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13/10/2020 | CEDH | N°001-205046

CEDH | CEDH, AFFAIRE MAKSIM SAVOV c. BULGARIE, 2020, 001-205046


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MAKSIM SAVOV c. BULGARIE

(Requête no 28143/10)

ARRÊT


Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Détention de presque cinq mois • Plausibilité du soupçon d’une infraction • Absence de motifs « pertinents et suffisants » quant au risque de fuite ou de récidive • Absence de diligence particulière

Art 5 § 5 • Réparation • Loi sur la responsabilité de l’État suffisante

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Libellé des motifs retenus par un tribunal statuant sur l

a détention provisoire • Intéressé présenté comme coupable avant tout jugement au fond

STRASBOURG

13 octobre 2020

DÉFINITIF

13...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MAKSIM SAVOV c. BULGARIE

(Requête no 28143/10)

ARRÊT

Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Détention de presque cinq mois • Plausibilité du soupçon d’une infraction • Absence de motifs « pertinents et suffisants » quant au risque de fuite ou de récidive • Absence de diligence particulière

Art 5 § 5 • Réparation • Loi sur la responsabilité de l’État suffisante

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Libellé des motifs retenus par un tribunal statuant sur la détention provisoire • Intéressé présenté comme coupable avant tout jugement au fond

STRASBOURG

13 octobre 2020

DÉFINITIF

13/01/2021

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Maksim Savov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Faris Vehabović, président,
Yonko Grozev,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no. 28143/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Maksim Svetoslavov Savov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 avril 2010,

la décision, du 14 novembre 2017, de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention, concernant la durée de la détention provisoire du requérant, l’absence d’effectivité de l’examen de ses demandes de libération et l’absence en droit bulgare de toute possibilité d’obtenir une réparation, et le grief, tiré de l’article 6 § 2 de la Convention, concernant la motivation de la décision du 19 janvier 2010 adoptée par le tribunal régional de Plovdiv, et de déclarer irrecevables tous les autres griefs formulés par le requérant, sous l’angle des articles 6 § 2 et 46 notamment,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Au cours des poursuites pénales menées à son encontre, le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, il se plaint de la durée, excessive selon lui, de sa détention. Sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, il dénonce l’absence d’efficacité du contrôle exercé par les juridictions internes sur la légalité et la nécessité de sa détention. Invoquant l’article 5 § 5 de la Convention, il se plaint de l’absence en droit interne de toute possibilité d’obtenir une réparation pour les violations alléguées de ses droits garantis par les paragraphes 3 et 4 de l’article 5. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, il allègue enfin que la motivation de la décision du 19 janvier 2010, adoptée par le tribunal régional de Plovdiv, a porté atteinte à son droit d’être présumé innocent.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1983 et réside à Plovdiv. Il est représenté par Mes M. Ekimdzhiev et S. Stefanova, avocats exerçant à Plovdiv.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme K. Radkova, du ministère de la Justice.

4. Le 5 janvier 2010, vers 20 h 30, un inconnu entra dans un débit de boissons et de tabac à Plovdiv, menaça la vendeuse, M.D., d’un couteau, déroba la somme de 484 levs bulgares (BGN – environ 247 euros (EUR), selon le taux de change fixe officiel) de la caisse et s’enfuit. La police de Plovdiv fut alertée des événements et ouvrit une enquête pénale contre X.

5. Le 11 janvier 2010, M.D. aperçut sur le trottoir, devant l’enseigne du magasin, le requérant qui passait par là. Après l’avoir dévisagé, elle crut reconnaître en lui l’homme qui l’avait agressée le 5 janvier 2010. Elle alerta la police. Des agents se rendirent sur place, mais ne retrouvèrent pas le requérant.

6. Le 12 janvier 2010, le requérant se rendit au magasin en question et y acheta un café. Après son départ, la vendeuse alerta la police. Les agents dépêchés sur place ne purent toutefois pas appréhender le requérant. Aussi fut-il décidé de poster deux agents en civil, dès le lendemain, devant le magasin.

7. Le 13 janvier 2010, entre 10 heures et 10 h 30, le requérant passa encore une fois devant l’enseigne du magasin. Il fut alors arrêté par les agents de police, étant soupçonné d’avoir perpétré le vol du 5 janvier 2010. Il fut mis en examen pour ces mêmes faits.

8. Le même jour, la police procéda à une perquisition au domicile du requérant à Plovdiv, au cours de laquelle furent trouvés et saisis plusieurs objets appartenant à l’intéressé, dont une paire de chaussures de sport noires et un couteau. Lors d’une parade d’identification effectuée le même jour, M.D. identifia formellement le requérant comme étant l’homme qui l’avait agressée le 5 janvier 2010. Les policiers saisirent également les enregistrements des caméras de vidéosurveillance du magasin.

9. Le 15 janvier 2010, le requérant comparut devant le tribunal de district de Plovdiv. Celui-ci estima qu’il existait suffisamment de données permettant de raisonnablement soupçonner l’intéressé d’avoir commis les faits qui lui étaient reprochés. Il releva en particulier que, dans sa déposition initiale, la victime avait donné une description physique détaillée de son agresseur qui correspondait à l’apparence physique du requérant et que, par la suite, elle avait formellement reconnu et identifié ce dernier. Le tribunal de district considéra cependant qu’il n’y avait en l’occurrence aucun risque de soustraction à la justice ou de commission de nouvelles infractions, compte tenu notamment de l’absence d’antécédents judiciaires du requérant et de sa situation familiale. Il imposa au requérant le paiement d’une caution de 2 000 BGN (environ 1 022 EUR). Le parquet interjeta appel de la décision du tribunal de district.

10. Le 19 janvier 2010, le tribunal régional de Plovdiv, siégeant en une formation de trois juges, composée des juges S.T., président du tribunal régional et président de la formation de jugement, V.G., rapporteur, et K.N., infirma la décision du tribunal de district et décida le placement du requérant en détention provisoire. La formation de jugement motiva sa décision ainsi :

« Le tribunal de district a perdu de vue les données démontrant qu’il existe un risque réel que le prévenu Savov commette une infraction pénale s’il est libéré, et il a relevé uniquement les arguments militant contre l’existence d’un tel risque, tels que l’absence d’antécédents judiciaires, le fait que [l’intéressé] habite avec une femme (...) et qu’il a un enfant. Les circonstances ayant entouré le vol en question dans le magasin d’alcool et de tabac et le comportement de l’auteur pendant et après les faits n’ont pas été pris en compte – celui-ci était armé d’un couteau, il portait une casquette et des gants et il a masqué sa voix pour ne pas être reconnu, il s’est attaqué à une femme seule pour dérober l’argent de la caisse, il a eu recours à la force et aux menaces, il s’est enfui du magasin et, quelques jours plus tard, il a eu l’impudence d’y retourner sous prétexte de s’acheter un café, mais en réalité [il s’y est rendu pour] vérifier s’il avait été reconnu par la caissière. Tous ces faits, relatifs au mode opératoire [suivi pour commettre] l’infraction en question, révèlent la grande dangerosité aussi bien de l’auteur que de l’infraction elle-même, et leur interprétation correcte impose la conclusion selon laquelle cet auteur peut commettre une autre infraction si la demande du parquet n’est pas accueillie. Par conséquent, les faits de l’espèce démontrent également l’existence de la deuxième condition prévue à l’article 63, alinéa 1 du CPP (...). Par ailleurs, comme le tribunal de district l’a constaté à juste titre, il ne prête pas à controverse que le prévenu est l’auteur du vol en question. (...) »

11. Par la suite, les organes de l’enquête interrogèrent cinq témoins à décharge – dont deux clients et deux employés du cybercafé où le requérant travaillait, afin de vérifier son alibi, selon lequel il était à son lieu de travail au moment du vol en question. Les clients et les employés du cybercafé témoignèrent que le requérant y était présent le 5 janvier 2010 et l’un des employés précisa que le requérant était venu ce jour-là vers 16 heures ou 16 h 30 et qu’ils étaient restés tous les deux dans le cybercafé jusqu’au lendemain matin. M.D. identifia formellement le couteau et les chaussures retrouvés au domicile du requérant (paragraphe 8 ci-dessus) comme des objets appartenant à son agresseur.

12. Le 11 février 2010, le tribunal de district de Plovdiv examina une première demande de libération du requérant. Au cours de l’audience, l’avocat de ce dernier soutint que la déposition de la victime n’était pas fiable et que les dépositions des nouveaux témoins, interrogés au cours de l’enquête, mettaient hors de cause son client. Pour démontrer l’absence de tout risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions, il argua que le requérant avait une adresse à Plovdiv, une famille et un emploi stable, qu’il jouissait d’une bonne réputation, qu’il n’avait ni antécédents judiciaires ni problèmes psychiatriques et qu’il ne prenait pas de stupéfiants.

13. Le procureur de district s’opposa à la demande de libération du requérant. Il avança que les dépositions citées par l’avocat de la défense ne démontraient nullement que l’intéressé se trouvait dans le cybercafé qui l’employait au moment où le vol commis dans le magasin avait eu lieu. Le procureur soutint que la dangerosité de l’infraction reprochée et celle du requérant justifiaient le maintien en détention de l’intéressé.

14. À l’issue de l’audience, le tribunal de district décida de rejeter la demande du requérant. Après avoir procédé à l’analyse du contenu des dépositions sur lesquelles la défense se fondait et de la fiabilité des témoins en question, le tribunal estima que ces nouvelles preuves ne remettaient pas en cause l’existence des soupçons raisonnables pesant contre l’intéressé. Le tribunal releva en particulier qu’aucun des témoins en question n’avait observé le requérant tout au long de la période pendant laquelle il affirmait être resté dans le cybercafé, ce qui n’excluait pas la possibilité qu’il ait quitté temporairement ce local pour aller dans le débit de boissons et de tabac.

15. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal régional de Plovdiv. Par une décision du 16 février 2010, cette juridiction rejeta son recours. Le tribunal régional estima en particulier qu’il y avait suffisamment de données permettant de raisonnablement soupçonner le requérant des faits qui lui étaient reprochés et que les nouvelles preuves rassemblées ne remettaient pas en cause cette conclusion. Il estima également que le mode opératoire suivi pour perpétrer l’infraction en question et le comportement du requérant démontraient la présence d’un risque de commission de nouvelles infractions, et ce nonobstant la situation familiale et professionnelle de l’intéressé, l’existence d’un domicile stable et l’absence d’antécédents judiciaires.

16. Par la suite, les organes chargés de l’enquête pénale rassemblèrent de nouvelles preuves : un rapport sur les communications du requérant, remis par l’opérateur de téléphonie mobile de l’intéressé ; un rapport sur l’état psychologique de M.D., dressé par un expert psychiatre après examen de celle-ci ; et un relevé des communications électroniques passées entre le requérant et son épouse le jour du vol, établi après expertise de l’ordinateur de l’intéressé.

17. Le 16 avril 2010, le tribunal de district de Plovdiv examina et rejeta une deuxième demande de libération du requérant. Il estima en particulier que les éléments suivants suffisaient pour raisonnablement soupçonner l’intéressé de la commission de l’infraction en cause : la déposition de la victime, l’identification du requérant par celle-ci et les enregistrements des caméras de vidéosurveillance du magasin. Il considéra que les nouveaux témoignages recueillis au cours de l’enquête n’étaient pas susceptibles de remettre en question cette conclusion, étant donné qu’aucun témoin n’avait observé le requérant pendant la totalité de la période qu’il affirmait avoir passé à son lieu de travail le 5 janvier 2010.

18. Le 22 avril 2010, le tribunal régional de Plovdiv confirma la décision du tribunal de district en date du 16 avril 2010, en reprenant les motifs exposés par le tribunal de première instance relativement à l’existence de soupçons raisonnables pesant contre le requérant. Le tribunal régional estima qu’il existait également un risque de fuite, compte tenu du fait que le requérant avait déclaré officiellement son domicile à Plovdiv uniquement après son inculpation et du fait qu’il avait été recherché par la police nationale pour témoigner dans le cadre d’une autre enquête pénale.

19. À l’issue de l’instruction préliminaire, l’affaire pénale fut portée devant le tribunal de district de Plovdiv, qui tint sa première audience le 8 juin 2010. Le tribunal entendit les témoins et les experts et rassembla des preuves. La défense demanda au tribunal, entre autres, de s’enquérir auprès du ministère de l’Intérieur de la possibilité d’effectuer une comparaison entre les caractéristiques physiques de l’agresseur et celles du requérant et entre les chaussures et le couteau utilisés par l’agresseur et ceux retrouvés chez le requérant. Cette demande fut rejetée par le tribunal pour défaut de pertinence.

20. Toujours le 8 juin 2010, le tribunal de district décida la remise en liberté du requérant sous réserve du versement d’une caution de 700 BGN (environ 358 EUR). En particulier, le tribunal de district estima qu’il n’existait plus de risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions et que le requérant ne pouvait pas faire obstruction à la conduite des poursuites pénales étant donné que la plupart des preuves avaient déjà été rassemblées.

21. Par un jugement du 28 juin 2010, le tribunal de district de Plovdiv déclara le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à trois ans d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal de district donna pleinement crédit à la déposition de la victime et à l’identification du requérant par celle-ci. Il nota que la version des faits de la victime était corroborée par les enregistrements de la caméra de vidéosurveillance du magasin, par d’autres dépositions et par les objets retrouvés au domicile du requérant (paragraphe 8 ci-dessus), notamment le couteau et les chaussures de sport, lesquels avaient également été identifiés par la victime (paragraphe 11 ci‑dessus). Le tribunal estima que les preuves à décharge n’étaient pas suffisamment concordantes et ne permettaient pas de remettre en cause la conclusion selon laquelle le requérant était l’auteur du vol en question.

22. Le requérant interjeta appel de ce jugement devant le tribunal régional de Plovdiv, auprès duquel il contesta la fiabilité des preuves retenues par le tribunal de district.

23. Le tribunal régional ordonna une expertise des enregistrements réalisés au moyen des caméras de vidéosurveillance intérieures et extérieures du magasin le 5 janvier 2010, le 11 janvier 2010 (lorsque le requérant était passé devant l’enseigne du magasin – paragraphe 5 ci‑dessus) et le 12 janvier 2010 (lorsque l’intéressé était entré dans le débit de boissons et de tabac – paragraphe 6 ci-dessus), afin de déterminer si l’homme filmé le 5 janvier 2010 était le requérant et si les chaussures de sport portées par l’auteur des faits et le couteau ayant servi à commettre l’infraction correspondaient aux chaussures et au couteau qui avaient été retrouvés au domicile du requérant et avaient ensuite été identifiés par la victime. Dans le rapport qu’ils rendirent, les experts constatèrent que le visage de l’agresseur n’était pas visible sur l’enregistrement du 5 janvier 2010, parce que l’homme portait une casquette, une capuche et un vêtement au col relevé. Ils conclurent néanmoins que la taille, la corpulence et les mouvements de l’homme filmé lors du vol commis dans le magasin ne correspondaient pas aux caractéristiques physiques du requérant. Ils estimèrent qu’il existait une ressemblance de couleur et de forme entre les chaussures de l’agresseur et celles retrouvées au domicile du requérant, mais que cette ressemblance ne permettait pas d’en déduire qu’il s’agissait de la même paire de chaussures. Ils conclurent aussi que le couteau retrouvé au domicile du requérant n’était probablement pas le couteau dont l’agresseur, qui avait été filmé par les caméras de vidéosurveillance, s’était servi.

24. Par un jugement du 20 janvier 2011, le tribunal régional de Plovdiv acquitta le requérant des charges portées contre lui. Le tribunal estima que les conclusions des experts ayant examiné les enregistrements vidéo (paragraphe 23 ci-dessus), auxquelles il accorda pleinement crédit, mettaient en doute la crédibilité de la déposition de la victime et les identifications faites par elle du requérant, de l’arme ayant servi à commettre l’infraction et des chaussures portées par l’agresseur. Il décida donc d’écarter ces preuves et conclut que les autres éléments du dossier ne prouvaient pas que le requérant était l’auteur du vol en question.

25. Par un arrêt du 3 octobre 2011, la Cour suprême de cassation, statuant sur un pourvoi formé par M.D. en sa qualité procédurale d’accusateur privé, confirma le jugement du tribunal régional.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce ont été résumés dans les arrêts et décisions suivants : Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, §§ 38, 40, 44 et 48-50, 27 janvier 2015, Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 68, CEDH 2013, et Kolev c. Bulgarie (déc.), no 69591/14, §§ 12-20, 30 mai 2017.

EN DROIT

1. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

27. Le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire a été excessive, que les tribunaux internes ont négligé les arguments militant en faveur de sa libération et que le droit interne ne lui offrait aucune possibilité d’obtenir une réparation à ces égards. Dans ses observations du 4 juin 2018, le requérant a contesté pour la première fois l’indépendance et l’impartialité de l’ensemble des juges du tribunal de district et du tribunal régional de Plovdiv ayant été amenés à examiner ses recours en libération, en tirant argument de l’exercice de ses pouvoirs administratifs par le juge S.T., président du tribunal régional et membre de la formation à l’origine de son placement en détention (paragraphe 10 ci-dessus). Il invoque l’article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

28. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que le requérant avait la possibilité d’introduire une action en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (« la loi sur la responsabilité de l’État ») après son acquittement par les tribunaux internes pour demander l’indemnisation du préjudice subi en conséquence de poursuites pénales illégales. Le dédommagement éventuel aurait également couvert le préjudice subi du fait du placement du requérant en détention provisoire. Le Gouvernement invoque, mutatis mutandis, l’arrêt Staïkov c. Bulgarie (no 49438/99, §§ 108-110, 12 octobre 2006). Il ajoute que la jurisprudence des tribunaux internes à cet égard est constante et cohérente. À l’appui de ses arguments, il présente trois jugements rendus en appel datant de 2015, 2016 et 2017.

29. Le requérant réplique que la voie de recours suggérée par le Gouvernement n’est pas suffisamment effective. Il précise notamment que, d’après la jurisprudence constante des tribunaux bulgares sur l’application de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État, l’acquittement de l’accusé rend illégales a posteriori toutes les mesures prises contre celui-ci lors des poursuites pénales, y compris la détention provisoire. Il ajoute que cela suffit en soi pour que soit octroyé un dédommagement, qui couvrirait également le préjudice subi du fait de la détention, mais que cette approche des juridictions internes ne permet pas d’aborder les questions liées à l’observation des droits de l’accusé garantis par l’article 5 de la Convention. De surcroît, selon le requérant, les tribunaux allouent une somme globale qui ne permet pas de discriminer le montant du dédommagement octroyé pour le préjudice subi à raison de la détention illégale. Le requérant allègue également que les trois arrêts présentés par le Gouvernement démontrent clairement l’ineffectivité du recours en cause : en effet, les tribunaux internes auraient alloué des sommes très peu élevées à titre de dommages et intérêts et ils auraient suivi une approche très formaliste quant à l’appréciation des preuves nécessaires pour l’établissement de l’existence d’un dommage moral causé par la détention.

30. Le requérant soutient que les dispositions de l’article 2, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État telles que modifiées en 2012, qui ont introduit la possibilité pour les particuliers d’engager une action en dommages et intérêts pour le préjudice subi à raison de la violation de leurs droits découlant des différents paragraphes de l’article 5 de la Convention, ne peuvent pas non plus être considérées comme ayant instauré une voie de recours interne effective à exercer dans un cas tel que le sien. Il tire argument d’un arrêt du 15 décembre 2017 de la Cour suprême de cassation (Решение. № 176 от 15.12.2017 г. по гр. д. № 4624/2016 г., ВКС, III г.о.), dans lequel cette haute juridiction a rejeté une action en dommages et intérêts dirigée contre la Cour administrative suprême pour violations alléguées de l’article 5 de la Convention au motif principal que le contrôle exercé dans le cadre de la procédure en indemnisation ne pouvait pas avoir pour conséquence de remettre en cause la décision définitive des juridictions qui avaient statué sur la légalité et la nécessité de la détention. Le requérant en déduit que les juridictions internes n’ont pas développé une jurisprudence sur l’application des nouvelles dispositions de l’article 2, alinéa 1 susmentionné qui pourrait être perçue comme constante, cohérente et correspondant aux critères d’effectivité dégagés dans la jurisprudence de la Cour. Il invite donc la Cour à reconsidérer ses constats quant à l’effectivité de ce nouveau recours, exposés par elle dans ses décisions récentes Kolev c. Bulgarie ((déc.), no 69591/14, 30 mai 2017) et Tsonev c. Bulgarie ((déc.), no 9662/13, 30 mai 2017).

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’épuisement des voies de recours internes

31. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). En particulier, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date de l’introduction de la requête, sauf cas exceptionnels qui se justifient par les circonstances particulières de chaque espèce (Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 64, 27 janvier 2015).

32. La Cour observe que la présente requête a été introduite le 21 avril 2010. À cette époque, le requérant était encore détenu, tous les tribunaux qui avaient examiné ses recours en libération avaient estimé que la prolongation de sa détention était légale et justifiée, et la procédure pénale menée contre lui était pendante au stade de l’instruction préliminaire (paragraphes 7 à 17 ci‑dessus).

33. La Cour souligne que, à l’occasion d’autres affaires similaires contre la Bulgarie, elle a pu constater qu’une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, dans son ancienne rédaction en vigueur en avril 2010, ne présentait aucune chance de succès dans des circonstances similaires à celles de l’affaire du requérant. En particulier, l’article 2, alinéa 1 de la loi susmentionnée exigeait la reconnaissance préalable de l’illégalité de la détention par les tribunaux chargés d’examiner les demandes de mise en liberté des intéressés, et la disposition de l’article 2, alinéa 2 de la même loi prévoyait l’octroi d’une compensation pour détention illégale en cas d’acquittement de l’accusé ou d’abandon des poursuites pénales diligentées contre celui-ci (voir, entre autres, Danov c. Bulgarie, no 56796/00, § 50, 26 octobre 2006, Botchev c. Bulgarie, no 73481/01, §§ 37, 38 et 77, 13 novembre 2008, Svetoslav Hristov c. Bulgarie, no 36794/03, §§ 62 et 63, 13 janvier 2011, et Toni Kostadinov, précité, §§ 66). Compte tenu de cette jurisprudence et des circonstances spécifiques du cas d’espèce, la Cour considère qu’une action en dédommagement en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, dans son ancienne rédaction, ne représentait pas une voie de recours interne effective à la date du 21 avril 2010 et que, à cette époque, le requérant n’était pas tenu de l’exercer préalablement à l’introduction de sa requête.

34. À l’instar de ce qu’elle a conclu dans son arrêt Toni Kostadinov (précité, § 70 in fine), la Cour estime qu’aucune circonstance spécifique de l’espèce ne justifie d’appliquer une exception à la règle selon laquelle l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie à la date d’introduction de la requête, en l’occurrence le 21 avril 2010. Par conséquent, elle n’estime pas nécessaire d’aborder dans la présente affaire la question de savoir si le requérant aurait pu intenter une action en dédommagement après son acquittement, qui est devenu définitif environ un an et demi plus tard (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour rejette donc l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

b) Sur le respect des autres conditions de recevabilité de la requête

35. La Cour note que, dans ses observations du 4 juin 2018, le requérant a soulevé un nouveau grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, relatif à l’absence d’indépendance et d’impartialité de l’ensemble des juges du tribunal de district et du tribunal régional de Plovdiv qui s’étaient prononcés sur ses demandes de libération (paragraphe 27 ci-dessus). Force est de constater que ce grief a été formulé presque huit ans après la libération du requérant, ordonnée par une décision du tribunal de district de Plovdiv le 8 juin 2010 (paragraphe 20 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

36. En ce qui concerne les trois autres griefs tirés de l’article 5, constatant qu’ils ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Sur le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention

a) Arguments des parties

37. Le requérant soutient que la durée de sa détention a dépassé les limites du « délai raisonnable ». Il allègue, en particulier, qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de le soupçonner du vol en question, plaidant à cet égard que la seule preuve à charge, écartée par la suite par la juridiction d’appel, était son identification par la victime. Il allègue également que les juridictions internes ont motivé leurs décisions de maintien en détention uniquement par la gravité des faits qui lui étaient reprochés, ce qui, à ses yeux, ne pouvait pas être un argument pertinent et suffisant pour justifier la durée entière de sa détention.

38. Le Gouvernement considère que la prolongation de la détention du requérant était pleinement justifiée. Il indique que la période en cause ne semble pas en soi excessive et qu’elle n’a pas dépassé le délai maximal prévu par le droit interne. Il précise que le requérant était soupçonné d’un vol avec violence. Il ajoute que les tribunaux ayant été amenés à examiner ses demandes de libération ont exposé des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de leurs décisions portant rejet de ces demandes. Il dit également que, pendant la période de détention, la procédure pénale dirigée contre le requérant a été menée avec une célérité suffisante.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

39. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence sur l’application de l’article 5 § 3 de la Convention, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, elle ne suffit plus, et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention. Ces autres motifs incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité en découlant de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté. L’existence de ces risques doit être dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 222, 28 novembre 2017). Lorsque ces motifs justifient encore la privation de liberté, la Cour doit également être convaincue que les autorités nationales ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 87, 5 juillet 2016, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 140, 22 mai 2012).

2. Application de ces principes à la présente espèce

40. La Cour observe qu’en l’occurrence le requérant a été arrêté le 13 janvier 2010 (paragraphe 7 ci-dessus) et qu’il a été libéré sous caution le 8 juin 2010 (paragraphe 20 ci-dessus). Sa détention a donc duré quatre mois et vingt-six jours.

41. Elle note que le requérant conteste en premier lieu l’existence de raisons plausibles de le soupçonner du vol qui lui était reproché : l’intéressé met en effet en doute la fiabilité de la preuve consistant en son identification par la victime, qui a été écartée par la suite par les juridictions pénales (paragraphe 37 ci-dessus).

42. La Cour rappelle à cet égard que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « raisons plausibles » de soupçonner un individu de la commission d’une infraction présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que cette personne peut avoir accompli l’infraction. Ce qui est « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances, mais les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation (Merabishvili, précité, § 184, avec les références qui y sont citées).

43. Dans la présente affaire, la Cour note que les tribunaux, qui ont ordonné et prolongé la détention du requérant, ont fondé leur conclusion quant à l’existence de soupçons raisonnables pesant contre l’intéressé sur trois preuves : la déposition initiale de la victime, l’identification formelle du suspect par celle-ci et les enregistrements des caméras de vidéosurveillance du magasin (paragraphes 9 à 18 ci-dessus). La Cour estime que, à ce stade initial de l’enquête pénale, ces éléments pouvaient être considérés comme des faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que le requérant pouvait être l’auteur du vol en cause. Qui plus est, au cours de l’examen des demandes de libération du requérant, les tribunaux ont examiné la fiabilité de ces éléments en les confrontant aux témoignages à décharge et ils ont retenu les premiers pour conclure à la persistance des soupçons raisonnables pesant contre le requérant (paragraphes 14-18 ci‑dessus).

44. Il est vrai que le requérant a finalement été acquitté des charges en question par la juridiction d’appel, qui a écarté les preuves ayant justifié son maintien en détention (paragraphe 24 ci-dessus). Cependant, à la lumière de tous les éléments pertinents de l’espèce et des différences inhérentes entre la procédure pénale sur le fond et celle relative au contrôle de la détention provisoire des suspects, la Cour estime que l’acquittement subséquent du requérant ne remet pas en cause la pertinence des éléments ayant servi à justifier le placement de l’intéressé en détention provisoire, à savoir la déposition initiale de la victime, l’identification formelle du suspect par celle-ci et les enregistrements de vidéosurveillance du magasin.

45. La Cour estime dès lors qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant du vol en question.

46. La Cour doit ensuite répondre à la question de savoir si les tribunaux internes ont exposé d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention (voir la jurisprudence citée au paragraphe 39 ci-dessus). Elle constate que les juridictions nationales ont invoqué de manière consécutive le risque de commission de nouvelles infractions (paragraphes 10 et 15 ci‑dessus) et le risque de soustraction à la justice (paragraphe 18 ci-dessus). Ces raisons sont parmi celles susceptibles de justifier en principe le maintien en détention (voir la jurisprudence citée au paragraphe 39 ci‑dessus).

47. En ce qui concerne le risque de récidive, la Cour observe que c’était la raison principale pour justifier la détention continue du requérant et que les juridictions internes ont retenu la persistance du danger de commission de nouvelles infractions en se fondant exclusivement sur le mode opératoire suivi pour commettre l’infraction et sur les circonstances ayant entouré l’arrestation du suspect (paragraphes 10 et 15 ci-dessus). Or ces arguments sont assurément liés à la gravité de l’infraction dont le requérant était soupçonné et à la force attribuée aux preuves à charge par les tribunaux, qui ont privilégié celles-ci au détriment des preuves à décharge. La Cour tient à souligner pour sa part que le requérant n’avait pas d’antécédents judiciaires et qu’aucune pièce du dossier ne permet de conclure, par exemple, qu’il avait une propension à recourir à la violence ou aux menaces par arme blanche pour arriver à ses fins. Il convient de rappeler à cet égard que, si la gravité d’une inculpation peut conduire les autorités judiciaires à placer et laisser le suspect en détention provisoire pour empêcher des tentatives de commission de nouvelles infractions, encore faut-il que les circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le danger et adéquate la mesure (Clooth c. Belgique, 12 décembre 1991, § 40, série A no 225). Force est de constater que, dans les circonstances décrites ci-dessus, la conclusion des tribunaux, selon laquelle il existait un danger de récidive de la part du requérant, apparaît comme dépourvue de justification suffisante.

48. En ce qui concerne ensuite le risque de soustraction à la justice, la Cour relève que, dans sa décision du 22 avril 2010, le tribunal régional de Plovdiv a refusé de libérer le requérant en se fondant pour la première fois dans la procédure sur l’existence d’un risque de fuite, qu’il a justifiée par le fait que le requérant avait déclaré officiellement son domicile à Plovdiv uniquement après son inculpation et par le fait qu’il avait été recherché par la police nationale pour témoigner dans le cadre d’une autre enquête pénale (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard que le risque de fuite doit être apprécié à la lumière d’éléments tenant à la personnalité de l’intéressé, à son sens moral, à sa domiciliation, à sa profession, à ses ressources, à ses liens familiaux et à d’autres types de liens avec le pays dans lequel il est poursuivi. La gravité de la sanction encourue et la force des preuves rassemblées peuvent être des éléments pertinents, mais ne sont pas à eux seuls décisifs à cet égard, et la possibilité d’obtenir des garanties pour assurer la comparution du prévenu peut être utilisée pour prévenir ce risque (Becciev c. Moldova, no 9190/03, § 58, 4 octobre 2005).

49. La Cour constate, certes, que l’enregistrement officiel de l’adresse à laquelle le requérant habitait à Plovdiv était une formalité administrative que l’intéressé avait accomplie après son inculpation et dont le but était de servir de preuve formelle pour l’existence d’un domicile établi dans cette ville. Or l’établissement du domicile du requérant à cette adresse était un fait déjà avéré au moment de son arrestation, étant donné que les autorités de l’enquête y avaient effectué une perquisition ce jour-là (paragraphe 8 ci‑dessus).

50. Pour ce qui est de l’autre argument mis en avant par le tribunal régional, à savoir le fait que le requérant était recherché dans le cadre d’une autre affaire pénale, il convient de préciser que l’intéressé avait la qualité de simple témoin dans cette autre affaire, ce qui ne permet pas de déceler une quelconque tendance à se soustraire à la justice.

51. La Cour observe en outre que les attaches familiales et professionnelles du requérant avec la ville où il avait élu son domicile indiquaient également l’absence de tout danger de soustraction à la justice.

52. Il en ressort que les tribunaux n’ont pas exposé des arguments suffisamment convaincants pour établir l’existence d’un danger de soustraction à la justice.

53. Nonobstant ses constats sur l’absence de raisons « pertinentes et suffisantes » pour prolonger la détention du requérant (paragraphes 46-52 ci-dessus), la Cour estime nécessaire, dans les circonstances particulières de la présente espèce, de répondre également à la question de savoir si les autorités nationales ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. Elle observe que les tribunaux internes ont attribué une importance particulière à l’analyse des preuves relatives à l’existence de soupçons raisonnables contre le requérant pour justifier son maintien en détention. La Cour ne saurait ignorer à cet égard le langage employé par le tribunal régional de Plovdiv concernant la culpabilité du requérant (paragraphe 10 ci-dessus) et ses propres constats sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention en la présente affaire (paragraphe 74 ci-dessous). Elle note également le rejet catégorique des dépositions des témoins qui avaient attesté la présence du requérant à son lieu de travail au moment de la commission du vol en question (paragraphes 11, 14 et 18 ci-dessus). Enfin, elle trouve particulièrement frappant le fait que l’expertise de comparaison entre les caractéristiques physiques de l’auteur des faits, qui était enregistré par les caméras de vidéosurveillance, et celles du requérant a été effectuée seulement lors de l’examen de l’affaire pénale sur le fond et par la cour d’appel. Étant donné que, une fois effectuée par les experts mandatés, elle a révélé l’existence d’une nette différence entre la taille, la corpulence et les mouvements des deux hommes (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour estime que l’absence d’une telle expertise au stade de l’instruction préliminaire s’analyse en une omission des autorités à leur devoir de « diligence particulière » au regard de l’article 5 § 3 de la Convention.

54. En conclusion, la Cour estime que les arguments exposés par les tribunaux pour décider le maintien du requérant en détention pendant quatre mois et vingt-six jours n’étaient pas « pertinents et suffisants » au regard de l’article 5 § 3 de la Convention et que les autorités nationales n’ont pas apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure menée dans le cas d’espèce.

55. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

2. Sur le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention

56. Le requérant allègue qu’il n’a pas pu contester de manière effective la légalité et la nécessité de sa détention car les tribunaux ont négligé des arguments pertinents militant en faveur de sa libération.

57. La Cour rappelle qu’elle a constaté une violation de l’article 5 § 3 de la Convention. En particulier, elle a constaté que les tribunaux internes ont rejeté sans justification suffisante les arguments pertinents du requérant qui démontraient l’absence de tout risque de récidive ou de soustraction à la justice et ils ont privilégié la gravité des faits reprochés, qui ne pouvait pas à elle seule justifier la détention prolongée du requérant (paragraphes 47-52 ci-dessus).

58. À la lumière de ces constats et des circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur la question de savoir si les garanties de l’article 5 § 4 ont été respectées dans le cadre des procédures d’examen des demandes de libération du requérant.

3. Sur le grief tiré de l’article 5 § 5 de la Convention

59. Le requérant se plaint aussi de ne pas avoir eu droit à une réparation au titre de l’article 5 § 5 de la Convention.

60. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu introduire une action en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État après son acquittement, ce qui lui aurait permis d’obtenir un dédommagement pour son accusation injuste et pour sa détention.

61. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 de la Convention se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 (Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38, série A no 185-A, et Houtman et Meeus c. Belgique, no 22945/07, § 43, 17 mars 2009). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X). À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 44, série A no 148, et Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 60, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII).

62. En l’espèce, la Cour relève que, eu égard à son constat de violation du paragraphe 3 de l’article 5 (paragraphe 55 ci-dessus), le paragraphe 5 de cette disposition trouve à s’appliquer. Elle doit donc rechercher si l’intéressé a disposé au niveau interne d’un droit exécutoire à réparation de son préjudice avant le présent arrêt, ou s’il disposera d’un tel droit après l’adoption de l’arrêt. Elle rappelle à cet égard que, pour qu’elle conclue à la violation de l’article 5 § 5, il doit être établi que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait, avant l’arrêt concerné de la Cour, ni ne peut, après cet arrêt, donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 184, CEDH 2012).

63. En l’occurrence, la Cour prend note de la position du Gouvernement, qui soutient que le requérant aurait pu demander et obtenir un dédommagement du préjudice subi du fait de sa détention à la suite de son acquittement en 2011 en exerçant une action fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 60 ci-dessus). Elle rappelle que dans son arrêt rendu en l’affaire Staïkov c. Bulgarie (no 49438/99, §§ 107-110, 12 octobre 2006), dans laquelle le requérant se plaignait de la durée de sa détention provisoire et a par la suite été acquitté par les tribunaux internes, elle a considéré que cette même action en justice ouvrait à ce requérant la possibilité d’obtenir un dédommagement pour le préjudice subi du fait de la violation de ses droits garantis par le paragraphe 3 de l’article 5 de la Convention. Elle a donc conclu à la non‑violation de l’article 5 § 5 dans cette affaire.

64. La Cour considère que les mêmes arguments sont valables dans le cas d’espèce et elle ne voit aucune raison de parvenir à une autre conclusion dans la présente affaire. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

65. Le requérant se plaint que les motifs de la décision du tribunal régional de Plovdiv du 19 janvier 2010 aient porté atteinte à son droit d’être présumé innocent. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

1. Sur la recevabilité

66. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

67. Le requérant allègue que dans sa décision du 19 janvier 2010, par laquelle il a ordonné son placement en détention provisoire, le tribunal régional de Plovdiv a employé des expressions qui ne décrivaient pas un état de suspicion envers lui, mais qui le déclaraient coupable de l’infraction pour laquelle il était inculpé et poursuivi.

68. Le Gouvernement combat la position du requérant. Il indique que la législation interne imposait aux magistrats appelés à statuer sur une demande de placement en détention provisoire visant un suspect de se prononcer par une décision motivée et qu’en l’espèce les juges saisis de l’affaire du requérant ont répondu à cette exigence. Il ajoute que le droit interne faisait interdiction à ces mêmes magistrats de statuer par la suite sur le fond de l’affaire pénale. Par ailleurs, il se réfère au fait que le requérant a été acquitté des charges portées contre lui pour dire que la décision de placement en détention provisoire litigieuse n’a aucunement influé sur l’issue de la procédure pénale. Pour ces raisons, le Gouvernement invite la Cour à déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 en l’occurrence.

2. Appréciation de la Cour

69. La Cour rappelle que, si le droit à la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et impose qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; et Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011).

70. La Cour rappelle ensuite que, selon sa jurisprudence, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins de l’application de la disposition précitée c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir, par exemple, Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49, affaire dans laquelle la portée de la motivation d’une décision pénale dénoncée a été appréciée à la lumière de l’arrêt subséquent de la Cour suprême).

71. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la décision contestée a été prise dans le cadre d’une procédure qui avait pour but de déterminer si le placement du requérant en détention provisoire était justifié et nécessaire. Dans le cadre de cette procédure, les membres de la formation du tribunal régional devaient s’assurer qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant de la commission d’une infraction pénale et établir s’il y avait un risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions. Ils devaient exposer les motifs de leurs conclusions à ce sujet dans leur décision.

72. À cet égard, la Cour relève que, dans sa décision du 19 janvier 2010, le tribunal régional de Plovdiv, en s’appuyant sur des arguments relatifs au mode opératoire suivi pour commettre l’infraction et aux circonstances ayant entouré l’arrestation du suspect, a estimé qu’il existait un risque de commission de nouvelles infractions. Or force est de constater que, en décrivant les faits ayant entouré le vol commis dans le magasin et l’arrestation du requérant, les juges ont employé un langage catégorique qui indiquait sans équivoque que l’intéressé était l’auteur de cette infraction (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour estime particulièrement révélateur à cet égard le fait que la décision susmentionnée se termine par la phrase suivante : « (...) Par ailleurs, comme le tribunal de district l’a constaté à juste titre, il ne prête pas à controverse que le prévenu est l’auteur du vol en question ».

73. La Cour considère que cette décision, rendue par trois magistrats du siège, qui à ce titre étaient appelés à servir de garants des droits fondamentaux dans le cadre de la procédure pénale, est allée au-delà de la simple description d’un état de suspicion et qu’elle s’analyse en une déclaration catégorique de la culpabilité de l’intéressé prononcée avant toute décision sur le fond dans l’affaire pénale en question. Elle rappelle à cet égard qu’il existe une différence fondamentale entre une affirmation consistant à dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pénale pour laquelle il a été inculpé (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 48, CEDH 2006-X).

74. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que les motifs de la décision du tribunal régional de Plovdiv du 19 janvier 2010 ont porté atteinte au droit à la présomption d’innocence du requérant. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

76. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

77. Le Gouvernement considère que la somme demandée est excessive et dépourvue de tout fondement.

78. La Cour estime que le requérant a subi un certain dommage moral du fait de la violation constatée de ses droits découlant de l’article 5 § 3 et de l’article 6 § 2 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 7 800 EUR en réparation de ce préjudice.

2. Frais et dépens

79. Le requérant sollicite également 5 459,66 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour. Il demande qu’une partie de cette somme, à savoir 613,55 EUR, soit directement versée sur son compte, et que le reste le soit sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés ».

80. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive et non étayée.

81. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 3 000 EUR à ce titre, dont 613,55 EUR à verser directement sur le compte du requérant et 2 386,45 EUR à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés » (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres, précité, § 288).

3. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 § 3 de la Convention, de l’article 5 § 4 de la Convention, concernant la motivation retenue par les tribunaux relativement aux placement et maintien en détention du requérant, de l’article 5 § 5 de la Convention et de l’article 6 § 2 de la Convention, concernant la motivation de la décision du 19 janvier 2010, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant tiré de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
6. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

1. 7 800 EUR (sept mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, dont 613,55 EUR (six cent treize euros et cinquante-cinq centimes) à verser sur le compte du requérant et 2 386,45 EUR (deux mille trois cent quatre-vingt-six euros et quarante-cinq centimes) à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et associés » ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea TamiettiFaris Vehabović
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge S. Mourou-Vikström.

F.V.
A.N.T.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA
JUGE MOUROU-VIKSTRŐM

Je ne peux pas me rallier à l’opinion de la majorité qui a conclu à une violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

Le requérant a passé 4 mois et 26 jours en détention provisoire en vertu de décisions prises par les autorités nationales qui ont agi conformément à la loi, et en se fondant sur des critères objectifs. Rien ne peut, à mon sens, leur être reproché.

Le placement initial du requérant en détention provisoire le 19 janvier 2010 a été motivé par le tribunal régional de Plovdiv par l’existence de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis les faits, s’agissant du vol, de nuit, du contenu de la caisse d’une boutique, en proférant des menaces envers la vendeuse, et en la menaçant d’un couteau. La description détaillée de l’agresseur par la victime, puis la reconnaissance catégorique de celui-ci lors d’une parade d’identification, sont bien entendu des éléments qui ont légitimement été déterminants dans la décision de placement en détention provisoire.

Toutefois, le tribunal ne s’est pas limité à la prise en compte des seules déclarations de la victime pour se forger une opinion initiale. Il a relevé d’autres éléments pour asseoir sa décision. Ainsi, la dangerosité de l’auteur des faits qui ressort du mode opératoire utilisé, ainsi que le risque de réitération ont été pris en considération. En effet, la victime en tant que seul témoin visuel des faits encourrait un risque de tentative d’intimidation ou même d’atteinte à son intégrité physique si le principal mis en cause était laissé en liberté. Le risque de fuite a été également envisagé puisque le requérant était recherché par la police pour être entendu dans une autre affaire en qualité de témoin, et qu’il a fourni une adresse officielle à Plovdiv, ville du déroulement des faits et où siègent les tribunaux en charge de son affaire, uniquement après avoir été inculpé.

Dans leur appréciation subséquente, les juridictions nationales n’ont pas éludé les autres éléments comme l’existence d’une vie familiale stable, d’un emploi, l’absence d’antécédents judiciaires et les déclarations des témoins, certains à décharge. Par ailleurs, au cours de l’enquête, de nouveaux éléments probatoires ont été envisagés, l’enregistrement des caméras de vidéosurveillance, un rapport sur l’état psychologique de la victime, un relevé des échanges électroniques entre le requérant et son épouse le jour du vol. Face aux dénégations persistantes du requérant, mis en cause dans l’affaire, il a été nécessaire de procéder à des investigations complémentaires, qui ont nécessairement pris du temps et allongé la durée du maintien en détention, lequel n’a pas été déraisonnable au regard des éléments de preuve recherchés.

L’examen des critères justifiant la détention a été complet et objectif et la durée de la détention a été en adéquation avec la complexité de l’enquête.

Les tribunaux ont estimé qu’au regard de l’appréciation prima facie des preuves, et à ce stade initial de la procédure pénale, le placement, puis le maintien en détention provisoire se justifiaient. Ce faisant, ils n’ont pas utilisé un langage stéréotypé et général, mais ont adapté avec précision leur motivation au cas d’espèce et à la situation personnelle du requérant.

D’ailleurs par deux fois, les tribunaux ont estimé que le requérant ne devait pas être placé ou maintenu en détention provisoire, ce qui démontre qu’il a pu bénéficier d’une approche judiciaire différente de sa situation.

Ainsi, contrairement à l’avis de la majorité, la durée de la détention provisoire était acceptable dans le contexte de l’affaire en question, laquelle a en outre causé un grave trouble à l’ordre public.

Enfin, les arguments exposés par les juridictions nationales étaient parfaitement « pertinents et suffisants » et l’appréciation faite par les tribunaux n’est ni critiquable ni de nature à entraîner une violation de l’article 5 § 3.

Remettre en cause leur décision de placement en détention provisoire et le maintien de la mesure revient à se poser en situation d’instance portant un regard différent sur une situation déjà analysée au niveau interne et donc à se comporter comme un degré supérieur de juridiction.


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