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07/07/2020 | CEDH | N°001-203849

CEDH | CEDH, AFFAIRE DIMO DIMOV ET AUTRES c. BULGARIE, 2020, 001-203849


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DIMO DIMOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 30044/10)

ARRÊT


Art 5 § 4 • Contrôle à bref délai • Étendue insuffisante du contrôle juridictionnel • Lenteur du transfert d’une demande de libération dans un autre ressort territorial à des fins de regroupement • Interdiction non motivée d’introduire une nouvelle demande avant deux mois

Art 5 § 5 • Réparation • Recours indemnitaire exercé ayant abouti à la reconnaissance et la réparation d’une violation de l’art 5 § 3 mais non de l’art 5 § 4

• Absence d’applicabilité rétroactive d’un nouveau recours permettant de faire valoir spécialement la violation de l’art ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DIMO DIMOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 30044/10)

ARRÊT

Art 5 § 4 • Contrôle à bref délai • Étendue insuffisante du contrôle juridictionnel • Lenteur du transfert d’une demande de libération dans un autre ressort territorial à des fins de regroupement • Interdiction non motivée d’introduire une nouvelle demande avant deux mois

Art 5 § 5 • Réparation • Recours indemnitaire exercé ayant abouti à la reconnaissance et la réparation d’une violation de l’art 5 § 3 mais non de l’art 5 § 4 • Absence d’applicabilité rétroactive d’un nouveau recours permettant de faire valoir spécialement la violation de l’art 5 § 4 • Absence d’autres voies de réparation, même après le présent constat de violation de l’art 5 § 4 par la Cour

STRASBOURG

7 juillet 2020

DÉFINITIF

07/10/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dimo Dimov et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Faris Vehabović, président,
Yonko Grozev,
Branko Lubarda,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 30044/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, MM Dimo Mitev Dimov, Kostadin Donchev Donchev, Nacho Ivanov Yanakiev et Rumen Bonchev Boyukliev (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 mai 2010,

les observations des parties,

Notant que le 14 novembre 2017, le grief concernant la durée de la détention des requérants, soulevé sous l’angle de article 5 § 3, les griefs concernant l’efficacité, la célérité et la fréquence de l’examen de leurs recours en libération, tirés de l’article 5 § 4, et le grief tiré de l’article 5 § 5, concernant l’existence, en droit interne, d’un recours leur permettant d’obtenir une réparation à cet égard, ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Au cours des poursuites pénales menées à leur encontre, les quatre requérants ont été arrêtés et placés en détention provisoire. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, ils se plaignent de la durée, excessive selon eux, de leur détention. Sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, ils dénoncent également l’absence d’efficacité du contrôle exercé par les juridictions internes sur la légalité et la nécessité de leur détention, l’absence de célérité de l’examen de leurs demandes de libération de janvier et de mars 2010 et l’interdiction, qui leur a été imposée par un tribunal le 12 avril 2010, de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois. Invoquant l’article 5 § 5 de la Convention, les requérants se plaignent enfin de l’absence en droit interne de toute possibilité d’obtenir une réparation pour les violations alléguées de leurs droits garantis par les paragraphes 3 et 4 de l’article 5.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1976, en 1981, en 1979 et en 1969 et résident à Stara Zagora. M. Dimov (« le premier requérant »), M. Donchev (« le deuxième requérant ») et M. Yanakiev (« le troisième requérant ») ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et G. Chernicherska, avocats à Plovdiv. M. Boyukliev (« le quatrième requérant ») a été représenté par Me E. Nedeva, avocate à Plovdiv.

3. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agentes, Mmes R. Nikolova et K. Radkova, du ministère de la Justice.

4. À l’époque des faits, les trois premiers requérants étaient policiers au commissariat de Stara Zagora. Le quatrième requérant est un homme d’affaires de la même ville.

1. La détention des requérants, l’examen de leurs demandes de libération et le développement de la procédure pénale à leur encontre

5. Le 9 novembre 2009, dans le cadre d’une procédure pénale ouverte le 14 septembre 2009 par le parquet de la ville de Sofia, les quatre requérants furent mis en examen pour participation à une organisation de malfaiteurs, pour trois chefs d’extorsion et pour un chef de manipulation de preuves dans le cadre d’une procédure pénale. Il leur était en particulier reproché d’avoir persuadé, par la menace, plusieurs propriétaires de boîtes de nuit à Stara Zagora d’engager une société de sécurité de cette même ville. L’enquête pénale fut menée par le Service national de l’instruction à Sofia et supervisée par le parquet de la ville de Sofia.

6. Le 16 novembre 2009, le tribunal régional de Stara Zagora, qui était localement compétent en l’occurrence, décida de placer tous les requérants en détention provisoire. En premier lieu, il estima qu’il existait suffisamment de preuves, notamment des témoignages, permettant de soupçonner les requérants d’avoir commis les infractions qui leur étaient reprochées. En deuxième lieu, il considéra que les données contenues dans le dossier et, plus particulièrement, la nature et la gravité des faits reprochés, la profession de policier des trois premiers requérants, les contacts qui avaient eu lieu entre le quatrième requérant et certains malfaiteurs, et le fait que certains témoins avaient radicalement changé leurs dépositions au cours de l’enquête, permettaient de constater l’existence d’un danger de commission de nouvelles infractions menaçant d’entraver le cours de l’enquête pénale.

7. Le 26 novembre 2009, la cour d’appel de Plovdiv confirma la décision du tribunal régional pour les mêmes motifs.

8. En janvier 2010, les quatre requérants introduisirent des demandes de libération par l’intermédiaire du parquet de la ville de Sofia. Le troisième requérant présenta sa demande le 11 janvier 2010, ce qui est certifié par le tampon du parquet de la ville de Sofia déposé à cette date sur sa demande. Les demandes respectives du premier et du deuxième requérant, dont les copies ont été présentées à la Cour par leur avocat, sont datées du 11 janvier 2010 mais ne portent pas le tampon du parquet de la ville de Sofia. La copie de la demande du quatrième requérant, présentée à la Cour, n’est pas datée et ne porte pas le tampon du parquet de la ville de Sofia. La représentante de ce requérant soutient que cette demande a été introduite le 28 janvier 2010.

9. Le 28 janvier 2010, les quatre demandes de libération furent réceptionnées par le greffe du tribunal régional de Stara Zagora. Leur examen fut mis à l’ordre du jour du 1er février 2010.

10. Le 1er février 2010, le tribunal régional de Stara Zagora rejeta le recours des quatre requérants. Sur la base de toutes les preuves recueillies à ce stade de l’enquête, et en particulier des dépositions des multiples témoins interrogés, il arriva à la conclusion que les soupçons raisonnables à l’encontre des requérants persistaient toujours. Il estima également que le danger de commission de nouvelles infractions n’avait pas disparu au motif que l’accusation de participation à une organisation de malfaiteurs était particulièrement grave, que le quatrième requérant avait des relations avec certains malfaiteurs et qu’il était proche des trois autres requérants. Il ajouta que le fait que les prévenus n’avaient pas d’antécédents judiciaires et celui qu’ils avaient chacun un domicile fixe n’étaient pas des circonstances susceptibles de remettre son constat en question.

11. Le 9 février 2010, la cour d’appel de Plovdiv rejeta l’appel des requérants contre la décision rendue le 1er février 2010 par le tribunal régional de Stara Zagora en reprenant les motifs retenus par celui-ci.

12. En mars 2010, les quatre requérants introduisirent de nouvelles demandes de libération par l’intermédiaire du parquet de la ville de Sofia. Le deuxième requérant présenta sa demande le 18 mars 2010, ce qui est certifié par le tampon du parquet de la ville de Sofia déposé à cette date sur sa demande. Les demandes du premier et du quatrième requérant, dont les copies ont été présentées par leurs avocats et par le Gouvernement, sont datées du 18 mars 2010 mais ne portent pas le tampon du parquet de la ville de Sofia. La demande du troisième requérant, dont des copies ont été présentées par son avocat et par le Gouvernement, fut introduite le 25 mars 2010, comme le certifie le tampon du parquet apposé sur la demande.

13. Le 6 avril 2010, les quatre demandes de libération furent réceptionnées par le greffe du tribunal régional de Stara Zagora. Leur examen fut mis à l’ordre du jour du 9 avril 2010. À cette date, le tribunal régional reporta l’examen des demandes au 12 avril 2010 en raison de l’absence de l’avocat du deuxième requérant.

14. Par une décision du 12 avril 2010, le tribunal régional de Stara Zagora rejeta les demandes des requérants. Il estima que les preuves du dossier, et notamment les témoignages et les preuves documentaires, étaient suffisantes pour démontrer l’existence de soupçons raisonnables à l’encontre des quatre requérants. Il jugea qu’il était également nécessaire de les empêcher de commettre d’autres infractions liées au rassemblement des preuves dans le cadre de l’enquête pénale, et décida enfin de restreindre le droit des requérants de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois, sans avancer de motifs particuliers pour cette restriction.

15. Le 20 avril 2010, la cour d’appel de Plovdiv examina et rejeta l’appel formé par les requérants contre la décision du 12 avril 2010 pour les motifs suivants :

« Après avoir examiné les demandes de libération, entendu les parties et pris connaissance des pièces du dossier, la cour a établi ce qui suit. La cour d’appel de Plovdiv a déjà statué sur les demandes de libération des prévenus pour les mêmes motifs. Les mêmes arguments, ainsi que quelques nouveaux, ont été soulevés en l’occurrence. La présente formation de la cour d’appel estime que les demandes sont mal fondées et qu’elles doivent être rejetées.

Il a été allégué que, au cours de l’enquête pénale, aucune preuve démontrant l’existence d’un danger de commission de nouvelles infractions n’a été recueillie. En effet, de telles preuves n’ont pas été recueillies, mais on ne peut pas négliger le fait que les accusations soulevées en l’occurrence concernent des faits d’extorsion et de privation de liberté. La commission de ces faits ne permet pas d’exclure catégoriquement la possibilité que les mêmes personnes commettent des infractions pénales liées à l’établissement des faits ou des infractions ayant un élément de contrainte. C’est l’argument principal sur lequel la cour se base pour confirmer la décision attaquée.

En ce qui concerne les autres arguments, la durée de l’enquête n’est pas une circonstance justifiant en elle-même la modification de la mesure de contrôle judiciaire imposée aux prévenus. Un tel argument pourrait être pertinent si la durée était considérablement plus longue. La cour estime que la durée de l’enquête est justifiée au vu de la complexité de la présente affaire pénale. L’argument des défenseurs des prévenus, selon lequel les organes de l’enquête ne travaillent pas activement dans le cadre de la procédure pénale, est également infondé. La circonstance la plus pertinente, à savoir l’existence d’un danger réel de commission d’infractions du même type que celles pour lesquelles les prévenus ont été mis en examen, ne peut pas être sous-estimée. »

16. Le 20 juillet 2010, le tribunal régional de Plovdiv rejeta les nouvelles demandes de libération des requérants. Il estima qu’il existait suffisamment d’éléments, comme des témoignages, permettant de raisonnablement soupçonner les requérants des infractions en cause. Il considéra qu’il y avait également un danger de fuite, en raison notamment du mode opératoire des crimes pour lesquels les intéressés étaient mis en examen. Il précisa que la durée de leur détention n’avait pas dépassé le maximum prévu par la législation interne.

17. Le 27 juillet 2010, la cour d’appel de Plovdiv rejeta l’appel des requérants contre la décision du tribunal régional de Plovdiv. Ayant constaté que l’instruction préliminaire avait été achevée, et tirant argument de l’article 65 du code de procédure pénale, la Cour d’appel estima qu’il n’y avait lieu de se prononcer ni sur l’existence de soupçons raisonnables contre les requérants, ni sur l’éventuelle existence d’un danger de fuite ou de commission de nouvelles infractions. La cour d’appel souligna qu’elle devait uniquement examiner la légalité de la détention continue des requérants. Elle estima que l’intérêt général de les maintenir en détention primait sur leur intérêt privé, étant donné la gravité des faits qui leur étaient reprochés et la profession de trois des requérants.

18. Le 16 novembre 2010, le troisième requérant fut libéré en vertu d’une décision rendue la veille par un tribunal.

19. Le 17 novembre 2010, le premier, le deuxième et le quatrième requérant furent également libérés par le procureur en raison de l’expiration du délai maximal prévu par la loi pour la détention provisoire.

20. Par la suite, l’affaire fut portée devant les tribunaux. Après plusieurs renvois au parquet pour des compléments d’enquête, le 8 août 2014, le tribunal pénal spécialisé, après avoir constaté que le parquet n’avait toujours pas dressé un nouvel acte d’accusation contre les requérants, mit fin à la procédure pénale contre eux.

2. Les actions en dédommagement intentées par les requérants après l’abandon des poursuites pénales
1. La correspondance de la Cour avec les représentants des requérants à ce sujet

21. Par une lettre du 10 juin 2010, le greffe de la Cour informa les requérants que leur requête avait été réceptionnée et enregistrée. Il leur a été rappelé qu’ils devaient informer spontanément la Cour de tout élément nouveau important dans cette affaire et lui communiquer toute autre décision pertinente des autorités internes.

22. Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête du 5 juin 2018, le représentant des trois premiers requérants, Me Ekimdzhiev, ne fit aucune mention des actions en dommages et intérêts introduites par ces requérants et des sommes allouées en première instance ou à l’issue de ces procédures (voir paragraphes 27-29 ci-dessous).

23. Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête du 29 octobre 2018, la représentante du quatrième requérant, Me Nedeva, informa la Cour que son client avait introduit par l’intermédiaire d’un autre avocat une action en dommages et intérêts en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Elle expliqua avoir eu connaissance de cette information après réception des observations du Gouvernement, le 20 septembre 2018, et alors qu’elle préparait ses observations écrites sur l’affaire au nom de ce requérant. Elle présenta des copies des décisions pertinentes des juridictions internes. Le 23 janvier 2020, Me Nedeva fournit des informations supplémentaires à ce sujet.

24. À la suite de la réception de cette information, par une lettre du 13 janvier 2020, le juge désigné comme rapporteur invita le représentant des trois premiers requérants, en vertu de l’article 49 § 3 a) du règlement de la Cour, de lui faire connaître si ses clients avaient également introduit de telles actions en justice.

25. Le 27 janvier 2020, en réponse à cette sollicitation expresse, le représentant des trois autres requérants indiqua que ces derniers avaient également introduit des actions en vertu de la même loi et informa la Cour de l’issue de ces procédures. Le représentant n’a pas expliqué pourquoi cette information n’avait pas été fournie plus tôt à la Cour.

26. Les informations obtenues au cours de ces échanges sont exposées ci-après (paragraphes 27-29 ci-dessous).

27. Le Gouvernement était invité par la Cour de présenter d’éventuels derniers commentaires au plus tard le 19 décembre 2018. Les informations reçues de la part des requérants après cette date ont été transmises au Gouvernement pour information uniquement.

2. Les procédures internes engagées par les quatre requérants

28. À des dates différentes entre janvier 2015 et décembre 2016, les quatre requérants saisirent individuellement les tribunaux d’actions en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage contre le parquet. Ils demandèrent le paiement de différentes sommes au titre du préjudice moral et matériel qu’ils disaient avoir subi au cours des poursuites pénales, illégales à leurs yeux, dont ils avaient fait l’objet.

29. Les procédures s’achevèrent par quatre arrêts de la Cour suprême de cassation, rendus les 10 février 2016, 24 juin 2016, 16 juin 2018 et 20 décembre 2018 respectivement. Les actions des quatre requérants furent accueillies par les tribunaux qui allouèrent aux trois premiers requérants 60 000 BGN chacun (l’équivalent de 30 677,51 EUR) et au quatrième requérant 20 000 BGN (l’équivalent de 10 225,83 EUR), pour dommage moral.

30. Les tribunaux constatèrent en particulier que les poursuites pénales contre les requérants avaient été abandonnées, ce qui ouvrait à ces derniers le droit à une réparation du préjudice subi en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi. Pour déterminer les montants des dédommagements alloués à chaque requérant, les tribunaux relevèrent que les intéressés avaient été accusés d’infractions pénales graves, que la durée de l’enquête avait été excessive, qu’ils avaient été détenus pendant une longue période, à savoir un an, et que les poursuites pénales avaient été rendues publiques par les autorités. Concernant en particulier la détention du quatrième requérant, la Cour suprême de cassation releva expressément dans son arrêt du 20 décembre 2018 que l’application pour une période si prolongée de cette mesure de privation de liberté, qui était la plus contraignante de toutes les mesures préventives possibles, avait causé à ce requérant des souffrances d’une grande intensité. Dans leurs décisions, les tribunaux compétents notèrent par ailleurs que les trois premiers requérants étaient des policiers, ce qui avait aggravé l’effet néfaste des poursuites pénales illégales sur leur réputation, et qu’ils avaient également fait l’objet de poursuites disciplinaires à cause des poursuites pénales en cause. Les tribunaux estimèrent que ces derniers faits justifiaient la différence entre les dédommagements alloués à ces trois requérants et celui accordé au quatrième requérant.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La détention provisoire au stade de l’instruction préliminaire

31. L’article 63, alinéa 1 du code de procédure pénale (CPP) prévoit la possibilité de placer un prévenu en détention provisoire lorsqu’il existe des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et s’il existe un risque réel de le voir se soustraire à la justice ou commettre d’autres infractions pénales. La détention provisoire est ordonnée par le tribunal de première instance à l’issue d’une audience publique tenue en présence du procureur, du prévenu et de son défenseur (article 64, alinéas 1 et 3 du CPP).

32. La personne placée en détention provisoire peut présenter à tout moment une demande de mise en liberté par l’intermédiaire du procureur, qui transmet immédiatement cette demande au tribunal de première instance (article 65, alinéas 1 et 2 du CPP). Le tribunal examine toutes les circonstances relatives à la légalité de la détention (alinéa 4 du même article). Si le tribunal rejette la demande, il peut interdire l’introduction d’une nouvelle demande de libération pendant un délai pouvant aller jusqu’à deux mois (alinéa 6 du même article). Cette interdiction n’empêche pas le détenu de demander sa libération pour des raisons médicales (ibidem). La décision du tribunal de première instance peut être attaquée devant le tribunal supérieur qui l’examine en audience publique en présence des parties (alinéas 7 et 8 du même article).

33. En vertu de l’article 63, alinéa 4 du CPP, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, la détention provisoire dans le cadre de l’instruction préliminaire ne pouvait pas durer plus d’un an si le prévenu était poursuivi pour des infractions punies par une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans. À l’expiration de ce délai, le procureur était tenu de libérer immédiatement le prévenu (alinéa 5 du même article).

2. La détention provisoire au cours du procès

34. À la fin de l’instruction préliminaire, le procureur rédige, s’il y a lieu, l’acte d’accusation (article 246, alinéa 1 du CPP) et l’envoie au tribunal compétent. À ce stade de la procédure, l’accusé peut à tout moment former une demande de mise en liberté. La partie pertinente en l’espèce de l’article 270 du CPP, dans sa rédaction à l’époque des faits, se lisait comme suit :

« (1) La question concernant la modification de la mesure de contrôle judiciaire peut être posée à tout moment de la procédure devant les tribunaux. Une nouvelle demande à cet effet peut être formée en cas de changement des circonstances pertinentes.

(2) Le tribunal rend sa décision en audience publique sans examiner la question relative à l’existence de soupçons plausibles pour la commission de l’infraction en question. »

3. La loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage

35. L’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage permet aux personnes qui ont été placées en détention provisoire d’obtenir, dans certains cas de figure, comme l’annulation de la mesure de détention, l’acquittement de la personne concernée ou l’abandon des poursuites pénales ouvertes à son encontre, un dédommagement pour le préjudice ayant découlé de leur détention illégale. La disposition législative en cause, ses modifications ultérieures et la jurisprudence des tribunaux internes relative à son application ont été résumées dans les arrêts et décisions suivants de la Cour : Botchev c. Bulgarie (no 73481/01, §§ 37 à 39, 13 novembre 2008), Kandjov c. Bulgarie (no 68294/01, §§ 36 à 39, 6 novembre 2008), Toni Kostadinov c. Bulgarie (no 37124/10, §§ 48-50, 27 janvier 2015) et Kolev c. Bulgarie ((déc.), no 69591/14, §§ 12-20, 30 mai 2017).

EN DROIT

1. Sur la recevabilitÉ de la requête
1. Arguments des parties

36. Dans ses observations du 16 avril 2018, le Gouvernement a soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes. En se référant à l’arrêt Staïkov c. Bulgarie (no 49438/99, §§ 108-110, 12 octobre 2006), il a allégué que les requérants avaient omis d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage après l’abandon des poursuites pénales à leur encontre, ce qui était selon lui une voie de recours interne effective et disponible pour remédier aux violations alléguées de l’article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention.

37. Dans ses observations du 19 décembre 2018, le Gouvernement a également formulé une objection concernant la recevabilité des griefs du quatrième requérant. Tirant argument de ce que ce requérant aurait omis d’informer en temps utile la Cour qu’il avait introduit une action en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage devant les juridictions internes, le Gouvernement a soutenu que ce requérant avait essayé d’induire délibérément la Cour en erreur et qu’il avait ainsi abusé de son droit de recours individuel.

38. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils soutiennent que la voie de recours suggérée par celui-ci n’est pas suffisamment effective pour remédier aux violations alléguées de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention. Ils indiquent en effet que, d’après la jurisprudence constante des tribunaux bulgares sur l’application de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, l’abandon des poursuites pénales rend illégales a posteriori toutes les mesures prises contre l’accusé lors des poursuites pénales, y compris la détention provisoire. Ils avancent que cela suffit en soi pour que soit octroyé un dédommagement, qui couvrirait également le préjudice subi du fait de la détention, mais que cette approche des juridictions internes ne permet pas d’aborder les questions liées à l’observation des droits de l’accusé garantis par l’article 5 de la Convention. De surcroît, selon les requérants, les tribunaux allouent une somme globale qui ne permet pas d’identifier le montant exact du dédommagement octroyé pour le préjudice subi à raison de la détention illégale.

39. Les requérants soutiennent que les dédommagements qu’ils ont obtenus à l’issue des procédures civiles introduites par eux au niveau interne ne pouvaient avoir aucune incidence sur la recevabilité de leurs griefs soulevés sous l’angle de l’article 5 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour
1. Sur le point de savoir s’il y a eu en l’occurrence un abus du droit de recours individuel

40. La Cour se prononcera d’abord sur le point de savoir si les requérants ont abusé de leur droit de recours individuel.

41. Le Gouvernement a expressément soulevé une telle exception d’irrecevabilité uniquement concernant le quatrième requérant (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour observe à cet égard que l’information selon laquelle les trois autres requérants avaient entamé des procédures de dédommagement et obtenu gain de cause est parvenue à la Cour et au Gouvernement après la fin de la procédure écrite (voir paragraphes 24 et 26 ci-dessus). Cependant, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si le Gouvernement aurait pu formuler une objection pour abus du droit de recours sur la base de cette nouvelle information après la fin de la procédure écrite car, en tout état de cause, la Cour rappelle qu’il s’agit d’une question qu’elle peut soulever et examiner à sa propre initiative (voir, à titre d’exemple, Hadrabová et autres c. République tchèque (déc.), nos 42165/02 et 466/03, 25 septembre 2007 ; Drijfhout c. Pays-Bas (déc.), no 51721/09, §§ 20-30, 22 février 2011 ; Pejović c. Monténégro (déc.), no 22668/08, §§ 28-33, 29 septembre 2015). Elle estime donc qu’il y a lieu de se prononcer également sur le point de savoir si les trois autres requérants ont abusé de leur droit de recours individuel.

42. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 35 § 3 a) de la Convention, une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-26, 2 décembre 2008, et Jakob’s Center D.O.O. c. Slovénie (déc.), no 17544/07, 16 septembre 2014). Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie à Strasbourg et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 (ancien article 47 § 6) du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause (Gross, précité, §§ 29-37 ; Vasilevskiy c. Lettonie (déc.), no 73485/01, 10 janvier 2012 ; Frisoli et autres c. Italie (déc.), no 33172/05, 16 décembre 2014 ; Sindicatul Liber Solectron c. Roumanie (déc.), no 27921/07, 20 janvier 2015). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross, précité, § 28).

43. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constante que les trois premiers requérants avaient introduit des actions en dommages et intérêts contre le parquet. Leurs actions ont été accueillies par les tribunaux en 2016 et en 2018 et chacun d’eux a obtenu 60 000 BGN (l’équivalent de 30 677,51 EUR) pour les dommages subi à l’occasion des poursuites pénales menées à leur encontre et de leur détention prolongée au cours de cette procédure (paragraphes 27-29 ci-dessus).

44. Force est de constater qu’il s’agissait d’une information importante et pertinente pour l’examen de la présente affaire que les requérants n’avaient pas révélée spontanément à la Cour malgré le fait qu’ils avaient été informés dès 2010 de l’existence de cette obligation à leur égard (paragraphe 20 ci-dessus).

45. La Cour observe ensuite que dans leurs observations, envoyées en réponse aux observations du Gouvernement, ces trois requérants ont contesté la thèse de celui-ci selon laquelle une telle action en dédommagement serait une voie de recours interne à épuiser sans pour autant révéler qu’ils avaient introduit ces mêmes recours (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Qui plus est, ces trois requérants n’ont donné aucune explication pour cette omission (paragraphe 24 in fine ci‑dessus).

46. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les trois premiers requérants ont essayé volontairement d’induire la Cour en erreur, en lui présentant une image incomplète de leur requête, ce qui aurait empêché la Cour de se prononcer sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci en pleine connaissance de cause. De l’avis de la Cour, ces trois requérants ont commis un abus manifeste et caractérisé de leur droit de recours, faisant la preuve d’une conduite contraire à la vocation du droit de recours individuel, tel que prévu par les dispositions des articles 34 et 35 de la Convention.

47. Partant, il y a lieu de rejeter la requête de trois premiers requérants comme étant abusive, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention

48. Pour ce qui est du quatrième requérant, M. Boyukliev, dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire du 29 octobre 2018, agissant de sa propre initiative et par l’intermédiaire de sa représentante, il a informé la Cour qu’il avait introduit une action en dommages et intérêts contre le parquet. Il a envoyé des copies des décisions rendues par les juridictions internes et a soumis des informations complémentaires à ce sujet (paragraphe 22 ci-dessus).

49. Il est vrai que la procédure de compensation avait déjà été engagée et que le quatrième requérant n’a pas informé la Cour aussitôt après l’introduction de ce recours interne. Cependant, compte tenu des circonstances de l’espèce et du comportement procédural de ce requérant, la Cour estime qu’il n’est pas établi qu’il s’agissait d’une tentative délibérée de dissimuler de l’information concernant le cœur de l’affaire. Le quatrième requérant n’a donc pas abusé de son droit de recours individuel.

50. Il y a donc lieu de rejeter cette exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement à l’égard du quatrième requérant.

2. Sur la qualité de « victime » du quatrième requérant

51. La Cour observe que, après l’abandon des poursuites pénales menées contre lui, le quatrième requérant a introduit une action en dommages et intérêts contre le parquet et s’est vu octroyer une somme au titre du préjudice subi (paragraphes 27-29 ci-dessus). La question se pose donc de savoir si l’intéressé peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34, des violations alléguées de l’article 5 de la Convention.

52. La Cour rappelle que la question de la qualité de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, touche à sa propre compétence et peut dès lors être examinée par elle d’office et à tout moment de la procédure (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 93, 27 juin 2017).

53. Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V). De plus, la réparation fournie doit être adéquate et suffisante. Elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).

54. Dans le cas d’espèce, le requérant a fait valoir son droit à réparation en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage sur la base de l’abandon des poursuites pénales ouvertes à son encontre. Or, en vertu d’une jurisprudence interne bien établie, dans cette hypothèse, l’abandon des poursuites pénales avait également pour effet de rendre irrégulière la détention provisoire et d’ouvrir un droit à indemnisation de ce chef (voir Kolev, décision précitée, § 13). La Cour observe également que la Cour suprême de cassation a attribué une importance particulière à la durée excessive de la détention provisoire de ce requérant pour lui donner gain de cause dans le cadre de la procédure de dédommagement et pour déterminer le montant exact à lui accorder (paragraphe 29 ci-dessus). Même si le raisonnement de la haute juridiction interne aurait pu être plus précis, compte tenu des circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour accepte que la Cour suprême de cassation a reconnu en substance la durée excessive de la détention du quatrième requérant au regard de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Staïkov, précité, § 90). À cet égard, la Cour estime qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire des affaires Labita c. Italie ([GC], no 26772/95, § 143, CEDH 200-IV) et Lyubushkin c. Russie (no 6277/06, §§ 49-52, 22 octobre 2015) où les arguments retenus par les tribunaux dans le cadre des procédures internes de dédommagement n’ont pas eu comme effet de reconnaître implicitement le caractère excessif de la durée de la détention.

55. Pour ce qui est de la nature de la compensation accordée, la Cour observe que le requérant a obtenu un dédommagement pécuniaire. Compte tenu du fait qu’il n’a pas été condamné et qu’il a été libéré avant d’introduire son action en dédommagement (paragraphes 18 et 19 ci­dessus), elle considère que ce type de compensation était adéquat pour remédier au préjudice moral subi du fait de la durée de la détention provisoire. Elle constate également que la somme accordée au requérant par les tribunaux bulgares (paragraphe 29 ci-dessus) est comparable, voire supérieure, à celles qu’elle a elle-même accordées dans des cas impliquant des constats de violations de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, parmi d’autres, Stoyan Dimitrov c. Bulgarie, nos 36275/02, § 105, 22 octobre 2009, Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 220, 5 novembre 2009, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 117, 7 janvier 2010, et Filipov c. Bulgarie, no 40495/04, § 49, 10 juin 2010). Il en ressort que le préjudice causé au requérant du fait de la durée de sa détention a été réparé de manière adéquate.

56. Compte tenu de ces circonstances, la Cour considère que le quatrième requérant a perdu son statut de « victime » de la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention relative à la durée de sa détention après avoir reçu un dédommagement pécuniaire en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.

57. La Cour observe également que ce constat a pour conséquence de rendre irrecevable pour défaut manifeste de fondement le grief connexe tiré de l’article 5 § 5 de la Convention. Elle le déclare donc irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

58. En revanche, concernant les autres griefs de ce requérant, tirés de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention, concernant notamment l’absence d’efficacité du contrôle judiciaire sur la légalité et la nécessité de sa détention, l’absence alléguée de célérité de l’examen de ses demandes de libération, l’interdiction du 12 avril 2010 de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois et l’absence alléguée de toute possibilité d’obtenir une réparation en droit interne, la Cour constate que ces problèmes n’ont pas été abordés, ni de manière implicite ni de manière explicite, dans les décisions des tribunaux internes (paragraphes 27-29 ci­dessus). Par conséquent, elle estime que ce requérant n’a pas perdu son statut de « victime » concernant ces griefs tirés de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention.

3. Sur l’épuisement des voies de recours internes

59. Le Gouvernement a excipé du non-épuisement des voies de recours internes, en alléguant qu’une action en vertu de l’article 2 la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage aurait permis au requérant d’obtenir un dédommagement pour les violations alléguées de ses droits garantis par l’article 5 § 4 de la Convention.

60. La Cour rappelle à cet égard que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001-V (extraits)). La présente requête a été introduite le 8 mai 2010. À cette époque, le quatrième requérant était en détention, tous les tribunaux qui avaient examiné ses recours en libération avaient estimé que la prolongation de sa détention était légale et justifiée, et la procédure pénale menée contre lui était pendante et se trouvait au stade de l’instruction préliminaire (paragraphes 5-14 ci-dessus).

61. La Cour souligne que, à l’occasion d’autres affaires similaires contre la Bulgarie, elle a pu constater qu’une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, dans son ancienne rédaction en vigueur à l’époque des faits, ne présentait aucune chance de succès dans les circonstances décrites ci-dessus. En particulier, l’article 2, point 1 de la loi susmentionnée (actuellement article 2, alinéa 1, point 1) exigeait la reconnaissance préalable de l’illégalité de la détention par les tribunaux chargés d’examiner les demandes de mise en liberté des intéressés, et la disposition de l’article 2, point 2 de la même loi (actuellement article 2, alinéa 1, point 3) prévoyait l’octroi d’une compensation pour détention illégale en cas d’acquittement de l’accusé ou d’abandon des poursuites pénales diligentées contre celui-ci (voir, entre autres, Danov c. Bulgarie, no 56796/00, § 50, 26 octobre 2006 ; Botchev, précité, §§ 37, 38 et 77 ; Svetoslav Hristov c. Bulgarie, no 36794/03, §§ 62 et 63, 13 janvier 2011 ; Toni Kostadinov, précité, §§ 66). Compte tenu de cette jurisprudence et des circonstances spécifiques du cas d’espèce, la Cour considère qu’une action en dédommagement en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, dans son ancienne rédaction, ne représentait pas une voie de recours interne effective à la date du 8 mai 2010 et que, à cette époque, le quatrième requérant n’était pas tenu de l’exercer préalablement à l’introduction de sa requête.

62. Il est vrai que ce requérant a introduit une action en dommages et intérêts après l’abandon des poursuites pénales à son encontre et a ainsi obtenu un dédommagement pour le préjudice subi du fait de la durée de sa détention. La Cour a pris en compte ce recours pour conclure que le requérant a perdu sa qualité de victime au regard du grief soulevé sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention. Cependant, ce constat ne remet pas en cause la recevabilité des griefs du quatrième requérant tirés de l’article 5 § 4 de la Convention, qui n’ont pas été abordés par les tribunaux internes dans le cadre de cette procédure (paragraphe 57 ci-dessus).

63. La Cour ne perd pas de vue que, depuis la réforme législative de 2012, l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, dans son alinéa 1, point 2, prévoit la possibilité pour les justiciables d’invoquer directement l’article 5 § 4 de la Convention dans le cadre d’une action en dommages et intérêts contre l’État. Dans deux décisions récentes (Kolev c. Bulgarie, (déc.), no 69591/14, 30 mai 2017 et Tsonev c. Bulgarie (déc.), no 9662/13, 30 mai 2017), la Cour a accepté que les requérants auraient dû intenter ce nouveau recours qui leur était devenu disponible avant l’introduction de leurs requêtes respectives. Force est de constater que la situation du quatrième requérant dans la présente espèce est différente et qu’elle est identique à celle du requérant dans l’arrêt Toni Kostadinov (précité, § 70) : ce nouveau recours a été introduit en droit interne deux ans après la fin de la détention du requérant et la loi ne prévoit pas son application rétroactive. Par conséquent, l’introduction de ce nouveau recours en droit interne est sans incidence sur la recevabilité des griefs que le requérant a tirés de l’article 5 § 4 de la Convention.

64. Au regard de ces motifs, la Cour rejette l’objection de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qu’elle concerne les griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention par le quatrième requérant.

4. Sur le respect des autres conditions de recevabilité

65. Constatant que les griefs formulés par le quatrième requérant sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention combiné avec l’article 5 § 5 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. SUR Les VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

66. Le quatrième requérant se plaint de l’absence d’efficacité du contrôle exercé par les juridictions internes sur la légalité et la nécessité de sa détention, de l’absence de célérité de l’examen de ses demandes de libération formées en janvier et en mars 2010 et de l’interdiction, qui lui a été imposée par un tribunal le 12 avril 2010, de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, libellé comme suit :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

1. Sur l’efficacité du contrôle exercé par les juridictions internes sur la régularité de la détention
1. Arguments des parties

67. Le requérant allègue que les tribunaux internes n’ont pas examiné toutes les circonstances pertinentes pour le maintenir en détention, qu’ils ont rejeté ses demandes de libération sans justifier ces décisions par des motifs pertinents et suffisants et qu’ils ont fondé celles-ci principalement sur la gravité des faits qui lui étaient reprochés.

68. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il argue que chacune de ses demandes de libération a été dûment examinée par les tribunaux de première et de deuxième instance. Il soutient que les tribunaux ont répondu, dans leurs décisions, à tous les arguments du requérant. Il estime que, en décidant de maintenir le requérant en détention, les tribunaux ont trouvé le juste équilibre entre les intérêts de la société et le droit du requérant à la liberté, garanti par l’article 5 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

69. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention, toute personne arrêtée ou détenue a le droit de faire examiner par le juge le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, de sa privation de liberté (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 128, 15 décembre 2016). Pour ce qui est de la substance même du recours prévu à l’article 5 § 4, le tribunal compétent doit vérifier à la fois l’observation des règles de procédure de la législation interne et le caractère raisonnable des soupçons motivant l’arrestation, ainsi que la légitimité du but poursuivi par celle-ci puis par la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 65, série A no 145-B). L’article 5 § 4 de la Convention n’entraîne pas pour le juge saisi d’un recours contre une détention l’obligation d’étudier chacun des arguments avancés par le détenu. Toutefois, le juge ne peut considérer comme dénués de pertinence, ou omettre de prendre en compte, des faits concrets invoqués par le détenu et susceptibles de jeter un doute sur l’existence des conditions indispensables à la « légalité », au sens de la Convention, de la privation de liberté (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 94, 26 juillet 2001).

70. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que, pendant l’instruction préliminaire menée contre le requérant, la légalité et la nécessité de la mesure de placement et de maintien en détention de l’intéressé ont été contrôlées à quatre reprises par les tribunaux, qui ont rendu huit décisions à cet égard (paragraphes 5-16 ci-dessus). Elle note également que, si la plupart de ces décisions contiennent des arguments quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant des crimes dont il était inculpé, les décisions rendues par la cour d’appel les 20 avril et 27 juillet 2010 n’ont pas abordé cette question (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). Or l’existence de tels soupçons est une condition sine qua non pour la régularité du maintien en détention (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 222, 28 novembre 2017). La Cour a déjà pu constater à l’occasion d’autres affaires similaires contre la Bulgarie que l’absence de toute motivation à cet égard a pour effet de limiter l’étendue du contrôle exercé par les tribunaux sur la régularité de la détention provisoire et de priver le recours des personnes détenues de son effectivité au regard de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, entre autres, Ilijkov, précité, §§ 94‑100, et Stoyan Dimitrov c. Bulgarie, nos 36275/02, §§ 86-90, 22 octobre 2009). Elle ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans le cas d’espèce.

71. Ces arguments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention de ce chef.

2. Sur la célérité de l’examen des demandes de libération du requérant
1. Arguments des parties

72. Le requérant se plaint que l’examen de ses demandes de libération introduites en janvier et en mars 2010 a été tardif. Il expose en particulier que sa demande du 28 janvier 2010 a été examinée par le tribunal compétent le 1er février 2010, et que sa demande du 18 mars 2010 a été transmise au tribunal compétent le 6 avril 2010 et examinée le 12 avril 2010. Il soutient que ces délais sont incompatibles avec l’exigence d’examen à « bref délai » consacrée par l’article 5 § 4 de la Convention.

73. Le Gouvernement combat la thèse du requérant et estime que ses demandes ont été examinées à « bref délai ». Il indique que, chaque fois que le requérant a formé des demandes de libération, les autorités de l’enquête avaient dû envoyer le dossier complet de l’affaire aux tribunaux, ce qui aurait demandé un certain temps. Il expose par ailleurs que, en l’espace de onze mois, les tribunaux ont examiné à quatre reprises la nécessité du maintien en détention du requérant, ce qui prouve selon lui que les demandes de libération du requérant ont été examinées de manière ponctuelle et dans les meilleurs délais.

2. Appréciation de la Cour

74. La Cour observe d’emblée que les décisions des 1er février et 12 avril 2010 ont fait l’objet d’appels dont la célérité de l’examen par les tribunaux n’a pas été remise en cause par le requérant. Elle se penchera donc uniquement sur la question de savoir si les demandes initiales du requérant ont été examinées à bref délai.

75. Sur la base des documents et des informations fournis par les requérants et par le Gouvernement (paragraphes 7-9 et 11-13 ci-dessus), la Cour estime que sont établis les faits suivants concernant les demandes de libération des mois de janvier et de mars 2010.

76. Le quatrième requérant a introduit sa demande le 28 janvier 2010. Elle a été transmise par le parquet de la ville de Sofia au tribunal régional de Stata Zagora, qui l’a examinée et rejetée le 1er février 2010. La demande du quatrième requérant a donc été examinée au bout de quatre jours.

77. De même, le quatrième requérant a introduit une nouvelle demande le 18 mars 2010. Elle a été transmise par le parquet de la ville de Sofia au tribunal régional de Stata Zagora, qui l’a réceptionnée le 6 avril 2010 et l’a mise à l’ordre du jour du 9 avril 2010. L’audience du 9 avril 2010 a été reportée de trois jours supplémentaires en raison de l’absence du défenseur du deuxième requérant. La demande de libération du quatrième requérant a été examinée et rejetée ensemble avec les demandes de libération des trois autres requérants le 12 avril 2010. La demande du quatrième requérant a donc été examinée au bout de 25 jours.

78. La Cour rappelle que la question de savoir si l’exigence du « bref délai » a été respectée doit s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque espèce, en particulier de la complexité de l’affaire, des particularités éventuelles de la procédure interne ainsi que du comportement du requérant au cours de celle-ci (Khlaifia et autres, précité, § 131). Elle a par exemple considéré que des délais de 17 ou 23 jours pour un degré de juridiction n’étaient pas compatibles avec l’article 5 § 4 de la Convention (voir, respectivement, Kadem c. Malte, no 55263/00, § 44, 9 janvier 2003, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 85-88, CEDH 2000-XII).

79. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour estime que l’examen de la demande de libération du quatrième requérant introduite le 28 janvier 2010, qui est intervenu au bout de quatre jours, a été effectué à « bref délai » et ne pose donc pas problème sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.

80. Pour ce qui est de la demande introduite le 18 mars 2010 par le quatrième requérant, la Cour observe que les autorités ont choisi de regrouper l’examen de celle-ci avec les demandes des trois autres requérants, ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’il s’agissait de personnes détenues et inculpées dans le cadre d’une seule et même procédure pénale. Or le transfert de la demande du quatrième requérant entre le parquet de la ville de Sofia, qui l’a reçue, et le tribunal régional de Stara Zagora, qui était compétent pour l’examiner, a pris dix-neuf jours (paragraphe 76 ci-dessus). Même en prenant en compte la distance entre les deux villes, qui est de l’ordre de 230 kilomètres, et la nécessité d’envoyer le dossier de l’enquête au tribunal régional pour lui permettre d’examiner de manière effective la demande du requérant, la Cour estime que ce délai a été excessif et entièrement imputable aux autorités des poursuites pénales. Elle rappelle à cet effet qu’il revient à l’État de mettre en place des procédures internes les plus appropriées pour respecter ses obligations sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention (Ilijkov, précité, § 96).

81. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention de ce chef.

3. Sur l’interdiction temporaire d’introduire un recours de libération
1. Arguments des parties

82. Le quatrième requérant dénonce enfin l’interdiction qui lui a été imposée le 12 avril 2010 par le tribunal régional de Stara Zagora de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois. Il soutient que cette interdiction reposait sur une base légale manquant de clarté et de prévisibilité. En outre, selon lui, la décision en cause, qui lui imposait une restriction pendant la période maximale prévue par le droit interne, n’était aucunement motivée, ce qui aurait démontré son caractère arbitraire. Le requérant argue également que le droit bulgare n’imposait pas aux tribunaux d’examiner la nécessité de la détention à des intervalles réguliers. L’intéressé estime que, dans ce contexte, l’interdiction qui lui avait été faite d’introduire de nouveaux recours pendant deux mois s’analysait en une violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

83. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il indique que la restriction en cause était prévue par le droit interne, que son but était d’assurer le bon déroulement de l’enquête pénale, qu’elle a été appliquée une seule fois et pendant une période relativement courte et qu’elle n’empêchait pas le requérant de demander à être libéré en cas d’éventuels problèmes de santé. Le Gouvernement en conclut que l’imposition de cette mesure ne constituait pas une violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

84. L’article 5 § 4 de la Convention garantit le droit à un réexamen de la détention provisoire à de brefs intervalles (Bezicheri c. Italie, 25 octobre 1989, § 21, série A no 164). Le caractère raisonnable de ces périodes dépendra des circonstances de l’espèce (ibidem ; voir, mutatis mutandis, Abdulkhakov c. Russie, no 14743/11, § 215, 2 octobre 2012).

85. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate que, le 12 avril 2010, le tribunal régional de Stara Zagora a décidé de restreindre le droit du quatrième requérant d’introduire de nouvelles demandes de libération pendant deux mois, ce qui a été tacitement confirmé par la juridiction supérieure.

86. Cette mesure était prévue par l’article 65, alinéa 6 du CPP. Le Gouvernement soutient que le but de cette mesure était d’assurer le bon déroulement de l’enquête pénale (paragraphe 82 ci-dessus). La Cour n’exclut pas qu’une telle mesure puisse en principe se justifier en cas d’abus manifeste des droits procéduraux des détenus, lorsque, par exemple, ils usent de leur droit de recours pour retarder délibérément le cours des poursuites pénales et cherchent ainsi à nuire à l’efficacité de l’enquête. Elle estime que, dans tous les cas, il revient aux autorités ayant imposé cette mesure d’en démontrer la nécessité en exposant des motifs pertinents et suffisants pour éviter tout soupçon d’arbitraire.

87. La Cour note que le droit bulgare ne prévoit pas un contrôle automatique de la légalité et de la nécessité de la détention, ce contrôle étant exercé à l’initiative des détenus (paragraphe 31 ci-dessus). En l’espèce, lorsque le tribunal régional a décidé d’imposer la restriction en cause, le quatrième requérant était déjà détenu depuis cinq mois (paragraphes 5 et 13 ci-dessus), il n’avait formé auparavant qu’un seul recours en libération (paragraphe 7 ci-dessus) et sa nouvelle demande n’avait pas été examinée avant plusieurs jours (paragraphe 76 ci-dessus). La Cour estime que ce sont autant d’éléments qui semblent indiquer l’absence d’un abus du droit de recours en libération de la part de ce requérant.

88. Par ailleurs, la Cour note que l’enquête pénale à l’encontre du quatrième requérant était encore pendante, ce qui pouvait conduire au rassemblement de nouvelles preuves susceptibles, par exemple, de remettre en cause l’existence des soupçons raisonnables contre lui. Dans ces circonstances, il était d’autant plus nécessaire pour les tribunaux internes d’exposer des arguments solides et convaincants pour justifier l’imposition de l’interdiction en cause.

89. Force est de constater que le tribunal régional a choisi d’imposer l’interdiction pour la période maximale prévue par le droit interne (paragraphe 31 ci-dessus), et ce sans exposer de motif concernant la nécessité de cette mesure ni le délai d’application choisi (paragraphe 13 in fine ci-dessus). En l’absence d’une quelconque motivation, et compte tenu des autres circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que cette mesure était dépourvue de fondement.

90. Pour ces motifs, la Cour considère que l’interdiction, imposée au quatrième requérant le 12 avril 2010, d’introduire de nouvelles demandes de libération pour deux mois s’analyse en une violation de son droit à obtenir l’examen de sa détention à de brefs intervalles, garanti par l’article 5 § 4 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

91. Le quatrième requérant se plaint aussi de ne pas avoir droit à une réparation pour les violations alléguées de ses droits garantis par l’article 5 § 4 de la Convention. Il invoque l’article 5 § 5 de la Convention, libellé comme suit :

« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

92. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il expose que, après l’abandon des poursuites pénales à son encontre, ce requérant dispose de la possibilité d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Par ailleurs, il indique que la rédaction de cette disposition, depuis 2012, lui permet d’introduire une action en dédommagement en invoquant directement l’article 5 § 4 de la Convention.

93. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 de la Convention se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 de cet article (Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38, série A no 185-A, et Houtman et Meeus c. Belgique, no 22945/07, § 43, 17 mars 2009). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention. À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 44, série A no 148, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 60, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X).

94. En l’espèce, la Cour relève que, eu égard à son constat de violation du paragraphe 4 de l’article 5 de la Convention, le paragraphe 5 de cette disposition trouve à s’appliquer. Elle doit donc rechercher si l’intéressé a disposé au niveau interne d’un droit exécutoire à réparation de son préjudice avant le présent arrêt, ou s’il disposera d’un tel droit après l’adoption de l’arrêt. Elle rappelle à cet égard que, pour qu’elle conclue à la violation de l’article 5 § 5 de la Convention, il doit être établi que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait, avant l’arrêt rendu par elle, ni ne peut, après cet arrêt, donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 184, CEDH 2012).

95. Le quatrième requérant a introduit une action en dommages et intérêts en vertu de la l’article 2, alinéa 1 point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage contre le parquet après l’abandon des poursuites pénales à son encontre. Dans le cadre de cette procédure, il a obtenu un dédommagement pour le préjudice subi du fait de la durée excessive de sa détention provisoire, ce qui a amené la Cour à conclure à la perte de sa qualité de victime pour ce qui est du grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 55 ci-dessus). Cependant, cette procédure n’a pas abouti à la reconnaissance de la violation de ses droits garantis par l’article 5 § 4 de la Convention ni à un dédommagement pour cette violation, étant donné que les tribunaux n’ont pas abordé, ni explicitement ni implicitement, le respect de ces garanties procédurales spécifiques (paragraphes 27-29 ci-dessus). Il convient donc de rejeter cet argument du Gouvernement.

96. La Cour observe en revanche que, depuis le 15 décembre 2012, l’article 2, alinéa 1, point 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage permet à tout intéressé d’introduire une action en dédommagement en invoquant directement une violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Il ressort du texte même de cette disposition qu’une telle action pourrait amener au constat de violation de l’article 5 § 4 et à l’octroi d’un dédommagement pécuniaire. Or, comme la Cour l’a déjà constaté dans son arrêt Toni Kostadinov (précité, § 70) et dans son analyse sur la recevabilité de la présente requête (paragraphe 62 ci-dessus), ce nouveau recours a été introduit en droit interne deux ans après la fin de la détention du quatrième requérant et après les décisions dont il se plaint, et la loi ne prévoit pas son application rétroactive. Il s’ensuit que ce recours n’avait pas de chances raisonnables de succès dans son cas.

97. La Cour ne peut donc que constater l’absence de tout recours pouvant permettre au quatrième requérant d’obtenir un dédommagement pour les violations de l’article 5 § 4 de la Convention avant le présent arrêt.

98. Se pose ensuite la question de savoir si le prononcé du présent arrêt concluant à la violation de l’article 5 § 4 permettra au quatrième requérant de demander réparation en droit bulgare (Stanev, précité, § 184). La Cour observe qu’il ne ressort pas de la législation pertinente qu’un tel recours existe ; le Gouvernement n’a d’ailleurs pas fourni d’arguments prouvant le contraire.

99. Il n’a donc pas été démontré que le quatrième requérant pouvait se prévaloir, avant l’arrêt de la Cour, d’un droit à réparation, ou qu’il pourra se prévaloir d’un tel droit après le prononcé de l’arrêt, pour la violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

100. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

101. Le quatrième requérant demande 20 000 EUR au titre du dommage moral qu’il aurait subi.

102. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives et injustifiées.

103. La Cour estime que ce requérant a subi un préjudice moral du fait des violations de ses droits garantis par l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention que les constats de violations ne sauraient à eux seuls dédommager de manière adéquate. Elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 5 000 EUR pour dommage moral.

2. Frais et dépens

104. Le quatrième requérant sollicite 1 700 EUR pour les frais d’avocat engagés devant la Cour et 500 BGN pour les frais de traduction engagés au cours de la même procédure.

105. Le Gouvernement estime que les sommes demandées sont excessives et non étayées.

106. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à ce requérant 1 955,65 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure menée devant elle.

3. Intérêts moratoires

107. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs soulevés par le quatrième requérant sous l’angle de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de l’absence d’efficacité du contrôle exercé par les juridictions internes sur la légalité et la nécessité de la détention du quatrième requérant, en raison de l’absence de célérité de l’examen de sa demande de libération du 18 mars 2010, et en raison de l’interdiction, qui lui a été imposée par un tribunal le 12 avril 2010, de présenter de nouvelles demandes de libération pendant deux mois ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au quatrième requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :

1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 1 955,65 EUR (mille neuf cent cinquante-cinq euros et soixante‑cinq centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par ce requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea TamiettiFaris Vehabović
GreffierPrésident


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