La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/07/2020 | CEDH | N°001-204123

CEDH | CEDH, AFFAIRE ADANA TAYAD c. TURQUIE, 2020, 001-204123


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ADANA TAYAD c. TURQUIE

(Requête no 59835/10)

ARRÊT


Art 11 • Liberté d’association • Dissolution d’une association pour activités illégales de certains membres du comité directeur reposant sur des décisions pénales non définitives • Tribunaux civils devant procéder à une évaluation indépendante ne reposant pas automatiquement sur les conclusions des tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association • Mesure extrêmement sévère devant être exceptionnellement justifiée • Tribunal ne s’ap

puyant pas sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution • Potentiel effet dissuasif ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ADANA TAYAD c. TURQUIE

(Requête no 59835/10)

ARRÊT

Art 11 • Liberté d’association • Dissolution d’une association pour activités illégales de certains membres du comité directeur reposant sur des décisions pénales non définitives • Tribunaux civils devant procéder à une évaluation indépendante ne reposant pas automatiquement sur les conclusions des tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association • Mesure extrêmement sévère devant être exceptionnellement justifiée • Tribunal ne s’appuyant pas sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution • Potentiel effet dissuasif sur l’association, ses membres et sur les organisations promouvant les droits de l’homme • Omission d’envisager d’autres mesures moins rigoureuses • Absence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure de dissolution

STRASBOURG

21 juillet 2020

DÉFINITIF

21/10/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Adana TAYAD c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée (no 59835/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une association de droit turc, Adana TAYAD (« l’association requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 septembre 2010,

Vu les observations des parties,

Notant que le 30 mai 2018, le grief concernant l’article 11 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la dissolution de l’association requérante, l’Association d’entraide et de solidarité avec les familles des détenus et condamnés d’Adana (Adana Tutuklu ve Hükümlü Aileleriyle Yardımlaşma ve Dayanışma Derneği – Communément appelée Adana TAYAD), prononcée par le tribunal de grande instance pour cause d’activités illégales de certains membres du comité directeur de l’association alors que les jugements rendus dans les procédures relatives à ces infractions n’étaient pas encore définitifs.

EN FAIT

2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté devant la Cour par son agent.

3. Le but déclaré par les fondateurs de l’association requérante lorsqu’ils l’ont créée, à Adana, était d’apporter une aide et un soutien aux familles des détenus et condamnés. L’article 3 des statuts, intitulé « Buts », énumère dans douze paragraphes les buts de l’association, qui sont notamment les suivants :

– réaliser des études juridiques, par exemple dans le domaine de la procédure pénale et de la procédure d’exécution, en se fondant sur les principes du droit universel ;

– s’élever contre toute atteinte à la dignité humaine et au droit à la vie ;

– mener des activités pour obtenir que les conditions de vie dans les prisons soient conformes aux standards internationaux ;

– mener des activités en vue d’assurer une vie digne, sans discrimination aucune, aux personnes condamnées, détenues et gardées à vue ;

– réaliser des études sur les origines des problèmes dans les prisons, et œuvrer avec les autorités compétentes à la conception de solutions ;

– œuvrer pour la réinsertion des détenus à leur sortie de prison et mener des activités aux fins de l’amélioration des conditions de vie de ces personnes et de leur famille ;

– mener des activités afin d’assurer que les auteurs de violations des droits de personnes condamnées et détenues et les auteurs d’actes de torture perpétrés sur ces personnes soient poursuivis.

À l’époque des faits, le président de l’association était M. Necmettin Aslan.

4. Le 18 janvier 2008, la direction départementale de la sécurité d’Adana reçut une information confidentielle selon laquelle des signatures avaient été recueillies en soutien à Abdullah Öcalan dans un quartier de la ville pendant trois ou quatre jours et les pétitions regroupant ces signatures avaient été remises à l’association Adana TAYAD.

5. Afin de vérifier cette information, les autorités procédèrent à une perquisition dans les locaux de l’association, conformément à un mandat délivré par la cour d’assises compétente. Elles trouvèrent et saisirent les éléments suivants :

– une photographie encadrée sous verre d’Abdullah Öcalan,

– une photographie encadrée sous verre de Zilan K. (« Z.K. »), un kamikaze qui avait commis un attentat à la bombe dans la province de Tunceli en 1996 contre des soldats qui célébraient une cérémonie de lever du drapeau (Bayrak töreni),

– un registre de procès-verbaux (karar defteri) qui commençait par la date « 04.01.2008 » et finissait par les mots « le membre Tahsin Gök » et dans lequel étaient consignées les décisions prises par l’association au sujet des pétitions pour Abdullah Öcalan.

6. Du 21 avril au 13 mai 2008, une commission établie le 31 janvier 2008 sur accord du gouverneur d’Adana procéda à un contrôle de l’association Adana TAYAD. À cette occasion, il apparut que l’association n’était pas en mesure de présenter l’original ou une copie du document no A 000320 concernant ses revenus, et que la comparaison de la liste des participants à l’assemblée générale du 24 décembre 2006 à celle des participants à l’assemblée générale du 8 juillet 2007 révélait des différences dans les signatures.

1. La procédure menée devant le tribunal correctionnel

7. Le 7 avril 2006, une procédure pénale pour violation de la loi sur les associations avait été engagée contre les dirigeants de l’association devant la 5e chambre du tribunal correctionnel d’Adana, au motif que « les dons versés à l’association n’avaient pas été consignés dans les registres correspondants et que, lorsqu’ils avaient été utilisés, cela n’avait pas été indiqué dans les registres ».

8. Par un jugement du 10 avril 2006, le tribunal correctionnel avait condamné les accusés à six mois d’emprisonnement chacun, puis converti cette peine en une amende et décidé de ne pas surseoir au prononcé du jugement (Hükmün açıklanmasının geri bırakılmasına yer olmadığına). Il avait motivé sa décision en notant, d’une part, qu’il avait été constaté lors du contrôle effectué par la direction départementale des associations que les accusés, qui étaient les dirigeants de l’association, n’avaient pas enregistré les dons faits par les membres avant la date de l’inspection et avaient dépensé les fonds de l’association dans leur propre intérêt, et, d’autre part, qu’il ressortait des conclusions de la défense, du rapport d’inspection, du rapport d’expertise et du dossier que les accusés avaient enfreint la loi sur les associations.

9. Le 27 mars 2012, la Cour de cassation confirma ce jugement et corrigea une erreur de procédure qui n’avait pas de conséquences sur le verdict.

2. La procédure menée devant la cour d’assises

10. À la suite de la perquisition, une procédure pénale fut engagée devant la 6e chambre de la cour d’assises d’Adana contre certains dirigeants de l’association pour propagande en faveur d’une organisation terroriste. Par une décision du 31 mars 2009, la cour d’assises condamna les accusés à deux ans d’emprisonnement chacun. Elle observa qu’ils étaient les dirigeants de l’association, que des signatures avaient été recueillies en faveur d’Abdullah Öcalan dans un quartier de la ville et que les pétitions signées avaient été remises à l’association. Elle nota que lors de la perquisition, les enquêteurs avaient trouvé et saisi un portrait d’Abdullah Öcalan, un portrait d’un kamikaze qui avait commis un attentat à la bombe contre des soldats qui célébraient une cérémonie de lever du drapeau, 125 exemplaires d’un numéro du journal SOPE ROJE (dans lequel le mot « guérilleros » était utilisé pour désigner les membres d’une organisation terroriste, la vie à la montagne était glorifiée, Abdullah Öcalan était désigné comme le chef de l’organisation, et il était écrit que le peuple kurde se battait pour obtenir ce qui lui revenait de droit), 820 pétitions adressées au Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), 778 pétitions adressées au bureau du Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, 750 pétitions adressées à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, 81 pétitions adressées à la Commission des droits de l’homme de la Grande Assemblée nationale de Turquie et 42 enveloppes vides comportant l’adresse du CPT à Strasbourg.

Elle constata que les accusés étaient à l’origine de tous ces éléments, et que, après qu’ils avaient été traduits devant le procureur de la République, le président de l’association avait immédiatement tenu une conférence de presse au cours de laquelle il avait, à deux reprises, employé le mot « honorable » (sayın) devant le nom d’Abdullah Öcalan. Elle formula les conclusions suivantes :

« Après avoir examiné les preuves dans leur ensemble, la cour parvient à la conclusion que les personnes interrogées ont commis le délit de diffusion de propagande en faveur de l’organisation terroriste illégale PKK. Parmi les accusés figuraient plusieurs membres de l’association, dont son président (...) On a trouvé dans les locaux de l’association les éléments suivants : un grand nombre de journaux faisant l’apologie [du PKK] (...), une photographie d’un membre de cette organisation terroriste et, dans des enveloppes libellées à l’adresse de différentes institutions, des pétitions où il est reproché à la Turquie d’avoir maltraité le soi-disant chef de l’organisation, Abdullah Öcalan. Certains des accusés ont écrit des adresses sur les enveloppes, encourageant ainsi autrui à la commission d’une infraction. Dans [son] communiqué de presse, [l’association] a employé le mot « honorable » devant le nom [d’Abdullah Öcalan]. [La cour a] pris en considération [l’ensemble des éléments suivants] : le fait que le président et certains membres de l’association ont décidé de rédiger des pétitions et de les faire signer, la saisie [dans les locaux] de l’association de photographies, encadrées et accrochées aux murs, de membres de l’organisation terroriste, de journaux faisant l’apologie de l’organisation [et d’enregistrements] vidéo, le rapport d’expertise et le communiqué de presse[. Elle] conclut que tous les accusés ont commis le délit de diffusion de propagande en faveur d’une organisation terroriste, et décide de les condamner. »

11. Le 19 novembre 2012, la Cour de cassation cassa la décision afin que la cour d’assises procédât à une nouvelle appréciation en vertu de la loi no 6352 qui était entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle nota que l’infraction en cause relevait du champ d’application de l’alinéa b) de l’article 1 provisoire de cette loi, selon lequel « au stade de l’enquête, il est sursis aux poursuites ».

12. Le 24 octobre 2013, la cour d’assises se ressaisit de l’affaire, se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et décida de surseoir aux poursuites (kovuşturmanın ertelenmesine).

3. La procédure civile

13. Le 12 août 2008, le parquet d’Adana déposa auprès du tribunal de grande instance d’Adana (« le tribunal ») un « acte de mise en accusation dans le cadre d’une procédure civile » (davaname) dans lequel il demandait la dissolution de l’association. Il exposait que, alors que l’association avait pour objet la protection des droits des personnes condamnées, arrêtées ou détenues, ses activités s’étaient transformées en actes faisant l’apologie du PKK, et que par conséquent son but était devenu illégal en vertu de l’article 89 du code civil turc (loi no 4721).

14. Le 17 septembre 2009, le tribunal fit droit à la demande du parquet. Constatant qu’un certain nombre de dirigeants de l’association avaient été condamnés, d’une part, par un arrêt du 31 mars 2009 de la cour d’assises d’Adana qui « n’était pas encore devenu définitif », et, d’autre part, par un jugement du 10 avril 2008 du tribunal correctionnel d’Adana qui n’était pas encore définitif non plus, il prononça la dissolution de l’association. Il observa que l’association exerçait des activités qui ne correspondaient plus à l’objet défini dans ses statuts et qu’elle faisait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste illégale, et que dès lors, son but « était devenu contraire à la loi et à la morale » et son objet était devenu illégal en vertu de l’article 89 du code civil.

15. Le 7 octobre 2009, l’association requérante se pourvut en cassation. Arguant que le jugement par lequel le tribunal correctionnel avait condamné certains de ses dirigeants pour propagande en faveur d’une organisation terroriste n’était pas encore définitif, que le tribunal de grande instance l’avait d’ailleurs lui-même reconnu dans le jugement de dissolution, et que cette condamnation constituait la base de la décision de dissolution, elle soutenait que le tribunal civil aurait dû attendre l’issue de la procédure pénale pour statuer. Elle affirmait également qu’en tout état de cause ses activités étaient légales.

16. Le 3 décembre 2009, la 7e chambre civile de la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal, constatant qu’il était conforme à la loi.

17. Le 9 juin 2010, elle rejeta une demande de rectification introduite par l’association requérante et le jugement devint donc définitif.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

18. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 33 de la Constitution, intitulé « Liberté d’association », se lisent comme suit :

« (...) Les associations peuvent être dissoutes ou leurs activités suspendues par décision d’un juge dans les cas prévus par la loi. »

19. Les articles pertinents en l’espèce du code civil turc (loi no 4721) prévoient ce qui suit relativement aux associations :

Article 85

« Le conseil d’administration est l’organe de l’association compétent pour l’administrer et la représenter ; il exerce les fonctions qui lui sont attribuées conformément à la législation et aux statuts de l’association. »

Article 89

« Si l’objet de l’association n’est pas conforme à la loi et à la morale, le tribunal peut prononcer la dissolution de l’association sur demande du procureur général ou de toute autre personne intéressée. Pendant la durée de la procédure, le tribunal ordonne toutes les mesures nécessaires, y compris la suspension de l’activité [de l’association]. »

20. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 1 provisoire de la loi no 6352 est libellé comme suit :

« Dans le cas d’une infraction commise avant le 31 décembre 2011 par voie de presse, par voie médiatique ou par tout autre moyen de communication de la pensée et de l’opinion, et passible d’une amende judiciaire ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée inférieure à cinq ans (...)

b) au stade de l’enquête, il est sursis aux poursuites. »

21. L’article 30 de la loi no 5253 sur les associations dispose :

« Les associations

a) ne peuvent exercer d’autres activités que celles indiquées dans leurs statuts comme étant leur objet et celles permettant de réaliser cet objet ;

b) ne peuvent être fondées pour servir un but expressément interdit par la Constitution ou par les lois, ou pour exercer des activités dont l’objet est susceptible de constituer une infraction. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

22. L’association requérante se plaint de la dissolution dont elle a fait l’objet. Elle y voit une atteinte à son droit à la liberté d’association. Elle invoque l’article 11 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit (...) à la liberté d’association (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (...) »

23. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

1. Sur la recevabilité

24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

25. L’association requérante répète ses allégations.

Elle se plaint que le tribunal ait considéré en se basant sur l’arrêt de la cour d’assises que ses dirigeants étaient coupables, et qu’il l’ait dissoute sans attendre l’issue de la procédure pénale. Elle estime qu’il a ainsi agi de manière absolument contraire au droit procédural turc.

Elle soutient que, selon les dispositions des lois nos 2908 et 5253, la dissolution d’une association ne peut être prononcée que si l’association est la source première des infractions commises. Elle estime par ailleurs que des actes tels qu’accrocher au mur un portrait d’Abdullah Öcalan, publier un communiqué de presse ou organiser une campagne de pétitions ne devraient pas être considérés comme constitutifs d’une infraction.

Elle argue également qu’en l’espèce l’enquête préliminaire a été confiée à la police et que cela pouvait ouvrir la voie à des agissements illégaux et à une manipulation des dossiers de la part de personnes et d’institutions aux idéologies opposées à son action. Elle affirme que les documents du dossier montrent que les enquêteurs n’ont pas respecté la présomption d’innocence. Elle avance qu’il est illégal de demander le casier judiciaire de suspects s’il n’y a pas de procédure en cours devant une juridiction pénale, à moins que ces suspects n’aient déjà été condamnés par un tribunal compétent. Elle estime qu’en faisant publier un communiqué de presse concernant les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, chef du PKK, et en appelant celui-ci « sayın Öcalan » (« honorable Öcalan »), le président de l’association n’incitait en aucune façon à la violence et ne faisait pas non plus acte de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Selon elle, envoyer des lettres aux différentes organisations internationales au sujet des conditions de détention d’Abdullah Öcalan ne constitue que la présentation d’une pétition et devrait être considéré comme un droit légal et fondamental.

26. Pour sa part, le Gouvernement dresse la liste de tous les documents saisis dans les locaux de l’association lors de la perquisition et des irrégularités constatées par le tribunal correctionnel d’Adana. S’appuyant sur ces éléments, il soutient que les activités des membres de l’association ne sont pas « pacifiques » et qu’elles ne sont donc pas protégées par l’article 11 de la Convention. Il argue que, selon la jurisprudence de la Cour, les autorités de l’État jouissent d’une plus ample marge d’appréciation lorsque les activités auxquelles il est apporté une restriction comportent un élément d’« incitation à la violence ». Par conséquent, il est d’avis qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par l’association requérante de son droit à la liberté d’association au sens de l’article 11 de la Convention.

Pour le cas où la Cour considérerait qu’il y a effectivement eu ingérence dans l’exercice du droit en cause, il soutient que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 89 du code civil, qu’elle poursuivait un « but légitime » et qu’elle répondait à un « besoin social impérieux » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale ou de la sûreté publique et la prévention des troubles ou de la criminalité.

En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement renvoie à l’ensemble des documents trouvés dans les locaux de l’association lors de la perquisition, aux conclusions du parquet et au contenu des décisions internes, notamment de l’arrêt rendu par la cour d’assises d’Adana à l’égard de certains dirigeants de l’association requérante, et il décrit en détail toutes les activités de l’association. Il argue que celle-ci a commencé à se livrer à des activités qui ne relevaient pas de son objet, que des poursuites pénales ont été engagées à cet égard et que les dirigeants de l’association ont été condamnés par le tribunal correctionnel d’Adana et par la cour d’assises d’Adana, quoique cette dernière ait finalement décidé de suspendre les poursuites. Il expose que dans ce contexte il a été constaté que l’association agissait en contradiction avec son objet, qu’elle était devenue un centre d’activités en faveur d’une organisation terroriste et que ces activités lui étaient bel et bien imputables.

Répétant que les enquêteurs ont trouvé lors de la perquisition menée dans les locaux de l’association une photographie encadrée sous verre d’Abdullah Öcalan et une photographie encadrée sous verre de l’auteur d’un attentat-suicide à la bombe perpétré contre des soldats qui célébraient une cérémonie de lever du drapeau et que l’association avait organisé l’envoi de pétitions concernant Abdullah Öcalan aux organisations internationales, et considérant ces faits à la lumière de l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne (nos 25803/04 et 25817/04, § 86, CEDH 2009), le Gouvernement soutient que les activités de l’association constituaient un motif raisonnable de penser qu’il existait une affiliation entre celle-ci et l’organisation terroriste séparatiste liée à Abdullah Öcalan, et qu’il y avait donc un risque de trouble à l’ordre public.

Par ailleurs, s’appuyant sur les arrêts Fondation Zehra et autres c. Turquie (no 51595/07, § 67, 10 juillet 2018) et Vona c. Hongrie (no 35943/10, § 69, CEDH 2013), il plaide que la dissolution de l’association requérante n’était pas arbitraire, qu’elle était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but visé, et qu’elle répondait à un besoin social impérieux.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

27. Dans les arrêts Sidiropoulos et autres c. Grèce (10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV) et Gorzelik et autres c. Pologne ([GC], no 44158/98, §§ 88-96, CEDH 2004-I), la Cour a rappelé que les associations jouent un rôle essentiel dans le maintien du pluralisme et de la démocratie, et que les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.

Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non point de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 143, CEDH 2015).

28. Dans l’affaire Vona (arrêt précité, §§ 57 et 58), la Cour a opéré une distinction entre les partis politiques, dont la dissolution ne peut être justifiée qu’en cas d’atteinte à la société démocratique, et les autres associations, les « organisations sociales ». Elle a dit que la dissolution de pareilles organisations « doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants » tout comme la dissolution d’un parti politique, mais que « dans le cas d’une association, dont les possibilités d’exercer une influence au plan national sont plus réduites, il est légitime que la justification de restrictions préventives soit moins forte que lorsqu’il s’agit d’un parti politique », expliquant qu’« [é]tant donné qu’un parti politique et une association non politique n’ont pas la même importance pour une démocratie, seul le premier mérite que l’on procède à l’examen le plus rigoureux de la nécessité d’une restriction au droit d’association ». Elle a précisé que « [c]ette distinction doit être exercée avec suffisamment de souplesse ».

b) Application de ces principes en l’espèce

29. La Cour constate tout d’abord que les juridictions internes ont prononcé la dissolution de l’association requérante et mis fin à l’existence même de cette association, l’empêchant d’exercer toute activité associative. Contrairement au Gouvernement, elle considère que cette mesure s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention.

30. Elle constate ensuite que cette ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article 89 du code civil, ce que l’association requérante ne conteste pas.

31. Les parties ne contestent pas non plus que l’ingérence tendait à la protection de l’ordre public. La Cour n’aperçoit pas de raison d’adopter un point de vue différent.

32. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier étaient pertinents et suffisants.

33. Elle observe qu’en l’espèce l’action en dissolution de l’association a été ouverte à l’initiative du parquet d’Adana, et que le tribunal de grande instance a fait droit à cette demande et prononcé la dissolution de l’association. Le tribunal s’est fondé sur l’arrêt par lequel la cour d’assises d’Adana avait, le 31 mars 2009, condamné certains dirigeants de l’association, et il a cité le jugement du 10 avril 2008 du tribunal correctionnel d’Adana, avant que ces deux décisions ne soient devenues définitives (paragraphe 14 ci-dessus). Constatant que les activités de l’association ne correspondaient plus à l’objet défini dans ses statuts et qu’elle faisait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste illégale, il a jugé que son but « était devenu contraire à la loi et à la morale » et que son objet était devenu illégal en vertu de l’article 89 du code civil.

La Cour observe aussi et surtout que le tribunal de grande instance a fondé son jugement sur l’arrêt du 31 mars 2009 de la cour d’assises d’Adana, arrêt qui n’était pas encore définitif, et que, sans attendre l’issue des procédures pénales en cours concernant l’association, il a prononcé la dissolution de celle-ci en se fondant principalement sur les informations contenues dans le dossier et en renvoyant au jugement par lequel le tribunal correctionnel d’Adana avait condamné certains dirigeants de l’association à une amende.

34. La Cour reconnaît que les accusations portées par le procureur d’Adana contre plusieurs membres et dirigeants de l’association requérante étaient de nature sérieuse. En principe, pareille situation ne devrait pas empêcher les autorités de chercher à prouver, tout en respectant les normes pertinentes de la procédure civile et en offrant les garanties d’une procédure régulière, qu’une association s’est livrée à des activités prétendument illégales. Toutefois, pour prendre une décision sur la dissolution de l’association, les tribunaux civils devraient procéder à une évaluation indépendante qui ne repose pas automatiquement sur les conclusions adoptées par les tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association défenderesse, en particulier lorsque ces derniers verdicts ne sont pas définitifs.

35. La Cour rappelle par ailleurs que la dissolution pure et simple d’une association constitue une mesure extrêmement sévère (Tunceli Kültür ve Dayanışma Derneği c. Turquie, no 61353/00, § 32, 10 octobre 2006, Vona, précité, § 58, et Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 80, 27 octobre 2016), entraînant des conséquences importantes pour ses membres, ne peut être tolérée que dans des circonstances très sérieuses (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 62, 11 octobre 2011, avec la référence citée), et qu’en conséquence l’article 11 impose à l’État une charge élevée de justification pour une telle mesure. Elle devra donc examiner si cette mesure était en l’espèce exceptionnellement justifiée.

36. La Cour considère que certains faits sur lesquels le tribunal s’est appuyé, par exemple l’accrochage de photographies dans des locaux privés non ouverts au grand public, la collecte de signatures pour une pétition (dont le contenu n’a pas été explicité dans le jugement) et l’envoi de pétitions à des organes reconnus de protection des droits de l’homme, ne peuvent pas constituer à eux seuls une incitation au terrorisme. Le seul acte qui pourrait être constitutif d’une forme de propagande est la distribution du journal Sope Roje ; toutefois, le jugement ne précise aucunement la manière dont le journal a été distribué et, hormis quelques considérations générales relatives à sa teneur, il n’explique pas de manière convaincante dans quelle mesure le contenu constituait une incitation au terrorisme au regard de la jurisprudence de la Cour.

En tout état de cause, la Cour constate que le tribunal ne s’est pas appuyé sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution, ce qui peut avoir un effet dissuasif sur l’association requérante, sur ses membres ainsi que, dans un cadre plus général, sur les organisations œuvrant pour la promotion des droits de l’homme.

Enfin, à supposer même que les faits reprochés eussent été prouvés, les juridictions internes n’ont pas envisagé d’autres mesures moins rigoureuses, par exemple une amende ou la suspension des activités de l’association pour une durée limitée, et le Gouvernement n’a pas suffisamment démontré que la dissolution de l’association, qui était une mesure attentatoire à la substance même de la liberté d’association, fût la seule option apte à réaliser les buts poursuivis par les autorités (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres, précité, § 65).

En somme, la Cour considère que, faute pour elles d’avoir établi l’existence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure litigieuse, les autorités nationales ne se sont pas acquittées de leur charge élevée à cet égard.

Dès lors, il n’a pas été démontré que l’ingérence fût « nécessaire dans une société démocratique ».

37. Ces éléments suffisent pour conclure qu’il y a eu, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 11 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

39. L’association requérante sollicite une indemnisation pour le dommage matériel et le dommage moral qu’elle estime avoir subis, mais elle n’avance aucun élément à cet égard et ne réclame pas de somme précise.

40. Le Gouvernement conteste cette prétention.

41. La Cour constate que la demande de dommage matériel de l’association requérante n’est ni étayée ni chiffrée. Elle rejette donc la demande présentée par l’association requérante à cet égard.

42. En ce qui concerne le dommage moral subi par l’intéressée, elle estime que le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante..

2. Frais et dépens

43. L’association requérante sollicite un remboursement « d’un montant raisonnable » pour ses frais et dépens (frais d’envoi et de traduction de documents et honoraires d’avocat), mais elle n’étaie ni ne chiffre sa demande.

44. Le Gouvernement conteste cette prétention.

45. La Cour rejette cette demande, faute pour l’association requérante d’avoir fourni des documents pertinents à cet égard (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par l’association requérante ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award