendant une courte période avant son éloignement du territoire (paragraphe 19 ci‑dessus). Or, bien que représenté par un avocat, il n’a pas contesté devant la Haute Cour la mesure de rétention administrative en tant que telle et a remis en cause seulement la mesure le déclarant personne indésirable. Si le requérant a entendu se plaindre de certains manquements dans la procédure menée en première instance, il les a présentés sous l’angle du respect de ses droits à bénéficier de garanties procédurales et de son droit au respect de la vie familiale sans mentionner son placement en rétention administrative (paragraphes 21-22 ci-dessus). La Cour considère donc que, surtout compte tenu de la durée de la rétention administrative, en l’espèce le requérant avait à sa disposition un recours pour contester cette mesure mais qu’il ne l’a pas utilisé.

42. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention et que le grief tiré de l’article 5 § 1 f) de la Convention doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION

43. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié des garanties contre l’arbitraire dans la procédure à l’issue de laquelle il a été déclaré indésirable, en méconnaissance selon lui de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, ainsi libellé :

« 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

a) faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

b) faire examiner son cas, et

c) se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.

2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1 a), b) et c) de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »

1. Sur la recevabilité

44. La Cour rappelle que les garanties prévues par l’article 1 du Protocole no 7 ne s’appliquent qu’aux étrangers « résidant régulièrement » sur le territoire d’un État ayant ratifié ce protocole (Géorgie c. Russie (I) (fond) [GC], no 13255/07, § 228, CEDH 2014 (extraits), et Sejdovic et Sulejmanovic c. Italie (déc.), no 57575/00, 14 mars 2002). En l’espèce, le requérant vivait en Roumanie muni d’un visa pour « vie familiale », en raison de son mariage avec une ressortissante roumaine (paragraphe 4 ci‑dessus). Il résidait donc régulièrement sur le territoire roumain lorsque la procédure d’interdiction de séjour a été engagée contre lui. Dès lors, compte tenu de ce que l’intéressé a fait l’objet d’une procédure d’expulsion alors qu’il avait le statut d’étranger résidant régulièrement sur le territoire de la Roumanie, l’article 1 du Protocole no 7 est applicable en l’espèce.

45. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

46. Le requérant se plaint de ne pas avoir pu bénéficier des droits de la défense et du droit à un procès équitable au cours de la procédure administrative au motif qu’il n’a pas été informé des faits reprochés et qu’il n’a pas eu accès au document ayant fondé l’arrêt de la cour d’appel par lequel son éloignement du territoire a été ordonné.

47. Le requérant précise que ni lui-même ni son avocat n’ont eu accès aux pièces du dossier. S’agissant de la possibilité de se faire représenter par un avocat titulaire d’un certificat ORNISS, il avance que le rejet de sa demande d’ajournement de l’audience devant la cour d’appel n’était pas motivé. Il ajoute que, compte tenu du délai très court prévu par l’OUG no 194/2002 pour l’examen du recours, son avocat était dans l’impossibilité d’obtenir un tel certificat aux fins de son utilisation devant la Haute Cour. Il estime que, compte tenu des dispositions de la loi no 182/2002 (paragraphe 30 ci‑dessus), même si son représentant avait pu bénéficier d’un certificat ORNISS et avoir ainsi accès aux pièces classées secrètes du dossier, il n’aurait pas pu être informé par lui de leur contenu. Il dit aussi que les exemples de jurisprudence interne versés au dossier par le Gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus) sont ultérieurs à l’époque des faits de la présente espèce.

48. Le requérant indique enfin qu’il n’y avait pas dans le dossier de preuves qui auraient pu confirmer les soupçons selon lesquels il était susceptible de commettre un délit contre la sécurité nationale. Il ajoute qu’il n’a pas pu exprimer sa position lors de la procédure en recours car, à la date du jugement de l’affaire par la Haute Cour, il avait déjà été éloigné de la Roumanie.

b) Le Gouvernement

49. Le Gouvernement estime que la décision de la cour d’appel de rejeter la demande d’ajournement de l’audience présentée par le requérant était raisonnable eu égard à la nature et à l’urgence de l’affaire ainsi qu’au fait que, selon lui, l’intéressé avait bénéficié de suffisamment de temps pour trouver un avocat. Il expose que, à la différence de ce qui a été observé dans l’affaire Lupṣa c. Roumanie (no 10337/04, CEDH 2006‑VII), dans la présente affaire, la cour d’appel et la Haute Cour n’ont pas procédé à un examen formel de l’ordonnance du parquet et les limitations procédurales, y compris concernant l’accès aux informations classifiées, ont été évaluées par l’instance judiciaire en toute indépendance. Il indique que le requérant n’a jamais demandé à verser de documents à l’appui de sa cause. Il dit enfin que l’avocat du requérant aurait pu demander l’ajournement de la procédure pour conclure un contrat d’assistance juridique avec un avocat titulaire d’un certificat ORNISS ou pour obtenir lui-même un tel certificat. Il renvoie aux exemples de jurisprudence interne qu’il a versés au dossier (paragraphe 31 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes applicables

50. Les principes applicables en la matière sont décrits par la Cour dans l’affaire Muhammad et Muhammad c. Roumanie ([GC] no 80982/12, §§ 125-157, 15 octobre 2020).

51. Ainsi, la Cour a d’abord jugé que l’article 1 du Protocole no 7 exige en principe, d’une part, que les étrangers concernés soient informés des éléments factuels pertinents qui ont conduit l’autorité nationale compétente à considérer qu’ils représentent une menace pour la sécurité nationale et, d’autre part, qu’ils aient accès au contenu des documents et des informations du dossier de l’affaire sur lesquels ladite autorité s’est fondée pour décider de leur expulsion (ibidem, § 129).

52. Elle a ensuite indiqué que ces droits découlant de l’article 1 § 1 du Protocole no 7 ne sont pas absolus. Pour autant, les restrictions apportées aux droits en question ne doivent pas réduire à néant la protection procédurale assurée par l’article 1 du Protocole no 7 en touchant à la substance même des garanties prévues par cette disposition. Même lorsqu’il existe des limitations, l’étranger doit se voir offrir une possibilité effective de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et bénéficier d’une protection contre l’arbitraire. La Cour doit donc tout d’abord rechercher si l’autorité indépendante compétente a jugé que les limitations apportées aux droits procéduraux de l’étranger étaient dûment justifiées à la lumière des circonstances de l’espèce. Elle doit ensuite examiner si les difficultés causées par ces limitations à l’étranger concerné ont été suffisamment contrebalancées par des facteurs compensateurs. En effet, seules sont admissibles au regard de l’article 1 du Protocole no 7 les restrictions qui, eu égard aux circonstances de la cause, sont dûment justifiées et suffisamment contrebalancées (ibidem, § 133).

53. La Cour a aussi indiqué, que moins les autorités nationales seront rigoureuses dans l’examen de la nécessité d’apporter des restrictions aux droits procéduraux des étrangers concernés, plus le contrôle par elle des éléments compensateurs mis en place pour contrebalancer la limitation des droits en cause devra être strict (ibidem, § 145). Dans son appréciation, la Cour sera guidée par deux principes de base : plus les informations fournies à l’étranger concerné sont limitées, plus les garanties mises en place pour contrebalancer la limitation de ses droits procéduraux doivent être importantes ; lorsque les circonstances d’une affaire révèlent un enjeu particulièrement important pour l’étranger en question, les garanties compensatoires doivent encore être renforcées (ibidem, § 146).

54. La Cour a mentionné comme éléments susceptibles de compenser suffisamment les restrictions apportées aux « droits procéduraux » des étrangers concernés la pertinence des informations communiquées à ces derniers quant aux raisons de leur expulsion et l’accès au contenu des documents sur lesquels les autorités se sont fondées, l’information des intéressés quant au déroulement de la procédure et quant aux dispositifs prévus au niveau interne pour compenser la limitation de leurs droits, ainsi que la représentation des étrangers et l’intervention d’une autorité indépendante dans la procédure (ibidem, §§ 147-156). La Cour a toutefois précisé que le respect de l’article 1 § 1 du Protocole no 7 ne requiert pas nécessairement la mise en place de manière cumulative de tous les éléments énumérés ci‑dessus. L’évaluation de la nature et de l’ampleur des facteurs compensateurs à mettre en place pourra varier en fonction des circonstances du cas d’espèce. À chaque fois, il s’agira pour la Cour de déterminer, à la lumière de la procédure dans son ensemble, si la substance même des droits garantis par l’article 1 § 1 du Protocole no 7 aux étrangers a été préservée (ibidem, § 157).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

55. Il convient de noter que, en l’occurrence, en vertu de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, lorsque la décision de déclarer un étranger indésirable était fondée sur des raisons liées à la sécurité nationale, les données et les informations ainsi que les raisons factuelles ayant forgé l’opinion des juges ne pouvaient pas être mentionnées dans l’arrêt (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, les dispositions légales pertinentes en l’espèce de la loi no 182/2002 s’opposaient à la divulgation des informations classées secrètes à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (paragraphe 30 ci-dessus). En application des dispositions légales pertinentes, le requérant ne pouvait pas avoir accès aux pièces du dossier, celles-ci étant classées secrètes, comme l’a d’ailleurs noté la Haute Cour (paragraphe 25 ci-dessus).

56. Il en résulte une limitation importante des droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no 7 (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). La Cour examinera ci-dessous la nécessité des restrictions ainsi apportées aux droits procéduraux du requérant et les mesures compensatoires mises en place par les autorités nationales pour contrebalancer ces restrictions avant d’évaluer leur impact concret sur la situation de l’intéressé à la lumière de la procédure dans son ensemble (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 52 à 54 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que l’expulsion du requérant a eu pour effet principal une séparation temporaire du requérant de certains membres de sa famille dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie familiale (voir la jurisprudence citée au paragraphe 53 in fine ci-dessus).

57. Sur la question de savoir si les limitations apportées aux droits procéduraux du requérant étaient dûment justifiées, la Cour note qu’en l’espèce, comme dans l’affaire Muhammad et Muhammad, précitée, les juridictions nationales, en appliquant les dispositions légales pertinentes, ont jugé d’emblée que le requérant ne pouvait pas avoir accès au dossier, sans qu’elles aient procédé elles-mêmes à un examen de la nécessité de restreindre les droits procéduraux de l’intéressé (paragraphe 25 ci‑dessus). Dès lors, à défaut de tout examen par les juridictions saisies de l’affaire de la nécessité de restreindre les droits procéduraux du requérant, la Cour exercera un contrôle strict pour établir si les facteurs compensateurs mis en place étaient de nature à contrebalancer efficacement en l’espèce les restrictions apportées à ces droits (voir la jurisprudence citée au paragraphe 53 ci-dessus).

58. Sur cette question des facteurs compensateurs, la Cour recherche d’abord si des informations factuelles pertinentes et concrètes ont été portées à la connaissance du requérant au cours de la procédure. À cet égard, elle note qu’en l’espèce l’intéressé a été cité à comparaître dans la procédure et que l’acte de saisine d’instance a été joint à cette citation (paragraphe 6 ci‑dessus). Toutefois, seuls les numéros des articles de loi qui régissaient, d’après le parquet, la conduite reprochée à l’intéressé étaient mentionnés dans l’acte de saisine d’instance sans que ladite conduite y soit décrite (paragraphe 5 ci-dessus). Par la suite, dans son arrêt rendu en première instance, la cour d’appel a reproduit les parties de l’article 3 de la loi no 51/1991 qu’elle estimait pertinentes, délimitant ainsi le cadre juridique dans lequel s’inscrivaient les faits reprochés au requérant, à savoir la conception d’actes terroristes ainsi que l’adhésion et l’appui par tout moyen à de tels actes (paragraphe 17 ci‑dessus). Aucune information supplémentaire n’a été transmise à l’avocat du requérant pendant la procédure de recours (paragraphe 20 ci-dessus).

59. La Cour note qu’au cours de la procédure le requérant n’a reçu que des informations très générales sur la qualification juridique des faits retenus contre lui, sans qu’aucun de ses comportements concrets susceptibles de mettre en danger la sécurité nationale ne transparaisse du dossier. Or, comme la Cour a déjà jugé, une simple énumération des numéros des articles de loi et des indications générales sur les faits qui pouvaient constituer les infractions retenues et sur leur qualification juridique ne sauraient constituer une information suffisante sur les faits reprochés pour rendre l’exercice des garanties procédurales prévues à l’article 1 du Protocole no 7 effectives (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 168 et 170).

60. La Cour note ensuite que, d’après les informations fournies à la cour d’appel par l’IGI, le requérant s’est intéressé à la procédure à l’issue de laquelle il a été déclaré indésirable et qu’il a essayé de prendre contact avec un avocat pour le représenter dans cette procédure (paragraphe 11 ci‑dessus). Le requérant a par la suite transmis à la cour d’appel une demande d’ajournement dans la procédure pour pouvoir engager un avocat et préparer sa défense (paragraphe 8 ci-dessus).

61. La Cour ne peut s’empêcher de constater que le délai très court après lequel la cour d’appel avait repris les débats – à savoir quelques heures après le rejet de la demande d’ajournement alors que l’intéressé habitait dans une ville éloignée du siège de la cour d’appel – et la décision d’examiner l’affaire en l’absence du requérant (paragraphe 14 ci‑dessus) ont eu pour effet d’anéantir les garanties procédurales dont l’intéressé aurait pu jouir devant cette juridiction. La Cour estime que, dans ce contexte, et eu égard à l’urgence de la procédure en première instance, le requérant n’a ni reçu des informations pertinentes sur le déroulement de la procédure ni bénéficié d’une possibilité effective d’engager un avocat, éventuellement titulaire d’un certificat ORNISS (paragraphe 31 ci-dessus), pour le représenter devant la cour d’appel.

62. La Cour note également que devant la Haute Cour l’intéressé a été représenté par un avocat choisi par lui qui n’était pas titulaire d’un certificat ORNISS (paragraphe 20 ci-dessus). Eu égard à l’argument du Gouvernement selon lequel l’avocat du requérant aurait dû aider son client à trouver un avocat titulaire d’un certificat ORNISS (paragraphe 49 ci‑dessus), et à supposer même que l’on puisse attendre de l’avocat choisi par un étranger qu’il aide son client à trouver un autre avocat titulaire d’un certificat ORNISS, la Cour relève que le Gouvernement n’a pas précisé par quel moyen l’avocat du requérant aurait pu, à l’époque pertinente, accéder effectivement et en temps utile à la liste des avocats titulaires d’un tel certificat, d’autant plus que leur nombre était très réduit (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 185 et 186).

63. S’agissant de la possibilité pour l’avocat du requérant de demander l’ajournement de la procédure de recours afin d’obtenir un certificat ORNISS, la Cour remarque que les délais prévus par la loi interne pour l’obtention d’un tel certificat dépassaient ceux qui étaient prévus pour le déroulement d’une procédure de déclaration d’un étranger comme personne indésirable (paragraphe 31 ci-dessus). Une demande d’ajournement n’aurait donc pas permis, en principe, à l’avocat en question de se procurer un tel certificat pour s’en prévaloir dans le cadre de la procédure de recours et les exemples de jurisprudence contemporains aux faits versés au dossier ne prouvent pas le contraire (ibidem, §§ 189-190 ; voir aussi le paragraphe 31 ci-dessus). À cet égard, la Cour prend en compte la circonstance que, à défaut d’être titulaire d’un certificat ORNISS, l’avocat choisi par le requérant ne pouvait pas avoir accès aux pièces classées secrètes versées au dossier.

64. La Cour observe enfin que la procédure prévue en droit roumain pour déclarer une personne indésirable revêtait un caractère judiciaire et que les juridictions compétentes en la matière étaient des juridictions supérieures dans la hiérarchie des juridictions roumaines, qui jouissaient de l’indépendance requise au sens de la jurisprudence de la Cour. De l’avis de la Cour, il s’agit là de garanties importantes à prendre en considération dans l’évaluation des facteurs ayant pu atténuer les effets des restrictions subies par le requérant dans la jouissance de ses droits procéduraux (ibidem, § 193).

65. Toutefois, la Cour tient compte de ce que, vu les informations très réduites et générales dont le requérant disposait (paragraphe 59 ci-dessus), devant ces juridictions, l’intéressé ne pouvait se fonder, pour défendre sa cause, que sur des suppositions, sans pouvoir contester concrètement tel ou tel comportement dont il aurait été affirmé qu’il mettait en danger la sécurité nationale. Le requérant avait d’ailleurs indiqué qu’il n’avait pas fait l’objet de poursuites pénales en Roumanie des chefs reprochés par le parquet (paragraphe 22 in fine ci-dessus). De l’avis de la Cour, dans un tel cas de figure, l’étendue du contrôle opéré par les juridictions nationales quant au bien-fondé de l’expulsion demandée devrait être d’autant plus approfondie (ibidem, § 194).

66. Or, en l’espèce, la Cour note que le parquet a versé au dossier devant la cour d’appel un document classé secret (paragraphe 5 ci-dessus). Bien que la cour d’appel et la Haute Cour affirment avoir fondé leurs décisions sur ce document, elles ont fourni des réponses très générales pour rejeter les affirmations du requérant selon lesquelles il n’avait pas agi au détriment de la sécurité nationale. En d’autres termes, aucun élément du dossier ne laisse entrevoir qu’une vérification a bien été réalisée par les juridictions nationales quant à la crédibilité et à la réalité des informations soumises par le parquet (paragraphes 17, 24 et 27 ci‑dessus ; voir également, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 198-199). Si la Cour admet que l’examen de l’affaire par une autorité judiciaire indépendante est une garantie de grand poids pour contrebalancer la restriction apportée aux droits procéduraux du requérant, une telle garantie n’est pas à elle seule suffisante pour combler la restriction apportée aux droits procéduraux de l’intéressé si la nature et l’intensité du contrôle exercé par les autorités indépendantes ne se manifestent pas, même sommairement, dans la motivation des décisions prises par celles-ci (paragraphes 17 et 27 ci‑dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, § 202).

67. La Cour constate donc qu’en l’espèce les droits procéduraux du requérant ont subi des restrictions importantes sans que la nécessité de ces limitations ait été examinée et jugée dûment par une autorité indépendante au niveau national. Elle note aussi que le requérant n’a reçu aucune information sur son comportement concret susceptible de mettre en danger la sécurité nationale et sur le déroulement des moments clés de la procédure. Quant à l’étendue du contrôle opéré, la Cour considère que le seul fait que la décision d’expulsion a été prise par des hautes autorités judiciaires indépendantes, sans qu’il puisse être constaté qu’elles ont exercé concrètement les pouvoirs que la loi roumaine leur conférait, n’est pas de nature à pouvoir compenser les restrictions subies par l’intéressé dans l’exercice de ses droits procéduraux (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, § 205).

68. À la lumière d’un examen d’ensemble des limitations apportées aux droits procéduraux du requérant et des éléments mis en place en l’espèce pour les compenser, et tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont disposent les États en la matière, la Cour estime que les restrictions subies par l’intéressé dans la jouissance des droits qu’il tire de l’article 1 du Protocole no 7 n’ont pas été compensées dans la procédure interne de manière à préserver la substance même de ces droits.

69. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

70. Le requérant se plaint que la mesure prise contre lui ait méconnu son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

71. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

72. Le requérant indique qu’il a vécu plusieurs années en Roumanie, ce qui pour lui représente une période suffisamment longue pour établir des liens forts avec son épouse, et que son départ affecte profondément sa vie de famille. Il dit ensuite que la mesure en cause, qu’il qualifie d’ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie familiale, n’était pas prévue par une loi prévisible offrant des garanties suffisantes contre l’arbitraire, qu’elle ne poursuivait pas de but légitime et qu’elle n’était pas nécessaire, étant donné que ni les faits ni les preuves qui auraient pu être à la base de cette mesure n’ont été portés à sa connaissance.

73. Le Gouvernement considère que la mesure prise en l’espèce par les autorités roumaines ne constitue pas une ingérence dans la vie privée et familiale du requérant. Il ajoute qu’en tout état de cause, à supposer même qu’il y ait eu ingérence, celle-ci était prévue par l’OUG no 194/2002, elle poursuivait le but légitime de la protection de la sécurité nationale et elle était nécessaire dans une société démocratique compte tenu de la gravité des faits que le requérant était soupçonné d’avoir commis.

2. Appréciation de la Cour

74. La Cour considère que, compte tenu de ses constats sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention (paragraphes 55 à 69 ci‑dessus), il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

76. Le requérant demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi.

77. Le Gouvernement invite la Cour à constater qu’un éventuel arrêt de condamnation constitue, par lui-même, une réparation suffisante du préjudice moral prétendument subi. De plus, il estime que le montant sollicité par le requérant pour dommage moral est exorbitant et injustifié.

78. La Cour considère que les faits qui ont abouti à la violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ont causé au requérant un préjudice moral indéniable que le simple constat de violation ne saurait réparer. Elle octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

79. Le requérant réclame 2 300 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour, pour les honoraires d’avocat.

80. Le Gouvernement indique que, pour justifier ses prétentions, le requérant n’a versé au dossier que des quittances peu lisibles, sans joindre le contrat d’assistance judiciaire conclu avec son avocat et sans détailler les heures de travail prestées par celui-ci.

81. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000 XI). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 300 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par celui-ci sur cette somme à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs concernant l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 2 300 EUR (deux mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse FreiwirthYonko Grozev
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Motoc.

Y.G.R.
I.F.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE MOTOC

J’ai voté pour la violation dans la présente affaire pour respecter ce qu’avait dit la majorité de l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie, mais mon opinion reste celle qui a été exprimée dans l’opinion dissidente jointe à ce dernier arrêt.


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