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22/12/2020 | CEDH | N°001-207326

CEDH | CEDH, AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (N° 2), 2020, 001-207326


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 14305/17)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Levée imprévisible de l’immunité d’un député et détention provisoire de celui-ci basée sur des accusations de terrorisme liées à des discours politiques • Non-examen par les autorités internes du point de savoir si les discours étaient protégés par l’irresponsabilité parlementaire • Abus de la procédure de modification constitutionnelle pour cibler l’opposition • Interprétation et application des infractio

ns liées au terrorisme si larges qu’elles n’ont pas offert de protection adéquate contre les ingérences arbitrair...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 14305/17)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Levée imprévisible de l’immunité d’un député et détention provisoire de celui-ci basée sur des accusations de terrorisme liées à des discours politiques • Non-examen par les autorités internes du point de savoir si les discours étaient protégés par l’irresponsabilité parlementaire • Abus de la procédure de modification constitutionnelle pour cibler l’opposition • Interprétation et application des infractions liées au terrorisme si larges qu’elles n’ont pas offert de protection adéquate contre les ingérences arbitraires

Art 3 P1 • Libre expression de l’opinion du peuple • Candidature à une élection • Député tenu à l’écart des travaux parlementaires par son maintien prolongé en détention provisoire sans justification suffisante • Droit pour un député, au regard de l’art 3 P1, de siéger au Parlement une fois qu’il a été élu • La détention d’un député incompatible avec l’art 10 emporte aussi violation de l’art 3 P1 • Manquement des juridictions nationales à mettre en balance l’ensemble des intérêts pertinents et à déterminer si les accusations avaient un fondement politique • Mesures alternatives à la détention non envisagées

Art 18 (+ art 5) • Restrictions associées à des buts non autorisés • Détention provisoire poursuivant le but inavoué consistant à étouffer le pluralisme et à limiter le libre jeu du débat politique

Art 5 § 1 • Art 5 § 3 • Absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et caractère déraisonnable de sa détention provisoire • L’action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du code de procédure pénale ne constitue pas un recours effectif pour de tels griefs

Art 5 § 4 • Célérité du contrôle • La durée du contrôle (treize mois) effectué par la Cour constitutionnelle n’emporte pas violation au vu des circonstances spécifiques de l’affaire, notamment de la charge de travail exceptionnelle de la haute juridiction pendant la période d’état d’urgence

STRASBOURG

22 décembre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Yonko Grozev,
Vincent A. De Gaetano,
Helen Keller,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Alena Poláčková,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Péter Paczolay,
Lado Chanturia,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Saadet Yüksel, juges,

et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 septembre 2019 et le 12 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14305/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Selahattin Demirtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 février 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Karaman, Me A. Demirtaş Gökalp, Me B. Molu, Me R. Demir et Me K. Altıparmak, avocats exerçant à Diyarbakır, à Istanbul et à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier que sa détention provisoire avait emporté violation des articles 5, 10 et 18 de la Convention ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Le 29 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Une chambre de la deuxième section, composée de Robert Spano, président, Ledi Bianku, Işıl Karakaş, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Jon Fridrik Kjølbro, Ivana Jelić, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt le 20 novembre 2018. Par cet arrêt, la chambre a déclaré recevables, à l’unanimité, les griefs du requérant fondés sur l’article 5 § 1 (absence alléguée de soupçons raisonnables), l’article 5 § 3, l’article 5 § 4 (absence alléguée de contrôle à bref délai par la Cour constitutionnelle), ainsi que l’article 18 de la Convention et l’article 3 du Protocole no 1. Elle a déclaré irrecevables, à la majorité, d’autres griefs formulés sous l’angle de l’article 5 § 1, et, à l’unanimité, un autre grief fondé sur l’article 5 § 4. Elle a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 5 § 1 et de l’article 5 § 4 de la Convention, et à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1. Elle a dit, par six voix contre une, qu’il y avait eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 3. Elle a également conclu, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention. Enfin, la chambre a dit, à l’unanimité, que l’État défendeur n’avait pas failli à ses obligations découlant de l’article 34 de la Convention et qu’il lui incombait de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention provisoire du requérant. À l’arrêt était jointe l’opinion en partie dissidente de la juge Karakaş.

6. Le 19 février 2019, tant le Gouvernement que le requérant ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à ces demandes le 18 mars 2019.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement de la Cour (« le règlement »). Pendant les deuxièmes délibérations, Vincent A. De Gaetano, dont le mandat avait pris fin au cours de la procédure, a continué de connaître de l’affaire (articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement). Ksenija Turković a succédé à Linos-Alexandre Sicilianos à la présidence de la Grande Chambre (articles 10 et 11 du règlement). En outre, Pauliine Koskelo, Yonko Grozev, Péter Paczolay et Lado Chanturia ont remplacé Angelika Nußberger, André Potocki, Armen Harutyunyan et Egidijus Kūris, empêchés (article 24 § 3 du règlement).

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

9. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

10. Le président de la section avait autorisé l’Union interparlementaire (« UIP ») ainsi que les organisations non gouvernementales Article 19 et Human Rights Watch (« les ONG intervenantes »), lesquelles ont agi conjointement, à intervenir en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement ; leurs observations écrites ont été versées au dossier.

11. Tant le Gouvernement que le requérant ont répondu aux observations des parties intervenantes.

12. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 septembre 2019.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.Hacı Ali Açıkgül,co-agent,
MmeBetül Nas Gülol,
M.Mehmet Ali Tuncer, juges rapporteurs,
MM.İbrahim Hakkı Beyazit,
Abdulhaluk Kurnaz,
Stefan Talmon, conseillers ;

– pour le requérant
M.Mahsuni Karaman,
MmeBenan Molu,
MM.Kerem Altıparmak,
Ramazan Demir, conseils,
MmesBaşak Çalı,
Aygül Demirtaş Gökalp, conseillères ;

– pour la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
MmeDunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme,
MM.Giancarlo Cardinale, adjoint à la directrice, Bureau du Commissaire aux droits de l’homme,
Hasan Bermek, conseiller de la Commissaire.

La Cour a entendu Mme Çalı, M. Altıparmak, M. Demir, Mme Molu, M. Açıkgül, M. Talmon et Mme Mijatović en leurs déclarations, et Mme Çalı, M. Altıparmak et M. Talmon en leurs réponses aux questions posées par la Cour.

13. À différentes dates entre le 19 novembre 2019 et le 14 juillet 2020, le Gouvernement et le requérant ont présenté des observations complémentaires.

EN FAIT

14. Le requérant est né en 1973. À la date de l’introduction de sa requête, il était détenu à Edirne.

1. Le parcours politique du requérant

15. À l’époque des faits, le requérant était l’un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. Depuis le 22 juillet 2007, il était député à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l’Assemblée nationale »). À l’issue du scrutin législatif du 1er novembre 2015, il fut réélu député à l’Assemblée nationale, dans les rangs du HDP ; son mandat prit fin lors des élections parlementaires du 24 juin 2018, pour lesquelles il ne s’était pas porté candidat.

16. Lors du scrutin présidentiel du 10 août 2014, le requérant obtint 9,76 % des voix. Il se porta également candidat à l’élection présidentielle du 24 juin 2018 et recueillit 8,32 % des voix.

2. Les événements des 6-8 octobre 2014

17. En septembre et en octobre 2014, des membres de l’organisation terroriste armée Daech (État islamique en Irak et au Levant) lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané (Ayn al-Arab en arabe), laquelle se trouve à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles du YPG (les Unités de protection du peuple, une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste armée).

18. Après le déclenchement des affrontements en Syrie, le gouvernement turc ouvrit sa frontière à des milliers de réfugiés, en majorité des femmes, des enfants et des personnes âgées kurdes qui s’étaient amassés à la frontière turco-syrienne. Il ferma cependant cette même frontière dans le sens des départs vers la Syrie, afin d’empêcher les personnes volontaires de partir se battre à Kobané. À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations eurent lieu en Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales – locales et internationales – publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané contre le siège de Daech. En résumé, il fut notamment demandé au gouvernement de permettre aux combattants de passer en Syrie.

19. Le 5 octobre 2014, un tweet fut publié sur un compte qui était censément contrôlé par l’un des dirigeants du PKK. Ce tweet se lisait comme suit :

« Nous appelons tous les jeunes, les femmes et toutes les personnes de sept à soixante-dix ans à prendre le parti de Kobané, à protéger notre honneur et notre dignité et à occuper les métropoles » (« Gençleri kadınları 7’den 70’e herkesi Kobane’ye sahip çıkmaya onurumuzu namusumuzu korumaya metropolleri işgal etmeye çağırıyoruz »).

20. Le 6 octobre 2014, les trois tweets suivants furent publiés sur le compte Twitter officiel du HDP (@HDPgenelmerkezi) :

– « Appel urgent à notre peuple ! Appel urgent à notre peuple lancé par le comité exécutif du HDP, qui est actuellement en session ! La situation à Kobané est extrêmement dangereuse. Nous appelons notre peuple à rejoindre et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP [Parti de la justice et du développement] sur Kobané » (« Halklarımıza acil çağrı! Şuanda toplantı halinde olan HDP MYK’dan halklarımıza acil çağrı! Kobané’de duruş son derece kritiktir. IŞİD saldırılarını ve AKP iktidarının Kobané’ye ambargo tutumunu protesto etmek üzere halklarımızı sokağa çıkmaya ve sokağa çıkmış olanlara destek vermeye çağırıyoruz »).

– « Nous appelons l’ensemble de notre peuple, les personnes de sept à soixante‑dix ans, à [descendre dans] la rue, à [y] prendre [position] et à agir contre la tentative de massacre à Kobané » (« Kobane’de yaşanan katliam girişimine karşı 7 den 70 e bütün halklarımızı sokağa, alan tutmaya ve harekete geçmeye çağırıyoruz »).

– « À partir de maintenant, Kobané, c’est partout. Nous appelons à une résistance permanente jusqu’à la fin du siège et de l’agression sauvage à Kobané » (« Bundan böyle her yer Kobane’dir. Kobane’deki kuşatma ve vahşi saldırganlık son bulana kadar süresiz direnişe çağırıyoruz »).

21. Le même jour, une déclaration émanant d’une organisation dénommée KCK (Koma Civakên Kurdistan – « Union des communautés kurdes »), considérée par la Cour de cassation comme une organisation terroriste et comme la « branche urbaine » du PKK, fut publiée sur le site Internet www.firatnews.com. Cette déclaration se lisait ainsi :

« La vague révolutionnaire partie de Kobané doit s’étendre à l’ensemble du Kurdistan et, sur cette base, nous appelons à un soulèvement de la jeunesse kurde (...) Ceux qui parmi notre peuple peuvent aller à Suruç doivent y aller immédiatement, sans perdre une seconde, et chaque centimètre carré du Kurdistan doit se lever pour Kobané (...) Nous appelons notre peuple, [toutes les personnes âgées] de sept à soixante-dix ans, à rendre la vie insupportable à Daech et à son collaborateur l’AKP, où qu’ils se trouvent, et à prendre position contre ces gangs [responsables] de massacres en amplifiant la rébellion [Serhildan en kurde] au plus haut niveau » (« Kobani ile başlayan devrim dalgası tüm Kürdistan’a yayılmalı ve Bu temelde Kürt gençliğinin ayaklanması çağrısında bulunuyoruz... Bütün halkımız Suruç’a gidebilecekler hemen bir saniye zaman kaybetmeden gitmeli ve Kürdistan’ın her karış toprağı Kobanê için ayağa kalkmalıdır... Tüm halkımızı yediden yetmişe bulunduğu her yerde yaşamı IŞİD ve işbirlikçisi AKP’ye dar etmeye ve serhıldanı en üst düzeyde geliştirerek bu katliamcı çetelere karşı durmaya çağırıyoruz »).

22. Le 7 octobre 2014, la déclaration suivante du comité exécutif du KCK fut publiée sur le même site Internet :

« Notre peuple doit perpétuer la résistance qu’il a lancée contre ce massacre effroyable et insidieux, en la propageant partout et toujours. Notre peuple du Nord [dans la région du sud-est de la Turquie] ne doit laisser aucune chance de survie aux gangs de Daech et à ceux qui les soutiennent. Toutes les rues doivent se transformer en rues de Kobané et la force et l’organisation de cette résistance historique et unique doivent être développées. À partir de maintenant, des millions de personnes doivent investir les rues et la foule doit se rendre à la frontière. Tous les Kurdes et toute personne honorable, amis et groupes sensibles [à notre cause] doivent agir. Il est temps de développer et d’amplifier l’action de résistance. Sur cette base, nous appelons notre peuple, tous les groupes sensibles [à notre cause] ainsi que nos amis à embrasser et à amplifier la résistance de Kobané, et nous appelons tous les jeunes, en particulier la jeunesse kurde, à rejoindre les rangs de la liberté à Kobané et à intensifier la résistance » (« Halkımız bu çirkin ve sinsi katliam karşısında başlattığı mücadeleyi her yere, her zamana taşıyarak süreklileştirmelidir. Kuzey halkımız İŞİD çetelerine, uzantılarına ve destekçilerine hiçbir yerde yaşam şansı tanımamalıdır. Tüm sokaklar Kobani sokaklarına dönüştürülmeli, tarihin bu eşsiz direnişine denk bir direniş gücü ve örgütlülüğü geliştirilmelidir. Bu saatten itibaren milyonlar sokaklara akmalı, sınır insan seline dönüşmelidir. Her Kürt ve onurlu her insan, dostlar, duyarlı kesimler bu andan itibaren eyleme geçmelidir. An direniş eylemini geliştirme ve büyütme anıdır. Bu temelde tüm halkımızı, duyarlı kesimleri, dostlarımızı Kobani direnişini sahiplenerek büyümeye, başta Kürt gençleri olmak üzere tüm gençleri Kobani de özgürlük saflarına katılarak direnişi yükseltmeye çağırıyoruz »).

23. À partir du 6 octobre 2014, les manifestations (paragraphe 18 ci‑dessus) devinrent violentes. Des affrontements eurent lieu entre différents groupes, et les forces de sécurité intervinrent de manière vigoureuse. Face à l’intensification de la violence, à des dates non précisées les gouverneurs de certaines villes imposèrent des couvre-feux.

24. Dans deux déclarations faites respectivement le 7 et le 9 octobre 2014, le requérant indiqua qu’il était opposé à l’usage de la violence dans les manifestations. Il déclara que son parti politique était prêt à coopérer avec le gouvernement mais qu’il incombait d’abord à ce dernier d’identifier les provocateurs à l’origine des violences.

25. Selon les chiffres indiqués dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 2016/25189 du 21 décembre 2017, relatif à un recours individuel formé par le requérant, les 6 et 8 octobre 2014 les violences firent 50 morts et 772 blessés, dont 331 membres des forces de sécurité. Pas moins de 1 881 véhicules et 2 558 bâtiments, dont des hôpitaux et des écoles, furent endommagés. Dans le cadre des enquêtes pénales menées par les parquets compétents, 4 291 personnes furent arrêtées, dont 1 105 furent placées en détention provisoire (paragraphe 30 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Selon les procureurs de la République, ces actes de violence avaient été provoqués par les appels publiés sur le compte Twitter du HDP (paragraphe 20 ci-dessus).

26. Le 9 octobre 2014, le requérant prononça un discours à Diyarbakır, dans les locaux du HDP. Les parties de ce discours qui sont pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

« Nous avons lancé les appels en question [les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP] parce que nous avions appris que l’organisation Daech avait atteint la frontière de Mürşitpınar. Les gens sont sortis dans les rues et il n’y a eu de violences nulle part. Nous n’avons pas dit de recourir à la violence. Nous avons lancé un appel en faveur de la lutte politique. Ce qui a accru la violence, ce ne sont ni l’appel du HDP ni les manifestations du peuple. Il incombe à l’État de trouver ceux qui ont provoqué [les manifestations]. Il ne doit pas y avoir d’actes de violence. Il ne faut pas intervenir dans les manifestations [organisées] pour soutenir Kobané (...) » (« DAEŞ örgütünün Mürşitpınar sınır kapısına dayandığını öğrendiğimiz için bahsi geçen çağrıları yaptık, insanlar sokağa çıktı hiçbir yerde şiddet kullanılmadı. Şiddet kullanılsın demedik. Siyasi mücadele amaçlı bir çağrı yaptık. Şiddeti büyüten HDP’nin çağrısı değil, halkın gösterileri değil. Tahrik edenleri bulmak hükümetin görevidir. Şiddet eylemleri olmamalı. Kobane’yi sahiplenme eylemlerine müdahale edilmemeli (...) »).

27. Dans un entretien paru le 13 octobre 2014 dans le journal quotidien Evrensel, le requérant s’exprima ainsi :

« C’est directement lié à Kobané. Ce n’est pas à nous d’apaiser la colère. Nous n’avons pas une telle influence sur le peuple et cela n’est pas nécessaire. Nous pensons que les mesures concrètes que le gouvernement peut prendre pour repousser Daech hors de Kobané vont mettre un terme à cette colère. Bien sûr, je ne parle pas d’actes de violence. Nous n’avons pas encouragé les actes de violence comme l’usage des armes, les incendies, les destructions [et] les vols avec violence Nous ne [les] avons pas provoqués, nous ne [les] avons pas organisés. Mais nous avons lancé un appel pour que la colère du peuple devienne une protestation continue, de jour comme de nuit, partout, sur les places, dans les maisons, dans la rue, dans les voitures. Nous sommes toujours derrière cet appel » (« Doğrudan Kobaniyle bağlantılıdır. Öfkeyi yatıştırabilecek olan biz değiliz. Bizim halk üzerinde ne böyle bir gücümüz vardır ne de buna gerek vardır. Yani halk IŞİD’e karşı durmasın sempati duysun diye uğraşacak değiliz. Biz hükümetin atacağı pratik adımların IŞİD’in Kobani’den püskürtülmesiyle sonuçlanmasının bu öfkeyi durduracağını düşünüyoruz. Elbette ki bundan kastettiğim şiddet olayları değil. Biz silah kullanma, yakıp yıkma, yapmalama gibi şiddet eylemlerini teşvik etmedik, tahrik etmedik, örgütlemedik ama halkın öfkesinin alanlarda, meydanlarda, gece gündüz evinde, sokakta, arabasında elindeki bütün imkanlarla bir protestoya dönüşmesinin çağrısını yaptık. O çağrının da halen arkasındayız »).

3. Le « processus de résolution » et sa fin

28. Le 11 octobre 2011, le requérant, alors coprésident du Parti de la paix et de la démocratie (le BDP, un parti politique de gauche pro-kurde), fit un discours lors de la réunion de groupe parlementaire de son parti. Les parties pertinentes de ce discours se lisent comme suit :

« Il [Abdullah Öcalan] n’est pas une personne détenue à İmralı, il est l’avenir de la Turquie pour ce qui est de la liberté et de la paix. C’est pour cela que, à bref délai, le gouvernement doit l’assigner à résidence. C’est une proposition sérieuse. Regardez, nous avons dit pendant des années « allez à İmralı et rencontrez [‑le] », [et] vous [nous] avez attaqués, vous [nous] avez insultés, vous avez dit « est-il possible de le faire ? ». Cependant, vous y êtes allés et vous [l]’avez rencontré. Vous avez bien fait. Vous avez arrêté le sang qui coulait depuis des années, vous avez réussi [à conclure] un armistice. Est-ce une mauvaise chose ? Qui sait combien de vies ont été sauvées, combien de jeunes ont été sauvés, combien de mères ont échappé à la souffrance ? Notre proposition était appropriée [et] juste, nous avons insisté et elle est devenue réalité. À présent, la Turquie doit également discuter de notre proposition actuelle, avec bon sens [et] de manière rationnelle. Nous montrons la voie juste, rationnelle, réaliste que nous connaissons [et] en laquelle nous croyons. Aucune autre voie ne mène à la résolution [de la question kurde]. En plantant des drapeaux ici et là, en essayant de planter des drapeaux, vous allez seulement faire couler le sang, vous n’allez faire que repousser la question pendant des décennies, vous n’allez faire qu’amplifier la question. Si vous essayez de lyncher ceux qui vous montrent les voies rationnelles, il n’y aura plus personne avec qui vous pourrez échanger et négocier. Cette attitude de lynchage envers nous, cette approche insultante envers nos propositions, c’est le comportement le plus grave et le plus problématique auquel se heurte la résolution de la question. Il faut discuter ouvertement, qu’y a-t-il de mal dans une assignation à résidence ? Y a-t-il une question kurde en l’espèce ? Oui. Sommes‑nous face à une question historique que nous avons héritée de [l’Empire] ottoman ? Oui. Devons-nous résoudre cette question ? Oui. Cette question a-t-elle donné lieu à vingt-neuf soulèvements ? Oui. Quel est le dernier soulèvement ? Qui en est le chef ? Abdullah Öcalan. Où est-il ? À İmralı » (« İmralı’da tutulan bir şahıs değildir, Türkiye’nin özgürlüğe, barışa dair geleceğidir. O nedenle ev hapsini kısa vadede hemen uygulamaya koymalıdır hükümet, bu öneri ciddi bir öneridir. Bakın yıllarca, "gidin İmralı’da görüşme yapın" dedik, saldırdınız, hakaretler ettiniz "böyle şey mi olur" dediniz. Bunu söylerken bile gidip görüştünüz. İyi de yaptınız. Görüştüğünüz yıllarda akan kanı durdurdunuz, ateşkesleri sağladınız. Fena mı oldu? Kim bilir kaç bin insanın canı kurtuldu, kaç bin gencin canı kurtuldu, kaç bin ananın acısını önlediniz fena mı oldu? Önerimiz yerindeydi, doğruydu, ısrar ettik gerçekleşti. Şimdi bu yaptığımız öneriyi de sağduyuyla sağlıklı, akılcı bir şekilde Türkiye tartışmak durumundadır. Bildiğimiz, inandığımız, doğru, akılcı, gerçekçi yolu gösteriyoruz. Bunun dışındaki hiçbir yol çözüm yolu değildir. Şuraya buraya bayrak dikmekle, bayrak dikmeye çalışmakla sadece kan dökersiniz, sadece sorunu on yıllarca ertelersiniz, sorunu büyütürsünüz. Ama akılcı yolları gösterenleri linç etmeye çalışırsanız ortada görüşebileceğiniz, ortada konuşabileceğiniz hiç kimse kalmayacaktır. Bize yönelik bu linç tutumu, bizim önerilerimize karşı bu hakaretvari yaklaşım çözümün önünü tıkayan en ciddi, en sıkıntılı anlayıştır. Açıkça tartışılsın, ev hapsinin neyi yanlıştır? Ortada bir Kürt sorunu var mı ? Var. Osmanlı’dan devraldığımız tarihi bir sorunla karşı karşıya mıyız ? Evet. Bu sorunu çözmek zorunda mıyız ? Evet. Bu sorun 29 isyana konu olmuş mu ? Evet. Son isyan hangisi ? Bu isyan, bu isyanın lideri kim ? Abdullah Öcalan. O nerede ? İmralı’da »).

29. À la fin de l’année 2012, un processus de paix connu sous le nom de « processus de résolution » fut entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde. Une série de réformes destinées à améliorer la protection des droits de l’homme en Turquie furent mises en œuvre. Une délégation composée de députés, dont le requérant, se rendit plusieurs fois sur l’île d’İmralı, où est incarcéré Abdullah Öcalan, le dirigeant du PKK qui avait été condamné en 1999 pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et pour avoir formé et dirigé dans ce but une organisation terroriste, et qui était également l’auteur d’un appel lancé en 2013 pour mettre fin à la lutte armée. Le 28 février 2015, cette délégation et le Vice-Premier ministre de l’époque présentèrent le « consensus de Dolmabahçe », une déclaration de réconciliation en dix points. Le Premier ministre de l’époque déclara que ce consensus signifiait l’adoption de mesures importantes en vue de la cessation des activités terroristes en Turquie. Néanmoins, peu après cette annonce, le président de la République déclara qu’il était hors de question que le gouvernement conclût un accord avec une organisation terroriste. Cette déclaration semble avoir marqué la fin dudit consensus. Par la suite, quelques semaines avant les élections législatives du 7 juin 2015, le Vice‑Premier ministre déclara à la presse ce qui suit : « si le HDP dépasse le seuil [à franchir pour être représenté au Parlement] et si le gouvernement de l’AKP perd le pouvoir, il n’y aura pas de processus de résolution ».

30. Le 5 juin 2015, une attaque terroriste censément commise par Daech tua deux personnes à Diyarbakır, deux explosions d’origine indéterminée s’étant produites lors du dernier meeting électoral du HDP. Plus de cent autres personnes furent blessées par les déflagrations.

31. Des élections législatives eurent lieu le 7 juin 2015 et, pour la première fois, un parti politique pro-kurde franchit le seuil permettant d’être représenté au sein de l’Assemblée nationale. En effet, le HDP obtint 13,12 % des voix et devint le deuxième parti politique d’opposition. En outre, l’AKP perdit la majorité au Parlement, pour la première fois depuis 2002.

32. Le 20 juillet 2015, une attaque terroriste censément commise par Daech eut lieu à Suruç, au cours de laquelle trente-quatre personnes furent tuées et plus de cent autres blessées.

33. Le 22 juillet 2015, lors d’une autre attaque terroriste, deux policiers furent assassinés, prétendument par les membres du PKK, à leurs domiciles à Ceylanpınar. Les auteurs de ces assassinats, lesquels signifièrent de facto la fin du « processus de résolution », demeurent inconnus à ce jour.

34. Au lendemain de cette attaque, les affrontements armés entre les forces de sécurité et le PKK recommencèrent. Les dirigeants du PKK appelèrent la population à s’armer et à mettre en place des systèmes souterrains et des tunnels qui pourraient être utilisés lors d’affrontements armés. Ils demandèrent par ailleurs la proclamation d’un régime politique d’auto-gouvernance. En outre, ils annoncèrent que tous les fonctionnaires de la région seraient désormais considérés comme des complices de l’AKP et que par conséquent ils risquaient d’être pris pour cible.

35. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration à la presse dans laquelle il soutint que les dirigeants du HDP auraient à « payer le prix » des actes de terrorisme. Les parties pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

« Je n’approuve pas la dissolution des partis politiques. Cependant, je dis que les dirigeants de ce parti [le HDP] doivent payer le prix. Personnellement, individuellement » (« Ben parti kapatılması olayını doğru bulmuyorum. Fakat bu partinin yöneticilerinin bu işin bedelini ödemeleri gerekir diyorum. Fert fert, birey birey »).

36. Le même jour, le requérant fit un discours lors de la réunion de groupe parlementaire de son parti, dans lequel il déclara ceci :

« Nous n’allons pas permettre l’assassinat de celui qui est dans la montagne [image désignant les membres du PKK], ni de celui qui est dans l’armée, ni de celui qui est dans la police ; nous n’allons pas considérer cela comme normal. Ils ne doivent pas payer le prix. Nous avons pris les rênes du pouvoir de notre peuple pour payer le prix, ils ont voté pour nous à cette fin. Nous sommes prêts à payer tous les prix, mais ceux qui nous combattent et ceux qui sont hostiles envers nous doivent être aussi courageux que nous. Sinon, ils perdent, ils vont perdre. Nous allons voir cela tous ensemble. Ils vont perdre face à cette résistance. Le sentiment de paix de la Turquie va triompher. L’avenir libre de la Turquie va triompher, à moins qu’on oublie autour de quel principe du HDP nous nous sommes réunis » (« Biz, ne dağdakinin, ne askerdekinin, ne polisin öldürülmesine izin vermeyeceğiz, hiçbirini normal karşılamayacağız. Onlar bedel ödemesin. Biz bedel ödemek için halkımızdan yetki aldık, bize bunun için oy verdiler. Ne bedel ödenecekse, biz hazırız. Ama bizimle mücadele edenler de, bize düşmanlık yapanlar da en az bizim kadar cesur olmalılar. Yoksa kaybederler, kaybedecekler. Bunu hep birlikte göreceğiz. Onlar bu direniş karşısında yenilecekler. Türkiye’nin barış duygusu kazanacak. Türkiye’nin özgür yarınları, özgür geleceği kazanacak. Yeter ki, nasıl bir HDP ilkesi etrafında birleştiğimizi tek bir dakika bile unutmayalım »).

37. Entre le 10 et le 19 août 2015, l’auto-gouvernance fut proclamée dans dix-neuf villes de Turquie, dont la grande majorité se situe au sud-est du pays.

38. Des membres du YDG-H (Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire), considéré comme la branche jeunesse du PKK, creusèrent des tranchées et établirent des barricades dans plusieurs villes de l’est et du sud-est de la Turquie, notamment à Cizre, à Silopi, à Sur, à İdil et à Nusaybin, afin d’empêcher l’entrée des forces de sécurité. Selon ces dernières, les membres du YDG-H avaient apporté un grand nombre d’armes et d’explosifs dans la région.

39. En août 2015, des gouverneurs locaux imposèrent des couvre-feux dans certaines villes du sud-est de la Turquie. L’objectif déclaré de ces mesures était de nettoyer les tranchées creusées par les membres des organisations terroristes et de les débarrasser des explosifs qui y avaient été enterrés, ainsi que de protéger les civils des actes de violence. Les forces de sécurité menèrent des opérations dans les zones concernées par le couvre-feu, où ils utilisèrent des armes lourdes.

40. Le 19 août 2015, huit soldats furent tués lors d’une attaque terroriste menée à Siirt par les membres du PKK.

41. Les 6 et 8 septembre 2015, seize soldats et treize policiers furent tués lors de deux attaques terroristes perpétrées par le PKK.

42. À la suite de l’instauration du couvre-feu à Sur, le 13 septembre 2015, le requérant fit une déclaration à la presse à Lice. Il s’exprima ainsi :

« Notre peuple veut l’auto-gouvernance, ses propres assemblées et municipalités où des personnes élues, plutôt que nommées, seront compétentes. Notre peuple a le pouvoir de résister, partout, aux pressions et aux politiques de massacre. Nous avons le pouvoir de nous protéger contre toutes les attaques. Nous démontrons que nous ne sommes pas désespérés, nous résisterons ensemble, nous atteindrons le salut sans oublier notre mère patrie et notre histoire et en défendant nos droits » (« Halkımız atananların değil seçilmişlerin yetkili olduğu kendi meclisleri ile belediye ile kendini yönetmek istiyor. Halkımız her yerde baskı politikalarına katliam politikalarına karşı direnebilecek güçtedir. Bütün saldırılara karşı kendimizi koruyacak gücümüz var. Çaresiz olmadığımızı gösteriyoruz, birlikte direneceğiz, kendi ana vatanımızı da tarihimizi de unutmadan haklarımızı da savunarak hep birlikte kurtuluşa gideceğiz »).

43. Le 10 octobre 2015 une attaque terroriste – généralement considérée comme l’attentat terroriste le plus meurtrier de l’histoire de la Turquie – fut perpétrée par Daech à Ankara. Plus de cent personnes furent tuées et plus de cinq cents autres blessées. Les victimes étaient principalement les manifestants qui avaient répondu à l’appel de plusieurs organisations non gouvernementales, dont le HDP, pour exprimer leur mécontentement face à la montée de la violence en Turquie.

44. À la suite de l’échec des négociations ayant visé la formation d’un gouvernement de coalition, des élections anticipées eurent lieu le 1er novembre 2015, à l’issue desquelles le HDP obtint 10,76 % des voix. L’AKP remporta les élections et reforma sa majorité au sein de l’Assemblée nationale.

45. Dans une déclaration livrée à la presse le 18 décembre 2015, le requérant s’exprima ainsi :

« En chaque lieu où vous menez des opérations [de sécurité] règne un climat d’enthousiasme, et non de peur et de panique. Savez-vous pourquoi ? [Parce que] ces personnes sont absolument sûres qu’elles triompheront dès le premier jour. Elles défendent une cause honorable, noble et digne. Nous ne laisserons plus la cruauté et le fascisme gagner, cette résistance triomphera. Ceux qui essayent de la déprécier en l’appelant [résistance] des tranchées et trous doivent se tourner vers l’histoire. Il y a des dizaines de millions de personnes héroïques et courageuses qui résistent à ce coup. Tu mènes une guerre contre le peuple. Le peuple résiste et il résistera partout. La semaine prochaine, les 26 et 27 décembre, nous assisterons à la session extraordinaire du Congrès de la société démocratique [DTK] à Diyarbakır. Nous aurons des discussions intensives et prendrons des décisions importantes concernant les processus d’auto-gouvernance et d’autonomie ainsi que leur fonctionnement dans l’arène politique. Nous les mettrons en œuvre » (« Bugün operasyon yaptığınız her yerde korku ve panik havası değil coşku havası hakim. Neden biliyor musunuz ? O insanlar daha ilk günden kazandıklarından o kadar eminler ki. Onurlu, şerefli, haysiyetki bir davanın savunucularıdır. Bir kez daha zulmün, faşizmin kazanmasına izin vermeyeceğiz, bu direniş kazanacaktır. Öyle hendek, çukur diye küçümsemeye çalışanlar da dönüp tarihe baksınlar. On milyonlarca kahraman, yiğit bu darbeye karşı direnen insan var. Sen halka karşı savaş açmışsın. Halk her yerde direnir, direnecektir. Önümüzdeki haftasonu 26-27 Aralık’ta Diyarbakır’da Demokratik Toplum Kongresi’nin olağanüstü kongresine bizler de katılacağız. Öz yönetimin, özerkliğin inşası ve içinin doldurulması sürecinn siyasi zeminde daha güçlü yönetilmesi için çok yoğun tartışmalar yapacağız, önemli kararlar alacağız. Bunların hepsini hayata geçireceğiz »).

46. Le 22 décembre 2015, dans une déclaration à l’Assemblée nationale, le requérant s’exprima ainsi :

« Regardez Sarajevo. Pendant quatre ans, Sarajevo a été en état de siège, quatre ans. Quartier par quartier, [il y a eu] un blocus. Les gens, salués aujourd’hui avec enthousiasme comme des héros, qu’ont-ils fait contre les politiques de massacre et de génocide ? Ils ont creusé des tranchées, ils ont dressé des barricades, ils ont posé des rideaux pour que les tireurs ne les tuent pas, ils ont creusé des tunnels pour contourner le siège et ils ont essayé de mettre en place un système de transport souterrain afin de trouver de la nourriture et de l’eau. Aujourd’hui, Davutoğlu impose la même chose aux quartiers de son propre pays. Si les opérations militaires prennent fin, si les opérations de police cessent, si les couvre-feux sont levés, si le gouvernement dit « c’est quoi l’auto-gouvernance, c’est quoi l’autonomie, allons-y, écoutons-le », qu’a à perdre un tel gouvernement ? » (« Saraybosna’ya bakın. 4 yıl boyunca Saraybosna’da bir kuşatma yaşandı, 4 yıl. Mahalle mahalle ablukaya aldılar. Ne yaptı oradaki insanlar? Bugün övgüyle, coşkuyla, kahramanlık öyküsüyle anlattığımız Saraybosna’da o katliam, soykırım politikalarına karşı ne yaptı insanlar; hendek kazdılar, barikat kurdular, perde astılar keskin nişancılar vurmasın diye, yeraltına tüneller kazdılar ablukayı kırmak için, kendilerine yemek ve su bulabilmek için yeraltından ulaşım sağlamaya çalıştılar. Aynı şeyi bugün Davutoğlu kendi ülkesinde ilçelere dayatıyor. Askeri operasyonlar son bulsa, polis operasyonları son bulsa, şu sokağa çıkma yasakları kaldırılsa, « özyönetim nedir, özerklik nedir, bunu bir dinleyelim, gelin, müzakere edelim » dese bir hükümet, ne kaybedecek ? »).

47. Le 26 décembre 2015, le requérant participa à la session extraordinaire du DTK. Il y prononça un discours dans lequel il défendit l’auto-gouvernance et la résistance. Il déclara que des barricades avaient été dressées et des tranchées creusées pour contrer les plans de massacre des autorités à Ankara. La déclaration de clôture du DTK consista notamment en un appel à la création de régions autonomes.

48. Le 29 décembre 2015, le président de la République déclara à la presse que les discours du requérant constituaient « une provocation et une trahison claires et nettes ».

49. Dans une déclaration livrée à la presse le 2 janvier 2016, le président de la République s’exprima ainsi :

« Les déclarations des deux coprésidents représentent clairement des crimes contre la Constitution. Ils sont visés par des procédures engagées par les procureurs de la République. Ces sujets méritent d’être suivis. La fermeture du parti ne devrait même pas être évoquée. Mais il peut y avoir des députés, des maires ou d’autres personnes qui ont commis des infractions. Ils doivent payer pour cela. Les enquêtes ouvertes par les procureurs généraux de Diyarbakır et d’Ankara doivent être évaluées dans ce contexte. Je crois que le processus qui va commencer par la levée des immunités [parlementaires] influera également de manière positive sur l’atmosphère qui règne dans notre pays au niveau de la lutte contre le terrorisme. Nous ne pouvons pas accepter les messages qui visent à diviser le pays. Nous ne pourrons jamais accepter un État au sein de l’État. Il faut prendre des mesures en apportant les réponses nécessaires à ces problèmes, en appliquant des sanctions et en mettant le [pouvoir] judiciaire en action. Il y a plus de cent soixante dossiers devant l’Assemblée parlementaire. Lorsqu’ils auront été examinés, [leur contenu] sera mis sur la table et des mesures seront prises en conséquence » (« İki eşbaşkanın yaptığı açıklamalar kesinlikle anayasa suçu. Haklarında cumhuriyet başsavcılıklarının başlattıkları süreçler var. Bu konular takip edilmeli. Parti kapatma olayı gündeme dahi gelmemeli. Ama suçu irtikap eden milletvekili, belediye başkanı veya başkaları olabilir. Bunlar bunun bedelini ödemek durumundadır. Diyarbakır ve Ankara başsavcılıklarının başlattığı soruşturmaları da bu çerçevede değerlendirmek lazım. Dokunulmazlıklarının kaldırılması suretiyle başlayacak süreç, inanıyorum ki terörle mücadele açısından ülkemizdeki havayı da olumlu yönde etkileyecektir. Ülkeyi parçalayıp bölmeye yönelik mesajları kabul etmemiz mümkün değil. Devlet içinde devleti kabul etmemiz asla mümkün değil. Bunlara karşı gerekli cevabın verilmesi, müeyyide uygulanması, yargı mekanizmasının devreye girmesi suretiyle atılması gereken adımlar var. Meclis’te 160’ı aşkın dosyaları var. Bunlar gözden geçirildiği zaman neyi kapsıyor, masaya yatırılacak ve ona göre adım atılacaktır »).

50. Le 12 janvier 2016, lors de la réunion de groupe de son parti au sein de l’Assemblée nationale, le requérant prononça un discours dans lequel il défendit à nouveau l’auto-gouvernance et salua la « résistance ». Les parties pertinentes de son discours se lisent ainsi :

« Mes chers amis, croyez-moi, si la délégation de compétence aux autorités locales est mise en œuvre, non seulement les mairies tenues par le HDP mais aussi celles tenues par l’AKP, le MHP et le CHP travailleront mieux. Nous [la] voulons pour que les autorités locales puissent travailler mieux, et non pour diviser ou désintégrer le pays. Nous voulons que la compétence appartienne aux [autorités] locales, qu’elles prennent leurs décisions, qu’elles soient soumises au contrôle du peuple lorsqu’elles établissent leurs budgets ou [lorsqu’elles appliquent] leurs pratiques, qu’elles soient transparentes et fortes ; c’est ce que l’on appelle l’auto-gouvernance, c’est ce que l’on appelle l’autonomie. Je dis que, inch Allah, notre pays va retrouver un jour ce modèle d’administration, [mais] pas la dictature. Cette semaine, je souhaite la réussite à tous mes amis parlementaires et à tous les cadres et membres du parti. J’exprime notre affection et nos salutations à notre peuple [et] à tous nos amis qui résistent à Cizre, à Silopi et à Sur » (« İnanın ki değerli arkadaşlar, bizim arzu ettiğimiz yerel yönetimlere yetki devri de yapılsa, sadece HDP’li belediye değil, AKP’li belediyeler de dahi iyi çalışacak, MHP’li belediyeler de, CHP’li belediyeler de daha iyi çalışacak. Biz yerel yönetimler daha iyi çalışsın istiyoruz, ülke bölünsün, parçalansın değil. Yerelde yetki olsun, kendi kararlarını, bütçelerini, uygulamalarını yaparken, halkın denetimine açık, şeffaf, güçlü yerel yönetimler olsun istiyoruz; özyönetim dediğimiz budur, özerklik dediğimiz budur. İnşallah ülkemiz bir gün o yönetim modeline kavuşacak, diktatörlüğe değil diyorum. Bu hafta içerisinde hem milletvekili arkadaşlarıma, hem bütün Parti görevlilerine, çalışanlarımıza ben başarılar diliyorum. Cizre’ye, Silopi’ye, Sur’a da, bütün halkımıza, direnen bütün arkadaşlarımıza da buradan bir kez daha sevgi, selamlarımızı iletiyorum »).

51. Le 9 février 2016, lors de la réunion de groupe parlementaire de son parti au sein de l’Assemblée nationale, le requérant déclara ce qui suit :

« Garder le silence au sujet de Cizre [et] de Sur et de toutes ces atrocités, c’est capituler face aux politiques de polarisation et de division de l’AKP qui provoquent une guerre civile. Nous sommes dans les rues, dans les manifestations, car nous nous opposons à cela » (« Cizre’ye, Sur’a ve yaşanan bütün bu vahşete sessiz kalmak işte bu AKP’nin kutuplaştırıcı, ayrıştırıcı ve iç savaşı giderek tetikleyen politikalarına teslim olmak demektir. Biz buna itiraz ettiğimiz için yollardayız, yürüyüşlerdeyiz »).

52. Le 23 février 2016, le requérant fit un discours lors de la réunion de groupe de son parti au sein de l’Assemblée nationale. Les parties pertinentes de ce discours se lisent ainsi :

« Est-ce que la question kurde sera résolue lorsque vous lèverez le couvre-feu à Cizre, dans trois à cinq jours ? Est-ce que la question kurde sera résolue lorsque vous massacrerez environ deux cents civils, dont des femmes [et] des enfants, qui sont actuellement en résistance à Sur [et,] comme vous l’avez fait à Cizre, [lorsque] vous agirez avec barbarie en versant de l’essence sur les corps [pour que] les familles ne puissent pas les reconnaître, [pour qu’elles] ne puissent pas organiser de funérailles ? » (« Örneğin siz, Cizre’de üç-beş gün sonra sokağa çıkma yasağını kaldırdığınızda, Kürt sorunu çözülmüş mü olacak? Sur’da şu anda sıkıştırmaya çalıştığınız 200’e yakın sivil, kadın, çoluk çocuk, direnişti, onları katlettiğinizde örneğin, Cizre’deki gibi yapıp, cenazelerine bile benzin döküp, “Aileleri tanıyamasın, cenaze törenleri bile yapılamasın” barbarlığıyla yaklaştığınız uygulamalarla sonuç aldığınızda Kürt sorunu çözülmüş mü olacak ? »)

53. Dans un discours prononcé le 26 mars 2016, le requérant fit une distinction entre la guerre, qu’il qualifiait d’illégitime, et la résistance, qui était selon lui une réponse légitime aux politiques fascistes de ceux qui étaient au pouvoir et qui accusaient des millions de personnes d’être des terroristes.

54. Le 4 octobre 2016, lors de la réunion de groupe parlementaire de son parti à l’Assemblée nationale, le requérant déclara ce qui suit :

« Je lance un nouvel appel. La rue est légitime. La résistance envers la cruauté est légitime, [c’est un] droit. C’est légitime pour toi [Recep Tayyip Erdoğan], mais ce ne serait pas légitime pour nous ? C’est légitime pour ceux qui descendent dans la rue pour protester contre le coup d’État du 15 juillet, mais ce serait illégitime pour ceux qui descendent dans la rue pour protester contre [les gouverneurs nommés à la place de maires élus], contre la mise en détention provisoire d’un député ? La volonté de chacun appelle le respect. Le peuple a partout le droit d’exprimer sa réaction démocratique de manière pacifique, et nous ne renoncerons jamais. Ils vont dire [des choses telles que] « oh, mais la rue est dangereuse » ; ne les croyez pas. La rue est l’une des zones les plus légitimes de la démocratie » (« Tekrar çağırıyorum. Sokak meşrudur. Zulme karşı direniş meşrudur, haktır. (Alkışlar) Sana meşrudur da, bize meşru değil mi? 15 Temmuz darbesine karşı sokağa çıkana meşrudur da, kayyuma karşı, vekil tutuklanırsa sokağa çıkacaklar gayrimeşru mudur? Herkesin iradesi saygındır. Halk demokratik tepkisini her yerde barışçıl çerçevede gösterme hakkını, hukukuna sahiptir ve asla vazgeçmeyeceğiz. Aman aman, bunlar, « efendim sokak tehlikelidir » falan filan diyecekler, kanmayın bunlara. Sokak demokrasinin en meşru alanlarından biridir »).

4. La révision constitutionnelle relative à l’immunité parlementaire

55. Le 16 mars 2016, le président de la République prononça dans le complexe présidentiel un discours destiné aux maires de village et de quartier (muhtars). Les parties de ce discours qui sont pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

« Nous devons immédiatement trancher la question de l’immunité. Le Parlement doit rapidement faire un pas en avant. [On ne peut pas discuter de la question de savoir s’il convient de lever l’immunité d’]une personne ou deux ? Nous devons adopter un principe. Quel est le principe ? Ceux qui causent la mort de cinquante-deux personnes en poussant mes frères kurdes à se répandre dans les rues se rendront au Parlement, ceux qui disent que le PKK, le PYD [le parti de l’Union démocratique] et le YPG sont derrière eux auront les mains propres, c’est ça ? Si le Parlement ne fait pas le nécessaire, cette nation et l’histoire le tiendront pour responsable » (« Dokunulmazlıklar meselesini süratle neticelendirmeliyiz. Parlamento adımını süratle atmalıdır. Bir kişi mi olsun, iki kişi mi? Biz ortaya ilkeyi koymalıyız. Nedir bu ilke? Benim Kürt kardeşlerimi sokağa dökerek 52 kişinin ölümüne yol açan kişiler yargılanmayacak da parlamentoda boy gösterecek, arkasında PKK’nin, PYD’nin, YPG’nin olduğunu söyleyenler temiz olacak öyle mi? Parlamento gereğini yapmazsa, bu millet, tarih bu parlamentodan hesabını sorar »).

56. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle consistant en l’ajout d’un article provisoire à la Constitution de 1982. Selon cette modification, l’immunité parlementaire, telle que prévue par le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, était levée dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de ladite modification. Les parties pertinentes en l’espèce de la motivation de la modification constitutionnelle se lisent comme suit :

« Alors que la Turquie mène contre le terrorisme la lutte la plus vigoureuse et la plus intense de son histoire, certains députés, avant ou après leur élection, ont fait des discours soutenant moralement le terrorisme, ont apporté un appui et une aide de facto au terrorisme et aux terroristes [et] ont appelé à la violence ; [ces actes] ont suscité l’indignation au sein de l’opinion publique. L’opinion publique en Turquie considère que les députés qui soutiennent le terrorisme et le[s] terroriste[s] et qui appellent à la violence abusent de leur immunité [parlementaire], et elle demande à la Grande Assemblée nationale de Turquie de faire en sorte que ceux qui mènent de telles activités puissent être jugés. Face à une telle demande, on ne peut pas concevoir que l’Assemblée garde le silence » (« Türkiye, tarihinin en büyük ve en kapsamlı, terörle mücadelesini yürütürken, bazı milletvekillerinin seçilmeden önce ya da seçildikten sonra yapmış oldukları teröre manevi ve moral destek manasındaki açıklamaları, bazı milletvekillerinin teröre ve teröristlere fiili manada destek ve yardımları, bazı milletvekillerinin ise şiddet çağrıları kamuoyunda büyük infial meydana getirmektedir. Türkiye kamuoyu milletvekillerinden, her şeyden önce, terörü ve teröristi destekleyen, şiddete çağrı yapan milletvekillerinin dokunulmazlığı istismar ettiğini düşünmekte, bu tür fiilleri olanların yargılanmasına Meclis tarafından izin verilmesini talep etmektedir. Böyle bir talep karşısında, Meclis’in sessiz kalması düşünülemez »).

57. La modification constitutionnelle concernait au total cent cinquante‑quatre députés de l’Assemblée nationale, laquelle était composée de cinq cent cinquante députés à l’époque des faits, dont cinquante‑neuf membres du CHP (Parti républicain du peuple), cinquante‑cinq du HDP, vingt-neuf de l’AKP et dix du MHP (Parti d’action nationaliste). Elle touchait également un député indépendant.

58. À différentes dates, quatorze députés appartenant au HDP, dont le requérant, et un député membre du CHP furent placés en détention provisoire dans le cadre des enquêtes pénales menées à leur encontre.

59. À une date inconnue, soixante-dix députés saisirent la Cour constitutionnelle d’une action en annulation de la modification constitutionnelle. Ils soutenaient essentiellement que celle-ci devait être considérée comme une « décision parlementaire » prise en vertu de l’article 83 de la Constitution et levant leur immunité liée à leur statut de député. Ils estimaient que la haute juridiction devait contrôler la constitutionnalité de cette « décision » conformément à l’article 85 de la Constitution.

60. Dans son arrêt no 2016/117 rendu le 3 juin 2016, la Cour constitutionnelle rejeta la demande à l’unanimité. Elle releva à cet égard qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification constitutionnelle au sens formel du terme, laquelle selon elle ne pouvait pas être considérée comme une décision parlementaire levant l’immunité des intéressés. Elle nota aussi que le contrôle de la modification en question pouvait se faire conformément à la procédure décrite par l’article 148 de la Constitution. Or, selon cette procédure, seul le président de la République ou un cinquième des 550 membres de l’Assemblée nationale peuvent la saisir d’une action en annulation. Après avoir observé qu’en l’espèce cette condition n’avait pas été remplie, elle rejeta la requête des intéressés.

61. Le 8 juin 2016, la modification constitutionnelle fut publiée au Journal officiel. Elle entra en vigueur à cette même date.

5. La mise en détention provisoire du requérant et l’action pénale engagée contre lui

62. Au cours des mandats parlementaires du requérant, les parquets compétents établirent contre lui un total de quatre-vingt-treize rapports d’enquête (fezleke), dont la grande majorité concernait des infractions liées au terrorisme. Ils saisirent l’Assemblée nationale pour obtenir la levée de l’immunité parlementaire de l’intéressé. Quarante-cinq de ces rapports d’enquête furent élaborés pendant la période 2007-2014. En 2015 et en 2016, quarante-huit rapports d’enquête au total furent adressés à l’Assemblée nationale.

63. À la suite de l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle concernant la levée de l’immunité parlementaire (paragraphe 56 ci-dessus), le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») décida de réunir en un seul dossier trente et une enquêtes pénales distinctes menées à l’encontre du requérant. On dénombre actuellement sept autres procédures pénales engagées contre l’intéressé devant les tribunaux nationaux. Cependant, comme ces enquêtes et poursuites ne sont pas visées par la présente requête – dans la mesure où le requérant n’a soulevé aucun grief les concernant dans son formulaire de requête –, toutes les références faites ci-dessous à « l’enquête pénale » seront liées à celle initiée par le parquet de Diyarbakır.

64. Entre juillet et octobre 2016, les procureurs de la République compétents adressèrent au requérant six convocations distinctes qui l’invitaient à faire une déposition dans le cadre de l’enquête pénale menée contre lui. Toutefois, celui-ci ne se présenta pas devant les autorités d’enquête. Il avait en effet déclaré, lors d’un discours prononcé en avril 2016 pendant la réunion de groupe parlementaire de son parti politique, qu’aucun député du HDP ne fournirait de déposition de son propre gré.

65. Le 9 septembre 2016, le juge de paix de Diyarbakır décida de restreindre le droit des avocats du requérant d’examiner le contenu du dossier d’enquête ou d’obtenir copie des documents y figurant. À une date non précisée, le requérant forma opposition contre cette décision ; il fut débouté le 19 novembre 2016.

66. Le 3 novembre 2016, à la demande du procureur de la République, le juge de paix de Diyarbakır ordonna la perquisition du domicile du requérant.

67. Par la suite, le 4 novembre 2016, les forces de sécurité menèrent des opérations contre douze députés du HDP, dont l’intéressé, qui furent arrêtés et placés en garde à vue.

68. Le même jour, le requérant, qui était assisté par trois avocats, comparut devant le parquet de Diyarbakır. Il y précisa qu’il avait été arrêté et placé en garde à vue sur ordre du président de la République en raison de ses activités politiques et refusa de répondre aux questions relatives aux accusations portées contre lui.

69. À la suite de cette comparution, le procureur de la République de Diyarbakır demanda au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 1 du code pénal (CP)) et pour incitation publique à commettre une infraction (article 214 § 1 du CP).

70. Le même jour, le requérant fut traduit devant le 2e juge de paix de Diyarbakır. L’avocat du requérant soutint notamment que son client ne pouvait pas faire l’objet d’une enquête pénale et qu’il ne pouvait dès lors pas être privé de sa liberté dans la mesure où il jouissait de l’immunité de responsabilité pénale en vertu du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Après avoir entendu les avocats du requérant, le juge de paix ordonna la mise en détention provisoire de l’intéressé. Le raisonnement qui sous-tend cette décision se lit comme suit :

« (...)

Le suspect Selahattin Demirtaş a comparu devant [le] juge pour être interrogé au sujet des chefs [d’accusation] d’incitation publique à commettre une infraction et d’appartenance à une organisation terroriste armée ; le suspect est toujours député mais il ne peut toutefois bénéficier de l’immunité parlementaire pour les infractions [d’] avant le 20 mai 2016, en raison de la modification apportée par la loi no 6718, de la même date, au deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ; [comme établi ci‑dessous,] il existe des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons [selon lesquels le suspect a] commis des infractions :

a) Le 5 octobre 2014 à 00 h 07, un tweet fut publié sur le compte Twitter « @murat_karayilan », qui appartiendrait [à un] membre du « comité exécutif » de l’organisation terroriste PKK/KCK ; ce tweet se lisait comme suit : « Nous appelons tous les jeunes, les femmes et toutes les personnes de sept à soixante-dix ans à prendre le parti de Kobané, à protéger notre honneur et notre dignité et à occuper les métropoles ». Le 6 octobre 2014, le site [Internet] « firatnews.com », qui est réputé faire des publications en faveur de l’organisation terroriste PKK/KCK, publia, la déclaration suivante [au nom de] la coordination de Komalen Ciwan : « Comme on le sait déjà, depuis vingt-trois jours, le fascisme de Daech continue à déployer sa barbarie au centre de Kobané. Face à cette situation, les jeunes [femmes et hommes] les plus courageux du Kurdistan résistent [et] nous saluons la mémoire des personnes qui ont péri lors de cet épisode de résistance unique, qui sera gravé en lettres d’or dans l’histoire, [et] nous tenons à dire que nous allons poursuivre leur lutte. Dans ce contexte, nous appelons la jeunesse kurde à suivre la voie d’Arin Mirkan [une combattante du YPJ qui s’est fait exploser parmi des membres de Daech lors de la bataille de Kobané] jusqu’à la gloire de l’âme des camarades martyrs Jiyan, Gerilla et Militan ». À la suite de cette publication, à 10 h 20, le comité exécutif central du Parti démocratique des peuples, le HDP (dont le suspect, qui se trouvait parmi les membres [lors de la réunion] du comité exécutif le 6 octobre 2014), publia ce tweet : « Appel urgent à notre peuple ! Appel urgent à notre peuple lancé par le comité exécutif du HDP, qui est actuellement en session ! La situation à Kobané est extrêmement dangereuse. Nous appelons notre peuple à rejoindre et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP sur Kobané ». À 10 h 51, le compte Twitter du HDP confirma cette publication. Par ailleurs, ce nouveau tweet fut publié sur le même compte : « Nous appelons l’ensemble de notre peuple, les personnes de sept à soixante-dix ans, à [descendre dans] la rue, à [y] prendre [position] et à agir contre la tentative de massacre à Kobané ». De plus, [le tweet suivant fut publié] : « À partir de maintenant, Kobané, c’est partout. Nous appelons à une résistance permanente jusqu’à la fin du siège et de l’agression sauvage à Kobané ». À la suite de la publication des tweets en question, les 6, 7 et 8 octobre 2014, lors d’événements qui eurent lieu dans 16 villes de Turquie, les infractions (...) furent commises. Il a été constaté que lors de la commission des infractions [en question], 50 personnes étaient décédées, dont 12 à Diyarbakır, 678 personnes avaient été blessées et 1 113 bâtiments (dont des hôpitaux, des écoles, des banques et des mairies) étaient devenus inutilisables. Les déclarations [précitées] du suspect font naître des soupçons fondés sur des éléments concrets selon lesquels il a commis, simultanément avec les membres de l’organisation terroriste PKK/KCK, l’infraction d’incitation publique à commettre une infraction.

b) Le 9 octobre 2014, en présence de plusieurs chaînes de télévision, le suspect livra une déclaration aux médias à Diyarbakır, dans les locaux du HDP, [dans laquelle il s’exprima] comme suit :

« Nous avons lancé les appels en question [les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP] parce que nous avions appris que l’organisation Daech avait atteint la frontière de Mürşitpınar »,

« si aucun appel n’avait été lancé, les événements n’auraient pu être empêchés dans la région »,

« les gens sont sortis dans les rues et il n’y a eu de violences nulle part [et] nous n’avons pas dit de recourir à la violence »,

« le 7 octobre 2014, un jeune homme a été assassiné par les forces de sécurité à Varto (Muş) »,

« à Batman, des civils non identifiés ont ouvert le feu sur les manifestants »,

« les gens n’étaient pas satisfaits [de la poursuite] du processus de paix, qui n’aboutissait à aucune conclusion, ils étaient de mauvaise humeur »,

« il ne doit pas y avoir d’actes de violence [et] il ne faut pas intervenir dans les manifestations [organisées] pour soutenir Kobané ».

Le 13 septembre 2015, le suspect livra à la presse, à Lice, une déclaration sur l’instauration du couvre-feu à Sur par la préfecture de Diyarbakır, laquelle se lit comme suit : « Notre peuple veut l’auto-gouvernance, ses propres assemblées et municipalités où des personnes élues, plutôt que nommées, seront compétentes. Notre peuple a le pouvoir de résister, partout, aux pressions et aux politiques de massacre. Nous avons le pouvoir de nous protéger contre toutes les attaques. Nous démontrons que nous ne sommes pas désespérés, nous résisterons ensemble, nous atteindrons le salut sans oublier notre mère patrie et notre histoire et en défendant nos droits ».

Le 18 décembre 2015, le suspect livra une déclaration à la presse avec Kamuran Yüksek, Selma Irmak et Ertuğrul Kürkçü. [Il s’exprima ainsi] : « En chaque lieu où vous menez des opérations [de sécurité] règne un climat d’enthousiasme, et non de peur et de panique. Savez-vous pourquoi ? [Parce que] ces personnes sont absolument sûres qu’elles triompheront dès le premier jour. Elles défendent une cause honorable, noble et digne. Nous ne laisserons plus la cruauté et le fascisme gagner, cette résistance triomphera. Ceux qui essayent de la déprécier en l’appelant [résistance] des tranchées et trous doivent se tourner vers l’histoire. Il y a des dizaines de millions de personnes héroïques et courageuses qui résistent à ce coup. Tu mènes une guerre contre le peuple. Le peuple résiste et il résistera partout. La semaine prochaine, les 26 et 27 décembre, nous assisterons à la session extraordinaire du Congrès de la société démocratique à Diyarbakır. Nous aurons des discussions intensives et prendrons des décisions importantes concernant les processus d’auto-gouvernance et d’autonomie ainsi que leur fonctionnement dans l’arène politique. Nous les mettrons en œuvre ».

Les 26, 27 et 28 octobre 2007, le suspect participa avec les maires et membres du DTP [Parti de la société démocratique, un parti politique de gauche pro-kurde] à la « 1e assemblée générale » du DTK (Congrès de la société démocratique), qui a été fondé et [qui] mène ses activités conformément à la 3e partie de la Convention du KCK.

Le 26 décembre 2015, le suspect fit les déclarations [suivantes] au DTK : « Les barricades et les tranchées ne sont pas le résultat de la volonté d’auto-gouvernance du peuple kurde ; elles ont été établies parce que les personnes qui ont fait des plans de massacre à Ankara ont commencé à mettre en œuvre ces plans. Quelle tranchée, quelle barricade ? On ne peut pas minimiser la question. La résistance dans les tranchées et les barricades [a la même motivation que] la résistance contre le fascisme et le massacre ; il s’agit du droit à une vie honorable. Si un jour quelqu’un refuse de l’accepter et d’en débattre, et s’il dit qu’il va mettre en détention, qu’il va mettre à genoux tous ceux qui penseront à cela (...) Oh, ils ont créé des barricades, mais ce n’est pas grand-chose, que peuvent-ils faire d’autre ? Ils nous critiquent parce qu’on dit cela. Si nous, les hommes politiques, les ONG, les organisations ouvrières, les organisations de femmes, les organisations de la jeunesse, les autorités locales, [nous] pouvons soutenir l’auto-gouvernance, si nous pouvons la réaliser étape par étape, nous résoudrons ce problème historique. Cette résistance mènera à la victoire. Je remercie tous nos amis [, qui ne nous embarrassent pas], qui résistent, qui ne s’effondrent pas, [et] tous nos camarades qui, malgré tout, restent aux côtés du peuple en cette période. Je répète encore une fois ma promesse de fidélité et d’affection envers les amis, leurs familles et les martyrs de sept à soixante-dix ans qui ont mis leur vie en jeu ».

Le 26 mars 2016, dans la salle de théâtre de la mairie de Yenişehir, le suspect tint un discours [lors duquel il déclara] : « Ne pas revendiquer une dépouille est [un acte] déshonorant, laisser une dépouille à terre est [un acte] déshonorant. Nous regardons [ce qui se passe] avec honte, nous avons vraiment honte. [Ils nous disent] « oh, toi, tu es allé [présenter] tes condoléances », « non, c’est [un] député [de ton parti] qui y est allé », « non, c’est l’autre qui [y] est allé... ». Peut-il y avoir quinze millions de terroristes dans un pays ? Si tu [accuses] tout le monde de terrorisme, en particulier si vous [accusez] les Kurdes qui réclament [leurs] droits et libertés [et] si vous dites que vous allez faire le nécessaire, [ce] peuple de quinze millions de personnes va résister contre vos pratiques fascistes par tous les moyens dont il dispose. [Dans ce contexte], la résistance devient légitime. Sinon, la guerre n’est pas légitime, il n’y a pas de légitimité [de la] guerre. La résistance est légitime. Le peuple sera obligé de payer un prix plus élevé, nos jeunes seront obligés de payer un prix plus élevé [et] nous, les politiques, ne faisons que regarder ce qui se passe avec peine lorsque nos [amis les] plus chers se font assassiner sous nos yeux. Dans ce contexte, je suis sûr que le Congrès de la société démocratique va faire renaître l’enthousiasme [qui existait] dans les jours de sa création ».

En outre, compte tenu de la décision du parquet de Diyarbakır de joindre à notre dossier [d’enquête] les dossiers d’enquête [suivants] : enquête no 2016/29478 relative à la commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, enquête no 2016/24008 relative à la commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, enquête no 2016/29479 relative à la commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, enquête no 2016/24950 relative à la propagande en faveur d’une organisation terroriste et à l’appartenance à une organisation terroriste, enquête no 2016/29476 relative à la commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, enquête no 2016/24946 relative à la commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, enquête no 2016/35438 relative à l’incitation publique à la haine et à l’hostilité, enquête no 2016/35211 relative à l’organisation et à la conduite de réunions et de défilés publics illégaux et à la participation à de tels réunions et défilés, ainsi qu’à la propagande en faveur d’une organisation terroriste et à l’apologie du crime et de criminels, enquête no 2016/35237 relative à l’organisation et à la conduite de réunions et de défilés publics illégaux et à la participation à de tels réunions et défilés, ainsi qu’à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/35447 relative à l’incitation publique à la haine et à l’hostilité, à l’apologie du crime et de criminels et à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/23921 relative à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/23920 relative à l’incitation publique à la haine et à l’hostilité [et] à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/24617 relative à l’incitation publique à commettre une infraction [et] à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/29488 relative à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/29489 relative à la propagande en faveur d’une organisation terroriste, enquête no 2016/24542 relative à l’apologie du crime et de criminels, enquête no 2016/35454 relative à l’organisation et à la conduite de réunions et de défilés publics illégaux et à la participation à de tels réunions et défilés, [ainsi qu’] à la propagande en faveur d’une organisation terroriste,

il a été constaté qu’il y a[vait] des soupçons fondés sur des [éléments de] preuve concrets selon lesquels l’intéressé aurait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.

c) Il y a « des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons [quant à la commission] d’une infraction » telle que visée à l’article 100 § 1 du CPP no 5271 à l’encontre du suspect Selahattin Demirtaş, des informations et des preuves concrètes convaincantes pour notre tribunal eu égard aux fortes indications (soupçons) prévues à l’article 19 § 3 de la Constitution, et des raisons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (européenne des droits de l’homme). (Il faut rappeler que, selon l’article 5 § 1 c) de la Convention, une décision de mise en détention ne peut être rendue qu’aux fins de la comparution de la personne [concernée] devant un tribunal lorsqu’il existe dans le cadre d’une procédure pénale des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000-IX, et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000-XI, et Poyraz c. Turquie (décision d’irrecevabilité), no 21235/11, § 53, 17 février 2015)). La notion de « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder la décision de détention constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 34, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çiçek c Turquie (décision d’irrecevabilité), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015).

Compte tenu de la nature de l’infraction de fondation et de direction d’une organisation terroriste armée qui est reprochée au suspect, du fait que cette infraction figure parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 a) 11 du CPP no 5271, et des déclarations ci-dessus concernant l’existence de preuves concrètes démontrant qu’il y a de forts soupçons, il existe de forts soupçons [sic] quant à la commission de l’infraction reprochée et en conséquence un motif de détention selon l’article 100 § 3 a) 11 du CPP.

Comme précisé dans les décisions de la Cour constitutionnelle du 27 octobre 2011 (nos E. 2010/71 et K. 2011/143) et du 27 décembre 2012 (nos E. 2012/35 et 2012/203), le principe de proportionnalité englobe les principes d’« opportunité », de « nécessité » et de « proportionnalité » [sic]. Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée au suspect, des limites inférieure et supérieure de la peine d’emprisonnement prévue par la loi, de l’importance de l’affaire, de la peine et de la mesure de sécurité attendues, le placement en détention provisoire [du suspect] est proportionné au but visé. Certaines raisons imposent l’obligation de [mettre le suspect en] détention ; par conséquent, [s’il existe des risques liés au placement en détention des suspects], il a néanmoins été jugé nécessaire d’appliquer la mesure de détention. Le but ne peut pas être atteint par l’application de mesures de contrôle judiciaire ; après examen des dispositions relatives aux mesures de contrôle judiciaire, [celles-ci] sont en effet jugées insuffisantes. Pour ces raisons, la décision de mise en détention satisfera au principe de proportionnalité mentionné à l’article 13 de la Constitution et à l’article 100 § 1 du CPP no 5271. Compte tenu de tous les éléments qui précèdent, les mesures de contrôle judiciaire sont insuffisantes. Il y a des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons à l’égard des suspects. Il existe un motif de mise en détention et [cette mesure] est proportionnée. Il existe des motifs de mise en détention provisoire au regard de l’article 19 de la Constitution, de l’article 5 de la CEDH [Convention] et de l’article 100 du CPP no 5271. En outre, la privation de liberté est prévue par la loi aux fins de l’article 5 § 1 de la CEDH [et] elle est conforme au principe la prééminence du droit découlant des dispositions de la CEDH et de l’article 100 du CPP. [En conséquence], il est décidé de mettre le suspect en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP.

(...) »

71. Le même jour, huit autres députés du HDP furent mis en détention provisoire par les juges de paix compétents de différentes villes.

72. Le 8 novembre 2016, le requérant forma un recours contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son égard.

73. Par une décision du 11 novembre 2016, le 3e juge de paix de Diyarbakır rejeta ce recours. Dans cette décision, il fut précisé que le requérant était détenu pour les infractions suivantes : appartenance à une organisation terroriste armée et incitation publique à commettre une infraction.

74. Le 1er décembre 2016, le 2e juge de paix de Diyarbakır examina d’office et sur dossier la question du maintien en détention du requérant. Il ordonna le maintien en détention de l’intéressé, l’estimant justifié par : la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) ; l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale au sens de l’article 5 de la Convention ; l’existence de forts soupçons pesant sur lui au sens de l’article 19 de la Constitution ; et l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis une infraction au sens de l’article 100 du CPP. Tenant compte de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, le juge de paix considéra que le maintien du requérant en détention provisoire était proportionné et que les mesures alternatives à la détention semblaient insuffisantes.

75. Le 5 décembre 2016, le requérant forma un recours en vue de sa remise en liberté.

76. Par une décision du 6 décembre 2016, le 1er juge de paix de Diyarbakır le débouta et précisa qu’il était détenu uniquement pour appartenance à une organisation terroriste armée.

77. Le 12 décembre 2016, le requérant forma un nouveau recours contre son maintien en détention provisoire. Il soutint entre autres que, en vertu de l’article 83 de la Constitution, il jouissait de l’irresponsabilité parlementaire et que dès lors sa responsabilité ne pouvait pas être engagée pour les opinions qu’il avait formulées lors de travaux parlementaires. À une date non précisée, ce recours fut rejeté. Les parties n’ont pas fourni copie de cette décision.

78. Le 11 janvier 2017, le procureur de la République déposa devant la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation contre le requérant, d’une longueur de 501 pages sans les annexes. Il reprochait à l’intéressé d’avoir constitué ou dirigé une organisation terroriste armée (article 314 § 1 du CP), d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste (à quinze reprises – article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme), d’avoir incité publiquement à la commission d’une infraction (article 214 § 1 du CP), d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels (à quatre reprises – article 215 § 1 du CP), d’avoir incité la population à la haine et à l’hostilité (à deux reprises – article 216 § 1 du CP), d’avoir incité à désobéir à la loi (article 217 § 1 du CP), d’avoir organisé des réunions et défilés illégaux et d’y avoir participé (à trois reprises – article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations (« la loi no 2911 »)), et de n’avoir pas obtempéré à l’ordre de dispersion d’une manifestation illégale émis par les forces de sécurité (article 32 § 1 de la loi no 2911). Le procureur de la République requit ainsi la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans.

79. Les accusations portées par le procureur de la République contre le requérant peuvent se résumer comme suit :

i) dans son discours du 27 octobre 2012, prononcé à Batman dans les locaux du BDP, le requérant aurait fait la propagande de l’organisation terroriste PKK en appelant la population à fermer les magasins et à ne pas envoyer les enfants à l’école en signe de protestation pour obtenir la libération du chef du PKK ;

ii) le 13 novembre 2012, deux manifestations pour protester contre les conditions de détention du chef du PKK auraient été organisées à Nusaybin et à Kızıltepe ; le requérant aurait pris la parole à Kızıltepe et se serait exprimé ainsi : « Ils ont dit que vous ne pouviez pas accrocher l’affiche d’Öcalan. Ceux qui l’ont dit (...) Je parle clairement. Nous allons exposer la sculpture du président Apo. Le peuple kurde est désormais un peuple qui s’est levé. Avec son chef, avec son parti, avec ses élus, avec ses enfants, avec sa jeunesse, avec ses vieux, c’est l’un des plus grands peuples du Moyen-Orient ». (« Demişler ki Öcalan posteri asamazsınız. Onu diyenlere açıkça sesleniyorum... Biz başkan Apo’nun heykelini dikeceğiz heykelini. Kürt halkı artık ayağa kalkmış bir halktır. Önderiyle, partisiyle, seçilmişiyle, çocuğuyla, genciyle, yaşlısıyla Ortadoğu’nun en büyük halklarından biridir »). Selon l’acte d’accusation, ces propos constituaient de la propagande en faveur d’une organisation terroriste ;

iii) dans son discours du 21 avril 2013, prononcé à Diyarbakır dans les locaux du BDP, le requérant se serait exprimé en ces termes : « Le mouvement kurde considérait la guerre comme une guerre d’autodéfense légitime. Maintenant, si vous avez suffisamment d’expérience pour résister [et] pour réussir avec des méthodes non violentes, il n’est pas correct, moralement [et] politiquement, d’utiliser des armes. Aujourd’hui, ceux qui nous critiquent disent également que le peuple kurde n’existerait pas, au moins pour le Kurdistan de Turquie, sans le mouvement du PKK. On ne pourrait pas parler de l’existence des Kurdes au Kurdistan de Turquie. Sans le coup de 1984 [l’année des premières attaques du PKK], sans la guérilla, personne ne pourrait parler aujourd’hui de l’existence du peuple kurde ; les Kurdes n’avaient pas d’autre choix. (...) Au moment de la première résistance à Şemdinli [et] à Eruh [les premières attaques terroristes du PKK, intervenues le 15 août 1984 dans les districts de Şemdinli à Hakkari et d’Eruh à Siirt], personne n’était au courant de ce qui se passait, mais cette résistance a créé aujourd’hui [la] réalité du peuple [kurde]. Nous avons gagné notre identité » (« Kürt hareketi savaşı meşru müdafaa savaşı olarak ele aldı. Şimdi eğer elinizde silah dışında yöntemlerle güçle, mekanizmayla direnebilecek, başarabilecek yeteri kadar birikim varsa siz buna rağmen silahı kullanırsınız birincisi bu ahlaki olmaz ikincisi de siyasi olarak da doğru bir tercih olmaz. Kürt halkı evet bugün biz sadece söylemiyoruz, bizi eleştirenler de söylüyordu, PKK hareketi olmasaydı bugün Kürt halkı diye bir şey Türkiye Kürdistan’ı için en azından olmayacaktı. Türkiye Kürdistanı’nda Kürtlerin varlığından söz edilmeyecekti. 1984 hamlesi olmasaydı, gerilla savaşı olmasıydı, kimse bugün Kürt halkının varlığından söz edemezdi, çünkü Kürtlerin başka çaresi yoktu. (...) Şemdinli’de Eruh’ta ilk direniş sergilendiğinde kimse ne olduğunun farkında değildi ama o direniş bugün büyük bir halk gerçeği yarattı. Kimliğimizi kazandık »).

iv) à la suite des proclamations d’auto-gouvernance et des opérations menées par les forces de sécurité, le requérant aurait déclaré plusieurs fois que les opérations en question étaient des massacres commis par les autorités nationales et il aurait qualifié d’actes de résistance certains actes attribués à des membres du PKK ;

v) le requérant aurait œuvré activement à l’établissement du DTK, fondé selon le parquet en vue de la diffusion des thèses du PKK auprès du grand public, et il aurait prononcé des discours lors de réunions organisées par le DTK ;

vi) le requérant serait le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK ; à cet égard, le procureur de la République présenta notamment les éléments de preuve suivants :

– deux documents, intitulés « documento » et « ikram ark », découverts dans un disque dur saisi lors de la perquisition effectuée au domicile d’un dénommé A.D., qui était à l’époque des faits le maire de Sur, un quartier de Diyarbakır, et qui a été condamné en 2017 à une peine de dix-huit ans de réclusion criminelle pour avoir dirigé une organisation terroriste ; selon ces documents, S.O., le responsable présumé du KCK en Turquie, avait donné pour instruction à plusieurs personnes, dont le requérant, d’aller rendre visite aux proches d’İ.E., une personne assassinée par erreur par le PKK ;

– les comptes rendus d’écoutes de conversations téléphoniques entre S.O. et K.Y., qui était le coprésident du Parti démocratique des régions (un parti politique pro-kurde de gauche) et a par la suite été condamné à une peine de vingt et un ans de réclusion criminelle pour avoir dirigé une organisation terroriste, et entre K.Y. et le requérant. Selon le parquet, il ressortait de ces comptes rendus que S.O. avait donné pour instruction à plusieurs personnes, dont le requérant, de participer à certaines réunions à l’étranger, notamment à Strasbourg.

* La transcription des parties pertinentes de la conversation ayant eu lieu le 4 décembre 2008 entre le requérant et K.Y. se lit comme suit :

« K.Y. : Compte tenu de l’importance du programme, il dit que vous et G. devez participer à la réunion du Conseil [de l’Europe], qui va durer deux jours. Il [la] considère comme très importante.

[Le requérant] : Cela fait trois, quatre fois qu’il fait appeler.

K.Y. : Enfin, ils en sont arrivés à ce point. Je ne m’en suis pas beaucoup préoccupé, je [lui] ai dit que les amis [essayaient] de trouver une solution [mais ils ne l’ont pas]. Maintenant, il dit qu’il faut absolument [le faire], qu’il n’y a pas d’autre solution et que c’est une situation difficile pour [eux]. À ce sujet, [il a dit qu’]il a un peu expliqué la situation mais qu’il serait bon que [vous] puissiez [y aller]. Par rapport au maître, il dit [aussi] qu’il serait bon qu’il puisse venir.

[Le requérant] : Je vais parler.

K.Y. : Il dit qu’il s’agit d’un programme de deux jours, qu’il faudra absolument participer. Par rapport au maître, il dit [aussi] qu’il serait bon qu’il puisse venir, qu’il y a des choses dont il faut parler avec lui. »

* La transcription des parties pertinentes de la conversation ayant eu lieu le 4 décembre 2008 entre K.Y. et S.O. se lit comme suit :

« S.O. : Ils ont appelé F., mon ami. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas venir en Italie.

K.Y. : [On m’a dit] que nous avions indiqué que S. et B. pouvaient y être, je viens de le faire confirmer maintenant.

S.O. : Mais il ne s’agit pas d’aller chez le voisin, [il s’agit] d’un rendez-vous au Conseil de l’Europe. Ce n’est pas possible, quel manque de sérieux. Pourquoi vous ne dites pas [cela] ?

K.Y. : Ce n’est pas encore fixé.

S.O. : Mais [comment va-t-on] prendre des rendez-vous, à partir de maintenant, au nom du parti ?

K.Y. : Oui.

S.O. : Tous les deux vont venir, mon ami. Ils doivent laisser leurs travaux et [aller là-bas].

K.Y. : D’accord.

S.O. : Selahattin [le requérant] et G., tous les deux doivent absolument venir.

K.Y. : Ils ont dit qu’avec F. ils avaient trouvé une solution. [J’ai dit OK, s’ils ont trouvé une solution].

S.O. : Il n’y a pas de solution, mon ami. F. vient de me le dire.

K.Y. : D’accord. »

* Toujours le 4 décembre 2008, le requérant et K.Y. eurent une autre conversation téléphonique, dont la transcription des parties pertinentes se lit ainsi :

« K.Y. : Merci, [dis-moi], après avoir vu F., vous avez trouvé une solution, non ?

[Le requérant] : J’ai rencontré F., et puis transmis [l’affaire] à S., qui devait trouver, et qui a trouvé [une solution].

K.Y. : Ils l’ont trouvée ?

[Le requérant] : Oui.

K.Y. : Il vaut mieux que tu saches que j’ai donné son nom.

[Le requérant] : D’accord, je vais appeler [et] voir. Je travaille [sur] cela.

K.Y. : Oui, [c’est] le 11, [j’espère que c’est juste, mais oui], c’est le 11 janvier.

[Le requérant] : [À] Strasbourg, non ?

K.Y. : Oui, [à] Strasbourg.

[Le requérant] : D’accord, je vais [voir cela plus précisément] et te recontacter demain.

K.Y. : D’accord, j’ai donné [son] nom. »

vii) le requérant aurait provoqué, par ses discours et déclarations (dont les parties pertinentes en l’espèce sont résumées aux paragraphes 26-27 ci‑dessus), les actes de violence survenus du 6 au 8 octobre 2014.

80. Le 1er février 2017, le requérant forma un nouveau recours contre son maintien en détention provisoire et demanda sa remise en liberté. Dans ce contexte, il souligna notamment qu’aux termes du premier paragraphe de l’article 83 il bénéficiait de l’irresponsabilité parlementaire, ce qui impliquait selon lui que les députés ne pouvaient être sanctionnés pour des opinions qu’ils professaient au sein de l’Assemblée nationale et qu’ils répétaient en dehors de celle-ci. Il soutint que les accusations portées contre lui et pour lesquelles il avait été placé en détention provisoire étaient liées à ses discours politiques, dont les contenus étaient d’après lui protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. À une date inconnue, ce recours fut rejeté. Les parties n’ont pas fourni de copie de cette décision.

81. Le 2 février 2017, la cour d’assises de Diyarbakır admit l’acte d’accusation du procureur de la République. Le même jour, elle s’adressa au ministère de la Justice pour qu’il fît le nécessaire afin de dépayser, pour des raisons de sécurité publique, le procès pénal du requérant. Également à la même date, elle ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé.

82. Le 1er mars 2017, la cour d’assises de Diyarbakır examina d’office la question du maintien en détention du requérant. Eu égard au nombre et à la nature des accusations portées contre l’intéressé ainsi qu’à l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis une infraction, et considérant que sa défense n’avait pas encore été recueillie, qu’il avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête lors de l’instruction, que les infractions en question figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et que les raisons permettant de le maintenir en détention n’avaient pas changé, la cour d’assises de Diyarbakır ordonna le maintien du requérant en détention provisoire. Compte tenu de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, elle estima que l’application de mesures alternatives à la détention provisoire serait insuffisante.

83. À une date non précisée, le requérant forma un nouveau recours contre la décision de le maintenir en détention provisoire. Par une décision du 14 mars 2017, la cour d’assises de Diyarbakır rejeta ce recours en raison de la nature des infractions reprochées, de l’état des preuves, de la période passée par le requérant en détention, de l’existence de forts soupçons selon lesquels il avait commis les infractions en cause, et de son refus de se présenter devant les autorités d’enquête durant l’investigation.

84. Le 22 mars 2017, à la demande du ministère de la Justice, la Cour de cassation, jugeant qu’il y avait lieu de dépayser le procès pénal du requérant pour éviter des troubles à la sécurité publique, transféra l’affaire à la cour d’assises d’Ankara.

85. Le 6 avril 2017, la cour d’assises de Diyarbakır transmit le dossier à la cour d’assises d’Ankara.

86. Le 22 juin 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara examina d’office et ordonna le maintien en détention de l’intéressé. Pour ce faire, elle tint compte tout d’abord de l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis les infractions en cause, ainsi que des limites supérieures et inférieures des peines prévues pour lesdites infractions. Ensuite, elle considéra que la protection de l’ordre public et la prévention d’une nouvelle infraction constituaient des motifs valables justifiant la détention provisoire au regard de l’article 5 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Compte tenu de la période de détention provisoire du requérant, elle estima également qu’il existait un risque de fuite et d’altération des preuves. Pour les mêmes raisons, elle conclut que l’application de mesures alternatives à la détention provisoire serait insuffisante.

87. Le 3 octobre 2017, soit cent trois jours après cette décision, la 19e cour d’assises d’Ankara examina de nouveau la question relative au maintien du requérant en détention provisoire. Eu égard au nombre et à la nature des infractions reprochées à l’intéressé, à l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de soupçonner fortement celui-ci d’avoir commis ces infractions ainsi qu’aux limites supérieures et inférieures des peines prévues pour lesdites infractions, et observant que la défense du requérant n’avait pas encore été recueillie, que celui-ci avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête et que les raisons permettant de le maintenir en détention n’avaient pas changé, elle ordonna la prolongation de la détention provisoire. Elle nota également que, dans l’hypothèse d’une condamnation du requérant pour les infractions qui lui étaient reprochées, l’application de mesures alternatives à la détention provisoire serait insuffisante.

88. Le 16 novembre 2017, le requérant saisit la cour d’assises de Diyarbakır d’une action en indemnisation fondée sur l’article 141 du CPP. Par un arrêt du 11 juillet 2018, cette juridiction donna partiellement gain de cause au requérant et lui alloua une indemnité de 10 000 livres turques (TRY – environ 1 890 euros (EUR)) eu égard au fait que les tribunaux n’avaient pas examiné d’office la question relative à la légalité de sa détention entre le 21 juillet 2017 et le 3 octobre 2017.

89. Le 7 décembre 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara tint sa première audience dans l’affaire.

90. Durant le procès pénal, le requérant, soutenant qu’il avait été mis en détention pour avoir exprimé des opinions critiques envers les politiques du président de la République, nia avoir commis une quelconque infraction pénale. Il affirma que son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas conformes à la loi. Il allégua en particulier que cette privation de liberté avait pour but de faire taire les membres de l’opposition politique.

91. Le 3 avril 2018, le requérant soumit à la 19e cour d’assises d’Ankara une pétition dans laquelle il indiquait avoir été accusé en raison des discours qu’il avait prononcés de 2008 à 2016, lorsqu’il était député. Il estimait que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée pour ces discours, dès lors que l’article 83 de la Constitution prévoyait l’irresponsabilité parlementaire. À cet égard, il demanda à la cour d’assises d’examiner les discours qu’il avait prononcés lors de travaux parlementaires et de comparer leur contenu avec celui des discours incriminés. Il pria la juridiction de charger un expert de déterminer si les discours litigieux étaient protégés au regard de son irresponsabilité parlementaire. Il apparaît que la cour d’assises d’Ankara n’a pas accepté cette demande.

92. Durant l’enquête et le procès, le requérant forma plusieurs recours contre son maintien en détention provisoire. Jusqu’au 2 septembre 2019, les juridictions nationales ordonnèrent chaque fois son maintien en détention, pour les motifs suivants : l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis les infractions en cause ; le nombre et la nature de ces infractions et le fait qu’elles figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ; la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées ; le constat selon lequel l’application de mesures alternatives à la détention semblait insuffisante ; le fait que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête ; le fait que la défense du requérant n’avait pas encore été recueillie ; l’état des preuves ; la période passée en détention ; le risque de fuite et d’altération des preuves.

93. Le 2 septembre 2019, eu égard au fait que le requérant avait terminé d’exposer sa défense, la cour d’assises d’Ankara décida de mettre fin à sa détention provisoire et de le remettre en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu ou condamné dans le cadre d’une autre procédure. Elle décida en outre qu’une mesure d’interdiction de voyager à l’étranger lui serait appliquée.

94. À une date inconnue, le procureur de la République d’Ankara forma opposition contre la décision de remise en liberté du requérant. À une date non précisée, la cour d’assises d’Ankara rejeta cette opposition.

95. La procédure pénale est actuellement pendante devant la 19e cour d’assises d’Ankara.

6. Le premier recours individuel devant la Cour constitutionnelle

96. Il ressort du dossier que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle de plusieurs recours, dont l’un est actuellement pendant. Aux fins de la présente affaire, le recours formé le 17 novembre 2016 (no 2016/25189), qui concernait essentiellement la privation de liberté de l’intéressé, sera résumé ci-dessous. La Cour constitutionnelle a statué par un arrêt du 21 décembre 2017, dans lequel elle a déclaré ce recours irrecevable.

97. Le requérant se plaignait d’avoir été arrêté, placé en garde à vue et mis en détention provisoire en raison de discours politiques qu’il avait prononcés en tant que député et coprésident d’un parti politique. Il estimait que les propos qu’il avait tenus devaient être examinés sous l’angle de son droit à la liberté d’expression. Il soutenait ensuite qu’il n’existait aucun élément de preuve attestant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il soulignait par ailleurs qu’une personne privée de sa liberté devait être aussitôt traduite devant un juge et que sa privation de liberté ne pouvait excéder une durée raisonnable. Il critiquait aussi l’insuffisance des motifs présentés par les juridictions internes pour justifier son placement en détention. Il considérait également que la lourdeur de la peine encourue ne permettait pas d’établir l’existence d’un quelconque risque de fuite. De plus, il se plaignait de la non-application d’une mesure alternative à la détention provisoire et de l’absence de motifs concrets propres à justifier cette détention. En outre, il alléguait ne pas avoir eu la possibilité d’accéder au dossier d’enquête pour pouvoir contester sa mise en détention provisoire. Enfin, il soutenait que, eu égard à son statut de député, son placement en détention provisoire constituait une violation de son droit à des élections libres.

98. En ce qui concerne le grief tiré de la légalité de l’arrestation et de la garde à vue, la Cour constitutionnelle déclara que le requérant aurait dû introduire une action en indemnisation sur le fondement de l’article 141 § 1 a) du CPP, ce qu’il n’avait pas fait. De même, elle constata qu’il n’avait formé aucun recours contre son placement en garde à vue sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours.

99. S’agissant du grief relatif à la légalité de la détention provisoire, le requérant soutenait en premier lieu qu’il bénéficiait toujours de l’immunité parlementaire et que dès lors sa détention provisoire était contraire à la Constitution. Or, la Cour constitutionnelle releva que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 avait permis d’accéder aux demandes visant à la levée de l’immunité parlementaire du requérant qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date de son adoption. Elle rejeta donc l’argument de l’intéressé selon lequel son placement et son maintien en détention provisoire n’avaient aucune base légale.

100. Puis la Cour constitutionnelle se pencha sur la question de savoir s’il existait en l’espèce une forte présomption de commission d’une infraction par le requérant. Dans ce contexte, tout d’abord, eu égard au nombre de personnes décédées et blessées durant les événements des 6‑8 octobre 2014, elle considéra qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP, coprésidé par le requérant, et les actes de violence en question. S’agissant ensuite des « événements des tranchées », compte tenu des propos du requérant, des lieux où il s’était exprimé et de sa qualité de coprésident du HDP, la haute juridiction constitutionnelle déclara que la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Dans le même ordre d’idées, eu égard au contenu de deux discours du requérant, à savoir ceux du 13 novembre 2012 et du 21 avril 2013 (paragraphe 79 ci-dessus), elle jugea qu’on ne pouvait pas nier l’existence d’une indication selon laquelle il y avait eu commission d’une infraction. Enfin, tenant compte du contenu des conversations entre les hauts responsables présumés du PKK et entre eux et le requérant (paragraphe 79 ci-dessus), elle estima qu’il était possible de considérer que ce dernier avait agi conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste. En conséquence, elle conclut que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.

101. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina si la détention provisoire de l’intéressé poursuivait un but légitime. À cet égard, elle releva que, après avoir établi l’existence de forts soupçons quant à la commission par le requérant des infractions en cause, le 2e juge de paix de Diyarbakır avait ordonné la mise en détention provisoire de l’intéressé aux motifs que ces infractions figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et que les peines prévues par la loi étaient lourdes. Elle ajouta que la lourdeur d’une peine encourue était un élément à prendre en compte lors de l’appréciation du risque de fuite. De plus, la Cour constitutionnelle nota que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête et qu’il avait déclaré qu’aucun député de son parti politique ne fournirait de déposition de son propre gré. Elle estima que ces éléments suffisaient pour conclure à l’existence d’un risque de fuite. En conséquence, elle jugea que la mise en détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime.

102. La Cour constitutionnelle rechercha ensuite si la détention provisoire du requérant était proportionnée ou non au but poursuivi. À ce sujet, celui-ci alléguait que sa privation de liberté l’avait empêché de mener des activités politiques. Se référant à plusieurs arrêts relatifs à la détention provisoire de députés rendus par la juridiction constitutionnelle, il soutenait que sa mise en détention provisoire était disproportionnée au but visé en raison de son statut de député. À cet égard, la Cour constitutionnelle indiqua d’abord que, contrairement à ce qu’alléguait le requérant, elle n’avait jamais rendu d’arrêt déclarant que la mise en détention provisoire d’un député dont l’immunité avait été levée constituait per se une violation de la Constitution. La haute juridiction nota en outre que, comme le requérant avait été mis en détention provisoire longtemps après la date de commission des infractions alléguées, il fallait examiner si cette détention provisoire pouvait ou non être considérée comme nécessaire. Dans ce contexte, elle rappela que, au regard de l’article 83 de la Constitution, le requérant ne pouvait pas être mis en détention provisoire tant qu’il jouissait de l’immunité parlementaire. Elle observa qu’en l’espèce les rapports d’enquête concernant l’intéressé avaient été renvoyés aux procureurs de la République compétents après l’entrée en vigueur de la modification constitutionnelle introduisant une exception à l’immunité parlementaire et que le requérant avait été placé en détention provisoire environ cinq mois plus tard. Elle considéra donc qu’il ressortait des pièces du dossier que les autorités d’enquête n’étaient pas restées inactives pendant cette période. Elle estima en outre qu’il n’était pas possible de parvenir à la conclusion que la détention provisoire du requérant était disproportionnée et arbitraire, eu égard notamment à la sévérité de la peine prévue pour les infractions reprochées. Pour ces raisons, elle déclara cette partie du recours irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

103. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour constitutionnelle observa que le requérant n’avait pas soulevé dans son formulaire de recours le grief relatif à l’absence de motifs pertinents et suffisants pour justifier son maintien en détention provisoire (paragraphe 118 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Elle précisa que c’était en répondant aux observations du ministère de la Justice que l’intéressé avait pour la première fois allégué une telle violation. Ajoutant que celui-ci pourrait de nouveau la saisir d’un recours individuel, la haute juridiction décida en conséquence de ne pas examiner cette partie de la requête.

104. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 18 de la Convention, eu égard à sa conclusion relative à la légalité de la détention provisoire subie par le requérant, la Cour constitutionnelle jugea qu’il n’était pas nécessaire de l’examiner séparément.

105. Pour ce qui est du grief du requérant tiré de l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête, la juridiction constitutionnelle considéra que l’intéressé avait eu suffisamment de moyens pour préparer sa défense face aux accusations portées à son encontre et pour contester sa mise en détention provisoire, eu égard au contenu des rapports d’enquête soumis à l’Assemblée nationale par les procureurs de la République. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

106. Concernant enfin les griefs tirés du droit à la liberté d’expression et du droit d’être élu et de mener des activités politiques, la Cour constitutionnelle, eu égard à sa conclusion sur le grief relatif à la légalité de la détention provisoire subie par le requérant, les déclara irrecevables pour défaut manifeste de fondement.

107. Dans son opinion dissidente, M. Engin Yıldırım, le juge minoritaire, releva comme la majorité, en considérant les preuves contenues dans le dossier, qu’il existait en l’espèce une forte indication selon laquelle le requérant avait commis une infraction ; cependant, se référant aux principes découlant de la jurisprudence de la Cour, notamment de l’affaire Buzadji c. République de Moldova ([GC], no 23755/07, 5 juillet 2016), il estima que la détention subie par le requérant n’était pas proportionnée dès lors selon lui que l’existence de motifs pertinents et suffisants propres à la justifier n’avait pas été établie. À cet égard, il jugea que les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante n’avaient pas été étayées par les autorités judiciaires. S’agissant ensuite du risque de fuite, il nota tout d’abord que deux raisons principales avaient été avancées pour justifier ce risque, à savoir la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question et le fait que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête. Or, selon lui, la lourdeur d’une peine ne pouvait pas en soi justifier la détention provisoire d’une personne. De même, il considéra qu’il n’était pas possible de conclure que le refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête permettait d’établir l’existence d’un tel risque, dans la mesure où l’intéressé avait continué à mener ses activités politiques sans montrer la moindre intention de s’enfuir. Il ajouta qu’entre la date de l’entrée en vigueur de la modification de la Constitution ayant levé l’immunité parlementaire du requérant et celle de la mise en détention provisoire de l’intéressé, celui-ci était parti à l’étranger plus de dix fois et n’avait pas essayé de s’enfuir. Pour ces raisons, il estima qu’il y avait eu en l’espèce violation de l’article 19 de la Constitution. Rappelant ensuite que l’intéressé était député et coprésident d’un parti politique qui avait obtenu plus de 5 millions de voix, il soutint que la détention provisoire de celui-ci en l’absence de raisons pertinentes et suffisantes constituait également une violation du droit d’être élu et de mener des activités politiques tel que protégé par l’article 67 de la Constitution.

7. La procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Istanbul

108. À une date inconnue, le parquet d’Istanbul ouvrit une enquête pénale concernant le requérant, auquel il reprochait d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste.

109. À l’issue de la procédure pénale, par un arrêt du 7 septembre 2018, la cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, infraction réprimée par l’article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, en raison d’un discours qu’il avait prononcé le 17 mars 2013, lors d’un meeting tenu à Istanbul.

110. Par un arrêt rendu le 4 décembre 2018, la cour d’appel d’Istanbul confirma définitivement l’arrêt de première instance par lequel le requérant avait été condamné.

111. Le 7 décembre 2018, le requérant commença à purger sa peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement.

112. Le 24 octobre 2019, la loi no 7188 modifiant certaines dispositions du CPP fut publiée au Journal officiel. En son article 29, elle prévoyait un droit de pourvoi en cassation pour plusieurs infractions liées à la liberté d’expression, dont la propagande en faveur d’une organisation terroriste telle que réprimée par l’article 7 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Concernant les condamnations qui étaient déjà définitives, la loi prévoyait la possibilité de former un pourvoi dans un délai de quinze jours à partir de l’entrée en vigueur de celle-ci.

113. Le 31 octobre 2019, à la suite de la demande du requérant, la cour d’assises d’Istanbul sursit à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois qui avait été prononcée et elle ordonna la remise en liberté de l’intéressé à condition qu’il ne fût pas détenu dans le cadre d’une autre procédure.

8. La remise en détention provisoire du requérant

114. À la suite de la décision de remise en liberté du requérant rendue par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019 (paragraphe 93 ci‑dessus), les avocats de l’intéressé saisirent la cour d’assises d’Istanbul d’une demande tendant à ce que les jours qu’il avait passés en détention provisoire dans le cadre de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Ankara fussent déduits de la peine définitive prononcée à l’issue de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Istanbul.

115. Le 20 septembre 2019, deux jours après l’audience tenue par la Cour dans la présente espèce, la 26e cour d’assises d’Istanbul accueillit cette demande.

116. Le même jour, nonobstant la procédure pénale pendante devant la cour d’assises d’Ankara, le procureur de la République d’Ankara demanda au juge de paix d’Ankara de placer le requérant et Mme Figen Yüksekdağ (l’ancienne coprésidente du HDP) en détention provisoire, dans le cadre d’une autre enquête pénale entamée en 2014 (no 2014/146757) sur les événements des 6-8 octobre 2014, pour les infractions suivantes :

– atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État ;

– incitation au meurtre afin de dissimuler un crime ou les preuves d’un autre crime ou pour éviter l’arrestation ;

– incitation, avec plus d’une personne, au vol avec violence durant la nuit afin d’aider une organisation criminelle ;

– incitation à priver une personne de sa liberté par la menace, la violence et la ruse ; et

– incitation à la tentative de meurtre afin de dissimuler un crime ou les preuves d’un autre crime ou pour éviter l’arrestation.

117. Le 20 septembre 2019, sur le fondement de l’article 100 du CPP, le 1er juge de paix d’Ankara ordonna la mise en détention provisoire du requérant et de Mme Figen Yüksekdağ, eu égard aux éléments suivants :

– la nature des infractions qui leur étaient reprochées ;

– l’existence d’éléments de preuve permettant de soupçonner fortement les intéressés d’avoir commis les infractions en cause ;

– la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées ;

– l’existence des conditions permettant de placer les intéressés en détention provisoire au regard de l’article 19 de la Constitution et de l’article 5 de la Convention ; et

– le fait que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.

118. À la suite de la remise en détention provisoire du requérant, le 21 septembre 2019, le président de la République fit cette déclaration à la presse :

« Si l’on cherche un tueur dans ce pays, il est inutile de chercher son adresse. Ils se sont infiltrés jusqu’au Parlement. Cette nation n’oublie pas et n’oubliera pas ceux qui ont appelé les gens à descendre dans la rue et qui ont ensuite tué nos cinquante-trois enfants à Diyarbakır. Nous suivons cette affaire et nous la suivrons jusqu’au bout. On ne peut pas les [le requérant et Figen Yüksekdağ] relâcher. Si nous [les] relâchons, nos martyrs nous demanderont des comptes au royaume éternel. Ces terres ne sont pas n’importe quelles terres » (« Bu ülkede katil aranıyorsa bunların adresini aramaya gerek yok. Bunlar, parlamentoya kadar sızmışlar. Sokağa insanları çağırıp ondan sonra Diyarbakır’da 53 evladımızı öldürenleri bu millet unutmuyor ve unutmayacaktır da. Sonuna kadar bu işin takipçisiyiz, takipçisi olacağız. Bunları bırakamayız. Eğer biz bırakırsak ebedi alemde şehitlerimiz bize bunun hesabını sorar. Bu topraklar rastgele topraklar değil »).

119. Par la suite, le 23 septembre 2019, la déclaration suivante de Kemal Kılıçdaroğlu, le chef du CHP, le principal parti d’opposition, fut publiée dans la presse nationale :

« Tout le monde sait qu’il n’y a pas de justice en Turquie, que l’on exerce des pressions politiques sur les juges. Alors que Selahattin Demirtaş devrait être libéré, sa remise en détention à la demande du pouvoir politique est en réalité un désastre juridique » (« Türkiye’de adaletin olmadığını, siyasal baskıların yargıçlar üzerinde de sürdürüldüğünü herkes biliyor. Selahattin Demirtaş’ın tahliye edilmesi gerekirken siyasal iktidarın talebi üzerine tekrar tutuklanması aslında bir hukuk faciasıdır »).

9. Le deuxième recours individuel devant la Cour constitutionnelle

120. Les 26 novembre 2017, 29 mai 2018, 18 juin 2018, 27 novembre 2018 et 11 décembre 2018, le requérant forma cinq recours individuels devant la Cour constitutionnelle. Cette haute juridiction jugea opportun d’examiner ensemble ces recours dans le dossier référencé sous le numéro 2017/38610, compte tenu de leur similitude quant à leur objet, et elle rendit son arrêt le 9 juin 2020. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour se référera à ces cinq recours individuels en les appelant « le deuxième recours individuel ».

121. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle considéra, à l’unanimité, qu’il y avait eu une violation de l’article 19 § 7 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 3 de la Convention) en raison de la durée de la détention provisoire subie par le requérant. À cet égard, elle constata tout d’abord que l’intéressé avait été maintenu en détention provisoire pendant deux ans, un mois et trois jours sur le fondement d’une accusation pénale relative au terrorisme. Elle nota que la question de savoir si la durée d’une détention provisoire avait excédé un délai raisonnable pouvait être résolue principalement à partir du raisonnement présenté dans la décision relative à la détention. Selon la haute juridiction, le raisonnement d’une telle décision devait établir l’existence d’une forte indication de culpabilité pénale – une condition préalable à la détention –, les raisons de la détention et la proportionnalité de cette mesure.

122. La Cour constitutionnelle rappela avoir déjà conclu dans sa décision du 21 décembre 2017 qu’il y avait de « forts soupçons » de commission d’une infraction par le requérant. Elle estima donc que la mise en détention initiale du requérant était conforme à la Constitution. Ensuite, elle examina les décisions de maintien en détention de l’intéressé au regard des motifs de la détention et de la proportionnalité de la mesure.

123. La haute juridiction nota qu’elle s’était déjà penchée sur la durée excessive de la détention des requérants, qui étaient des députés. Elle estima en fait qu’il convenait d’examiner non seulement la restriction causée par la mesure de détention au droit à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 19 de la Constitution, mais aussi les effets de la détention, en cas de prolongation, sur le droit de voter, de se présenter aux élections et de mener des activités politiques garanti par l’article 67 de la Constitution. Elle indiqua que, lorsqu’un tribunal ordonnait le maintien en détention d’un député, il devait démontrer, au moyen de faits concrets, l’existence d’un intérêt l’emportant sur l’intérêt lié à l’exercice du droit à la liberté et à la sécurité de la personne et du droit de voter, de se présenter aux élections et de mener des activités politiques.

124. La Cour constitutionnelle releva que le statut de parlementaire de la personne dont la détention a été ordonnée ne rendait pas automatiquement la mesure de détention disproportionnée. Elle précisa à cet égard qu’il était possible d’ordonner le maintien en détention d’un parlementaire à condition que les motifs nécessitant le maintien en détention pendant une enquête ou des poursuites fussent établis. Elle estima que, lorsqu’ils rendaient des décisions sur la détention, les tribunaux devaient démontrer que l’intérêt public justifiait le maintien en détention malgré ses effets sur le droit à la liberté et à la sécurité des personnes ainsi que sur le droit de se présenter aux élections et d’exercer des activités politiques, et montrer que le maintien en détention l’emportait sur les droits concernés. Cela signifiait que les motifs indiqués dans les décisions ordonnant le maintien en détention devaient couvrir non seulement les aspects objectifs de l’affaire mais aussi les considérations spécifiques liées à la position d’un parlementaire détenu ; autrement dit, les motifs devaient être individualisés.

125. Revenant sur les particularités de la présente affaire, la Cour constitutionnelle estima que les magistrats et les cours d’assises compétents n’avaient pas évalué les allégations du requérant selon lesquelles son maintien en détention était déraisonnable en raison de ses qualités de député, de coprésident d’un parti politique et de candidat à l’élection présidentielle et imposait également une restriction excessive à son droit de se présenter aux élections et d’exercer des activités politiques. La haute juridiction considéra que les demandes de libération que le requérant avait formées au cours de la procédure avaient été rejetées sur la base d’un raisonnement stéréotypé. En ce sens, elle conclut que les décisions relatives au maintien en détention du requérant manquaient de pertinence et étaient insuffisamment motivées. Pour ces raisons, la haute juridiction jugea qu’il y avait eu violation du droit du requérant à la liberté et à la sécurité au sens de l’article 19 § 7 de la Constitution.

126. Quant aux autres griefs du requérant, soit ils furent déclarés irrecevables (notamment ceux concernant l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention), soit la Cour constitutionnelle décida qu’il n’y avait pas lieu de les examiner séparément (entre autres les griefs relatifs à l’article 18 de la Convention et à l’article 3 du Protocole no 1).

127. Eu égard à son constat de violation, la haute juridiction estima qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 50 000 TRY (soit environ 6 500 EUR) pour dommage moral et 4 436,30 TRY (soit environ 575 EUR) pour frais et dépens.

128. En ce qui concerne la détention provisoire actuelle du requérant, qui a débuté le 20 septembre 2019 (paragraphe 117 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a indiqué que le 7 novembre 2019 l’intéressé l’avait saisie d’un nouveau recours constitutionnel, lequel était encore pendant devant elle. Elle ne s’est toutefois pas prononcée sur cette privation de liberté. L’arrêt du 9 juin 2020 n’a donc pas changé la situation personnelle de l’intéressé, qui est toujours en prison.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Les dispositions pertinentes de la Constitution

129. L’article 14 de la Constitution se lit comme suit :

« Aucun des droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ne peut être exercé dans le but de porter atteinte à l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation ou de supprimer la République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme.

Aucune disposition de la Constitution ne peut être interprétée en ce sens qu’elle accorderait à l’État ou à des individus le droit de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une mesure dépassant celle qui est énoncée par la Constitution.

La loi fixe les sanctions applicables à toute personne qui mène des activités contraires à ces dispositions. »

130. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 19 de la Constitution se lit ainsi :

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(...)

Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves, ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire, sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(...)

La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge dans un délai de quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans un délai de quatre jours, sous réserve de la période nécessaire pour conduire cette personne devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais, sauf en cas de décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre.

(...)

Les personnes placées en détention ont le droit de demander à être jugées dans un délai raisonnable et à être mises en liberté pendant le cours de l’enquête ou des poursuites. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie visant à assurer la comparution de l’intéressé à l’audience pendant tout le cours du procès ou l’exécution de la condamnation.

Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale.

(...) »

131. L’article 26 de la Constitution dispose :

« Chacun possède le droit d’exprimer sa pensée et ses opinions et de les diffuser oralement, par écrit, par l’image ou par d’autres voies, individuellement ou collectivement. Ce droit comprend également la liberté de recevoir ou de communiquer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités officielles. La présente disposition ne fait pas obstacle à l’instauration d’un régime d’autorisation en ce qui concerne les transmissions par radio, télévision, cinéma ou autres moyens similaires.

L’exercice de ces libertés peut être limité dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la sûreté publique, les caractéristiques fondamentales de la République et l’intégrité indivisible de l’État relativement à son territoire et à la nation, de prévenir les infractions, de punir les délinquants, d’empêcher la divulgation des informations qui sont reconnues comme des secrets d’État, de préserver l’honneur et les droits ainsi que la vie privée et familiale d’autrui et le secret professionnel prévu par la loi, et d’assurer un exercice adéquat de la fonction juridictionnelle.

Les dispositions réglementant l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne sont pas considérées comme limitant la liberté d’expression et de diffusion de la pensée, pourvu qu’elles n’en empêchent pas la publication.

La loi régit les formes, conditions et procédures relatives à l’exercice de la liberté d’expression et de diffusion de la pensée. »

132. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 67 de la Constitution se lit comme suit :

« Les citoyens ont le droit de voter, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de façon indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.

(...)

L’exercice de ces droits est réglementé par la loi.

(...) »

133. L’article 80 de la Constitution énonce :

« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie représentent la nation entière et non les régions ou personnes qui les ont élus. »

134. L’article 83 de la Constitution, consacré à l’immunité parlementaire, se lit comme suit :

« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie ne peuvent être tenus pour responsables ni des votes émis et des paroles prononcées par eux lors des travaux de l’Assemblée, ni des opinions qu’ils professent à l’Assemblée, ni de leur répétition ou diffusion en dehors de l’Assemblée, à moins que l’Assemblée n’en ait décidé autrement au cours d’une séance tenue sur proposition du Bureau de la présidence.

Aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé en l’absence d’une décision de l’Assemblée. Les cas de flagrant délit passibles d’une peine lourde et les cas prévus par l’article 14 de la Constitution, à condition que les poursuites y afférentes aient été entamées avant les élections, font exception à cette disposition. Toutefois, l’autorité compétente est tenue en ce cas d’informer la Grande Assemblée nationale de Turquie de la situation, sans délai et de manière directe.

L’exécution d’une condamnation pénale prononcée à l’encontre d’un membre de la Grande Assemblée nationale de Turquie avant ou après les élections est reportée jusqu’à ce qu’il perde la qualité de membre ; la prescription ne court pas pendant la durée du mandat.

En cas de réélection d’un membre, l’enquête et les poursuites dont il fait l’objet sont subordonnées à une nouvelle levée de son immunité par l’Assemblée.

Les groupes parlementaires des partis politiques à la Grande Assemblée nationale de Turquie ne peuvent pas débattre de l’immunité parlementaire ni prendre de décision à ce sujet. »

135. L’article 85 de la Constitution est ainsi libellé :

« Dans les cas où l’immunité parlementaire d’un député a été levée (...), le député concerné ou un autre député peut former un recours en annulation de cette décision devant la Cour constitutionnelle, en invoquant sa contradiction avec la Constitution, la loi ou le Règlement intérieur, dans un délai de sept jours commençant à courir à la date de la décision prise en assemblée plénière. La Cour constitutionnelle statue à titre définitif sur la demande en annulation dans les quinze jours. »

136. L’article 87 de la Constitution se lit comme suit :

« Les pouvoirs et attributions de la Grande Assemblée nationale de Turquie consistent à élaborer, amender et abroger les lois ; examiner et approuver les projets de budget et les projets relatifs aux comptes définitifs ; autoriser l’émission de monnaie et déclarer la guerre ; confirmer la ratification des traités internationaux ; proclamer une amnistie ou une grâce, moyennant une décision prise à la majorité des trois cinquièmes des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie ; exercer les pouvoirs et accomplir les tâches qui lui sont confiés par les autres articles de la Constitution. »

137. L’article 20 provisoire de la Constitution, tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale le 20 mai 2016, se lit ainsi :

« À la date d’adoption du présent article par la Grande Assemblée nationale de Turquie, la disposition contenue dans la première phrase du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ne s’applique pas aux députés visés par des demandes de levée de l’immunité et soumises par les autorités compétentes habilitées à enquêter ou à autoriser une enquête ou des poursuites, les parquets et les tribunaux, au ministère de la Justice, au Cabinet du Premier ministre, au Bureau de la Présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie et à la Présidence de la Commission mixte composée des membres de la Commission constitutionnelle et de la Commission sur la justice.

Dans un délai de quinze jours à compter de l’entrée en vigueur du présent article, les dossiers qui ont été soumis à la Présidence de la Commission mixte composée des membres de la Commission constitutionnelle et de la Commission de justice, à la Présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie, au Cabinet du Premier ministre et au ministère de la Justice concernant la levée des immunités parlementaires devront être retournés à l’autorité compétente de sorte qu’elle fasse le nécessaire. »

2. Les dispositions pertinentes du code pénal (CP)

138. L’article 214 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Est passible d’une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans quiconque incite publiquement une autre personne à commettre une infraction. »

139. L’article 215 § 1 du même code se lit comme suit :

« Est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement quiconque fait publiquement l’apologie d’un crime ou d’une personne à raison d’un crime commis par elle lorsque de ce fait surgit un danger clair et imminent pour l’ordre public. »

140. L’article 216 § 1 du CP dispose :

« Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite une partie de la population à la haine et à l’hostilité envers une autre partie de la population, si pareille incitation fait naître un risque manifeste et imminent pour la sécurité publique. »

141. L’article 217 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement ou d’une amende judiciaire quiconque incite publiquement la population à désobéir à la loi, en cas d’incitation propre à porter atteinte à l’ordre public. »

142. L’article 220 du CP dispose :

« Est passible d’une peine de quatre à huit ans d’emprisonnement quiconque constitue ou dirige un groupe organisé aux fins de commettre des actes définis par la loi comme étant des infractions, s’il est constaté que la structure de ce groupe organisé, le nombre de ses membres, ses outils et son matériel sont adaptés à la commission d’une infraction. Toutefois, l’existence d’un groupe organisé requiert au moins trois membres.

Est passible d’une peine de deux à quatre ans d’emprisonnement quiconque devient membre d’un groupe organisé dans l’intention de commettre une infraction.

Si le groupe criminel organisé détient des armes, la peine prévue par les paragraphes ci-dessus est augmentée dans une proportion allant de un quart à la moitié de la peine.

En cas de commission d’une infraction dans le cadre des activités d’un groupe organisé, l’auteur des faits est en outre puni pour cette infraction.

Les responsables du groupe criminel organisé sont en outre punis pour toutes les infractions commises dans le cadre des activités de ce groupe.

Toute personne qui commet une infraction au nom d’un groupe criminel organisé est également punie pour appartenance à ce groupe, même si elle n’est pas membre de celui-ci. La peine à infliger pour appartenance au groupe organisé peut être réduite jusqu’à sa moitié. Cette disposition est applicable uniquement pour les organisations armées.

Toute personne qui aide sciemment et intentionnellement un groupe criminel organisé, même si elle ne fait pas partie de la structure hiérarchique du groupe, est punie au même titre que toute personne faisant partie du groupe organisé. La peine à infliger pour appartenance à un groupe organisé peut être réduite jusqu’à son tiers en fonction de la nature de l’aide.

Est passible d’une peine de un à trois ans d’emprisonnement quiconque fait de la propagande en louant ou en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace du groupe criminel organisé, ou incite à l’utilisation de telles méthodes. La peine à infliger est augmentée de moitié en cas de commission de cette infraction par des organes de presse et de radiodiffusion. »

143. L’article 314 du CP se lit comme suit :

« 1. Est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement quiconque constitue ou dirige une organisation armée en vue de commettre les infractions visées aux sections quatre et cinq du présent chapitre[1].

2. Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article.

3. Les autres dispositions relatives à la constitution d’une organisation à des fins criminelles sont également applicables dans ce contexte. »

3. La loi relative à la lutte contre le terrorisme

144. L’article 1 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme définit le terrorisme comme suit :

« Le terrorisme désigne tout acte tenté par une ou plusieurs personnes appartenant à une organisation dans le but de modifier les caractéristiques de la République telles qu’elles sont définies dans la Constitution, son système politique, juridique, social, laïque et économique, de porter atteinte à l’unité indivisible de l’État dans son territoire et sa nation, de mettre en danger l’existence de l’État et de la République turcs, d’affaiblir ou de détruire l’autorité de l’État ou de s’en emparer, de supprimer les droits et libertés fondamentaux ou de porter atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, à l’ordre public ou à la santé publique en utilisant la terreur, la force et la violence par des méthodes de pression, d’intimidation, d’oppression ou de menace. »

145. L’article 2 de la loi est ainsi libellé :

« Est considéré comme un terroriste tout membre d’une organisation fondée pour atteindre les buts définis à l’article 1 qui commet un crime dans la poursuite de ces buts, seul ou avec d’autres personnes ; il en va de même de tout membre d’une telle organisation, même s’il ne commet pas pareil crime.

Est de même considéré comme un terroriste quiconque, sans être membre d’une organisation terroriste, commet un crime au nom de celle-ci. »

146. L’article 3 de la loi se lit comme suit :

« Les infractions définies aux articles 302, 307, 309, 311, 312, 313, 314, 315, et 320 du code pénal turc no 5237 sont des infractions terroristes. »

147. L’article 7 § 2 de la loi énonce :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement (...) »

4. Les dispositions de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations

148. L’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations est ainsi libellé :

« Les personnes qui organisent et dirigent des manifestations illégales et celles qui y participent sont punies d’une peine allant de un an et six mois à trois ans d’emprisonnement, à moins que les faits constituent une infraction sanctionnée par une peine plus lourde. »

149. L’article 32 § 1 de la même loi se lit comme suit :

« Les personnes qui participent à une réunion ou manifestation illégale et celles qui persistent à ne pas obtempérer aux ordres de dispersion émis par les forces de l’ordre sont punies d’une peine allant de six mois à trois ans d’emprisonnement. Si cette infraction est commise par les personnes qui organisent la réunion et la manifestation, la peine prévue par le présent paragraphe est augmentée de moitié. »

5. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP)

150. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 § 1 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition.

151. L’article 100 § 2 du CPP se lit comme suit :

« 2. Dans les cas énumérés ci-dessous, il peut être considéré qu’il existe un motif de détention :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître un soupçon de [risque de] fuite (...),

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercice de pressions sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes (...) »

152. Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il existe une présomption légale quant à l’existence de motifs de détention. L’article 100 § 3 du CPP se lit comme suit :

« 3) Lorsque des faits montrent l’existence de forts soupçons quant à la commission d’infractions visées ci-dessous, l’existence d’un motif de détention peut être présumée :

a) pour les infractions suivantes prévues au code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :

(...)

11. crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

(...) »

153. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du procès par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

154. Selon l’article 108 du CPP, au cours de la phase d’instruction, un juge de paix doit examiner la question de la détention provisoire d’une personne à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. En même temps, le détenu peut déposer une demande de remise en liberté. Au stade du procès, la détention provisoire est examinée par le tribunal compétent à l’issue de chaque audience et, en tout cas, dans un délai ne pouvant excéder trente jours.

155. L’article 141 § 1 a) et d) du CPP dispose ce qui suit :

« 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne :

a) qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle aucune décision sur le fond n’a été rendue dans ce même délai,

(...)

peut demander à l’État l’indemnisation de tous ses préjudices matériels et moraux. »

156. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

157. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre le dénouement de la procédure pénale pour se prononcer sur une demande d’indemnisation introduite en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).

6. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle

158. Par un arrêt du 4 décembre 2013 (no 2012/1272) relatif à la détention d’un député, la Cour constitutionnelle a statué sur un grief tiré du droit d’être élu combiné avec un grief relatif à la durée d’une détention provisoire. L’affaire concernait la détention provisoire de M. Balbay, qui avait été élu député à l’Assemblée nationale à l’issue des élections législatives du 12 juin 2011. Le 5 août 2013, alors que le recours formé par lui était pendant devant la haute juridiction, M. Balbay avait été condamné à une peine d’emprisonnement de seize ans. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a conclu non seulement à une violation du droit à la liberté, mais aussi à la violation du droit d’être élu en raison de la durée excessive de la détention provisoire subie par M. Balbay après son élection (plus de deux ans et un mois, sur un total de quatre ans et cinq mois). La haute juridiction a déclaré ce qui suit :

« 132. En l’espèce, l’instruction pénale avait été ouverte contre le requérant bien avant les élections législatives. Alors que le requérant était en détention provisoire, il a été élu député à l’issue des élections législatives du 12 juin 2011. À cet égard, ni les poursuites pénales contre l’intéressé ni la détention provisoire de celui-ci ne faisaient obstacle à son élection en tant que député (...). Faute d’avoir été mis en liberté provisoire après son élection, le requérant n’a pas pu prêter serment ni exercer son mandat parlementaire. Il ne fait pas de doute que la détention en question, qui a rendu impossible l’accomplissement du mandat parlementaire, a constitué une ingérence dans l’exercice du droit [du requérant] d’être élu, car [la mesure litigieuse] a empêché toute activité politique et [l’exercice par lui de son mandat] de député.

133. (...) [L]es demandes de libération provisoire présentées par le requérant après son élection ont été rejetées par les tribunaux compétents. [Il convient de rappeler que, dans le cadre de l’examen relatif à la compatibilité de la détention provisoire avec l’article 19 de la Constitution, disposition équivalant à l’article 5 de la Convention], il a été jugé que le rejet des demandes de libération provisoire du requérant après son élection ont rompu le juste équilibre entre, d’une part, le droit de l’intéressé d’être élu et, d’autre part, l’intérêt de la société à maintenir en détention provisoire la personne mise en examen. Maintenu en détention provisoire de manière déraisonnable, le requérant n’a pas pu participer à des activités législatives. Compte tenu de la durée de la détention provisoire subie par l’intéressé après son élection, l’on ne saurait conclure que cette atteinte sévère à l’exercice du droit de mener des activités politiques était proportionnée et conforme aux impératifs d’une société démocratique. ».

2. LES ÉLÉMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. Document à caractère général

« Non-liable? Inviolable? Untouchable? The Challenge of Parliamentary Immunities. An Overview », document publié par le Bureau pour la promotion de la démocratie parlementaire de la Direction générale du Parlement européen

159. En octobre 2012, le Bureau de promotion de la démocratie parlementaire publia un document sur l’immunité parlementaire, dont les passages pertinents se lisent ainsi (traduction du greffe) :

« (...)

L’irresponsabilité

L’irresponsabilité se rapporte d’ordinaire à la protection contre tout type de sanctions publiques pour des actes commis dans l’accomplissement de fonctions parlementaires ; autrement dit, elle concerne la liberté d’expression des parlementaires. En règle générale, les parlementaires sont irresponsables en matière civile ou pénale pour les actes englobés par ce type d’immunité. L’irresponsabilité est également appelée « immunité fonctionnelle », « immunité absolue » ou « immunité parlementaire ».

(...)

Les actes couverts par l’irresponsabilité sont les votes émis et les opinions exprimées. « L’immunité fonctionnelle s’étend à toutes les formes que peuvent revêtir l’activité parlementaire, que ce soit la rédaction de documents parlementaires ou les discours et les votes sous toutes leurs formes, en séance ou en commission ».

La portée de la protection concernant les « opinions » exprimées constitue l’un des aspects les plus controversés de l’irresponsabilité. La plupart des textes constitutionnels emploient la notion d’opinions exprimées « dans l’exercice des fonctions ». Celle-ci permet une interprétation assez large, rendant la protection applicable à certains propos tenus en dehors du parlement. (...)

Contrairement à l’inviolabilité, l’irresponsabilité revêt un caractère absolu en ce que la protection conférée est maintenue même lorsque le mandat du parlementaire a pris fin.

(...)

L’inviolabilité

En règle générale, cette forme d’immunité est telle que, sauf autorisation accordée par le parlement, les parlementaires ne peuvent pas être arrêtés ou poursuivis pour des actes qui n’ont pas été commis dans le cadre de leurs fonctions parlementaires.

La portée de l’inviolabilité varie en fonction du niveau de protection offert aux parlementaires. Il se peut donc que, sauf autorisation préalable donnée par la chambre concernée, les parlementaires soient protégés uniquement contre l’arrestation, ou également contre l’exécution de mesures spécifiques telles que des perquisitions, ou, plus largement, contre une convocation d’un tribunal voire toute forme de poursuites pénales.

(...) [L]a plupart des parlements considèrent qu’il faut lever l’inviolabilité en cas de flagrant délit. Ce terme renvoie aux cas dans lesquels une personne est surprise en train de commettre un acte répréhensible. C’est en général au juge qu’il revient de déterminer si une infraction peut entrer dans le champ du flagrant délit. Cependant, selon certaines constitutions il ne suffit pas, pour lever l’immunité sans délai, que le flagrant délit soit vérifié ; il faut également que l’infraction en question revête une certaine gravité.

En ce qui concerne la durée de l’inviolabilité, on peut observer que si dans certains parlements cette protection étend ses effets à l’ensemble du mandat parlementaire, dans d’autres elle ne s’applique qu’aux périodes de session du parlement.

(...)

Contrairement à l’irresponsabilité, l’inviolabilité ne s’applique qu’à la durée du mandat parlementaire et elle cesse de produire ses effets à l’expiration de celui-ci. L’action judiciaire est donc simplement différée mais non empêchée à titre permanent.

La levée de l’immunité en pratique

(...)

Comment les parlements des États membres décident-ils d’accepter ou de refuser la levée de l’immunité parlementaire ? Voici certains des principes directeurs sur lesquels ils semblent fonder leurs décisions :

* vérifier les faits : une enquête adéquate est susceptible de révéler le but véritable de l’incrimination recherchée, qui peut être de persécuter injustement le parlementaire et de menacer sa liberté et son indépendance dans l’accomplissement de son mandat ;
* vérifier si les allégations formulées concernent des infractions pénales ou semblent avoir un caractère plus politique ;
* déterminer si les motifs allégués de l’accusation doivent être pris au sérieux ou s’ils sont abusifs.

(...) »

2. Documents concernant le pays
1. L’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise ») sur les articles 216, 299, 301 et 314 du code pénal de la Turquie

160. Les 11 et 12 mars 2016, lors de sa 106e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis sur les articles 216, 299, 301 et 314 du code pénal de la Turquie. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis sont ainsi libellées (notes de bas de page omises) :

« (...)

E. Article 314 (organisation armée)

95. L’article 314 du Code pénal incrimine la constitution et le commandement d’une organisation armée se livrant aux infractions énumérées aux parties quatre et cinq du Chapitre IV du Code pénal (Infractions à l’encontre de l’État et de la nation), ainsi que l’appartenance à une telle organisation.

(...)

1. Appartenance à une organisation armée (article 314)

98. Le Code pénal ne définit pas les expressions « organisation armée » ni « groupe armé ». Dans son arrêt E. 2006/10-253 K. 2007/80 du 3 avril 2007, le Conseil pénal général de la Cour de cassation énumère les principaux critères qualificatifs d’une organisation criminelle – aux fins de l’article 220 du Code pénal : l’organisation doit compter au moins trois membres ; il doit exister un lien hiérarchique – étroit ou non – entre les membres du groupe et non pas un simple « lien théorique » ; les membres doivent avoir l’intention commune de commettre des infractions (même si aucune infraction n’a encore été commise) ; le groupe doit présenter une continuité dans le temps et la structure du groupe, le nombre de ses membres, ses réserves et ses équipements doivent être suffisants/appropriés pour commettre les infractions envisagées.

(...)

100. La Cour de cassation a développé une riche jurisprudence dans laquelle elle explicite la notion d’« appartenance » à une organisation armée. Examinant divers actes de divers suspects, elle a pris en compte « leur continuité, leur diversité et leur intensité » pour déterminer s’ils prouvaient que le suspect entretenait un « lien organique » avec l’organisation ou si ces actes pouvaient être considérés comme commis sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation. Dans l’affaire E. 2010/2839, K. 2012/1406 du 6 février 2012, les suspects, qui hébergeaient continuellement de nouveaux membres candidats d’une organisation terroriste, leur fournissaient de faux papiers d’identité et les présentaient à l’organisation tout en continuant à chercher de nouveaux membres à recruter, ont été condamnés pour appartenance à une organisation armée. L’acquisition d’un nom de code (au sein de l’organisation) afin de cacher sa véritable identité et la dissimulation dans son appartement d’une bombe fournie par les membres d’une organisation terroriste, la dispense de cours sur les buts et la structure de l’organisation aux nouveaux membres, le fait de reprendre contact avec l’organisation après sa sortie de prison et de tenter de lever des fonds pour l’organisation tout en recherchant de nouveaux membres, la transmission de son CV à l’organisation afin d’en devenir membre ou le transport de nouveaux venus souhaitant devenir membres de l’organisation au campement de celle-ci, la levée de fonds pour l’organisation sous couvert de collecter un impôt pour celle-ci ou l’organisation de soins médicaux pour les nouveaux membres et leur transfert au campement de l’organisation, etc., sont autant de faits dont la Cour de cassation a estimé qu’ils prouvaient l’appartenance des intéressés à une organisation armée aux termes de l’article 314 du Code pénal, étant donné que la continuité, la diversité et l’intensité des actes attribués aux défendeurs montraient qu’ils avaient agi sciemment et délibérément au sein de la structure hiérarchique de l’organisation armée.

(...)

102. D’après des sources non gouvernementales, dans l’application de l’article 314, les juridictions internes déterminent souvent l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces, ce qui soulève des questions quant à la « prévisibilité » de l’application de cet article. De même, dans son rapport de 2015 sur la liberté de la presse en Turquie, Freedom House relève que l’article 314 du Code pénal, dont la définition de l’appartenance à une organisation armée est très générale, continue d’être invoqué pour poursuivre des journalistes, en particulier kurdes ou associés à la gauche politique. De son côté, dans son rapport de 2013 sur la Turquie, Amnesty International observe qu’un comportement qui n’est en soi pas criminel, à l’instar d’une activité liée à l’exercice de la liberté de réunion, d’association et d’expression, est considéré comme une preuve d’appartenance des défendeurs à une organisation armée, car les parquets perçoivent ces activités comme poursuivant le même but général qu’un groupe terroriste. Partant, des personnes ont été poursuivies pour appartenance à une organisation terroriste au seul motif qu’elles avaient participé à des activités pacifiques et de fait licites en faveur des Kurdes. Parmi les exemples concrets cités par Amnesty International pour illustrer les cas où les éléments de preuve réunis ont été considérés comme établissant un lien entre les défendeurs et une organisation terroriste figurent notamment la participation à six manifestations différentes prétendument organisées par une organisation terroriste ainsi qu’un discours prononcé au cours d’une de ces manifestations ou, dans un autre cas, la participation du défendeur à l’« école politique » organisée par le Parti de la paix et de la démocratie (BDP – un parti politique reconnu pour être pro-kurde) et ses diverses activités menées dans ce cadre.

(...)

106. En conclusion, la Commission de Venise recommande en premier lieu d’appliquer de manière stricte les critères établis dans la jurisprudence de la Cour de cassation, selon lesquels les actes attribués à un défendeur doivent, dans « leur continuité, leur diversité et leur intensité », montrer le « lien organique » que le défendeur entretient avec une organisation ou prouver que celui-ci a agi sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation. L’application souple de ces critères peut donner lieu à une incompatibilité, notamment avec le principe de légalité au sens de l’article 7 de la CEDH.

107. En deuxième lieu, l’expression d’une opinion sous quelque forme que ce soit ne devrait pas constituer le seul élément de preuve devant les tribunaux internes pour déterminer si le défendeur appartient effectivement à une organisation armée. Si les seuls éléments de preuve disponibles sont des formes d’expression, la condamnation d’un défendeur pour appartenance à une organisation armée porte atteinte à son droit à la liberté d’expression et la nécessité d’une telle ingérence sur la base des critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour européenne, en particulier l’« incitation à la violence », devrait être examinée au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce.

(...)

123. La Commission de Venise (...) conclut que les progrès accomplis sont nettement insuffisants. Tous les articles examinés dans le présent Avis prévoient des sanctions excessives et ont été appliqués de manière beaucoup trop générale, pénalisant des comportements protégés par la CEDH, en particulier son article 10 et la jurisprudence y relative, et des comportements protégés par l’article 19 du PIDCP.

124. Les quatre articles examinés doivent être appliqués de manière totalement différente pour s’aligner pleinement sur l’article 10 de la CEDH et l’article 19 du PIDCP. La Commission souligne que les poursuites engagées en particulier par les juridictions inférieures à l’encontre de personnes et de convictions doivent cesser, car elles ont un effet dissuasif sur la liberté d’expression. Cette mesure n’est toutefois pas suffisante si les intéressés sont finalement acquittés par la Cour de cassation après plusieurs années de procédure pénale. De plus, la Commission souligne également l’importance de l’obligation positive des États de créer un environnement favorable où des idées différentes et nouvelles peuvent se développer.

(...)

128. En ce qui concerne l’article 314 (appartenance à une organisation armée), les critères établis par la jurisprudence de la Cour de cassation, selon lesquels les actes attribués à un défendeur doivent montrer, dans « leur continuité, leur diversité et leur intensité », le « lien organique » que celui-ci entretient avec une organisation armée ou le fait que de tels actes peuvent être considérés comme ayant été commis sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation, devraient être appliqués de manière stricte. (...) »

2. L’avis de la Commission de Venise sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution

161. Les 14 et 15 octobre 2016, lors de sa 108e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis relatif à la modification constitutionnelle en vertu de laquelle le principe d’inviolabilité parlementaire ne s’appliquait pas aux affaires visant des parlementaires qui étaient pendantes à la date de l’adoption de la modification. Les parties de cet avis qui sont pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

« 48. Le préambule général de l’amendement explique que son objet est de répondre à l’indignation du public concernant « les déclarations de certains députés soutenant émotionnellement et moralement le terrorisme, le soutien et l’aide que certains députés apportent de fait à des terroristes, et les appels à la violence lancés par certains députés ». En effet, les déclarations des députés pouvant être interprétées comme une apologie du terrorisme sont passibles de sanctions pénales. Or, ces déclarations ont normalement un caractère politique ; il est donc particulièrement pertinent de savoir si elles devraient tomber sous le coup de l’irresponsabilité parlementaire.

(...)

80. L’amendement constitutionnel du 12 avril 2016 était une mesure ad hoc, ponctuelle et ad hominem visant 139 députés dans le cadre d’affaires déjà pendantes à l’Assemblée nationale. En sa qualité de pouvoir constituant, la Grande Assemblée nationale a préservé la pérennité du régime d’immunité tel qu’établi par les articles 83 et 85 de la Constitution, mais y a dérogé dans le cas d’affaires particulières concernant des individus identifiables, tout en recourant à une formulation générale. Il s’agit là d’une utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution.

81. L’argument selon lequel le traitement au cas par cas des affaires visant ces députés aurait pris trop de temps et surchargé le programme de la Grande Assemblée nationale n’est pas convaincant. Au lieu de simplifier la procédure de levée d’immunité, on a maintenu un système complexe tout en y dérogeant concernant 139 députés. La forte charge de travail de la Grande Assemblée nationale ne justifie pas la distinction faite entre les affaires impliquant ces députés et toutes les autres affaires soumises avant et après l’adoption de la modification. Cette différence de traitement est contraire au principe d’égalité. De l’avis de la Commission, le système d’immunité parlementaire turc ne devrait pas être affaibli mais renforcé, notamment afin de garantir la liberté d’expression des membres du Parlement.

(...) »

3. L’avis de la Commission de Venise sur les modifications de la Constitution adoptées par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017

162. Les 10 et 11 mars 2017, lors de sa 110e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis relatif au projet de loi portant révision de la Constitution de la Turquie, qui prévoyait le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis sont ainsi libellées (notes de bas de page omises) :

« 21. Les débats, tout d’abord, ont eu lieu en l’absence d’un nombre significatif de députés de l’opposition. L’immunité parlementaire de plusieurs députés a en effet été levée en vertu des modifications adoptées le 20 mai 2016, publiées au journal officiel le 8 juin 2016 et entrées en vigueur le même jour. Le 4 novembre 2016, le président et huit autres députés du deuxième parti d’opposition par la taille, le HDP (Selahattin Demirtaş), ont été mis en détention préventive. Treize députés du HDP sont actuellement en détention, bien que la Commission de Venise ait recommandé de restaurer l’immunité parlementaire en Turquie.

(...)

119. La Commission de Venise trouve extrêmement problématique la composition proposée pour le Conseil supérieur des juges et des procureurs. Près de la moitié de ses membres (4 + 2 = 6 sur 13) seront désignés par le Président. Il convient de rappeler encore une fois ici que le Président ne sera plus un pouvoir neutre, mais appartiendra à une mouvance politique : son choix n’aura pas à être politiquement neutre en ce qui concerne les membres du Conseil. Les sept autres membres seront élus par la Grande Assemblée nationale. Si le parti du Président y possède une majorité d’au moins trois cinquièmes des sièges, il sera en mesure de pourvoir tous les sièges du Conseil. Si tel est le cas, ce qui est pratiquement garanti par le système d’élections simultanées, il pourra obtenir plusieurs sièges, qui formeront une majorité avec les membres désignés par le Président. Cela compromettrait gravement l’indépendance de la justice, du fait que le Conseil est le principal organe de gestion autonome de la justice, chargé des nominations, des promotions, des transferts, des mesures disciplinaires et de la révocation des juges et des procureurs. Le contrôler revient à contrôler les juges et les procureurs, surtout dans un pays où les révocations de juges sont devenues fréquentes et les transferts de juges sont monnaie courante. On note à ce propos que le projet prévoit des élections au Conseil des juges et des procureurs dans les 30 jours qui suivront l’entrée en vigueur de la révision, et que les forces politiques qui soutiennent cette dernière détiennent trois cinquièmes des sièges à la Grande Assemblée nationale, ce qui leur permet de pourvoir tous les sièges au Conseil.

(...) »

4. L’avis de la Commission de Venise sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de juges de paix statuant en matière pénale

163. Le 13 mars 2017, lors de sa 110e session plénière, la Commission de Venise publia un avis (no 852/2016) sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de « juges de paix statuant en matière pénale ». Les parties de cet avis qui sont pertinentes en l’espèce se lisent comme suit (notes de bas de page omises) :

« 76. La durée de la détention provisoire reste un problème grave en Turquie. Le ministère de la Justice a mis à disposition des statistiques montrant que le rapport entre le nombre de personnes détenues et le nombre de personnes condamnées a été réduit de 50 % à 14 % entre 2007 et 2014, avant la création des juges de paix. Ce taux est resté stable jusqu’au coup d’État. Il ressort de ces données que les formations de juges de paix et le mécanisme d’appel horizontal entre juges de paix de même niveau n’ont pas résolu la question de la durée de la détention provisoire.

78. (...) [L]es détentions ordonnées par des juges de paix posent problème en raison du mécanisme d’appel horizontal. Par conséquent, [pour] les personnes qui ont été placées en détention provisoire par des juges de paix sur la base de décisions insuffisamment motivées (...)[,] le parquet devrait demander la remise en liberté dans les meilleurs délais.

94. (...) [L]a manière d’établissement du système des juges de la paix et leur fonctionnement examiné ci-dessus sont propices à une motivation insuffisante de leurs décisions. Des exemples individuels sont donc très susceptibles d’être révélateurs d’un problème plus large. Le fait que les décisions des juges de la paix puissent faire l’objet d’un appel devant la Cour constitutionnelle ne remédie pas à ce problème structurel.

95. En résumé, les exemples sont nombreux dans lesquels les juges de paix n’ont pas suffisamment motivé des décisions ayant un impact considérable sur les droits de l’homme des individus, et n’auraient probablement même pas pu le faire en raison de leur charge de travail. »

5. Le mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe suite à ses visites en Turquie en 2016

164. Le 15 février 2017, le Commissaire aux droits de l’homme publia un mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie. Les parties pertinentes de ce mémorandum sont ainsi libellées (traduction du greffe ; notes de bas de page omises) :

« Le recours au harcèlement judiciaire pour restreindre le débat parlementaire

59. Si les journalistes critiques sont les victimes les plus évidentes de cette situation (...), de nombreux autres secteurs et groupes sont également ciblés de manière directe. La levée de l’immunité de députés en est une manifestation particulièrement troublante. Dans le cadre d’une initiative que la Commission de Venise a qualifiée de mesure ad hoc, ponctuelle et ad hominem, et par un abus de la procédure de modification constitutionnelle, la majorité des membres du Parlement turc a levé l’immunité de 139 députés qui étaient visés par des demandes de poursuites soumises au Parlement. L’un des aspects les plus inquiétants de cette mesure est le fait que la plupart des actes incriminés concernaient des déclarations qui auraient été formulées par ces députés aux fins par exemple d’insulter le président de la République ou d’autres hauts fonctionnaires, de faire de la propagande terroriste ou d’inciter à la haine. Le préambule de la modification constitutionnelle indique lui-même que l’objet de cette modification est de répondre à l’indignation publique suscitée notamment par « les déclarations de certains députés constituant un soutien émotionnel et moral au terrorisme ». Comme la Commission de Venise l’a souligné, la quasi-totalité des députés d’un certain parti d’opposition, le HDP, ont été concernés par la mesure. En conséquence de celle-ci, des poursuites sont en cours contre de nombreux députés de l’opposition. Plusieurs membres du HDP, dont ses coprésidents, ont été arrêtés en novembre 2016. Les autorités turques ont déclaré que le motif de ces arrestations était le refus des députés de se conformer à l’ordre de se présenter en personne devant le parquet. Or, même après avoir été contraints à livrer leurs dépositions, onze députés demeurent en prison et dans l’incapacité d’accomplir leur mandat parlementaire, à un moment crucial.

60. La CEDH a clairement affirmé ceci : « [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts ». Le Commissaire évoque également l’arrêt de la CEDH concernant le DTP, un parti ayant précédé le HDP qui a été indûment dissout, en raison principalement de déclarations de ses membres qui étaient protégées par l’article 10 de la Convention. Il relève en particulier que les déclarations en question étaient très proches de celles qui ont servi à justifier la levée des immunités ici en cause.

61. Le Commissaire attire tout particulièrement l’attention des autorités sur la conclusion de la Cour, qui a dit que la simple existence de parallèles entre les principes défendus par le DTP et ceux du PKK ne permettait pas de conclure que le parti approuvait l’usage de la force aux fins de la mise en œuvre de ses politiques. Si un groupe politique était considéré comme soutenant le terrorisme du seul fait qu’il défend ces principes, cela limiterait la possibilité de traiter les questions connexes dans le cadre d’un débat démocratique et permettrait des mouvements armés destinés à accaparer le soutien aux principes en question. Dans le contexte actuel, le Commissaire considère que la levée de l’immunité de députés puis l’arrestation et la mise en détention de ceux-ci ont non seulement privé des millions d’électeurs de leurs droits de représentation, mais aussi adressé un message extrêmement dangereux et dissuasif à l’ensemble de la population turque, et considérablement réduit la portée du débat démocratique, notamment sur les droits de l’homme. »

6. La décision adoptée par le Conseil directeur de l’Union interparlementaire (UIP)

165. Le 18 octobre 2017, lors de sa 201e session tenue à Saint-Pétersbourg, le Conseil directeur de l’UIP rendit sa décision concernant cinquante-six députés du HDP, dont le requérant. Il indiquait notamment ce qui suit :

« (...)

5. rappelle ses préoccupations de longue date en ce qui concerne le respect de la liberté d’expression et d’association dans le cadre de la législation antiterroriste et l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle et réitère ses recommandations antérieures aux autorités turques tendant à ce que celles-ci remédient sans tarder à ces problèmes de manière appropriée ; exhorte les autorités turques à fournir les renseignements demandés sur les faits précis et sur les éléments de preuve qui fondent les accusations portées et les condamnations prononcées contre les parlementaires concernés, y compris les extraits pertinents de toutes les décisions de justice ; souhaite également être tenu informé de tout fait nouveau concernant les procédures en cours, en particulier quand des verdicts sont prononcés ;

6. signale que les faits nouveaux récemment intervenus et l’absence de progrès dans le règlement de ce cas risquent de rendre plus crédibles les craintes que les procédures en cours ne visent à priver le Parti démocratique du peuple (HDP) d’une représentation effective au parlement, à affaiblir les partis d’opposition au parlement et dans le cadre plus vaste de la vie politique et, par conséquent, à museler les populations qu’ils représentent ; réaffirme ses craintes que la possibilité limitée pour les populations affectées d’être représentées au parlement ne contribue à détériorer encore la situation politique et en matière de sécurité qui prévaut dans le sud-est de la Turquie et n’affaiblisse aussi l’indépendance de l’institution parlementaire dans son ensemble ;

(...) »

7. Le Rapport 2017/2018 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde

166. Les parties du rapport annuel 2017/2018 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde qui concernent la Turquie et sont pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

« Turquie

(...)

De nouvelles violations des droits humains ont été commises dans le contexte du maintien de l’état d’urgence. Les dissidents ont fait l’objet d’une répression sans merci visant en particulier les journalistes, les militants politiques et les défenseurs des droits humains. (...)

Contexte

(...)

Neuf députés du parti pro-kurde de gauche, le Parti démocratique des peuples (HDP), dont ses deux dirigeants, qui avaient été placés en détention en 2016, sont restés emprisonnés pendant toute l’année. Soixante maires élus du Parti démocratique des régions, déclinaison à l’échelle locale du HDP, qui représentaient des municipalités de l’est et du sud-est de la Turquie, à population majoritairement kurde, ont été eux aussi maintenus en détention. Les fonctionnaires non élus qui les remplaçaient sont restés en poste tout au long de l’année 2017. (...)

Liberté d’expression

Les représentants de la société civile, de même que la population en général, pratiquaient très largement l’autocensure, supprimant des messages publiés sur les réseaux sociaux et s’abstenant de faire des commentaires en public de crainte d’être licenciés ou poursuivis en justice et pour éviter la fermeture de leur organisation. Des milliers de personnes qui n’avaient fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’expression ont fait l’objet de poursuites judiciaires, notamment au titre de lois interdisant la diffamation et sur la base d’accusations en lien avec le terrorisme forgées de toutes pièces. Des cas de détention provisoire arbitraire, excessivement longue et infligée à titre punitif ont été régulièrement signalés. Des informations confidentielles concernant des enquêtes ont été souvent transmises à des médias liés au gouvernement et étalées à la une de journaux, et des porte-paroles du gouvernement ont fait des déclarations préjudiciables concernant des affaires en cours d’instruction. Les journalistes et les militants politiques étaient toujours en butte à des actions en justice, et le nombre de poursuites engagées contre des défenseurs des droits humains s’est nettement accru. Les médias internationaux et leurs journalistes étaient également pris pour cible.

Les critiques visant le gouvernement ont largement disparu dans les médias de l’audiovisuel et dans la presse écrite, l’expression d’opinions dissidentes se cantonnant généralement aux médias en ligne. Le gouvernement a continué d’utiliser des ordonnances administratives contre lesquelles il n’existait pas de recours efficace ; il les utilisait régulièrement pour censurer des contenus sur Internet. (...) ».

EN DROIT

1. SUR LA PORTÉE DE L’AFFAIRE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

167. La Cour rappelle que le contenu et l’objet de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 88, 18 décembre 2018). La Grande Chambre ne peut donc pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables. En conséquence, les griefs du requérant consistant à dire qu’il a fait l’objet d’une arrestation et d’une garde à vue irrégulières et que son placement et son maintien en détention provisoire ne peuvent pas être considérés comme conformes à la législation nationale, doivent être exclus de la portée de l’affaire, ces griefs ayant été déclarés irrecevables par la chambre (voir, respectivement, les paragraphes 127-130 et 142-150 de l’arrêt de la chambre).

168. S’agissant du grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention selon lequel il a dû mener sa campagne électorale présidentielle alors qu’il se trouvait en détention provisoire, l’intéressé l’a soulevé pour la première fois devant la Grande Chambre dans ses observations du 16 mai 2019. Étant donné que ce grief n’était pas couvert par la décision sur la recevabilité rendue par la chambre, la Cour ne peut pas l’examiner à ce stade de la procédure (voir, parmi beaucoup d’autres, Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 123, 31 janvier 2019).

169. En ce qui concerne le grief relatif à l’article 10, la Cour note que la chambre a conclu qu’il n’y avait lieu de statuer séparément ni sur sa recevabilité ni sur son bien-fondé. Partant, il n’a été déclaré ni recevable ni irrecevable. Conformément à sa jurisprudence en la matière, la Cour estime que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre comprend également le grief tiré de l’article 10 de la Convention (Ilias et Ahmed c. Hongrie ([GC], no 47287/15, §§ 167-178, 21 novembre 2019).

170. Compte tenu de ce qui précède, la présente affaire englobe les griefs du requérant tirés de l’article 5 § 1 (absence alléguée de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction), de l’article 5 § 3, de l’article 5 § 4 (absence alléguée de contrôle juridictionnel à bref délai par la Cour constitutionnelle), de l’article 10, de l’article 18 combiné avec l’article 5 et de l’article 3 du Protocole no 1 (en ce qui concerne le droit de se présenter aux élections législatives et d’exercer des activités politiques en tant que parlementaire).

2. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

171. Le Gouvernement soulève cinq exceptions préliminaires.

1. Sur l’exception préliminaire tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

172. Le Gouvernement indique qu’en juin 2016 le HDP a déposé une plainte auprès du Comité des droits de l’homme des parlementaires de l’Union interparlementaire (« le Comité de l’UIP ») au nom de cinquante‑cinq députés du HDP, dont le requérant. Il expose que la plainte a par la suite été modifiée par l’ajout de griefs relatifs à la mise en détention provisoire des intéressés et qu’elle contenait des allégations de violations des droits fondamentaux des parlementaires concernés. Il précise que les intéressés se plaignaient tout d’abord du non-respect de leur immunité parlementaire, qu’ils alléguaient également une violation de leur droit à la liberté d’expression et à la liberté d’association en raison des enquêtes et procédures pénales engagées à leur encontre, et qu’ils se plaignaient de la mise en détention provisoire de certains d’entre eux, ainsi que du manque d’équité des procédures pénales. Par la suite, le Comité de l’UIP aurait rédigé plusieurs rapports et le Conseil directeur de l’UIP aurait adopté des décisions concernant cette affaire. En avril 2019 notamment, le Conseil directeur de l’UIP aurait également prié le Comité de l’UIP de poursuivre l’examen de cette affaire sur une base régulière afin de prendre en compte les nouveaux développements et préoccupations, et de lui faire rapport en temps utile. Le Gouvernement indique que l’affaire du requérant est toujours pendante devant le Comité de l’UIP.

173. Le Gouvernement estime que le requérant a ainsi soumis ses griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, à savoir le Comité de l’UIP. Il avance que l’UIP est une « organisation internationale », comme en atteste selon lui l’article 1 de son statut, et il considère que le rejet de son exception par la chambre à la lumière de la décision Loukanov c. Bulgarie (no 21915/93, décision de la Commission du 12 janvier 1995, Décisions et rapports (DR) 80-B, p. 108) est une erreur, arguant à cet égard que la chambre n’a pas pris en compte le statut juridique actuel de l’UIP, lequel d’après lui a été modifié après 1995. Dans ce contexte, citant deux opinions d’universitaires, le Gouvernement estime qu’à l’heure actuelle l’UIP est généralement reconnue comme une organisation gouvernementale internationale.

174. Le Gouvernement affirme que la procédure mise en place par l’UIP pour l’examen des violations alléguées des droits fondamentaux des parlementaires constitue une procédure quasi judiciaire similaire à celle établie par la Convention et qu’elle correspond à « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention. À cet égard, il soutient que cette procédure présente de nombreuses similitudes avec celle du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) et celle du Comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail (OIT), lesquelles, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, correspondent à « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ».

b) Le requérant

175. Se référant à la décision Gürdeniz c. Turquie ((déc.), no 59715/10, 18 mars 2014), le requérant affirme que la procédure mise en place par l’UIP ne répond pas à la définition d’une « autre instance internationale d’enquête ou de règlement ». Il estime qu’il ne s’agit pas d’une procédure judiciaire ou quasi judiciaire analogue à celle qui est prévue par la Convention. Dans ce contexte, il ajoute que les rapports de l’UIP sont établis à la suite de plaintes des députés concernés mais qu’ils ne traitent pas de la situation individuelle des intéressés. Ainsi, il indique que le rapport n’est pas une décision susceptible de fournir un redressement effectif.

176. Le requérant expose que le rapport de soixante et onze pages adopté par le Comité de l’UIP relativement à la plainte des députés du HDP présente des évaluations, des suggestions et des recommandations non seulement pour la Turquie, mais également pour d’autres pays. La situation des députés turcs est abordée aux pages 49 et 56 du rapport. Ces passages couvrent non seulement la situation du requérant, mais aussi celle de tous les députés du HDP, de certains anciens députés et de certains députés du CHP. Ils contiennent une évaluation globale de la levée des immunités parlementaires, des libertés d’expression et d’association et du pouvoir judiciaire en Turquie. Le requérant estime que la forme et le contenu des décisions adoptées par le Comité des droits de l’homme de l’ONU ou le Groupe de travail sur la détention arbitraire sont différents de ceux du rapport produit par l’UIP et que celui-ci ne permet pas d’établir, de manière juridique, une violation des droits pertinents. En l’occurrence, selon le requérant, le rapport reproche au Gouvernement de ne pas autoriser l’UIP à rendre visite aux députés mis en détention provisoire, critique la condamnation des députés à des peines d’emprisonnement et, notant que la moitié des parlementaires placés en détention et quatre des cinq parlementaires dont le mandat a été révoqué sont des femmes, exprime la préoccupation de l’UIP selon laquelle cette situation pourrait aboutir à une représentation plus faible des femmes au sein de l’Assemblée nationale.

177. Le requérant considère que le rapport du Comité de l’UIP et la décision du Conseil directeur de l’UIP représentent un constat politique de cette institution visant à exercer une pression politique sur le gouvernement. Selon lui, ils ne couvrent pas l’ensemble des allégations de violations des droits de l’homme dénoncées par lui dans la présente requête et ne proposent pas de redressement à cet égard.

2. L’arrêt de la chambre

178. La chambre a fait sienne la conclusion formulée par la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») dans l’affaire Loukanov (décision précitée), selon laquelle l’UIP ne constituait pas « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » dans la mesure où elle était une organisation non gouvernementale réunissant des parlementaires du monde entier. Par conséquent, elle a rejeté l’exception soulevée par le Gouvernement.

3. Appréciation de la Grande Chambre

179. Dans la présente affaire, la Cour est appelée, pour la première fois depuis la décision rendue par la Commission dans l’affaire Loukanov (décision précitée), à examiner, sous l’angle de l’article 35 § 2 b) de la Convention, si le Comité de l’UIP peut être considéré comme « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ».

180. La Cour observe d’emblée qu’il lui faut se pencher sur la seconde partie de l’article 35 § 2 b) de la Convention, qui reflète le principe de la litispendance. Celui-ci vise à éviter que plusieurs organes internationaux soient simultanément saisis de requêtes qui seraient essentiellement les mêmes, ce qui serait incompatible avec l’esprit et la lettre de la Convention, qui cherche à éviter la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 119, 20 mars 2018).

181. Pour ce qui est du premier volet de ce critère, la Cour rappelle qu’une requête est considérée comme étant « essentiellement la même » quand les faits, les parties et les griefs sont identiques (Gürdeniz, décision précitée, § 41).

182. S’agissant du deuxième volet, c’est-à-dire le point de savoir si une question soulevée dans une requête individuelle a déjà été soumise à « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement », au sens de ces termes figurant à l’article 35 § 2 b), la Cour rappelle que son examen ne se limite pas à une vérification formelle mais qu’il consiste aussi, le cas échéant, à rechercher si la nature de l’organe de contrôle, la procédure suivie par celui-ci et l’effet de ses décisions sont tels que cette disposition exclut la compétence de la Cour (Décision sur la compétence de la Cour pour rendre un avis consultatif, § 31, CEDH 2004-VI). Dans ce contexte, l’essentiel de l’examen de la Cour consiste à déterminer si la procédure engagée auprès de cet organe peut être assimilée, sous l’angle procédural et sous l’angle des effets potentiels, au droit de recours individuel prévu par l’article 34 de la Convention. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’une de ses missions concernant les requêtes introduites en vertu de l’article 34 est de rendre la justice dans chaque affaire, en allouant s’il y a lieu une satisfaction équitable.

183. La Cour a défini des critères en la matière dans sa décision Fédération hellénique des syndicats des employés du secteur bancaire c. Grèce (no 72808/10, §§ 32-45, 6 décembre 2011). Elle y a estimé que la procédure en question devait présenter un certain nombre de caractéristiques et des garanties permettant d’assurer une protection efficace au requérant. Un tel mécanisme doit pouvoir déterminer la responsabilité de l’État (Peraldi c. France (déc.), no 2096/05, 7 avril 2009) et tendre à faire cesser la violation alléguée en offrant un redressement approprié (Mikolenko c. Estonie (déc.), no 16944/03, 5 janvier 2006), et de plus être public, international, et judiciaire ou quasi judiciaire.

184. Dans l’affaire Loukanov (décision précitée), la Commission a considéré que les termes « autre instance » visaient une procédure judiciaire ou quasi judiciaire analogue à celle qui est prévue par la Convention et que l’expression « instance internationale d’enquête ou de règlement » désignait des institutions et procédures créées par des États, ce qui excluait les organismes non gouvernementaux. La Commission a également relevé que l’article 27 § 1 b) de la Convention (l’équivalent de l’article 35 § 2 b) actuel) se référait à des institutions et procédures intergouvernementales. Elle a donc précisé que les mécanismes établis par des organisations non gouvernementales sont clairement exclus du champ d’application de l’article 35 § 2 b) de la Convention. Cela étant, même si un mécanisme donné n’a pas été mis en place par une organisation non gouvernementale, cela ne signifie pas automatiquement qu’il peut être qualifié d’« autre instance internationale d’enquête et de règlement ». Tout bien considéré, la question à laquelle la Cour est appelée à répondre en pareille situation est de savoir si ce mécanisme offre une « procédure judiciaire ou quasi judiciaire analogue à celle qui est prévue par la Convention », à la lumière notamment des critères énoncés dans Fédération hellénique des syndicats des employés du secteur bancaire (décision précitée) et des garanties institutionnelles et procédurales qu’il doit présenter.

185. Dans ce contexte, le mécanisme en question et ses membres doivent être indépendants et impartiaux conformément à l’article 6 de la Convention (Peraldi, décision précitée, et Fédération hellénique des syndicats des employés du secteur bancaire, décision précitée, §§ 35-37). Pour ce qui est des garanties procédurales, la Cour estime qu’un organe judiciaire ou quasi judiciaire doit offrir une procédure contradictoire permettant à chaque partie d’être informée des conclusions de l’autre partie et d’y répondre. Les parties doivent également être informées des mesures et des décisions prises. Un tel organe doit aussi respecter le droit des parties de participer à la procédure, notamment en soumettant des observations. Par ailleurs, cet organe doit répondre à des requêtes individuelles en rendant ses décisions de manière publique et motivée (comparer avec Mikolenko, décision précitée, et Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 40, 5 juillet 2007). En outre, il doit être en mesure de déterminer la responsabilité de l’État au regard de l’instrument juridique sur lequel reposent ses examens et d’offrir une réparation juridique capable de mettre fin à la violation alléguée (comparer avec Mikolenko, décision précitée, et avec Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, §§ 59-76, CEDH 2011 (extraits)).

186. De plus, la Cour considère que l’exigence d’une procédure judiciaire ou quasi judiciaire similaire à celle prévue par la Convention implique nécessairement que l’examen effectué par l’organe en question ait une portée clairement définie et qu’il soit limité à certains droits et normes fondés sur un instrument juridique ou sur un « cadre » par lequel les États ont autorisé cet organe à examiner et trancher les plaintes déposées contre eux. Cela est d’autant plus pertinent dans le contexte de l’analyse des similitudes entre un tel mécanisme et la Cour qu’il incombe à la Cour, en vertu de l’article 32 de la Convention, d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la Convention, et, aux termes de l’article 19, d’assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants de la Convention. En effet, en l’absence d’un instrument juridique délimitant de manière effective la compétence d’un organe donné, il serait plus difficile pour la Cour de vérifier le mandat et la nature de cet organe ainsi que les obligations pesant sur les États membres.

187. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, le Gouvernement argue en particulier que le statut juridique de l’UIP a été modifié depuis la décision rendue par la Commission dans l’affaire Loukanov (décision précitée) et que l’UIP doit désormais être considérée comme une « organisation internationale gouvernementale » relevant du champ d’application de l’article 35 § 2 b). À supposer même que, dans la dichotomie mentionnée dans Loukanov, le statut de l’UIP ait changé depuis la date de cette décision, la Cour estime qu’elle n’a pas à résoudre cette question aux fins de l’examen qu’elle effectue en l’espèce sous l’angle de l’article 35 § 2 b). Elle se concentrera plutôt sur le point de savoir si la procédure devant le Comité de l’UIP est similaire, dans ses caractéristiques et ses effets potentiels, aux requêtes individuelles introduites sur le fondement de l’article 34 de la Convention. Pour ce faire, elle se livrera à une évaluation de la nature de la procédure devant ledit comité afin de décider s’il satisfait aux critères établis ci-dessus.

188. À cet égard, le Comité de l’UIP n’a pas pour rôle de se prononcer sur un différend entre un individu et un État sur le fondement d’un instrument juridique par lequel les États auraient accepté de reconnaître pareil pouvoir pour certains droits bien définis. En fait, comme l’indiquent les Règles et Pratiques du Comité de l’UIP adoptées en février 1989 et révisées en mai 2007, mars 2014, avril 2015 et avril 2017, la vocation du Comité de l’UIP est de défendre les droits de l’homme des parlementaires en exercice et, dans certains cas, d’anciens parlementaires de manière générale, lorsque leurs droits sont menacés ou lorsqu’il apparaît qu’ils ont été violés. Il a pour objectifs de prévenir d’éventuelles violations, de mettre fin à des violations en cours et/ou de promouvoir l’action de l’État en vue d’assurer la réparation effective de violations en faisant « tout son possible pour favoriser un dialogue avec les autorités du pays intéressé, et au premier chef avec son parlement, en vue d’arriver à un règlement satisfaisant ». Le Comité de l’UIP n’effectue donc pas des examens liés au respect des obligations découlant pour un État d’un instrument juridique particulier. Il ne peut donc pas être considéré comme offrant une procédure judiciaire ou quasi judiciaire similaire à celle mise en place par la Convention.

189. À la lumière de cette conclusion, la Cour estime inutile d’examiner séparément si la présente requête est « essentiellement la même » que la plainte présentée devant le Comité de l’UIP.

190. Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de rejeter l’exception formulée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 2 b) de la Convention.

2. Sur l’exception préliminaire de non-exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

191. Le Gouvernement évoque la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Il indique que le requérant a saisi la Cour trois mois à peine après l’introduction de son recours individuel devant la Cour constitutionnelle, lequel était alors pendant devant cette juridiction. Il estime que l’intéressé a donc utilisé la procédure devant la Cour comme un recours supplémentaire ou alternatif, plutôt que subsidiaire. Il en conclut que la Cour doit rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes en se basant sur la date d’introduction de la requête devant elle.

b) Le requérant

192. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il estime que, dans l’hypothèse où la Cour admettrait l’argument du Gouvernement, cela signifierait que l’examen d’un grief tiré du caractère arbitraire d’une privation de liberté ne peut être effectué qu’après la décision interne définitive, ce qui rendrait ineffectif le recours individuel devant la Cour.

2. Appréciation de la Grande Chambre

193. La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, il ressort de la jurisprudence bien établie que la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis, précité, § 57, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 107, 20 mars 2018, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 86, 20 mars 2018, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, §§ 90-91, 19 décembre 2018, et A.M. c. France, no 12148/18, § 66, 29 avril 2019).

194. Le requérant en l’espèce a saisi la Cour le 20 février 2017. Le recours individuel qu’il avait formé devant la Cour constitutionnelle le 17 novembre 2016 a été déclaré irrecevable le 21 décembre 2017, soit avant la décision de la Cour sur la recevabilité. Il convient donc de rejeter cette exception soulevée par le Gouvernement.

3. Sur l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes (concernant les griefs tirés des articles 5 § 3 et 18 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1)
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

195. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas soulevé ses griefs tirés des articles 5 § 3 et 18 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 dans le cadre de son premier recours auprès de la Cour constitutionnelle. Il avance que ce n’est que dans ses recours ultérieurs que le requérant s’est plaint d’une violation de ces dispositions. Il ajoute que ces recours sont toujours pendants devant la haute juridiction. Il estime en conséquence que ces parties de la requête doivent être déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.

b) Le requérant

196. Le requérant soutient qu’il a épuisé les voies de recours internes. Il indique qu’il a effectivement introduit deux autres recours individuels devant la Cour constitutionnelle. Il précise que le premier de ces recours concerne le droit à être traduit devant un juge, droit que les autorités auraient bafoué pendant plus d’un an après sa mise en détention provisoire initiale, et que le deuxième recours porte sur le rejet par la cour d’assises d’une demande de libération pendant la campagne des élections présidentielles. Il ajoute que l’issue de ces recours ne pourra pas avoir d’incidence sur l’essence de la présente affaire dès lors que, le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle a déjà rejeté ses griefs ou décidé de ne pas les examiner.

2. Appréciation de la Grande Chambre

197. La Cour note d’emblée qu’il ressort du premier arrêt de la Cour constitutionnelle que le requérant se plaignait dans son formulaire de recours initial d’avoir été arrêté, placé en garde à vue et mis en détention provisoire en raison de discours politiques qu’il avait prononcés en tant que député et coprésident d’un parti politique. Il affirmait par ailleurs que, eu égard à son statut de député, son placement en détention provisoire constituait une violation de son droit à des élections libres (voir le paragraphe 97 ci-dessus). En conséquence, la Cour estime que le requérant avait soulevé ses griefs fondés sur l’article 18 de la Convention et sur l’article 3 du Protocole no 1 dans son premier recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

198. La juridiction constitutionnelle a en revanche déclaré que dans ledit formulaire l’intéressé n’avait pas présenté, sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, son grief relatif à l’absence de motifs pertinents et suffisants propres à justifier son maintien en détention provisoire (paragraphe 118 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Elle a indiqué que c’était en répondant aux observations du ministère de la Justice qu’il avait pour la première fois allégué une telle violation. Par conséquent, ajoutant que le requérant pourrait la saisir d’un nouveau recours individuel, la Cour constitutionnelle a décidé de ne pas examiner cette partie du recours. Or, la Cour observe, d’après la copie du formulaire de recours initial qui figure dans le dossier de l’affaire, que, dans les paragraphes 21 à 30, le requérant a expressément soulevé un grief fondé sur l’article 5 § 3 de la Convention. Dans la partie pertinente, il citait d’abord l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 21). Ensuite, il affirmait qu’une personne privée de sa liberté devait être aussitôt traduite devant un juge et que sa privation de liberté ne pouvait excéder une durée raisonnable (paragraphe 22). Il soutenait en outre que la lourdeur de la peine encourue ne permettait pas d’établir l’existence d’un quelconque risque de fuite (paragraphe 28). De plus, il critiquait la non-application d’une mesure alternative à la détention provisoire (paragraphe 29). Enfin, il se plaignait de l’absence de motifs concrets propres à justifier sa détention provisoire (paragraphe 30). Dans ces conditions, la Cour estime que le recours initial du requérant énonçait ses griefs tirés de l’article 5 § 3 de la Convention ainsi que ceux tirés de l’article 18 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1. Contrairement à ce que la Cour constitutionnelle a conclu, ses observations ultérieures ne concernaient donc pas un fait qui n’aurait pas été évoqué dans le recours initial, mais les développements factuels survenus dans le contexte de son maintien en détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 78, 22 mai 2014).

199. En outre, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 60, 15 novembre 2018).

200. En l’occurrence, dans son mémoire du 24 novembre 2017 adressé à la chambre, le Gouvernement a soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes, arguant que le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était pendant, une exception identique à celle examinée aux paragraphes 193-194 ci-dessus. Puis, le 4 janvier 2018, soit environ deux semaines après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement a soumis des observations supplémentaires dans lesquelles il a indiqué que la Cour constitutionnelle avait statué sur les recours introduits par le requérant ainsi que par un autre député de son parti, M. Ayhan Bilgen. Après avoir résumé les arrêts en question, le Gouvernement a soutenu que la Cour devait déclarer irrecevable la requête introduite par M. Bilgen en raison de la perte par celui-ci de la qualité de victime. Dans ses observations supplémentaires, il n’a toutefois soumis aucune exception de non-épuisement en ce qui concerne le requérant. Autrement dit, le Gouvernement n’a pas formulé pareille exception préliminaire dans ses observations avant que la chambre ne statue sur la recevabilité de la requête. Or, rien ne l’empêchait de soulever son exception d’irrecevabilité concernant les articles 5 § 3 et 18 de la Convention et l’article 3 du Protocole no 1 devant la chambre, laquelle s’est prononcée sur la recevabilité et sur le fond de la requête le 20 novembre 2018, soit plus de onze mois après la décision de la Cour constitutionnelle. La Cour estime donc que le Gouvernement est en tout état de cause forclos à soulever cette exception au stade actuel de la procédure (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 82, CEDH 2014 (extraits), et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 109, 6 novembre 2018).

201. En conséquence, la Cour rejette cette exception formulée par le Gouvernement.

4. Sur l’exception de non-exercice du recours en indemnisation (concernant les griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention)
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

202. Se référant notamment aux décisions Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, §§ 22-26, 16 octobre 2012) et Paşa Bayraktar et Aydınkaya c. Turquie (no 38337/12, §§ 24-31, 16 mai 2017) et à l’arrêt A.Ş. c. Turquie (no 58271/10, §§ 85-95, 13 septembre 2016), le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, précisant que l’article 141 § 1 a) et d) du code de procédure pénale (CPP) prévoit l’octroi d’indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues. Il indique que, dans la mesure où la détention provisoire du requérant s’est terminée avec sa condamnation dans le cadre d’une autre procédure pénale, l’intéressé pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition. Dans ce contexte, le Gouvernement avance que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur une demande d’indemnisation introduite en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire.

b) Le requérant

203. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Tout d’abord, comme il se considère toujours privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, il indique que le recours prévu par l’article 141 du CPP ne peut pas être considéré comme une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à sa détention provisoire. Ensuite, rappelant la jurisprudence de la Cour dans les affaires Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, 14 avril 2015) et Mustafa Avci c. Turquie (no 39322/12, 23 mai 2017), il soutient qu’une action en indemnisation ne pourrait pas conduire à la reconnaissance du caractère arbitraire de sa privation de liberté.

2. L’arrêt de la chambre

204. La chambre a rappelé qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée. Constatant que le requérant était toujours détenu au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et que le recours prévu par l’article 141 du CPP ne constituait pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire de l’intéressé, elle a rejeté l’exception soulevée par le Gouvernement.

3. Appréciation de la Grande Chambre

205. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle réaffirme également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 74, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015). Cette charge de preuve une fois acquittée, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, qu’il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Molla Sali, précité, § 89).

206. Dans ce contexte, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non‑utilisation de recours internes. De plus, celui qui a exercé un recours de nature à remédier directement – et non de façon détournée – à la situation litigieuse n’est pas tenu d’en exercer d’autres éventuellement ouverts mais à l’efficacité improbable (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 52, CEDH 2013 (extraits)).

207. Un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci, précité, § 60). Autrement dit, une voie de recours qui ne permet pas la remise en liberté de l’intéressé ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective au sens de l’article 5 de la Convention alors que perdure la privation de liberté contestée. La Cour réaffirme sa jurisprudence selon laquelle les recours préventifs et les recours compensatoires doivent être complémentaires (voir, mutatis mutandis, Ulemek c. Croatie, no 21613/16, §§ 72-74, 31 octobre 2019).

208. Cependant, il peut en aller différemment lorsque la privation de liberté a pris fin (Cüneyt Polat c. Turquie, no 32211/07, § 49, 13 novembre 2014, et Paşa Bayraktar et Aydınkaya, décision précitée, § 28). En matière de privation de liberté, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur de nombreuses affaires (voir, parmi d’autres, Kolevi c. Bulgarie (déc.), no 1108/02, 4 décembre 2007, Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012, Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 41, 6 novembre 2008, et Dolenec c. Croatie, no 25282/06, § 184, 26 novembre 2009). Il ressort de cette jurisprudence que, lorsqu’un requérant soutient qu’il a été détenu en méconnaissance du droit interne et lorsque la détention litigieuse a pris fin, une action en réparation à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’octroi d’une indemnité est en principe un recours effectif qui doit être exercé si son efficacité en pratique a été établie de manière convaincante.

209. Dans ce contexte, dans les affaires précitées la Cour a examiné de près si l’irrégularité ou l’illégalité d’une privation de liberté avait été reconnue en droit interne. Dans l’affaire Rahmani et Dineva (précitée, § 68), notamment, les juridictions internes avaient expressément reconnu que la détention du requérant avait méconnu à la fois le droit interne et l’article 5 § 1 f) de la Convention. Dans l’affaire Kolevi (précitée), il avait été établi par une haute juridiction que la privation de liberté subie par le requérant avait été illégale dès le début. Dans l’affaire Gavril Yossifov (précitée, § 43), la Cour a tenu compte du fait que le requérant avait bénéficié d’un acquittement partiel, ce qui lui avait ouvert la possibilité d’obtenir une indemnité. Dans l’affaire Dolenec (précitée, § 185), un tribunal national avait expressément reconnu que le délai légal de la détention avait déjà expiré et que le fait de maintenir le requérant en détention au-delà de ce délai était contraire au droit interne.

210. En l’espèce, le requérant a soulevé ses griefs relatifs à la légalité de sa détention provisoire en premier lieu devant les juridictions de première instance, à savoir les juges de paix de Diyarbakır, la cour d’assises de Diyarbakır et la cour d’assises d’Ankara, puis devant la Cour constitutionnelle. Aucun de ces organes n’a, explicitement ou implicitement, reconnu que la privation de liberté subie par le requérant était irrégulière ou contraire à la loi. Les recours formés par l’intéressé afin d’obtenir sa libération ont été maintes fois rejetés. En conséquence, à la lumière des décisions rendues par les juridictions nationales, notamment celle de la Cour constitutionnelle qui avait conclu que la détention provisoire du requérant était conforme à la Constitution, la Cour estime qu’une action en réparation sur le fondement de l’article 141 § 1 a) du CPP aurait été vouée à l’échec (voir, en ce sens, Lütfiye Zengin et autres, précité, § 65).

211. Le Gouvernement se réfère à la décision Paşa Bayraktar et Aydınkaya (précitée) ; or les requérants dans cette affaire alléguaient que leur garde à vue avait dépassé la durée légale maximale et qu’ils n’avaient pas été « aussitôt » traduits devant un juge. Dans les circonstances spécifiques de cette affaire, la Cour avait considéré que les requérants étaient tenus de saisir les juridictions internes d’une demande fondée sur l’article 141 § 1 b) du CPP, qui prévoit la possibilité pour les personnes qui n’ont pas été traduites devant un juge au cours de la période légale de leur garde à vue de demander réparation du préjudice subi. Or, un tel grief n’a pas été soulevé par le requérant.

212. Pour ce qui est du recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP, la Cour note que la première décision phare de la Cour en la matière, Demir (précitée), portait exclusivement sur la durée d’une détention provisoire, à savoir environ sept ans. Dans cette affaire, le requérant n’avait pas contesté la régularité de la détention en question et ne s’était pas plaint non plus de l’absence de motifs qui auraient pu passer pour « pertinents » et « suffisants » pour justifier son placement et son maintien en détention provisoire. La Cour rappelle en outre qu’elle a conclu dans son arrêt Lütfiye Zengin et autres (précité) que ladite disposition avait instauré une voie de recours permettant uniquement de contester la durée d’une privation de liberté (voir, en ce sens, A.Ş. c. Turquie, précité, § 94).

213. En l’occurrence le requérant ne se plaint pas uniquement de la durée de sa détention provisoire. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, il allègue d’abord et avant tout que les juridictions internes n’ont pas présenté des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier son placement et son maintien en détention provisoire. Dans ce contexte, la Cour relève que le libellé de l’article 141 § 1 d) du CPP ne prévoit pas un droit à indemnisation pour insuffisance de motifs justifiant la détention provisoire. De plus, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours tel que prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief.

214. Partant, la Cour estime qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. Il convient donc de rejeter cette exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

5. Sur la qualité de victime du requérant
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

215. Dans ses observations supplémentaires, reçues le 24 juin 2020, le Gouvernement expose que par son arrêt du 9 juin 2020 (paragraphes 120‑128 ci-dessus) la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 19 § 7 de la Constitution turque. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnité appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.

b) Le requérant

216. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement. Il estime qu’en dépit de l’arrêt rendu le 9 juin 2020 par la Cour constitutionnelle, il a toujours la qualité de victime.

2. Appréciation de la Grande Chambre

217. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).

218. Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman, précité, § 129).

219. La Cour a déjà répété ci-dessus sa jurisprudence selon laquelle un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (paragraphe 207 ci-dessus). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère illégal de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.

220. En l’espèce, la détention provisoire du requérant aux fins de la présente requête est terminée (pour un examen détaillé de la période de détention provisoire subie par le requérant aux fins de la présente requête, voir les paragraphes 290-297 ci-dessous). En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, ensuite, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).

221. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour note tout d’abord que la Cour constitutionnelle n’a pas constaté de violation, même en substance, dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 §§ 1 et 4, les articles 10 et 18 de la Convention et l’article 3 du Protocole no 1. Par conséquent, elle considère que la qualité de victime du requérant relativement à ses griefs tirés de ces dispositions ne saurait être remise en question sur ce fondement.

222. S’agissant ensuite du grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour observe que le requérant dénonce devant elle son placement et son maintien en détention provisoire, alléguant que les décisions judiciaires concernant ces mesures n’étaient motivées que par un simple énoncé des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et qu’elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. À ce sujet, la Cour constitutionnelle a conclu que les décisions relatives au maintien en détention du requérant étaient insuffisamment motivées. En revanche, la haute juridiction n’a pas estimé que la décision initiale de placement en détention provisoire était contraire à l’article 5 § 3, ou bien à son équivalent dans la Constitution de 1982. À cet égard, la Cour relève qu’il n’y a pas eu reconnaissance par la Cour constitutionnelle de la violation alléguée du droit protégé par l’article 5 § 3 de la Convention. Dans ce contexte, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

223. Au vu de ce qui précède, le requérant peut également se prétendre victime d’une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, nonobstant l’arrêt rendu le 9 juin 2020 par la juridiction constitutionnelle, puisqu’il soutient devant la Cour que les décisions relatives à son placement et à son maintien en détention provisoire étaient contraires à la Convention dès le début de sa privation de liberté.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
1. L’arrêt de la chambre

224. Eu égard à l’ensemble des conclusions auxquelles elle était parvenue, la chambre a considéré qu’il n’y avait lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention.

2. Thèses des parties
1. Le requérant

225. Le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Il soutient qu’il a été privé de sa liberté en raison de ses discours politiques et que ceux-ci ne peuvent pas être considérés comme un appel à l’usage de la violence ou comme constituant un discours de haine. Il estime que toutes les accusations portées contre lui concernent ses déclarations politiques, qui doivent selon lui être examinées sous l’angle de son droit à la liberté d’expression.

226. Le requérant affirme que sa privation de liberté et les accusations formulées contre lui constituent une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’est pas prévue par la loi. Dans ce contexte, il considère que ni la modification constitutionnelle ayant levé son immunité parlementaire ni la base de son placement en détention provisoire et l’action pénale engagée à son encontre ne satisfont à l’exigence de la « qualité de la loi » telle que définie par la jurisprudence de la Cour. En effet, le requérant argue qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir qu’une telle procédure de modification constitutionnelle serait menée au cours de son mandat parlementaire. À cet égard, il insiste sur le fait que l’article 83 de la Constitution prévoit deux types d’immunités pour les députés : l’irresponsabilité et l’inviolabilité. Il note que le premier paragraphe de l’article 83 concerne l’irresponsabilité des députés et qu’il implique que les députés ne peuvent être sanctionnés pour des opinions qu’ils professent au sein du Parlement. Il ajoute que cette protection couvre également les cas où les intéressés répètent et diffusent le contenu de leurs opinions en dehors du Parlement. Il souligne que la modification constitutionnelle n’a pas changé le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Rappelant qu’une grande partie des accusations sont portées contre lui en raison de discours politiques dont le contenu est protégé par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, il soutient que son placement et son maintien en détention ne peuvent pas être considérés comme prévus par la loi au sens de l’article 10 de la Convention.

227. En outre, le requérant affirme que les dispositions du code pénal et, surtout, la législation contre le terrorisme, sur le fondement desquelles il a été accusé et détenu ne répondent pas aux exigences de la qualité de la loi. Il déclare que les autorités judiciaires ont considéré ses activités politiques comme une preuve de son appartenance à une organisation terroriste ou de la direction par lui d’une telle organisation, sans présenter d’éléments de preuve concrets. Il estime que ces autorités ont appliqué les dispositions pertinentes de manière large. Or une interprétation si large des normes juridiques ne peut selon lui être justifiée en l’absence de preuves concrètes de liens avec une organisation terroriste.

228. Le requérant affirme en outre que sa détention provisoire ne visait pas un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Selon lui, le but de son placement et de son maintien en détention provisoire était de le punir pour ses opinions critiques et de faire taire la dissidence, et non de combattre le terrorisme. Aux yeux du requérant, cette approche a créé un effet dissuasif sur la dissidence et la liberté d’expression en Turquie.

229. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le requérant estime que le fait que certains groupes usent de la violence pour atteindre un but ne justifie pas la restriction des demandes légitimes. Il expose que l’une des revendications fréquemment exprimées par lui était la cessation de la violence étatique et ajoute qu’une personne qui critique la violence utilisée par l’État ou les méthodes de lutte contre le terrorisme ne diffuse pas forcément de la propagande terroriste. Il considère que l’expression de la critique politique en général, et de la critique contre l’État en particulier, devrait bénéficier de la protection la plus large possible dans une société démocratique. À cet égard, il déclare qu’il convient de faire une distinction entre l’expression politique et les déclarations qui encouragent la violence. Il affirme que les propos incriminés ne contiennent ni appel à la violence ni incitation à la haine. Par conséquent, il estime que son placement et son maintien en détention provisoire ont emporté violation de l’article 10 de la Convention.

2. Le Gouvernement

230. Le Gouvernement estime tout d’abord que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 10 de la Convention. Il avance que l’intéressé n’a pas été empêché d’exprimer ses opinions et qu’il ne s’est vu infliger aucune peine par un tribunal pénal pour les avoir exprimées. Ainsi, il soutient qu’il n’y a aucune preuve de l’existence d’un « effet dissuasif » sur la volonté du requérant d’exprimer ses opinions sur des questions d’intérêt public. Il affirme en effet que l’intéressé a poursuivi ses activités politiques même en détention provisoire. Il ajoute que, la procédure pénale engagée contre le requérant étant toujours en cours, son grief tiré de l’article 10 doit être rejeté faute pour l’intéressé d’avoir la qualité de victime et d’avoir épuisé les voies de recours internes.

231. Pour le cas où la Cour admettrait l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression en raison de sa détention provisoire, le Gouvernement considère que cette ingérence était prévue par les articles 100 et 101 du CPP et poursuivait les buts légitimes que constituent la lutte contre le terrorisme et la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique.

232. En ce qui concerne l’allégation du requérant selon laquelle ses discours visés par la procédure pénale relèvent en fait du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, le Gouvernement soutient que l’intéressé n’a pas présenté cet argument devant les juridictions nationales.

233. S’agissant de la nécessité de cette ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement estime que les discours du requérant à l’origine des accusations doivent être examinés dans le contexte dans lequel ils ont été prononcés. Évoquant la situation instable et parfois violente qui règne dans le sud-est de la Turquie, le Gouvernement avance que le requérant, par les discours incriminés, a appelé notamment à l’auto‑gouvernance. Il affirme que l’intéressé a également décrit les actes terroristes du PKK comme une « guerre d’autodéfense » légitime et des actes de « résistance ». Il ajoute que le requérant a qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance à Şemdinli [et] à Eruh ». Il dit encore que l’intéressé a en revanche critiqué les opérations menées par les forces de sécurité en les taxant de « massacres ». De plus, le Gouvernement indique que le requérant a déclaré vouloir exposer la sculpture du chef de l’organisation terroriste PKK. Par ailleurs, il aurait appelé à occuper les métropoles, à descendre dans la rue et à soutenir ceux qui protestaient contre les attaques de Daech et celles du parti au pouvoir. À cet égard, le Gouvernement rappelle les manifestations violentes et les affrontements armés qui ont eu lieu dans certaines régions du sud-est de la Turquie. Ces exemples attestent selon lui que le requérant a diffusé des opinions que les autorités judiciaires peuvent raisonnablement considérer comme susceptibles d’avoir aggravé la situation sécuritaire dans le sud-est de la Turquie, où de graves troubles ont fait rage entre les forces de sécurité et les terroristes du PKK, entraînant de très lourdes pertes humaines dans la région.

234. Le Gouvernement estime aussi qu’eu égard au contenu des déclarations litigieuses du requérant, il ne s’agit pas en l’espèce d’une contribution à un débat politique mais d’incitation à la violence par une organisation terroriste armée et d’apologie d’une telle violence. Il avance que, dans un tel contexte, le contenu des déclarations du requérant et des tweets publiés par le HDP doivent être considérés comme susceptibles d’inciter à d’autres violences en suscitant une haine irrationnelle à l’encontre des responsables des « massacres » prétendument commis. Il estime que l’intention du requérant était clairement de stigmatiser l’autre partie au conflit par l’utilisation d’étiquettes telles que « fascisme », « résistance » et « massacres ». Les déclarations litigieuses peuvent selon lui être interprétées comme un soutien tacite au terrorisme et un appel à l’usage de la violence. En conséquence, le Gouvernement plaide que la détention provisoire du requérant pour des infractions liées au terrorisme était nécessaire dans une société démocratique et que les tribunaux nationaux ont établi qu’il existait un besoin social impérieux de le maintenir en détention.

3. Les tiers intervenants
1. La Commissaire aux droits de l’homme

235. La Commissaire aux droits de l’homme considère que la détention du requérant s’inscrit dans un contexte général de répression à l’encontre de différents groupes qui critiquent la politique officielle en Turquie. Elle expose que de nombreux députés du HDP ont fait l’objet de poursuites judiciaires et d’une détention provisoire sur la base d’accusations liées au terrorisme, après avoir légitimement exercé leur droit à la liberté d’expression.

236. La Commissaire aux droits de l’homme note qu’il est de plus en plus fréquent en Turquie que les éléments de preuve utilisés pour justifier les détentions se limitent exclusivement à des déclarations et à des actes qui sont manifestement non violents et qui devraient a priori être protégés par l’article 10 de la Convention. Selon elle, les procureurs de la République et les tribunaux turcs omettent systématiquement de procéder à une analyse contextuelle appropriée et de filtrer ces éléments de preuve à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour concernant l’article 10.

237. La Commissaire aux droits de l’homme critique la levée des immunités parlementaires en dehors de la procédure standard prévue par la Constitution. À cet égard, elle rappelle que la modification opérée avait été considérée par la Commission de Venise comme un abus de la procédure de modification constitutionnelle. Dans ce contexte, elle indique que les poursuites pénales qui en ont résulté ont touché presque tous les députés du HDP et certains députés du CHP et que les procureurs de la République ont été exagérément actifs dans l’ouverture d’enquêtes contre eux, ciblant principalement leurs déclarations pour propagande terroriste, incitation à la haine ou insulte au président de la République. En effet, elle souligne à cet égard que le préambule de la modification constitutionnelle exposait que l’objet de celle-ci était de répondre à l’indignation du public au sujet des déclarations de certains députés constituant un soutien émotionnel et moral au terrorisme. À ses yeux, cette situation donne l’impression que les procédures pénales engagées contre les députés ont dès le début été entachées de graves irrégularités et qu’elles ont visé à faire taire ces derniers en tant que parlementaires.

2. L’UIP

238. Invoquant l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, l’UIP critique les procédures pénales engagées à l’encontre des députés du HDP, dont une partie ont été placés en détention provisoire pour des activités politiques pacifiques et légales, notamment en rapport avec la situation dans le sud-est de la Turquie.

3. Les ONG intervenantes

239. S’appuyant sur la jurisprudence bien établie de la Cour en matière de liberté d’expression, les ONG intervenantes estiment que la mise en détention provisoire d’un homme politique de l’opposition fait jouer la protection offerte par l’article 10 de la Convention. Elles soutiennent que, contrairement à l’ample marge d’appréciation dont jouissent les gouvernements dans le domaine des limitations implicites découlant de l’article 3 du Protocole no 1, la marge d’appréciation liée à l’article 10 est particulièrement étroite ; elles considèrent en effet que l’essence de la démocratie est en jeu en cas d’atteinte au droit à la liberté d’expression d’un homme politique de l’opposition.

4. Appréciation de la Grande Chambre
1. Sur la recevabilité

240. En ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité relative à un défaut de qualité de victime (paragraphe 230 ci-dessus), la Cour estime qu’elle soulève des questions étroitement liées à l’examen du bien-fondé du grief formulé par le requérant. Dès lors, elle analysera ce point dans le cadre de son examen sur le fond du grief (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).

241. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Sur la liberté d’expression des parlementaires

242. La Cour rappelle qu’elle a constamment souligné dans sa jurisprudence l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans son arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, série A no 236), qui portait sur la condamnation d’un sénateur qui avait insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts ».

243. Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011), ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 79, 17 décembre 2002, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I (extraits), Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).

244. À ce titre, il ne fait aucun doute que tout propos tenu par un député appelle un haut degré de protection (Karácsony et autres, précité, § 138). La règle de l’immunité parlementaire, en particulier, atteste ce haut degré de protection, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’opposition parlementaire. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité (ibidem, § 147).

245. Cela étant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu (Castells, précité, § 46). La Cour a déjà indiqué qu’une certaine réglementation peut être considérée comme nécessaire afin de prévenir des formes d’expression telles que des appels directs ou indirects à la violence (Karácsony et autres, précité, § 140). Toutefois, dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, § 38, 3 octobre 2019).

b) Y a-t-il eu une ingérence ?

246. En l’occurrence, en application de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, les députés visés par cette disposition ont perdu la protection constitutionnelle qui était prévue avant ladite modification par le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution en ce qui concerne les demandes de levée de l’immunité soumises au Parlement. Il ressort de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci était prévue car, « [a]lors que la Turquie [menait] contre le terrorisme la lutte la plus vigoureuse et la plus intense de son histoire, certains députés, avant ou après leur élection, [avaient] fait des discours soutenant moralement le terrorisme », ce qui avait « suscité l’indignation au sein de l’opinion publique » (paragraphe 56 ci-dessus). La modification constitutionnelle avait donc pour but de limiter le discours politique des parlementaires en question, y compris le requérant. À la suite de celle-ci, le procureur de la République de Diyarbakır a décidé de réunir en un seul dossier trente et une enquêtes pénales menées contre le requérant. Par la suite, le 4 novembre 2016, le requérant a été arrêté. Dans son ordonnance du même jour relative à la mise en détention provisoire de l’intéressé, le 2e juge de paix de Diyarbakır s’est appuyé essentiellement sur les éléments de preuve suivants : les tweets publiés au nom du comité exécutif du HDP et les événements ayant eu lieu du 6 au 8 octobre 2014 ; les discours dans lesquels le requérant avait qualifié de « résistance » certains actes des membres du PKK, notamment le creusement de tranchées et l’établissement de barricades dans les villes ; le fait que l’intéressé avait participé aux activités du Congrès de la société démocratique (paragraphe 70 ci-dessus). Pour ce qui est de la procédure qui a débuté le 11 janvier 2017 (paragraphe 78 ci‑dessus) et qui est actuellement pendante, la quasi-totalité des preuves présentées concernent des discours prononcés par l’intéressé.

247. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’on ne saurait nier que la combinaison de toutes ces mesures, à savoir la levée de l’immunité parlementaire du requérant par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé, et la procédure pénale engagée à son encontre sur le fondement de ces éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique, s’analysent en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention. En conséquence, elle rejette l’exception de défaut de qualité de victime soulevée par le Gouvernement.

248. Une telle ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (Karácsony et autres, précité, § 121).

(c) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

(i) Principes généraux

249. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à tous les articles de celle-ci. Plus particulièrement, cela irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes ne connaissait pas de limites. La loi doit donc définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 228 et 230, CEDH 2015, Malone c. Royaume‑Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 61, série A no 130, et Navalnyy, précité, § 115). Dans ce contexte, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Karácsony et autres, précité, § 123). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008). Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 108, CEDH 2015, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015).

250. L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Aux yeux de la Cour, on ne peut considérer comme une « loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141, et Delfi AS, précité, § 121). L’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si les points qu’il n’est pas possible de trancher de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infra-législatif. Ne la méconnaît pas non plus, en elle-même, une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 94, 20 janvier 2020).

251. La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine. En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).

252. La Cour confirme également que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 96).

253. La Cour estime qu’un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne peut être considérée comme « imprévisible » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004‑I). Par ailleurs, la Cour a conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97).

254. S’agissant de la portée de la notion de prévisibilité, elle dépend dans une large mesure du contenu du texte en question, du domaine que ce texte est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 142, Delfi AS, précité, § 122, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017). Cela étant, la qualité de la loi implique que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits), et Güler et Uğur c. Turquie, nos 31706/10 et 33088/10, § 47, 2 décembre 2014).

(ii) Application de ces principes en l’espèce

255. Dans la présente affaire, la Cour observe tout d’abord que les parties s’accordent à reconnaître l’accessibilité, au moment du placement en détention provisoire, de la totalité des dispositions juridiques appliquées en l’espèce, c’est-à-dire la Constitution, la modification constitutionnelle, le CPP et la législation sur le fondement de laquelle le parquet a requis la condamnation du requérant. Il n’est pas contesté par les parties que, après la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le requérant a été placé en détention provisoire sur la base des articles 100 et suivants du CPP. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est de savoir si la modification constitutionnelle en cause et les dispositions du code pénal (CP) relatives à l’appartenance et/ou à la direction d’une organisation terroriste armée peuvent en l’occurrence être considérées comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ». La Cour doit donc vérifier si, sur les deux points susmentionnés, l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant peut être tenue pour « prévue par la loi ». En particulier, la Cour examinera si le droit interne, tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, était prévisible lorsque le requérant a prononcé les discours qui ont conduit aux poursuites contre lui.

(1) Sur l’immunité parlementaire

256. La Cour rappelle qu’elle a déjà reconnu que les particularismes inhérents au régime des immunités parlementaires et la dérogation au droit commun qu’il emporte visent à permettre la libre expression des représentants du peuple et à empêcher que des poursuites partisanes puissent porter atteinte à la fonction parlementaire (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 88, CEDH 2009 (extraits)).

257. La Cour observe d’emblée que la plupart des États membres reconnaissent aux députés, comme le fait l’article 83 de la Constitution de 1982, deux types d’immunités parlementaires, à savoir l’irresponsabilité et l’inviolabilité (Kart, précité, §§ 42 et 85, Karácsony et autres, précité, §§ 138-140, et Pastörs, précité, § 38).

258. Le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution concerne l’irresponsabilité des députés, qui protège leur liberté d’expression et qui soustrait ceux-ci à toute poursuite judiciaire à raison des votes émis et des opinions exprimées au sein de l’Assemblée nationale et de leur répétition ou diffusion en dehors de celle-ci, à moins que l’Assemblée nationale n’en décide autrement au cours d’une séance tenue sur proposition du Bureau de la présidence (voir le paragraphe 134 ci-dessus).

259. La Cour observe que l’irresponsabilité parlementaire est absolue, ne ménage aucune exception, n’autorise aucune mesure d’investigation et, comme l’ont indiqué les parties lors de l’audience, continue à protéger les députés même après la fin de leur mandat. Comme les deux parties l’ont également dit au cours de l’audience, il est clair que répéter un discours politique en dehors de l’Assemblée nationale ne saurait être interprété comme le fait de simplement répéter les mêmes mots que ceux prononcés au Parlement.

260. L’article 20 provisoire de la Constitution (paragraphe 137 ci‑dessus), tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale le 20 mai 2016, n’a pas modifié le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Autrement dit, les cent cinquante‑quatre députés touchés par la modification constitutionnelle ont continué à jouir de la protection juridique grâce à l’irresponsabilité parlementaire telle que définie par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. En l’absence d’une décision contraire de l’Assemblée nationale, ils ne peuvent donc être tenus pour responsables devant les tribunaux pénaux à raison de votes qu’ils ont émis et d’opinions qu’ils ont exprimées lors de travaux parlementaires ou de leur répétition ou diffusion en dehors de l’Assemblée nationale.

261. En l’occurrence, le Gouvernement affirme que dans les discours incriminés le requérant a défendu l’auto-gouvernance, qu’il a qualifié les actes terroristes prétendument commis par les membres du PKK de « guerre d’autodéfense » légitime et d’actes de « résistance », et qu’il a critiqué les opérations menées par les forces de sécurité en les taxant de « massacres ». Le Gouvernement ajoute que l’intéressé a fait l’apologie du chef du PKK et qu’il a appelé la population à descendre dans la rue. Le requérant soutient quant à lui qu’il a fait des discours similaires lors des travaux de l’Assemblée nationale et qu’en conséquence les discours incriminés étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Sur ce point, la Cour estime qu’il incombait aux autorités nationales, notamment aux juridictions internes, de déterminer d’emblée si les discours pour lesquels le requérant a été accusé et placé en détention provisoire relevaient ou non de l’irresponsabilité parlementaire telle que prévue par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Dans ce contexte, la Cour rappelle que les autorités nationales ont une obligation à caractère procédural : celle d’effectuer un contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (voir, Karácsony et autres, précité, §§ 133-136 et les références qui y sont citées).

262. En l’espèce, le Gouvernement déclare que le requérant n’a jamais affirmé devant les juridictions nationales que ses discours visés par la procédure pénale relevaient du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Or le requérant a au contraire plaidé dès le début de sa détention provisoire qu’au regard du premier paragraphe de l’article 83 il ne pouvait être privé de sa liberté. En effet, il s’agissait là de l’un de ses principaux arguments (voir notamment le paragraphe 70 ci-dessus). Dans ce contexte, il a formé plusieurs recours aux fins de sa remise en liberté (voir notamment les paragraphes 77 et 80 ci-dessus). De même, le 3 avril 2018, il a prié la 19e cour d’assises d’Ankara d’examiner les discours qu’il avait prononcés durant les travaux du Parlement et de comparer leur contenu avec celui des discours incriminés. À cette fin, il a également demandé qu’un expert fût nommé pour déterminer si les discours incriminés étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution (paragraphe 91 ci‑dessus). Il ressort toutefois des documents fournis par les parties que cet examen n’a pas eu lieu. Lorsqu’il a ordonné la mise en détention provisoire du requérant, le 2e juge de paix de Diyarbakır a tout simplement observé que la modification constitutionnelle avait eu pour effet de lever l’immunité parlementaire de l’intéressé pour les infractions en cause. Quant à la Cour constitutionnelle, elle a de manière similaire relevé que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 avait permis d’accéder aux demandes de levée de l’immunité parlementaire du requérant qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date de son adoption. Néanmoins, les juges de paix qui ont ordonné le placement ou le maintien en détention provisoire du requérant, les procureurs qui ont engagé l’action pénale contre lui, les juges des cours d’assises qui ont décidé de son maintien en détention provisoire et, enfin, les juges de la Cour constitutionnelle n’ont aucunement examiné la question de savoir si les discours incriminés étaient ou non protégés par l’irresponsabilité parlementaire de l’intéressé. Dans ce contexte, la Cour est frappée par l’absence d’une quelconque analyse concernant cet argument du requérant.

263. La Cour estime qu’en l’espèce le requérant a argué de manière plausible que, du point de vue de leur contenu, ses discours cités par le Gouvernement et ceux qu’il avait prononcés lors des travaux de l’Assemblée nationale étaient similaires (voir notamment les paragraphes 28, 36, 46, 50, 51, 52 et 54 ci-dessus). Or, malgré la plausibilité de cet argument, et nonobstant la garantie offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, les autorités judiciaires ont placé le requérant en détention provisoire et l’ont soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours à caractère politique, sans qu’il y ait eu examen du point de savoir si ses déclarations étaient protégées par l’irresponsabilité parlementaire.

264. En outre, à supposer même que les discours incriminés ne relevaient pas de la protection offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, la Cour estime que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 pose en elle-même un problème de prévisibilité. Le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, dans sa version non modifiée, prévoit l’inviolabilité parlementaire, qui met les élus du peuple à l’abri de toute arrestation, détention ou procédure judiciaire pendant leur mandat parlementaire, sauf autorisation de l’Assemblée nationale. Il s’agit là d’une protection temporaire, ce qui veut dire qu’une procédure pénale peut suivre son cours normal après l’expiration du mandat d’un parlementaire (Kart, précité, § 69).

265. Le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ne prévoit que deux exceptions au principe d’inviolabilité parlementaire : i) les cas de flagrant délit ; et ii) les cas indiqués à l’article 14 de la Constitution, à condition que les poursuites pénales aient été entamées avant les élections. Étant donné que la situation du requérant ne relevait d’aucune de ces exceptions, sans la modification constitutionnelle les autorités nationales auraient dû demander la levée de l’immunité parlementaire de l’intéressé pour pouvoir engager une procédure pénale contre lui.

266. La Constitution turque prévoit des garanties procédurales contre les demandes relatives à la levée de l’immunité d’un parlementaire. Selon le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, un député ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé que lorsque l’Assemblée nationale prend une décision de lever l’immunité parlementaire. À cette fin, l’Assemblée nationale doit procéder à un examen individualisé de la situation du député concerné, lui assurant ainsi la possibilité de se défendre devant le Parlement. En outre, aux termes de l’article 85 de la Constitution, le député concerné ou un autre député peuvent faire appel auprès de la Cour constitutionnelle contre une décision de l’Assemblée nationale de lever une immunité, dans un délai de sept jours à compter de la date de la décision. La Cour constitutionnelle doit se prononcer sur cet appel dans un délai de quinze jours. Elle peut annuler la décision du Parlement si elle estime que celle-ci est contraire à la Constitution, à la loi ou au règlement intérieur de l’Assemblée nationale.

267. Aux termes de la modification constitutionnelle, la disposition contenue dans la première phrase du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, qui prévoit qu’aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé sans décision de l’Assemblée nationale, ne s’applique pas aux députés visés, dont le requérant. C’est donc le cadre législatif normal qui est applicable, sans que les parlementaires en question bénéficient d’un statut privilégié par rapport aux citoyens ordinaires. Ainsi, comme la Cour constitutionnelle l’a dit dans son arrêt no 2016/117 rendu le 3 juin 2016, les parlementaires concernés n’ont pas de droit d’appel contre cette modification, dont le contrôle de constitutionnalité n’est possible que suivant la procédure décrite à l’article 148 de la Constitution.

268. Aux termes du préambule général de la modification constitutionnelle, l’objet de celle-ci est de répondre à l’indignation du public concernant les déclarations de certains députés soutenant émotionnellement et moralement le terrorisme, l’appui et l’aide que certains députés apportent à des membres d’organisations terroristes et les appels à la violence lancés par certains députés. De plus, dans son avis sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, la Commission de Venise relève qu’à l’issue de cette modification les déclarations à caractère politique des députés sont devenues passibles de sanctions pénales, sans que les intéressés puissent bénéficier des garanties constitutionnelles prévues aux articles 83 et 85 de la Constitution. En effet, en raison de cette modification, l’Assemblée nationale n’était plus tenue de procéder à un examen individualisé des cas des députés visés, et cela au détriment des droits des parlementaires reconnus par la Constitution. Aux yeux de la Cour, la modification en question a créé une situation imprévisible pour les députés concernés.

269. En outre, la Cour considère, toujours à l’instar de la Commission de Venise, qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque. Il ressort de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci visait expressément certaines déclarations spécifiques de députés, surtout ceux de l’opposition. À ce propos, la Cour a déjà dit que les lois visant uniquement des individus donnés sont contraires à l’état de droit (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 117, 23 juin 2016). En effet, après l’adoption de cette modification, l’Assemblée nationale a, d’un côté, conservé le régime de l’immunité tel qu’établi par les articles 83 et 85 de la Constitution et, de l’autre, rendu ce régime inapplicable à l’égard de certains députés identifiables en utilisant une formulation générale et objective. Dans ce contexte, la Cour souscrit pleinement au constat clair de la Commission de Venise selon lequel il s’agit là d’une « utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution ». Aux yeux de la Cour, eu égard à la pratique et à la tradition parlementaires turques, un député ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au cours de son mandat parlementaire, une telle procédure fût introduite, affaiblissant par là même la liberté d’expression des membres de l’Assemblée nationale.

270. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la législation pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité (voir, entre autres, Güler et Uğur, précité, § 50, et Kudrevičius et autres, précité, § 108). Or, en l’espèce, eu égard au libellé des deux premiers paragraphes de l’article 83 de la Constitution et à l’interprétation ou plutôt à l’absence d’interprétation de cette disposition par les juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles (voir, mutatis mutandis, Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, §§ 54-56, CEDH 2006‑VIII).

(2) Sur les infractions liées au terrorisme : article 314 §§ 1 et 2 du CP

271. La Cour observe que, le 4 novembre 2016, le procureur de la République de Diyarbakır a demandé au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour deux infractions, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, telle que réprimée par l’article 314 § 1 du CP, et l’incitation publique à commettre une infraction, prévue par l’article 214 § 1 du CP.

272. Le même jour, le 2e juge de paix de Diyarbakır a d’abord relevé, eu égard aux tweets publiés sur le compte Twitter du HDP et aux événements violents des 6-8 octobre 2014, qu’il existait de forts soupçons selon lesquels le requérant avait incité publiquement à commettre une infraction (article 214 § 1 du code pénal). Ensuite, prenant en considération plusieurs discours de l’intéressé et le fait que plusieurs enquêtes pénales le visant étaient pendantes auprès du parquet compétent pour des infractions liées au terrorisme (paragraphe 70 ci-dessus), il a estimé qu’il existait de forts soupçons selon lesquels le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 2 du code pénal). En outre, compte tenu de la nature de l’infraction relative à la fondation et à la direction d’une organisation terroriste armée – infraction qui n’avait pas été reprochée à l’intéressé jusqu’au 11 janvier 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation – et du fait que cette infraction figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, le juge de paix a estimé qu’il existait également de forts soupçons concernant la commission de cette infraction (article 314 § 1 du code pénal). La décision rendue le 4 novembre 2016 par le 2e juge de paix de Diyarbakır n’indique donc pas clairement pour quelle(s) infraction(s) l’intéressé a été placé en détention. Cette incertitude a été aggravée par les décisions relatives au maintien de l’intéressé en détention provisoire. En effet, dans sa décision du 11 novembre 2016, le 3e juge de paix de Diyarbakır a indiqué que le requérant était détenu pour deux infractions, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée et l’incitation publique à commettre une infraction. Quant au 1er juge de paix de Diyarbakır, il a indiqué par une décision du 6 décembre 2016 que le requérant était détenu uniquement pour appartenance à une organisation terroriste armée.

273. La Cour observe de plus que, par un acte d’accusation du 11 janvier 2017, le procureur de la République de Diyarbakır a requis la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans pour les infractions suivantes : fondation ou direction d’une organisation terroriste armée, propagande en faveur d’une organisation terroriste, incitation publique à commettre une infraction, apologie du crime et de criminels, incitation du public à la haine et à l’hostilité, incitation à désobéir à la loi, organisation de réunions et défilés illégaux et participation à de tels réunions et défilés, et refus d’obtempérer à l’ordre de dispersion d’une manifestation illégale émis par les forces de sécurité (voir le paragraphe 78 ci-dessus). Jusqu’au 2 septembre 2019, à la fin de chaque audience, les cours d’assises ont ordonné le maintien en détention provisoire du requérant sans préciser pour quelle(s) infraction(s), en se référant uniquement à l’ensemble du dossier constitué contre lui.

274. En tout état de cause, il est clair que le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire sur le fondement de ses discours pour des infractions liées au terrorisme, en particulier celles prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, à savoir la fondation ou la direction d’une organisation terroriste armée et l’appartenance à une telle organisation (paragraphes 143‑146 ci-dessus).

275. La Cour est consciente des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la formulation de lois pénales contre le terrorisme. Par la force des choses, les États membres utilisent des formules assez générales dont l’application dépend de l’interprétation qu’en donnent en pratique les autorités judiciaires. Dans ce contexte, lorsqu’ils interprètent la loi, les juges nationaux doivent fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire.

276. La Cour rappelle qu’elle a récemment estimé, dans deux arrêts contre la Turquie, que le fait de formuler des critiques contre les gouvernements et le fait de diffuser des informations qui sont considérées comme dangereuses pour les intérêts nationaux par les leaders et dirigeants d’un pays ne doivent pas aboutir à la formulation d’accusations pénales particulièrement graves comme l’appartenance ou l’assistance à une organisation terroriste armée, la tentative de renversement du gouvernement ou de l’ordre constitutionnel ou la propagande en faveur du terrorisme. De plus, même dans les cas où il existe des accusations de cette gravité, la détention provisoire devrait être utilisée uniquement de manière exceptionnelle, en dernier ressort, quand les autres mesures ne suffisent pas à garantir véritablement la bonne conduite de la procédure (Mehmet Hasan Altan, précité, § 211, et Şahin Alpay, précité, § 181).

277. La Cour relève, à l’instar de la Commission de Venise dans son avis sur les articles 216, 299, 301 et 314 du CP, que le CP ne définit pas les notions d’« organisation armée » et de « groupe armé ». C’est la jurisprudence de la Cour de cassation qui indique les critères qualificatifs d’une organisation criminelle : une telle organisation doit compter au moins trois membres ; il doit exister un lien hiérarchique entre les membres de celle-ci ; ses membres doivent avoir l’intention commune de commettre des infractions ; le groupe doit présenter une continuité dans le temps ; et la structure du groupe, le nombre de ses membres, ses réserves et ses équipements doivent être appropriés pour commettre les infractions envisagées. En ce qui concerne l’ « appartenance à une organisation armée », la Cour de cassation prend en compte la continuité, la diversité et l’intensité des actes attribués aux suspects pour déterminer s’ils prouvent que la personne concernée entretenait un « lien organique » avec l’organisation ou si ces actes peuvent être considérés comme commis sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation (voir le paragraphe 160 ci-dessus).

278. En l’occurrence, les autorités judiciaires nationales, notamment les procureurs de la République qui ont mené l’enquête pénale et accusé le requérant, les juges de paix qui ont ordonné son placement et/ou son maintien en détention provisoire, les juges des cours d’assises qui ont décidé de son maintien en détention provisoire et enfin les juges de la Cour constitutionnelle, ont donné une interprétation large aux infractions prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP. Les déclarations à caractère politique dans lesquelles l’intéressé a exprimé son opposition à certaines politiques du Gouvernement ou le simple fait qu’il a participé au Congrès de la société démocratique – une organisation légale – ont été jugés suffisants pour être considérés comme des actes propres à établir l’existence d’un lien actif entre le requérant et une organisation armée. En effet, les juridictions nationales ne semblent pas avoir pris en considération la « continuité, la diversité et l’intensité » des actes du requérant ni examiné si celui‑ci avait commis des infractions au sein de la structure hiérarchique de l’organisation terroriste en question, comme le requiert la jurisprudence de la Cour de cassation.

279. Dans ce contexte, la Commissaire aux droits de l’homme signale qu’il est de plus en plus fréquent en Turquie que les éléments de preuve utilisés pour justifier les détentions se limitent exclusivement à des déclarations et à des actes qui sont manifestement non violents et qui devraient a priori être protégés par l’article 10 de la Convention. Elle considère cette situation comme une omission systématique des parquets et tribunaux turcs de procéder à une analyse contextuelle appropriée et de filtrer les éléments de preuve à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour concernant l’article 10 de la Convention.

280. En outre, dans son avis susmentionné la Commission de Venise a indiqué que, dans l’application de l’article 314 du CP, les juridictions nationales ont souvent tendance à déterminer l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces (paragraphe 160 ci-dessus). La présente affaire semble confirmer cette observation. En effet, l’éventail des actes susceptibles de justifier la détention provisoire du requérant pour des infractions graves visées à l’article 314 du CP est si large que la teneur de cette disposition, combinée avec l’interprétation qu’en ont donnée les juridictions nationales, n’offre pas une protection adéquate contre les ingérences arbitraires des autorités nationales. Aux yeux de la Cour, une interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne peut être justifiée lorsqu’elle entraîne l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée ou de fonder ou diriger une telle organisation, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien.

(3) Conclusion

281. Ayant établi que les ingérences dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression n’ont pas satisfait à l’exigence de qualité de la loi, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention à raison du non-examen de la question de l’application du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution et eu égard à la modification constitutionnelle ainsi qu’à l’interprétation et à l’application qui ont été faites, dans le cas de l’intéressé, des dispositions sur les infractions liées au terrorisme.

282. Cette conclusion rend inutile l’examen de la question de savoir si les ingérences poursuivaient un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et étaient « nécessaires dans une société démocratique ».

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

283. Le requérant soutient tout d’abord qu’il n’y avait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. En outre, il allègue que les décisions judiciaires concernant son placement et son maintien en détention n’étaient motivées que par un simple énoncé des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et qu’elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. Il se plaint d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

284. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

1. Période à considérer
1. Thèses des parties

a) Le requérant

285. Le requérant indique que, dans le cadre de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Ankara, il a été placé en détention provisoire le 4 novembre 2016 et que sa détention provisoire dans cette procédure s’est poursuivie jusqu’au 2 septembre 2019, date à laquelle la cour d’assises a ordonné sa remise en liberté. Il souligne que le 4 décembre 2018 la cour d’appel d’Istanbul a confirmé définitivement l’arrêt de la cour d’assises d’Istanbul et déclare que, nonobstant ce jugement définitif, son statut de jure n’a pas changé et que sa privation de liberté tombe toujours sous le coup de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

286. Dans ce contexte, le requérant fait observer que, même après sa condamnation définitive dans la procédure pénale menée à Istanbul, la question relative à son maintien en détention provisoire a toujours fait l’objet d’un contrôle régulier par la cour d’assises d’Ankara. Il relève notamment que, par une décision du 13 décembre 2018, cette juridiction a ordonné son maintien en détention provisoire, eu égard à l’existence de forts soupçons selon lesquels il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute qu’elle a estimé que son maintien en détention était nécessaire et proportionné et que les mesures alternatives à la détention semblaient insuffisantes. Le requérant note que ce raisonnement a été repris dans toutes les autres décisions qui ont suivi jusqu’au 2 septembre 2019. De plus, il expose que lors des audiences il était qualifié de personne en « détention provisoire ». Selon lui, ces décisions démontrent que, malgré sa condamnation définitive dans la procédure pénale menée à Istanbul, son statut actuel au regard des faits de l’espèce ne relève pas de l’article 5 § 1 a) de la Convention en ce qui concerne la période antérieure au 2 septembre 2019.

287. En outre, le requérant affirme que, durant cette période, il a toujours été traité comme une personne qui était en « détention provisoire » au sein de l’établissement pénitentiaire. Dans ce contexte, il indique qu’en prison il avait notamment des contacts avec ses avocats et sa famille, conformément aux dispositions légales en vigueur applicables à une personne en « détention provisoire ».

b) Le Gouvernement

288. Dans ses observations écrites, le Gouvernement a soutenu que le statut juridique du requérant avait changé à la suite de l’arrêt du 4 décembre 2018 ayant confirmé sa condamnation à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement. Il a indiqué dans ce contexte que l’exécution de cette peine avait commencé le 7 décembre 2018. À cet égard, le Gouvernement a tenu à faire remarquer que depuis le 7 décembre 2018 le requérant n’avait plus le statut de détenu mais celui de condamné pour une autre infraction, sans lien avec la présente requête. Par conséquent, il a estimé que la détention de l’intéressé relevait depuis cette date de l’article 5 § 1 a) de la Convention.

289. Au cours de l’audience tenue le 18 septembre 2019, le Gouvernement a déclaré que la détention provisoire du requérant au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention avait pris fin le 7 septembre 2018, date de l’arrêt de la cour d’assises d’Istanbul, laquelle avait condamné l’intéressé en raison d’un discours qu’il avait prononcé le 17 mars 2013 lors d’un meeting organisé à Istanbul.

2. Appréciation de la Cour

290. La Cour rappelle que l’un des cas de privation de liberté les plus fréquents dans le cadre de la procédure pénale est la détention provisoire. Ce type de détention, prévu à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, constitue l’une des exceptions à la règle générale énoncée à l’article 5 § 1, selon laquelle chacun a droit à la liberté. La période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberte (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207), et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7, et Buzadji, précité, § 85).

291. En l’occurrence, le 4 novembre 2016 le requérant a été arrêté et placé en garde à vue. Le même jour, le juge de paix de Diyarbakır a ordonné sa mise en détention provisoire. Durant la procédure pénale menée d’abord à Diyarbakır et ensuite à Ankara, les cours d’assises compétentes ont continué à prolonger la détention provisoire de l’intéressé, jusqu’au 2 septembre 2019. Par ailleurs, par un arrêt du 7 septembre 2018 la cour d’assises d’Istanbul a condamné le requérant à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste mais elle n’a pas ordonné sa privation de liberté. À la suite de l’arrêt rendu le 4 décembre 2018 par la cour d’appel d’Istanbul, la condamnation du requérant est devenue définitive. En conséquence, l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement a commencé le 7 décembre 2018. Dans ce contexte, la Cour observe qu’à partir du 7 décembre 2018 le requérant a été privé de sa liberté dans le cadre de deux procédures pénales distinctes.

292. Les parties ne discutent pas l’applicabilité de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention à la période comprise entre le 4 novembre 2016, date de la mise en détention provisoire initiale du requérant, et le 7 septembre 2018, date à laquelle il a été condamné en première instance dans le cadre d’une autre procédure pénale, ou bien le 7 décembre 2018, date à laquelle il a commencé à purger sa peine prononcée dans le cadre de cette dernière. La question de l’applicabilité de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention se pose en revanche pour la période ayant débuté le 7 septembre ou le 7 décembre 2018, pour laquelle on pourrait soutenir que la privation de liberté du requérant relève des alinéas a) et c) de l’article 5 § 1.

293. Dans ce contexte, dans l’hypothèse où la détention provisoire d’une personne condamnée a été ordonnée ou prolongée au cours d’une autre procédure pénale, la Cour recherche si cette personne a commencé ou non à purger sa peine d’emprisonnement pendant sa « détention provisoire ». Ainsi, dans son arrêt Piotr Baranowski c. Pologne (no 39742/05, §§ 45-46, 2 octobre 2007), le requérant avait été placé en détention le 18 décembre 2001 et maintenu en détention jusqu’au 18 décembre 2004, date à laquelle le tribunal de première instance avait rendu un jugement de condamnation. Alors qu’il était en détention provisoire, le requérant avait été condamné à une peine d’emprisonnement dans le cadre d’une procédure pénale distincte. Il avait purgé cette peine du 30 juillet 2002 au 26 janvier 2004. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour a estimé qu’elle ne pouvait pas tenir compte de la période comprise entre le 30 juillet 2002 et le 26 janvier 2004, au motif que durant cette période la détention provisoire du requérant avait coïncidé avec sa détention après condamnation. Elle a jugé qu’une telle privation de liberté ne tombait donc pas sous le coup de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

294. Dans une autre affaire, Dervishi c. Croatie (no 67341/10, §§ 124‑125, 25 septembre 2012), le requérant, condamné à l’issue d’une procédure pénale alors qu’il se trouvait en détention provisoire dans le cadre d’une autre procédure, avait demandé au tribunal municipal s’il pouvait commencer à purger sa peine d’emprisonnement. Il n’y avait pas été autorisé, dans la mesure où il était déjà en détention provisoire. En conséquence, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre la condamnation du requérant et la privation de liberté en cause et que cette condamnation n’avait eu aucune incidence sur sa détention provisoire.

295. En outre, dans l’affaire Borisenko c. Ukraine (no 25725/02, §§ 41‑42, 12 janvier 2012), le requérant était privé de sa liberté dans le cadre de deux procédures pénales différentes. Par un jugement du 30 décembre 1999, il avait été condamné à quatre ans de réclusion criminelle, peine qui devait prendre fin le 18 juillet 2003. Alors qu’il purgeait cette peine, il avait été inculpé dans le cadre d’une autre procédure pénale et, le 1er février 2001, il avait été placé en détention provisoire. Sur la question de l’applicabilité de l’article 5 § 3 à la période comprise entre le 1er février 2001 et le 18 juillet 2003, la Cour a considéré qu’il n’existait aucune raison objective de penser qu’au cours de ladite période le requérant avait cessé de purger sa peine d’emprisonnement. En conséquence, la Cour a estimé que la détention du requérant pendant cette période entrait dans le champ d’application de l’article 5 § 1 a) de la Convention.

296. Pour en revenir aux circonstances de la présente affaire, à la lumière des principes découlant de l’arrêt Dervishi (précité), la Cour note tout d’abord qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre la condamnation du requérant en date du 7 septembre 2018 et sa privation de liberté jusqu’au 7 décembre 2018. Partant, elle estime que durant cette période la privation de liberté de l’intéressé relevait toujours de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Le 7 décembre 2018, le requérant a cependant commencé à purger la peine qui avait été prononcée à l’issue de la procédure pénale menée à Istanbul. En conséquence, à la lumière de l’arrêt Piotr Baranowski (précité), malgré le maintien du requérant en « détention provisoire » pendant la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Ankara (jusqu’au 2 septembre 2019), après le 7 décembre 2018, date du début de l’exécution de la peine d’emprisonnement définitive, la privation de liberté de l’intéressé a cessé de relever de l’article 5 § 1 c) de la Convention et a plus exactement commencé de relever de l’article 5 § 1 a).

297. Au vu de ce qui précède, en ce qui concerne les présents griefs, la période à prendre en considération a débuté le 4 novembre 2016, date de l’arrestation du requérant, et s’est terminée le 7 décembre 2018, date à laquelle il a commencé à exécuter la peine d’emprisonnement définitive prononcée à l’issue de la procédure pénale menée à Istanbul. La détention provisoire subie par le requérant a donc duré deux ans, un mois et trois jours.

2. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (article 5 § 1 de la Convention)
1. L’arrêt de la chambre

298. Estimant qu’il y avait lieu de conclure que le requérant pouvait passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, la chambre a conclu à la non-violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Elle a tenu dans son arrêt le raisonnement suivant :

« 168. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’avoir commis plusieurs infractions, dont certaines liées au terrorisme. Dans ce contexte, elle note que le procureur de la République a allégué que le requérant avait notamment déclaré vouloir exposer la sculpture du leader d’une organisation terroriste (...). De plus, elle observe que, d’après l’acte d’accusation, le requérant, dans son discours du 21 avril 2013 fait à Diyarbakır dans les locaux du BDP, considérait que le peuple kurde en Turquie devait son existence à la lutte armée menée par le PKK. À cet égard, il a été allégué que l’intéressé aurait qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance de Şemdinli [et] d’Eruh » (...). En outre, le procureur de la République a affirmé que le requérant était le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK. À cet égard, la Cour note que des éléments de preuve tels que des comptes rendus de conversations entre les responsables du PKK et entre ces personnes et le requérant avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée (...). Elle note aussi que, considérant le contenu de ces conversations, les autorités nationales, notamment les juges de première instance et la Cour constitutionnelle, ont considéré qu’il était possible de conclure que le requérant agissait conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste.

169. La Cour observe qu’une grande partie des accusations portées contre le requérant concernent directement la liberté d’expression et les opinions politiques de l’intéressé. Cependant, dans le cadre de la présente requête, il n’appartient pas à la Cour de juger si le requérant est coupable ou non des infractions qui lui sont reprochées. Cette tâche revient aux juridictions nationales. En l’espèce, la Cour est appelée à examiner si la privation de liberté de l’intéressé était basée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Sur cette question, compte tenu des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, la Cour estime que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir accompli au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi. »

2. Thèses des parties

a) Le requérant

299. Le requérant allègue avoir été placé en détention provisoire en raison de ses opinions politiques. Il estime qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de convaincre un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. En conséquence, il soutient que sa privation de liberté n’a à aucun moment été justifiée par des soupçons plausibles.

300. Dans ce contexte, le requérant expose que, dans la décision initiale du 4 novembre 2016 relative à sa mise en détention provisoire, le 2e juge de paix de Diyarbakır a présenté neuf points concrets pour justifier des soupçons raisonnables de le placer en détention. Il note que six d’entre eux concernaient des discours politiques qu’il avait prononcés en tant que membre actif de l’Assemblée nationale et coprésident du deuxième parti politique d’opposition en Turquie. La septième raison tenait à sa participation à un rassemblement public légal. La huitième raison était un tweet publié par le HDP et appelant à des manifestations contre l’attaque de Daech à Kobané. Enfin, le dernier motif concernait l’existence de plusieurs enquêtes pénales menées contre lui. Il soutient qu’aucun de ces points ne peut constituer une raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Selon lui, sa mise en détention provisoire poursuivait une intention cachée.

301. Le requérant critique l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 décembre 2017 et celui de la chambre, estimant qu’ils n’examinent pas de près les motifs fournis par le 2e juge de paix de Diyarbakır. Il affirme de surcroît que la Cour constitutionnelle a de sa propre initiative présenté de nouveaux motifs pour établir l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Selon lui, « l’invention » de nouvelles raisons à cette fin va à l’encontre des principes fondamentaux du système de recours individuel devant la Cour constitutionnelle ainsi que de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

302. Toutefois, dans l’hypothèse où la Cour envisagerait de prendre en compte les éléments de preuve qui n’avaient pas été mentionnés par le 2e juge de paix de Diyarbakır, le requérant argue que ceux-ci ne sont pas susceptibles de faire naître des soupçons propres à justifier sa détention provisoire. Dans ce contexte, il signale que la Cour constitutionnelle a cité un discours qu’il avait prononcé en 2012, dans lequel il avait dit que la sculpture d’Abdullah Öcalan allait être exposée. Il affirme que par ce discours il avait voulu dire que ceux qui apportaient la paix par le biais du processus de résolution méritaient que leur réussite fût mise en avant. Selon lui, il s’agit donc d’un discours politique qui était protégé par l’article 10 de la Convention.

303. Le requérant soutient en outre que la Cour constitutionnelle a conclu qu’il existait suffisamment d’éléments de preuve pour le soupçonner d’avoir agi conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste, et cela en raison du contenu des documents saisis et des comptes rendus de conversations téléphoniques. Il précise à cet égard que dans l’acte d’accusation le procureur de la République affirmait qu’il avait transmis une lettre d’un dénommé İ.E. à sa famille, sur instruction du PKK. Or, selon le requérant, le tribunal de première instance a établi qu’il s’agissait d’un élément de preuve fictif. En ce qui concerne les comptes rendus de ses conversations téléphoniques, il indique que toutes ses demandes de vérification de l’authenticité des enregistrements ont été rejetées par la cour d’assises et qu’en conséquence il a de sérieux doutes quant à l’existence réelle de ceux-ci. Dans ces conditions, il estime que ces éléments ne peuvent aucunement justifier sa privation de liberté.

b) Le Gouvernement

304. Le Gouvernement soutient que le requérant a été placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et plus particulièrement contre le PKK et le KCK. Il affirme que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce et contenus dans le dossier, il était objectivement possible d’acquérir la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu des éléments de preuve obtenus lors de l’enquête, une procédure pénale a été engagée à l’encontre du requérant et qu’elle est actuellement en cours devant les juridictions nationales. Il rappelle également les conclusions de la Cour constitutionnelle et celles de la chambre, qui ont constaté que le requérant pouvait passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.

305. Le Gouvernement indique que la tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions énoncées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il dit qu’il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, qui sont mieux placées selon lui pour évaluer les preuves produites devant elles. Il note que la question de la détention provisoire du requérant a été examinée par trente-neuf juges de première instance et seize juges de la Cour constitutionnelle, et qu’ils ont tous considéré qu’il existait des éléments suffisants pour établir l’existence de forts soupçons selon lesquels le requérant avait commis les infractions reprochées. Le Gouvernement déclare à cet égard que le requérant n’a aucunement démontré que l’appréciation des juges nationaux avait été arbitraire ou manifestement déraisonnable. En conséquence, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

3. Les tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme

306. La Commissaire aux droits de l’homme note que les autorités nationales ont indiqué que le refus des députés membres du HDP de comparaître personnellement devant les autorités d’enquête était le motif de leur privation de liberté initiale. Elle ajoute que, même après avoir été forcés à comparaître devant le parquet et devant un juge, un certain nombre de ces députés ont été placés et maintenus en détention provisoire.

307. La Commissaire aux droits de l’homme décèle un problème plus général dans les décisions des juges de paix relatives au placement et au maintien en détention provisoire. Elle soutient que ces décisions sont souvent dépourvues de référence à des éléments de preuve crédibles propres à établir l’existence de soupçons raisonnables et qu’elles justifient fréquemment les détentions en citant des déclarations et des actes qui sont clairement non violents.

b) Les ONG intervenantes

308. Les ONG intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, 1 482 membres du HDP, dont plusieurs députés, ont été mis en détention provisoire. Elles soutiennent qu’une grande partie des personnes concernées ont été privées de leur liberté pour avoir fait des discours à caractère politique. Insistant sur l’importance du débat public dans une société démocratique, elles critiquent l’usage de mesures qui aboutissent à priver arbitrairement de leur liberté les députés du HDP.

309. Elles notent que la chambre a estimé que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis une infraction pénale. Selon elles, cette conclusion de la chambre abaisse le critère du « caractère raisonnable » à une condition très faible et en conséquence ouvre la voie à la justification des détentions arbitraires fondées sur les opinions politiques des personnes concernées.

4. Appréciation de la Grande Chambre

a) Recevabilité

310. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

(i) Principes généraux

311. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II). Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel, il revêt une importance primordiale (Buzadji, précité, § 84). Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII).

312. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (Buzadji, précité, § 84, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).

313. En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).

314. La Cour rappelle ensuite que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI, et Poyraz c. Turquie (déc.), no 21235/11, § 53, 17 février 2015). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015, Mehmet Hasan Altan, précité, § 124, et Şahin Alpay, précité, § 103).

315. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 127, 16 avril 2019).

316. En effet, la tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 126).

317. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits (Włoch, précité, §§ 108-109). Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018, Aliyev c. Azerbaïdjan, nos 68762/14 et 71200/14, § 152, 20 septembre 2018, et Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 128, 10 décembre 2019).

318. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux‑mêmes aient été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (Kavala, précité, § 129).

319. Selon sa jurisprudence constante, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine, O’Hara, précité, § 35, Ilgar Mammadov, précité, § 89, et Alparslan Altan, précité, § 129).

320. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102, et Alparslan Altan, précité, § 130).

321. L’obtention ultérieure de preuves à charge concernant un chef d’accusation peut parfois renforcer les soupçons associant le requérant à des infractions de type terroriste. Cependant, elle ne peut pas constituer la base exclusive de soupçons justifiant la détention. En tout état de cause, l’obtention ultérieure de telles preuves ne décharge pas les autorités nationales de leur obligation de fournir une base factuelle suffisante propre à justifier la mise en détention d’une personne. Conclure autrement irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention, à savoir la protection de l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Alparslan Altan, précité, § 139).

(ii) Application de ces principes en l’espèce

322. Lorsqu’elle examine un grief relatif à l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un requérant d’avoir commis une infraction, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre l’intéressé étaient « plausibles » au moment de sa mise en détention provisoire (ibidem, § 133).

323. La Cour a déjà estimé, dans l’affaire Fox, Campbell et Hartley (précitée, § 32), que les difficultés inhérentes à la recherche et à la poursuite des infractions liées au terrorisme empêchaient d’apprécier toujours d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique la « plausibilité » des soupçons motivant les privations de liberté. Cela étant, aux yeux de la Cour, la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (ibidem, § 32). Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si en l’espèce il existait au moment de la mise en détention du requérant des éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées par le parquet (paragraphe 271 ci-dessus). Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure.

324. Le 4 novembre 2016, le procureur de la République de Diyarbakır a demandé au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée et pour incitation publique à commettre une infraction. Le même jour, l’intéressé a été traduit devant le 2e juge de paix de Diyarbakır, qui a ordonné sa mise en détention provisoire. Pour ce faire, il a tout d’abord souligné que la modification constitutionnelle avait eu pour effet de lever l’immunité parlementaire du requérant pour les infractions en cause. Ensuite, il a noté qu’au moment de l’intensification des conflits entre Daech et le PYD en Syrie, en octobre 2014, les responsables du PKK avaient publié plusieurs appels invitant la population à descendre dans la rue. Il a ajouté que, presque simultanément, trois tweets avaient été publiés au nom du comité exécutif du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant également la population à sortir dans la rue. Le juge de paix a relevé en outre qu’au cours des événements des 6-8 octobre 2014 les sympathisants du PKK avaient commis plusieurs infractions et qu’ils avaient notamment causé la mort de 50 personnes, blessé 678 autres individus et endommagé 1 113 bâtiments. Pour le juge de paix, les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP établissaient l’existence de forts soupçons selon lesquels le requérant avait commis l’infraction d’incitation publique à commettre une infraction, dans le cadre de ses fonctions au sein du parti politique en question. Le juge de paix a également observé que le requérant avait prononcé plusieurs discours dans lesquels il avait qualifié de « résistance » certains actes des membres du PKK, notamment le creusement de tranchées et l’établissement de barricades dans les villes, et qu’il avait participé aux activités du Congrès de la société démocratique. Il a ajouté que plusieurs enquêtes pénales menées contre le requérant étaient pendantes devant le parquet, notamment pour des infractions liées au terrorisme. Selon lui, ces éléments étaient suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Le juge de paix a encore noté que l’infraction relative à la fondation et à la direction d’une organisation terroriste armée – infraction pour laquelle le requérant n’avait pas été interrogé – figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP. Enfin, considérant l’importance de l’affaire et la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, il a estimé que la mesure de détention provisoire était nécessaire et proportionnée et que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.

325. Appelée à examiner la légalité de la détention provisoire du requérant, la Cour constitutionnelle, après avoir décrit les événements des 6‑8 octobre 2014, a estimé qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP et les actes de violence en question. Concernant ensuite les « événements des tranchées », la juridiction constitutionnelle a considéré que, compte tenu des propos du requérant, des lieux où il s’était exprimé et de sa qualité de coprésident du HDP, la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Ainsi, se penchant sur le contenu de deux discours prononcés par le requérant le 13 novembre 2012 et le 21 avril 2013, la haute juridiction a relevé qu’il existait en l’espèce une indication de commission d’une infraction. Enfin, eu égard aux documents saisis lors de la perquisition du domicile d’A.D. et au contenu des conversations entre les hauts responsables présumés du PKK et entre eux et le requérant, elle a jugé que l’on pouvait considérer que ce dernier avait agi conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste armée. Elle a déclaré en conséquence que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.

326. Pour déterminer s’il existait de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur plusieurs éléments de preuve qui n’étaient pas mentionnés dans l’ordonnance du 4 novembre 2016 relative au placement en détention provisoire de l’intéressé. Dans ce contexte, la Cour relève notamment que les discours prononcés par le requérant le 13 novembre 2012 et le 21 avril 2013 ne figurent pas parmi ceux cités par le 2e juge de paix de Diyarbakır pour justifier la privation de liberté de l’intéressé. De plus, le juge de paix n’a pas justifié la mise en détention provisoire du requérant en se fondant sur les conversations téléphoniques évoquées par la Cour constitutionnelle et il n’a pas pris en compte les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile d’une tierce personne. Ces éléments de preuve n’ont été présentés devant les juges qu’après le dépôt de l’acte d’accusation du 11 janvier 2017, soit plus de deux mois après la mise en détention provisoire initiale du requérant. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’examiner ces éléments de preuve pour établir la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dans la mesure où ils ont été sans effet sur la décision rendue le 4 novembre 2016 par le 2e juge de paix de Diyarbakır. Ils ne peuvent être pris en compte que pour l’examen de la question relative à la persistance ou à l’existence apparente de soupçons plausibles dans le cadre du maintien en détention de l’intéressé durant le procès pénal.

327. En l’occurrence, le 2e juge de paix de Diyarbakır a au départ justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant sur les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP. Dans les trois tweets litigieux le HDP avait appelé à la solidarité avec la population de Kobané, qui à l’époque faisait face à une offensive militaire lancée par les membres de l’organisation terroriste armée Daech. La Cour est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie était confrontée en raison de la menace constituée par les attentats terroristes, notamment au lendemain de la crise en Syrie. Le mois d’octobre 2014 s’inscrit dans une période où le conflit interne à ce pays menaçait la sécurité nationale de la Turquie. C’est dans ce contexte sensible que le HDP a publié les tweets en question, par lesquels il appelait la population à descendre dans la rue. Ces appels ont sans doute créé une situation difficile, en particulier dans le sud-est de la Turquie. En effet, des événements d’une grande violence se sont produits après la publication de ces appels (paragraphes 23 et 25 ci-dessus). La Cour estime malgré tout que ces appels sont restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne peuvent pas être interprétés comme un appel à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne peuvent pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question et ne peuvent pas justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question.

328. Ensuite, le 2e juge de paix de Diyarbakır s’est référé à certaines déclarations politiques par lesquelles le requérant avait exprimé son avis sur les événements des 6-8 octobre 2014 et sur ceux des « tranchées », ou plus généralement sur la question kurde. Le contenu des discours du requérant peut être considéré comme une attaque très sévère contre les politiques du gouvernement. Les opinions du requérant, notamment sur les « événements des tranchées », et son utilisation de notions telles que la « résistance » peuvent être tenues pour offensantes par l’État ou par une fraction de la population. Elles sont également de nature à les heurter, les choquer ou les inquiéter. Toutefois, dans ses discours litigieux le requérant n’a pas fait un appel à l’usage de méthodes violentes et ses propos ne relevaient certainement pas de l’endoctrinement terroriste, de l’apologie de l’auteur d’un attentat, du dénigrement de victimes d’un attentat, de l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires (voir, notamment, Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 51, 17 décembre 2013, et Güler et Uğur, précité, § 52). Aux yeux de la Cour, ces discours ne sauraient convaincre un observateur objectif que l’intéressé a pu commettre les infractions pour lesquelles il a été placé en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant sa privation de liberté ne soient présentés. La notion de « soupçons raisonnables » ne saurait être interprétée de manière à porter atteinte au droit de la liberté d’expression du requérant tel que garanti par l’article 10 de la Convention.

329. La participation du requérant à l’assemblée générale du Congrès de la société démocratique a été retenue comme un motif justifiant sa détention provisoire. Or le requérant soutient qu’il s’agissait d’un rassemblement public légal. À cet égard, le Gouvernement n’a présenté aucun élément de preuve spécifique qui puisse récuser cette affirmation. En conséquence, la Cour estime que la participation du requérant à une réunion pacifique et le fait qu’il y ait prononcé un discours sont également impropres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé a pu commettre une des infractions en question (paragraphe 69 ci-dessus). Ces faits reprochés au requérant étaient liés à l’exercice par lui de ses droits découlant de la Convention, notamment des articles 10 et 11.

330. Le 2e juge de paix de Diyarbakır a estimé que le nombre d’enquêtes pénales menées contre le requérant pour des infractions liées au terrorisme permettait d’établir l’existence de forts soupçons selon lesquels il avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Pour la Cour, une référence vague et générale aux autres enquêtes menées par les procureurs de la République ne peut aucunement être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire du requérant.

331. Au vu de tout ce qui précède, la Cour relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre de l’intéressé. En conséquence, elle estime que, au moment du placement en détention provisoire du requérant, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait commis les infractions reprochées.

332. La Cour doit ensuite déterminer si les autres motifs pris en compte par la Cour constitutionnelle peuvent faire apparaître des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions en cause, justifiant ainsi sa détention provisoire à partir du 4 novembre 2016. Dans ce contexte, la Cour examinera trois séries d’éléments de preuve que la Cour constitutionnelle a tirées de l’acte d’accusation, à savoir les discours prononcés par le requérant les 13 novembre 2012 et 21 avril 2013, les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile d’A.D., et les conversations entre les hauts responsables présumés du PKK et entre eux et le requérant.

333. Lors d’une manifestation organisée le 13 novembre 2012, le requérant a dit notamment que la sculpture d’Abdullah Öcalan allait être exposée. Quelle que soit la raison de cette déclaration, la Cour admet qu’il s’agit d’une remarque qui peut être considérée comme offensante, choquante, dérangeante ou polémique pour une grande partie de la population en Turquie. À cet égard, la Cour a déjà jugé par le passé que l’ampleur et les effets particuliers de l’activité terroriste du PKK, dont le chef est Abdullah Öcalan, avaient indubitablement créé un « danger public menaçant la vie de la nation » (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 70, Recueil 1996‑VI). Cependant, comme l’indique l’intéressé, les propos litigieux ont été tenus dans un cadre spécifique, à savoir durant le « processus de résolution », pendant lequel les autorités nationales avaient engagé des négociations avec les responsables du PKK, y compris Abdullah Öcalan, afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde. Le requérant explique qu’en s’exprimant ainsi il avait voulu dire que ceux qui apportaient la paix par le biais du processus de résolution, méritaient que leur réussite fût mise en avant. À cet égard, jusqu’à la fin du « processus de résolution », aucune mesure importante n’a été prise à l’encontre du requérant pour ces propos. Ce n’est qu’après la fin de ce processus, soit plus de quatre ans après le discours litigieux, que les autorités judiciaires l’ont considéré comme un élément suffisant pour justifier la détention provisoire du requérant, sans rechercher quelle avait été l’intention de ce dernier. En l’absence d’autres motifs et éléments de preuve légitimant une telle mesure, la Cour n’est donc pas convaincue que le discours prononcé par le requérant le 13 novembre 2012 pouvait justifier un soupçon plausible selon lequel il avait commis les infractions en question.

334. Dans son discours du 21 avril 2013, le requérant a exprimé son opinion sur le mouvement kurde. À cette occasion, il a d’abord indiqué que ce mouvement avait considéré la guerre comme une guerre d’autodéfense légitime. Puis il a dit qu’il était mal d’utiliser des armes dans la mesure où il était possible de résister et de réussir avec des méthodes non violentes. Il a ajouté que sans le mouvement du PKK il n’y aurait pas de peuple kurde en Turquie. Les propos du requérant montrent qu’il estimait que le peuple kurde en Turquie devait son existence, en partie, à la lutte armée menée par cette organisation terroriste. Le commentaire en question peut se comprendre comme une description des faits historiques liés à la question kurde en Turquie, telle qu’interprétée par l’intéressé. Il est vrai que dans son discours le requérant a parlé du « coup de 1984 » et de la « résistance à Şemdinli [et] à Eruh » comme d’actes ayant créé la réalité du peuple kurde. En fait, comme le suggère le procureur de la République (paragraphe 79 ci-dessus), il n’est pas déraisonnable de dire que le requérant a qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance à Şemdinli [et] à Eruh ». La Cour estime cependant qu’il faut également replacer ce discours dans le contexte général du « processus de résolution », pendant lequel la société turque a débattu de manière ouverte de l’origine de la question kurde. Pour la Cour, les propos litigieux relèvent d’une évaluation faite par l’intéressé des affrontements armés survenus en Turquie plutôt que d’une incitation à la violence et de l’apologie du terrorisme. Dans l’ensemble, ils ne sauraient passer pour susceptibles d’inciter à la poursuite de la violence ou d’aggraver la situation en matière de sécurité dans telle ou telle région de Turquie.

335. Le procureur de la République de Diyarbakır a accusé le requérant d’être le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK. À cet égard, il a d’abord présenté deux documents découverts dans un disque dur saisi lors de la perquisition effectuée au domicile d’une tierce personne, lesquels démontraient selon lui que le requérant avait transmis une lettre d’un dénommé İ.E. à sa famille, sur instruction du PKK. Or le requérant plaide que la cour d’assises a établi qu’il s’agissait d’un élément de preuve fictif. La Cour observe que le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par le requérant à ce sujet. Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que les documents en question ne sauraient fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre le requérant.

336. En outre, à l’appui de ses accusations, le procureur de la République de Diyarbakır a présenté des comptes rendus d’écoutes de conversations téléphoniques entre S.O. et K.Y., et entre K.Y. et le requérant (paragraphe 79 ci-dessus). Selon lui, il ressortait de ces comptes rendus que S.O. avait donné des instructions au requérant afin qu’il participe à certaines réunions à l’étranger, notamment au Conseil de l’Europe. Le requérant conteste l’authenticité des comptes rendus en question. Il note à cet égard que toutes ses demandes de vérification de leur authenticité ont été rejetées par la cour d’assises. En ce qui concerne les écoutes téléphoniques, la Cour est consciente de l’importance de tels éléments de preuve dans la lutte contre la criminalité organisée. Néanmoins, lorsqu’un accusé met en cause leur authenticité, les autorités judiciaires ont l’obligation de démontrer leur crédibilité (voir mutatis mutandis, Gäfgen, précité, § 164 et Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 43, CEDH 2002‑IX). Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de prolonger la détention provisoire d’une personne sur le fondement de tels éléments de preuve. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des comptes rendus présentés par le parquet. À supposer même qu’il s’agisse de comptes rendus dignes de foi, la Cour estime que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir si le requérant a effectivement obéi aux « instructions » en question. De plus, elle ne voit pas comment la participation à un programme organisé au sein du Conseil de l’Europe en 2008 pourrait constituer un fait justifiant les soupçons en question et la mise en détention provisoire de l’intéressé plusieurs années après.

337. La Cour a déjà constaté sous l’angle de l’article 10 de la Convention que la présente affaire confirmait la tendance des juridictions nationales à déterminer l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces (voir le paragraphe 280 ci-dessus). Elle a conclu à cet égard que l’éventail des actes susceptibles de justifier la détention provisoire du requérant sur le fondement de l’article 314 du CP était si large que la teneur de cette disposition, combinée avec l’interprétation qu’en avaient donnée les juridictions nationales, n’offrait pas une protection adéquate contre les ingérences arbitraires des autorités nationales. En conséquence, elle a estimé que les infractions liées au terrorisme qui étaient en cause, telles qu’interprétées et appliquées en l’espèce, n’étaient pas « prévisibles ». Aux yeux de la Cour, cette considération est également valable concernant l’incrimination des discours prononcés par le requérant. Selon elle, les propos tenus par le coprésident du deuxième parti politique d’opposition ne peuvent pas être considérés comme suffisants pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de fondement à la détention provisoire de l’intéressé.

338. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne contient d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes de l’intéressé – à savoir principalement ses discours à caractère politique et sa participation à certaines réunions légales – et les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu.

339. En l’occurrence, le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve prétendument à la disposition de la cour d’assises d’Ankara répondaient au critère de « soupçons plausibles » requis par l’article 5 de la Convention, et pouvaient ainsi convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Non seulement les accusations portées contre le requérant étaient essentiellement fondées sur des faits qui ne pouvaient raisonnablement pas être considérés comme un comportement criminel en vertu du droit interne, mais de plus elles concernaient principalement l’exercice par celui-ci des droits garantis par la Convention (Kavala, précité, § 157).

340. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.

3. Sur le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention

341. Se plaignant de la durée de sa détention provisoire, le requérant allègue que les décisions judiciaires concernant son placement et son maintien en détention n’étaient motivées que par un simple énoncé des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et qu’elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. Il y voit une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

342. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. L’arrêt de la chambre

343. Constatant qu’il existait des éléments de preuve concrets permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, la chambre a dit que les soupçons pesant sur lui pouvaient expliquer son placement en détention provisoire. Elle a indiqué que l’existence de tels éléments était une condition sine qua non de la régularité d’une détention, mais qu’elle ne suffisait pas à la justifier. La chambre a donc recherché s’il y avait en l’espèce d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention provisoire du requérant. Considérant les motifs présentés par les juridictions nationales, elle a estimé que les autorités judiciaires avaient maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient être estimés « suffisants » pour justifier la durée de cette détention, et elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

2. Thèses des parties

a) Le requérant

344. Le requérant considère que sa mise en détention provisoire était contraire à l’article 5 § 3 de la Convention. Il note que, selon la jurisprudence de la Cour, les juges nationaux sont tenus de justifier la détention provisoire par des motifs pertinents et suffisants dès la décision initiale de mise en détention provisoire. Dans ce contexte, il ajoute que les juridictions nationales ont examiné la question de sa détention plus de soixante fois et qu’à l’issue de chaque examen, jusqu’au 2 septembre 2019, elles ont ordonné son maintien en détention. Or, selon lui, ces décisions n’étaient motivées que par un simple énoncé des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés.

345. En ce qui concerne l’allégation de risque de fuite, le requérant plaide que, entre le 11 novembre 2016 et le 24 janvier 2017, les juges de paix de Diyarbakır ont examiné neuf fois la question de sa détention et qu’ils n’ont jamais évoqué un quelconque risque de fuite comme motif de maintien en détention. Il indique que ce motif a été présenté pour la première fois le 1er mars 2017, soit environ quatre mois après son placement en détention provisoire, par la cour d’assises de Diyarbakır et que pour celle-ci sa non-comparution devant les autorités d’enquête était de nature à établir l’existence d’un risque de fuite. Or le requérant déclare que son attitude était une réponse politique aux enquêtes pénales engagées pour des motifs selon lui politiques. Il ajoute que les juridictions nationales n’ont jamais pris en compte le fait qu’il était parti à l’étranger plusieurs fois et qu’il était toujours revenu dans son pays, sans montrer une quelconque intention de s’enfuir. À ses yeux, sa non-comparution devant le parquet ne permettait pas, dès lors, d’établir l’existence d’un risque de fuite.

346. Le requérant soutient en outre que le risque d’altération des preuves n’a guère été étayé dans la soixantaine de décisions relatives à son placement et à son maintien en détention provisoire. Il affirme en effet que les charges retenues contre lui reposaient pour une large part sur les discours qu’il avait prononcés en public en tant que leader politique. Il estime que, dans ce contexte, il n’avait aucune possibilité d’altérer les preuves.

347. En outre, le requérant affirme qu’aucune décision rendue par les juridictions nationales n’explique en quoi l’application de mesures alternatives à la détention aurait été insuffisante.

b) Le Gouvernement

348. Le Gouvernement déclare que les juridictions nationales, à savoir les juges de paix de Diyarbakır, les cours d’assises de Diyarbakır et d’Ankara et la Cour constitutionnelle, ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant. En particulier, elles auraient établi l’existence d’un risque que l’intéressé prît la fuite. À cet égard, le Gouvernement avance que plusieurs députés du HDP dont l’immunité avait été levée et qui faisaient l’objet d’une enquête pénale ont fui à l’étranger. Dans ce contexte, tenant compte également de la peine d’emprisonnement encourue, d’une durée de quarante-trois à cent quarante-deux ans, il estime qu’il n’était pas déraisonnable que les juridictions nationales concluent à un risque de fuite. Ainsi, il rappelle que le requérant a refusé de se présenter devant les autorités d’enquête malgré les convocations délivrées par les procureurs de la République compétents. De plus, il soutient que dès le début de l’enquête pénale le requérant a tenté de faire obstruction à la procédure, notamment en refusant de faire sa déposition. L’intéressé aurait en effet essayé de ralentir la procédure pénale. En outre, en ordonnant le maintien en détention provisoire du requérant, les juridictions nationales auraient également tenu compte de la gravité et de la lourdeur des infractions qui lui étaient reprochées.

349. Le Gouvernement fait valoir que la détention provisoire du requérant a débuté le 4 novembre 2016 et qu’elle s’est terminée soit le 4 septembre 2018 par sa condamnation en première instance, soit le 7 décembre 2018, lorsque l’intéressé a commencé à purger sa peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement. Le Gouvernement estime que la légitimité du maintien en détention d’un prévenu doit s’apprécier au cas par cas, en fonction des particularités de la cause. En l’occurrence, il soutient que les autorités judiciaires ont fait preuve d’une diligence particulière dans la conduite de la procédure et qu’il n’y a eu ni inactivité ni retard imputables à celles-ci. Il précise que le procureur de la République a déposé l’acte d’accusation trois mois environ après l’arrestation du requérant et que la première audience a eu lieu le 7 décembre 2017, soit treize mois après la mise en détention provisoire de l’intéressé. Il ajoute que les retards survenus dans la procédure, qui ont entraîné la prolongation de la privation de liberté du requérant, sont dus au dépaysement du procès pour des raisons de sécurité, aux questions procédurales liées à la jonction de plusieurs enquêtes pénales, aux demandes de l’intéressé relatives à la prorogation du délai fixé pour la présentation de sa défense, à ses demandes de récusation de juges et à son refus de faire sa déposition. Eu égard à la complexité de l’affaire, qui regroupe en un seul dossier trente et une enquêtes pénales distinctes visant le requérant, la durée de la détention provisoire litigieuse ne paraît pas déraisonnable au Gouvernement dans un grand procès pénal lié au terrorisme.

3. Les tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme

350. La Commissaire aux droits de l’homme note que la raison initiale avancée par les autorités turques pour justifier la mise en détention provisoire des députés du HDP était le refus de ces derniers de comparaître personnellement devant les autorités d’enquête. Elle indique que, même après avoir été forcés à comparaître devant le parquet, un certain nombre de députés, dont le requérant, ont été mis en détention. D’après la Commissaire aux droits de l’homme, les motifs invoqués par les juridictions nationales pour justifier la détention provisoire des députés ne sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants ».

b) L’UIP

351. L’UIP indique que, selon la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour constitutionnelle, l’existence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction ne suffit pas à justifier sa mise en détention provisoire. Elle soutient qu’une telle mesure devrait également être justifiée par des motifs tels qu’un risque de fuite, d’altération des preuves, de pressions au cours de la procédure judiciaire et de commission d’une nouvelle infraction. Dans le cas de députés, elle note que les juridictions nationales doivent d’abord recourir aux mesures alternatives à la détention pour assurer la participation des intéressés à la procédure pénale.

4. Appréciation de la Grande Chambre

a) Recevabilité

352. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

353. La Cour renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017).

354. En l’occurrence, la Cour a déjà constaté qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’avaient été exposés par les juridictions nationales, à aucun moment de la privation de liberté de l’intéressé (paragraphes 338 et 339 ci-dessus) et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.

355. La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’absence de telles raisons, la Cour estime qu’il y a également eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

356. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention provisoire subie par l’intéressé ou bien si elles ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.

5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

357. Le requérant soutient que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention et il expose à ce sujet que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ». Il allègue à cet égard une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

358. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

1. L’arrêt de la chambre

359. Après avoir observé que la durée à prendre en considération était de treize mois et quatre jours, la chambre a conclu que, bien que ce délai ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de l’affaire il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Pour arriver à cette conclusion, elle a souligné que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe dès lors qu’il s’agissait de l’une des premières affaires types qui soulevaient des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député après la levée de son immunité parlementaire. En outre, la chambre a tenu compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).

2. Thèses des parties
1. Le requérant

360. Le requérant soutient que la procédure devant la Cour constitutionnelle, qui a duré treize mois et quatre jours, constitue une violation du droit à obtenir promptement une décision sur la légalité de la détention, au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Il indique d’emblée que, si le nombre d’affaires pendantes devant la Cour constitutionnelle semble élevé au premier abord, la haute juridiction a transmis 72 134 de ces recours à la commission d’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence, sans se pencher sur leur bien-fondé. Il précise donc que le 17 novembre 2016, lorsqu’il a introduit son recours, il n’y en avait que 64 630 devant la Cour constitutionnelle. Selon lui, ce nombre ne peut pas être considéré comme exceptionnel.

361. Ensuite, le requérant avance que dans le passé, en 2013 et 2014, la Cour constitutionnelle avait traité dans un délai plus court les affaires concernant la détention de parlementaires.

362. Enfin, le requérant note que la Cour constitutionnelle applique une politique de priorité aux affaires urgentes et que la sienne figure parmi les recours prioritaires, mais que néanmoins elle n’a pas procédé dans son cas à un contrôle juridictionnel rapide.

2. Le Gouvernement

363. Le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour, qui dit selon lui que lorsque l’ordonnance initiale de placement en détention a été rendue à l’issue d’une procédure offrant des garanties judiciaires appropriées, et lorsque l’ordre juridique interne comporte un double degré de juridiction, la Cour tolère que le contrôle devant une juridiction de deuxième instance et devant une juridiction constitutionnelle prenne plus de temps.

364. En l’occurrence, le Gouvernement note que pendant les treize mois et quatre jours qu’a duré la procédure devant la Cour constitutionnelle, la question de la détention provisoire du requérant a été examinée vingt‑trois fois par les juridictions nationales. Ainsi, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique que depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 il y a eu une augmentation massive du nombre de recours formés devant la haute juridiction. Il déclare également que 24 000 de ces recours, dont celui du requérant, étaient prioritaires. Il ajoute que le recours introduit par le requérant posait des questions juridiques complexes. Il considère donc qu’il n’est pas possible de conclure à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention, même si le délai de treize mois et quatre jours ne semble pas bref.

3. La Commissaire aux droits de l’homme

365. La Commissaire aux droits de l’homme estime que la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle en ce qui concerne les recours introduits par les députés placés en détention est déraisonnablement longue.

4. Appréciation de la Grande Chambre
1. Sur la recevabilité

366. Les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, § 159) et Şahin Alpay (précité, § 131) ont établi que l’article 5 § 4 de la Convention est applicable aux procédures menées devant la Cour constitutionnelle turque.

367. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

368. La Cour rappelle d’emblée les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relative à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018) et Kavala (précité, §§ 176-184). Elle se réfère également aux conclusions qu’elle a formulées dans les affaires Mehmet Hasan Altan (précitée, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précitée, §§ 133-139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

369. La Cour rappelle les constatations suivantes de l’arrêt de la chambre :

« 214. [La Cour] rappelle aussi que, dans [les affaires Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay], elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait de plus relevé que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours (...) Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (...), la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours et, dans l’affaire Şahin Alpay (...), seize mois et trois jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

215. La Cour estime que ces conclusions valent aussi dans le cadre de la présente requête. La Cour souligne à cet égard que la requête introduite par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe étant donné qu’elle était une des premières affaires types qui soulevaient des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (...) En l’espèce, elle observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 17 novembre 2016 et que cette juridiction a rendu son arrêt final le 21 décembre 2017. Elle note que la période à prendre en considération a donc duré treize mois et quatre jours.

216. À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention. »

370. La Grande Chambre souscrit au raisonnement et à la conclusion de la chambre. Elle conclut donc à la non-violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

6. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

371. Le requérant se plaint de ce que sa détention provisoire constitue une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

372. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. L’arrêt de la chambre

373. La chambre a constaté que le requérant n’avait pas pu participer aux travaux de l’Assemblée parlementaire pendant un an, sept mois et vingt jours de son mandat. Après avoir rappelé qu’elle avait conclu, sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, que les juridictions internes n’avaient pas suffisamment motivé le maintien en détention provisoire de l’intéressé, elle a estimé qu’elles n’avaient pas non plus suffisamment tenu compte du fait qu’il était non seulement un député mais aussi l’un des chefs d’un parti politique de l’opposition dont l’exercice des fonctions parlementaires appelait un niveau élevé de protection. En conséquence, elle a conclu à la violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

2. Thèses des parties
1. Le requérant

374. Le requérant allègue que sa détention provisoire, laquelle poursuit selon lui un but politique, constitue une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Il estime que ce qui est protégé par le droit à des élections libres, ce n’est pas seulement le droit d’être élu député, et que cette disposition couvre également le droit d’exercer des activités politiques en tant que député. Il déclare à cet égard que le droit de se porter candidat à des élections parlementaires serait illusoire si l’on pouvait en être privé arbitrairement à tout moment. Il affirme en particulier qu’à partir du 4 novembre 2016, date de sa mise en détention provisoire, il n’a pas eu la possibilité de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa privation de liberté.

2. Le Gouvernement

375. À titre principal, le Gouvernement soutient que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 3 du Protocole no 1. Il déclare que cette disposition garantit le droit pour tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat. À cet égard, il indique que, tout au long de son mandat parlementaire, le requérant a pu conserver son statut de député, qu’il a ainsi touché son salaire et bénéficié des droits reconnus aux parlementaires, lesquels selon lui ne requièrent pas une présence physique à l’Assemblée nationale. Dans ce contexte, le Gouvernement a avancé par exemple que l’intéressé pouvait déposer des questions écrites à l’attention du Conseil des ministres, comme il l’aurait fait notamment le 17 avril 2018. Il estime que le requérant a ainsi pu continuer à exercer une importante fonction de contrôle vis-à-vis du pouvoir exécutif. Selon le Gouvernement, le fait que l’exercice des droits de l’intéressé en tant que député soit rendu plus difficile, voire impossible, devrait être considéré comme une conséquence involontaire de sa détention provisoire et non comme une ingérence dans l’exercice de son droit de siéger en tant que député.

376. S’agissant du bien-fondé de ce grief, le Gouvernement déclare que, dans l’hypothèse où la Cour estimerait qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits découlant de l’article 3 du Protocole no 1, il y aurait lieu de tenir celle-ci pour justifiée. Il rappelle en effet que les droits découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus. En particulier, il soutient que cette disposition n’exclut ni les poursuites pénales ni le placement en détention provisoire d’un député. Il répète également sa thèse selon laquelle le requérant n’a pas été mis en détention provisoire de manière arbitraire. Au contraire, déclare-t-il, la question de sa détention provisoire a été examinée au total vingt-trois fois entre le 17 novembre 2016 et le 21 décembre 2017, lors de procédures ayant offert des garanties judiciaires appropriées contre tout arbitraire. Il estime que cette détention provisoire avait une base légale et qu’elle poursuivait le but légitime consistant à empêcher le requérant de prendre la fuite. Ainsi, cette mesure aurait été proportionnée eu égard à la nature des infractions reprochées. À cet égard, le Gouvernement note que les juridictions nationales, notamment la Cour constitutionnelle, ont jugé nécessaire la détention provisoire du requérant après avoir mis en balance les intérêts de celui-ci protégés par l’article 3 du Protocole no 1 et ceux de la bonne administration de la justice. Il indique également que, à l’issue de leur examen de mise en balance, les juges nationaux ont estimé que les mesures alternatives à la détention semblaient insuffisantes.

3. Les tiers intervenants
1. La Commissaire aux droits de l’homme

377. La Commissaire aux droits de l’homme souligne le rôle important que jouent les députés dans les systèmes démocratiques. Elle estime que la détention provisoire de députés de l’opposition a eu un impact fortement négatif sur le droit à des élections libres protégé par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

2. L’UIP

378. L’UIP déclare qu’il a été impossible au requérant, en raison de sa détention provisoire, de se consacrer utilement à ses responsabilités parlementaires.

3. Les ONG intervenantes

379. Les ONG intervenantes soutiennent que la détention provisoire infligée à des députés de l’opposition parce qu’ils ont exprimé des opinions critiques constitue une atteinte injustifiée à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Appréciation de la Grande Chambre
1. Sur la recevabilité

380. Concernant l’exception d’irrecevabilité relative à la qualité de victime présentée par le Gouvernement, la Cour estime qu’elle soulève des questions qui sont étroitement liées à l’examen du bien-fondé du grief formulé par le requérant. Dès lors, elle analysera ce point dans le cadre de son examen du fond du grief.

381. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Principes généraux

382. La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Karácsony et autres, précité, § 141, et Mugemangango c. Belgique [GC], no 310/15, § 67, 10 juillet 2020).

383. Elle a déjà déclaré, dans ses arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (2 mars 1987, § 47, série A no 113) et Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, §§ 41 et 42, série A no 103), que des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (voir aussi Tănase, précité, § 154). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du parlement est une valeur essentielle à une société démocratique (Karácsony et autres, précité, § 141).

384. Dans le cadre d’affaires relatives à la liberté d’expression, la Cour a notamment déclaré ceci :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Castells, précité, § 42).

Comme la Cour l’a déjà dit (voir le paragraphe 243 ci-dessus), elle a par la suite confirmé ces principes à maintes reprises. Bien que la liberté d’expression des représentants du peuple n’ait pas un caractère absolu, il est de la plus haute importance de protéger les propos tenus par ces personnes, en particulier s’il s’agit de membres de l’opposition. À cet égard, la Cour admet toutefois qu’il puisse y avoir des limitations, notamment pour prévenir des appels directs ou indirects à la violence. Cela étant, elle opérera en tout état de cause un contrôle rigoureux afin de vérifier que la liberté d’expression est préservée.

385. L’article 3 du Protocole no 1 à la Convention diffère des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles garantissant des droits en ce qu’il énonce l’obligation pour les Hautes Parties contractantes d’organiser des élections dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple et non un droit ou une liberté en particulier. Eu égard aux travaux préparatoires de l’article 3 du Protocole no 1 et à l’interprétation qui est donnée de cette clause dans le cadre de la Convention dans son ensemble, la Cour a établi que cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 102, CEDH 2006‑IV).

386. La Cour réaffirme que l’objet et le but de la Convention appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (voir, par exemple, Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, § 47, CEDH 2010, avec les références qui y sont citées). Or les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, droits inhérents à la notion de régime véritablement démocratique, ne seraient qu’illusoires si un élu du peuple ou ses électeurs pouvaient à tout moment en être arbitrairement privés (Lykourezos, précité, § 56). En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 3 du Protocole no 1 garantit le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002‑IV, Ilıcak c. Turquie, no 15394/02, § 30, 5 avril 2007, Sılay c. Turquie, no 8691/02, § 27, 5 avril 2007, Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, § 41, 5 avril 2007, Sobacı c. Turquie, no 26733/02, § 26, 29 novembre 2007, et Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015). Elle relève à cet égard que la règle de l’immunité parlementaire, présente dans la plupart des États contractants, y compris la Turquie, est cruciale pour cette garantie.

387. La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 48, 30 juin 2009). Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002‑II, Sadak et autres, précité, § 31, et Kavakçı, précité, § 40). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les restrictions imposées à l’exercice des droits découlant de cet article ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

388. La notion de « limitation implicite » signifie que les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » que la Cour utilise dans le cadre de ses examens sous l’angle des articles 8 à 11 de la Convention ne sont pas appliqués dans les affaires relatives à l’article 3 du Protocole no 1. La Cour recherche plutôt, pour commencer, s’il y a eu un traitement arbitraire ou un manque de proportionnalité. Ensuite, elle examine si la limitation a constitué une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, et Ždanoka, précité, § 115).

389. En matière de privation de liberté d’un député, la Cour n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur un grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention relatif aux conséquences de la détention provisoire d’un député élu sur l’exercice de son mandat parlementaire. Dans ce contexte, l’article 3 du Protocole no 1 n’interdit pas l’application d’une mesure privative de liberté à un député ou à un candidat aux élections parlementaires. Autrement dit, l’application d’une telle mesure ne constitue pas automatiquement une violation de cette disposition. Cela étant, eu égard à l’importance dans une société démocratique du droit à la liberté et à la sûreté d’un député, les juridictions nationales doivent démontrer, dans le cadre de l’exercice de leur pouvoir d’appréciation, que pour ordonner le placement et/ou le maintien en détention provisoire d’une personne elles ont mis en balance les intérêts en jeu, en particulier, d’un côté, ceux de la personne concernée protégés par l’article 3 du Protocole no 1 et, de l’autre, l’intérêt général à priver cette personne de liberté lorsque cela est nécessaire dans le cadre d’une procédure pénale. Un élément important de cet exercice de mise en balance est la question de savoir si les charges ont une base politique (Uspaskich c. Lituanie, no 14737/08, § 94, 20 décembre 2016). La tâche de la Cour se limite ensuite à apprécier sous l’angle de la Convention les décisions rendues par les juridictions nationales, sans se substituer aux autorités internes compétentes.

b) Application de ces principes en l’espèce

390. Le requérant en l’espèce voit dans sa détention provisoire une mesure politique visant en réalité à l’empêcher d’exercer son mandat de député. Compte tenu des répercussions de cette privation de liberté sur l’exercice réel du mandat parlementaire de l’intéressé, la Cour doit d’abord rechercher s’il y a eu ingérence dans l’exercice par lui de ses droits découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

391. Dans ce contexte, la Cour ne saurait accepter l’argument du Gouvernement selon lequel le grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 doit être déclaré irrecevable pour absence de qualité de victime. En effet, comme la chambre l’a précisé, le droit à des élections libres ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections législatives ; une fois élue, la personne concernée doit également voir reconnaître son droit d’exercer son mandat. En l’espèce, entre le 4 novembre 2016 et le 24 juin 2018, le requérant n’a pas pu participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire. Autrement dit, il n’a pas été en mesure de participer aux activités du corps législatif pendant un an, sept mois et vingt jours. Bien qu’il ait pu conserver son statut de député et qu’il ait eu la possibilité de poser des questions par écrit, la Cour admet que la détention provisoire du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ses droits résultant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Dès lors, elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

392. La Cour rappelle que les droits découlant de l’article 10 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 sont interdépendants et qu’ils se renforcent mutuellement (Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 42, Recueil 1998‑I). Cette interdépendance est particulièrement prononcée lorsqu’il s’agit de représentants démocratiquement élus qui sont maintenus en détention provisoire pour avoir exprimé leurs opinions politiques. Les parlementaires représentent les électeurs et leur liberté d’expression nécessite donc une protection renforcée. Compte tenu de cette importance qu’elle accorde à la liberté d’expression des parlementaires, surtout de l’opposition, comme le requièrent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, la Cour estime que la privation de liberté d’un député qui ne peut pas être tenue pour conforme aux exigences de l’article 10 de la Convention emportera également violation de l’article 3 du Protocole no 1.

393. De plus, la Cour a déjà dit que la privation de liberté était une ingérence si grave dans l’exercice des droits fondamentaux qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 143, CEDH 2012). En effet, la détention est une mesure provisoire dont la durée doit être aussi courte que possible. Ces considérations valent a fortiori pour la détention d’un député. Dans une démocratie, le parlement est une tribune indispensable au débat politique, dont l’exercice du mandat parlementaire fait partie (voir, mutatis mutandis, Cordova (no 1), précité, § 59). Pendant l’exercice de son mandat, un député représente les électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts.

394. En l’espèce, la Cour rappelle ses conclusions relatives aux violations des articles 10 et 5 § 1 de la Convention. Elle a déjà constaté sous l’angle de l’article 10 que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant, à savoir sa détention provisoire en raison de l’expression de ses opinions d’homme politique, n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité. Elle a notamment relevé qu’en l’espèce les juridictions nationales n’avaient aucunement examiné la question de savoir si les discours incriminés étaient couverts ou non par l’irresponsabilité parlementaire de l’intéressé telle que protégée par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. De plus, elle a estimé qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Ces constats sont également pertinents à l’égard de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. En fait, la Cour rappelle que l’immunité parlementaire n’est pas un privilège accordé aux parlementaires à titre individuel, mais un privilège attribué au parlement, en tant qu’institution, pour garantir son bon fonctionnement (Kart, précité, § 53). Dans ce contexte, si un État prévoit l’immunité parlementaire contre les poursuites pénales et les privations de liberté, les juridictions nationales doivent tout d’abord veiller à ce que le député concerné ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire pour les actes incriminés. Or, en l’occurrence, bien que le requérant ait demandé à la cour d’assises d’examiner si les discours litigieux étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution turque, les juridictions nationales n’ont pas effectué le moindre examen, de sorte qu’elles n’ont pas rempli leurs obligations procédurales découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention (voir les paragraphes 70, 77, 80 et 91 ci‑dessus).

395. En outre, en cas d’application à un député d’une mesure privative de liberté, les autorités judiciaires qui ordonnent cette mesure sont tenues de démontrer qu’elles ont procédé à une mise en balance entre les intérêts concurrents. Dans le cadre de cet exercice de mise en balance, elles doivent protéger la libre expression des opinions politiques du député en question. Elles sont notamment tenues de veiller à ce que l’infraction reprochée n’ait pas de lien direct avec l’activité politique du député concerné. Dans ce contexte, le système juridique des États membres doit offrir une voie de droit permettant à un député placé en détention de contester de manière effective sa privation de liberté et d’obtenir un examen au fond de ses griefs. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juridictions nationales compétentes pour se prononcer sur la détention provisoire du requérant avaient procédé à une mise en balance au regard de l’article 3 du Protocole no 1 lorsqu’elles s’étaient prononcées sur la légalité du placement et du maintien en détention provisoire de l’intéressé. La Cour note que la Cour constitutionnelle n’a pas recherché si les infractions en question étaient directement liées aux activités politiques du requérant. Dans son arrêt du 21 décembre 2017, la haute juridiction a déclaré irrecevable le grief du requérant qui soutenait que, eu égard à son statut de député, son placement en détention provisoire constituait une violation de son droit à des élections libres. Dans son récent arrêt du 9 juin 2020, elle a dit que les juridictions inférieures n’avaient pas évalué les allégations du requérant selon lesquelles son maintien en détention était déraisonnable en raison de ses qualités de député, de coprésident d’un parti politique et de candidat à l’élection présidentielle ; or ce constat, pour la juridiction constitutionnelle, ne concernait que le grief de l’intéressé relatif à la durée de la détention provisoire. La Cour conclut que les autorités judiciaires n’ont pas tenu compte de manière effective du fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique en Turquie, dont l’exercice du mandat parlementaire appelait un niveau élevé de protection.

396. De surcroît, comme il ressort de l’opinion dissidente du juge minoritaire de la Cour constitutionnelle dans la décision du 21 décembre 2017, les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’avaient pas été justifiées par les juges de première instance. Le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juges nationaux avaient effectivement envisagé l’application de mesures alternatives à la détention provisoire, qui sont prévues en droit interne. Il est vrai que les juridictions nationales ont estimé de manière systématique que de telles mesures étaient insuffisantes, et qu’elles n’ont fourni aucun raisonnement concret et individualisé.

397. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que, même si le requérant a pu conserver son statut de parlementaire tout au long de son mandat, l’impossibilité pratique pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. En conséquence, la Cour conclut que la détention provisoire du requérant était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire découlant de l’article 3 du Protocole no 1.

398. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

7. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 CONVENTION

399. Invoquant l’article 18 de la Convention, le requérant allègue avoir été placé en détention pour avoir exprimé des opinions critiques à l’égard du pouvoir politique. Il soutient à cet égard que le but de sa détention provisoire était de le faire taire.

400. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il ne faut l’appliquer que conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Il considère que le grief du requérant mérite d’être examiné uniquement sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

401. La Cour observe qu’en l’occurrence le requérant soutient que sa détention provisoire poursuivait un but inavoué, à savoir le réduire au silence en raison du rôle joué par lui sur la scène politique en Turquie. Elle y voit un aspect fondamental de l’affaire, dont la substance n’a pas été examinée lors de l’analyse des différents griefs du requérant ci-dessus (Navalnyy, précité, § 164 et Kavala, précité, § 198). Elle l’examinera donc séparément.

402. Le grief du requérant tiré de l’article 18 combiné avec l’article 10 de la Convention n’a pas été communiqué et aucune question spécifique n’a donc été posée aux parties relativement à celui-ci. La Cour estime donc que ce grief se prête à un examen séparé sous l’angle de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5, lequel avait été communiqué. L’article 18 est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

1. L’arrêt de la chambre

403. Au vu de son constat selon lequel la mise en détention provisoire du requérant avait à tout moment été conforme à l’article 5 § 1 c) de la Convention, la chambre a analysé le point de savoir si les éléments du dossier permettaient d’établir au-delà de tout doute raisonnable que le but prédominant du maintien en détention de l’intéressé était de l’écarter de la scène politique. Dans ce contexte, elle s’est appuyée sur son raisonnement formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1, ainsi que sur le contexte sociopolitique des événements survenus ces dernières années en Turquie, tel que décrit par les parties et les tiers intervenants. À l’issue de cet examen contextuel, elle a conclu que le maintien en détention provisoire du requérant poursuivait également un but politique. Pour ce faire, elle a tenu compte notamment du rôle politique de l’intéressé, de la situation politique tendue en Turquie, des discours, notamment ceux tenus par le président de la République, ayant ciblé le requérant et son parti, du moment choisi pour le maintenir en détention, qui avait coïncidé avec un important référendum constitutionnel et avec l’élection présidentielle, ainsi que de l’apparition alléguée d’une tendance systémique à « bâillonner » les voix dissidentes. Par la suite, elle a ainsi conclu que ce but politique était prédominant. Elle a tenu le raisonnement suivant :

« 270. En l’occurrence, la Cour note qu’il existait plusieurs enquêtes pénales diligentées à l’encontre du requérant depuis des années mais qu’aucune mesure significative n’avait été prise avant la fin du « processus de résolution » pour engager une procédure destinée à lever l’immunité parlementaire du requérant. À cet égard, la Cour observe que, bien qu’elle n’ait pas commencé à la suite des discours du président de la République, l’enquête menée à l’encontre du requérant a été au moins accélérée à la suite desdits discours et de la déclaration selon laquelle les « députés de ce parti [le HDP] [devraient en] payer le prix » (...) Le 16 mars 2016, le président de la République a accusé les députés du HDP, dont le requérant, d’avoir causé la mort de 52 personnes.

271. Ainsi, bien que la Cour ne puisse pas souscrire à l’argument du requérant selon lequel tout l’appareil juridique de l’État défendeur a été, dès le départ, utilisé de manière abusive et que les autorités judiciaires n’ont cessé d’agir de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention (...), il ressort des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des observations du Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années a créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence. Dans ce contexte, des éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement face au comportement du requérant, eu égard à sa position en tant qu’un des leaders de l’opposition, et face à celui d’autres députés et maires élus appartenant au HDP, ainsi que, plus généralement face aux voix dissidentes. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement ne développe aucun moyen sérieux susceptible de la convaincre que ces allégations peuvent être non fondées.

272. En outre, la Cour rappelle que, afin de pouvoir déterminer quel but est prédominant dans une affaire donnée, en gardant à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit, elle doit également prendre en considération, entre autres, la nature et le degré de répréhensibilité du but non-conventionnel censé avoir été poursuivi (...). À cet égard, la Cour observe que le requérant ne se voit pas uniquement [comme] victime d’une violation à titre individuel. Il soutient qu’il a été maintenu en détention provisoire principalement en raison de sa position en tant qu’un des leaders de l’opposition politique. La Cour estime que, dans une telle hypothèse, ce qui est mis en danger ne saurait être considéré uniquement comme les droits et libertés du requérant en tant [qu’]individu mais le système démocratique lui-même. Aux yeux de la Cour, un tel but non-conventionnel présenterait une gravité incontestable pour la démocratie.

273. Eu égard à ce qui précède, et considérant notamment le fait que les autorités nationales ont ordonné le maintien en détention du requérant à plusieurs reprises pour des motifs insuffisants qui ne consistent qu’en une énumération stéréotypée des motifs de détention énoncés par la loi, la Cour considère qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les prolongations de la privation de liberté de l’intéressé, notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir le référendum et l’élection présidentielle, poursuivaient un but inavoué prédominant, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (...). »

2. Thèses des parties
1. Le requérant

404. Le requérant affirme que son placement et son maintien en détention provisoire en raison des opinions politiques qu’il a exprimées en tant que député et coprésident du deuxième parti d’opposition de Turquie ont pour objectif ultime de le punir et de le faire taire. Il argue que la véritable raison de sa privation de liberté est la fermeté de ses critiques envers les politiques du gouvernement et du président de la République. Dans ce contexte, il note que, lors du meeting du 7 mars 2015, organisé quelques mois avant les élections du 7 juin 2015, le président de la République a déclaré : « [D]onnez-moi 400 députés et tout sera résolu pacifiquement », discours par lequel, selon le requérant, le président de la République appelait à changer le système constitutionnel du pays. Il expose qu’en réaction, le 18 mars 2015, lors de la réunion de groupe parlementaire de son parti politique, il a livré un bref discours, dans lequel il s’est prononcé ainsi : « Cher Recep Tayyip Erdoğan, nous ne vous ferons pas président, nous ne vous ferons pas président, nous ne vous ferons pas président ». Aux dires du requérant, ce discours est rapidement devenu viral et a influé sur le climat politique avant les élections de juin 2015, devenant un slogan clé du HDP et positionnant le HDP et lui-même en opposition directe au président de la République. À cet égard, le requérant estime que la répression exercée à l’encontre des membres de son parti politique est devenue plus visible, notamment après sa déclaration selon laquelle il ne soutiendrait jamais un système présidentiel dans lequel M. Erdoğan serait président.

405. Le requérant indique que nombre de réformes importantes, comme l’adoption d’un système présidentiel à la place du système parlementaire, ont été réalisées alors que lui-même, coprésident du deuxième parti de l’opposition représenté au sein de l’Assemblée nationale, se trouvait en détention provisoire pour des propos à caractère politique. D’après lui, sa privation de liberté visait aussi à l’empêcher de mener ses activités politiques, afin qu’il ne fasse pas campagne contre l’adoption du nouveau système constitutionnel.

406. Le requérant déclare que, à la suite de la levée des immunités parlementaires, les parquets compétents ont engagé des enquêtes pénales à l’encontre de cinquante-cinq députés du HDP sur les cinquante-neuf que comptait ce parti. Il souligne également que le 4 novembre 2016 plusieurs députés de son parti ont été arrêtés dans différentes villes et qu’ils ont tous été placés en garde à vue. Il ajoute qu’il est actuellement visé par plusieurs procédures pénales, qui selon lui concernent toutes ses activités politiques. Il remarque qu’en revanche aucune enquête pénale n’a été engagée contre les députés de l’AKP ou du MHP, bien que leurs immunités parlementaires aient également été levées. Il avance que les enquêtes pénales, à caractère politique d’après lui, se sont intensifiées après la fin du « processus de résolution ». Il note à cet égard que l’on comptait quarante-huit enquêtes pénales contre lui entre 2007 et 2014 mais que, après 2014 et jusqu’à la levée de son immunité parlementaire, quarante-huit enquêtes pénales supplémentaires ont été engagées à son encontre. Il expose que le nombre d’enquêtes pénales menées contre lui doit être vu en combinaison avec le nombre d’enquêtes pénales relatives aux autres députés de son parti politique. Il indique à ce propos que, selon les chiffres fournis par le ministère de la Justice, au 15 décembre 2015 on dénombrait au total 330 rapports d’enquête présentés au Parlement, dont 182 concernaient les députés du HDP. Il remarque que, à la suite du discours prononcé le 2 janvier 2016 par le président de la République (paragraphe 49 ci-dessus), le nombre de rapports d’enquête soumis à l’Assemblée nationale contre les députés du HDP a presque triplé et que, en conséquence, au 20 mai 2016, date d’adoption de la modification constitutionnelle, on comptait 510 rapports d’enquête contre les députés du HDP. Le nombre d’enquêtes pénales aurait ainsi augmenté après les discours du président, lequel aurait ouvertement ciblé les députés du HDP comme collaborateurs terroristes.

407. Le requérant soutient que toutes les décisions concernant son placement et son maintien en détention provisoire poursuivaient un but inavoué. Il estime que même la décision du 2 septembre 2019 relative à sa remise en liberté doit être considérée comme une décision politique, dans la mesure où elle a été adoptée quelques jours à peine avant l’audience tenue par la Cour le 18 septembre 2019 dans la présente affaire. De même, il note que, deux jours seulement après cette audience, un juge de paix l’a remis en détention provisoire dans le cadre d’une autre enquête pénale qui concernait les faits à l’origine de son procès pénal actuel. Il souligne dans ce contexte que le 21 septembre 2019, soit le lendemain de sa remise en détention provisoire, le président de la République a déclaré lors d’un discours que l’on ne pouvait pas relâcher les coprésidents du HDP. Selon lui, ce discours démontre clairement que sa privation de liberté est ordonnée par le pouvoir politique afin de l’effacer de la scène politique.

2. Le Gouvernement

408. Le Gouvernement répète son avis selon lequel il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief du requérant tiré de l’article 18 de la Convention. Il soutient à cet égard que la Cour, dans de nombreuses affaires où les arguments avancés par les parties concernant un article de la Convention étaient identiques à ceux examinés dans le contexte d’un autre article de la Convention, a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner séparément le second grief.

409. Selon le Gouvernement, bien que la détention provisoire du requérant se soit déroulée sur fond d’antagonismes politiques entre le HDP et le parti au pouvoir, les allégations de l’intéressé ne peuvent pas être considérées comme suffisantes pour démontrer que son maintien en détention poursuivait le but d’empêcher sa participation à la vie politique, plutôt que celui d’assurer le bon déroulement de la procédure pénale dirigée contre lui.

410. Le Gouvernement réitère sa thèse selon laquelle le grief tiré de l’article 5 doit être déclaré irrecevable. Il ajoute cependant que, dans l’hypothèse où ce grief serait déclaré recevable, il y aurait lieu de conclure à la non-violation de l’article 18 en l’espèce. À cet égard, il indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des États membres et qu’il ne peut y avoir violation de l’article 18 de la Convention qu’au-delà d’un seuil très élevé. Il affirme que le requérant a été placé en détention provisoire au cours d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, que sa détention avait pour seul et unique but de garantir le bon déroulement de la procédure pénale dirigée contre lui et qu’elle ne poursuivait pas un but inavoué prédominant. Ainsi, il assure que les juridictions nationales n’ont pas ordonné le maintien en détention du requérant pour étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique. Dans ce contexte, il rappelle que la Convention ne prévoit pas le droit de ne pas faire l’objet de poursuites pénales.

411. Le Gouvernement note que la chambre a conclu qu’eu égard à la position du requérant sur la scène politique turque, au climat politique tendu en Turquie depuis 2014 et aux discours tenus par les adversaires politiques de l’intéressé, notamment le président de la République, il était naturel qu’un observateur objectif puisse soupçonner l’existence d’une motivation politique au maintien en détention provisoire du requérant. Remarquant que la chambre a dit qu’elle attachait un « poids considérable » au contexte politique dans le pays, même si celui-ci ne constituait pas une preuve suffisante per se, le Gouvernement affirme qu’elle s’est en fait appuyée exclusivement sur le contexte politique. Il estime que cette approche de la chambre n’est pas conforme aux principes énoncés dans l’arrêt Merabishvili (précité), dans lequel la Cour avait conclu que « les éléments liés au contexte politique plus large dans lequel les poursuites pénales [avaient] été engagées contre le requérant ne constitua[ient] pas une preuve suffisante ».

412. Selon le Gouvernement, bien que l’ouverture d’enquêtes pénales contre un certain nombre de députés du HDP en novembre 2016 puisse suggérer le but de faire taire les responsables du parti politique en question, ces enquêtes peuvent également traduire la volonté de poursuivre les députés qui ont des liens présumés avec une organisation terroriste et dont la responsabilité ne pouvait pas auparavant être engagée en raison de leur immunité parlementaire. Contrairement à ce qu’allègue la partie requérante, le Gouvernement déclare à cet égard que les députés du HDP n’ont pas été les seuls députés à faire face à une condamnation pénale, et que cinq députés de l’AKP, neuf députés du CHP et un député du MHP ont également été condamnés à la suite de la levée de leur immunité parlementaire.

413. Le Gouvernement rappelle la position de la chambre selon laquelle le simple fait que des poursuites pénales ont été engagées contre des personnalités politiques ou que celles-ci ont été placées en détention provisoire, même pendant une campagne électorale ou un référendum constitutionnel, ne démontre pas automatiquement que le but poursuivi était de restreindre le débat politique. Il estime de même qu’il est naturel que le requérant ait des soupçons sur la véritable motivation de son maintien en détention – en raison de son rôle sur la scène politique –, mais considère que ces soupçons ne sauraient suffire à la Cour pour conclure que le pouvoir judiciaire a dès le départ été utilisé de manière abusive et que les juridictions internes n’ont cessé d’agir de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention. Il est d’avis qu’il en va de même pour les déclarations du président de la République et pour celles des dirigeants du parti au pouvoir au sujet du requérant, de telles déclarations ne pouvant selon lui être considérées comme prouvant l’existence d’un but inavoué sous-tendant une décision judiciaire que s’il est établi que les tribunaux n’étaient pas suffisamment indépendants à l’égard du pouvoir exécutif. Or il avance qu’aucune preuve n’a été présentée en l’espèce pour étayer de telles allégations et que l’arrêt de la chambre ne les corrobore pas non plus mais déclare simplement que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années avait créé un environnement capable d’influencer les juridictions nationales. Le Gouvernement conteste du reste cette conclusion de la chambre. D’après lui, la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant n’a guère été étayée. Le Gouvernement expose qu’au contraire, en novembre 2017 et en janvier 2018, l’intéressé a été acquitté à l’issue de trois procédures pénales engagées à son encontre pour provocation à la haine et à l’hostilité, pour insulte contre le gouvernement ou le président de la République et le ministre de l’Intérieur. Il indique de plus que, par un jugement du 11 juillet 2018, le tribunal de Diyarbakır a alloué une indemnité au requérant sur le fondement de l’article 141 du CPP, du fait que les tribunaux n’avaient pas examiné d’office la question de sa détention entre le 31 juillet 2017 et le 3 octobre 2017. En outre, le Gouvernement soutient que seuls huit députés du HDP sur les quinze qui avaient été placés en détention provisoire en novembre 2016 se trouvent toujours en détention.

414. Le Gouvernement note encore que quatre-vingt-treize rapports d’enquête distincts avaient été établis contre le requérant par neuf parquets compétents, lesquels avaient saisi l’Assemblée nationale pour obtenir la levée de son immunité parlementaire. Il précise que plus de la moitié de ces rapports avaient été transmis au Parlement avant que les responsables du parti au pouvoir ne commencent prétendument à cibler leurs opposants politiques en juillet 2015. De plus, le Gouvernement indique que la plupart de ces enquêtes avaient été menées par des procureurs de la République qui, à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, ont été révoqués car considérés comme appartenant, affiliés ou liés à une organisation terroriste.

415. Le Gouvernement conteste l’argument du requérant selon lequel son retour en détention provisoire le 20 septembre 2019 reposait sur les mêmes faits que ceux à l’origine de la procédure pénale objet de la présente espèce, et il précise que la privation de liberté actuelle est liée à d’autres infractions. De l’avis du Gouvernement, la procédure pénale qui a débuté le 11 janvier 2017 est plus générale que l’enquête dans le cadre de laquelle le requérant a été placé en détention le 20 septembre 2019. À cet égard, le Gouvernement indique que la procédure pénale qui relève de la présente affaire concerne non seulement les incidents survenus les 6-8 octobre 2014 mais aussi les actes et incidents signalés dans plusieurs autres rapports d’enquête.

416. Le Gouvernement déclare également que la Cour constitutionnelle et la chambre ont estimé que le requérant pouvait passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Selon lui, il n’y a eu aucune irrégularité procédurale et les tribunaux n’ont pas appliqué la loi de manière arbitraire.

417. Le Gouvernement estime en conséquence que tous ces éléments étaient insuffisants pour démontrer que la situation du requérant avait franchi le seuil élevé de l’article 18 de la Convention.

3. Les tiers intervenants
1. La Commissaire aux droits de l’homme

418. S’appuyant sur les conclusions d’un certain nombre d’organismes internationaux, y compris la Commission de Venise, la Commissaire aux droits de l’homme indique que le maintien du droit à la liberté d’expression est actuellement d’autant plus difficile qu’il existe en Turquie une érosion marquée de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. À cet égard, elle signale que de nombreuses actions pénales restreignent d’une manière indue la liberté d’expression et le droit à la liberté et à la sécurité non seulement des députés mais aussi des maires, des universitaires, des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui critiquent la politique officielle, notamment sur la situation dans le sud-est de la Turquie. Elle estime que les lois et les procédures pénales sont actuellement utilisées pour faire taire les voix dissidentes.

2. Les ONG intervenantes

419. Les ONG intervenantes considèrent que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le gouvernement a exploité les préoccupations légitimes causées par cette tentative pour redoubler la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en plaçant les voix dissidentes en détention provisoire.

4. Appréciation de la Grande Chambre
1. Sur la recevabilité

420. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Principes généraux

421. Les principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention ont été établis dans l’arrêt Merabishvili (précité, §§ 287-317) et par la suite confirmés dans l’arrêt Navalnyy (précité, §§ 164-165). La Cour estime particulièrement pertinent pour son examen le passage suivant de l’arrêt Merabishvili :

« 287. Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante (...) ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés (...) Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé.

288. L’article 18 n’est toutefois pas seulement destiné à préciser la portée des clauses de restriction. Il interdit aussi expressément aux Hautes Parties contractantes de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle-même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome (...) Par conséquent, comme l’article 14, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée (...)

290. Il découle également du libellé de l’article 18 qu’il ne peut y avoir violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention.

291. Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (...) »

422. S’agissant de la question de la preuve aux fins de son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention, la Cour a estimé, toujours dans son arrêt Merabishvili (précité), que le critère applicable était celui de la preuve ordinaire :

« 309. Une lecture de la jurisprudence citée (...) ci-dessus à la lumière des précisions qui viennent d’être apportées montre que ce que la Cour a réellement voulu dire en parlant d’un critère de preuve plus strict sous l’angle de l’article 18, c’est qu’elle considère qu’il y a toujours un but prévu par la Convention qui sert de paravent à un but non‑conventionnel. Mais si l’on distingue clairement les deux points, les questions concernant la preuve impliquent simplement de rechercher comment établir l’existence de ce but non-conventionnel et si celui-ci revêtait un caractère prédominant.

310. À cet égard, la Cour estime qu’elle peut, et doit, s’en tenir à son approche habituelle de la question de la preuve, au lieu de suivre des règles spéciales (...)

311. Le premier aspect de cette approche, initialement exposé dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni (...) et confirmé plus récemment dans les arrêts Chypre c. Turquie et Géorgie c. Russie (I) (...), est le principe général selon lequel la charge de la preuve ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie, car la Cour étudie l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent, et au besoin elle s’en procure d’office d’autres. Dès l’arrêt Artico c. Italie (...), la Cour a expliqué que ce principe général vaut non seulement dans les affaires interétatiques, mais aussi dans celles tirant leur origine de requêtes individuelles. Depuis lors, elle s’est appuyée sur la notion de la charge de la preuve dans certains contextes particuliers. Elle a reconnu à plusieurs reprises, notamment dans des cas où les difficultés auxquelles les requérants s’étaient heurtés pour prouver leurs allégations justifiaient pareille conclusion, qu’il n’était pas possible d’appliquer de manière rigide le principe affirmanti incumbit probatio, selon lequel la charge de la preuve d’une allégation pèse sur la partie qui la formule (...)

312. En effet, bien que la Cour se fonde sur des éléments que les parties produisent spontanément, elle demande régulièrement d’office aux requérants et aux gouvernements défendeurs d’en présenter qui soient susceptibles de corroborer ou de réfuter les allégations formulées devant elle. Si le gouvernement défendeur ne répond pas à la demande, la Cour ne peut pas le forcer à le faire, mais, s’il n’explique pas son abstention ou son refus de façon satisfaisante, elle peut en tirer des conclusions (...) Elle peut également combiner ces conclusions avec des éléments circonstanciels. L’article 44C § 1 du règlement de la Cour lui donne une grande latitude à cet égard.

313. La faculté pour la Cour de tirer des conclusions du comportement adopté par le gouvernement défendeur au cours de la procédure devant elle est particulièrement importante lorsque l’État défendeur est seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant, par exemple lorsque des personnes sont détenues par les autorités (...) Cette faculté trouve sans doute particulièrement à s’appliquer lorsqu’un but non-conventionnel est allégué.

314. Le deuxième aspect de l’approche adoptée par la Cour est que le critère de la preuve retenu devant elle est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Ce critère ne coïncide toutefois pas avec celui employé dans certains systèmes juridiques nationaux. Premièrement, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Deuxièmement, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion est intrinsèquement lié à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour a constamment réitéré ces principes (...)

315. Le troisième aspect de l’approche en question, qui lui aussi apparaît déjà dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni (...), est que la Cour apprécie en toute liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la valeur probante de chaque élément du dossier. Dans l’arrêt Natchova et autres (...), elle a encore précisé cet aspect en déclarant que, dans l’appréciation des éléments de preuve, elle n’est pas liée par des formules et adopte les conclusions qui se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Elle a ajouté qu’elle était consciente des éventuelles difficultés d’administration de la preuve qu’une partie pouvait rencontrer. Elle s’en est constamment tenue à cette position, l’appliquant à des griefs tirés de divers articles de la Convention (...)

316. La Cour n’a donc aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention.

317. Il y a lieu toutefois de souligner que, dans ce contexte, on entend par éléments circonstanciels des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux (...) Les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour (...) »

b) Application de ces principes en l’espèce

423. En l’occurrence, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que la détention provisoire du requérant n’était pas fondée sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (paragraphes 338 et 339 ci-dessus). Pour la Cour, le constat de violation de l’article 5 § 1 ne peut pas être considéré comme suffisant en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 de la Convention (Navalnyy, précité, § 166). Il lui faut encore déterminer si, en l’absence de raisons plausibles, un but non-conventionnel identifiable au sens de l’article 18 de la Convention peut être décelé.

424. Le requérant tire principalement grief de ce qu’il aurait été spécifiquement ciblé et privé de sa liberté en raison de son opposition au gouvernement au pouvoir en Turquie. Selon lui, son placement et son maintien en détention provisoire avaient pour but de le faire taire. Dans ce contexte, à la lumière du mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme suite à ses visites en Turquie en 2016, de l’avis de la Commission de Venise sur les modifications de la Constitution, du rapport d’Amnesty International ainsi que des observations des tiers intervenants, la Cour remarque que, eu égard au rôle du requérant – l’un des leaders emblématiques de l’opposition politique en Turquie –, au climat politique tendu depuis 2014 et aux discours tenus par les adversaires politiques de l’intéressé, notamment le président de la République, il est naturel qu’un observateur objectif puisse soupçonner l’existence d’une motivation politique au placement et au maintien en détention provisoire du requérant. Cependant, la Cour a déjà estimé par le passé que le simple fait que des poursuites pénales avaient été engagées contre des personnalités politiques ou que celles-ci avaient été privées de leur liberté, même pendant une campagne électorale ou un référendum, ne démontrait pas automatiquement que le but poursuivi avait été de restreindre le débat politique (Merabishvili, précité, § 323).

425. Vu la formulation du grief du requérant, la Cour est appelée à rechercher en l’espèce si les décisions des juridictions nationales relatives au placement et au maintien en détention provisoire de l’intéressé, en violation de l’article 5 de la Convention, avaient en fait pour but premier d’éloigner de la scène politique turque et de réduire au silence le requérant, l’un des leaders de l’opposition politique.

426. Dans ce contexte, la Cour relève d’emblée que dès avant 2014 les procureurs de la République avaient soumis à l’Assemblée nationale plusieurs rapports d’enquête concernant le requérant. Cependant, aucune mesure n’avait été prise jusqu’à la fin du « processus de résolution » et jusqu’aux élections du 7 juin 2015, à l’issue desquelles le parti au pouvoir a perdu la majorité à l’Assemblée nationale, pour la première fois depuis 2002, en grande partie en raison du succès du HDP. En effet, jusqu’à l’éveil de l’antagonisme politique entre, d’un côté, le HDP et, de l’autre, le président de la République et le parti au pouvoir, le requérant n’avait pas été exposé au risque d’être privé de sa liberté. Cependant, au terme du « processus de résolution » et après les discours du président de la République, qui avait notamment déclaré le 28 juillet 2015 que les « dirigeants de ce parti [le HDP] [devraient] en payer le prix », les enquêtes pénales menées contre le requérant se sont multipliées et accélérées.

427. La modification constitutionnelle adoptée le 20 mai 2016 a levé l’inviolabilité parlementaire de cent cinquante-quatre députés. C’est ainsi que le HDP, qui comptait à l’époque cinquante-neuf députés, s’est retrouvé dans une situation où cinquante-cinq d’entre eux étaient privés de leur inviolabilité parlementaire visée au deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution. En conséquence, quatorze députés appartenant au parti politique du requérant, dont les deux coprésidents, ont été placés en détention provisoire. La Cour observe que, contrairement à ce qu’allègue le requérant, le Gouvernement soutient que les députés du HDP n’ont pas été les seuls députés à faire face à une condamnation pénale. Selon lui, cinq députés de l’AKP, neuf députés du CHP et un député du MHP ont également été condamnés à la suite de la levée de leur immunité parlementaire. Lors de l’audience tenue le 18 septembre 2019, une question spécifique a été posée aux parties relativement à ce point de désaccord. Le Gouvernement, tout en répétant sa thèse, n’a pas été en mesure de démontrer que des députés membres du bloc des partis au pouvoir, à savoir l’AKP et le MHP, avaient aussi été condamnés et/ou privés de leur liberté. En conséquence, la Cour ne saurait accorder de poids à cet argument du Gouvernement, en l’absence d’un quelconque élément de preuve présenté pour l’étayer. Dès lors, elle juge établi que les députés des partis d’opposition, à savoir le CHP et le HDP, sont les seuls à avoir été privés de leur liberté et/ou condamnés, à la suite de procédures pénales menées à leur encontre. Autrement dit, les parlementaires appartenant aux partis politiques d’opposition sont les seuls membres de l’Assemblée nationale qui ont été touchés de manière effective par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016.

428. Plusieurs dirigeants et maires élus du HDP ont également été placés en détention provisoire. Bien que la Cour n’ait pas accès à la teneur des procédures pénales contre ces personnes, elle relève que, selon plusieurs rapports et avis d’observateurs internationaux, la raison principale des mesures privatives de liberté subies par lesdites personnes réside dans leurs discours politiques. Dans ce contexte, la Cour accorde un poids considérable aux constats des tiers intervenants, et plus particulièrement à ceux de la Commissaire aux droits de l’homme, qui souligne que la législation nationale est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes. La Cour estime donc que les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne sont pas un cas isolé. Au contraire, elles semblent suivre une certaine constante.

429. En outre, les dates du placement et du maintien en détention provisoire du requérant sont également un facteur à prendre en compte dans son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention. À cet égard, la Cour note que l’intéressé a été privé de sa liberté notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir celle du référendum du 16 avril 2017 et celle des élections présidentielles du 24 juin 2018.

430. Dans ce contexte, la Cour observe tout d’abord que le requérant s’était déclaré fermement opposé à tout système présidentiel proposé à l’époque des faits par le président Erdoğan et que ce sujet constituait une vaste polémique entre les dirigeants de l’AKP et ceux du HDP. Or, alors que l’opinion publique turque débattait de ce qui était probablement l’une des plus grandes révisions constitutionnelles depuis la proclamation de la République en 1923, le requérant s’est retrouvé en détention provisoire, et ce en violation de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention, ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1. Comme la Cour l’a déjà dit, des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (paragraphe 383 ci-dessus). Cela vaut également dans le contexte d’un référendum constitutionnel. En effet, aux yeux de la Cour, la détention provisoire subie par le requérant a certainement empêché celui-ci de contribuer effectivement à la campagne contre l’introduction d’un système présidentiel en Turquie.

431. Lors des élections présidentielles du 24 juin 2018, six candidats se sont présentés, dont le requérant qui était incarcéré. Celui-ci a donc dû mener sa campagne électorale au sein de l’institution pénitentiaire, dans une situation plus difficile que celle des autres candidats. Il apparaît que les adversaires politiques de l’intéressé ont tiré profit du fait qu’il était privé de sa liberté.

432. La Cour note également les circonstances liées à la remise en détention provisoire du requérant (paragraphes 114 et 118 ci‑dessus). Elle observe à cet égard que, le 2 septembre 2019, la cour d’assises d’Ankara a ordonné la remise en liberté de l’intéressé. Malgré cette décision, celui-ci est resté privé de sa liberté en raison de sa condamnation prononcée à l’issue de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Istanbul. Le 20 septembre 2019, la 26e cour d’assises d’Istanbul a décidé que les jours passés par le requérant en détention provisoire dans le cadre de son procès devant la cour d’assises d’Ankara devaient être déduits aux fins de l’exécution de la peine définitive. En vertu de cette décision, l’intéressé devait pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle. Toutefois, plus tard au cours de la même journée, et nonobstant la procédure pénale pendante devant la cour d’assises d’Ankara, le procureur de la République d’Ankara a demandé au juge de paix d’Ankara de replacer le requérant et sa coprésidente en détention provisoire, dans le cadre d’une autre enquête pénale entamée en 2014 sur les événements des 6‑8 octobre 2014. Toujours le 20 septembre 2019, le juge de paix d’Ankara a, suivant la demande du procureur de la République, ordonné le placement en détention provisoire du requérant et de l’autre ex-coprésidente du HDP. Le lendemain, le président de la République a fait une déclaration à la presse dans laquelle il a accusé le requérant d’être le « tueur » de cinquante-trois personnes. Il a également dit qu’il suivait cette affaire et que l’on ne pouvait pas « relâcher » les deux coprésidentes (paragraphe 118 ci-dessus). En conséquence, même si le 31 octobre 2019 la cour d’assises d’Istanbul a décidé de surseoir à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement prononcée contre le requérant, celui-ci est demeuré privé de sa liberté, cette fois en raison de sa remise en détention provisoire.

433. Dans ce contexte, le but apparent de la remise en détention provisoire du requérant était d’enquêter sur les événements des 6-8 octobre 2014. Or, malgré une qualification différente des infractions reprochées, cette enquête pénale concernait une partie des faits à l’origine du procès pénal qui est toujours pendant devant la cour d’assises d’Ankara et dans le cadre duquel l’intéressé était déjà placé en liberté provisoire (paragraphe 70 ci-dessus). Combinant ces éléments avec les liens temporels étroits entre la remise en liberté du requérant, ordonnée par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019 (paragraphe 114 ci-dessus), la décision de la 26e cour d’assises d’Istanbul du 20 septembre 2019 (paragraphe 115 ci-dessus), le retour immédiat du requérant, le même jour, en détention provisoire (paragraphe 117 ci-dessus) et le discours prononcé juste après par le président de la République (paragraphe 118 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales ne semblent guère intéressées par l’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêche d’exercer ses activités politiques.

434. Par ailleurs, les constats de la Commission de Venise relatives à l’indépendance de la justice en Turquie, et plus particulièrement celles concernant le Conseil supérieur des juges et des procureurs (« le Conseil supérieur »), sont également pertinentes pour l’examen de la Cour sous l’angle de l’article 18 de la Convention. En effet, dans son avis no 875/2017 sur les modifications de la Constitution, adopté lors de sa 110e session plénière (paragraphe 162 ci-dessus), la Commission de Venise a souligné que dans le nouveau système constitutionnel le président de la République avait le pouvoir de nommer six membres du Conseil supérieur sur treize et que les sept autres membres seraient nommés par l’Assemblée nationale. Elle a noté à ce propos que le projet prévoyait des élections au Conseil supérieur dans les trente jours suivant l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle. La Commission de Venise a émis l’avis que cette nouvelle composition du Conseil supérieur était « extrêmement problématique ». Elle a rappelé à cet égard que, dans le nouveau système constitutionnel, le président de la République n’était pas un pouvoir neutre mais qu’il appartenait à une mouvance politique. De plus, considérant la possibilité que le parti du président de la République détienne la majorité parlementaire, situation selon elle pratiquement garantie par le système d’élections simultanées, la Commission de Venise a estimé que cette composition compromettrait gravement l’indépendance de la justice, du fait que le Conseil supérieur était le principal organe de gestion autonome de la justice, chargé des nominations, des promotions, des transferts, des mesures disciplinaires et de la révocation des juges et des procureurs. Elle a ajouté ceci : « contrôler [le Conseil supérieur] revient à contrôler les juges et les procureurs, surtout dans un pays où les révocations de juges sont devenues fréquentes et les transferts de juges sont monnaie courante ». Il ressort des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des commentaires de la Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années a créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence, lorsque des centaines de magistrats ont été révoqués de leurs fonctions, et surtout concernant les procédures pénales engagées contre les voix dissidentes.

435. De son côté le Gouvernement expose qu’en novembre 2017 et en janvier 2018 l’intéressé a été acquitté à l’issue de trois procédures pénales dont il avait fait l’objet. De plus, il indique que le 11 juillet 2018 le tribunal de Diyarbakır a accordé une indemnité au requérant sur le fondement de l’article 141 du CPP, en raison de l’absence d’examen d’office de la question relative à sa détention provisoire. Enfin, il ajoute que seuls huit députés du HDP sur les quinze qui avaient été placés en détention provisoire en novembre 2016 se trouvent toujours en détention. Aux yeux de la Cour, les faits tels que présentés par le Gouvernement peuvent attester que tout l’appareil juridique de l’État défendeur n’a pas été utilisé systématiquement de manière abusive et que les autorités judiciaires n’ont pas sans cesse agi de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention dans toutes les affaires concernant les voix dissidentes (voir, mutatis mutandis, Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, § 109, 18 novembre 2014). Toutefois, la Cour voit mal comment ces faits pourraient avoir une influence sur sa décision relative à la détention provisoire subie par le requérant dans les circonstances de la présente affaire.

436. En l’occurrence, les éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant, l’un des leaders de l’opposition, à celle d’autres députés et maires élus membres du HDP, et, plus généralement, face aux voix dissidentes. Le placement et le maintien en détention provisoire du requérant ont non seulement privé des milliers d’électeurs de leur représentation au sein de l’Assemblée nationale, mais ils ont de surcroît envoyé un message dangereux à l’ensemble de la population, réduisant considérablement la portée du débat démocratique libre. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que les buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué, ce qui est d’une gravité incontestable pour la démocratie (Cebotari c. Moldova, no 35615/06, §§ 52‑53, 13 novembre 2007, Ilgar Mammadov, précité, § 143, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 162, 17 mars 2016, et Mammadli, précité, § 104).

437. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum et de l’élection présidentielle, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique.

438. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

8. SUR L’APPLICATION DEs ARTICLEs 41 et 46 DE LA CONVENTION
1. Sur l’article 46 de la Convention

439. Le requérant a demandé à la Cour d’ordonner sa libération. En ses passages pertinents, l’article 46 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...) »

440. La Cour renvoie aux développements relatifs au retour en détention provisoire du requérant, le 20 septembre 2019 (paragraphes 114-118 ci‑dessus). À cet égard, elle a déjà dit qu’au vu des divers éléments factuels et des liens temporels et matériels étroits existant entre eux, pris dans leur globalité, les autorités à l’origine du placement initial et du maintien en détention du requérant ne semblaient pas être intéressées principalement par l’enquête sur l’implication présumée de celui-ci dans une infraction prétendument commise en 2014 (paragraphes 426-433 ci-dessus). Pour la Cour, le but ultime des autorités judiciaires était de priver le requérant de sa liberté en dépit de la décision de la cour d’assises d’Ankara ayant ordonné sa libération (paragraphe 93 ci-dessus). Le Gouvernement a plaidé que les infractions pour lesquelles le requérant avait été placé en détention provisoire le 20 septembre 2019 (résumées aux paragraphes 116-117 ci‑dessus) n’étaient pas les mêmes que celles qui font l’objet de la présente requête, parce que ces dernières concernaient non seulement les faits survenus les 6-8 octobre 2014 mais aussi les « actes et incidents » signalés dans plusieurs autres rapports d’enquête (paragraphe 415 ci-dessus). Ainsi, selon le Gouvernement lui-même, la décision de mise en détention du 20 septembre 2019 porte aussi sur les faits qui se sont produits du 6 au 8 octobre 2014, bien qu’elle soit formulée de manière plus étroite que les accusations ayant conduit au placement initial du requérant en détention. Or l’ouverture d’une nouvelle enquête pénale concernant des faits qui ont déjà été jugés insuffisants pour justifier la détention, en recourant à une nouvelle qualification juridique, sont de nature à permettre aux autorités de contourner le droit à la liberté.

441. En l’espèce, la Cour ne peut donc pas ignorer le fait que l’intéressé a été placé en détention provisoire sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6‑8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui est précisément visée dans sa requête et qui a pris fin le 2 septembre 2019. À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue, en particulier de son constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5, la Cour souligne que les mesures d’exécution qui doivent maintenant être prises par l’État défendeur, sous la surveillance du Comité des Ministres, concernant la situation du requérant doivent être compatibles avec les conclusions et l’esprit du présent arrêt (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 182, 29 mai 2019).

442. Lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une mesure individuelle particulière, comme elle l’a fait dans les arrêts Assanidzé (précité, §§ 202‑203), Ilaşcu et autres (précité, § 490), Alexanian c. Russie (no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008), Fatullayev c. Azerbaïdjan (no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010), Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138-139, CEDH 2013), Şahin Alpay (précité, §§ 194-195) et Kavala (précité, § 240). Pour le requérant en l’espèce, le maintien en détention provisoire, pour des motifs relatifs au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour. Partant, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

2. Sur l’article 41 de la Convention

443. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

444. Devant la chambre, le requérant avait réclamé 11 350 euros (EUR) pour le préjudice matériel et 250 000 EUR pour le dommage moral qu’il estimait avoir subis. La chambre lui a alloué la somme de 10 000 EUR pour dommage moral.

445. Devant la Grande Chambre, le requérant, rappelant qu’il est avocat et qu’il n’a pas eu la possibilité de travailler en raison de sa détention provisoire, selon lui illégale, demande tout d’abord 16 020 EUR pour perte de revenu. Il réclame ensuite 5 946 EUR au titre du préjudice matériel dont il se plaint, ce qui correspond selon ses indications aux billets d’avion que son épouse (15 471,17 livres turques (TRY), soit environ 2 350 EUR), ses deux filles (4 133,85 TRY et 3 749,26 TRY, soit environ 600 EUR et 550 EUR respectivement) et ses avocats (16 637,60 TRY, soit environ 2 500 EUR) ont dû payer pour lui rendre visite à la prison d’Edirne. À l’appui de sa demande, il fournit les factures relatives aux billets d’avion. Il sollicite en outre 50 000 EUR au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi.

446. Le Gouvernement estime ces sommes excessives et incompatibles avec la jurisprudence de la Cour.

447. S’agissant d’abord du dommage matériel, la Cour considère qu’il incombe à la partie requérante de démontrer que les violations constatées ont entraîné pour elle un préjudice. À cette fin, elle doit produire des justificatifs à l’appui de sa demande. Dans ce contexte, un lien de causalité manifeste doit être établi entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. La Cour précise qu’un lien hypothétique entre ces derniers ne suffit pas (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 110, 10 mars 2009, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 219).

448. En l’espèce, les constats de violation de la Convention découlent principalement du placement et du maintien du requérant en détention provisoire. À cet égard, la Cour considère que les frais que les proches de celui-ci ont dû payer pour lui rendre visite en prison lui ont certainement causé un dommage matériel. Elle estime donc qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 3 500 EUR, somme correspondant à la valeur des billets d’avion achetés par son épouse et ses deux filles. En revanche, sur la base des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne discerne pas de lien de causalité entre les violations constatées et le préjudice matériel allégué par le requérant. Elle rejette donc ce volet des prétentions.

449. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour est d’avis que les violations sérieuses et multiples de la Convention qu’elle a constatées ont causé à l’intéressé un dommage certain et considérable. Statuant en équité et tenant compte du montant alloué au niveau interne (paragraphe 127 ci‑dessus), elle décide qu’il y a lieu de lui octroyer 25 000 EUR au titre du préjudice moral subi.

2. Frais et dépens

450. Devant la chambre, le requérant avait réclamé 40 000 EUR pour frais et dépens. La chambre lui a alloué 15 000 EUR à ce titre.

451. Devant la Grande Chambre, l’intéressé demande 25 800 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour pour couvrir les frais de ses représentants. À l’appui de sa demande, il fournit une copie du contrat qu’il a signé avec ceux-ci et un relevé indiquant le temps consacré par eux à cette affaire, soit 30 heures pour M. Karaman, 45 heures pour Mme Molu, 36 heures pour M. Altıparmak, 35 heures pour M. Demir, 36 heures pour Mme Çalı et 40 heures pour Mme Demirtaş Gökalp. Il précise que le tarif horaire de ses représentants s’élève à 150 EUR pour Mme Çalı et M. Altıparmak, et à 100 EUR pour les autres. Le requérant sollicite en outre 40 332 TRY (environ 6 100 EUR) pour frais de traduction et il produit les factures afférentes à ceux-ci.

452. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant.

453. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de sa jurisprudence et des documents dont elle dispose, la Cour juge raisonnable d’octroyer l’intégralité des sommes réclamées.

3. Intérêts moratoires

454. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention, soulevée par le Gouvernement ;
2. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, soulevée par le Gouvernement ;
3. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes relativement aux griefs tirés des articles 5 § 3 et 18 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, soulevée par le Gouvernement ;
4. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-exercice du recours en indemnisation, soulevée par le Gouvernement ;
5. Rejette, à la majorité, l’exception préliminaire de défaut de qualité de victime du requérant relativement à l’article 5 § 3 de la Convention, soulevée par le Gouvernement ;
6. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de défaut de qualité de victime du requérant relativement à l’article 10 de la Convention et à l’article 3 du Protocole no 1, soulevée par le Gouvernement ;
7. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
8. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
9. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
10. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
11. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
12. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;
13. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 ;
14. Dit, par quinze voix contre deux, que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant ;
15. Dit, par seize voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
2. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
3. 31 900 EUR (trente et un mille neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

16. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé par écrit, le 22 décembre 2020.

Johan CallewaertKsenija Turković
Adjoint au GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente du juge Wojtyczek ;

– opinion partiellement dissidente du juge Chanturia ;

– opinion jointe partiellement dissidente des juges Yüksel et Paczolay ;

– opinion partiellement concordante et dissidente du juge Yüksel.

K.T.U.
J.C.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

(Traduction)

1. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne puis souscrire à leur position selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en l’espèce. Par ailleurs, j’ai des réserves sur la formulation du point 14 du dispositif et sur certaines parties du raisonnement.

2. Le point de vue suivant est exprimé au paragraphe 167 du raisonnement :

« La Cour rappelle que le contenu et l’objet de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 88, 18 décembre 2018). La Grande Chambre ne peut donc pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables. »

Il s’ensuit que la Grande Chambre ne peut pas examiner les griefs qui ont été déclarés irrecevables mais qu’elle peut déclarer irrecevables les griefs que la chambre a déclarés recevables et a examinés.

Je reconnais que la position exprimée ci-dessus correspond à la pratique constante de la Grande Chambre (voir, par exemple, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 78, 21 juin 2016, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 88, CEDH 2010, et Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, §§ 36-37, CEDH 2002-V) mais je ne suis pas convaincu que cette pratique soit compatible avec la Convention. Il est important ici de se rappeler les termes des dispositions pertinentes de la Convention (gras ajouté) :

Article 43

Renvoi devant la Grande Chambre

« 1. Dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.

2. Un collège de cinq juges de la Grande Chambre accepte la demande si l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général.

3. Si le collège accepte la demande, la Grande Chambre se prononce sur l’affaire par un arrêt. »

Amenée à interpréter cette disposition, la Cour s’est fort justement exprimée comme suit (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 140, CEDH 2001‑VII) :

« La Cour relève d’abord que les trois paragraphes de l’article 43 emploient tous le terme « l’affaire » (« the case ») pour décrire la matière dont la Grande Chambre se trouve saisie. En particulier, en son paragraphe 3 l’article 43 dispose que la Grande Chambre « se prononce sur l’affaire » – c’est-à-dire l’ensemble de l’affaire et pas seulement la « question grave » évoquée au paragraphe 2 – « par un arrêt ». Le libellé de l’article 43 précise bien que, si l’existence d’« une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général » (paragraphe 2) est la condition préalable pour que la demande d’une partie soit accueillie, une fois la demande acceptée, c’est l’ensemble de « l’affaire » qui est renvoyé devant la Grande Chambre, laquelle se prononcera par un nouvel arrêt (paragraphe 3). Le même terme « l’affaire » (« the case ») figure aussi à l’article 44 § 2, qui définit les conditions dans lesquelles les arrêts d’une chambre deviennent définitifs. L’article 44 a pour seule signification que, si la demande de renvoi formée par une partie en vertu de l’article 43 est accueillie, l’ensemble de l’arrêt de la chambre sera écarté pour être remplacé par le nouvel arrêt de la Grande Chambre visé à l’article 43 § 3. Dès lors, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, pas uniquement la « question » grave qui a motivé le renvoi. En somme, aucune base ne permet le renvoi simplement partiel de l’affaire devant la Grande Chambre. »

Dans le même arrêt (ibidem, § 141), la Cour a poursuivi ainsi :

« Dans un souci de clarification, la Cour ajoute que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable (voir, mutatis mutandis, Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 63, § 157). Ce qui ne veut toutefois pas dire que la Grande Chambre ne puisse examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention (qui habilite la Cour à « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure »), ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond. »

Cette clarification est difficile à admettre. Le principal argument avancé ici réside dans la pratique suivie dans les procédures menées devant la Commission et la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11, en 1998, alors que la réforme portée par ce texte a totalement remodelé l’ensemble du système.

À mon sens, la demande qu’une partie soumet en vertu de l’article 43 concerne l’affaire. La Grande Chambre statue ensuite sur l’affaire. Le terme « affaire » vise l’ensemble de celle-ci, et pas seulement le volet de la requête qui a été déclaré recevable. Il n’y a pas de limites à l’objet de la demande. De plus, la « question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention » ou la « question grave de caractère général » peuvent se poser en rapport avec des griefs qui ont été déclarés irrecevables. Dès lors, l’admission de la demande introduite en vertu de l’article 43 devrait signifier que c’est l’ensemble de l’arrêt de la chambre qui est annulé, et pas seulement la partie de l’arrêt dans laquelle la Cour a statué sur le fond de l’affaire. Il n’y a pas de raison de diviser l’arrêt de la chambre en deux parties, l’une étant « intouchable » et l’autre étant annulée.

L’article 19, qui définit la mission de la Cour (« assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention et de ses Protocoles »), sera mieux respecté si la Grande Chambre accepte pour examen les griefs qui ont été déclarés irrecevables par la chambre.

De plus, l’approche adoptée par la chambre peut être perçue comme une atteinte au principe d’égalité des droits entre les parties. Un gouvernement qui demande le renvoi d’une affaire devant la Grande Chambre ne risque pas de voir examiner au fond les griefs qui ont été déclarés irrecevables ; le requérant, en revanche, risque de voir déclarer irrecevables par la Grande Chambre les griefs qui ont été déclarés recevables par la chambre.

Il est important également de rappeler les dispositions de la Convention et du règlement de la Cour qui indiquent à quel moment les arrêts et décisions de la Cour deviennent définitifs. Tout d’abord, l’article 44 de la Convention établit sans équivoque à quel moment les « arrêts » (donc les arrêts sur la recevabilité et le fond d’une affaire) deviennent définitifs. Ensuite, lorsque le règlement de la Cour définit les conditions dans lesquelles une décision ou un arrêt devient définitif, il le fait de manière expresse. Ainsi, concernant la procédure devant le juge unique et la procédure devant un comité, les articles 52A § 1 et 53 § 4 (première phrase) du règlement énoncent que les décisions adoptées en vertu de l’article 27 de la Convention et les décisions et arrêts rendus au titre de l’article 28 de la Convention sont définitifs. S’agissant de la procédure devant une chambre, l’article 54 § 3 (première et deuxième phrases) du règlement est explicite :

« Dans l’exercice des compétences qu’il tire du paragraphe 2 b) du présent article, le président de la section peut, en qualité de juge unique, déclarer sur-le-champ une partie de la requête irrecevable ou rayer une partie de la requête du rôle de la Cour. Pareille décision est définitive. »

Il n’y a pas de dispositions similaires au sujet des arrêts de chambre. En cela réside un autre argument favorable à l’idée que les parties d’un arrêt de chambre déclarant irrecevables certains griefs ne doivent pas devenir définitives si l’affaire est renvoyée devant la Grande Chambre.

Les interprétations littérale, systématique et téléologique vont donc toutes dans le même sens : l’objet de l’affaire portée devant la Grande Chambre ne doit pas être limité aux griefs que la chambre a déclarés recevables.

3. Le raisonnement tenu en l’espèce insiste sur le statut de député du requérant (paragraphes 242 à 245 de l’arrêt). Nul doute que le Parlement doit être protégé au moyen d’immunités parlementaires et d’autres privilèges accordés à ses membres, non seulement parce que les membres de l’opposition parlementaire peuvent être ciblés par les autorités bien plus souvent que d’autres personnes, mais aussi parce que leur discours est susceptible d’entrer dans la catégorie du discours officiel, lequel n’est protégé ni par des droits constitutionnels fondamentaux ni par les droits découlant de la Convention (voir mon opinion concordante jointe à l’arrêt Makraduli c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 64659/11 et 24133/13, 19 juillet 2018).

Cependant, les immunités parlementaires et autres privilèges ne sont pas des droits individuels. Ils protègent toujours l’intérêt public, et non les intérêts privés des députés. Ils protègent la fonction parlementaire et non l’épanouissement de l’individu. Le législateur est donc maître de l’inviolabilité et il peut lever cette immunité – dans le respect de la procédure prévue par la loi – lorsqu’il estime qu’il convient de le faire. Comme l’explique A. Esmein dans son ouvrage classique :

« Les immunités parlementaires, dont nous abordons l’étude, ont l’apparence de véritables faveurs accordées aux membres du Parlement ; mais, en réalité, elles n’ont point ce caractère. Elles n’existent que dans l’intérêt de l’Assemblée elle-même, à laquelle appartiennent ceux qui en profitent, et dans l’intérêt de la nation que représente cette Assemblée. Elles ont pour but d’assurer l’indépendance et le libre fonctionnement de l’Assemblée ; elles sont établies dans l’intérêt public, non dans un intérêt particulier. » (A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Librairie de la Société du Recueil Sirey, Paris, 1914, 6e éd., p. 953)

De plus, les limites au contenu du discours « non officiel » devraient être les mêmes pour tous les individus. Il est donc essentiel de souligner que, si le requérant n’avait pas été député, le dénouement de la présente affaire aurait dû être exactement le même. Le fait qu’il ne soit plus député à l’heure actuelle ne change rien à son statut de personne titulaire de droits au regard de la Convention.

Je note en passant qu’au paragraphe 384 la Grande Chambre fait sien le point de vue suivant qui se trouve exprimé dans la jurisprudence antérieure (gras ajouté) :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts (...) (Castells, précité, § 42). »

Cette conception du mandat parlementaire est fort problématique. La Constitution turque dit exactement le contraire à l’article 80, qui dispose :

« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie représentent la nation entière et non les régions ou personnes qui les ont élus. »

Qui plus est, dans la tradition constitutionnelle européenne les députés représentent la nation ou le peuple, et non leurs électeurs. A. Esmein résume ainsi cette tradition :

« Les représentants ne tiennent pas leurs pouvoirs, en droit, du collège électoral qui les a élus, mais de la nation tout entière. Ils participent, en effet, à l’exercice de la souveraineté. Or, celle-ci « appartient à la nation, aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice », ni encore moins le déléguer. Cette vérité a été traduite dans la Constitution de 1791 par une formule heureuse, répétée depuis lors par bien des Constitutions : « Les représentants nommés dans les départements ne seront pas représentants d’un département particulier, mais de la nation entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat ». Il résulte de là que le député élu ne saurait être considéré comme le mandataire de ses électeurs. » (op. cit., p. 307)

Il en ressort que l’essence du mandat parlementaire consiste à représenter le peuple ou la nation, et non à jouir du libre exercice des droits fondamentaux à des fins d’épanouissement personnel ou à faire valoir les intérêts privés qui sous-tendent ces droits.

4. Je conviens néanmoins que l’article 10 trouve à s’appliquer en l’espèce, car à mon sens le discours du requérant n’entre pas dans la catégorie du discours officiel (voir mes opinions dissidentes jointes aux arrêts Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, 23 juin 2016, et Szanyi c. Hongrie, no 35493/13, 8 novembre 2016).

Je souscris pleinement aux grandes lignes de l’argumentation développée aux paragraphes 271 à 280 de l’arrêt, tout en partageant aussi l’avis de ceux qui estiment que constater une violation de l’article 10 en raison de la qualité insuffisante du droit interne sans attendre l’issue de la procédure pénale interne n’est pas sans poser quelques problèmes. Par ailleurs, j’ai de sérieuses réserves quant à l’approche adoptée aux paragraphes 256 à 270.

5. Concernant l’irresponsabilité parlementaire, la Cour se prononce comme suit au paragraphe 261 :

« Le requérant soutient quant à lui qu’il a fait des discours similaires lors des travaux de l’Assemblée nationale et qu’en conséquence les discours incriminés étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Sur ce point, la Cour estime qu’il incombait aux autorités nationales, notamment aux juridictions internes, de déterminer d’emblée si les discours pour lesquels le requérant a été accusé et placé en détention provisoire relevaient ou non de l’irresponsabilité parlementaire telle que prévue par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Dans ce contexte, la Cour rappelle que les autorités nationales ont une obligation à caractère procédural : celle d’effectuer un contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (voir, Karácsony et autres, précité, §§ 133-136 et les références qui y sont citées).

Je note que le grief du requérant à ce sujet n’était suffisamment étayé ni devant les juridictions nationales ni devant la Cour. Ainsi, l’intéressé n’a pas corroboré ses allégations en citant textuellement les déclarations qu’il avait formulées par le passé dans le cadre de ses activités à l’Assemblée nationale. Dans ses observations au niveau interne, il s’est vaguement référé aux « discours qu’il avait prononcés de 2008 à 2016 » (paragraphe 91 de l’arrêt). Il est donc difficile de souscrire à la thèse selon laquelle les autorités n’ont pas examiné cette question de manière appropriée.

6. Dans la présente affaire, l’ingérence dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression réside dans les poursuites pénales engagées contre lui. La levée de l’immunité parlementaire n’est pas en soi une atteinte à la liberté d’expression d’un député. Cependant, comme elle permet le déclenchement d’une procédure pénale, elle est étroitement liée à l’ingérence litigieuse et peut être tenue pour indissociable de celle-ci.

L’espèce soulève d’importantes questions concernant la relation entre le pouvoir constituant et la Convention. L’argument selon lequel le législateur est en tout état de cause maître de l’immunité de l’inviolabilité peut certes être invoqué à l’appui de l’article 20 provisoire de la Constitution, mais je partage l’avis suivant lequel cette disposition qui suspend temporairement l’application d’une règle constitutionnelle dans le contexte de la présente espèce se concilie mal avec les standards supra-légaux (supra‑positifs) de l’État de droit, et je souscris aux critiques exprimées à cet égard. J’estime cependant qu’il est problématique de tenter d’extraire les réformes constitutionnelles litigieuses de l’ingérence considérée globalement et d’apprécier séparément leur compatibilité avec les exigences découlant de l’article 10 § 2 de la Convention, comme si elles étaient elles-mêmes une ingérence « isolée » et indépendante dans l’exercice de la liberté d’expression. Qui plus est, on peut remettre en question la nature et la portée des attentes légitimes que la Cour déduit de la Constitution turque aux fins de cette appréciation, de même que la méthodologie appliquée à cet effet.

La majorité s’exprime ainsi au paragraphe 269 de l’arrêt :

« Aux yeux de la Cour, eu égard à la pratique et à la tradition parlementaires turques, un député ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au cours de son mandat parlementaire, une telle procédure fût introduite, affaiblissant par là même la liberté d’expression des membres de l’Assemblée nationale. »

La position selon laquelle les réformes litigieuses se sont écartées de la pratique et de la tradition parlementaires turques ne semble pas infondée, mais l’affirmation catégorique précitée va bien plus loin que cela et appelle une justification complète. Pour formuler une déclaration aussi forte au sujet du système constitutionnel turc, il eût fallu auparavant examiner dans le détail la pratique et la tradition parlementaires nationales, en commençant par leur statut juridique et leur contenu. Je ne suis pas certain que la pratique et la tradition parlementaires turques puissent constituer des sources d’attentes juridiquement protégées si cette pratique et cette tradition ne chevauchent pas des principes juridiques non écrits, reconnus comme sources de droit. Il était donc nécessaire d’examiner de manière approfondie toutes les limitations constitutionnelles, écrites et non écrites, à l’exercice du pouvoir constituant en Turquie qui sont reconnues dans l’ordre juridique national. Dans l’approche adoptée, la pratique et la tradition parlementaires deviennent des sources de droit constitutionnel turc.

La Cour se prononce encore comme suit au paragraphe 270 (gras ajouté) :

« Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la législation pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité (voir, entre autres, Güler et Uğur, précité, § 50, et Kudrevičius et autres, précité, § 108). Or, en l’espèce, eu égard au libellé des deux premiers paragraphes de l’article 83 de la Constitution et à l’interprétation ou plutôt à l’absence d’interprétation de cette disposition par les juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles (voir, mutatis mutandis, Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, §§ 54-56, CEDH 2006‑VIII). »

Cette partie du raisonnement suscite les réserves que j’exposerai ci‑dessous. Premièrement, le raisonnement fait valoir bien justement que la jurisprudence de la Cour indique que la condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque l’individu peut savoir, à partir du libellé de la législation pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité. La question de savoir quels actes et omissions engagent sa responsabilité dépend du droit matériel, non du droit procédural, et assurément pas de la portée des immunités procédurales. L’adoption de l’article 20 provisoire de la Constitution n’a rien changé quant aux actes et omissions qui engagent la responsabilité du requérant.

Deuxièmement, je note à cet égard que l’inviolabilité parlementaire intervient sur le plan du droit procédural. Elle réside dans des garanties procédurales particulières, et plus précisément dans l’obligation d’obtenir une autorisation pour pouvoir arrêter, interroger, placer en détention ou juger un député. Je ne suis pas convaincu que ces règles procédurales puissent constituer une source d’attentes matérielles légitimes et une base permettant de prévoir comment exercer la liberté d’expression. J’observe dans ce contexte que, selon la jurisprudence relative à l’article 7 de la Convention, les règles de procédure sont pertinentes et entrent dans le champ d’application de cette disposition dans la mesure où elles influent sur la sévérité de la peine (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 110‑113, 17 septembre 2009, Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et 4 autres, § 149, CEDH 2000‑VII, et Previti c. Italie (déc.), no 1845/08, §§ 79-85, 12 février 2013).

Troisièmement, je ne suis pas certain que le requérant pouvait légitimement s’attendre à bénéficier de la stabilité du cadre juridique constitutionnel en place. Le postulat de départ est que le pouvoir constituant est souverain et peut à tout moment adopter des modifications constitutionnelles. Ces modifications opérées dans le respect de l’État de droit satisfont rarement à la condition de prévisibilité. La Constitution ne peut pas être le fondement d’une attente selon laquelle l’ordre constitutionnel restera inchangé ; elle peut seulement être le fondement d’une attente légitime selon laquelle aucun amendement inconstitutionnel à son texte ne sera adopté. Ces deux types d’attentes ne sont pas les mêmes.

Quatrièmement, les attentes légitimes privées reposent principalement sur des règles juridiques protégeant les intérêts privés. Les règles juridiques protégeant les intérêts publics doivent être sans cesse évaluées et réévaluées, et elles peuvent être ajustées pour mieux protéger ces intérêts. Les personnes qui fondent leurs attentes sur des règles d’intérêt public doivent tenir compte de cette spécificité. Des attentes privées reposant sur des règles juridiques d’intérêt public ont forcément une légitimité plus faible que des attentes privées basées sur des règles juridiques protégeant les intérêts privés. Cela vaut notamment pour les règles relatives à l’immunité procédurale accordée aux députés – comme expliqué ci-dessus – pour protéger le fonctionnement du Parlement et la démocratie constitutionnelle en général, et non l’épanouissement personnel ou d’autres intérêts privés des parlementaires. Les personnes qui fondent leurs attentes privées sur les immunités procédurales accordées aux députés doivent donc toujours tenir compte du fait que les règles juridiques en question pourraient changer.

Cinquièmement, selon la jurisprudence de la Cour établie de longue date, c’est aux autorités nationales qu’il incombe d’interpréter le droit interne (voir, par exemple, Cangı c. Turquie, no 24973/15, § 42, 29 janvier 2019). Ce principe vaut pour l’appréciation des attentes légitimes protégées par le droit national et découlant directement de règles juridiques générales (à distinguer des attentes résultant d’actes individuels ou d’autres actions ou omissions dans un cas individuel). Établir l’existence de telles attentes requiert une interprétation très poussée du droit interne. La Cour devrait donc se garder de formuler des conclusions indépendantes à ce sujet.

Pour conclure cette partie de mon opinion séparée : l’approche adoptée plonge largement dans la sphère de l’interprétation et de l’application du droit national et attribue un nouveau telos aux règles juridiques d’intérêt public en les réorientant dans une large mesure vers la protection d’intérêts privés. Elle implique la privatisation et la « droit-de-l’hommisation » des immunités parlementaires.

En outre, si je saisis bien le raisonnement, le postulat tacite qui le sous‑tend est qu’une modification défavorable des règles de procédure relatives à une mise en examen pour des activités visées par des droits conventionnels constitue en soi une ingérence dans l’exercice desdits droits, qui devrait respecter la condition de prévisibilité. Cette question mériterait un examen bien plus approfondi dans l’arrêt.

Le problème essentiel au regard de l’article 10 de la Convention réside toutefois dans l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal. La formulation peu claire de ces dispositions est une raison suffisante pour conclure à la violation de l’article 10 de la Convention. Les réformes constitutionnelles litigieuses représentent assurément un aspect important du contexte général dans lequel s’inscrit la présente affaire (particulièrement pertinent pour ce qui concerne l’article 18), mais l’évaluation négative qui en est faite n’est ni suffisante ni nécessaire pour conclure à la violation de l’article 10.

7. Aux paragraphes 369 et 370, la Grande Chambre marque son adhésion à ce point de vue exprimé par la chambre :

« (...) la Cour estime qu’il est (...) nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (...)

À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention. »

Je conviens qu’il est nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016, mais à mon sens la durée de la procédure devant la haute juridiction – treize mois et quatre jours – n’est pas compatible avec la Convention. Les autorités auraient dû réagir promptement en adoptant une loi qui permît d’assurer un contrôle à bref délai des décisions relatives à la détention. Elles auraient pu, par exemple, conférer aux juridictions ordinaires la compétence pour examiner les plaintes déposées à ce sujet.

La Grande Chambre déclare aussi ce qui suit (paragraphe 366 de l’arrêt) :

« Les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, § 159) et Şahin Alpay (précité, § 131) ont établi que l’article 5 § 4 de la Convention est applicable aux procédures menées devant la Cour constitutionnelle turque. »

Il serait plus précis de dire que l’article 5 § 4 de la Convention est applicable à une situation, comme celle du requérant, dans laquelle une juridiction nationale met une personne en détention provisoire. Les autorités doivent mettre en place les garanties prévues par cette disposition, que ce soit par un accès à la Cour constitutionnelle ou à d’autres juridictions. Le recours prévu par le droit turc étant la plainte adressée à la Cour constitutionnelle, cette juridiction interne doit donc satisfaire à l’exigence de célérité consacrée à l’article 5 § 4.

8. Au point 14 du dispositif, la Cour déclare que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant. Ce point du dispositif doit être lu dans le contexte des paragraphes 440 à 442 du raisonnement, en particulier de cette importante déclaration contenue au paragraphe 442 :

« Pour le requérant en l’espèce, le maintien en détention provisoire, pour des motifs relatifs au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour. »

Cette partie du raisonnement explique que le point 14 du dispositif renferme donc une clause rebus sic stantibus implicite : l’obligation pour l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant n’est pas absolue, car on ne peut exclure de nouveaux motifs exceptionnels susceptibles de justifier la détention du requérant. D’un côté, les autorités ne peuvent pas contourner l’arrêt en essayant de porter de nouvelles accusations infondées contre le requérant ; de l’autre, le présent arrêt ne peut pas être interprété comme conférant au requérant une immunité de poursuites, à supposer qu’il fût pleinement justifié d’engager une procédure pénale contre lui et de le placer en détention provisoire. L’arrêt n’exclut donc pas une détention provisoire basée sur des motifs suffisants – dûment étayés et justifiés par les autorités – liés à un nouveau contexte factuel.

Compte tenu des problèmes ayant découlé des deux arrêts rendus dans les affaires Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 15172/13, 22 mai 2014) et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2) (no 919/15, 16 novembre 2017) (voir l’arrêt Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, 29 mai 2019, avec les opinions concordantes qui s’y trouvent jointes), la Cour a considéré bien justement qu’elle devait indiquer certaines mesures à prendre aux fins de l’exécution du présent arrêt. J’ai voté en faveur du point 14 malgré mes réserves sur sa formulation précise et sur certains aspects du raisonnement présenté aux paragraphes 440 à 442.

Premièrement, pour éviter les conflits d’interprétation, il eût été préférable à mon sens d’ajouter une clause rebus sic stantibus dans le point 14 du dispositif lui-même. D’importantes questions d’interprétation auraient ainsi été clarifiées par les termes mêmes du dispositif.

Deuxièmement, la clause rebus sic stantibus est à mes yeux pleinement justifiée en elle-même, mais néanmoins elle n’est pas suffisamment précise. Se pose la question de savoir quels éléments définissent le « contexte factuel » pertinent mentionné au paragraphe 442. Qui plus est, on peut dire non seulement que le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs relatifs au même contexte factuel impliquerait une prolongation de la violation de ses droits, mais aussi qu’une détention provisoire manifestement injustifiée basée sur des motifs relatifs à un contexte factuel différent impliquerait pareillement une telle violation.

Troisièmement, comme le point de savoir si la détention provisoire se poursuit en violation du présent arrêt est susceptible de soulever des problèmes factuels et juridiques complexes, cette question doit être résolue avec toutes les garanties d’une procédure régulière (due process of law) devant un organe indépendant et impartial, de préférence devant la Cour. Le risque d’ingérence par des organes non juridictionnels dans une sphère couverte par les garanties de l’indépendance du pouvoir judiciaire, tant au niveau national qu’au niveau international, appelle la plus grande prudence au stade de l’exécution du présent arrêt (voir l’opinion concordante commune aux juges Yudkivska, Pinto de Albuquerque, Wojtyczek, Dedov, Motoc, Poláčková et Hüseynov qui se trouve jointe à l’arrêt susmentionné Ilgar Mammadov (recours en manquement) ; voir aussi mon opinion concordante jointe à l’arrêt en question).

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE CHANTURIA

(Traduction)

1. Je suis au regret de ne pouvoir souscrire à la décision de la majorité de ne pas accepter l’arrêt du 9 juin 2020 par lequel de la Cour constitutionnelle a conclu à la violation de l’article 19 § 7 de la Constitution turque en raison de la durée de la détention provisoire du requérant. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a reconnu en substance l’existence d’une violation des droits du requérant découlant de l’article 5 § 3 de la Convention. Elle a conclu que les décisions relatives au maintien en détention de l’intéressé étaient insuffisamment motivées. Cette décision est parfaitement conforme à la jurisprudence constante de la Cour (paragraphe 218 de l’arrêt) selon laquelle un requérant est considéré comme ayant perdu la qualité de victime lorsque les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, l’existence d’une violation de la Convention et lui ont offert un redressement (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51).

2. Il est néanmoins évident qu’une personne ne perdra pas la qualité de victime après la simple reconnaissance par l’État défendeur de l’existence d’une violation de la Convention. La deuxième question qui relève de l’examen de la Cour en l’espèce consiste à vérifier si l’arrêt de la juridiction constitutionnelle a offert au requérant un redressement approprié et suffisant. En effet, lorsque les autorités nationales ont octroyé une réparation à un requérant, la Cour doit selon sa jurisprudence se pencher sur le montant octroyé, lequel ne doit pas être manifestement inadéquat eu égard aux circonstances de l’affaire examinée (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011). Les sommes allouées au requérant en l’espèce – 50 000 livres turques (TRY ; environ 6 500 euros) pour préjudice moral et 4 436,30 TRY pour frais et dépens – ne peuvent pas être tenues pour inadéquates.

3. Deux conditions préalables définies dans la jurisprudence pertinente de la Cour se trouvent réunies dans la présente affaire. Pourquoi la majorité n’accepte-t-elle pas cette importante conclusion de la Cour constitutionnelle nationale, sachant que dans sa jurisprudence la Cour a toujours insisté sur le principe de subsidiarité et la nécessité d’un dialogue judiciaire avec les juridictions nationales ? Quel message adresse-t-on aux juridictions nationales lorsque l’on méconnaît cet important principe qu’est la coopération judiciaire internationale ? Qu’auraient pu faire de plus les juridictions nationales dans une telle situation ? La conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu reconnaissance par la Cour constitutionnelle de la violation alléguée du droit protégé par l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 222 de l’arrêt) ne correspond tout simplement pas à la réalité. L’obligation des autorités nationales d’offrir un redressement pour toute violation de la Convention a été satisfaite relativement au grief du requérant fondé sur l’article 5 § 3.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE PACZOLAY

(Traduction)

I. Concernant le grief fondé sur l’article 5 § 3 de la Convention

1. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis souscrire à sa position relative à la qualité de victime du requérant au regard de l’article 5 § 3 de la Convention. Dans la présente affaire, j’estime en effet que l’intéressé ne peut plus se prétendre victime d’une violation de cette disposition.

2. Le requérant a allégué devant la Cour que les décisions judiciaires concernant son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient motivées que par un simple énoncé des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et qu’elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. Dans son deuxième arrêt, en date du 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle a conclu à la violation de l’article 19 de la Constitution turque (disposition équivalente à l’article 5 § 3 de la Convention) et déclaré que les juridictions nationales n’avaient pas fourni de motifs suffisants à l’appui de leur conclusion. La Cour constitutionnelle a également dit que les juridictions nationales n’avaient pas mis en balance les intérêts concurrents qui étaient en jeu, à savoir i) l’intérêt général à prolonger la détention du requérant dans le cadre de la procédure pénale et ii) les droits de l’intéressé en tant que député et coprésident d’un parti politique, par exemple son droit de participer aux activités législatives du Parlement. Cet exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté et ses droits d’homme politique a fait partie de l’examen par la Cour constitutionnelle de la durée de la détention provisoire litigieuse.

3. Il convient de garder à l’esprit que dans son premier arrêt la Cour constitutionnelle avait déjà statué sur la mise en détention initiale du requérant, qu’elle avait jugée conforme à la Constitution. J’aimerais rappeler à cet égard que la chambre est parvenue à la même conclusion relativement au grief du requérant fondé sur l’article 5 § 1 c) de la Convention. Dans son deuxième arrêt, la Cour constitutionnelle, qui n’était pas appelée à réexaminer la décision initiale de mise en détention du requérant, s’est penchée sur les décisions de prolongation de sa détention. À mon sens, le deuxième arrêt – par lequel la Cour constitutionnelle a constaté une violation du fait que les motifs présentés dans les décisions de prolonger la détention du requérant n’étaient pas suffisants pour justifier la durée de celle-ci – montre qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation des droits du requérant découlant de l’article 5 § 3 de la Convention.

4. La Cour devait donc déterminer si l’arrêt de la Cour constitutionnelle avait offert au requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsque les autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable, ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le moyen de redressement choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 40, 5 avril 2016). Cela étant, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire examinée (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011). En l’espèce, partant de son constat de violation, la Cour constitutionnelle a déclaré qu’il convenait d’allouer au requérant 50 000 livres turques (TRY ; environ 6 500 euros (EUR) à l’époque pertinente) pour préjudice moral et 4 436,30 TRY (environ 575 EUR à l’époque pertinente) pour frais et dépens. Je considère que ces montants ne peuvent pas être tenus pour insuffisants et disproportionnés. Je trouve donc que l’on peut difficilement arguer que l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 juin 2020 n’a pas offert au requérant un redressement approprié et suffisant.

5. À la lumière de ce qui précède et eu égard à l’importance du principe de subsidiarité, qui est au cœur même de la Convention, j’ai la conviction que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

II. Concernant l’article 46 de la Convention

6. Je remarque que l’essentiel du raisonnement suivi sur le terrain de l’article 46 de la Convention s’analyse fondamentalement en un examen des motifs factuels et juridiques de la deuxième détention provisoire du requérant (ordonnée le 20 septembre 2019), aboutissant à la conclusion qu’il convient d’assurer la libération immédiate de l’intéressé. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis souscrire à la position qu’elle adopte. J’ai voté contre l’application de l’article 46 de la Convention, en vertu duquel la majorité demande à l’État défendeur d’assurer la libération immédiate du requérant, s’appuyant sur une appréciation relativement peu orthodoxe basée sur une question juridique qui i) se trouve pendante devant les juridictions nationales, ii) est en litige entre les parties et iii) ne relève pas de l’objet de l’affaire.

7. La deuxième décision de mise en détention du requérant fait l’objet d’un autre recours individuel qui est actuellement pendant devant la Cour constitutionnelle (paragraphe 128 de l’arrêt). Par conséquent la démarche correcte serait de s’en remettre à l’autorité des juridictions nationales, suivant le principe de subsidiarité. Refuser cela pourrait, malheureusement, engendrer un double risque : celui de nuire à la procédure pendante devant la Cour constitutionnelle et celui de placer la Cour dans la position d’un procureur qui vérifie la base factuelle de la deuxième décision de mise en détention. Pareille approche aurait dû être évitée.

8. Il n’est pas établi que les deux décisions de mise en détention – la décision initiale et celle qui est actuellement appliquée – concernent la même procédure pénale contre le requérant et les mêmes accusations découlant des mêmes faits (voir, a contrario, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2), no 919/15, § 203, 16 novembre 2017). Je ne puis partager l’avis de la majorité qui, opérant son appréciation au regard de l’article 46 de la Convention, postule que les mêmes faits sous-tendent les deux décisions, à savoir la décision initiale de mise en détention qui est à l’origine de la présente requête et la deuxième décision de mise en détention adoptée le 20 septembre 2019. Il ressort de l’arrêt que les infractions visées par l’une et l’autre de ces deux décisions sont en réalité distinctes (paragraphes 70 et 116 de l’arrêt). Que les raisons factuelles puissent se recouvrir en partie, les incidents des 6-8 octobre 2014 sous-tendant les deux décisions, ne suffit pas pour conduire à conclure que celles-ci ont été adoptées sur la base des mêmes faits. Cette question a d’ailleurs donné lieu à une vive controverse entre les parties.

9. En outre, j’hésite beaucoup à admettre que la deuxième détention du requérant relève de l’affaire portée devant la Grande Chambre. À ma connaissance, la présente espèce est la première affaire de Grande Chambre dans laquelle la remise en liberté d’un requérant est recommandée non pas sur la base d’un grief relativement auquel la Grande Chambre constate une violation, mais sur la base d’une question factuelle prise en considération conjointement à d’autres questions factuelles sous l’angle de l’article 18 de la Convention. En d’autres termes, la conclusion formulée par la majorité sur le terrain de l’article 46 de la Convention ne semble pas avoir pour but de faire cesser une violation dont l’existence a été constatée, puisque la Grande Chambre n’était pas appelée à examiner la deuxième détention du requérant du point de vue de l’article 5 de la Convention, question qui, je le répète, est pendante devant la Cour constitutionnelle. En fait, l’étude des affaires de Grande Chambre dans lesquelles la Cour a indiqué en vertu de l’article 46 qu’un requérant devait être libéré nous montre que dans tous les arrêts concernés, par exemple Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138‑139, CEDH 2013), Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, § 490, CEDH 2004‑VII) et Assanidzé c.Géorgie ([GC], no 71503/01, §§ 202-203, CEDH 2004‑II), cette indication reposait sur un grief relativement auquel la Cour avait constaté une violation (voir aussi, pour les arrêts de chambre, Alexanian c. Russie, no 46468/06, §§ 239‑240, 22 décembre 2008, Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, §§ 193‑195, 20 mars 2018). Or dans la présente affaire, la deuxième mise en détention du requérant, ordonnée en septembre 2019, ne figure pas parmi les griefs au sujet desquels une violation a été constatée.

10. Compte tenu de ce qui précède, j’ai voté en l’espèce contre l’application de l’article 46 de la Convention.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

Je souscris aux conclusions de l’arrêt rendu dans la présente affaire pour autant qu’elles concernent les griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Je ne puis toutefois partager l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 5 §§ 1 et 3, de l’article 10 et de l’article 18 de la Convention.

Cela étant, si je partage la position de la majorité quant au constat de violation de l’article 3 du Protocole no 1, je ne puis adhérer à certains des arguments qu’elle avance sur le terrain de cette disposition.

1. CONCERNANT LE GRIEF FONDé SUR L’Article 10 de la Convention

1. Dans la présente affaire, pour conclure à la violation de l’article 10 de la Convention, la Grande Chambre a choisi de se pencher sur la prévisibilité de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 concernant la levée de l’immunité parlementaire et sur la légalité de l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, relatif à l’appartenance et/ou à la direction d’une organisation terroriste armée, tels qu’appliqués dans les circonstances particulières de la cause du requérant. Selon la majorité, l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant n’était pas prévue par la loi en ce que la modification constitutionnelle et l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal tels qu’interprétés et appliqués n’ont pas satisfait à l’exigence de la qualité de la loi découlant de l’article 10 de la Convention. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je suis en désaccord avec elle sur ce point, pour les raisons que j’exposerai ci-dessous.

2. J’estime que l’ingérence constatée en l’espèce était prévue par la loi et qu’elle a donc satisfait à la condition de légalité (voir mon opinion dissidente dans Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 15064/12, 15 septembre 2020, concernant l’interaction entre les articles 5 et 10 de la Convention quant à la question de la légalité). Il convenait donc d’examiner l’ingérence litigieuse en appliquant le critère de nécessité au sens de l’article 10 de la Convention, pour les raisons que je développerai ci-après (voir, à cet égard, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 202‑214, 20 mars 2018, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 110, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 73, 6 novembre 2008).

3. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (voir, parmi d’autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 143, CEDH 2012). De plus, une norme doit être énoncée avec assez de précision pour permettre aux individus de régler leur conduite. En fait, les individus ont besoin de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 124, 17 mai 2016, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141). La prévisibilité n’exige pas que toutes les modalités d’application d’une norme soient énoncées dans le texte même de celle-ci (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 94, 20 janvier 2020).

4. Il est capital de garder à l’esprit que lorsque la Cour se penche sur une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (ibidem, § 96). À mon sens, bien que la Grande Chambre ait énoncé de manière éloquente les principes généraux relatifs à l’exigence de prévisibilité (« prévues par la loi ») qui découle de l’article 10 de la Convention, son appréciation fondée sur ces principes apparaît comme un contrôle abstrait de la modification constitutionnelle et de l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal et, à ce titre, semble contraire à notre jurisprudence constante.

5. Eu égard à ce qui précède, je traiterai les points suivants : i) la prévisibilité de la modification constitutionnelle, ii) la question de savoir si l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal tel qu’interprété et appliqué dans la cause du requérant a satisfait à l’exigence de « qualité de la loi », et iii) la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits découlant de l’article 10 de la Convention était justifiée.

i) Concernant la modification constitutionnelle, je rappellerai d’emblée que dans son arrêt du 20 novembre 2018 la chambre avait déjà examiné – quoi que sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention – le grief du requérant selon lequel la modification constitutionnelle n’avait pas satisfait à l’exigence de « qualité de la loi », et qu’elle avait déclaré ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement. J’aimerais en outre souligner que l’adoption de la modification constitutionnelle en question reposait sur un vaste consensus au sein du Parlement, y compris parmi les députés membres de partis de l’opposition. Sans vouloir préjuger ni alimenter un débat sur la substance de la modification constitutionnelle, on pourrait arguer qu’il s’agit d’une modification constitutionnelle légitime adoptée en vertu de l’article 175 de la Constitution, qui souligne l’importance du pouvoir constituant. Il ne semble pas y avoir eu de conclusions judiciaires établissant que ladite modification aurait été mise en œuvre en violation des procédures constitutionnelles et parlementaires pertinentes.

6. L’examen de la modification constitutionnelle par la Grande Chambre semble reposer sur deux piliers. Premièrement, la majorité déclare que les juridictions nationales ont de manière injustifiable refusé de rechercher si les discours du requérant étaient couverts par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, c’est-à-dire si le non-examen par les juridictions nationales du point de savoir si les déclarations du requérant relevaient de l’article 83 § 1 de la Constitution était une erreur[2]. Deuxièmement, la majorité parvient à la conclusion que la modification constitutionnelle elle-même a eu pour effet de priver le requérant de la protection que lui conférait le deuxième paragraphe de l’article 83.

7. Concernant le premier point, que j’estime intrinsèquement lié à la teneur des discours du requérant, je tiens à souligner que les autorités judiciaires nationales, c’est-à-dire le parquet et les juges, ont implicitement considéré que le requérant ne pouvait pas bénéficier de la protection de l’irresponsabilité parlementaire prévue à l’article 83 § 1 de la Constitution. À mon sens, il n’y avait aucun élément propre à offrir une base au constat que les juridictions nationales ont méconnu le droit et la pratique turques.

8. S’agissant du deuxième point, à savoir si la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 a eu pour effet de priver le requérant de la protection qui lui était offerte, j’aimerais souligner qu’elle n’a ni restreint ni modifié la définition et les notions générales d’irresponsabilité et d’inviolabilité. La modification constitutionnelle a simplement changé la procédure qui régissait la levée des immunités des députés au sujet desquels des rapports d’enquête avait déjà été soumis au Parlement à la date de son adoption (paragraphe 137 de l’arrêt). Elle a donc en effet entraîné un changement dans la portée des garanties procédurales entourant la levée des immunités des députés. Si la majorité reconnaît ce fait, le paragraphe 268 de l’arrêt se base sur celui-ci pour conclure que « la modification en question a créé une situation imprévisible pour les députés concernés ». Avec tout le respect que je dois à mes collègues de la majorité, je ne partage pas leur approche quant à l’impossibilité pour le requérant de jouir de certaines garanties procédurales du point de vue de la prévisibilité de la modification constitutionnelle. Il eût fallu faire une distinction entre, d’une part, la conformité de ces garanties à la Convention et, d’autre part, la prévisibilité de la modification constitutionnelle.

9. La majorité ne semble pas s’être suffisamment penchée sur la question de savoir si le requérant aurait pu être poursuivi sur le fondement de l’article 83 de la Constitution, même en l’absence de la modification constitutionnelle. En fait, les dispositions relatives à l’irresponsabilité et à l’inviolabilité des députés sont toujours en vigueur.

10. Bien que j’aie de sérieux doutes sur le point de savoir si la prévisibilité d’une modification constitutionnelle peut être considérée de la même façon que la prévisibilité d’une loi ordinaire, je trouve en tout cas difficile, voire impossible, de parler de prévisibilité de modifications constitutionnelles sans tenir dûment compte des critères issus de la jurisprudence qui sont évoqués ci-dessus. À cet égard, il est également difficile de discerner un lien de causalité entre, d’un côté, le manquement allégué des juridictions nationales à rechercher si les discours du requérant étaient couverts par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution et, de l’autre, la prévisibilité de la modification constitutionnelle. Je ne puis admettre qu’une situation – le manquement allégué des juridictions nationales à examiner les arguments tirés par le requérant de l’article 83 § 1 de la Constitution – postérieure à l’adoption de la modification constitutionnelle puisse avoir eu un effet sur la prévisibilité de cette modification.

11. Dès lors, avec tout le respect que je dois à la majorité, je suis au regret de ne pouvoir souscrire à son raisonnement, qui à mon avis abaisse le seuil appliqué par la Cour dans son examen de la prévisibilité de modifications constitutionnelles.

ii) Concernant la question de savoir si l’interprétation et l’application, dans la cause du requérant, des dispositions sur les infractions liées au terrorisme ont satisfait à l’exigence de « qualité de la loi », il ressort du dossier que le requérant n’a pas expressément maintenu devant la Grande Chambre ce grief fondé sur l’article 10. Partant j’estime que l’examen séparé de cette question n’était pas justifié par les observations du requérant.

12. Certes, la majorité souligne au paragraphe 275 de l’arrêt qu’elle est « consciente des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la formulation de lois pénales contre le terrorisme », ajoutant que « [p]ar la force des choses, les États membres utilisent des formules assez générales dont l’application dépend de l’interprétation qu’en donnent en pratique les autorités judiciaires ». Cependant, je ne suis pas certaine que la conclusion de la majorité en l’espèce puisse aisément passer pour attester une conscience des difficultés liées au terrorisme. La conclusion selon laquelle l’interprétation et l’application des infractions liées au terrorisme n’étaient pas prévues par la loi est extrêmement sérieuse et elle doit être étayée par des motifs pareillement sérieux et convaincants, ainsi que par un grief explicite du requérant, éléments qui à mon avis faisaient défaut dans la présente affaire.

13. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne puis souscrire à leur conclusion selon laquelle « l’interprétation et (...) l’application qui ont été faites, dans le cas de l’intéressé, des dispositions sur les infractions liées au terrorisme » ont posé un problème relativement à la qualité de la loi en question. J’estime qu’il eût été nécessaire de vérifier la portée de l’examen de la légalité effectué par notre Cour, évoqué ci-dessus. Cela m’amène à la dernière partie de mon analyse concernant l’article 10.

iii) Comme je l’ai expliqué plus haut, j’aurais préféré qu’il y eût un examen de la question de savoir si l’ingérence survenue en l’espèce était nécessaire dans une société démocratique. À cet égard, je suis disposée à admettre que les buts légitimes poursuivis par l’ingérence consistaient à combattre le terrorisme et à protéger la sécurité nationale et la sûreté publique, buts visés à l’article 10. Concernant la nécessité, il est vrai que l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place aux restrictions au discours politique ou au débat sur des questions d’intérêt général. En fait, les ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236). Toutefois, j’ai des doutes quant à la thèse selon laquelle les discours litigieux du requérant ne peuvent pas être perçus comme faisant l’apologie du recours à la violence mais peuvent être tenus pour totalement pacifiques et pour une contribution à un débat d’intérêt général, eu égard en particulier aux tensions qui prévalaient à l’époque dans la région en raison des affrontements armés entre les forces de sécurité turques et le PKK (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV). À ce stade, j’aimerais également souligner que les procédures pénales visant le requérant sont toujours pendantes devant les juridictions nationales et, suivant le principe de la présomption d’innocence, je me garderai de préjuger d’une quelconque façon de l’issue de ces procédures.

14. Eu égard à ce qui précède, je conclus que l’ingérence dans l’exercice des droits du requérant était prévue par la loi, ayant été à la fois prévisible et respectueuse de l’exigence de la « qualité de la loi », et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique car elle correspondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi.

2. concernant le grief fondé sur l’Article 5 § 1 de la Convention

15. Le requérant a plaidé l’absence de soupçons raisonnables contre lui, à la fois pendant la période initiale immédiatement consécutive à son arrestation et pendant les périodes subséquentes lors desquelles sa détention provisoire a été autorisée puis prolongée par les autorités judiciaires. Sur ce point, avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis souscrire à sa conclusion relative à l’absence alléguée de soupçons raisonnables au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Je ne vois pas de raison qui commandait à la Grande Chambre de s’écarter de la décision formulée sur ce point par la chambre, qui reposait sur la jurisprudence constante de la Cour (voir, parmi bien d’autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, CEDH 2001‑X, et Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015). Je renvoie en particulier à la jurisprudence de la Cour indiquant que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016). Dans ce contexte, la Cour doit examiner, comme l’ont fait la Cour constitutionnelle et la chambre, l’ensemble des éléments pertinents du dossier pénal qui sont susceptibles de confirmer ou d’infirmer les soupçons concrets sur lesquels reposait la mise en détention initiale ; elle ne peut pas être liée uniquement par les éléments administrés en première instance (voir, mutatis mutandis, Yüksel et autres, précité, §§ 51-59, Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 55‑62, 18 novembre 2014, et Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, §§ 53‑64, 3 mars 2015).

16. Concernant la substance du grief fondé sur l’article 5 § 1 de la Convention, j’approuve pleinement les conclusions formulées par la chambre dans son arrêt du 20 novembre 2018. À cet égard, j’insisterai en particulier sur trois éléments de preuve qui ressortent du dossier : les déclarations formulées par le requérant lors d’une manifestation selon lesquelles on allait exposer la sculpture du leader du PKK et le discours du requérant prononcé dans les locaux d’un parti politique le 21 avril 2013, lors duquel il a évoqué notamment les premières attaques terroristes du PKK, qu’il a qualifiées de « coup de 1984 » et de « résistance à Şemdinli [et] à Eruh » (paragraphe 79 de l’arrêt) ; les transcriptions de conversations entre membres dirigeants du PKK et entre eux et le requérant (paragraphe 79 de l’arrêt) ; enfin, les tweets publiés sur le compte Twitter officiel du HDP le 6 octobre 2014 (paragraphe 20 de l’arrêt). À la lumière des éléments de preuve, des faits et des exigences découlant de l’article 5 § 1 de la Convention quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, je considère que le requérant peut être tenu pour avoir été arrêté et placé en détention sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.

17. Eu égard à ce qui précède, j’estime que les autorités nationales avaient des motifs suffisants pour conclure à l’existence de soupçons raisonnables selon lesquels le requérant avait commis une infraction. En conséquence, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

3. concernant le grief fondé sur l’Article 5 § 3 de la Convention

18. Estimant que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation de l’article 5 § 3, j’ai voté contre les conclusions de la majorité quant au bien-fondé du grief formulé sur ce terrain.

4. concernant le grief fondé sur l’Article 3 DU ProtocolE No 1 à LA Convention

19. Pour ce qui est du grief du requérant fondé sur l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, je souscris à la conclusion que, au vu des circonstances particulières de l’espèce, il y a eu violation de cette disposition dans la mesure où les magistrats et les cours d’assises compétents n’ont pas examiné les allégations du requérant selon lesquelles son maintien en détention était déraisonnable compte tenu de sa qualité de député et de coprésident d’un parti politique. Sur ce point, j’adhère aux conclusions de la majorité, qui sont également présentes, quoi que sous l’angle de l’article 5 § 3, dans le deuxième arrêt de la Cour constitutionnelle.

20. Néanmoins, avec tout le respect que je dois à mes collègues, je me distancie de certaines parties du raisonnement qui renvoient aux constats de violation de l’article 10 et de l’article 5 § 1 de la Convention, dans le cadre de l’examen effectué par la majorité sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 (voir en particulier le paragraphe 394 de l’arrêt).

5. concernant le grief fondé sur l’article 18 de la Convention

21. J’ai voté contre le constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention, car je doute sérieusement que pareil constat soit compatible avec la jurisprudence de la Cour (voir, en particulier, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, 28 novembre 2017), eu égard aux circonstances de la présente espèce.

22. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, dans les affaires où un grief est formulé sous l’angle de l’article 18 combiné avec l’article 5, la Cour commence par examiner si la privation de liberté du requérant poursuivait un but qui est compatible avec la Convention (Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 153-163, 17 mars 2016, et Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, §§ 254-261, 31 mai 2011). Ensuite, la Cour recherche si des éléments prouvent que les actes des autorités étaient en fait motivés par des raisons inappropriées, et elle doit fonder sa décision sur des « preuves au sens juridique », selon les critères établis par elle dans l’arrêt Merabishvili (arrêt précité, §§ 309-317), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (voir mon opinion dissidente dans Kavala c. Turquie, no [28749/18](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2228749/18%22%5D%7D), 10 décembre 2019).

23. Concernant le premier volet, pour les raisons exposées ci-dessus j’estime que le requérant pouvait être tenu pour avoir été mis en détention sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. En d’autres termes, il a été privé de liberté dans un but qui est prévu par l’article 5 § 1 c) de la Convention. Je ne puis donc partager le point de vue de la majorité selon lequel « les buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué ». À ce sujet, je soulignerai tout d’abord que le droit turc offre un niveau de protection supérieur en ce qui concerne le critère des « raisons plausibles » prévu à l’article 5 § 1[3]. En l’espèce, les juridictions nationales, notamment la Cour constitutionnelle, se sont penchées sur la détention du requérant et ont déclaré qu’il y avait des éléments suffisants pour établir l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par l’intéressé. Autrement dit, elles ont vérifié l’existence d’un niveau de soupçon supérieur à celui des « raisons plausibles » requises par l’article 5 § 1 c). Deuxièmement, le fait que la majorité soit parvenue à la position susmentionnée après avoir contrôlé méticuleusement les motifs de la détention du requérant signifie que lesdits motifs n’étaient ni dénués de fondement ni fictifs. Je tiens à souligner que la chambre a également examiné la détention du requérant et qu’elle a conclu que « (...) le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir accompli au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi » (paragraphe 169 de l’arrêt de la chambre). Compte tenu de ces éléments, je ne suis pas vraiment certaine que des raisons convaincantes aient été avancées pour justifier que l’on s’écartât des conclusions formulées par les juridictions nationales et la chambre relativement à l’exigence de « raisons plausibles » découlant de l’article 5 § 1 c). C’est ce qui m’a amenée à conclure que la détention de l’intéressé visait un but légitime qui était prévu par la Convention. Je peux donc difficilement admettre la position de la majorité selon laquelle la détention du requérant n’était qu’une couverture pour un but inavoué.

24. Pour ce qui est du second volet, je considère qu’il n’y avait pas en l’espèce de motifs inappropriés, compte tenu des facteurs que j’exposerai ci‑dessous.

25. Premièrement, le principal grief du requérant consiste à dire que lui‑même et d’autres personnes membres de son parti ont été ciblés spécifiquement en raison de leur position sur la scène politique turque. Or il ressort des éléments d’information soumis par les parties que des députés appartenant à d’autres partis politiques ont également fait l’objet de procédures pénales (paragraphes 57 et 58 de l’arrêt). On ne peut donc pas affirmer si simplement que les autorités judiciaires nationales ont ciblé certains députés en particulier.

26. Deuxièmement, il relève en premier lieu de l’ordre judiciaire national de veiller à ce que, dans toute affaire donnée, la détention provisoire d’une personne mise en cause soit imposée avec la plus grande prudence et dans le respect des exigences découlant de la Convention et de la jurisprudence pertinente de la Cour. À cet égard, il ressort du dossier que la détention provisoire du requérant a été examinée à plusieurs reprises par les juges nationaux, soit d’office soit à la demande de l’intéressé. En fait, à partir du 4 novembre 2016 les juridictions nationales ont examiné la question de la détention du requérant de manière régulière et avec célérité. En outre, par un arrêt du 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle a déclaré à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 19 de la Constitution et elle a constaté qu’en prolongeant la détention provisoire du requérant les autorités judiciaires nationales n’avaient pas avancé de raisons pertinentes et suffisantes pour répondre aux arguments de l’intéressé concernant son droit de se présenter à des élections et de mener des activités politiques. Cependant, le fait qu’il ait été jugé que certains aspects du contrôle juridictionnel de la détention du requérant révélaient une atteinte à l’article 19 de la Constitution ne suffit pas en soi à justifier la conclusion que l’intéressé a été détenu à des fins autres que celles prévues par la Convention. De plus, par un arrêt du 11 juillet 2018, le requérant s’est vu allouer une indemnité sur le fondement de l’article 141 du code de procédure pénale. En conséquence, je ne puis parvenir à la conclusion que les autorités judiciaires ont agi de manière inappropriée et au mépris flagrant de la Convention.

27. En outre, avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis me rallier à elle s’agissant de certains passages de son raisonnement sur le terrain de l’article 18 de la Convention.

28. Premièrement, je tiens à dire que la structure du Conseil supérieur des juges et des procureurs est dénuée de pertinence pour l’examen de la Grande Chambre sous l’angle de l’article 18 de la Convention (paragraphe 434 de l’arrêt). En fait, la majorité critique les modifications apportées à la structure de cet organe à la suite d’un référendum qui avait été accepté par une nation souveraine ; elle ne recherche pas en quoi ces modifications ont eu une incidence sur le requérant en l’espèce et n’explique pas en quoi ce point serait pertinent. En l’absence d’un lien de causalité entre la nouvelle structure en question et un prétendu but inavoué, ce point revient à examiner in abstracto les modifications constitutionnelles soumises au référendum. Dès lors, je ne suis pas certaine qu’en l’espèce la Grande Chambre était appelée à creuser d’office cette question.

29. Deuxièmement, alors que la Grande Chambre reconnaît qu’elle n’avait pas accès à la teneur des procédures pénales engagées contre les autres députés détenus, elle déclare que, selon les rapports et avis d’observateurs internationaux, la raison principale de la privation de liberté de ces personnes résidait dans leurs discours politiques, et elle conclut à cet égard que la détention du requérant n’était pas un cas isolé (paragraphe 428 de l’arrêt). Je dois souligner à ce stade que les affaires de certains de ces députés sont actuellement pendantes devant notre Cour. Ainsi, à mon humble avis, le raisonnement accepté par la majorité va au-delà des questions juridiques que la Grande Chambre était appelée à examiner.

30. Eu égard aux considérations qui précèdent, j’estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments susceptibles d’étayer les allégations du requérant selon lesquelles l’ensemble de l’appareil judiciaire de Turquie a servi un plan politique qui passait par l’ouverture d’enquêtes pénales à son sujet. Dans la mesure où le raisonnement de la majorité est axé sur la deuxième détention du requérant, qui pour elle reposait sur le « même contexte factuel », à savoir les événements des 6-8 octobre qui ont également fait partie des raisons factuelles de sa première détention, j’aimerais formuler les observations qui suivent (voir les paragraphes 432-433 et 440-442 de l’arrêt).

31. J’ai traité certains aspects de cette question dans mon opinion séparée concernant l’article 46 de la Convention, mais l’importance qu’elle revêt me conduit à répéter une partie de cette analyse. Je tiens tout d’abord à réaffirmer que les aspects juridiques et factuels de la deuxième détention du requérant font l’objet d’un recours individuel que l’intéressé a formé auprès de la Cour constitutionnelle ; cette question est donc actuellement pendante devant les autorités nationales. Ensuite, dans la présente espèce la majorité a examiné le grief sous l’angle de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention. Or, sur le terrain de l’article 5 de la Convention, l’examen de la Grande Chambre portait sur la première détention du requérant, intervenue du 4 novembre 2016 au 7 décembre 2018, et non sur sa deuxième détention, qui a été ordonnée le 20 septembre 2019 et qui est toujours en cours. Si l’approche de la majorité implique d’une certaine façon que la deuxième détention du requérant est en fait un prolongement de la première en ce que, selon la majorité, les deux décisions de mise en détention reposent sur le même contexte factuel, je ne puis souscrire à ce point de vue pour les raisons que j’ai indiquées dans mon opinion séparée sur l’article 46 de la Convention, ainsi que pour les motifs que j’exposerai ci-après. Il est vrai que les éléments circonstanciels qui sont des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements peuvent être pris en considération dans l’évaluation du contexte plus large et plus général lorsque la Cour examine des griefs sous l’angle de l’article 18 (Merabishvili, précité, § 317). Toutefois, lorsque les éléments circonstanciels prennent la forme de questions juridiques relatives au requérant, l’approche de la Cour peut être différente. En effet, dans l’affaire Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 171, 15 novembre 2018), la Cour a pris en compte les deux procédures pénales parallèles au procès du requérant dans le cadre de son appréciation sur le terrain de l’article 18 (concernant le contexte général de l’affaire), en se référant à des arrêts antérieurs par lesquels elle avait établi les faits pertinents et défini les questions juridiques soulevées dans les deux procédures en question (la Cour renvoyait aux affaires Navalnyy et Ofitserov c. Russie, nos 46632/13 et 28671/14, §§ 116-119, 23 février 2016, et Navalnyye c. Russie, no 101/15, §§ 83-84, 17 octobre 2017).

32. Eu égard à ce qui précède, la deuxième détention du requérant en l’espèce ne constitue pas à mes yeux un simple élément circonstanciel ; c’est une question juridique qui est pendante devant les juridictions nationales et qui ne relève pas de l’examen de la Cour sur le terrain de l’article 5, en combinaison avec lequel le grief fondé sur l’article 18 a été examiné. Dans ces conditions, la démarche de la majorité risque d’élargir comme jamais auparavant la portée de l’affaire soumise à la Grande Chambre, et j’hésite à admettre cette position. En sus de cette nouvelle approche, la majorité poursuit en examinant les motifs de la seconde détention du requérant non pas sous l’angle de l’article 5 (du fait que la deuxième détention n’était pas incluse dans la portée de son examen sur le terrain de cette disposition), mais de l’article 18 de la Convention, pour conclure simplement que « (...) les autorités nationales ne semblent guère intéressées par l’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêche d’exercer ses activités politiques » (paragraphe 433 de l’arrêt). Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne suis pas certaine qu’une telle conclusion – découlant d’un problème juridique qui est pendant devant les juridictions nationales et qui n’est pas visé par le grief lié à l’article 5 – soit conforme au principe selon lequel la Cour doit baser sa décision sur des preuves au sens juridique. Dès lors, je ne puis accepter ni l’approche ni la conclusion de la majorité.

33. Pour les raisons exposées ci-dessus, j’estime qu’il n’y a pas eu violation en l’espèce de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

* * *

[1] Les quatrième et cinquième sections en question concernent respectivement « les infractions contre la sécurité de l’État » et « les infractions contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de cet ordre ».

[2] Le paragraphe 1 de l’article 83 de la Constitution se lit comme suit : « Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie ne peuvent être tenus pour responsables ni des votes émis et des paroles prononcées par eux lors des travaux de l’Assemblée, ni des opinions qu’ils professent à l’Assemblée, ni de leur répétition ou diffusion en dehors de l’Assemblée, à moins que l’Assemblée n’en ait décidé autrement au cours d’une séance tenue sur proposition du Bureau de la présidence. »

[3] Le paragraphe 3 de l’article 19 de la Constitution énonce qu’une personne peut être détenue s’il existe de forts soupçons selon lesquels elle a commis une infraction. Selon l’article 100 du code de procédure pénale, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-207326
Date de la décision : 22/12/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Exceptions préliminaires rejetées (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes;(Art. 35-1) Recours interne effectif;(Art. 35-2-b) Requête déjà soumise à une autre instance internationale;Exception préliminaire rejetée (Art. 34) Requêtes individuelles;(Art. 34) Victime;Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières;Article 5-1-c - Raisons plausibles de soupçonner);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Caractère raisonnable de la détention provisoire);Non-violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Contrôle à bref délai);Violation de l'article 3 du Protocole n° 1 - Droit à des élections libres-{général} (Article 3 du Protocole n° 1 - Libre expression de l'opinion du peuple;Se porter candidat aux élections);Violation de l'article 18+5 - Limitation de l'usage des restrictions aux droits (Article 18 - Restrictions dans un but non prévu) (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières;Article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté);Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable);Etat défendeur tenu de prendre des mesures individuelles (Article 46-2 - Mesures individuelles)

Parties
Demandeurs : SELAHATTİN DEMİRTAŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KARAMAN M. ; DEMIRTAŞ GÖKALP A. ; MOLU B. ; DEMIR R. ; ALTIPARMAK K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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