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25/06/2020 | CEDH | N°001-203164

CEDH | CEDH, AFFAIRE GHOUMID ET AUTRES c. FRANCE, 2020, 001-203164


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE GHOUMID ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 52273/16 et 4 autres)

ARRÊT


Art 4 P7 • Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois • Inapplicabilité dans le cas d’une mesure de déchéance de la nationalité française en considération d’une condamnation antérieure pour infraction à caractère terroriste • Mesure non constitutive d’une punition pénale (critères Engel)

Art 8 • Respect de la vie privée et familiale • Déchéance de la nationalité française en considération d’une condamnation antérieure p

our une infraction à caractère terroriste • Absence d’atteinte à la vie familiale, la mesure ne valant pas éloignement du ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE GHOUMID ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 52273/16 et 4 autres)

ARRÊT

Art 4 P7 • Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois • Inapplicabilité dans le cas d’une mesure de déchéance de la nationalité française en considération d’une condamnation antérieure pour infraction à caractère terroriste • Mesure non constitutive d’une punition pénale (critères Engel)

Art 8 • Respect de la vie privée et familiale • Déchéance de la nationalité française en considération d’une condamnation antérieure pour une infraction à caractère terroriste • Absence d’atteinte à la vie familiale, la mesure ne valant pas éloignement du territoire national • Vie privée • Impact sur l’identité des personnes • Absence d’arbitraire • Délai entre la condamnation et la mesure de déchéance explicable par la volonté de fermeté renforcée dans un contexte de recrudescence de la violence terroriste au cours de l’année de la mesure • Garanties procédurales • Conséquences non disproportionnées • Gravité de la menace terroriste pour la démocratie et les droits de l’homme • Condamnation pour participation pendant dix années à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste • Absence d’apatridie consécutive • Absence de suppression automatique du droit de séjour

STRASBOURG

25 juin 2020

DÉFINITIF

16/11/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ghoumid et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier adjoint de section,

Vu :

les requêtes (nos 52273/16, 52285/16, 52290/16, 52294/16 et 52302/16) dirigées contre la République française et dont MM. Bachir Ghoumid, (requête no 52273/16), ressortissant marocain (« le premier requérant »), Fouad Charouali (requête no 52285/16), ressortissant marocain (« le deuxième requérant »), M. Attila Turk (requête no 52290/16), ressortissant turc (« le troisième requérant »), M. Redouane Aberbri (requête no 52294/16), ressortissant marocain (« le quatrième requérant »), et M. Rachid Ait El Haj, ressortissant marocain (« le cinquième requérant») (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 septembre 2016,

les observations des parties,

Notant qu’invité à produire des observations en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention, le gouvernement turc n’a pas souhaité faire usage de cette faculté,

Notant que le 23 mai 2017, le grief tiré de l’article 8 de la Convention, selon lequel la déchéance de nationalité prononcée contre les requérants porte atteinte à leur droit au respect de leur vie privée, et le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 ont été communiqués au Gouvernement, et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne cinq binationaux condamnés en 2007 pour participation à une association de malfaiteurs dans un contexte terroriste, libérés entre 2009 ou 2010, et déchus de leur nationalité française en octobre 2015 par décrets du premier ministre. Ils invoquent notamment les articles 8 de la Convention et 4 du Protocole no 7.

EN FAIT

2. Les premier, deuxième et troisième requérants résident à Mantes-la-Jolie. Les quatrième et cinquième requérants résident aux Mureaux. Ils sont tous représentés par Me W. Bourdon, avocat.

3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Né en France en 1974, le premier requérant avait acquis la nationalité française par déclaration de nationalité enregistrée le 26 mai 1992.

5. Né au Maroc en 1975, le deuxième requérant avait acquis la nationalité française le 22 août 1991 en raison de l’effet collectif attaché à la naturalisation de son père (article 84 du code de la nationalité française).

6. Né en France en 1976, le troisième requérant avait acquis la nationalité française le 16 juin 1994 du fait de l’enregistrement de sa manifestation de volonté souscrite sur le fondement de l’article 21-7 du code civil.

7. Né au Maroc en 1977, le quatrième requérant avait acquis la nationalité française le 19 février 2001 par déclaration de nationalité enregistrée le 30 novembre 2001.

8. Né au Maroc en 1975, le cinquième requérant avait acquis la nationalité française le 14 février 2000 par déclaration de nationalité enregistrée le 19 décembre 2000.

9. Par un jugement du 11 juillet 2007, le tribunal correctionnel de Paris condamna les cinq requérants (ainsi que trois autres personnes), pour avoir, courant 1995, 1996, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002, 2003 et 2004, participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. Il constata à cet égard qu’ils avaient apporté un soutien financier et logistique au « groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation « Salafiya Jihadia », à laquelle étaient liés les auteurs des attentats commis à Casablanca au Maroc le 16 mai 2003, en, notamment, travaillant dans des sociétés commerciales soutenant l’activité du GICM, hébergeant clandestinement des membres du GICM (sauf le quatrième requérant) et en obtenant des passeports destinés à permettre, après falsification, la circulation des membres du GICM. Le tribunal correctionnel prononça les peines suivantes : pour le premier requérant, sept ans de prison avec une période de sûreté de cinquante-six mois ; pour le deuxième requérant, huit ans de prison avec une période de sûreté de soixante-quatre mois ; pour le troisième requérant : six ans de prison avec une période de sureté de quarante-huit mois ; pour le quatrième requérant, six ans de prison avec une période de sûreté de quarante-huit mois ; pour le cinquième requérant, huit ans de prison avec une période de sûreté de soixante-quatre mois.

10. Les troisième et quatrième requérants interjetèrent appel devant la cour d’appel de Paris qui confirma leur condamnation par un arrêt du 1er juillet 2008.

11. En avril 2015, le Ministre de l’Intérieur adressa une lettre aux requérants par laquelle il les informait qu’eu égard au jugement du 11 juillet 2007 les condamnant pour un délit constituant un acte de terrorisme, il avait décidé d’engager à leur encontre la procédure de déchéance de nationalité prévue par les articles 25 et 25-1 du code civil (paragraphe 19 ci-dessous). Rappelant les termes de l’article 61 du décret no 93-1362 du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité française (paragraphe 21 ci-dessous), il invitait les requérants à produire leurs observations dans un délai d’un mois. Il précisait qu’à l’issu de ce délai, le Conseil d’État serait saisi pour avis sur la proposition de déchéance de nationalité, ajoutant que la déchéance ne pourrait être prononcée que sur avis conforme.

12. Après un avis conforme du Conseil d’État du 1er septembre 2015 (non produit), le Premier Ministre, par cinq décrets du 7 octobre 2015, déchut les requérants de leur nationalité française. Les décrets étaient fondés sur l’article 25 du code civil et sur l’article 25-1 du même code dans sa rédaction issue de la loi no 2006-64 du 23 janvier 2006 (paragraphe 19 ci‑dessous), et renvoyaient à la condamnation pénale des requérants.

13. Les requérants saisirent le Conseil d’État de demandes en référé tendant à la suspension des décrets du 7 octobre 2015 ainsi que de demandes visant à leur annulation pour excès de pouvoir.

14. Les demandes en référé furent rejetées par cinq décisions similaires du 20 novembre 2015.

15. Dans le cadre de la procédure pour excès de pouvoir, le rapporteur public souligna ce qui suit dans ses conclusions :

« (...) Il nous semble (...) que vous devriez (...) mettre à jour votre jurisprudence pour reconnaître l’invocabilité, dans ce type de contentieux, de l’article 8 de la [Convention].

En l’état de votre jurisprudence, vous jugez en effet de manière constante, que l’invocation de l’article 8 de la Convention (...) est inopérante dans le contentieux de la nationalité. (...) C’est également l’approche du Conseil constitutionnel qui, encore dans sa décision [no 2014-439 QPC du 23 janvier 2015], a écarté comme inopérant le grief tiré de la méconnaissance du droit des personnes déchues de leur nationalité, à la vie privée.

Dans un arrêt du 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, no 53124/09, la Cour (...) a toutefois fait évoluer sa jurisprudence en censurant la loi maltaise qui distinguait, pour l’attribution de la nationalité maltaise par filiation, selon que les enfants étaient nés dans le mariage ou hors de celui-ci, estimant qu’en l’espèce une telle discrimination (...) portait atteinte à l’identité sociale du requérant, elle-même protégée par l’article 8 de la Convention au titre de la vie privée. Elle a retenu ce seul terrain de la vie privée, composante de l’article 8, vous le savez, distincte de la vie familiale qui n’est pas retenue dans sa jurisprudence. Elle a réitéré cette approche dans ses arrêts Mennesson et Labassée (26 juin 2014, Mennesson c. France, requête no 65192/11 et Labassée c. France, requête no 65941/11), concernant la question du statut des enfants nés de gestations pour autrui réalisées à l’étranger, et vous êtes vous-mêmes entrés, sur le sujet de la délivrance du certificat de nationalité à ces mêmes enfants, dans ce raisonnement par votre décision Association juristes pour l’enfance et autres (CE, 12 décembre 2014, no 365779, A).

Il nous semble à la fois nécessaire et opportun de reconnaître l’opérance de l’article 8 à l’égard de la mesure de déchéance de nationalité. C’est reconnaître tout simplement la réalité, à savoir que la nationalité d’une personne est un élément structurant de son identité non seulement juridique, mais aussi personnelle. Cela vous conduira à mener un contrôle plus fin, qui pourrait par exemple prendre en compte les circonstances dans lesquelles la nationalité avait été acquise par celui qui s’en est vu priver.

Nous ne vous proposons toutefois de reconnaître, exactement comme le fait la Cour en l’état de sa jurisprudence, une telle invocabilité de l’article 8 qu’au regard de la vie privée des personnes concernées, c’est-à-dire à leur identité personnelle, et non au titre de l’atteinte à leur vie familiale, car comme la Cour (...) le relève elle-même, les conséquences d’une déchéance sur le droit au séjour ou le lieu du séjour ne sont pas automatiques. On peut noter que dans l’avis que le Conseil d’État a rendu le 11 décembre 2015 sur le projet de loi constitutionnel dit de protection de la nation, la vie familiale était aussi mentionnée, mais il nous semble sur ce point que vous devez coller au plus près de ce que juge la Cour (...).

Cette double évolution que nous vous proposons, plein contrôle et opérance de l’article 8, revêt probablement, en l’état de la législation et de la pratique administrative, un intérêt plus jurisprudentiel que concret : non seulement les conditions mises par la loi pour qu’une déchéance de nationalité soit prononcée sont aujourd’hui exceptionnelles et encadrées, mais en plus la pratique révèle la parcimonie avec laquelle il y est fait recours. Ainsi, dès lors que les motifs pouvant justifier un décret de déchéance de nationalité sont des cas de condamnation pénale pour hypothèses très graves, seules des hypothèses dans lesquelles des quantums de sanction retenus seraient faibles pourraient être de nature à alléger le très lourd plateau des motifs justifiant la mesure.

Mais nous la proposons toutefois avec la ferme certitude qu’il n’est pas neutre, sur ces sujets, que, pour l’administration aujourd’hui comme pour ceux, constituant ou législateur, ou juge européen, qui auraient à se pencher [sur] les équilibres des articles 25 et 25-1 du code civil, vous affirmiez clairement le cadre de votre contrôle.

(...)

[S’agissant de la critique relative à la] proportionnalité, [qui peut être exprimée] à la fois : sur le terrain du droit de l’UE dans la lignée de la jurisprudence Rottman, que vous avez déjà reprise à votre compte comme on l’a dit ; sur le terrain de l’article 8 de la Convention (...) ; et dans le cadre du plein contrôle que nous vous avons invités à mener.

À cet égard, il nous faut d’abord souligner que les faits pour lesquels les intéressés ont été condamnés sont graves (...).

S’agissant des conséquences de la mesure pour les intéressés, il nous semble important de souligner que par elle-même la déchéance de nationalité n’a pas une incidence certaine sur le droit au séjour des intéressés. Il n’est en effet pas certain que les requérants, ou que tous les requérants, puissent faire l’objet d’une expulsion ou d’une reconduite vers leur pays d’origine, notamment s’ils sont en mesure d’établir des risques de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. La Cour accepte de rentrer dans un tel examen et a reconnu l’existence d’une violation dans certains cas (voyez l’arrêt du 3 décembre 2009 (no 19576/08) Daoudi c. France). Dans votre office, vous veillez vous-même au respect de la Convention, telle qu’interprétée par la Cour, naturellement, et quelles que soient les critiques que certains lui adressent et qui pourraient vous toucher également. À cet égard, nous soulignons avec force qu’il incombe à l’administration, lorsqu’elle entend procéder à l’expulsion d’une personne étrangère, même pour urgence absolue, de veiller à respecter la jurisprudence de la Cour, et de veiller au respect du droits au recours, comme au caractère effectif de ce recours.

Enfin, s’agissant de l’atteinte à l’identité personnelle, il nous semble qu’elle peut certes être regardée comme plus forte pour MM. Turk, Ghoumid et Charouali, les deux premiers étant nés en France et ayant acquis la nationalité par déclaration à leur majorité, le troisième étant devenu français à 16 ans par l’effet collectif de la naturalisation de son père. Mais dans le même temps, force nous est de constater que les allégeances que les actions ayant justifié les condamnations pénales des intéressés révèlent, [montrent] également le peu d’importance qu’a eue leur allégeance à la France et à ses valeurs dans la construction de leur identité personnelle.

Au total donc, les mesures de déchéance prononcées nous paraissent proportionnées eu égard à la gravité de faits commis. Ajoutons en outre que rien dans le comportement ultérieur des intéressés ne vient contrecarrer cette appréciation de la proportionnalité des sanctions. (...) ».

16. Le Conseil d’État rejeta les demandes d’annulation par cinq décisions similaires du 8 juin 2016. Il conclut que les requérants ne pouvaient utilement soutenir que le décret attaqué méconnaissait les stipulations de l’article 4 du Protocole no 7, qui « ne trouvent à s’appliquer que pour les poursuites en matière pénale, [dès lors] que la déchéance de la nationalité constitue une sanction de nature administrative ».

17. Il jugea en outre ce qui suit :

« (...) Considérant (...) que si, en matière d’édiction de sanction administrative, sont seuls punissables les faits constitutifs de manquement à des obligations définies par des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur à la date où ces faits ont été commis, en revanche, et réserve faite du cas où il en serait disposé autrement, s’appliquent immédiatement les textes fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure, alors même qu’ils conduisent à réprimer des manquements commis avant leur entrée en vigueur ; qu’il en va ainsi des textes fixant les délais dans lesquels une sanction administrative peut être prononcée sauf si les délais antérieurement applicables étaient expirés avant leur entrée en vigueur ;

(...) Considérant (...) qu’en l’espèce, les derniers faits pour lesquels [les requérants ont] été condamné[s] ont été commis en 2004 ; que la loi du 23 janvier 2006 a porté de dix à quinze ans le délai fixé à l’article 25-1 du code civil dans lequel la déchéance de la nationalité peut être prononcée à compter de la perpétration des faits à l’origine de la condamnation pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ; qu’à la date de l’entrée en vigueur de cette loi, le délai de dix ans antérieurement applicable dans lequel la sanction de déchéance de la nationalité pouvait être prononcée à l’encontre [des requérants] n’était pas expiré ; que, par suite, le moyen tiré de ce qu’en faisant application du délai prévu par l’article 25-1 du code civil dans sa rédaction issue de la loi du 23 janvier 2006 le[s] décret[s] attaqué[s] se serai[en]t fondé[s] sur des dispositions législatives qui n’auraient pas été applicables ne peut qu’être écarté ;

(...) Considérant (...) qu’il ressort des pièces du dossier que [les requérants ont] été condamné[s] [aux peines indiquées au paragraphe 9 ci-dessus] pour avoir apporté un soutien financier et logistique à une organisation dite « groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation « Salafiya Jihadia » à laquelle sont liés les auteurs des attentats qui ont été commis à Casablanca au Maroc le 16 mai 2003, faits qualifiés par le juge pénal de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme ; qu’il ressort des constatations de fait auxquelles a procédé le juge pénal qu’il[s ont], notamment, travaillé dans des sociétés commerciales soutenant l’activité du GICM, hébergé clandestinement des membres du GICM [sauf le quatrième requérant] et obtenu des passeports destinés à permettre, après falsification, la circulation des membres du GICM ; qu’eu égard à la nature et à la gravité des faits commis par le[s] requérant[s] qui ont conduit à [leur] condamnation pénale, la sanction de déchéance de la nationalité française n’a pas revêtu, dans les circonstances de l’espèce, un caractère disproportionné ; que le comportement ultérieur de[s intéressés] ne permet pas de remettre en cause cette appréciation ;

(...) Considérant que la sanction de déchéance de la nationalité, prévue par les articles 25 et 25-1 du code civil, a pour objectif de renforcer la lutte contre le terrorisme ; qu’un décret portant déchéance de la nationalité française est par lui‑même dépourvu d’effet sur la présence sur le territoire français de celui qu’il vise, comme sur ses liens avec les membres de sa famille, et n’affecte pas, dès lors, le droit au respect de sa vie familiale ; qu’en revanche, un tel décret affecte un élément constitutif de l’identité de la personne concernée et est ainsi susceptible de porter atteinte au droit au respect de sa vie privée ; qu’en l’espèce, eu égard à la gravité des faits commis par le[s] requérant[s], le[s] décret[s] attaqué[s] n’[ont] pas porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de [leur] vie privée garanti par l’article 8 de la Convention (...) ».

18. Les quatrième et cinquième requérants furent entendus par la commission d’expulsion des Yvelines le 8 septembre 2016. Le 21 octobre 2016, le préfet des Yvelines les informa qu’elle avait donné un avis favorable à leur expulsion. Ils furent convoqués le 26 octobre 2016 par les services de police, mais ne se virent pas notifier d’arrêté d’expulsion.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. Les articles 21-24, 25 et 25-1 du code civil sont ainsi libellés :

Article 21-24

« Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises, dont le niveau et les modalités d’évaluation sont fixés par décret en Conseil d’État, et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ainsi que par l’adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République.

À l’issue du contrôle de son assimilation, l’intéressé signe la charte des droits et devoirs du citoyen français. Cette charte, approuvée par décret en Conseil d’État, rappelle les principes, valeurs et symboles essentiels de la République française. »

Article 25

« L’individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d’État, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride :

1o S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ;

2o S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal ;

3o S’il est condamné pour s’être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national ;

4o S’il s’est livré au profit d’un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France. »

Article 25-1

« La déchéance n’est encourue que si les faits reprochés à l’intéressé et visés à l’article 25 se sont produits antérieurement à l’acquisition de la nationalité française ou dans le délai de dix ans à compter de la date de cette acquisition.

Elle ne peut être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration desdits faits.

[ajouté par la loi no 2006-64 du 23 janvier 2006] Si les faits reprochés à l’intéressé sont visés au 1o de l’article 25, les délais mentionnés aux deux alinéas précédents sont portés à quinze ans. »

20. Le Conseil d’État a précisé dans une décision du 17 novembre 2006 (Société CNP assurances, no 276926) qu’en matière d’édiction de sanctions administratives, si seuls sont punissables les faits constitutifs d’un manquement à des obligations définies par des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur à la date où ces faits ont été commis, en revanche, et réserve faite du cas où il en serait disposé autrement, les textes fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure à suivre s’appliquent immédiatement, alors même qu’ils conduisent à réprimer des manquements commis avant leur entrée en vigueur.

21. L’article 61 du décret no 93-1362 du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité française précise ce qui suit :

« Lorsque le Gouvernement décide de faire application des articles 25 et 25-1 du code civil, il notifie les motifs de droit et de fait justifiant la déchéance de la nationalité française, en la forme administrative ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. À défaut de domicile connu, un avis informatif est publié au Journal officiel de la République française. L’intéressé dispose d’un délai d’un mois à dater de la notification ou de la publication de l’avis au Journal officiel pour faire parvenir au ministre chargé des naturalisations ses observations en défense. À l’expiration de ce délai, le Gouvernement peut déclarer, par décret motivé pris sur avis conforme du Conseil d’État, que l’intéressé est déchu de la nationalité française. »

22. L’article L. 521-1 du code de justice administrative est ainsi rédigé :

« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.

Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision. »

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION Européenne

23. Dans son arrêt du 2 mars 2010, Rottmann, C‑135/08, EU:C:2010:104, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »)) a examiné une demande de décision préjudicielle présentée dans le cadre d’un litige relatif à une mesure de retrait de la naturalisation allemande, portant sur l’interprétation du droit de l’Union européenne relatif à la citoyenneté de l’Union européenne. Elle a notamment jugé ce qui suit :

« (...)

51. (...) il est légitime pour un État membre de vouloir protéger le rapport particulier de solidarité et de loyauté entre lui-même et ses ressortissants ainsi que la réciprocité de droits et de devoirs, qui sont le fondement du lien de nationalité.

(...)

54. Ces considérations sur la légitimité, dans son principe, d’une décision de retrait de la naturalisation en raison de manœuvres frauduleuses restent, en principe, valables lorsqu’un tel retrait a pour conséquence que la personne concernée perde, outre la nationalité de l’État membre de naturalisation, la citoyenneté de l’Union.

55. Toutefois, dans un tel cas de figure, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la décision de retrait en cause au principal respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée au regard du droit de l’Union, outre, le cas échéant, l’examen de la proportionnalité de cette décision au regard du droit national.

56. Partant, vu l’importance qu’attache le droit primaire au statut de citoyen de l’Union, il convient, lors de l’examen d’une décision de retrait de la naturalisation, de tenir compte des conséquences éventuelles que cette décision emporte pour l’intéressé et, le cas échéant, pour les membres de sa famille en ce qui concerne la perte des droits dont jouit tout citoyen de l’Union. Il importe à cet égard de vérifier, notamment, si cette perte est justifiée par rapport à la gravité de l’infraction commise par celui-ci, au temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de retrait ainsi qu’à la possibilité pour l’intéressé de recouvrer sa nationalité d’origine.

59. Eu égard à ce qui précède, (...) le droit de l’Union, notamment l’article 17 CE, ne s’oppose pas à ce qu’un État membre retire à un citoyen de l’Union la nationalité de cet État membre acquise par naturalisation lorsque celle-ci a été obtenue de manière frauduleuse à condition que cette décision de retrait respecte le principe de proportionnalité (...) ».

24. Dans son arrêt du 12 mars 2019 M.G. Tjebbes et autres, C-221/17, EU:C:2019:189, la CJUE a examiné une demande de décision préjudicielle présentée dans le cadre d’un litige relatif au refus d’examiner des demandes de passeport en raison de la perte de la nationalité néerlandaise pour défaut de résidence, portant sur l’interprétation des articles 20 et 21 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ainsi que de l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle a notamment jugé ce qui suit :

« (...)

33. il est légitime pour un État membre de vouloir protéger le rapport particulier de solidarité et de loyauté entre lui-même et ses ressortissants ainsi que la réciprocité de droits et de devoirs, qui sont le fondement du lien de nationalité (arrêt du 2 mars 2010, Rottmann, C‑135/08, EU:C:2010:104, point 51).

(...)

35. (...) dans l’exercice de sa compétence lui permettant de définir les conditions d’acquisition et de perte de la nationalité, il est légitime pour un État membre de considérer que la nationalité traduit la manifestation d’un lien effectif entre lui-même et ses ressortissants, et d’attacher en conséquence à l’absence ou à la cessation d’un tel lien effectif la perte de sa nationalité. Il est, de même, légitime qu’un État membre veuille protéger l’unité de nationalité au sein d’une même famille.

(...)

37. La légitimité, dans son principe, de la perte de la nationalité d’un État membre dans de telles situations est, d’ailleurs, corroborée par les dispositions de l’article 6 et de l’article 7, paragraphes 3 à 6, de la convention sur la réduction des cas d’apatridie, qui prévoient, dans des situations similaires, qu’un individu est susceptible de perdre la nationalité d’un État contractant, pour autant qu’il ne devient pas apatride (...).

(...)

40. (...) il appartient aux autorités nationales compétentes et aux juridictions nationales de vérifier si la perte de la nationalité de l’État membre concerné, lorsqu’elle entraîne la perte du statut de citoyen de l’Union et des droits qui en découlent, respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée et, le cas échéant, des membres de sa famille, au regard du droit de l’Union (...) ».

Droit international

25. La Convention européenne sur la nationalité du Conseil de l’Europe, du 6 novembre 1997 (signée mais non ratifiée par la France) prévoit notamment ce qui suit :

« Article 7 – Perte de la nationalité de plein droit ou à l’initiative d’un État Partie

1. Un État Partie ne peut prévoir dans son droit interne la perte de sa nationalité de plein droit ou à son initiative, sauf dans les cas suivants :

a) acquisition volontaire d’une autre nationalité ;

b) acquisition de la nationalité de l’État Partie à la suite d’une conduite frauduleuse, par fausse information ou par dissimulation d’un fait pertinent de la part du requérant ;

c) engagement volontaire dans des forces militaires étrangères ;

d) comportement portant un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État Partie ;

e) absence de tout lien effectif entre l’État Partie et un ressortissant qui réside habituellement à l’étranger ;

f) lorsqu’il est établi, pendant la minorité d’un enfant, que les conditions prévues par le droit interne ayant entraîné l’acquisition de plein droit de la nationalité de l’État Partie ne sont plus remplies ;

g) adoption d’un enfant lorsque celui-ci acquiert ou possède la nationalité étrangère de l’un ou de ses deux parents adoptifs.

2. Un État Partie peut prévoir la perte de sa nationalité par les enfants dont les parents perdent sa nationalité, à l’exception des cas couverts par les alinéas c) et d) du paragraphe 1. Cependant, les enfants ne perdent pas leur nationalité si l’un au moins de leurs parents conserve cette nationalité.

3. Un État Partie ne peut prévoir dans son droit interne la perte de sa nationalité en vertu des paragraphes 1 et 2 de cet article si la personne concernée devient ainsi apatride, à l’exception des cas mentionnés au paragraphe 1, alinéa b), de cet article. »

26. L’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 est ainsi libellé :

« 1. Tout individu a droit à une nationalité.

2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité. »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

27. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 de la convention

28. Les requérants soutiennent que la déchéance de nationalité prononcée contre eux porte atteinte à leur droit au respect de leur vie privée. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

29. Constatant que ce grief n’est ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèse des parties

a) Les requérants

30. Les requérants soulignent tout d’abord le caractère éminemment politique de la mesure de déchéance de nationalité prise contre eux. Ils observent qu’elle a été annoncée devant l’assemblée nationale par le ministre de l’Intérieur le 6 octobre 2015, que le lendemain, le Journal « Le Monde » publiait un article détaillé, faisant en particulier état de l’absence de repentance et de respect des valeurs et principes français que leur imputait le ministre, et qu’ils n’ont reçu notification des décrets de déchéance que le 8 octobre. Son but véritable relèverait donc de la communication politique.

31. Les requérants admettent que dans leur cas, le Conseil d’État a pour la première fois reconnu la nécessité de procéder à un entier contrôle de proportionnalité au regard notamment du droit au respect de la vie privée alors qu’il jugeait auparavant que l’invocation de l’article 8 était inopérante dans le contentieux de la nationalité. Ils considèrent toutefois qu’il n’a procédé en leur cause qu’à un contrôle de façade.

32. Les requérants estiment subir une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leur vie privée. Ils font valoir à cet égard que cette mesure a été prise au regard de faits antérieurs de plus de dix ans, ce qui caractérise un défaut de célérité, et que le délai de prescription prévu par l’article 25-1 du code civil, qui était de dix ans après la perpétration des faits, est passé à quinze ans en vertu d’une loi de janvier 2006, postérieure au jugement de leur cause. Ils indiquent qu’ils ont reconstruit leurs vies après la condamnation et l’exécution de leurs peines, qu’ils travaillent et ont une vie de famille et que deux d’entre eux sont nés en France. Ils observent en outre que le Gouvernement ne prend pas en compte les circonstances propres à leurs cas et le fait qu’ils sont insérés dans ce pays, ni n’explique pourquoi d’autres personnes condamnées à l’occasion de la même affaire n’ont pas été déchues de leur nationalité. Ils réitèrent que la mesure prise contre eux est intervenue dans un contexte éminemment politique, marqué par une volonté des autorités d’exprimer publiquement et symboliquement leur engagement contre le terrorisme. Ils indiquent de plus que quatre d’entre eux ont la nationalité marocaine, qu’ils pourraient donc être renvoyés au Maroc alors qu’ils n’y ont pas d’attache et qu’ils risquent d’y subir des mauvais traitements dès lors qu’ils ont été condamnés pour des faits en lien avec les attentats de Casablanca. Ils renvoient à cet égard aux arrêts El Haski c. Belgique (no 649/08, §§ 92-93, 25 septembre 2012) et Ouabour c. Belgique (no 26417/10, §§ 71 et 73-75, 2 juin 2015), et rapportent que les poursuites conduites contre eux reposaient sur des aveux obtenus d’un suspect au cours d’une audition au Maroc, vraisemblablement par la torture. Cette crainte d’un renvoi vers un pays où ils risqueraient de subir des traitements inhumains et dégradants renforcerait l’atteinte à l’article 8 dont ils seraient victimes.

33. Les requérants soulignent qu’ils ne partagent pas le point de vue du Gouvernement selon lequel la déchéance de nationalité qui les frappe serait dénuée d’effet sur leur droit de séjourner en France. Ils soulignent que le décret de déchéance entraîne, dès sa publication, la perte du droit de séjour sur le territoire français et, subséquemment, le droit d’y travailler et d’y percevoir des prestations sociales. Ils ajoutent qu’il leur a fallu en conséquence faire des demandes de cartes de séjour « vie privée et familiale » qui n’ont toujours pas abouti, de sorte qu’ils ne disposent que de récépissés d’une durée de validité de trois mois. Ils ajoutent aussi que deux d’entre eux (les quatrième et cinquième requérants) ont fait l’objet d’une mesure d’expulsion qui n’a toutefois pas été menée à son terme, ce qui montre que leur présence sur le territoire est fragilisée.

34. Enfin, les requérants observent que les débats parlementaires font apparaître que la déchéance de nationalité ne repose sur aucun motif d’intérêt général et n’a qu’une visée symbolique, laquelle devrait être confrontée aux conséquences qu’a une telle mesure sur le plan individuel : perte des droits de vote et d’éligibilité, impossibilité d’accéder aux emplois publics et privés, perte de la nationalité européenne, risque d’éloignement et d’expulsion et, plus largement, exclusion sociale.

b) Le Gouvernement

35. Le Gouvernement déclare ne pas contester que la déchéance de nationalité est susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée en ce que ce droit comprend le droit à l’identité. Il note à cet égard que le Conseil d’État en a décidé ainsi dans les arrêts qu’il a rendus en la cause des requérants.

36. Il considère toutefois que les mesures de déchéances prises en l’espèce étaient prévues par la loi, à savoir les articles 25 et 25-1 du code civil. Il souligne sur ce point que le délai prévu par l’article 25-1 pour prononcer la déchéance de nationalité, qui était de dix ans à compter de la perpétration des faits reprochés à l’intéressé lorsque ceux-ci sont qualifiés de crime ou délit constituant un acte de terrorisme, est passé à quinze ans par l’effet d’une loi de janvier 2006. Le Gouvernement estime que, comme l’a jugé le Conseil d’État, c’est à bon droit qu’il a appliqué ce nouveau délai en l’espèce alors que les faits datent de 2004 dès lors qu’en matière de sanction administrative, les dispositions administratives et règlementaires fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure s’appliquent immédiatement, en vertu d’une jurisprudence constante.

37. Le Gouvernement soutient ensuite que les requérants ont bénéficié de toutes les garanties procédurales nécessaires à la défense de leurs intérêts : l’intention de les déchoir de leur nationalité leur a été notifiée en avril 2015 ; ils disposaient d’un mois pour déposer leurs observations, ce qu’ils ont fait ; les projets de décrets ministériels ont ensuite été soumis au Conseil d’État pour avis, et les décrets ont été adoptés sur avis favorable de ce dernier ; les requérants ont pu soumettre une demande tendant à leur annulation au Conseil d’État, qui a procédé à un plein contrôle de proportionnalité ; représentés par un avocat, ils ont pu développer des moyens relatif à la régularité formelle et au bien-fondé de ces décisions. Le Gouvernement ajoute que, conformément à l’article 25 du code civil, la déchéance a été décidée alors que les requérants avaient fait l’objet d’une condamnation définitive, de sorte que la matérialité des faits qui leur était reprochés avaient pu être discutée dans une procédure distincte devant le juge pénal.

38. Le Gouvernement considère par ailleurs que, malgré le délai qui s’est écoulé entre la condamnation pénale, intervenue en 2007, et la procédure de déchéance, les autorités ont mis en œuvre cette dernière avec diligence et promptitude. Il précise que ce délai s’explique par le fait qu’outre la condamnation des requérants pour des faits de terrorisme, c’est également au regard du contexte sécuritaire particulièrement grave qu’il est apparu nécessaire de sanctionner les requérants, la France ayant été touchée par une série de graves attentats en 2015. Cela n’aurait en tout état de cause pas porté préjudice aux requérants puisqu’ils ont jouit de la nationalité française durant cette période.

39. Le Gouvernement considère de plus que les mesures de déchéance n’ont pas emporté de conséquence excessives sur la vie privée des requérants au regard de la particulière gravité des faits qui les ont justifiées, à savoir leur participation, pendant plusieurs années, à une organisation à caractère terroriste particulièrement structurée, dont la finalité est le djihad international et qui a pratiqué des actes terroristes à l’étranger. Il estime avoir pu légitimement décider de les exclure de la communauté nationale compte-tenu de la nature même et de la gravité de ces faits, qui révèlent un assentiment à des valeurs radicalement contraires aux principes républicains français et donc un défaut de loyauté vis-à-vis de la nation française. Il renvoie aux conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État, selon lesquelles on peut douter que la nationalité française ait constitué un élément fondateur de l’identité personnelle des requérants tant les allégeances aux principes véhiculés par l’organisation terroriste à laquelle ils ont pleinement pris part se révèlent incompatibles avec une allégeance à la communauté française. Il souligne de plus qu’ils ont une autre nationalité, qu’en soi, la déchéance de la nationalité française ne met pas en cause leur droit de séjourner en France, et que leur éloignement nécessiterait une décision distincte, qui le cas échéant pourra être contestée devant le juge administratif. Il précise à cet égard que la procédure préalable au prononcé d’une éventuelle expulsion a été initiée à l’égard des quatrième et cinquième requérants mais qu’aucune décision n’a été prise à ce jour. Il ajoute que les requérants sont en situation régulière en France puisqu’ils disposent de récépissés de demande de carte de séjour d’une durée de validité de trois mois qui sont régulièrement renouvelés, qui leur permettent aussi de travailler dans ce pays.

40. S’agissant de l’allégation des requérants selon laquelle ils auraient été condamnés sur la foi d’un témoignage obtenu par la torture au Maroc, le Gouvernement fait valoir qu’elle a été écartée par le tribunal correctionnel de Paris et que, n’ayant pas usé des voies de recours internes disponibles, les requérant seraient irrecevables à s’en plaindre devant la Cour. Le Gouvernement estime en outre que les requérants ne peuvent utilement mettre en avant les incidences de la déchéance de nationalité sur leur vie familiale puisque seule la question du respect de leur vie privée a été communiquée par la Cour.

2. Appréciation de la Cour

41. Les requérants soutenaient dans leurs requêtes que la mesure de déchéance de nationalité qui les frappait emportait violation non seulement de leur droit au respect de leur vie privée mais aussi de leur droit au respect de leur vie familiale. Le grief a cependant été déclaré irrecevable par la présidente de la section, siégeant en formation de juge unique, au moment de la communication de la requête à la partie défenderesse en application de l’article 54 § 2) du règlement de la Cour, pour autant qu’il visait le droit au respect de la vie familiale.

42. En effet, si l’éloignement d’un étranger d’un pays dans lequel se trouvent ses proches est susceptible de porter atteinte à son droit au respect de sa vie familiale (voir, par exemple, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 36, série A no 193), comme l’a énoncé le Conseil d’État, un décret portant déchéance de la nationalité française n’a pas d’effet sur la présence sur le territoire français de celui qu’il vise. Par ailleurs, les requérants, qui ont déposé des demandes de cartes de séjours « vie privée et familiale », disposent de ce fait de récépissés leur permettant de vivre en France. Le cas échéant, ils pourront contester devant le juge administratif le rejet de ces demandes ainsi que les mesures d’éloignement qui suivraient, sur le fondement notamment de leur droit au respect de leur vie familiale. Il en résulte que la déchéance de nationalité qui touche les requérants n’est pas constitutive d’une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur vie familiale.

43. Il reste que, bien que le droit à la nationalité ne soit pas en tant que tel garanti par la Convention ou par ses protocoles, une déchéance arbitraire de nationalité peut dans certaines circonstances poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention du fait de son impact sur la vie privée de l’intéressé (Ramadan c. Malte, no 76136/12, § 85, 21 juin 2016 ; voir aussi K2 c. Royaume-Uni (déc.), no 42387/13, § 45, 7 février 2017). À cet égard, la Cour rappelle que la nationalité est un élément de l’identité des personnes (voir, notamment, Mennesson c. France, no 65192/11, § 97, CEDH 2014 (extraits)).

44. La Cour examinera en conséquence les mesures prises contre les requérants à l’aune de leur droit au respect de leur vie privée. Son contrôle portera sur deux points (voir, précités, Ramadan, §§ 86-93, et K2 c. Royaume-Uni (déc.), §§ 50-63). Premièrement, elle vérifiera si elles sont entachées d’arbitraire ; elle établira à cet égard si elles étaient légales, si les requérants ont bénéficié de garanties procédurales, notamment s’ils ont eu accès à un contrôle juridictionnel adéquat, et si les autorités ont agi avec diligence et promptitude. Deuxièmement, elle se penchera sur les conséquences de la déchéance de nationalité sur la vie privée des intéressés.

45. La Cour constate tout d’abord que les autorités administratives n’ont pas tout de suite engagé une procédure de déchéance de nationalité après les condamnations infligées aux requérants. Elle relève à cet égard qu’elles ont informé les requérants de leur intention de les déchoir de la nationalité française en avril 2015, soit plus de dix ans après les faits qui leur ont valu d’être condamnés pour participation à une association de malfaiteurs dans un contexte terroriste, presque huit ans après le jugement de première instance (jugement du tribunal correctionnel de Paris du 11 juillet 2007) et presque sept ans après l’arrêt d’appel (arrêt de la cour d’appel de Paris du 1er juillet 2008 ; seuls les troisième et quatrième requérants avaient interjeté appel). Elle prend note de l’explication du Gouvernement selon laquelle le fait que la France a attendu 2015 pour déchoir les requérants de la nationalité française s’explique par la circonstance qu’elle a été touchée par une série de graves attentats cette année-là. Elle note également que les requérants estiment que ce délai donne une connotation politique à la mesure prise contre eux. Elle peut admettre toutefois qu’en présence d’évènements de cette nature, un État puisse reprendre avec une fermeté renforcée l’évaluation du lien de loyauté et de solidarité existant entre lui-même et des personnes condamnées antérieurement pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme (voir, par exemple, Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 183, CEDH 2012 (extraits), et Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 117, CEDH 2014 (extraits)), et qu’il puisse en conséquence, sous la condition d’un strict contrôle de proportionnalité, décider de prendre contre elles des mesures qu’il n’avait pas initialement retenues. La Cour considère en conséquence que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le temps écoulé entre les condamnations des requérants permettant en droit français d’engager une procédure de déchéance de nationalité et la date à laquelle ces procédures ont été mises en œuvre à leur égard ne suffit pas à lui seul pour entacher d’arbitraire la décision de les déchoir de la nationalité française.

46. S’agissant de la légalité, la Cour note qu’à l’époque des faits de la cause, l’article 25-1 du code civil précisait que la déchéance de nationalité ne pouvait être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration des faits ayant fondé la condamnation pénale. Or, en l’espèce, les décisions ayant déchu les requérants de la nationalité française ont été prises en 2015 alors que les faits les plus récents dataient de 2004. La Cour constate cependant que le législateur avait porté ce délai à quinze ans en janvier 2006 (paragraphe 19 ci-dessus), et que le Conseil d’État a estimé en l’espèce, conformément à sa jurisprudence (paragraphe 20 ci‑dessus), qu’en matière de sanction administrative, les dispositions administratives et règlementaires fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure s’appliquent immédiatement (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour en déduit que les mesures prises contre les requérants étaient légales. Elle observe surabondamment à cet égard que l’approche du Conseil d’État est compatible avec la jurisprudence de la Cour relative à l’article 7 de la Convention (voir, notamment Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et autres, §§ 147-149, CEDH 2000‑VII et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 110, 17 septembre 2009).

47. La Cour constate de plus que les requérants ont bénéficié de garanties procédurales substantielles. Elle observe à cet égard que, conformément à l’article 61 du décret no 93-1362 du 30 décembre 1993 (paragraphe 21 ci-dessus), les autorités les ont préalablement informés de leur intention de les déchoir de la nationalité française et leur ont précisé les motifs de droit et de fait fondant cette démarche. Les requérants ont alors disposé d’un délai d’un mois pour produire des observations en défense, ce qu’ils ont fait. Le Conseil d’État a ensuite été saisi pour avis, la déchéance de nationalité ne pouvant être prononcée que sur son avis conforme. Adoptés au vu de l’avis conforme du Conseil d’État, les décrets portant déchéance de nationalité étaient motivés en fait et en droit, et les requérants ont eu la possibilité – dont ils ont usé – de saisir le juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative (paragraphe 22 ci-dessus) et de saisir le Conseil d’État d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir. Ils ont pu notamment faire valoir leurs droits au regard de la Convention et dans le cadre du recours en annulation, le Conseil d’État a procédé à un contrôle de proportionnalité et a statué par une décision motivée, à l’issue d’une procédure dont les requérants, qui étaient représentés par des avocats, ne mettent pas en cause le caractère pleinement contradictoire (paragraphes 11-17 ci-dessus).

48. L’examen de ces différents éléments ne permet donc pas de considérer que les décisions de déchoir les requérants de la nationalité française sont entachées d’arbitraire.

49. Quant aux conséquences de ces décisions sur la vie privée des requérants, il est vrai que leur capacité à rester en France s’en trouve fragilisée. La Cour relève à cet égard que la procédure contradictoire préalable au prononcé d’une expulsion a été déclenchée à l’encontre des quatrième et cinquième d’entre eux ; ils ont été convoqués, le 8 septembre 2016, par la commission d’expulsion des Yvelines, qui a donné un avis favorable à leur expulsion. Bien qu’aucune décision n’ait été prise à l’issue de cette procédure (paragraphe 18 ci-dessus), cela montre qu’étrangers sur le sol français, les requérants peuvent désormais faire l’objet d’une mesure d’éloignement. Or une mesure de ce type serait susceptible d’avoir des incidences sur leur vie privée en ce qu’elle pourrait notamment provoquer la perte de leur travail, leur séparation de leurs proches et une rupture des liens sociaux qu’ils ont pu développer en France. Toutefois, en l’état du dossier, dès lors qu’aucune mesure d’éloignement n’a été prise, la conséquence de la déchéance de nationalité sur la vie privée des requérants tient à la perte d’un élément de leur identité.

50. Ceci étant, la Cour peut accepter les arguments du Gouvernement. Comme elle l’a souligné à plusieurs reprises, la violence terroriste constitue en elle-même une grave menace pour les droits de l’homme (voir Othman (Abu Qatada), précité, § 183, Trabelsi, précité, § 117, Ouabour c. Belgique, no 26417/10, § 63, 2 juin 2015, et Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, nos 58170/13 et 2 autres, § 445, 13 septembre 2018). Elle comprend donc, comme elle l’a indiqué précédemment, que les autorités françaises aient pu décider, à la suite des attentats qui ont frappé la France en 2015, de faire preuve d’une fermeté renforcée à l’égard de personnes condamnées pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme. Elle note également la position du Gouvernement d’après laquelle cela peut justifier que de telles personnes ne bénéficient plus du lien spécifique que constitue la nationalité du pays où ils se trouvent. Elle a par ailleurs pris connaissance de la considération du rapporteur public devant le Conseil d’État selon laquelle les actions ayant entraîné les condamnations pénales des intéressés révèlent des allégeances qui montrent le peu d’importance qu’a eu leur attachement à la France et à ses valeurs dans la construction de leur identité personnelle (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note que la participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste dont ils se sont rendus coupables tous les cinq s’est poursuivie pendant dix années consécutives (paragraphe 9 ci-dessus). Elle note aussi que certains des requérants venaient d’acquérir la nationalité française quand ils ont commis ces faits, et que les autres l’ont acquises alors qu’ils étaient en train de les commettre (paragraphes 4-9 ci‑dessus). Elle constate ensuite que les requérants ont tous une autre nationalité, ce à quoi elle accorde une grande importance. La décision de les déchoir de la nationalité française n’a donc pas eu pour conséquence de les rendre apatrides, ce qui est du reste une condition sine qua non de l’application de l’article 25 du code civil. De plus, comme elle l’a déjà relevé et comme l’illustre la situation des requérants, la perte de la nationalité française n’emporte pas automatiquement éloignement du territoire et, si une décision ayant cette conséquence devait être prise en leurs causes, ils disposeraient de recours dans le cadre desquels ils pourraient faire valoir leurs droits.

51. Au vu de ces éléments, la Cour estime que la décision de déchoir les requérants de la nationalité française n’a pas eu des conséquences disproportionnées sur leur vie privée.

52. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 du Protocole no 7

53. Les requérants soutiennent que la déchéance de nationalité prononcée contre eux est une « peine déguisée », constitutive d’une sanction qui vise à réprimer la même conduite que celle pour laquelle ils ont été condamnés en 2007 par le tribunal correctionnel de Paris. Ils invoquent l’article 4 du Protocole no 7, aux termes duquel :

« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat.

2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’Etat concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.

3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

1. Thèse des parties

a) Le Gouvernement

54. Le Gouvernement soutient à titre principal que ce grief est irrecevable.

55. Il rappelle tout d’abord la réserve émise par la France au titre de l’article 4 du Protocole no 7, selon laquelle « seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale doivent être regardées comme des infractions au sens [de l’article 4] du présent Protocole ». Il reconnait que cette réserve ne comporte pas de bref exposé de la loi ou des lois susceptibles d’être incompatibles avec cette disposition mais considère que la formule « tribunaux statuant en matière pénale » permet de délimiter son champ avec suffisamment de précision, de sorte qu’elle ne saurait être écartée. Or, souligne-t-il, la déchéance de nationalité par décret ne relève pas en droit français des juridictions pénales mais du Conseil d’État.

56. Le Gouvernement soutient ensuite qu’une telle mesure n’est pas une sanction pénale, et que le grief est en conséquence incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

57. Il rappelle à cet égard que la Commission européenne des droits de l’homme a retenu dans sa décision Saladhin Gaip c. Grèce (no 17309/90, 30 août 1994) qu’une procédure relative à la déchéance de nationalité qui se déroulait devant les juridictions administratives de ce pays ne concernait pas le bien-fondé d’une accusation pénale au sens de l’article 6 de la Convention.

58. Il souligne qu’il convient d’appliquer les critères dits « Engel » pour déterminer si une procédure doit être qualifiée de pénale au sens de l’article 4 du Protocole no 7. Or ces critères conduiraient à la conclusion que tel n’est pas le cas en l’espèce puisque la déchéance de nationalité prévue par l’article 25 du code civil serait une sanction de nature administrative en droit français, et n’aurait pas pour objet essentiel de réprimer ou dissuader mais de mettre fin au lien particulier unissant l’intéressé et le pays qui lui a accordé sa nationalité compte tenu de la particulière gravité des actes reprochés, regardés comme incompatibles avec l’exigence de loyauté envers la France. Sur ce dernier point, le Gouvernement observe que le juge pénal ne peut prononcer aucune mesure de déchéance de nationalité en complément d’une condamnation pénale. Il ajoute que, s’il s’agit d’une sanction présentant un certain degré de sévérité, elle n’est pas disproportionnée eu égard à la particulière gravité des comportements visés par l’article 25 du code civil, au fait qu’elle ne peut être prononcée contre une personne que cela rendrait apatride, au fait qu’elle n’emporte pas en elle-même éloignement du territoire, et au fait que la perte des droits civiques et du droit d’intégrer la fonction publique française qu’elle entraîne peut également être décidée à raison de condamnations pénales telles que celles retenues contre les requérants. Il souligne de plus que le Conseil constitutionnel a validé à deux reprises la constitutionnalité du dispositif de déchéance de nationalité (décisions du 6 juillet 1996, no 96-377 DC et du 23 janvier 2015, no 2015-439 QPC).

b) Les requérants

59. Les requérants invitent la Cour à déclarer le grief recevable.

60. Ils observent tout d’abord que la réserve d’interprétation de la France a été vivement critiquée par la doctrine et que, dans les circonstances de l’espèce, elle reviendrait à vider l’article 4 du Protocole no 7 de sa substance.

61. Ils rappellent ensuite que la notion d’infraction, au sens de l’article 4 du Protocole no 7 dépasse la matière pénale. Renvoyant à l’arrêt Sergueï Zolotoukhine c. Russie [GC] (no 14939/03, CEDH 2009), ils déclarent qu’il ne fait aucun doute que la mesure prise contre eux est une sanction administrative qui vient s’ajouter à la condamnation pénale prononcée en 2007 à raison des mêmes faits. Compte tenu de son irrévocabilité et du fait qu’elle pourrait entraîner l’expulsion vers des pays avec lesquels ils n’ont pas de lien, la déchéance de nationalité pourrait être perçue comme étant une sanction plus grave encore que la peine.

62. Selon eux, la déchéance de nationalité a indéniablement un caractère punitif lorsqu’elle est prononcée dans des circonstances telles que celles de leur cause puisqu’elle sanctionne une supposée absence de loyauté et emporte la perte d’un certain nombre de droits.

2. Appréciation de la Cour

63. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question de l’application de la réserve émise par la France au titre de l’article 4 du Protocole no 7 dès lors que le grief est irrecevable pour une autre raison (voir, par exemple, Durand c. France (déc.), no 10210/07, § 54, 31 janvier 2012).

64. Il apparaît en effet qu’il est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

65. Pour que l’article 4 du Protocole no 7 s’applique, il faut en particulier que le requérant ait été poursuivi ou « puni pénalement » en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été définitivement acquitté ou condamné.

66. En l’espèce, il ne fait pas de doute que, condamnés par les juridictions répressives pour le délit de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, les requérants ont été « condamnés », au sens de l’article 4 du Protocole no 7. Leur condamnation, en 2007, était par ailleurs définitive lorsqu’ils ont été déchus de la nationalité française, en 2015.

67. La question qui se pose ensuite quant à l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 est celle de savoir si, par l’effet de cette déchéance de la nationalité française, en application de l’article 25 du code civil, les requérants peuvent être considérés comme ayant été « punis pénalement » au sens de de l’article 4 du Protocole no 7.

68. À cet égard, la Cour a précisé dans l’arrêt A et B c. Norvège [GC] (nos 24130/11 et 29758/11, § 107, 15 novembre 2016) que, pour déterminer si une procédure est « pénale » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7, il faut appliquer les critères dits « Engel » relatifs à la notion d’« accusation en matière pénale », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22). Il s’agit des critères suivants : la qualification juridique de la mesure litigieuse en droit national, la nature même de celle-ci, et la nature et le degré de sévérité de la « sanction » (voir, notamment, Kapetanios et autres c. Grèce, nos 3453/12 et 2 autres, § 52, 30 avril 2015, et Escoubet c. Belgique [GC], no 26780/95, § 32, CEDH 1999‑VII). Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non cumulatifs, mais cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une « accusation en matière pénale » (voir, par exemple, Kapetanios et autres précité, ibidem).

69. La Cour va en conséquence vérifier si la qualification de la mesure de déchéance de nationalité de l’article 25 du code civil est pénale en droit français et examiner la nature même de cette mesure ainsi que la nature et le degré de sévérité de la « sanction ».

70. Elle relève en premier lieu que la déchéance de nationalité de l’article 25 du code civil n’est pas une mesure « pénale » en droit français. Elle n’est pas prévue par le code pénal mais insérée dans le code civil et n’est pas du ressort des juridictions pénales mais des autorités et juridictions administratives, et le Conseil d’État a précisé en l’espèce qu’il s’agit d’une « sanction de nature administrative ».

71. En second lieu, s’agissant de la « nature même » de cette mesure, la Cour estime, comme le fait valoir le Gouvernement, qu’au-delà de sa coloration punitive, la déchéance de nationalité de l’article 25 du code civil a un objectif particulier en ce qu’elle vise à tirer conséquence du fait qu’une personne ayant bénéficié d’une mesure d’acquisition de la nationalité française a par la suite brisé son lien de loyauté envers la France en commettant des actes particulièrement graves qui, s’agissant d’actes de terrorisme, sapent le fondement même de la démocratie. Elle tend ainsi avant tout à prendre solennellement acte de la rupture de ce lien entre eux et la France.

72. En troisième lieu, quant au degré de sévérité de cette mesure, la Cour ne mésestime ni le caractère sérieux du message que l’État adresse ainsi à ceux qu’elle vise – sérieux que le terme « déchéance » exprime du reste clairement –, ni l’impact qu’elle peut avoir sur leur identité. Son degré de sévérité doit cependant être significativement relativisé eu égard au fait que la déchéance de nationalité de l’article 25 du code civil répond à des comportements qui, s’agissant d’actes terroristes, sapent le fondement même de la démocratie. La Cour rappelle par ailleurs que cette mesure n’a pas en elle-même pour effet l’éloignement hors du territoire français de ceux qu’elle touche (paragraphes 42 et 50 ci-dessus). Enfin, renvoyant au paragraphe 71 ci-dessus, elle relève qu’il ne s’agit pas d’une sanction que l’on peut dire pénale par nature.

73. Il résulte de ce qui précède que la déchéance de nationalité prévue par l’article 25 du code civil n’est pas une punition pénale, au sens de l’article 4 du Protocole no 7. Cette disposition n’est donc pas applicable en l’espèce.

74. Cette partie de la requête doit en conséquence être déclarée irrecevable comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare, le grief concernant l’article 8 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-203164
Date de la décision : 25/06/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-3-a) Ratione materiae;Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : GHOUMID ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOURDON W.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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