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15/09/2020 | CEDH | N°001-203852

CEDH | CEDH, AFFAIRE RAGIP ZARAKOLU c. TURQUIE, 2020, 001-203852


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RAGIP ZARAKOLU c. TURQUIE

(Requête no 15064/12)

ARRÊT


Art 5 § 1 • Détention provisoire arbitraire et irrégulière de plus de cinq mois du dirigeant d’une maison d’édition soupçonné d’appartenance à une organisation illégale • Absence de faits, d’informations ou de preuves solides pour démontrer l’activité délictuelle du requérant • Interprétation et application déraisonnables des dispositions légales invoquées par les autorités nationales

Art 5 § 4 • Restriction totale, pendant près de ci

nq mois à compter de l’arrestation, d’accès au dossier revêtant une importance capitale pour la contestation de la légali...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RAGIP ZARAKOLU c. TURQUIE

(Requête no 15064/12)

ARRÊT

Art 5 § 1 • Détention provisoire arbitraire et irrégulière de plus de cinq mois du dirigeant d’une maison d’édition soupçonné d’appartenance à une organisation illégale • Absence de faits, d’informations ou de preuves solides pour démontrer l’activité délictuelle du requérant • Interprétation et application déraisonnables des dispositions légales invoquées par les autorités nationales

Art 5 § 4 • Restriction totale, pendant près de cinq mois à compter de l’arrestation, d’accès au dossier revêtant une importance capitale pour la contestation de la légalité de la détention • Pas de possibilité satisfaisante de réfuter les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire

Art 10 • Détention provisoire, constituant une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression, déclarée illégale sous l’angle de l’art 5 § 1 et donc pas « prévue par la loi » sous l’art 10 § 2

STRASBOURG

15 septembre 2020

DÉFINITIF

15/12/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ragıp Zarakolu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée (no 15064/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ragıp Zarakolu (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 février 2012,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et l’article 10 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. À l’époque des faits, le requérant était directeur et propriétaire d’une maison d’édition. Il était également membre honoraire de la branche turque du PEN International (Association internationale d’écrivains). Soupçonné d’appartenance à une organisation illégale, il a été placé en détention provisoire. Il soutient que cette détention a emporté violation des articles 5 et 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1948 et réside à Solna (Suède). Il a été représenté devant la Cour par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

1. L’organisation KCK

4. En 2009, une enquête pénale fut ouverte à l’égard de plusieurs personnes soupçonnées d’appartenance à une organisation illégale, l’Union des communautés du Kurdistan (Koma Civakên Kurdistan, KCK).

5. Par plusieurs actes d’accusation, les procureurs de la République chargés de l’enquête intentèrent devant les cours d’assises compétentes des actions pénales contre plusieurs personnes – des hommes politiques, des hommes d’affaires, des avocats, des professeurs d’université, des étudiants et des journalistes – essentiellement soupçonnées d’appartenir à une organisation terroriste.

6. Selon les procureurs de la République, la KCK était la « branche urbaine » du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), une organisation armée illégale, et elle avait pour but de mettre en place un système politique, décrit dans la « Convention de la KCK » (KCK Sözleşmesi), afin d’établir un État kurde indépendant suivant les principes du « confédéralisme démocratique » prôné par Abdullah Öcalan, le chef du PKK condamné en 1999 pour avoir mené des actions visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire turc et pour avoir fondé et dirigé à cette fin une organisation terroriste.

2. L’arrestation du requérant et la procédure pénale dirigée contre l’intéressé

7. Le 27 octobre 2011, dans le cadre d’opérations menées contre la KCK, un juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul (« le juge assesseur » et « la cour d’assises ») ordonna une perquisition à l’académie politique du Parti de la paix et de la démocratie (Barış ve Demokrasi Partisi, BDP), un parti politique de gauche pro-kurde, et au domicile de soixante personnes, dont le requérant, ainsi que l’arrestation des intéressés. Il prononça également une mesure de restriction de l’accès des suspects et de leurs avocats au dossier de l’enquête.

8. Le 28 octobre 2011, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue pour appartenance à la KCK. Dans le cadre de la fouille corporelle pratiquée au moment de son arrestation, la police saisit des documents manuscrits où l’on pouvait lire « 31 octobre Mimar Sinan, académie d’Ümraniye, président du quartier d’Ataşehir du BDP, assemblée des femmes du BDP, R.K., D.A. », ainsi que quelques documents imprimés qui relataient l’expérience de personnes ayant déclaré leur allégeance au mouvement politique de la gauche kurde.

9. Le 29 octobre 2011, après avoir examiné un site Internet (www.diclehaber.com), la police d’Istanbul établit un rapport d’enquête. Selon ce rapport, une cérémonie avait été organisée le 13 juin 2010 pour inaugurer l’académie politique du BDP ; elle avait été ouverte par un hommage à ceux qui avaient perdu la vie dans la lutte pour la démocratie, puis le requérant avait prononcé un discours dans lequel il avait salué brièvement les participants en kurde avant de déclarer que les académies politiques avaient accéléré la progression des mouvements socialistes à travers le monde. Le rapport indiquait également que, le 23 février 2011, le requérant avait pris part en tant que conférencier à une cérémonie de remise des diplômes organisée par l’académie politique.

10. Au poste de police, le requérant déclara vouloir exercer son droit de garder le silence.

11. Les 30 et 31 octobre 2011, la police interrogea D.B.K., un autre suspect placé en garde à vue dans le cadre de la même enquête pénale que le requérant. D.B.K. déclara que les conférences de l’académie politique portaient sur la défense juridique d’Abdullah Öcalan, et que les intervenants désignaient par le terme « Kurdistan » l’ensemble formé selon eux par le sud-est de la Turquie et certaines régions de l’Irak, de la Syrie et de l’Iran. Il indiqua que l’un des conférenciers avait pendant son intervention donné lecture de comptes rendus des visites des avocats d’Abdullah Öcalan à leur client, qu’un autre conférencier avait déclaré que le Kurdistan serait gouverné par un système de confédéralisme démocratique, et que d’autres encore avaient donné lecture des déclarations d’un dirigeant du PKK, M.K., et exposé l’histoire et la structure du PKK, ainsi que les difficultés rencontrées par les membres de ce parti.

12. Le 31 octobre 2011, le requérant fut entendu par le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur de la République ») sur sa participation aux activités de l’académie politique du BDP. Il déclara que l’académie était une institution autorisée, et nia toute appartenance à une organisation illégale.

13. À la suite de cette audition, le procureur de la République demanda au juge assesseur d’ordonner le placement du requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste.

14. Le 1er novembre 2011, le requérant comparut devant le juge assesseur, qui l’interrogea sur les faits dont il était accusé. Il réitéra la déclaration qu’il avait faite devant le procureur de la République, ajoutant que ses travaux avaient été récompensés par plusieurs prix aux niveaux national et international et qu’il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait l’accuser de terrorisme. Il expliqua qu’il avait participé aux activités de l’académie politique du BDP parce qu’il s’agissait à sa connaissance d’une institution émanant d’un parti politique légal, et il déclara que l’enquête dont il faisait l’objet violait son droit à la liberté d’expression.

15. À l’issue de l’audition, le juge assesseur ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Il motiva sa décision par les éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant quant à la commission de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste ; la nature de l’infraction en cause et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP), à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée ; et l’état des éléments de preuve.

16. Le 2 novembre 2011, le requérant forma un recours afin de s’opposer à sa détention provisoire et d’obtenir sa remise en liberté. Le 15 novembre 2011, la cour d’assises rejeta ce recours.

17. Par un acte d’accusation du 19 mars 2012, long de 2 400 pages (annexes non comprises), le procureur de la République engagea une action pénale devant la 15e chambre de la cour d’assises contre cent quatre-vingt-treize personnes, dont le requérant. Celui-ci était accusé d’avoir sciemment et intentionnellement prêté son concours à une organisation terroriste, infraction réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal (CP) et l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Selon l’acte d’accusation, il lui était principalement reproché d’avoir donné des conférences à l’académie politique du BDP, ce dont le procureur déduisait qu’il faisait partie de l’unité « front politique » de l’organisation PKK/KCK. De l’avis du procureur, l’académie politique ne pouvait pas être considérée comme une organisation légale étant donné que les conférences qu’elle organisait visaient essentiellement à recruter et former des militants pour l’organisation terroriste PKK/KCK.

18. Le 10 avril 2012, la cour d’assises ordonna la remise en liberté du requérant.

19. Le 13 juillet 2012, la cour d’assises tint sa première audience.

20. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6526 du 21 février 2014 portant modification de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, le procès du requérant se poursuivit devant la 3e chambre de la cour d’assises.

21. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en 2018 que la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours pendante devant la cour d’assises.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

22. L’article 220 § 7 CP énonce que quiconque prête sciemment et intentionnellement son concours à une organisation criminelle est passible des mêmes peines que les membres de cette organisation.

23. Le délit d’appartenance à une organisation illégale est prévu à l’article 314 CP. En sa partie pertinente, cet article se lit comme suit :

« 1. Quiconque crée ou dirige une organisation ayant pour but la commission d’infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre[1] est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que celle visée au paragraphe 1 est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.

(...) »

24. La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme prévoit en son article 5 une augmentation de moitié des peines prévues par le code pénal pour certaines infractions, énumérées aux articles 3 et 4, au nombre desquelles figurent celles énoncées à l’article 314 CP.

25. D’après l’article 100 du CPP, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, une personne pouvait être placée en détention provisoire lorsqu’il existait des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction.

26. L’article 141 § 1 a) et d) CPP est ainsi libellé :

« Peut demander réparation de son préjudice (...) à l’État toute personne (...) :

a) qui a fait l’objet d’une arrestation ou d’un placement ou d’un maintien en détention non conformes à la loi ;

(...)

d) qui a fait l’objet d’une détention provisoire régulière pendant l’enquête ou le procès, mais n’a pas été traduite devant l’instance de jugement, et jugée, dans un délai raisonnable ; »

27. L’article 142 § 1 CPP se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation doit être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, en toute hypothèse, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

28. La Cour de cassation a pour pratique de ne pas attendre qu’une décision définitive ait été rendue sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive introduites en vertu de l’article 141 CPP (décisions nos E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

29. Le requérant allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve permettant de conclure à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et, dès lors, à la nécessité de le placer en détention provisoire. Il estime également que les décisions judiciaires par lesquelles ont été ordonnés son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées. Il invoque à cet égard l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. En leurs passages pertinents, ces dispositions sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

30. Le Gouvernement s’oppose à la thèse du requérant.

1. Sur la recevabilité

31. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, il soutient que, le requérant ayant été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire, il aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition. À cet égard, il indique que selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.

32. Le requérant soutient pour sa part qu’il ne pouvait pas introduire de demande d’indemnisation en vertu de l’article 141 § 1 a) et d) CPP étant donné qu’aux termes de l’article 142 CPP, la demande d’indemnisation ne pouvait être présentée que dans les trois mois suivant la notification de la décision définitive.

33. La Cour rappelle qu’elle a examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, §§ 61‑68, 14 avril 2015), et qu’elle l’a rejetée : elle a tenu compte du fait que, dans cette affaire, les autorités nationales n’avaient reconnu à aucun moment de la procédure que la privation de liberté en cause fût irrégulière ou illégale. Elle a relevé, d’une part, que la voie de recours visée à l’article 141 § 1 d) CPP permettait uniquement de contester la durée d’une privation de liberté, alors que les requérantes, qui invoquaient l’article 5 § 3 de la Convention, ne se plaignaient pas seulement de la durée de la détention provisoire en cause, et, d’autre part, que le Gouvernement n’avait pas été en mesure de produire de décisions internes permettant de conclure qu’une action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 d) CPP aurait pu aboutir dans des circonstances telles que celles de l’affaire en question. Elle ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.

34. Constatant que les griefs que le requérant formule sur ce terrain ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

35. Le requérant soutient que les juridictions nationales n’ont pas avancé de motifs pertinents à l’appui de sa privation de liberté et que, en particulier, elles n’ont mentionné aucun élément permettant de conclure qu’il y eût des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et qu’il fût nécessaire de le placer en détention provisoire. Il se plaint également de la durée selon lui excessive de sa détention provisoire.

36. Pour sa part, le Gouvernement invite la Cour à constater la non-violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention dans la présente affaire. Il argue que le requérant a été placé en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pénale menée contre une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK, parce qu’il était soupçonné d’être l’un des responsables du « front politique » de cette organisation. Il soutient que l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction en cause était objectivement démontrée par les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale, à savoir : i) la participation de l’intéressé à la cérémonie d’inauguration de l’académie politique du BDP puis à la cérémonie de remise des diplômes de cette académie ; ii) les documents saisis lors de la fouille corporelle effectuée au moment de son arrestation (paragraphe 8 ci-dessus) ; et iii) la déposition de D.B.K. (paragraphe 11 ci‑dessus). Il considère que ces éléments constituaient des faits et informations propres à convaincre un observateur objectif de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction en question. Enfin, il soutient que la mesure de placement et de maintien en détention provisoire était justifiée par des motifs pertinents et suffisants, et que la durée de cette détention provisoire n’a pas été excessive aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention.

37. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention ne permet de placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 124, 20 mars 2018).

38. Pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c), il n’est pas indispensable que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas impératif non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. Un placement en détention ordonné en vue d’un interrogatoire vise à compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons qui ont été à l’origine de l’arrestation. Ainsi, les faits qui peuvent donner naissance à des soupçons ne sont pas du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A nº 300‑A).

39. Toutefois, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une privation de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention. La suspicion de bonne foi n’est pas suffisante. Les mots « raisons plausibles » signifient qu’il doit exister des faits ou des renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A nº 182, voir aussi Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 117‑118, 17 mars 2016, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 103, 20 mars 2018). Par conséquent, lorsqu’elle est appelée à apprécier la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui communiquer au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 127, 10 décembre 2019).

40. Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations. En règle générale, les problèmes en la matière se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour constituer des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause se soient réellement produits (Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 108‑109, CEDH 2000‑XI). Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits invoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des dispositions de la législation pénale traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, et Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018).

41. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes aient été liés à l’exercice par le requérant des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017).

42. La Cour tient également à rappeler que les soupçons pesant sur une personne au moment de son arrestation doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même lorsqu’un suspect est placé en détention : les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour les juridictions nationales d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, 5 juillet 2016).

43. La Cour rappelle que sa tâche consiste à déterminer si les conditions énoncées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite d’un but légitime, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes : celles-ci sont en effet mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 53, 31 mai 2016, Mehmet Hasan Altan, précité, § 126, Şahin Alpay, précité, § 105, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 128, 16 avril 2019).

44. En l’espèce, la Cour observe que, le 28 octobre 2011, le requérant, soupçonné d’appartenir à la KCK, a été arrêté et placé en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée contre cette organisation. Après avoir été interrogé par le parquet, l’intéressé a comparu le 1er novembre 2011 devant un juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul, lequel a ordonné sa mise en détention provisoire (paragraphe 15 ci-dessus). Cette détention a duré jusqu’au 10 avril 2012, date à laquelle le requérant a été remis en liberté. La Cour constate également que, le 19 mars 2012, une action pénale a été engagée contre plusieurs personnes, dont le requérant, accusées d’avoir sciemment et intentionnellement prêté leur concours à une organisation terroriste, le groupe PKK/KCK. Elle observe encore, à la lumière des observations du Gouvernement et des éléments du dossier relatifs à l’acte d’accusation, que les faits qui étaient à l’origine des soupçons pesant sur le requérant se résument essentiellement aux activités qu’il a menées pour le compte de l’académie politique du BDP, un parti politique légal à l’époque des faits.

45. Le Gouvernement argue que la privation de liberté subie par le requérant était conforme à l’article 5 § 1 de la Convention puisque l’intéressé était en relation avec l’académie politique du parti en question, dont certains membres et dirigeants auraient été notoirement liés à l’organisation terroriste en question. La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Le Gouvernement n’a produit aucun élément permettant de relier le requérant au groupe PKK/KCK. La décision par laquelle la cour d’assises a ordonné le 1er novembre 2011 le placement de l’intéressé en détention provisoire ne fait pas non plus apparaître l’existence d’un tel lien. L’allégation selon laquelle le BDP ou certains membres de son académie politique auraient fait partie d’une organisation illégale ne peut être considérée comme suffisante pour persuader un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis une infraction liée au terrorisme. En l’absence de faits, d’informations ou de preuves solides, les éléments cités par le Gouvernement (paragraphe 36 ci-dessus) ne démontrent nullement que le requérant se soit livré à une activité délictuelle. Au contraire, ils révèlent, de l’avis de la Cour, que les faits reprochés à l’intéressé étaient liés à l’exercice par celui-ci des droits garantis par la Convention, notamment par les articles 10 et 11.

46. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que, en l’espèce, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.

47. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

48. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons avancées par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention du requérant constituaient des motifs « pertinents et suffisants » pour priver l’intéressé de sa liberté conformément à l’article 5 § 3 de la Convention (Kavala, précité, § 160).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

49. Le requérant allègue qu’il n’a pas eu la possibilité de contester efficacement la légalité de sa détention provisoire. À cet égard, il dénonce la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

50. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. Sur la recevabilité

51. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient d’abord que le requérant aurait dû introduire une action en indemnisation fondée sur l’article 141 CPP. Il note ensuite que plusieurs personnes visées par la même enquête pénale avaient formé un recours contre la décision de restriction de l’accès au dossier – il ressort toutefois de ses observations que les juridictions nationales ont rejeté ce recours. Arguant que le requérant n’a quant à lui pas contesté cette décision, il invite la Cour à déclarer cette partie de la requête irrecevable.

52. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

53. Pour ce qui est d’abord de l’exception relative à l’action en indemnisation prévue par l’article 141 CPP, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur un grief similaire à celui que formule le requérant, et qu’elle a alors constaté que l’article 141 CPP tel qu’en vigueur à l’époque des faits ne permettait pas de demander réparation d’un préjudice causé par des défaillances procédurales du recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 67, 29 novembre 2011, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 59, 17 juillet 2012). Elle ne voit pas de raison de s’écarter de cette jurisprudence en l’espèce.

54. En ce qui concerne ensuite le fait que le requérant n’a pas contesté la décision restreignant l’accès au dossier de l’enquête, la Cour rappelle qu’il y avait un certain nombre de suspects accusés d’avoir commis des infractions similaires et la décision de ne pas permettre aucun d’entre eux d’avoir accès au dossier a été prise sur une base générale pour tout le groupe en tant que tel, sans qu’elle soit liée à la situation individuelle de chaque suspect. Elle note que, selon les observations du Gouvernement, le recours formé contre la décision de restriction du dossier d’enquête par d’autres personnes visées par la même enquête pénale a été rejeté par les juridictions nationales. En l’occurrence, elle observe que le Gouvernement n’explique pas comment un recours identique formé par le requérant aurait pu aboutir à une décision différente. Eu égard à la nature particulière de l’affaire, où il y a des personnes placées dans des situations totalement analogues, dont certains n’ont pas saisi la juridiction invoquée par le Gouvernement défendeur, elle ne peut pas déclarer un grief irrecevable dans la mesure où le recours interne exercé par certains s’est révélé inefficace en pratique, ce qui aurait été aussi le cas pour les autres (mutatis mutandis, Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05 et 5 autres, §§ 118-119, 11 décembre 2012 et Vasilkoski et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 28169/08, § 46, 28 octobre 2010).

55. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette les exceptions soulevées par le Gouvernement.

56. Constatant par ailleurs que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

2. Sur le fond

57. Le requérant soutient que, n’ayant eu la possibilité d’examiner ni le dossier de l’enquête ni les éléments de preuve recueillis contre lui, il n’a pas pu contester de manière effective la décision ordonnant son placement en détention provisoire.

58. Le Gouvernement affirme pour sa part que le requérant avait suffisamment d’éléments pour contester par la voie de l’opposition la légalité de son placement et de son maintien en détention provisoire.

59. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure ouverte conformément à l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, c’est-à-dire le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée doit garantir que la partie adverse soit informée du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Lietzow, précité, § 44, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, Ceviz, précité, § 41, et Ovsjannikov c. Estonie, no 1346/12, §§ 72‑78, 20 février 2014).

60. En l’espèce, la Cour note qu’il ne fait pas controverse entre les parties qu’une restriction totale d’accès au dossier a empêché le requérant et son représentant d’en examiner les pièces jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation, le 19 mars 2012, soit pendant près de cinq mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.

61. Ainsi, ni le requérant ni son défenseur n’ont pu prendre suffisamment connaissance du contenu des documents qui revêtaient une importance capitale pour la contestation de la légalité de la détention du requérant. Celui-ci n’a donc pas bénéficié d’une possibilité satisfaisante de réfuter les motifs invoqués pour justifier sa détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 75, 8 juillet 2014, et Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 92, 23 mai 2017).

62. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

63. Le requérant soutient que la détention provisoire dont il a fait l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

64. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

1. Sur la recevabilité

65. Le Gouvernement argue que le grief que le requérant formule sur le terrain de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales. Il soutient dans ce contexte que le requérant pourrait introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle à l’issue de cette procédure s’il l’estimait nécessaire.

66. Le requérant soutient, d’une manière générale, qu’il a épuisé les voies de recours internes.

67. La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).

68. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

69. Le requérant soutient qu’il a été placé en détention provisoire en raison de sa participation aux activités de l’académie d’un parti politique. Il affirme que cette privation de liberté lui a été imposée à cause de ses opinions.

70. Le Gouvernement soutient quant à lui que le requérant n’a pas été empêché d’exprimer ses opinions et qu’il n’a fait l’objet d’aucune sanction pénale pour les avoir exprimées. Il considère qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression puisque la procédure pénale engagée contre lui est toujours en cours devant les juridictions nationales.

71. Pour le cas où la Cour considérerait qu’il y a bien eu pareille ingérence, le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse était prévue par l’article 314 § 2 CP et par l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique et la prévention du crime.

72. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement allègue que les conférences que le requérant a données à l’académie politique du BDP s’inscrivaient dans le cadre de la mission politique que lui avait confiée l’organisation terroriste PKK/KCK. Faisant valoir que les autorités d’enquête avaient estimé que ces conférences avaient pour but de faire accepter l’idéologie de l’organisation et de recruter de nouveaux membres, il argue que le fait que le requérant ait donné ces conférences et prononcé un discours à la cérémonie d’ouverture de l’académie démontre que les activités qu’il menait avaient pour but d’inciter à la violence. Soulignant que l’intéressé est accusé d’une infraction grave passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement, il soutient que la détention provisoire litigieuse était une mesure nécessaire dans une société démocratique, qui répondait à un besoin social impérieux.

73. La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 94, 8 juillet 2014).

74. En l’espèce, le requérant fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il est soupçonné d’avoir sciemment et intentionnellement prêté son concours à une organisation terroriste, et ce du seul fait qu’il a participé aux activités de l’académie d’un parti politique légal. Dans le cadre de la procédure pénale, il a été placé en détention provisoire du 28 octobre 2011, date de son arrestation, au 10 avril 2012.

75. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et constitue, par conséquent, une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık, précité, § 85). Dans ce contexte, la Cour note que, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va examiner que la détention provisoire subie par le requérant.

76. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs de violation de l’article 10 de la Convention.

77. Elle rappelle qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).

78. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).

79. En l’occurrence, la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans ses droits au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus). La Cour note que, d’après l’article 100 du CPP, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, une personne ne pouvait être placée en détention provisoire que lorsqu’il existait des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle qu’elle a déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté prévu à l’article 5 § 1 (paragraphes 35-47 ci-dessus) et elle a estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée au titre de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil 1998-VII et, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016). La Cour n’est donc pas appelée à examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

80. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

81. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

82. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 20 000 EUR pour dommage moral.

83. Le Gouvernement considère que la demande présentée est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.

84. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 6 500 EUR pour dommage moral.

2. Frais et dépens

85. Le requérant réclame 2 500 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

86. Le Gouvernement avance que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement ou autre document à l’appui de sa demande, et qu’il n’a pas détaillé les frais allégués.

87. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens, faute pour le requérant d’avoir fourni un justificatif à l’appui de cette demande.

3. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire relative au non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
7. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 septembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Saadet Yüksel.

J.F.K.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

J’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation des articles 5 § 1 et 10 de la Convention dans la présente espèce. Si je souscris à la position de la majorité quant à la conclusion, je me dissocie respectueusement de certaines parties de l’argumentation et de l’approche adoptées dans l’arrêt pour les raisons exposées ci-dessous.

I – L’article 5 § 1

1 Concernant l’article 5 § 1 de la Convention, même si je souscris en grande partie aux arguments par lesquels la majorité aboutit à la conclusion que la détention du requérant n’était pas justifiée par des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction, il m’est difficile d’adhérer au paragraphe 46 de l’arrêt ainsi libellé :

« 46. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que, en l’espèce, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire. »

2. Premièrement, compte tenu de l’allégation du requérant selon laquelle il n’existait aucun élément de preuve permettant de conclure à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale (paragraphes 29 et 35), je ne suis pas sûre que ce paragraphe cadre avec le grief formulé par l’intéressé.

3. Deuxièmement, le paragraphe 46 de l’arrêt ne semble pas conforme à la jurisprudence de la Cour. Un tour d’horizon de celle-ci montre que lorsqu’un grief tiré de l’absence de raisons plausibles repose uniquement sur l’aspect factuel de l’affaire, comme c’est le cas en l’espèce, la conclusion de la Cour se fonde seulement sur cet aspect (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 35, série A no 182, İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, § 31, 3 février 2009, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, §§ 100-102, 22 mai 2014, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 133-134, 17 mars 2016).

4. Une « détention irrégulière » est une « détention illégale », c’est-à-dire une détention qui ne respecte pas les conditions légales posées par le droit interne. Dans le présent cas d’espèce, le requérant ne conteste toutefois pas la légalité de sa détention, mais les éléments factuels invoqués par les autorités pour justifier l’existence de raisons plausibles de le soupçonner. De son point de vue, ces éléments n’étaient pas suffisants pour conclure à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner qui auraient permis de justifier la mesure en cause. Il s’agit par conséquent d’une question qui concerne essentiellement « la plausibilité du soupçon ». Je souscris à cette thèse et j’ai donc voté en faveur d’un constat de violation de l’article 5 § 1. Qualifier une mesure d’irrégulière signifie toutefois que la base légale de la mesure en question est discutable et/ou que les autorités l’ont ordonnée d’une manière manifestement non conforme aux conditions définies par la disposition applicable.

5. Selon la jurisprudence de la Cour, les mots « raisons plausibles » signifient l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32, Ilgar Mammadov, précité, § 88, et Rasul Jafarov, précité, §§ 117-118). Par conséquent, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte au vu des éléments cités dans la décision de placement en détention provisoire pour justifier cette mesure. Il ne ressort pas de la jurisprudence de la Cour que l’absence de « raisons plausibles » signifie que la mesure était « irrégulière » ou « illégale », c’est‑à-dire non conforme à la législation nationale. La mesure en question demeure légale au regard du droit interne, mais elle n’est pas conforme aux exigences découlant de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Ainsi, il ne s’agit pas d’une violation de l’article 5 § 1 en ce que « [n]ul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales » mais d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner que le requérant a commis une infraction. Par conséquent, l’emploi du mot « irrégulier » au paragraphe 46 est trompeur quant à la conclusion de la Cour dans la présente affaire.

6. Par ailleurs, si la Cour n’a pas à ce jour défini de manière générale les attitudes des autorités qui seraient susceptibles de relever de l’« arbitraire » aux fins de l’article 5 § 1, d’après l’un des principes généraux consacrés par la jurisprudence, une détention est « arbitraire » lorsque, même si elle est parfaitement conforme à la législation nationale, il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités ou lorsque les autorités internes ne se sont pas employées à appliquer correctement la législation pertinente (pour une description des principes généraux concernant le caractère arbitraire au sens de l’article 5 de la Convention, voir S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, §§ 75-76, 22 octobre 2018, et les références qui y sont citées).

7. L’examen des circonstances de l’espèce ne révèle aucun élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités dans le placement en détention du requérant, ni ne permet de conclure que celles-ci ont manqué à leur obligation d’appliquer correctement la législation pertinente, ce qui aurait pu rendre la détention arbitraire. Le requérant ne l’a pas non plus soutenu et la Cour n’a pas établi la mauvaise foi des autorités. Je marque donc respectueusement mon désaccord avec l’approche adoptée par la majorité dans son examen de l’article 5 § 1 dans la partie où elle dit que l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.

II – L’article 10

8. La majorité considère que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits et libertés découlant de l’article 10 de la Convention ne pouvait être justifiée au titre du second paragraphe de cette disposition puisqu’elle n’était pas « prévue par la loi ». Pour aboutir à cette conclusion, elle se fonde uniquement sur le constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention auquel elle est parvenue auparavant, sans autre examen sous l’angle de l’article 10 (paragraphe 79 de l’arrêt). Il m’est difficile de souscrire à cette conclusion de la majorité selon laquelle lorsqu’un constat d’illégalité est établi sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention, celui‑ci vaudrait également aux fins de l’article 10 de la Convention et entraînerait une sorte de constat de violation automatique de l’article 10 lorsque la Cour conclut à une violation de l’article 5 § 1 dans une affaire donnée.

9. Il est vrai que la Cour a déjà admis – à de rares occasions – qu’il existe un lien entre la régularité d’une détention aux fins de l’article 5 de la Convention et la légalité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 94, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 72, 6 novembre 2008) ou du droit à la liberté de réunion pacifique tel que garanti par l’article 11 de la Convention (Kasparov c. Russie, no 53659/07, § 69, 11 octobre 2016, et Hakim Aydın c. Turquie, no 4048/09, § 51, 26 mai 2020).

10. Je pense toutefois qu’il est ici utile de rappeler les circonstances dans lesquelles les arrestations et privations de liberté avaient été ordonnées dans ces autres affaires similaires où la Cour a admis la corrélation entre les articles 5 et 10 pour ce qui est de la légalité.

11. Dans l’affaire Kandjov, précitée, le requérant avait été arrêté et placé en détention en tant que suspect de deux infractions pénales, à savoir hooliganisme et outrage. En ce qui concerne l’accusation d’outrage, le parquet, en ordonnant la garde à vue de l’intéressé, avait méconnu de manière flagrante les dispositions du droit interne, qui étaient claires et sans ambiguïté, et les services de police avaient mené une enquête préliminaire sans y être habilités. En ce qui concerne l’accusation de hooliganisme, la Cour suprême de cassation avait estimé que les actions du requérant ne présentaient pas les éléments constitutifs de l’infraction de hooliganisme, et que les décisions relatives à l’arrestation et au placement en garde à vue du requérant ne contenaient aucun élément laissant à penser que les autorités pouvaient raisonnablement croire que la conduite de l’intéressé était constitutive de hooliganisme. Dans l’affaire Kasparov, précitée, l’arrestation et la privation de liberté du requérant – alors qu’il essayait de se rendre avec un groupe d’activistes à Samara afin d’y participer à un rassemblement de l’opposition, censé coïncider avec le sommet UE-Russie – ne poursuivaient aucun des buts légitimes autorisés par l’article 5 § 1 et étaient donc irrégulières. Par ailleurs, les autorités n’avaient pas officiellement reconnu la privation de liberté du requérant ni accompli les formalités nécessaires à une incarcération. Dans l’affaire Hakim Aydin, précitée, le placement en détention provisoire du requérant était clairement non conforme au droit turc en ce que, contrairement à ce qu’avait affirmé le juge qui avait décidé le placement en détention de l’intéressé, l’infraction qui lui était reprochée n’était pas considérée par le législateur turc comme une infraction « cataloguée ».

12. Dans ces affaires, la Cour a considéré que le second paragraphe des articles 10 et 11 voulant qu’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression et de réunion soit « prévue par la loi » au même titre que l’article 5 § 1 exige que toute privation de liberté soit « régulière », il s’ensuivait que l’arrestation et la détention des requérants n’étaient pas « prévues par la loi » au regard des articles 10 § 2 et 11 § 2. Selon la jurisprudence constante de la Cour, comme cela est exposé au paragraphe 78 de l’arrêt, les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle (voir, entre autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, et pour une description des principes généraux relatifs à la légalité des ingérences, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 108, CEDH 2015).

13. Comme le membre de phrase « prévue par la loi » dans l’article 10, les mots « voies légales » et « régulière » contenus dans l’article 5 de la Convention concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Lorsqu’elle examine la conformité d’un placement en détention avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour vérifie donc si le droit interne a bien été respecté (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 73, 9 juillet 2009). Avant d’admettre une corrélation entre ces deux dispositions de la Convention pour ce qui est de la légalité, il est donc nécessaire de déterminer l’étendue de l’examen effectué en la matière par la Cour sur le terrain de l’article 5 de la Convention.

14. Je pense que les circonstances de l’espèce sont très différentes de celles des affaires précitées pour trois raisons.

15. Premièrement, comme cela a été exposé ci-dessus, l’examen de la présente affaire ne révèle aucun élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités dans le placement en détention du requérant, ni ne permet de conclure que les autorités ont manqué à leur obligation d’appliquer correctement la législation pertinente.

16. Deuxièmement, dans le présent arrêt, le constat d’illégalité sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention n’est pas fondé sur l’examen de la régularité de la détention. L’examen mené par la majorité n’aborde pas la question de la qualité de la disposition législative sur laquelle la détention du requérant a été fondée. Le présent arrêt constate une violation de l’article 5 à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé et, considérant que l’article 100 du code de procédure pénale requiert l’existence de soupçons forts, il conclut à la violation de l’article 10 au motif que l’ingérence n’était pas prévue par la loi. Il convient de distinguer le cas d’espèce de ceux où l’examen de la Cour sur le terrain de l’article 5 a porté sur la qualité de la loi (voir, par exemple, l’affaire Włoch, dans laquelle le requérant soutenait que les faits qui lui avaient été reprochés ne pouvaient raisonnablement être qualifiés de trafic d’enfants au sens des dispositions du code pénal (Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 103, CEDH 2000‑XI) ou l’affaire Steel et autres, dans laquelle les requérants affirmaient que leur arrestation et la phase initiale de leur détention n’étaient pas « régulières », puisque la notion d’atteinte à l’ordre public – infraction sur laquelle leur détention était fondée – et les pouvoirs d’arrestation corollaires n’étaient pas suffisamment précis en droit anglais (Steel et autres, précité, § 52)). En l’espèce, dans la mesure où l’examen de la Cour sur le terrain de l’article 5 ne concerne en aucune manière la qualité de la loi sur le fondement de laquelle le requérant a été placé en détention, la référence à l’affaire Steel et autres au paragraphe 79 de l’arrêt ne semble pas pertinente.

17. Troisièmement et enfin, dans le cas d’espèce, le requérant soutient, en invoquant l’article 10 de la Convention, que son placement en détention provisoire à raison de sa participation aux activités de l’académie d’un parti politique a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il ne ressort pas du dossier de l’affaire qu’il se soit plaint de l’application de l’article 100 du code de procédure pénale ou qu’il ait allégué que l’ingérence n’était pas prévue par la loi. L’intéressé a en effet été placé en détention provisoire en application de l’article 314 du code pénal turc. Comme cela a été admis dans plusieurs arrêts antérieurs, ces dispositions ne sont pas considérées comme portant atteinte au principe selon lequel toute ingérence doit être « prévue par la loi ». Comme dans l’affaire Mehmet Hasan Altan, aucune des parties de la présente affaire n’a contesté la base légale sur laquelle a été fondé le placement en détention provisoire du requérant, à savoir les dispositions pertinentes du code pénal et du code de procédure pénale. Les questions qui se sont alors posées ont porté sur le point de savoir si l’interprétation et l’application des dispositions du code pénal pouvaient réduire l’accessibilité et la prévisibilité des normes juridiques en cause (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 204‑205, 20 mars 2018). L’examen mené par la majorité ne porte pas sur la qualité de la disposition législative sur laquelle le placement en détention du requérant a été fondé. Il porte plutôt sur la question de savoir si l’arrestation et la détention de l’intéressé ont reposé sur des éléments suffisamment objectifs pour fonder des « raisons plausibles de soupçonner » que les faits en cause se sont réellement produits (Włoch, précité, § 108).

18. C’est pourquoi je me dissocie respectueusement de l’approche adoptée par la majorité dans son examen du grief fondé sur l’article 10. Je pense que nous ne devrions pas conclure, sur la seule base du constat fait sous l’angle de l’article 5 de la Convention, que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits et libertés découlant de l’article 10 de la Convention n’était pas prévue par la loi en nous bornant à faire référence à l’article 100 du code de procédure pénale en termes généraux.

19. Au vu de ce qui précède, l’analyse du point de savoir si une ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 requiert, selon moi, un examen séparé et l’ingérence doit être examinée au regard du critère de la nécessité, malgré le constat de violation de l’article 5 (voir à cet égard Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 202-214, Steel et autres, précité, § 110, et Kandjov, précité, § 73). Dans ce contexte, je souscris au constat de violation de l’article 10 au motif que le placement en détention du requérant ne peut pas être considéré comme une ingérence « nécessaire et proportionnée » dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la Convention.

* * *

[1] Les quatrième et cinquième sections en question prévoient respectivement « les infractions contre la sécurité de l’État » et « les infractions contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de cet ordre ».


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