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16/06/2020 | CEDH | N°001-202987

CEDH | CEDH, AFFAIRE GEORGE-LAVINIU GHIURAU c. ROUMANIE, 2020, 001-202987


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GEORGE-LAVINIU GHIURĂU c. ROUMANIE

(Requête no 15549/16)

ARRÊT

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Conditions de détention • Surpopulation carcérale durant presque huit mois dans des cellules inférieures à 4 m2 • Forte présomption de violation non réfutée

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Absence de surpopulation carcérale durant plus de six mois de détention dans un espace de vie supérieure à 4 m2 • Durée représentant environ la moitié de la détention, activités adéquates en dehor

s de la cellule et douche quotidienne après le travail • Mauvaises conditions d’hygiène n’entraînant pas à elles seu...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GEORGE-LAVINIU GHIURĂU c. ROUMANIE

(Requête no 15549/16)

ARRÊT

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Conditions de détention • Surpopulation carcérale durant presque huit mois dans des cellules inférieures à 4 m2 • Forte présomption de violation non réfutée

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Absence de surpopulation carcérale durant plus de six mois de détention dans un espace de vie supérieure à 4 m2 • Durée représentant environ la moitié de la détention, activités adéquates en dehors de la cellule et douche quotidienne après le travail • Mauvaises conditions d’hygiène n’entraînant pas à elles seules de violation

Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal impartial • Juge siégeant lors de la procédure d’appel malgré sa déclaration d’abstention, rejetée par une décision dûment motivée • Même juge siégeant dans la formation ayant examiné la demande d’abstention puis dans celle s’étant prononcée sur le fond • Doutes non objectivement justifiés

Art 6 § 1 (pénal) et Art 6 § 3 d) • Procès équitable • Interrogation des témoins • Absence d’un témoin lors des débats non justifiée par un motif sérieux • Déposition du témoin non déterminante mais revêtant un poids certain dans la condamnation • Possibilité d’avoir connaissance de la teneur de ses déclarations et de mettre en cause sa crédibilité grâce au test du détecteur de mensonges • Éléments compensateurs suffisants et de nature à contrebalancer les difficultés rencontrées par la défense

STRASBOURG

16 juin 2020

DÉFINITIF

16/09/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire George-Laviniu Ghiurău c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,

Faris Vehabović,

Iulia Antoanella Motoc,

Branko Lubarda,

Georges Ravarani,

Jolien Schukking,

Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 15549/16) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. George-Laviniu Ghiurău (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mars 2016,

les observations des parties,

Notant que, le 19 octobre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

Dans sa requête, le requérant se plaignait, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de la durée et d’un défaut d’équité de la procédure pénale menée contre lui, à raison notamment d’un manque d’impartialité de la juridiction ayant examiné son appel, ainsi que de la non-audition d’un témoin à charge. Invoquant l’article 3 de la Convention, il se plaignait également de ses conditions de détention à la prison d’Oradea.

EN FAIT

1. Le requérant est né en 1987 et réside à Oradea. Il a été représenté par Me A. Stancu, avocat.

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, représentante de la Roumanie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

1. LA PROCÉDURE PÉNALE MENÉE CONTRE LE REQUÉRANT

3. Le 12 août 2010, un certain B.F. déposa une plainte pénale contre le requérant au motif que celui-ci l’avait frappé dans la rue et lui avait causé des blessures.

4. Le requérant fut cité à comparaître en qualité de suspect. Il fut ainsi convoqué à plusieurs reprises, tel qu’il ressort de la copie du dossier du parquet, que le Gouvernement a soumise, qui comporte une citation remise en mains propres le 18 octobre 2010 et deux citations affichées sur la porte de l’immeuble de l’intéressé les 26 octobre 2010 et 10 mars 2011 ainsi qu’un mandat d’amener en date du 26 novembre 2010. Aux dires du Gouvernement, non réfutés par le requérant, ce dernier ne se présenta au parquet que le 26 octobre 2011, pour refuser de faire une déclaration.

5. Entretemps, le 18 novembre 2010, le parquet avait décidé de déclencher des poursuites pénales contre le requérant, ce dont, d’après les indications du Gouvernement, non contestées par l’intéressé, ce dernier prit connaissance le 26 octobre 2011.

6. Le parquet procéda à des actes d’enquête. Entre autres, il entendit plusieurs témoins, dont K.I. Celui-ci déclara qu’il avait vu le requérant penché sur la victime et que celle-ci présentait des traces de violences. À la demande de l’avocat du requérant, K.I. fut soumis à un test du détecteur de mensonges, ainsi qu’à des confrontations avec d’autres témoins, dont le père du requérant. Selon les conclusions dudit test, K.I. n’avait pas fait de déclarations mensongères. Le requérant fut également soumis à un test similaire et, selon les conclusions de celui-ci, il avait fait des déclarations mensongères quand il avait nié avoir frappé la victime.

7. Par un réquisitoire du 16 juillet 2013, le requérant fut renvoyé en jugement pour blessures corporelles graves (vătămare corporală gravă). L’affaire fut enregistrée par le tribunal de première instance d’Oradea (« le tribunal »). Le 7 mars 2014, après l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale, l’affaire fut déférée au juge de chambre préliminaire (judecătorul de cameră preliminară) pour vérification de la légalité de la saisine du tribunal.

8. Par un jugement avant dire droit du 15 avril 2014, le tribunal constata la légalité de sa saisine par le parquet et décida de procéder à l’examen sur le fond.

9. Le 27 juin 2014, le tribunal entendit le requérant. Celui-ci nia les faits qui lui étaient reprochés.

10. Le tribunal procéda à l’examen des éléments de preuve et entendit les témoins proposés par les parties. Le témoin B.D.V. déclara qu’il se trouvait dans la cour d’un immeuble au moment des faits, que K.I. l’y avait rejoint pour lui dire que B.F. avait été frappé par le requérant, et qu’il avait lui-même ensuite vu la victime dans la rue être poussée par un jeune homme qui s’était rapidement enfui des lieux. Il ajouta qu’après l’incident il avait vu ce jeune homme à une terrasse en compagnie d’un autre individu, identifié comme étant le père du requérant.

11. S’agissant notamment du témoin K.I., celui-ci ne se présenta pas, bien que cité à comparaître, et il ne put être localisé malgré la demande d’informations sur son domicile formulée par le tribunal auprès de l’autorité administrative compétente. Des mandats d’amener furent émis contre ce témoin les 6 octobre, 7 novembre et 12 décembre 2014 et 2 février 2015, mais celui-ci ne fut trouvé à aucune des adresses indiquées par les parties ou identifiées au cours de la délivrance de ces mandats, les policiers chargés d’en assurer l’exécution ayant constaté que l’intéressé était sans domicile fixe.

12. À l’audience du 12 mars 2015, le tribunal constata une impossibilité objective d’entendre le témoin K.I. et il procéda à la lecture des cinq déclarations que celui-ci avait faites au cours des poursuites.

13. Tout au long de la procédure devant le tribunal, le requérant fut représenté par un avocat de son choix.

14. Par un jugement du 26 mars 2015, le tribunal jugea que le requérant avait frappé la victime et lui avait provoqué des blessures qui avaient nécessité soixante-dix jours de soins médicaux et qui avaient causé à celle‑ci une infirmité physique permanente. Pour ce faire, tout d’abord, le tribunal procéda à l’établissement des faits. La partie du jugement y relative était ainsi rédigée :

« La situation de fait présentée ci-dessus résulte de la corroboration, [les uns par les autres], des éléments de preuve suivants : le certificat médicolégal, le rapport d’expertise médicolégale, les déclarations de la partie lésée, B.F., les déclarations des témoins K.I. et B.D.V., les rapports sur le test du détecteur de mensonges (rapoartele de constatare tehnico-științifică asupra comportamentului simulat) passé par le témoin K.I. et par l’inculpé Ghiurău George-Laviniu, le procès-verbal de confrontation entre la personne lésée et l’inculpé. »

15. Ensuite, le tribunal écarta l’argument du requérant selon lequel ce dernier n’était pas présent sur les lieux au moment des faits, au motif que cet argument était contredit par les déclarations de la victime et des témoins K.I. et B.D.V. En outre, il se référa aux conclusions du test du détecteur de mensonges subi par le requérant, et il jugea que celles-ci devaient être « interprétées en tant que simple probabilité » (vor fi interpretate ca şi probabilitate) et donc prises en compte avec circonspection, mais qu’elles offraient des indices qui, corroborés avec les preuves examinées en l’affaire, permettaient de conclure que l’intéressé n’avait pas été sincère quand il avait déclaré qu’il n’était pas présent lors de l’incident et qu’il n’avait pas frappé la victime. Le tribunal écarta également le témoignage du père du requérant, qui avait déclaré que la victime avait trébuché et était tombée, au motif que ce témoignage était contredit par les documents médicolégaux et par les dépositions de la victime et des autres témoins entendus en l’affaire. Il considéra que la déclaration du père du requérant était subjective. Enfin, le tribunal écarta la déclaration du témoin B.I.N.C., que le requérant avait proposé en sa défense, au motif que ce témoin n’avait pas assisté à l’incident et qu’il avait présenté la version des faits telle qu’elle lui avait été exposée par le père du requérant.

16. Le tribunal condamna le requérant à une peine de deux ans et huit mois d’emprisonnement pour blessures corporelles graves ainsi qu’au paiement de dommages et intérêts à la victime.

17. Le requérant interjeta appel contre ce jugement. Son appel fut enregistré par la cour d’appel d’Oradea (« la cour d’appel »). L’affaire fut attribuée à une formation composée des juges S.L. et C.A.

18. Le 27 mai 2015, la juge S.L. fit une déclaration d’abstention motivée par le fait qu’elle connaissait le fils de la partie civile et que l’avocat de cette dernière l’avait représentée dans un procès civil. L’examen de la demande d’abstention fut attribué à une formation de la cour d’appel composée des juges C.A. et Ţ.G. Par un jugement avant dire droit du 28 mai 2015, cette formation rejeta la demande d’abstention de la juge S.L. au motif que celle-ci ne se trouvait pas dans l’un des cas d’incompatibilité prévus par le code de procédure pénale (« le CPP » ; paragraphe 27 ci‑dessous) et qu’il n’avait pas été prouvé qu’elle avait un intérêt en l’espèce.

19. L’affaire fut ensuite examinée par la formation composée des juges S.L., en tant que présidente de la formation de jugement, et C.A.

20. Le requérant demanda une nouvelle audition du témoin K.I. Un mandat d’amener fut délivré le 24 juin 2015, mais le témoin ne put être localisé.

21. Tout au long de la procédure devant la cour d’appel, le requérant fut représenté par un avocat de son choix.

22. Par un arrêt du 15 septembre 2015, la cour d’appel fit partiellement droit à l’appel du requérant et réduisit la peine à deux ans d’emprisonnement. Sur le fond, la cour d’appel confirma l’établissement des faits opéré par le tribunal et la responsabilité du requérant.

2. Les conditions de détention du requérant

23. Le requérant fut détenu à la prison d’Oradea du 16 septembre 2015 au 29 novembre 2016.

1. La version du Gouvernement

24. Se fondant sur les données communiquées par l’Administration nationale des établissements pénitentiaires, le Gouvernement indique que le requérant a été placé :

. du 16 septembre au 7 octobre 2015 dans une cellule de 16,6 m2 occupée par six détenus ;

. du 7 octobre au 15 octobre 2015 dans une cellule de 28,64 m2 occupée par quatorze détenus ;

. du 15 octobre au 30 octobre 2015 dans une cellule de 29,29 m2 occupée par dix-sept détenus ;

. du 30 octobre au 6 novembre 2015 dans une cellule de 37,89 m2 occupée par vingt détenus ;

. du 6 novembre 2015 au 1er mars 2016 dans une cellule de 8,66 m2 occupée par deux détenus ;

. du 1er mars au 1er septembre 2016 dans une cellule de 37,89 m2 occupée par dix-neuf détenus ;

. du 1er septembre au 29 novembre 2016 dans deux cellules de 8,66 m2 occupées chacune par deux détenus.

25. Concernant les conditions de détention du requérant, le Gouvernement indique ce qui suit. Les cellules disposaient toutes d’une salle de bain dotée d’une douche et de toilettes. La prison avait entrepris des travaux de nettoyage et de réparation dans les cellules. L’intéressé avait été sélectionné pour travailler (à l’intérieur et ensuite à l’extérieur de la prison), ce qui lui donnait le droit de prendre une douche quotidienne après sa journée de travail. Son programme de travail était de 8 heures par jour (quand il était en dehors de la cellule) et, de plus, il avait droit à une heure et demie de promenade dans la cour de la prison.

2. La version du requérant

26. Le requérant conteste la version du Gouvernement. Il déclare que l’espace de vie dont il a disposé en cellule a rarement dépassé 2,75 m2, qu’il n’a pu prendre des douches que trois fois par semaine pour une durée de cinq minutes et que, concernant les toilettes, les conditions d’hygiène étaient mauvaises et l’intimité n’était pas préservée. Il soutient ne pas avoir disposé d’un espace de vie supérieur à 4 m2 dans les cellules prévues pour accueillir deux personnes. Il indique en outre qu’il y avait des insectes parasites dans les cellules. Il ne fournit pas d’éléments de preuve à l’appui de ses allégations.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

27. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (« le CPP ») en vigueur au moment des faits sont présentées dans l’arrêt Alexandru Marian Iancu c. Roumanie (no 60858/15, § 38, 4 février 2020, non définitif). En particulier, le CPP comporte les dispositions suivantes :

Article 64 – Incompatibilité concernant le juge

« 1. Tout juge est [empêché d’agir] pour des motifs d’incompatibilité [dans les cas suivants] :

a) il a été le représentant ou l’avocat de l’une des parties ou de l’un des sujets principaux du procès (subiect procesual principal), même dans une autre affaire ;

b) il est parent ou allié, jusqu’au quatrième degré y compris, ou il se trouve dans une autre situation prévue par l’article 177 du code pénal, par rapport à l’une des parties, l’un des sujets principaux du procès, l’avocat ou le représentant de ceux-ci ;

c) il a été expert ou témoin en l’affaire ;

d) il est le tuteur ou le curateur de l’une des parties ou de l’un des sujets principaux du procès ;

e) il a effectué, en l’affaire, des actes de poursuites pénales ou a participé, en qualité de procureur, à toute procédure qui a eu lieu devant un juge ou un tribunal ;

f) il existe une suspicion raisonnable de partialité de sa part. »

Article 66 – Abstention

« 1. La personne concernée par une incompatibilité est tenue de déclarer, selon le cas, au président du tribunal, au procureur chargé des poursuites pénales ou au procureur hiérarchiquement supérieur, qu’elle s’abstient de participer au procès pénal, en indiquant le cas d’incompatibilité et les raisons factuelles qui motivent l’abstention.

2. La déclaration d’abstention se fait aussitôt que la personne visée par l’obligation a pris connaissance de l’existence du cas d’incompatibilité. »

Article 68 – Procédure d’examen de l’abstention ou de la récusation

« (...)

2. L’abstention ou la récusation du juge qui fait partie de la formation de jugement est examinée par une autre formation de jugement.

(...)

5. L’examen de l’abstention ou de la récusation se fait, dans les vingt-quatre heures au plus tard, en chambre du conseil. Si cela est jugé nécessaire pour l’examen de la demande, le juge ou la formation de jugement, selon le cas, peut procéder à toute vérification et peut entendre le procureur, les sujets principaux du procès, les parties et la personne qui s’abstient ou dont la récusation est demandée.

(...)

7. La décision avant dire droit par laquelle est examinée la demande d’abstention ou de récusation n’est susceptible d’aucun recours.

(...) »

28. Le règlement d’ordre intérieur des tribunaux, adopté par le Conseil supérieur de la magistrature le 22 septembre 2005 et en vigueur du 28 octobre 2005 au 27 décembre 2015, comportait la disposition suivante :

Article 98

« 4. Lorsque les incidents de procédure concernent une partie des membres de la formation de jugement, leur examen sera effectué par une formation dont la composition comprendra le ou les juges indiqués dans le planning de permanence (planificarea de permanenţă) établi par matières, sur une base au moins semestrielle (...) »

Le règlement d’ordre intérieur adopté par le Conseil supérieur de la magistrature le 17 décembre 2015 comporte, à l’article 110, une disposition similaire.

29. La jurisprudence pertinente en l’espèce de la Haute Cour de cassation et de justice est résumée dans l’arrêt Alexandru Marian Iancu (précité, § 39). Sont également résumées dans cet arrêt les conclusions d’un rapport de droit comparé préparé par la Cour (ibid., §§ 40-43).

30. Des documents internationaux pertinents en l’espèce relatifs à l’impartialité des juges sont détaillés dans l’arrêt Harabin c. Slovaquie (no 58688/11, §§ 104-110, 20 novembre 2012).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31. Le requérant se plaint que l’espace de vie dont il a disposé à la prison d’Oradea était insuffisant et que ses conditions de détention dans cet établissement étaient mauvaises. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

33. Le requérant soutient qu’il a été détenu dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention pendant toute la durée de sa détention.

34. Le Gouvernement invite la Cour à ne prendre en considération que la période, d’une durée de sept mois et vingt-et-un jours, au cours de laquelle le requérant a disposé d’un espace de vie inférieur à 4 m2. S’agissant des autres périodes, au cours desquelles l’intéressé a disposé de plus de 4 m2, il expose que les conditions de détention étaient adéquates.

35. Les principes généraux applicables en la matière ont été résumés dans les arrêts Muršić c. Croatie ([GC], no 7334/13, §§ 96-141, 20 octobre 2016) et Rezmiveș et autres c. Roumanie (nos 61467/12 et 3 autres, §§ 71-79, 25 avril 2017). En particulier, la Cour s’est prononcée dans l’arrêt Muršić (précité) en ces termes :

« 137. Lorsque la surface au sol dont dispose un détenu en cellule collective est inférieure à 3 m², le manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3. La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement défendeur, qui peut toutefois réfuter la présomption en démontrant la présence d’éléments propres à compenser cette circonstance de manière adéquate (...).

138. La forte présomption de violation de l’article 3 ne peut normalement être réfutée que si tous les facteurs suivants sont réunis :

1) les réductions de l’espace personnel par rapport au minimum requis de 3 m² sont courtes, occasionnelles et mineures (...) ;

2) elles s’accompagnent d’une liberté de circulation suffisante hors de la cellule et d’activités hors cellule adéquates (...) ;

3) le requérant est incarcéré dans un établissement offrant, de manière générale, des conditions de détention décentes, et il n’est pas soumis à d’autres éléments considérés comme des circonstances aggravantes de mauvaises conditions de détention (...).

(...)

140. La Cour souligne aussi que lorsqu’un détenu dispose de plus de 4 m² d’espace personnel en cellule collective et que cet aspect de ses conditions matérielles de détention ne pose donc pas de problème, les autres aspects indiqués ci-dessus (...) demeurent pertinents aux fins de l’appréciation du caractère adéquat des conditions de détention de l’intéressé au regard de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Story et autres c. Malte, nos 56854/13, 57005/13 et 57043/13, §§ 112-113, 29 octobre 2015). »

36. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note que le Gouvernement concède que du 16 septembre au 6 novembre 2015 et du 1er mars au 1er septembre 2016 le requérant a été détenu dans des cellules où il a disposé d’un espace personnel variant entre 1,72 m2 et 2,76 m2 (paragraphe 24 ci-dessus). Un tel manque d’espace personnel donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3 de la Convention (Muršić, précité, § 137). La Cour recherchera donc si le Gouvernement a présenté des éléments aptes à réfuter cette présomption.

37. Se référant aux facteurs énoncés dans l’arrêt Muršić (précité, § 138), la Cour estime qu’un seul de ces trois facteurs cumulatifs est rempli en l’espèce. En effet, il ressort des informations fournies par le Gouvernement, que le requérant n’a pas valablement contestées (paragraphes 25 et 26 ci‑dessus), que l’intéressé a pu sortir de sa cellule pour mener à bien son programme de travail et pour se promener dans la cour de la prison et qu’il a ainsi disposé d’une liberté de circulation suffisante hors de la cellule. Toutefois, la durée de sa détention dans de telles conditions ne peut pas être qualifiée de courte, occasionnelle et mineure puisqu’elle s’est étalée sur des périodes dont la durée totale a été de sept mois et vingt-et-un jours. En outre, les allégations du requérant relatives aux mauvaises conditions d’hygiène des toilettes, à l’absence d’intimité aux toilettes et à la présence d’insectes parasites cadrent avec les conclusions de la Cour dans l’arrêt Rezmiveș et autres (précité, § 110), où elle a identifié un problème général qui tirait son origine d’un dysfonctionnement structurel propre au système carcéral roumain.

38. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant au cours des périodes allant du 16 septembre au 6 novembre 2015 et du 1er mars au 1er septembre 2016.

39. La Cour note ensuite que le Gouvernement a indiqué que, au cours de deux autres périodes, allant du 6 novembre 2015 au 1er mars 2016 et du 1er septembre au 29 novembre 2016, le requérant a disposé d’un espace de vie de 4,33 m2 (paragraphe 24 ci-dessus). Le requérant conteste ces informations, sans toutefois étayer ses dires par des éléments de preuve (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour constate que les informations présentées par le Gouvernement proviennent de l’Administration nationale des établissements pénitentiaires (paragraphe 24 ci-dessus). Puisque le requérant n’a pas présenté d’éléments permettant de douter de la véracité de ces informations officielles, la Cour admet que, au cours des périodes indiquées par le Gouvernement, l’intéressé a disposé d’un espace de vie supérieur à 4 m2. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de situation de surpopulation carcérale pendant ces périodes. La Cour doit donc rechercher si les autres aspects de la détention du requérant sont problématiques au point d’emporter violation de l’article 3 de la Convention (Muršić, précité, § 140).

40. À cet égard, la Cour note que les deux périodes indiquées par le Gouvernement se sont étalées sur trois mois et vingt-deux jours et deux mois et vingt-neuf jours respectivement (paragraphe 24 ci-dessus). Leur durée globale a dépassé six mois et représente un peu moins de la moitié de la durée de la détention du requérant (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour en déduit que cet aspect de la détention de l’intéressé n’a pas été un incident occasionnel ou de courte durée. Elle note ensuite, comme observé plus haut, que le requérant a pu sortir de sa cellule pendant son programme de travail et lors des promenades autorisées dans la cour de la prison (paragraphe 37 ci-dessus). En outre, d’après une information fournie par le Gouvernement, que le requérant a contestée sans toutefois présenter d’éléments valables à l’appui de ses dires (paragraphe 26 ci‑dessus), l’intéressé avait droit à une douche quotidienne après l’accomplissement des tâches lui incombant dans le cadre de son programme de travail (exécuté à l’intérieur et ensuite à l’extérieur de la prison – paragraphe 25 ci-dessus). Ainsi, le requérant a pu mener des activités adéquates en dehors de sa cellule et a bénéficié de certains privilèges en raison de son programme de travail. La Cour a pleinement conscience de l’existence, constatée par elle, d’un problème général dans le système carcéral roumain (paragraphe 37 ci-dessus), mais elle estime que les autres aspects évoqués par le requérant, liés notamment à de mauvaises conditions d’hygiène (paragraphe 26 ci-dessus), ne sont pas décisifs en soi et ne peuvent emporter à eux seuls violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce dans un contexte d’absence de surpopulation carcérale (voir, en ce sens, Muršić, précité, § 140). Pour cela, elle prend en compte le fait que le requérant a pu bénéficier d’une liberté de circulation suffisante et d’activités adéquates à l’intérieur et à l’extérieur de la prison pendant des périodes qui, prises ensemble, représentent à peu près la moitié de sa détention.

41. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant au cours des deux périodes susvisées, allant du 6 novembre 2015 au 1er mars 2016 et du 1er septembre au 29 novembre 2016.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

42. Le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale menée contre lui, qu’il qualifie d’excessive. Il allègue aussi un défaut d’impartialité de la formation de la cour d’appel, au motif que la déclaration d’abstention faite par la juge S.L. a été examinée par une formation composée, entre autres, de la juge C.A. (paragraphe 18 ci-dessus), qui a ensuite participé à l’examen sur le fond de son appel (paragraphe 19 ci-dessus). Enfin, il reproche aux juridictions saisies en l’espèce de n’avoir jamais entendu le témoin K.I. et de ne pas avoir entrepris les démarches nécessaires pour assurer sa présence en vue de son audition. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...).

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge (...) ;

(...) »

43. La Cour note que le grief du requérant comporte trois branches, qu’il convient d’examiner séparément.

1. Sur la durée de la procédure

44. Le requérant considère tout d’abord qu’il y a eu dépassement du « délai raisonnable » de durée de la procédure pénale dirigée contre lui.

1. Thèses des parties

45. Le Gouvernement expose que le requérant a été informé de l’accusation portée contre lui le 26 octobre 2011 (paragraphe 5 ci-dessus) et que la durée de la procédure à compter de cette date a été de trois ans, dix mois et vingt jours. Il admet que l’affaire ne présentait pas une complexité particulière, mais indique qu’elle a néanmoins nécessité l’examen de nombreux éléments de preuve, dont des tests du détecteur de mensonges et des confrontations entre les témoins. Il considère que les autorités ont agi avec diligence, sans des périodes d’inactivité, et précise que les ajournements accordés visaient à la localisation du témoin K.I. Il ajoute que le requérant a contribué à la durée de la procédure en ne se présentant pas devant les autorités d’enquête malgré les citations délivrées contre lui (paragraphe 4 ci-dessus), en multipliant les demandes de preuves et en sollicitant des tribunaux des ajournements afin de préparer sa défense.

46. Le requérant estime que le calcul de la durée doit être fait à partir de la date de déclenchement des poursuites (paragraphe 5 ci-dessus), et non pas à compter de la date de notification de l’accusation. Il en déduit que la durée de la procédure a été d’environ cinq ans et considère qu’elle est excessive. Il argue que l’affaire n’était pas complexe et qu’il n’a pas contribué à la durée en cause puisque son comportement aurait été dicté par l’exercice des droits de la défense. Au contraire, à ses dires, la manière dont les autorités d’enquête et, ensuite, celles de jugement ont mené la procédure a été superficielle, notamment au vu des démarches répétées mais selon lui insuffisantes entreprises par les tribunaux en vue de l’audition du témoin K.I.

2. Appréciation de la Cour

47. La Cour rappelle que la durée « raisonnable » d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).

48. En l’espèce, elle note qu’il y a controverse entre les parties quant à la manière dont il faut calculer la durée de la procédure, notamment quant à la date à laquelle la procédure a commencé pour le requérant (paragraphes 45 et 46 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle qu’en matière pénale le « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 de la Convention débute dès l’instant où une personne se trouve « accusée ». Il peut s’agir d’une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement, celle notamment de l’arrestation, de l’inculpation et de l’ouverture des enquêtes préliminaires. « L’accusation », au sens de l’article 6 § 1, peut alors se définir « comme la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale », idée qui correspond aussi à la notion de « répercussion importante sur la situation » du suspect (McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, §§ 142-144, 10 septembre 2010).

49. La Cour note en l’occurrence que les poursuites pénales ont été déclenchées contre le requérant le 18 novembre 2010, mais que l’intéressé n’a pris connaissance de l’accusation portée contre lui que le 26 octobre 2011 (paragraphe 5 ci-dessus), date à laquelle il convient de fixer le point de départ de la période à prendre en considération. La procédure s’étant terminée le 15 septembre 2015, lorsque la cour d’appel a rendu son arrêt définitif (paragraphe 22 ci-dessus), sa durée a été de trois ans, dix mois et vingt jours pour deux degrés de juridiction, ce qui ne semble pas excessif compte tenu des critères déjà énumérés (paragraphe 47 ci-dessus).

50. Par ailleurs, la Cour rappelle que, dans une affaire similaire contre la Roumanie, elle a jugé que l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le nouveau code civil représentait une voie de recours effective pour dénoncer la durée excessive des procédures pénales et que les requérants étaient tenus d’exercer cette voie de droit à partir du 22 mars 2015 (Brudan c. Roumanie, no 75717/14, §§ 86 et 88, 10 avril 2018). L’arrêt définitif en l’espèce ayant été rendu le 15 septembre 2015, le requérant pouvait saisir les tribunaux internes et faire examiner par eux ses arguments relatifs à la durée de la procédure pénale menée contre lui.

51. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. Sur l’impartialité de la cour d’appel

52. Le requérant estime que la cour d’appel d’Oradea n’était pas un « tribunal impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

1. Sur la recevabilité

53. Constatant que cette branche du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

54. Le requérant expose que la formation de jugement appelée à examiner la demande d’abstention de la juge S.L. comprenait dans sa composition la juge C.A. et qu’elle n’a ni procédé à ses propres vérifications ni entendu la juge S.L., et que, par conséquent, ladite demande n’a pas été examinée selon les voies légales. Il conteste l’argument du Gouvernement selon lequel la participation de la juge C.A. dans la formation de jugement était légale car décidée en application du règlement d’ordre intérieur des tribunaux : à cet égard, il dit que le CPP exigeait que la demande d’abstention d’un juge membre d’une formation de jugement fût examinée par une autre formation de jugement. Il considère que la juge C.A. était ainsi elle-même devenue visée par un cas d’incompatibilité pour juger son appel. Selon le requérant, la juge S.L. avait mis en avant des motifs sérieux faisant naître une suspicion raisonnable quant à son impartialité. Toujours selon lui, cette juge aurait ensuite jugé son appel de manière superficielle, notamment en ne déployant pas les mesures nécessaires pour localiser le témoin K.I., ce qui démontrerait qu’elle avait un intérêt en l’affaire.

55. Le Gouvernement réplique qu’en droit roumain une demande d’abstention doit être examinée par les pairs du juge en cause. En effet, accueillir une abstention de manière automatique créerait un droit pour le juge concerné de choisir les affaires dans lesquelles il siégerait. Le CPP réglerait la matière, mais ne donnerait pas une liste exhaustive de motifs justifiant l’abstention ou la récusation, et ce afin de couvrir les situations susceptibles d’émerger en pratique. Le Gouvernement indique qu’en l’occurrence la demande de la juge S.L. a été examinée par ses collègues et que la composition de la formation de deux juges amenée à procéder à cet examen a été décidée conformément aux dispositions applicables. Il ajoute que la demande d’abstention a été déclarée mal fondée au motif que les circonstances relatées par la juge ne justifiaient pas de l’accueillir. Il précise que la juge S.L. n’avait pas soutenu avoir une relation proche et solide avec le fils de la partie civile, mais juste un certain degré de connaissance, que la procédure civile dans laquelle elle avait été représentée par l’avocat de la partie civile avait été finalisée et que l’intéressée n’avait plus aucun lien professionnel avec ledit avocat. Il considère ainsi que la juge S.L. a fait sa demande d’abstention pour dissiper tout doute à l’égard de la manière dont elle s’occuperait de l’affaire du requérant, et que son impartialité subjective ne fait aucun doute. Il indique en outre que l’appel du requérant a été dûment examiné, qu’il a même été partiellement accueilli et qu’il n’y a eu aucune manifestation de l’existence d’un intérêt de la juge S.L. en l’affaire ou de l’exercice par elle d’une influence sur l’autre membre de la formation de jugement.

56. Dans ses observations supplémentaires, le Gouvernement indique que le règlement d’ordre intérieur des tribunaux (paragraphe 28 ci-dessus) complète de manière cohérente le CPP en établissant des règles concrètes de composition des formations de jugement. Il dit qu’en l’espèce la formation ayant examiné la demande d’abstention de la juge S.L. a été constituée conformément à ces deux actes normatifs.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

57. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou de préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 73, CEDH 2015).

58. Pour ce qui est de la démarche subjective, le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugé ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (Kyprianou c.Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005‑XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 94, CEDH 2009). L’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 47, série A no 154). Quant au type de preuve exigé, la Cour s’est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait fait montre d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86).

59. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective (Micallef, précité, § 95). La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119 in fine). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante supplémentaire (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32 in fine, Recueil 1996‑III).

60. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Morice, précité, § 76, et Micallef, précité, § 96).

61. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Micallef, précité, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Morice, précité, § 77, et Pullar, précité, § 38).

62. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber, précité, § 26). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter (Morice, précité, § 77 ; Micallef, précité, § 98 ; et Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII).

2. Application au cas d’espèce

63. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que, par son grief, le requérant se plaint d’un défaut d’impartialité de la formation de la cour d’appel qui a examiné son cas en dernier ressort, à raison de la déclaration d’abstention faite par la juge S.L., mais aussi de la manière dont cette déclaration a été examinée par une formation composée, entre autres, de la juge C.A., laquelle a ensuite participé à l’examen sur le fond (paragraphe 42 ci‑dessus). La Cour observe que le requérant met en cause l’impartialité de la juge S.L., et qu’en contestant la procédure par laquelle cette question a été vérifiée, il met également en cause l’impartialité de la juge C.A. (paragraphe 54 ci-dessus).

64. La Cour ne discerne aucun élément permettant de conclure à un défaut d’impartialité subjective des deux juges. En effet, rien n’indique que celles-ci aient fait preuve d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles envers le requérant. À cet égard, la Cour prend note, comme le Gouvernement l’invite à le faire (paragraphe 55 ci-dessus), du fait que les deux juges ont partiellement accueilli l’appel du requérant et ont réduit sa peine d’emprisonnement (paragraphe 22 ci-dessus). Elle estime qu’il convient plutôt d’examiner le grief du requérant selon une démarche objective et de rechercher si les doutes de l’intéressé étaient objectivement justifiés compte tenu des circonstances de l’espèce.

65. S’agissant de la juge S.L., la Cour note que sa déclaration d’abstention était motivée par le fait qu’elle connaissait le fils de la partie civile et que l’avocat de cette dernière l’avait représentée dans un procès civil (paragraphe 18 ci-dessus). Elle observe que les motifs indiqués par la juge S.L. ne font pas partie des cas d’incompatibilité expressément prévus par l’article 64 § 1 du CPP (paragraphe 27 ci-dessus). Elle prend également note de l’argument du Gouvernement selon lequel la juge S.L. n’avait pas fait état d’un lien personnel ou professionnel direct et fort avec le fils de la partie civile ou avec l’avocat de celle-ci (paragraphe 55 ci-dessus). Elle en déduit que la juge S.L. avait plutôt fait sa demande par souci de précaution (voir, a contrario, Rudnichenko c. Ukraine, no 2775/07, §§ 36 et 116-117, 11 juillet 2013, où le juge en cause avait motivé sa déclaration d’abstention par le fait d’avoir déjà exprimé son opinion sur l’incident dans lequel le requérant avait été impliqué).

66. La Cour note ensuite que la demande d’abstention a été examinée par une formation de deux juges de la cour d’appel, qui l’a rejetée au motif que la juge S.L. ne se trouvait pas dans l’un des cas d’incompatibilité prévus par le CPP et qu’il n’avait pas été prouvé qu’elle avait un intérêt en l’espèce (paragraphe 18 ci-dessus). Elle ne voit pas de raison de remettre en cause ces constats (voir, mutatis mutandis, Ilie c. Roumanie, (déc.) [Comité], no 26220/10, § 45, 3 septembre 2019, et Gogan c. Roumanie, (déc.) [Comité], no 41059/11, §§ 36-38, 1er octobre 2019, s’agissant d’un prétendu défaut d’impartialité dans le cadre de procédures civiles). La Cour prend note de l’argument du requérant selon lequel cette formation n’a pas procédé à ses propres vérifications et n’a pas entendu la juge S.L. (paragraphe 54 ci-dessus). Toutefois, elle observe que l’article 68 du CPP donne la possibilité à la formation de jugement de procéder à des vérifications supplémentaires lorsqu’elle estime qu’elles sont nécessaires (paragraphe 27 ci-dessus). En l’espèce, la formation de jugement n’a pas estimé que de telles vérifications étaient nécessaires, et la Cour ne dispose pas d’éléments pour censurer cette décision. D’ailleurs, le requérant n’a pas établi quelles vérifications auraient pu être nécessaires en l’espèce et quels éléments supplémentaires celles-ci auraient pu apporter à la lumière de la nature des motifs invoqués par la juge S.L., et notamment eu égard au fait que cette dernière n’a pas soutenu qu’elle avait des liens personnels ou professionnels directs et forts avec le fils de la partie civile et avec l’avocat de celle-ci.

67. Enfin, s’agissant de l’impartialité objective de la juge C.A., qui a fait partie de la formation de jugement ayant examiné la demande d’abstention de la juge S.L. et qui s’est ensuite prononcée sur le fond en l’affaire, la Cour ne peut pas retenir l’argument du requérant selon lequel la demande d’abstention a été examinée en méconnaissance des dispositions légales (paragraphe 54 ci-dessus). En effet, elle observe que la juge C.A. a siégé en application des dispositions du CPP et du règlement d’ordre intérieur des tribunaux qui prévoient que la demande d’abstention est examinée par une autre formation de jugement comprenant dans sa composition le ou les juges indiqués dans le planning de permanence (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). La Cour ne saurait retenir non plus, comme le requérant semble l’y inviter (paragraphe 54 ci-dessus), que la simple circonstance que la juge C.A. devait ensuite examiner le fond des accusations portées contre l’intéressé créait, dans son chef, un intérêt en l’affaire justifiant, de manière objective, de remettre en cause son impartialité.

68. Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut que les doutes que le requérant pouvait entretenir quant à l’impartialité de la formation de jugement en appel ne sont pas objectivement justifiés.

69. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. Sur le défaut d’audition du témoin K.I.

70. Le requérant considère que l’impossibilité d’examiner le témoin K.I. lors des débats a rendu inéquitable son procès.

1. Sur la recevabilité

71. Constatant que cette branche du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

72. Le requérant soutient que les tribunaux n’ont pas entrepris les démarches nécessaires pour localiser le témoin K.I. et qu’ils se sont contentés de lire en audience publique ses déclarations. Il indique que, bien que le témoin ait été entendu cinq fois au cours de l’enquête, ni lui ni son avocat n’étaient présents lors de ses auditions. Il dit aussi que les mandats d’amener délivrés contre ce témoin ont été exécutés de manière superficielle et que les autorités n’ont pas procédé aux diligences nécessaires pour identifier l’adresse de ce dernier. Il ajoute que les déclarations de K.I. ont été décisives pour justifier sa condamnation. Il précise que la juridiction d’appel n’a pas corrigé les carences de la juridiction du fond, qu’elle n’a pas entrepris de démarches pour entendre directement ce témoin et qu’elle a justifié sa condamnation en se fondant principalement sur la déclaration de K.I. Le requérant conclut qu’il n’a pas bénéficié des garanties procédurales adéquates.

73. Le Gouvernement expose ce qui suit : le tribunal a cité le témoin K.I. à comparaître et a délivré des mandats d’amener contre lui ; la police a effectué les diligences nécessaires mais n’a pu trouver ce témoin ni à l’adresse indiquée par le tribunal, ni à l’adresse figurant dans la base de données de l’autorité compétente, ni à l’adresse mentionnée par les parties ; les possibilités de retrouver le témoin ayant toutes été épuisées, le tribunal a procédé, en application des règles procédurales, à la lecture en audience publique de ses déclarations faites au cours des poursuites. Le Gouvernement dit ensuite que la déposition de K.I. n’a pas été décisive et que la condamnation du requérant reposait sur plusieurs éléments de preuve. Il précise que la cour d’appel a essayé, en vain, de localiser K.I., qu’elle s’est livrée à un nouvel examen des éléments de preuve et qu’elle ne s’est pas appuyée uniquement sur la déclaration de K.I. Il estime qu’aucun autre effort raisonnable n’aurait pu être fait pour localiser K.I. Le Gouvernement conclut que la procédure, prise globalement, a été équitable.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

74. La Cour se réfère aux principes pertinents en la matière concernant les critères d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne l’absence des témoins à l’audience, tels qu’exposés dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, §§ 118-147, CEDH 2011) et Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, §§ 100-131, CEDH 2015).

75. Dans son arrêt Schatschaschwili, la Cour a rappelé que, selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité), l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes (Schatschaschwili, précité, § 107). Ainsi, la Cour doit rechercher :

i. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition (ibid., §§ 119-122) ;

ii. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation (ibid., §§ 123-124) ; et

iii. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibid., §§ 125-131).

76. Il y a lieu d’insister sur le fait que l’absence de motif sérieux justifiant la non‑comparution d’un témoin ne peut en soi rendre un procès inéquitable. Cela étant, le manque de tels motifs constitue un élément de poids s’agissant de l’appréciation de l’équité globale d’un procès : pareil élément est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (ibid., § 113 in fine). De plus, le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, mais aussi dans celles où elle juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable (Seton c. Royaume-Uni, no 55287/10, § 59, 31 mars 2016).

77. La Cour doit donc vérifier les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery – dans l’ordre défini dans cet arrêt –, tout en gardant à l’esprit que ces étapes sont interdépendantes et, prises ensemble, servent à établir si la procédure pénale dans le cas d’espèce a été globalement équitable (Schatschaschwili, précité, § 118).

2. Application au cas d’espèce

78. S’agissant de la question de savoir si l’absence du témoin K.I. était justifiée par un motif sérieux, la Cour note que tant le tribunal que la cour d’appel ont cité ce témoin à comparaître, mais que celui-ci ne s’est pas présenté devant les juridictions internes, malgré les mandats d’amener délivrés contre lui (paragraphes 11 et 20 ci-dessus). Il ressort des éléments présentés devant la Cour que ce témoin n’a pas pu être trouvé aux adresses indiquées par les parties ou identifiées au cours de la procédure (paragraphe 11 ci-dessus). Toutefois, la Cour doute que les juridictions internes aient entrepris des démarches suffisantes afin de localiser ce témoin. En effet, si le tribunal a demandé à l’autorité administrative compétente des informations sur le domicile dudit témoin et si les policiers ont été chargés d’exécuter les mandats d’amener, force est de constater que ces démarches n’ont pas abouti – l’intéressé ayant été déclaré sans domicile fixe par les policiers (paragraphe 11 ci-dessus) et les éléments obtenus n’ayant pas permis de le localiser – , alors que ce témoin avait été entendu pas moins de cinq fois au cours de l’enquête pénale (paragraphe 12 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour a des doutes quant à la question de savoir si les juridictions roumaines ont déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer la comparution de K.I.

79. S’agissant ensuite du poids qu’a revêtu la déposition de K.I. dans la condamnation du requérant, la Cour note que le tribunal, dans son jugement du 26 mars 2015, a jugé que les faits étaient établis par un ensemble d’éléments de preuve, dont des documents médicolégaux, les déclarations de la partie lésée et de deux témoins (parmi lesquels K.I.), les rapports sur le test du détecteur de mensonges passé par K.I. et par le requérant, ainsi que le procès-verbal de confrontation entre la personne lésée et l’inculpé (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour en déduit que la déposition du témoin K.I. n’a été ni le fondement unique ni l’élément déterminant pour décider la condamnation du requérant. Elle note toutefois que, devant le parquet, le témoin K.I. avait déclaré qu’il avait vu le requérant penché sur la victime et que celle-ci présentait des traces de violences (paragraphe 6 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour est prête à admettre que, sans forcément constituer le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, la déposition de K.I. revêtait un poids certain et que son administration a causé des difficultés à la défense (voir, mutatis mutandis, Valdhuter c. Roumanie, no 70792/10, § 49, 27 juin 2017).

80. La Cour doit ensuite examiner s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense par l’impossibilité de contre-interroger K.I. À cet égard, elle prend note de l’argument du requérant selon lequel ni lui ni son avocat n’étaient présents lors des auditions de ce témoin au cours de l’enquête pénale (paragraphe 72 ci-dessus). Cela étant, elle observe que le requérant a demandé la soumission du témoin K.I. à un test du détecteur de mensonges, ainsi qu’à des confrontations avec d’autres témoins, dont son père, et que ses demandes ont été accueillies pendant l’enquête pénale (paragraphe 6 ci‑dessus). Elle en déduit que, même s’il n’était pas présent au moment des auditions du témoin, le requérant a pu avoir connaissance de la teneur des déclarations de K.I. et qu’il s’est vu offrir une occasion de mettre en cause la crédibilité de celui-ci par un moyen tel que le test du détecteur de mensonges.

81. La Cour relève aussi que, si les juridictions internes n’ont pas entendu le témoin K.I., le tribunal a procédé à la lecture en audience publique des déclarations que celui-ci avait faites pendant l’enquête (paragraphe 12 ci-dessus). Elle estime qu’il s’agit d’un élément à prendre également en considération.

82. La Cour observe de plus que les juridictions internes ont procédé à un examen rigoureux des éléments de preuve (paragraphes 14, 15 et 22 ci‑dessus). Le tribunal a notamment procédé à une analyse équilibrée de tous les éléments de preuve, a examiné leur valeur probante avec soin et a jugé que les faits étaient établis par l’ensemble des éléments de preuve, corroborés les uns par les autres (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). En outre, le tribunal a donné des réponses détaillées à tous les arguments présentés par le requérant en sa défense et il a écarté les éléments de preuve proposés par celui-ci de manière motivée (paragraphe 15 ci-dessus)

83. La Cour observe par ailleurs que le requérant n’a pas allégué s’être trouvé dans l’impossibilité de proposer d’autres éléments de preuve pour sa défense. En réalité, l’intéressé a eu la possibilité de donner sa propre version des faits et de mettre en doute la crédibilité du témoin absent K.I., en particulier en soulignant toute incohérence ou contradiction (Schatschaschwili, précité, § 131).

84. La Cour constate donc que le requérant a pu bénéficier d’un nombre important d’éléments compensateurs.

85. Pour conclure, la Cour note qu’il n’a pas été valablement démontré que l’absence du témoin K.I. était justifiée par un motif sérieux (paragraphe 78 ci-dessus). Elle rappelle que, même si cela constitue un élément de poids pour apprécier l’équité globale du procès, un défaut d’observation de la première étape du critère Al-Khawaja et Tahery, plus précisément l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin, n’est pas en soi décisif (voir la jurisprudence citée au paragraphe 76 ci-dessus, ainsi que, mutatis mutandis, Ben Moumen c. Italie, no 3977/13, § 52, 23 juin 2016, et Virgil Dan Vasile c. Roumanie, no 35517/11, § 67, 15 mai 2018). S’agissant des deux autres étapes du critère, il convient d’avoir égard aux éléments compensateurs présents en l’espèce (paragraphes 80- 84 ci-dessus), considérés dans leur globalité à la lumière de la conclusion de la Cour selon laquelle la déposition de K.I. n’a pas été déterminante pour la condamnation du requérant, mais a revêtu un poids certain à cette fin (paragraphe 79 ci-dessus). Compte tenu de la procédure prise dans son ensemble, la Cour estime que les éléments compensateurs dont a bénéficié le requérant étaient suffisants et de nature à contrebalancer les difficultés rencontrées par la défense.

86. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

87. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

88. Le requérant demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

89. Le Gouvernement considère que la somme réclamée pour dommage moral est excessive.

90. La Cour rappelle avoir conclu uniquement à la violation de l’article 3 de la Convention pour les mauvaises conditions de détention subies par le requérant au cours des périodes allant du 16 septembre au 6 novembre 2015 et du 1er mars au 1er septembre 2016. Compte tenu des circonstances de l’affaire et statuant en équité, elle octroie au requérant 1 000 EUR pour le dommage moral subi de ce chef.

2. Frais et dépens

91. Le requérant réclame les sommes suivantes au titre des frais et dépens qu’il a dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour :

. 1 500 EUR pour les honoraires de l’avocat l’ayant représenté ;

. 220 EUR pour les frais de traduction du français et de l’anglais vers le roumain des documents envoyés par la Cour ;

. 229 EUR pour les frais de traduction du roumain vers l’anglais des documents envoyés à la Cour.

À titre de justificatifs, il fournit une copie du contrat d’assistance juridique conclu avec son avocat et de la facture délivrée par celui-ci, ainsi que des factures relatives aux traductions.

92. Le Gouvernement indique que la demande du requérant n’est pas accompagnée d’un récapitulatif des heures de travail prestées par l’avocat. De plus, il considère que la traduction de tous les documents soumis à la Cour n’était pas vraiment nécessaire et il émet des doutes à cet égard.

93. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 134, 26 avril 2016). En l’espèce, la Cour note que le requérant n’a obtenu gain de cause devant elle que pour une partie de son grief tiré de l’article 3 de la Convention, et qu’une bonne partie des observations de celui-ci étaient consacrées au volet de la requête déclaré irrecevable ou aux doléances pour lesquelles la Cour a conclu à la non-violation des droits conventionnels de l’intéressé. En de telles circonstances, elle peut juger approprié de réduire le montant à octroyer au titre des frais et dépens (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 146, 25 septembre 2018). Dès lors, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 650 EUR pour la procédure menée devant elle.

3. Intérêts moratoires

94. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs concernant les conditions de détention du requérant à la prison d’Oradea, l’impartialité de la cour d’appel et le défaut d’audition par les tribunaux du témoin K.I. recevables, et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention du requérant à la prison d’Oradea du 16 septembre au 6 novembre 2015 et du 1er mars au 1er septembre 2016 ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention s’agissant des conditions de détention du requérant à la prison d’Oradea du 6 novembre 2015 au 1er mars 2016 et du 1er septembre au 29 novembre 2016 ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l’impartialité de la cour d’appel ;
5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne l’impossibilité d’examiner le témoin K.I. aux débats ;
6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 650 EUR (six cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.ature_p_2}

Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident


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