CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ASSOCIATION INNOCENCE EN DANGER
ET ASSOCIATION ENFANCE ET PARTAGE
c. FRANCE
(Requêtes nos 15343/15 et 16806/15)
ARRÊT
Art 3 (matériel) • Obligations positives • Défaut de mesures nécessaires et appropriées de l’État pour protéger une enfant des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès • Absence d’audition des enseignantes de l’enfant ayant signalé la suspicion de maltraitance • Absence d’enquête sur l’environnement familial dans le contexte de leurs multiples déménagements • Audition de l’enfant sans la participation d’un psychologue • Décision de classement sans suite non entourée de précautions pour continuer la surveillance accrue de l’enfant • Inexistence d’un mécanisme centralisant les informations • Défaut d’action véritablement perspicace des services sociaux pour déceler l’état réel de l’enfant
Art 13 (+3) • Recours efficace • Nécessité non déraisonnable de caractériser une faute lourde afin de pouvoir engager la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice • Une « faute lourde » pouvant être constituée par une addition de fautes simples
STRASBOURG
4 juin 2020
DÉFINITIF
04/09/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Lәtif Hüseynov,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier adjoint de section,
Vu :
les requêtes (nos 15343/15 et 16806/15) dirigées contre la République française et dont deux associations françaises, Innocence en Danger et Enfance et Partage (« les associations requérantes »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 mars 2015 et le 7 avril 2015 respectivement,
les observations des parties.
Notant que le 27 septembre 2017, les griefs tirés des articles 2, 3 et 13 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête no 15343/15 a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
Notant que le 4 juin 2019, la présidente de la section a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter le Gouvernement et l’association Innocence en Danger à lui présenter par écrit des observations complémentaires.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes sont présentées par deux associations de protection de l’enfance. L’affaire concerne, en principe sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention, la question de savoir si les autorités françaises ont rempli leurs obligations positives pour protéger une enfant des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès. Elle concerne, en outre, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, la question du droit à un recours effectif pour engager la responsabilité civile de l’État français du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice.
EN FAIT
2. Les requérantes sont deux associations dont le siège se trouve à Paris. Elles sont représentées par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat à Strasbourg, et par Me R. Costantino, avocat à Paris.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requêtes sont liées au décès en 2009 d’une enfant de huit ans, M., à la suite de sévices infligés par ses parents.
5. Certains éléments rapportés dans le récit qui suit sont issus du compte rendu du 30 juin 2014 établi par le Défenseur des droits (paragraphes 90 et suivants ci-dessous).
1. Mesures prises durant la vie de M.
1. Évènements jusqu’en juin 2008
6. En 2000, les parents de M. vécurent ensemble pendant près d’un an. Sa mère – qui avait déjà un fils, A., né en 1999 d’une relation précédente – tomba rapidement enceinte de M. Le couple se maria en octobre 2000, mais se sépara peu de temps après, alors que la mère était enceinte de six mois. La mère accoucha sous le secret (c’est-à-dire sans révéler son identité) et M. naquit le 27 février 2001.
7. Un mois plus tard, la mère revint sur sa décision et récupéra M. Celle-ci vécut ensuite auprès de ses deux parents et de son demi-frère A., auquel vinrent s’ajouter trois enfants du couple, nés respectivement en 2003 (une sœur, O.), en 2004 (un frère, R.) et en 2008 (un frère, D.). Le carnet de santé de M. – un document contenant les informations médicales nécessaires au suivi de la santé d’un enfant de sa naissance jusqu’à ses 18 ans – fut déclaré perdu dans les multiples déménagements de la famille qui allaient suivre.
8. M. fut scolarisée pour la première fois en avril 2007, à l’âge de six ans, âge à partir duquel un enfant devait obligatoirement être scolarisé à l’époque des faits. Toutefois, les différentes écoles dans lesquelles elle fut successivement scolarisée en raison des déménagements de sa famille notèrent de fréquents jours d’absence.
9. Dès la première année scolaire de M., en 2007-2008, ses enseignants consignèrent par écrit diverses lésions constatées régulièrement sur l’enfant, principalement sur son visage mais aussi sur son corps.
En septembre 2007, une des deux institutrices de M. contacta par téléphone le médecin de santé scolaire, le Dr A., pour signaler la présence de bleus sur M. et lui faire part des questions qu’elle se posait. Le 18 octobre 2007, M. et son père rencontrèrent le Dr A., qui releva alors des marques anciennes, « rien d’inquiétant » selon lui. Le Dr A. déclarera plus tard, dans le cadre d’une procédure relative à une plainte pour « non-assistance à personne en danger » qui avait suivi la condamnation des parents par la cour d’assises (paragraphes 47 et 57 ci-dessous), « Nous n’étions pas dans un contexte d’urgence (...). Si j’avais eu un élément concret, une blessure à constater, une situation d’urgence, j’y serais allé (de suite) ».
À la suite d’une rencontre entre M. et l’infirmière de santé scolaire programmée pour novembre 2007, le Dr A. ouvrit un dossier de santé scolaire et s’entretint avec au moins une des deux institutrices de l’enfant. Il indiqua qu’il n’avait rien constaté de probant, mais demanda en revanche à ce que l’on fût vigilant et que tout ce qui pourrait dorénavant avoir un caractère suspect fût noté.
Des tests préconisés en relation avec un strabisme ne purent être réalisés en raison des nombreuses absences scolaires de M. Une rencontre du Dr A. avec M. en présence de son père le 15 février 2008 fut suivie d’une prise de contact du Dr A. avec celui qui avait été cité par la famille comme étant leur médecin traitant. Le Dr A. fit part à ce médecin généraliste des suspicions de maltraitance mais ce dernier ne connaissait que très peu la famille, qui était arrivée dans le secteur un an auparavant seulement.
10. Le 31 mai 2008, la famille déménagea dans une commune voisine et M. fut inscrite à l’école le 16 juin.
2. Signalement au titre de la protection de l’enfance du 19 juin 2008
11. Le 19 juin 2008, la directrice de l’école de l’époque adressa un « signalement au titre de la protection de l’enfance » (paragraphe 64 ci-dessous) au procureur de la République du Mans et au président du Conseil général. Le signalement ne comportait pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate. La directrice s’inquiétait de ce que, à la suite d’un déménagement, M. ne s’était toujours pas présentée à sa nouvelle école, contrairement à ses frères et sœur. Elle se souciait de cette absence, dans la mesure où le directeur de l’ancienne école de M. lui avait fait part d’une suspicion de maltraitance et où elle avait reçu un dossier scolaire faisant état de marques physiques constatées tout au long de l’année sur le corps de M. par ses institutrices. Elle joignit à son courrier, intitulé « signalement pour suspicion de maltraitance », les copies de quatre pages manuscrites rédigées par lesdites enseignantes et constatant diverses marques découvertes sur le corps de l’enfant tout au long de l’année scolaire 2007-2008. Ces pages se lisaient notamment comme suit :
« . 14 septembre 2007, 3 bleus sur l’omoplate droite, 3 bleus sur le ventre et des traces de bleus sur les bras et le bassin ;
. 18 septembre 2007, une marque rosée de 2 cm dans le bas du dos, un hématome sur le coude droit et des petits bleus sur le bras ;
. 1er octobre 2007 (après une semaine d’absence pour cause de grippe), un bleu sur le front à gauche ;
. 11 octobre 2007, 3 bleus sur le visage : 2 sur la joue (mâchoire et pommette) et un sur l’oreille ;
. 21 janvier 2008 (lors d’une convocation à l’école de M. avec ses parents, pendant une période d’absence de l’enfant), « suite à une conjonctivite très réactive, [M.] avait le visage gonflé et tuméfié et ne pouvait pas ouvrir les yeux. Son visage était partiellement couvert de crème » ;
. 25 janvier 2008 (après 3 semaines d’absence), un bleu sous l’ensemble de l’œil droit et une griffure sur le côté de l’œil, une grande croûte d’environ 2 cm de diamètre et un gros bleu autour ;
. 29 janvier 2008, 2 hématomes sur la cheville gauche, 4 bleus tout le long de la jambe droite ;
. 25 mars 2008, pouce entaillé ;
. 3 avril 2008, un bleu sur la joue droite ;
. 28 avril 2008, genou très écorché ;
. 6 mai 2008, un bleu au front, « [M.] me dit qu’elle a mal aux doigts car elle s’est pincé les doigts chez elle » ;
. 23 mai 2008 (à la piscine), plusieurs petits bleus dans le haut du dos, une grande marque sur la cuisse gauche. »
12. Le jour même, le substitut chargé des mineurs auprès du procureur de la République du Mans adressa un « soit-transmis » au commandant de gendarmerie afin de faire procéder à une enquête sur « d’éventuels faits de maltraitance dont pourrait être victime l’enfant ».
Le substitut donna pour instruction de commencer l’enquête par un examen médicolégal de l’enfant et par une audition filmée de celle-ci, et de rendre compte en traitement en temps réel (« TTR », qui se caractérise par le fait que les membres du parquet répondent par téléphone, et non par courrier comme dans les enquêtes préliminaires classiques, aux demandes d’orientation des affaires émanant des officiers de police judiciaire et prennent immédiatement les décisions concernant la suite à donner à ces affaires).
Il résulte toutefois du rapport ultérieur du Défenseur des droits qu’il n’a finalement pas été rendu compte de la procédure dans le cadre du TTR.
13. Douze jours plus tard, soit le 1er juillet 2008, les services sociaux informèrent par courrier électronique le procureur du constat de récentes ecchymoses par le nouveau médecin scolaire de M., le Dr D. Le message précisait qu’un certificat médical était à sa disposition à l’Inspection académique.
14. Le 2 juillet 2008, un agent de police judiciaire fut saisi de l’enquête sous le contrôle d’un adjudant-chef, officier de police judiciaire.
15. Le 10 juillet 2008 (soit trois semaines après le signalement de la directrice et le « soit-transmis » du procureur), un médecin légiste fut missionné. Les gendarmes prirent attache avec les parents de M. afin de les informer de la tenue d’une enquête et de la nécessité de présenter l’enfant au médecin légiste cinq jours plus tard.
16. Le 15 juillet 2008, M. fut examinée par le médecin légiste, le Dr B., en présence de son père. Dans son rapport, le Dr B. présenta M. comme une enfant qui s’exprimait peu et restait très en retrait. Il nota qu’elle ne semblait pas perturbée par la consultation. Il affirma être « immédiatement frappé par la très petite taille de M., ainsi que par sa démarche très atypique ». Il constata « de très nombreuses cicatrices d’allure post-traumatique ancienne disséminées sur l’ensemble du corps ». En conclusion de son rapport, remis le 17 juillet 2008 à la gendarmerie, le Dr B. déclara :
« L’examen permet de retrouver de très nombreuses lésions d’allure ancienne pouvant toutes individuellement être la conséquence d’accidents de la vie courante mais dont le nombre est fortement suspect (...). Malgré les explications concordantes données par le papa (...) nous ne pouvons exclure des faits de violence ou de mauvais traitements. »
17. Le 23 juillet 2008, alors qu’elle était âgée de huit ans, M. fut entendue dans les locaux de la brigade de prévention de la délinquance juvénile, dans une salle équipée de matériel vidéo, séparée par deux pièces de la salle d’attente où se trouvait son père. M. et ses parents avaient donné leur accord pour cette audition filmée.
Le procès-verbal de retranscription de l’enregistrement audiovisuel décrit ceci :
« Dès son arrivée dans les locaux (...), [M.] a été prise en charge et mise en condition. Elle s’exprime normalement avec un vocabulaire de son âge. Elle ne montre aucune appréhension particulière vis-à-vis de l’enquêteur.
[M.], dont la morphologie semble [proche de celle] d’un enfant plus jeune que son âge, paraît relativement calme. Visiblement préparée, elle est détendue. Nous n’avons pas constaté de trouble particulier la concernant, tels [que des] tics, mimiques ou gesticulations. (...) »
Lors de l’audition, M. ne dénonça aucune violence de la part de ses parents ni de quiconque, affirmant toutefois que « ses frères et sœur [la] tap[ai]ent, soit avec les mains ou les poings ». Le gendarme aborda chaque lésion et M. donna à chaque fois une explication (accident domestique, bagarre avec sa fratrie). À une question « Est-ce que des personnes te frappent ? », M. répondit « Sauf mon papa et maman », avant de se reprendre et de dire « Papa me tape pas et ma maman me tape pas ».
18. La famille déménagea à nouveau le 15 août 2008, dans une commune peu éloignée du domicile précédent. Venus inscrire leurs enfants dans une nouvelle école, les parents omirent de signaler l’existence de M. Celle-ci se présenta néanmoins à l’école le jour de la rentrée scolaire. Le médecin scolaire, le Dr D. (celui qui avait examiné M. dans l’école précédente, également compétent pour le secteur de la nouvelle école) aperçut l’enfant dans le car scolaire et informa le directeur de la nouvelle école de la nécessité d’être vigilant à l’égard de cette enfant.
19. Le 17 septembre 2008, l’agent de police judiciaire en charge de l’enquête se présenta au domicile familial. Il y fut reçu par la mère, qui confirma l’origine accidentelle des cicatrices constatées et l’absence de toute violence au sein du couple ou à l’égard des enfants. À la suite de cette visite, l’agent dressa un procès-verbal d’audition de témoin.
20. Le 18 septembre 2008, l’agent de police judiciaire rédigea et signa le procès-verbal de synthèse de l’enquête.
Il nota ceci : « [M.] ne nous a pas paru en danger au sein de sa famille. Elle avait toujours le sourire et s’est même mise à rigoler devant nous. Elle ne nous a pas relaté de problème, que ce soit avec ses parents ou ses frères et sœur. Son audition a fait ressortir que ses différentes lésions étaient dues à des petits accidents dont elle donne des explications claires et précises ou à des chamailleries avec ses frères et sœur. » Il indiqua que, lors de sa visite au domicile familial le 17 septembre 2008, la mère n’avait « pu donner aucune autre explication concernant les lésions de [M.] » et avait « assuré que tout se pass[ait] bien avec son mari et qu’il n’y a[vait] jamais eu de cas de violence au sein de leur couple ni auprès de ses enfants ». L’agent de police judiciaire déclara que « les [deux] habitations [visitées] étaient bien tenues et propres » et que « les enfants (...) avaient toujours paru en bonne santé, polis et ne manquer de rien ». Il conclut ceci : « (...) de l’enquête effectuée, il ne ressort aucun élément susceptible de présumer que [M.] a été ou est victime de maltraitance ».
En conséquence, il clôtura l’enquête en son état.
21. Le 26 septembre 2008, le service de l’aide sociale à l’enfance (« l’ASE » ; paragraphe 65 ci-dessous) – qui avait également été saisi le 19 juin 2008 du signalement au titre de la protection de l’enfance – adressa une lettre au procureur pour l’informer, dans le cadre de l’enquête, d’un nouveau déménagement de la famille de M.
22. Le 27 septembre 2008, la gendarmerie transmit le dossier de l’enquête préliminaire au parquet. Celui-ci le réceptionna le 1er octobre 2008.
23. Le 6 octobre 2008, le parquet classa le dossier sans suite, au motif que l’infraction alléguée était « insuffisamment caractérisée ».
3. Faits survenus après le classement sans suite du 6 octobre 2008
24. En octobre et novembre 2008, la situation de M. fut abordée par son nouvel enseignant lors d’échanges avec l’inspecteur de l’Éducation nationale. Ils évoquèrent l’absence d’information et d’action à la suite du signalement de juin.
25. Le 5 mars 2009 (soit cinq mois après la clôture de l’enquête), l’ASE examina des dossiers non clos et constata l’absence d’information de la part du parquet quant aux suites réservées au signalement du 19 juin 2008. L’ASE se renseigna par téléphone et le parquet l’informa alors du classement sans suite.
26. Le 27 avril 2009, le directeur de l’école où M. était scolarisée depuis septembre 2008 constata – après une absence scolaire de M. au retour des vacances scolaires de Pâques, expliquée par des « cors aux pieds » – le mauvais état des pieds de l’enfant. Il en alerta le médecin scolaire, le Dr D., qui connaissait déjà bien M. Le Dr D. témoigna, lors de son audition dans le cadre du procès d’assises des parents (paragraphe 47 ci-dessous), qu’il avait été « horrifié par l’état des plaies » et que « les explications du père sur l’origine des blessures n’apparaissaient nullement convaincantes ».
a) Information préoccupante au titre de la protection de l’enfance du 27 avril 2009
27. Toujours le 27 avril 2009, le directeur de l’école adressa une « information préoccupante (protection de l’enfance) » (paragraphe 63 ci-dessous) au président du Conseil général (et pas au procureur).
Il relata que, depuis le début de l’année scolaire, M. totalisait 33 journées d’absence qui n’avaient pas systématiquement été signalées par sa famille et qui n’avaient jamais été attestées par un certificat médical. Il ajouta que M. était souvent venue à l’école avec de petites blessures pour lesquelles il était difficile d’avoir une explication certaine. Il rapporta également que, en dépit des engagements de son père à cet égard, M. n’avait consulté ni un ophtalmologue ni un pédiatre, comme l’avait demandé le médecin scolaire dans la mesure où l’enfant s’était régulièrement plainte de maux de tête et de ventre et où elle avait un comportement boulimique vis-à-vis de la nourriture. Enfin, il fit état de violences physiques que M. avait évoquées en déclarant, le 16 mars 2009 : « Je ne sais pas ce qu’elle a, maman, ce matin, mais elle m’a tapée » et, le 17 mars 2009, « Maman m’a encore tapée ce matin ».
Le directeur de l’école joignit au formulaire un document de trois pages énumérant les absences scolaires et les diverses marques sur le corps de M. constatées depuis la rentrée de septembre 2008, telles que des bleus au niveau des yeux et sur le menton, des griffures sur le visage ainsi que des coupures, dont une profonde au cuir chevelu, sur le haut du crâne.
b) Hospitalisation de M. du 27 avril 2009 au 26 mai 2009
28. Le 27 avril 2009, une hospitalisation – suscitée par le constat de l’état des pieds de l’enfant (paragraphe 26 ci-dessus) et décidée parallèlement à l’information préoccupante – donna lieu au recueil de nombreux avis médicaux, à plusieurs réunions de l’équipe soignante et à deux rencontres avec le père de M. Un des médecins spécialistes indiqua que les radiographies de l’enfant ne montraient pas de maladie osseuse constitutionnelle mais qu’il fallait évoquer la possibilité d’une maltraitance.
29. Le 26 mai 2009, le service pédiatrique de l’hôpital adressa une note d’information à l’ASE pour rendre compte de l’hospitalisation de M. et demander quelles étaient les conditions de vie de l’enfant au sein de sa famille. Auparavant, l’assistante sociale du service pédiatrique avait informé l’ASE par téléphone de la situation de M. et des questionnements qui subsistaient. L’ASE lui avait conseillé de lui adresser une information préoccupante officielle, mais la note reçue le 26 mai ne fut pas considérée comme telle par l’ASE. Cette note vint simplement compléter les informations qui avaient été transmises à l’ASE dans le cadre de l’information préoccupante du 27 avril 2009.
30. Le même jour (soit le 26 mai 2009), M. sortit de l’hôpital et un rendez-vous fut fixé au 2 juillet. Elle rejoignit sa famille dans une nouvelle commune, à la suite d’un quatrième déménagement depuis leur arrivée en Sarthe en février 2007.
c) Les suites réservées à l’information préoccupante du 27 avril 2009
31. Le 4 mai 2009, le Conseil général de la Sarthe reçut l’information préoccupante. Celle-ci fut traitée successivement par deux agents de l’ASE, dépendants chacun d’un secteur territorialement différent, compte tenu du déménagement de la famille entre l’envoi de l’information préoccupante et le traitement de celle-ci. À l’époque des faits, il n’existait pas encore dans la Sarthe de cellule de recueil et de traitement des informations préoccupantes centralisée (paragraphe 69 ci-dessous).
32. Entre le 25 mai 2009 et le 11 juin 2009, les deux agents firent des démarches qui se chevauchèrent en partie. Dans le cadre de la procédure relative à la plainte pour « non-assistance à personne en danger » engagée ultérieurement (paragraphe 57 ci-dessous), le deuxième agent témoigna que, à la suite d’un examen attentif du cas, la note rédigée par l’hôpital (paragraphe 29 ci-dessus) n’avait pas été adressée au parquet « compte tenu du fait qu’il s’agi[ssai]t d’une situation de suspicion de maltraitance [et que le parquet] avait classé [le dossier] sans suite en 2008, et qu’il n’y avait pas de faits établis/avérés – de maltraitance ou négligence – nouveaux ».
1. Visite à domicile du 17 juin 2009
33. Le 17 juin 2009, une visite à domicile de deux intervenantes des services sociaux, annoncée par un courrier du Conseil général cinq jours avant, eut lieu. Le logement fut entièrement visité et les évaluatrices dialoguèrent avec chacun des enfants, dont M.
34. Un compte rendu de cette visite fut dressé séparément par chacune des deux intervenantes, respectivement le 1er et le 29 juillet 2009. Il ne ressortait pas de ces comptes rendus d’éléments de nature à alimenter une inquiétude particulière.
35. La première évaluatrice évoqua, outre la visite même du domicile, sa rencontre fortuite avec M. et son frère aîné le lendemain dans les rues du village. Elle nota que, bien qu’ils n’aient pas semblés perturbés par la rencontre ou la visite de la veille, les deux enfants étaient de présentation bien moins soignée que la veille.
36. La deuxième intervenante retraça l’historique des alertes concernant la famille. Elle relata, par ailleurs, que M., qui était souriante et s’exprimait avec aisance et spontanément, disait se plaire à l’école et s’y être fait des amis.
37. L’ASE classa les deux rapports en attendant d’autres visites, prévues en août et septembre, par les deux intervenantes.
2. Démarches engagées après la visite du 17 juin 2009
38. La deuxième intervenante ne trouva personne au domicile de la famille le jour d’un nouveau rendez-vous fixé au 24 juin 2009. Elle repassa le lendemain sans prévenir et fit une nouvelle fois face à l’absence de la famille. Elle appela le père fin juillet pour confirmer une rencontre fixée au 27 août 2009.
39. M. décéda vraisemblablement dans la nuit du 6 au 7 août d’une succession d’actes de torture et de barbarie de la part de ses parents, mais sa mort ne fut pas tout de suite constatée.
40. Selon le rapport du Défenseur des droits, l’évaluation de l’information préoccupante se poursuivit en août et en septembre par des visites des deux intervenantes, les parents donnant chaque fois une explication à l’absence de M.
3. Constat de la mort de M.
41. Le 9 septembre 2009, le père signala aux gendarmes la disparition de M. sur le parking d’un restaurant « fast‑food ». Un important dispositif de recherches fut déployé pour retrouver l’enfant. Toutefois, des contradictions furent rapidement relevées entre les auditions des parents et du demi-frère de M. Par ailleurs, plusieurs personnes signalèrent aux enquêteurs leurs doutes quant à cette disparition. Le 10 septembre 2009, le père finit par amener les enquêteurs dans un local où ceux-ci découvrirent le corps de l’enfant.
2. Procédures après le décès de M.
42. Les parents de M. furent immédiatement placés en garde à vue. Les trois autres enfants du couple (O., R., et D.), ainsi que le demi-frère de M. (A., le fils de la mère), furent confiés à l’ASE, avant d’être accueillis dans une même famille d’accueil en février 2014.
43. Sur un réquisitoire introductif du 11 septembre 2009, une information judiciaire fut ouverte contre les parents, qui furent placés en détention dès le 12 septembre 2009. Une autopsie du corps de l’enfant et des analyses anatomopathologiques, entre autres, furent réalisées, sans que celles-ci ne fournissent de résultats utiles. L’information judiciaire permit aux frères et à la sœur de M. de s’exprimer sur le vécu de cette dernière. Elle révéla que, outre les faits du 6 août 2009 ayant conduit au décès de M., le supplice de l’enfant avait débuté lorsqu’elle était âgée d’environ deux ans et demi. Une éducatrice chargée du suivi des frères et de la sœur de M. témoignera plus tard que ceux-ci peinaient à trouver leurs marques en dehors du cadre familial, qu’ils prenaient pour la « vie normale ».
1. Procès des parents
44. Par une ordonnance du 17 juin 2011, les juges d’instruction du tribunal de grande instance du Mans ordonnèrent la mise en accusation et le renvoi des parents devant la cour d’assises de la Sarthe des chefs d’actes de torture et de barbarie sur mineur de 15 ans par ascendant, d’actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort, et de dénonciation d’infraction imaginaire.
45. Le père de M. interjeta appel de cette ordonnance. Par un arrêt du 5 octobre 2011, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers confirma l’ordonnance à son égard.
46. Différentes associations (dont les deux associations requérantes) et l’administratrice ad hoc représentant les frères et sœur de M. figurent comme parties civiles dans l’ordonnance du 17 juin 2011 et dans l’arrêt du 5 octobre 2011. La constitution de partie civile leur conférait ainsi le statut de partie au procès pénal (paragraphe 84 ci-dessous). La tante paternelle de M. figure également comme partie civile dans ces deux décisions mais, dans l’arrêt du 5 octobre 2011, elle est indiquée comme « non comparante ni représentée ».
47. Le procès devant la cour d’assises de la Sarthe se déroula du 11 au 26 juin 2012. Par un arrêt du 26 juin 2012, les parents furent condamnés chacun à 30 ans de réclusion criminelle. Aucun appel ne fut formé contre cet arrêt.
48. Par un arrêt civil rendu le même jour, la cour d’assises de la Sarthe condamna chacun des parents à payer aux deux associations requérantes, en leur qualité de parties civiles, un euro symbolique à titre de dommages et intérêts. Dans son arrêt, la cour d’assises visait entre autres l’article 2 du code de procédure pénale (paragraphe 84 ci-dessous) et précisait que les faits qui avaient motivé la condamnation pénale constituaient à la charge des parents une faute génératrice d’un préjudice subi par les parties civiles.
2. Procédure en responsabilité civile de l’État
49. Le 5 octobre 2012, les deux associations requérantes assignèrent l’État en responsabilité civile pour fonctionnement défectueux de la justice. Elles estimaient notamment que, entre juin et octobre 2008, les services d’enquête et du parquet avaient commis une série de négligences et de manquements caractérisant la faute lourde au sens de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (COJ). Elles arguaient que, si l’enquête pénale avait été effectuée correctement, l’enfant aurait pu être sauvée. Elles sollicitaient la condamnation de l’État à leur verser un euro symbolique.
a) Jugement du 6 juin 2013 du tribunal d’instance de Paris
50. Le 6 juin 2013, le tribunal d’instance de Paris (13e arrondissement) rendit son jugement en dernier ressort.
51. Il se prononça en premier lieu quant à la qualité à agir des deux associations requérantes. Il rappela que ces dernières étaient déjà chacune bénéficiaires d’une condamnation à un euro symbolique comme parties civiles (paragraphe 48 ci-dessus). Constatant ensuite que leur qualité à agir n’était pas contestée par l’agent judiciaire de l’État, le tribunal déclara l’action en responsabilité recevable.
52. Sur le fond, il débouta les associations requérantes de l’intégralité de leurs demandes.
En premier lieu, il retraça les éléments caractérisant la notion de faute lourde :
« La faute lourde s’entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi, ce qui concerne aussi les services de police et gendarmerie intervenant pour des missions de service judiciaire, sous l’autorité et le contrôle des juges du siège ou des magistrats du parquet.
Constitue une faute lourde l’acte qui révèle une erreur manifeste et grossière d’appréciation des éléments de droit ou de fait et qui procède d’un comportement anormalement déficient, erreur caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant cette inaptitude et qui doit s’apprécier non au regard des événements postérieurement survenus et non prévisibles à la date des décisions incriminées mais dans le contexte soumis aux magistrats et aux enquêteurs.
Si prises séparément aucune des éventuelles négligences relevées ne s’analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut découler de l’addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État. (...) »
Le tribunal examina ensuite chaque point soulevé par les associations requérantes.
Il estima notamment que la réponse immédiate du substitut – le jour même de la réception du signalement du 19 juin 2008 – avait été adaptée.
Il considéra que les associations requérantes reprochaient à tort au procureur de ne pas avoir entendu différentes personnes. Ainsi, il nota que les enseignantes n’avaient pas été témoins des faits à l’origine des marques relevées et ne les avaient pas imputées aux parents. Il releva que le directeur de l’ancienne école n’avait pas fait de signalement et que la directrice de la nouvelle école avait uniquement signalé les deux premiers jours d’absence de M. Il estima que le médecin légiste (Dr B.) avait rendu un avis circonstancié ne nécessitant aucun complément d’enquête et nota que le certificat médical établi par le médecin scolaire (Dr D.) le 1er juillet 2008, qui faisait état d’ecchymoses, était antérieur à l’expertise et ne pouvait en modifier les conclusions puisqu’il ne mentionnait pas la cause de ces ecchymoses.
Le tribunal considéra que l’audition filmée de M. en l’absence d’un psychologue n’était entachée d’aucun vice de procédure, dans la mesure où le gendarme qui avait procédé à cette audition était un enquêteur spécialisé dans le recueil de la parole de l’enfant.
Relatant les éléments du procès-verbal de synthèse de l’enquête préliminaire, le tribunal conclut qu’il ne pouvait être fait grief au parquet d’avoir classé la procédure sans suite sans exiger de nouvelles diligences.
Enfin, le tribunal se prononça sur un argument qui n’avait pas été soulevé dans l’assignation. Dans le cadre de ses plaidoiries, l’association Enfance et Partage avait joint aux pièces la lettre du Conseil général du 26 septembre 2008 avisant le procureur du déménagement de la famille de M. (paragraphe 21 ci-dessus) et le nouveau signalement d’informations préoccupantes enregistré le 4 mai 2009 par le président du Conseil général (paragraphes 27 et 31 ci-dessus). Le tribunal rejeta le moyen par lequel l’association reprochait au parquet de ne pas avoir rouvert son enquête à l’occasion de ce nouveau signalement, au motif que ce dernier n’était pas destiné au parquet et que le président du Conseil général qui avait fait diligenter une enquête sociale ne le lui avait jamais transmis.
Le tribunal conclut que les associations succombaient dans la preuve d’une faute lourde ou de multiples fautes légères confinant à la faute lourde de la part du parquet ou des enquêteurs de police judiciaire.
53. Les deux associations se pourvurent en cassation du jugement du 6 juin 2013 et, à cette occasion, l’association Innocence en Danger formula une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC »).
b) Arrêt de non-lieu à renvoi de la QPC
54. L’association Innocence en Danger posa la question de la conformité du régime légal de responsabilité civile pour faute lourde au principe du droit à un recours juridictionnel effectif. Elle considérait que l’exigence de la faute lourde constituait une condition trop sévère pour les victimes d’actes fautifs commis par des acteurs du service de la justice s’agissant d’enfants à l’égard desquels un fait de maltraitance avait été signalé.
55. Le 12 février 2014, la Cour de cassation décida qu’il n’y avait pas lieu à renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC susmentionnée. Elle estima que la question n’était pas nouvelle et qu’elle ne présentait pas un caractère sérieux.
c) Arrêt de rejet des pourvois
56. Par un arrêt du 8 octobre 2014, la Cour de cassation prononça la jonction des pourvois des deux associations et les rejeta. Elle entérina la conclusion du jugement du 6 juin 2013, estimant que le tribunal avait pu déduire de ses constats qu’aucune faute lourde, au sens de l’article L. 141-1 du COJ, n’était caractérisée.
3. Plainte pour non-assistance à personne en danger visant le Conseil général de la Sarthe
57. Une autre association de protection de l’enfance (non requérante dans la présente affaire), La Voix de l’enfant, déposa, à une date non précisée dans le dossier, une plainte pour non-assistance à personne en danger visant le Conseil général de la Sarthe. La plaignante estimait que ce dernier avait eu conscience du péril encouru par M., qu’il avait eu la possibilité de lui porter secours mais qu’il avait refusé de réagir.
58. Cette plainte fut classée sans suite le 31 mai 2013, à l’issue d’une nouvelle enquête au cours de laquelle avaient été entendus quinze témoins, dont le personnel du Conseil général et celui du service de pédiatrie où M. avait été hospitalisée. Cette enquête n’avait pas permis d’établir que les personnes entendues avaient conscience de la gravité de la situation de M., et il avait été noté qu’aucune n’avait refusé de réagir.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. La protection de l’enfance
59. Le dispositif français de la protection de l’enfance est fondé sur une double protection, administrative d’une part, sous la responsabilité des Conseils départementaux (appelés Conseils généraux à l’époque des faits), et judiciaire d’autre part, sous la responsabilité du procureur de la République et du juge des enfants.
60. Une loi no 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance (« la loi de 2007 »), à nouveau modifiée le 14 mars 2016, est venue renforcer les dispositifs en la matière.
1. Les principales notions en la matière
1. Le mineur en danger
61. Il résulte de l’article 375 du code civil qu’un enfant mineur est en danger quand sa santé, sa sécurité, sa moralité sont en danger ou quand les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises.
2. L’information préoccupante et le signalement au titre de la protection de l’enfance
62. L’information préoccupante et le signalement se distinguent en ce qu’ils sont transmis aux autorités respectivement administratives et judiciaires.
63. Plus précisément, l’information préoccupante sur un mineur en danger ou en risque de l’être, au sens de l’article 375 du code civil, est transmise au président du Conseil départemental, dans le but de permettre d’évaluer la situation du mineur et de déterminer les actions de protection et d’aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier.
64. Le signalement porte à la connaissance du procureur de la République des faits graves et des éléments de danger compromettant le développement du mineur au sens de l’article 375 du code civil.
2. La protection administrative sous la responsabilité des Conseils départementaux
65. Au sein de chaque département, le service de l’ASE est placé sous l’autorité du président du Conseil départemental.
66. Le Conseil départemental est la clé de voûte du dispositif de recueil des informations préoccupantes qu’il centralise dans un circuit unifié. Toute information préoccupante doit en principe transiter par lui.
67. Au terme d’une évaluation de chacune des informations préoccupantes, le président du Conseil départemental doit déterminer les mesures administratives qu’il convient de proposer éventuellement aux familles et doit, le cas échéant, prendre la responsabilité de transmettre un signalement aux autorités judiciaires.
68. En vertu du principe de subsidiarité de l’intervention judiciaire, les autorités judiciaires ne sont appelées à intervenir que si l’intervention du Conseil départemental ne suffit pas à remédier à une situation de danger.
69. Depuis la loi de 2007, conformément à l’article L. 226-3 du code de l’action sociale et des familles (CASF), des protocoles sont établis, au niveau départemental, en vue de centraliser le recueil des informations préoccupantes au sein d’une cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (« une CRIP »). Cette cellule reçoit toutes les informations concernant les mineurs en danger ou en risque de l’être et s’assure que celles-ci soient traitées par un service spécialisé. Ainsi, elle réalise un premier examen avant une éventuelle analyse complémentaire ou un signalement au parquet. Elle assure ensuite le suivi du dossier, en veillant notamment au respect des délais fixés.
3. La protection judiciaire sous la responsabilité du procureur de la République et du juge des enfants
70. Les services publics, ainsi que les établissements privés ou publics susceptibles de connaître des situations de mineurs en danger ou qui risquent de l’être peuvent, dans les cas où la gravité de la situation le justifie, aviser directement le procureur de la République, sous réserve d’adresser une copie de cette transmission au président du Conseil départemental.
71. Si le procureur de la République est ainsi directement saisi, il doit transmettre au président du Conseil départemental les informations nécessaires à l’accomplissement de sa mission de protection de l’enfance et informer en parallèle l’auteur du signalement des suites données à son écrit.
72. Lorsque le procureur de la République reçoit un signalement dénonçant la commission d’une infraction à l’encontre d’un mineur, il fait diligenter une enquête pénale.
Aux termes de l’article 40 du code de procédure pénale :
« Le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner conformément aux dispositions de l’article 40-1.
Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
73. Parallèlement à l’enquête pénale, le procureur de la République peut agir en matière de protection des mineurs, de différentes manières, selon la gravité et l’urgence de la situation repérée.
74. Ainsi, il peut demander la réalisation d’une enquête sociale de la part des autorités administratives.
75. Si les éléments du signalement, la nature et les circonstances de l’infraction démontrent que le mineur est dans une situation de danger au sens de l’article 375 du code civil, le procureur de la République peut saisir le juge des enfants en vue de l’ouverture d’une procédure en assistance éducative.
76. Enfin, en cas de danger grave pour l’enfant (tel que des violences graves et avérées), il peut prononcer une ordonnance de placement provisoire, sous réserve de saisir le juge des enfants sous huit jours (celui-ci pourra ensuite, le cas échéant, ordonner une mesure de placement).
4. La coopération entre les acteurs de la protection de l’enfance
1. Le mécanisme prévu par le CASF
77. Le CASF organise un mécanisme de coopération entre l’ensemble des acteurs qui concourent à la protection de l’enfance pour le repérage et l’évaluation des situations de danger, avec un principe de complémentarité entre les actions administrative et judiciaire.
78. L’article L. 226-4 du CASF précise, entre autres, dans quels cas le président du Conseil départemental doit saisir le procureur de la République pour lui signaler une situation de danger. Cet article était ainsi libellé, dans sa version en vigueur à l’époque des faits :
« I. - Le président du Conseil général avise sans délai le procureur de la République lorsqu’un mineur est en danger au sens de l’article 375 du code civil et (...) que celui-ci a déjà fait l’objet d’une ou plusieurs actions [qui] n’ont pas permis de remédier à la situation ; (...)
Il avise également sans délai le procureur de la République lorsqu’un mineur est présumé être en situation de danger au sens de l’article 375 du code civil mais qu’il est impossible d’évaluer cette situation.
Le président du Conseil général fait connaître au procureur de la République les actions déjà menées, le cas échéant, auprès du mineur et de la famille intéressés.
Le procureur de la République informe dans les meilleurs délais le président du Conseil général des suites qui ont été données à sa saisine.
II. - Toute personne travaillant au sein des [services publics, et des établissements publics et privés susceptibles de connaître des situations de mineurs en danger ou qui risquent de l’être] qui avise directement, du fait de la gravité de la situation, le procureur de la République de la situation d’un mineur en danger adresse une copie de cette transmission au président du Conseil général. Lorsque le procureur a été avisé par une autre personne, il transmet au président du Conseil général les informations qui sont nécessaires à l’accomplissement de la mission de protection de l’enfance confiée à ce dernier et il informe cette personne des suites réservées à son signalement, dans les conditions prévues aux articles 40-1 et 40-2 du code de procédure pénale. »
79. L’article 40-1 du code de procédure pénale se lisait ainsi dans sa version en vigueur au moment des faits :
« Lorsqu’il estime que les faits qui ont été portés à sa connaissance en application des dispositions de l’article 40 constituent une infraction (...), le procureur de la République territorialement compétent décide s’il est opportun :
1o Soit d’engager des poursuites ;
2o Soit de mettre en œuvre une procédure alternative aux poursuites (...);
3o Soit de classer sans suite la procédure dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient. »
80. L’article 40-2 du même code prévoyait ceci :
« Le procureur de la République avise les plaignants et les victimes si elles sont identifiées, ainsi que les personnes ou autorités mentionnées au deuxième alinéa de l’article 40, des poursuites ou des mesures alternatives aux poursuites qui ont été décidées à la suite de leur plainte ou de leur signalement.
Lorsqu’il décide de classer sans suite la procédure, il les avise également de sa décision en indiquant les raisons juridiques ou d’opportunité qui la justifient. »
2. Un protocole signé entre les acteurs de la protection de l’enfance de la Sarthe
81. Un « protocole départemental de coordination pour la protection de l’enfance en Sarthe » a été adopté, en mars 2010, entre les différents professionnels de la Sarthe qui, à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ou de leurs missions, avaient à connaître des informations préoccupantes relatives à la situation de mineurs en danger, notamment le Conseil général, l’Éducation nationale, le parquet, les services de police et de gendarmerie et le centre hospitalier. Ce protocole, qui n’était pas en place lors de la mort de M., constituait néanmoins l’aboutissement d’un travail commencé en 2006. Il a été actualisé le 31 janvier 2013.
82. Le protocole, dans sa version actualisée, énumère de nombreuses mesures, telles que la mise en place d’une unité médico-judiciaire pédiatrique au sein de laquelle se réalise notamment le recueil de la parole de l’enfant victime. Il prévoit par ailleurs que des investigations doivent obligatoirement porter sur le contexte des révélations (ce qui comprend l’audition des personnes ayant signalé les faits et/ou les ayant constatés), d’une part, et sur l’environnement familial de l’enfant victime (ce qui comprend l’audition systématique des parents, sous réserve des précautions d’usage), d’autre part. Enfin, le protocole dispose, entre autres, que les services du Conseil général doivent transmettre, sans les évaluer et sans délai, les informations relatives à des situations de maltraitance ou de suspicion de maltraitance au procureur de la République.
2. La qualité pour agir des associations
1. D’une manière générale
83. Selon l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, « toute association régulièrement déclarée peut, sans aucune autorisation spéciale, ester en justice (...) ».
2. Dans le cadre d’une action civile exercée devant les juridictions répressives
84. Lorsqu’une infraction cause un dommage à une victime, celle-ci pourra en demander réparation par l’action civile qui peut être exercée, concomitamment et accessoirement à l’action publique, devant les juridictions répressives. La constitution de partie civile confère à la victime le statut de partie au procès pénal. Selon l’article 2 du code de procédure pénale, une telle action civile est réservée à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. Le législateur autorise cependant, dans certains cas prévus par des dispositions spéciales, des associations à exercer les droits reconnus à la partie civile en raison d’une atteinte à l’intérêt collectif qu’elles défendent. Ainsi, dans le domaine de la lutte contre la maltraitance d’enfants, l’article 2-3 du code de procédure pénale prévoit ceci :
« Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et dont l’objet statutaire comporte la défense ou l’assistance de l’enfant en danger et victime de toutes formes de maltraitance peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité, les agressions (...) commises sur (...) un mineur et les infractions de mise en péril des mineurs (...), lorsque l’action publique a été mise en mouvement par le ministère public (...). »
3. La responsabilité de l’État du fait de ses services
1. La possibilité d’engager la responsabilité civile de l’État devant le juge judiciaire du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice
85. L’article L. 141-1 du COJ prévoit que la responsabilité civile de l’État peut être engagée du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice en cas de faute lourde ou de déni de justice.
86. L’évolution de la jurisprudence interne en matière de responsabilité civile de l’État du fonctionnement défectueux du service de la justice est relatée dans la décision Benmouna et autres c. France (déc.) (no 51097/13, §§ 35-39, 15 septembre 2015). Ainsi qu’il ressort de ladite décision, progressivement, la notion de faute lourde est interprétée également de façon plus extensive par la jurisprudence judiciaire. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 25 octobre 2000 (CA Paris, 25 octobre 2000, no 155, Gaz. Pal. 8-9 déc. 2000, p. 17), par exemple, concernant une décision d’un juge aux affaires familiales de confier la garde d’un enfant à la mère, dont l’état mental était altéré, cette juridiction a jugé ce qui suit : «... si prise isolément, aucune des négligences ainsi constatées ne s’analyse en une faute lourde, en revanche, le fonctionnement défectueux du service de la justice, qui découle de leur réunion, revêt le caractère d’une faute lourde. » Il a été souligné par la doctrine que c’est l’accumulation de défaillances anormales, de négligences ou de fautes simples excusables isolément qui a été jugée comme constitutive d’une faute lourde.
87. Plus récemment, l’État a été condamné pour faute lourde s’agissant du décès d’un gardé à vue dans sa cellule (CA Paris, 19 mai 2015, RG no 13/13107), du suicide d’une personne au cours de sa garde à vue (TGI Bastia, 22 mars 2016, RG no 15/00427), et dans une affaire où une femme avait été tuée par son concubin alors que, neuf mois auparavant, elle avait déposé plainte contre lui sans qu’aucune suite pénale n’ait été donnée à sa plainte (CA Paris, 17 janvier 2017, RG no 15/19415).
2. La possibilité de mettre en œuvre la responsabilité de la puissance publique devant le juge administratif
88. Le recours tendant à mettre en œuvre la responsabilité de la puissance publique est d’origine jurisprudentielle.
89. La responsabilité de la puissance publique a été engagée concernant des carences constatées dans la prise en charge d’un mineur placé auprès des services du département (CAA Bordeaux, 7 mars 2001, no 10BX00189) et dans le cadre de sévices infligés à des enfants placés dans des familles d’accueil (CE, 13 octobre 2003, no 244419, et TA, 13 juillet 2012, no 1005941). La responsabilité d’un département a aussi été engagée concernant des carences dans le traitement d’une information préoccupante qui lui avait été transmise (CAA Nantes, 5 juillet 2012, no 11NT00456). Dans cette affaire, le directeur d’un collège avait transmis à un service social un document indiquant que les enfants, accompagnés de leur mère, s’étaient exprimés sur les difficultés qu’ils auraient éprouvées lorsqu’ils se rendaient chez leur père. Le juge aux affaires familiales avait suspendu tout droit de visite et d’hébergement au père sur base d’un rapport qu’avait rédigé le service en question. Dans le cadre de l’action en responsabilité de la puissance publique, le juge administratif considérait comme fautif le fait d’avoir dressé le rapport sans entendre le père ni effectuer d’investigations complémentaires, indispensables pour s’assurer de la véracité des propos ainsi recueillis, malgré le contexte conflictuel du divorce en cours.
4. Le compte rendu sur l’histoire de M. émis le 30 juin 2014 par le Défenseur des droits
90. Le Défenseur des droits est chargé par la loi organique du 29 mars 2011 de défendre et de promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant.
91. Dans le préambule de son compte rendu du 30 juin 2014, il explique qu’il a été sollicité à de nombreuses reprises pour commenter la mort de M. Sa mission a abouti à un constat de ce qui lui semblait avoir été à l’origine d’une défaillance du dispositif de protection de l’enfance.
92. Ainsi, il relevait que le couple parental avait sur M. une emprise totale qui avait masqué le calvaire vécu par celle-ci et avait perturbé le regard et l’écoute de toutes les personnes qui avaient connu l’enfant. Il notait que l’accès à la réalité de l’enfant n’était devenu perceptible qu’après son décès.
93. Il constatait ensuite que les diverses interventions ayant eu lieu en l’espèce au niveau des institutions avaient été fragmentées et que tous les acteurs s’étaient enfermés dans leur propre logique. Il mentionnait par ailleurs le cadre trop rigide des investigations et des évaluations.
94. Au sujet du signalement ayant abouti au classement sans suite, il relevait entre autres que le procureur n’avait eu aucun échange avec le responsable de l’enquête à propos des dissonances existantes entre les conclusions de l’enquête, les constats des enseignants et les hypothèses du médecin légiste. Il ajoutait que la décision de classement sans suite allait « poser une chape de plomb sur l’ensemble des acteurs de la protection » et que sa mission lui avait permis de « prendre conscience de l’importance déterminante – pour tous les acteurs des secteurs du social, du scolaire et de la santé – des décisions (ou absences de décision) du parquet. »
95. À propos de l’information préoccupante du 27 avril 2009, il estimait que l’ASE avait évalué « à l’aveugle » le contexte de vie de M., de sorte qu’il n’y avait que « très peu de chance de franchir le mur défensif de l’emprise parentale ».
96. Le Défenseur des droits concluait que la mort de M. avait eu pour conséquence de susciter une collaboration étroite entre le parquet et le Conseil général, ainsi que la mise en place d’une CRIP chargée de centraliser les informations (paragraphe 69 ci-dessus) et d’importants moyens complémentaires du fait de l’actualisation du protocole départemental (paragraphe 81 ci-dessus).
5. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
97. La Cour a résumé une série d’instruments adoptés concernant la protection des mineurs par le Conseil de l’Europe et les Nations-Unies dans l’affaire O’Keeffe c. Irlande ([GC], no 35810/09, §§ 91 à 96, CEDH 2014 (extraits).
98. Dans l’affaire Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, § 42, 23 mai 2017), qui concernait un cas de violence commise à l’égard d’une femme par son époux, la Cour s’est référée à la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul »). Cette Convention – qui a été ratifiée par la France le 4 juillet 2014 et y est entrée en vigueur le 1er novembre 2014 – définit, en son article 3 b), la « violence domestique » comme « tous les actes de violence physique, (...), psychologique (...) qui surviennent au sein de la famille (...). » Le « rapport explicatif » de ladite Convention précise, à cet égard, que « La violence domestique inclut (...) la violence intergénérationnelle qui survient généralement entre des parents et des enfants. (...) La violence domestique intergénérationnelle inclut la violence physique, (...) psychologique (...) commise par une personne à l’encontre de son enfant (...). »
EN DROIT
1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
99. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LE LOCUS STANDI
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
100. Le Gouvernement estime que les associations requérantes n’ont pas qualité pour agir au nom de M. et introduire les requêtes devant la Cour.
101. Il considère qu’il n’est pas contestable que seule M. est la victime directe des violations alléguées de la Convention. Il expose que les associations requérantes n’avancent aucun motif suffisamment pertinent pour être considérées comme des victimes indirectes au regard de la jurisprudence de la Cour. Il conclut que, les deux associations n’ayant ni la qualité de victime directe ni la qualité de victime indirecte, il reste à déterminer si des « circonstances exceptionnelles » doivent conduire à déclarer leurs requêtes recevables au regard des critères retenus par la Cour.
102. Le Gouvernement ne conteste pas la vulnérabilité de la victime directe (M.) ni la gravité des violations de la Convention alléguées.
103. De même, il ne conteste pas que les associations requérantes ont participé aux procédures internes, d’abord comme parties civiles lors de l’information judiciaire ayant conduit à la condamnation pénale des parents de M., puis lorsqu’elles ont assigné l’État en responsabilité civile pour fonctionnement défectueux du service de la justice.
104. Le Gouvernement argue que les associations ne témoignent d’aucun lien avec M. de son vivant ni d’aucun contact significatif avec ses proches après son décès, et qu’elles n’ont pas non plus reçu de pouvoir ou d’instructions de la part de ces derniers.
105. Il ajoute que M. n’était pas dépourvue de proches.
106. À cet égard, il indique qu’elle avait trois frères et une sœur qui avaient eux-mêmes été témoins des violences subies par leur sœur. Il expose que la fratrie s’est constituée partie civile devant la cour d’assises par l’intermédiaire de l’administrateur ad hoc désigné à cette fin et que le frère aîné de M. était en plus en capacité d’initier, dès l’acquisition de sa majorité, le 28 mars 2017, toute procédure susceptible d’engager la responsabilité de l’État. Quant au reste de la fratrie, le Gouvernement souligne que les mineurs sont toujours suivis par un juge des enfants et domiciliés en famille d’accueil ; or le juge des enfants peut à tout moment désigner un administrateur ad hoc susceptible d’intervenir au nom du mineur et prend toute décision susceptible de servir l’intérêt supérieur de celui-ci, y compris s’il s’agit d’engager une procédure en responsabilité de l’État français.
107. Le Gouvernement indique ensuite que la tante paternelle de M. s’était constituée partie civile dans le procès ayant abouti à la condamnation de son frère (le père de M.).
108. Il estime que ces proches de M. bénéficient d’une qualité pour agir que n’ont pas les associations requérantes. Ainsi, selon le Gouvernement, les présentes requêtes n’ont pas vocation à porter devant la Cour les griefs d’une victime dépourvue de tout proche afin d’éviter que de graves allégations de violation de la Convention ne puissent faire l’objet d’un examen au niveau international.
2. Les associations requérantes
a) L’association Innocence en Danger
109. L’association Innocence en Danger reconnaît que, la victime directe des violations alléguées étant l’enfant décédée, elle ne peut prétendre être une victime directe.
110. Elle estime en revanche qu’il existe des « circonstances exceptionnelles » qui permettent de lui reconnaître la qualité pour agir en tant que représentante de M., même en l’absence de procuration et alors même que celle-ci est décédée, à l’âge de huit ans, avant l’introduction de la requête.
111. L’association requérante indique avoir soulevé des griefs sérieux que la victime directe – qui était extrêmement vulnérable et qui est décédée à la suite de sévices particulièrement brutaux infligés par ses parents – ne peut évidemment pas présenter à la Cour.
112. Quant à l’existence de proches de M., l’association requérante estime que les frères et la sœur de M. – qui étaient tous mineurs au moment des faits et qui ont été placés dès l’incarcération de leurs parents – ne sont pas susceptibles de porter l’affaire devant la Cour. Elle considère qu’il en est de même pour la tante paternelle de M., qui n’aurait pas eu de relation particulière avec l’enfant et qui se serait constituée partie civile au dernier moment de la procédure uniquement pour pouvoir assister aux débats en cour d’assises qui ont eu lieu à huis clos (ce qui empêchait toutes les personnes autres que les parties au procès d’y assister).
113. L’association requérante souligne que sa capacité et son intérêt à agir dans les procédures nationales n’ont jamais été remis en cause en droit interne.
114. Enfin, l’association requérante insiste sur le fait que l’examen au fond de l’affaire poursuit manifestement un intérêt général compte tenu de la gravité des violations alléguées.
b) L’association Enfance et Partage
115. L’association Enfance et Partage rappelle qu’elle a la capacité d’ester en justice à la défense d’un intérêt propre, statutairement défini et reconnu par la loi, en l’occurrence la lutte contre la maltraitance des enfants (paragraphe 84 ci-dessus). Elle conclut qu’elle dispose du droit d’agir pour la protection des intérêts qu’elle défend, dès lors qu’il y a été porté atteinte, et qu’elle doit être considérée comme « victime » des faits incriminés, en ce qu’elle subit directement et/ou indirectement les effets des insuffisances fautives de l’État. Elle ajoute qu’il existe des « circonstances exceptionnelles » au sens de la jurisprudence de la Cour pour justifier sa qualité pour agir.
116. Pour ce qui est de la fratrie de M., l’association requérante s’imagine mal qu’un administrateur ad hoc tenant sa mission de l’État attaque l’État pour ses manquements et introduise d’initiative un recours devant la Cour pour voir condamner son « donneur d’ordres » au nom des frères et sœur de l’enfant décédée. Elle indique que la mission de l’administrateur ad hoc en charge de garantir l’intérêt des mineurs est très strictement circonscrite et limitée par la représentation de ceux-ci dans le cadre de l’instruction et du procès pénal, sans qu’il soit possible d’aller au-delà.
117. L’association requérante expose par ailleurs que, si la tante paternelle de M., sœur de l’accusé, s’est constituée partie civile pour pouvoir assister à l’intégralité des débats devant la cour d’assises, elle n’a jamais jugé bon de se faire assister d’un avocat ni de formuler la moindre demande de réparation d’un quelconque préjudice, dont elle estimait ne pas avoir à se prévaloir.
118. Arguant que les violations alléguées de la Convention sont graves et qu’elle a participé à l’ensemble des procédures internes, elle conclut que seules les associations de protection de l’enfance sont susceptibles de mettre en œuvre les actions utiles au respect des droits de l’enfant victime.
2. Appréciation de la Cour
119. La Cour rappelle sa jurisprudence relative aux « victimes directes » et aux « victimes indirectes », ainsi que les principes qui s’en dégagent, dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, §§ 96 à 100).
120. En l’espèce, elle estime que les associations requérantes ne peuvent prétendre être des victimes directes des violations alléguées, la victime directe étant M., ni des victimes indirectes, compte tenu de l’absence de « liens suffisamment étroits » avec la victime directe ou d’un « intérêt personnel » à maintenir les griefs, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, ibidem, §§ 106 à 109, et Comité Helsinki bulgare c. Bulgarie (déc.), nos 35653/12 et 66172/12, 28 juin 2016, § 51).
121. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si l’on peut considérer que des « circonstances exceptionnelles » justifient que la Cour admette la qualité pour agir des associations requérantes en tant que représentantes de l’enfant même en l’absence de procuration et alors même que celle-ci est décédée avant l’introduction des requêtes (ibidem, § 51 et les références y citées, et Kondrulin c. Russie, no 12987/15, § 31, 20 septembre 2016).
122. La Cour rappelle les « circonstances exceptionnelles » qu’elle a identifié dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu précité pour justifier la qualité de représentant de facto à une association requérante, à savoir : la vulnérabilité de la victime directe mettant celle-ci dans l’impossibilité de se plaindre de son vivant ; l’importance des allégations portées devant la Cour ; l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour ; le contact de l’association requérante avec la victime et l’intervention de celle-ci dans le cadre de la procédure interne menée à la suite du décès, ainsi que la reconnaissance de sa capacité pour agir par les autorités internes (Comité Helsinki bulgare, décision précitée, § 52). Compte tenu du caractère exceptionnel de cette application de la notion de locus standi, la Cour est d’avis que les critères ainsi exposés sont déterminants pour l’examen des présentes requêtes.
123. Pour ce qui est de la vulnérabilité de la victime directe, il ne fait pas de doute que l’enfant, en raison de son jeune âge, n’était pas en mesure d’introduire de son vivant une procédure pour se plaindre de l’issue des investigations menées à la suite du signalement (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 53).
124. De même, il n’est pas contesté que les présentes requêtes soulèvent des allégations sérieuses de violation de la Convention, qui touchent aux droits protégés par ses articles 2 et 3 (ibidem). La Cour observe d’ailleurs que les violences infligées à M. et l’incapacité ou l’omission alléguées, de la part des services en charge de protéger l’enfant, à détecter les souffrances de celle-ci sont d’une particulière gravité.
125. Quant à l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour, la présente affaire se distingue des hypothèses jusqu’à présent examinées par la Cour.
126. En effet, M. est décédée non pas dans une institution, mais des suites de sévices que lui ont infligés ses parents dans le cadre familial. Ceux-ci ne peuvent donc pas représenter la victime directe en leur qualité de représentants légaux, puisque ce sont précisément eux qui purgent une peine de 30 ans pour les faits commis. Seuls les héritiers restent dès lors susceptibles d’introduire, le cas échéant, une requête devant la Cour.
127. Quant à la fratrie, il est vrai que M. avait trois frères (A., R. et D.) et une sœur (O.), à la différence du cas des victimes dans les affaires Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu (précité, § 111) et Association de défense des droits de l’homme en Roumanie – Comité Helsinki au nom de Ionel Garcea c. Roumanie (no 2959/11, § 43, 24 mars 2015). Toutefois, les frères et la sœur de M. étaient tous mineurs lors du décès de cette dernière (ils étaient alors âgés de un à dix ans) et ils l’étaient encore au moment de l’introduction des présentes requêtes. À cet égard, le Gouvernement ne saurait utilement invoquer la circonstance selon laquelle A., le frère aîné de M., a atteint sa majorité près de 2 ans après l’écoulement du délai de six mois au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et huit ans après le décès de M. En outre, ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, le mauvais traitement qui fait l’objet du présent recours a été infligé dans le cadre familial. Ainsi, indépendamment du jeune âge des frères et sœurs de M., la proximité familiale et affective que ces derniers avaient tant avec la victime qu’avec les auteurs de la violence – leurs parents – rendait particulièrement difficile, sinon impossible, un recours de leur part contre l’État en vue du respect par ce dernier de ses obligations positives à l’égard de leur sœur M.
128. Le Gouvernement relève certes à juste titre que les mineurs ont été témoin des violences exercées sur M., et qu’ils se sont constitués parties civiles dans le procès devant la cour d’assises par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc désigné à cette fin. Toutefois, la Cour s’accorde avec les associations requérantes pour dire que la mission de cet administrateur ad hoc était limitée à la représentation des mineurs dans le cadre de la procédure pénale aboutissant à la condamnation des parents ; les termes « désigné à cette fin », employés par le Gouvernement, le confirment au demeurant. Ensuite, la Cour ne saurait davantage adhérer à la thèse du Gouvernement selon laquelle le juge des enfants peut à tout moment désigner un administrateur ad hoc et prend toute décision susceptible de servir l’intérêt supérieur du mineur, y compris s’il s’agit d’engager une procédure en responsabilité de l’État français. En effet, cet argument reste purement abstrait, surtout si l’on tient compte du fait que les frères et sœur de M. ont été placés dans une famille d’accueil dès l’incarcération de leurs parents et que, selon une éducatrice, ils peinaient à trouver leurs marques hors du cadre familial, qu’ils prenaient pour la « vie normale » (voir le paragraphe 43 ci-dessus). L’engagement d’une procédure en responsabilité de l’État (et a fortiori l’introduction d’une requête devant la Cour) n’aurait ainsi pas été nécessairement voué à protéger leur intérêt, compte tenu de la situation très vulnérable dans laquelle ils se trouvaient déjà. Dans ces circonstances, la Cour estime que les trois frères et la sœur de M. ne sauraient être considérés comme des personnes susceptibles d’introduire une requête devant la Cour.
129. Quant à la tante paternelle de M., la Cour constate d’abord que le Gouvernement n’avance nullement en quoi celle-ci aurait établi une relation avec M. de son vivant. Elle note que l’association Innocence en Danger soutient, quant à elle, que la tante n’avait pas de relation particulière avec l’enfant. Ensuite, les associations requérantes indiquent – et le Gouvernement ne le conteste pas – que l’intéressée s’est constituée partie civile uniquement pour pouvoir assister aux débats en cour d’assises, qui ont eu lieu à huis clos. Cette allégation semble d’ailleurs corroborée par le fait que la tante paternelle de M. figure comme « non comparante ni représentée » dans l’arrêt du 5 octobre 2011 (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que, en tout état de cause, la tante paternelle n’était ni héritière ni représentante de l’enfant décédé, la Cour estime, sur la base des informations dont elle dispose, que la tante paternelle de M. ne saurait davantage être considérée comme une proche de celle-ci susceptible d’introduire une requête devant la Cour.
130. Enfin, la Cour constate que les associations, qui n’avaient certes pas de contact avec M. avant son décès, ont démontré leur « tentative de soulever les questions auprès des autorités nationales avant de le faire devant la Cour » (voir, a contrario, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 93, 18 juin 2013). En effet, elles étaient parties civiles tout au long de la procédure pénale qui s’est déroulée à la suite du décès de M., à savoir dans le cadre de la mise en accusation des parents puis lors du procès d’assises (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Elles ont également actionné une procédure en responsabilité civile de l’État qui s’est terminée devant la Cour de cassation (voir la procédure décrite aux paragraphes 49 et suivants). Elles disposaient tout au long de ces procédures d’un « statut procédural, englobant l’ensemble des droits appartenant aux parties » (paragraphes 83 et 84 ci-dessus), contrairement à l’association requérante dans l’affaire Comité Helsinki bulgare (décision précitée, § 59).
131. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime qu’il existe des « circonstances exceptionnelles » permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M. (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, §§ 112 et 114).
132. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi des associations requérantes.
3. SUR l’OBJET DU LITIGE
133. Invoquant l’article 2 de la Convention sous son volet matériel, les deux associations requérantes dénoncent des manquements commis par les services de l’État. Elles se plaignent en particulier de la décision de classement sans suite prise par le parquet le 6 octobre 2008 à la suite d’une enquête de police qu’elles jugent inefficace. L’association Enfance et Partage invoque l’article 6 de la Convention à ce sujet. Invoquant l’article 3 de la Convention sous son volet matériel, l’association Innocence en Danger estime que le système a failli à protéger M. de la maltraitance qu’elle a subie de la part de ses parents et qui a abouti à son décès. Sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 2 de la Convention, l’association Innocence en Danger dénonce ensuite la nécessité de caractériser une faute lourde afin de pouvoir engager la responsabilité civile de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice.
134. La Cour estime, pour ce qui est des griefs formulés par les associations requérantes sous l’angle des articles 2, 3 et 6 de la Convention, que l’objet du litige réside dans la question de savoir si les autorités internes auraient dû déceler les mauvais traitements subis par l’enfant et la protéger de ces actes qui ont fini par causer son décès. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Dans la même ligne, elle estime approprié d’examiner le grief tiré de l’article 13 en combinaison avec l’article 3 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
135. Invoquant l’article 3 de la Convention sous son volet matériel, l’association Innocence en Danger estime que le système a failli à protéger M. des abus extrêmement graves qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont abouti à son décès. Elle estime que les autorités, qui auraient dû à un certain moment reconnaître la situation de danger dans laquelle se trouvait l’enfant, avaient l’obligation de la protéger davantage.
L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. Sur la recevabilité
136. Le Gouvernement estime que le grief tiré d’une violation des obligations positives de l’État pour les faits survenus postérieurement à la décision de classement sans suite du 6 octobre 2008 est irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Il indique à cet égard que les associations requérantes auraient dû mettre en cause la responsabilité du département, dénoncer la carence fautive du ou des services qu’elles estimaient responsables et demander devant le juge administratif une indemnisation en réparation des préjudices qu’elles auraient subis. Se référant à l’arrêt Bozano c. France (18 décembre 1986, § 49, série A no 111) et aux exemples de jurisprudence existant en la matière (paragraphe 89 ci-dessus), le Gouvernement conclut que le recours indemnitaire – disponible au moment de la saisine de la Cour – constituait une voie de droit susceptible d’offrir un redressement financier et présentant des perspectives raisonnables de succès.
137. L’association Innocence en Danger conteste l’argument selon lequel l’arrêt Bozano – en raison de son ancienneté et du caractère relatif de l’affirmation qui y est faite par la Cour – constitue une preuve de l’effectivité des recours en responsabilité de la puissance publique. Ensuite, elle estime que les exemples de jurisprudence interne cités ne démontrent pas non plus l’effectivité de ces recours, les trois premières affaires invoquées n’étant selon elle pas comparables à la présente affaire et la dernière – datant de 2012 – ne justifiant pas d’une voie de recours disponible à l’époque des faits, qui dataient de 2009.
138. La Cour renvoie aux principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention tels qu’exposés notamment dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014). Elle rappelle que dans l’arrêt Bozano (précité, § 49), s’agissant de la possibilité de saisir le juge administratif au titre de la responsabilité de la puissance publique, la Cour avait relevé qu’un tel recours s’était révélé illusoire au regard de la Convention dans les circonstances de ladite affaire.
139. En l’espèce, la Cour estime que ni le constat précité auquel elle est parvenue dans l’arrêt Bozano ni les précédents invoqués par le Gouvernement ne suggèrent que l’association requérante aurait dû intenter une action en responsabilité de la puissance publique pour la période postérieure au classement sans suite. En effet, les trois premières affaires invoquées par le Gouvernement ont trait à des mineurs qui se trouvaient sous la responsabilité directe de l’ASE, contrairement à ce qui était le cas dans la présente affaire. Et même si elle avait pour origine une information préoccupante, la dernière décision citée par le Gouvernement n’est pas davantage comparable à la présente espèce. En effet, cette décision concernait la suspension du droit de visite d’un père à la suite d’un rapport dressé par les services sociaux sans vérification de la véracité des propos des enfants ni audition du père, alors que la présente affaire concerne la question du décèlement par les autorités de mauvais traitements de la part de parents sur leur enfant vivant avec eux.
140. En tout état de cause, la Cour constate que, en l’espèce, la question de la période postérieure au classement sans suite a bel et bien été l’objet des débats. Dans le cadre du recours en responsabilité civile pour fonctionnement défectueux de la justice dont a usé l’association requérante – et qui a donné lieu à deux décisions, en première instance et en cassation –, le jugement du 6 juin 2013 a tranché un argument en relation avec l’information préoccupante intervenue postérieurement au classement sans suite (paragraphe 52 ci-dessus). Ensuite, une plainte pour non-assistance à personne en danger a visé plus spécifiquement le Conseil général de la Sarthe (paragraphe 57 ci-dessus). Certes, cette plainte avait été introduite par une autre association de protection de l’enfance (non requérante dans la présente affaire) et la procédure y relative divergeait, de par sa nature, d’un recours en responsabilité de la puissance publique. Toujours est-il que le procureur a, à l’issue d’une enquête, classé cette plainte, au motif qu’il n’avait pas été établi que les personnes entendues avaient conscience de la gravité de la situation de M. La Cour estime que, face à de telles conclusions, et dans les circonstances particulières de l’espèce, le Gouvernement ne saurait reprocher à l’association requérante de ne pas avoir en plus intenté une action en responsabilité de la puissance publique pour la période postérieure à la décision de classement sans suite.
141. Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.
142. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) L’association Innocence en Danger
143. L’association requérante estime que nul ne saurait contester que la négligence, les abus et les sévices subis par M. ont atteint le seuil requis pour être qualifiés de torture.
144. Elle indique que des signaux existaient dès 2003 – une scolarisation tardive, un absentéisme scolaire, ainsi que les déménagements successifs et précipités de la famille – et que le signalement du 19 juin 2008 n’avait pas été fait sur le seul fondement de l’absence de M., mais bien au regard du dossier scolaire transmis, qui mentionnait des blessures.
145. Elle estime que la phase d’enquête préliminaire, jusqu’au classement sans suite, s’est caractérisée par sa lenteur et par sa passivité, eu égard au faible nombre d’actes réalisés. À ce dernier égard, elle réitère les arguments qu’elle avait formulés dans le cadre de l’action en responsabilité civile de l’État (paragraphes 49 et 52 ci-dessus). Elle avance par ailleurs que le visionnage de l’audition de M. met en exergue des incohérences dans certaines réponses, d’une part, et montre que l’enfant avait employé des formules systématiques – comme des paroles apprises par cœur – au sujet des lésions, d’autre part.
146. L’association requérante dénonce encore des manquements de la part des autorités judiciaires et sociales après cette phase d’enquête préliminaire et jusqu’à la mort de M. Elle déplore une absence de suivi de l’affaire de la part du parquet, une inefficacité des services sociaux et une communication déficiente entre les différents acteurs de la protection de l’enfance.
En particulier, elle reproche au parquet de n’avoir avisé les professionnels au contact de M. ni du classement sans suite ni de la nécessité de rester vigilant au sujet de l’enfant.
Elle dénonce par ailleurs la réaction inappropriée de l’ASE en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009 et à la note rédigée par le service de pédiatrie où M. a été hospitalisée pendant un mois.
b) Le Gouvernement
147. Le Gouvernement conteste qu’il y ait eu violation de l’article 3 de la Convention. Il insiste sur le fait que les obligations positives des autorités ne sauraient être évaluées a posteriori à l’aune des événements survenus, aussi dramatiques soient-ils, ceux-ci n’ayant pas été décelables malgré la vigilance des autorités.
148. Tout d’abord, le Gouvernement estime nécessaire de replacer le signalement du 19 juin 2008 – qui ne comportait pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate – dans son contexte. Il indique ainsi, par exemple, que le médecin scolaire n’avait remarqué « rien d’inquiétant » et que seules des notes manuscrites avaient été établies par le personnel de l’ancienne école, qui n’avait pas pour autant fait constater les marques relevées par un certificat médical du médecin scolaire. Selon le Gouvernement, ce signalement s’inscrivait donc dans un contexte d’inquiétude modérée à l’égard de M.
149. Le Gouvernement se rallie ensuite aux motifs retenus par le tribunal dans son jugement sur l’action en responsabilité civile de l’État auxquels il se réfère (paragraphe 52 ci-dessus).
150. Il ajoute que l’enquête n’a pas permis de soupçonner que M. subissait des maltraitances, tant les enquêteurs que le médecin expert n’ayant pu détecter la réalité des violences subies par l’enfant, qui ne dénonçait aucun fait.
151. Quant à l’audition de M., le Gouvernement déclare que l’utilisation de la phrase « Visiblement préparée, elle est détendue. » signifie simplement que l’enfant avait été prévenue qu’elle serait interrogée par des policiers afin qu’elle ne soit pas effrayée d’être là. Il estime que, lors de cette audition, M. a donné des explications plausibles et spontanées concernant chacun des hématomes. Si les événements survenus postérieurement ont permis de révéler que l’enfant avait probablement préparé des explications à l’avance sur injonction de ses parents, le Gouvernement souligne qu’il était impossible de déceler cette réalité à l’époque de l’enquête.
152. Le Gouvernement estime qu’il serait inexact de dire que les parents n’ont pas été entendus. Il indique à cet égard que le père de M. a été entendu par le médecin expert puisqu’il a assisté à l’examen médical en tant que représentant légal. La mère a, quant à elle, donné des explications plausibles aux blessures de M. lors de la visite au domicile familial du 17 septembre 2008. Là encore, le Gouvernement argue que ce n’est que la suite des événements qui a révélé que la concordance entre les explications de la mère et celles de l’enfant était le résultat de la préparation de ces entretiens par les parents.
153. Le Gouvernement conclut ainsi à l’absence de négligence de la part des enquêteurs et du procureur.
154. Quant à la phase postérieure au classement sans suite, le Gouvernement indique que, si l’institution judiciaire n’avait certes pas, lors du classement sans suite du 6 octobre 2008, adressé de signalement au service de l’enfance de la Sarthe en vue de l’évaluation de la situation de M., un autre service public avait fait un signalement. En effet, il expose que le directeur d’école avait adressé à l’ASE une information préoccupante le 27 avril 2009, et que ce signalement avait donné lieu à des visites à domicile par deux intervenantes. Il ajoute que ces dernières avaient chacune dressé un compte rendu ne faisant pas état de particularités préoccupantes et poursuivi l’évaluation de l’information préoccupante notamment par le biais d’autres visites.
155. Ainsi, pour la période en aval (tout comme celle en amont) du classement sans suite, le Gouvernement répète qu’un danger réel et immédiat n’était pas décelable alors même que la situation de M. était selon lui suivie avec attention par l’ASE. Il en veut pour preuve les développements du Défenseur des droits selon lesquels l’accès à la réalité de l’enfant ne serait devenu perceptible qu’après son décès.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
156. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 158, CEDH 2009).
157. Quant à la question de savoir si la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain de l’article 3 de la Convention à raison de mauvais traitements infligés par des entités autres que lui, la Cour rappelle que l’obligation que l’article 1 fait aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V; E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002; M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, §§ 109-110, 12 avril 2016, et D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, §§ 40-41, 3 octobre 2017). S’agissant notamment des enfants, eu égard au caractère fondamental des droits garantis par l’article 3 et à leur vulnérabilité particulière, les pouvoirs publics ont l’obligation, inhérente à leur mission, de protéger ceux-ci contre des mauvais traitements (voir, par exemple, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 145, 28 janvier 2014, s’agissant du contexte de l’enseignement primaire).
158. La Cour a eu l’occasion de préciser qu’il n’entre pas dans ses attributions de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz, précité, § 165). Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction. La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 103, 2 mars 2017, ainsi que les références y mentionnées).
b) Application en l’espèce
159. La Cour estime que M. peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (Talpis, précité, § 126) et que les mauvais traitements qu’elle a subis de la part de ses parents tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 73, 20 mars 2012).
160. La présente affaire ne porte pas directement sur la question de la responsabilité des parents de M. pour les actes de maltraitances commis, mais sur celle de la responsabilité de l’État. Il s’agit pour la Cour d’examiner si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour M. d’être victime de mauvais traitements et s’il offrait une protection suffisante contre ceux-ci. À cet égard, la Cour estime que le Gouvernement insiste à juste titre sur l’importance d’analyser les faits et éléments dont disposaient les autorités nationales à l’époque litigieuse et non à l’aune des développements qui ont, entre-temps, dévoilé toute la gravité des actes commis par les parents.
161. La Cour est d’avis que, par le « signalement pour suspicion de maltraitance » de la directrice de l’école en date du 19 juin 2008 (paragraphe 11 ci-dessus), les autorités ont été mises au courant de l’éventualité que M. ait subi des mauvais traitements et d’un risque potentiel qu’elle en endure d’autres. Ce signalement a ainsi déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à une investigation afin d’apprécier l’éventualité de mauvais traitements et, le cas échéant, de déterminer qui en était l’auteur, ainsi que de protéger l’enfant de futurs traitements de cette nature (voir, mutatis mutandis, M. et M. c. Croatie, no 10161/13, §§ 140‑142, CEDH 2015 (extraits).
162. D’emblée, la Cour reconnaît le difficile exercice auquel sont confrontées les autorités nationales lorsqu’elles doivent, dans un domaine délicat, trouver un équilibre entre la nécessité de ne pas passer à côté d’un danger et le souci de respecter et préserver la vie familiale.
163. Ensuite, la Cour note, avec le Gouvernement, la grande réactivité du procureur qui a adressé, le jour même du signalement (qui pourtant ne comportait pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate), un « soit-transmis » à la gendarmerie afin de faire procéder à une enquête sur « d’éventuels faits de maltraitance dont pourrait être victime l’enfant » (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour relève aussi que, dans le cadre de cette enquête, des mesures utiles et pertinentes ont été prises, telles que l’audition filmée de l’enfant et son examen par un médecin légiste.
164. Cependant, la Cour estime que plusieurs facteurs tempèrent la portée de ces constats, pour les raisons qui suivent.
165. Elle relève tout d’abord que, en réponse à la réaction instantanée du parquet, un agent de police n’a été saisi que treize jours plus tard et que les préconisations quant au TTR n’ont finalement pas été mises en œuvre (paragraphes 12 et 14 ci-dessus).
166. Elle note ensuite que différents signes et éléments avaient été portés à la connaissance des autorités dès le signalement du 19 juin 2008. En effet, les copies de quatre pages manuscrites rédigées par les enseignantes de M. et constatant de nombreuses marques sur l’enfant avaient été jointes à ce signalement (paragraphe 11 ci-dessus).
167. La Cour estime que, si les enseignantes n’avaient certes pas été témoins des faits ayant causé les stigmates constatés, il aurait toutefois été utile de les entendre, afin de recueillir des éléments sur le contexte et la réaction de l’enfant lors de la découverte des blessures. Cela vaut d’autant plus que le médecin légiste ne pouvait exclure des faits de violence ou de mauvais traitements (paragraphe 16 ci-dessus) et que l’ASE avait en outre informé le procureur du constat de nouvelles ecchymoses apparues après le signalement (paragraphe 13 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe qu’en présence de signes de maltraitance d’un enfant, les enseignants peuvent jouer un rôle primordial dans le système de prévention de la violence, comme les antécédents de la présente affaire le démontrent d’ailleurs. En effet, les enseignants, qui sont parfois les seules personnes de confiance de l’enfant, et qui ont la responsabilité d’observer celui-ci de près quotidiennement, sont ainsi bien placés pour avoir une vue globale sur son développement.
168. La Cour considère qu’il aurait aussi été utile de procéder à des actes d’enquête afin d’apporter des éclaircissements sur l’environnement familial de M. Cela d’autant plus qu’il y avait eu des déménagements successifs de la famille, ce qui avait d’ailleurs été porté à la connaissance des autorités par le biais notamment du signalement du 19 juin 2008 et du courrier du 26 septembre 2008.
169. Ainsi, la Cour relève que la mère de M. a été entendue, par l’agent de police judiciaire en charge de l’enquête, de manière succincte, à son domicile et non pas au sein des locaux de la gendarmerie.
170. Par ailleurs, la présence du père lors de l’examen médicolégal de M. ne saurait utilement être invoquée par le Gouvernement. En effet, une déclaration faite en tant que représentant légal de l’enfant devant un médecin expert ne saurait équivaloir à une véritable audition dans le cadre d’une enquête, lors de laquelle des questions ciblées sont posées. D’ailleurs, la Cour relève à ce sujet que le protocole départemental de la Sarthe (paragraphe 81 ci-dessus) prévoit dorénavant que l’examen médicolégal est effectué par le médecin légiste seul avec l’enfant et que le magistrat, directeur d’enquête, pourra demander au médecin de ne prendre aucun contact avec les parents ou les proches de l’enfant.
171. En la matière, la Cour note qu’un ensemble de bonnes pratiques, préconisées dans ce genre de situations sensibles, est désormais formalisé dans le protocole départemental de la Sarthe (paragraphes 81 et suivant ci-dessus). Or, faute pour le protocole d’exister au moment des faits, ces pratiques n’ont pas été mises en œuvre en l’espèce.
172. Il est vrai que M. ne dénonçait aucun fait lors de son audition. Toutefois, celle-ci a été réalisée sans la participation d’un psychologue. Or, sans être obligatoire, la présence d’un tel expert aurait pu être appropriée en l’espèce pour écarter tout doute face aux questionnements que soulevaient le signalement et le rapport du médecin légiste. À cet égard, la Cour relève que dorénavant le protocole départemental de la Sarthe, qui prévoit que le recueil de la parole de l’enfant doit être réalisé à l’unité médico-judiciaire pédiatrique (donc au sein du service de pédiatrie), préconise de faciliter l’expression de l’enfant, notamment par la présence aux côtés de l’enquêteur ou du magistrat d’un tiers nommé par l’autorité judiciaire, tel qu’un administrateur ad hoc, un travailleur social, un psychologue ou un infirmier spécialisé.
173. La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Ainsi, il ne lui appartient pas de remettre en cause le classement sans suite en soi. En revanche, elle estime que, au regard des éléments dont elles disposaient – tels que le « nombre fortement suspect [des] très nombreuses lésions » rapporté par le médecin légiste (paragraphe 16 ci-dessus), ainsi qu’un nouveau déménagement de la famille concomitamment à la clôture de l’enquête (paragraphe 21 ci-dessus) – les autorités auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite avait été prise et non se contenter d’un classement sans suite pur et simple.
Ainsi, si le parquet avait, par le biais d’un soit-transmis ou de tout autre mode de communication, même informel, informé l’ASE de sa décision tout en attirant l’attention de celle-ci sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, il aurait accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. Tout porte à croire que, de cette manière, l’ASE aurait redoublé de vigilance dans la période suivant le classement sans suite et, en tout cas, au plus tard lorsqu’une information préoccupante a été transmise. Cette observation est confortée par le compte rendu du Défenseur des droits qui considère que la décision de classement sans suite a posé « une chape de plomb » sur l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, qui n’avaient pas évoqué avec le parquet les nouvelles informations du printemps 2009 (paragraphe 94 ci-dessus).
Au constat d’un défaut de transmission d’informations à l’ASE par le parquet s’ajoute celui d’une absence de mise en place d’un mécanisme, tel le CRIP, centralisant les informations, au moment des faits, dans la région concernée (paragraphes 31 et 69 ci-dessus). Une telle cellule de recueil – dont la mission est de faire converger vers un même lieu toutes les informations concernant les mineurs en danger ou en risque de l’être, de manière à s’assurer du traitement de ces informations par un service spécialisé – aurait pu œuvrer en tant qu’interlocuteur des services du département et du parquet. Elle aurait ainsi pu informer les professionnels à l’origine du signalement du 19 juin 2008 quant à la suite qui y a été réservée, puis suivre le dossier.
Ces facteurs combinés – classement sans suite pur et simple, d’une part, et défaut d’existence d’un mécanisme centralisant les informations, d’autre part – ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales.
174. Les services sociaux, qui ont fini par prendre connaissance de la décision de classement sans suite, ont certes pris des mesures par la suite, par le biais notamment de visites au domicile réalisées en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009 (paragraphe 27 ci-dessus). Toutefois, il importe de rappeler que cette dernière coïncidait avec une hospitalisation de M. d’une durée d’un mois entier, qui avait donné lieu à une prise de contact par le service pédiatrique avec l’ASE – motivée par les interrogations persistantes concernant la situation de l’enfant – et même à une note additionnelle adressée à l’ASE (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour estime qu’il s’agissait là d’un élément complémentaire, éloquent en soi, dont les services sociaux ne pouvaient raisonnablement faire abstraction. Face à ces facteurs combinés – information préoccupante et hospitalisation concomitante – ils auraient dû redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de M. Or, force est de constater que, dans le sillage de la décision du classement sans suite, ils n’ont pas engagé d’action véritablement perspicace qui aurait permis de déceler l’état réel dans lequel se trouvait l’enfant.
175. Au regard des constats opérés ci-dessus, la Cour conclut que le système a failli à protéger M. des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès.
176. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
177. L’association Innocence en Danger dénonce la nécessité de caractériser une faute lourde au sens de l’article L. 141-1 du COJ, afin de pouvoir engager la responsabilité civile de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice. Elle estime que cette exigence, disproportionnée au regard de l’impératif absolu de protection des mineurs, est contraire au droit à un recours effectif. Elle invoque l’article 13 de la Convention, qui dispose que :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
1. Sur la recevabilité
178. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) L’association Innocence en Danger
179. L’association requérante insiste sur l’impératif absolu de protection de l’intérêt supérieur du mineur, tel qu’il est garanti par l’ensemble des normes internationales et notamment par l’article 3.1. de la Convention internationale des droits de l’enfant. Si elle admet qu’il est légitime que les conditions pour engager la responsabilité de l’État dans l’exercice de sa mission de service public de la justice puissent être dérogatoires du droit commun aux fins de protéger la fonction de juger des magistrats, elle estime que celles-ci ne peuvent l’être au prix de la protection des enfants, particulièrement vulnérables.
180. Elle ajoute que l’exigence d’une faute simple (et non plus d’une faute lourde) aurait pour effet de rendre la protection de l’État à l’égard des enfants en bas âge et victimes de maltraitances plus efficace et conforme aux exigences du droit international. Elle expose aussi que, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant doit simplement démontrer l’absence de mise en œuvre de mesures raisonnables, ce qui correspond, selon elle, davantage à la définition d’une faute simple. Elle en déduit que l’exigence d’une faute lourde en droit français ne cadre pas avec la jurisprudence de la Cour.
181. L’association requérante argue que la plupart des précédents cités par le Gouvernement (paragraphe 87 ci-dessus) concernent des détenus en garde à vue ou en détention provisoire et que les solutions qu’ils apportent ne sont pas transposables en l’espèce. Elle estime que l’arrêt récent de la cour d’appel de Paris du 17 janvier 2017, rendu dans une affaire de violence conjugale, démontre en réalité l’imprévisibilité du recours judiciaire et, a fortiori, son caractère ineffectif, puisque malgré des faits similaires et donc transposables, la solution apportée par l’autorité judiciaire est diamétralement opposée.
b) Le Gouvernement
182. Le Gouvernement estime que la notion de faute lourde au sens des dispositions de l’article L. 141-1 du COJ ne porte pas atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif au sens de l’article 13 de la Convention.
183. Il expose que le choix, par le législateur, d’un régime de responsabilité civile dirigé contre l’État, dans le cadre limité de la faute lourde ou du déni de justice, répond à la prise en considération de la complexité du fonctionnement de la justice et des garanties propres au système judiciaire, parmi lesquelles figurent l’indépendance des juges du siège et l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux décisions définitives. Il estime que la fonction de juger ne doit pas être soumise à la vindicte des justiciables mécontents d’une décision et rappelle que la fonction d’interprétation du droit et d’appréciation des faits de la part du magistrat recèle une part d’incertitude et donc une possibilité d’erreur qui ne peut, en tant que telle, suffire à traduire une défaillance.
184. Rappelant que les conditions de mise en œuvre du régime de responsabilité ont été assouplies par la jurisprudence depuis 2001, le Gouvernement cite des exemples de jurisprudence (paragraphes 86 et 87 ci-dessus) qui prouvent, selon lui, que l’appréciation in concreto de la notion de faute lourde au sens des dispositions de l’article L. 141-1 du COJ par les juridictions internes permet de préserver l’accès des victimes à un recours juridictionnel effectif.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
185. L’article 13 de la Convention exige que l’ordre interne offre un recours effectif habilitant l’instance nationale à connaître du contenu d’un grief « défendable » fondé sur la Convention (Z et autres, précité, § 108). L’objet de cette disposition est de fournir un moyen au travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national, le redressement approprié des violations de leurs droits garantis par la Convention, avant d’avoir à mettre en œuvre le mécanisme international de plainte devant la Cour (Kudła c. Pologne [GC], no 31210/96, § 152, CEDH 2000-XI).
186. Toutefois, la protection offerte par l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours, les États contractants jouissant d’une certaine marge d’appréciation pour honorer les obligations qu’elle leur impose (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 146, CEDH 2004‑XII).
187. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 218, 25 juin 2019).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
188. Compte tenu de son constat de violation de l’article 3 de la Convention dans les paragraphes 159-176 ci-dessus, la Cour estime que le grief de l’association requérante visant le défaut de mesures nécessaires et appropriées pour protéger M. des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès est « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention. Celui-ci se trouve par conséquent à s’appliquer.
189. Dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 13, la Cour note d’emblée que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité civile de l’État ont été assouplies au fur et à mesure par la jurisprudence française (voir les paragraphes 86 et 87 ci-dessus). Cela apparaît d’ailleurs dans le jugement du 6 juin 2013, le tribunal retraçant les éléments caractérisant la notion de faute lourde. Il est notamment rappelé dans ce jugement que « [s]i prises séparément aucune des éventuelles négligences relevées ne s’analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut découler de l’addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État [...] » (paragraphe 52 ci-dessus).
190. Quant à la jurisprudence invoquée par le Gouvernement (paragraphes 86 et 87 ci-dessus), la Cour note que les précédents relatifs à des décès de détenus ou de gardés à vue s’inscrivent dans des contextes différents de la présente affaire. En effet, dans les affaires en cause, les personnes décédées étaient sous la responsabilité directe de l’État, contrairement à M. qui a succombé aux maltraitances infligées par ses parents à domicile.
Certes, une décision a condamné l’État dans une affaire où une femme avait été tuée par son concubin alors qu’elle avait déposé plainte contre lui et qu’aucune suite pénale n’avait été donnée à cette plainte. Toutefois, la Cour estime que cette décision isolée ne saurait être considérée comme un précédent pertinent. En effet, outre le fait qu’elle a été rendue postérieurement à l’introduction des présentes requêtes, elle concerne un cas de violence domestique commise entre partenaires et non de maltraitances exercées sur un enfant par ses parents.
191. Si les précédents invoqués par le Gouvernement ne sauraient ainsi être utilement pris en compte dans le cadre de la présente affaire, la Cour relève en revanche que l’interprétation de la notion de « faute lourde » par les juridictions internes leur permet de retenir des fautes simples, en particulier dans les cas de fautes multiples ayant conduit à un dysfonctionnement du service de la justice, pour conclure qu’ensemble elles caractérisent une faute lourde engageant la responsabilité de l’État.
192. Elle souligne, en outre, que, conformément au principe de subsidiarité, il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI). Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au paragraphe 186 ci-dessus, la portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie toutefois en fonction de la nature du grief du requérant et les États jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (voir également De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 77-78, CEDH 2012). La Cour rappelle que l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (ibidem, § 79, et Kudła, précité, § 157).
193. En l’espèce, il n’apparaît pas déraisonnable que le législateur français ait encadré la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’État dans ce contexte particulier en exigeant une faute lourde, pouvant être constituée par une addition de fautes simples ayant entrainé un dysfonctionnement du service de la justice, dans un but de protection de l’indépendance de la justice. La Cour peut cautionner l’argument du Gouvernement selon lequel cette délimitation vise la protection de la liberté d’esprit du magistrat et la garantie d’une certaine sérénité dans l’exercice de la fonction d’enquêter et de juger, sans crainte quant à la vindicte des justiciables mécontents d’une décision. La Cour peut ainsi admettre que la mise en œuvre du régime de responsabilité civile de l’État dans un cadre limité correspond à un choix opéré par le législateur qui répond à la prise en considération de la complexité du fonctionnement de la justice et de la spécificité de la fonction juridictionnelle, y compris les activités d’enquête et de police. Elle réitère, toutefois, que conformément aux exigences de l’article 13, le choix opéré doit en tout état de cause assurer un recours effectif en pratique comme en droit.
194. La Cour note ensuite que l’association requérante a été en mesure de saisir le juge judiciaire aux fins de voir ses doléances examinées quant aux manquements qu’elle reprochait aux services de police et au ministère public. Le juge judiciaire avait compétence pour se prononcer sur ces griefs et a procédé à leur examen, sans se limiter à un examen isolé des seules fautes lourdes, à l’issue d’une procédure au cours de laquelle l’association requérante a pu faire valoir tous ses arguments et moyens (voir, a contrario, Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 65, 31 mai 2007; comparer avec Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 152, dans lequel la Cour a tenu compte de l’impact limité et de l’absence de garanties procédurales des recours invoqués par le Gouvernement). Le seul fait que l’association requérante ait été déboutée de sa demande ne constitue pas en soi un élément suffisant pour juger du caractère « effectif ou non » du recours en question (voir, mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 89, CEDH 2000‑II). Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant.
195. En conclusion, le fait que l’association requérante n’ait pas rempli les conditions posées par l’article L. 141-1 du COJ ne saurait, aux yeux de la Cour, suffire pour conclure que le recours, pris dans son ensemble, est contraire à l’article 13 de la Convention.
196. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
6. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
197. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
198. L’association Innocence en Danger demande que lui soit alloué un euro symbolique au titre du dommage moral qu’elle dit avoir subi.
199. Le Gouvernement estime que, en cas de constat de violation, la somme sollicitée n’est pas déraisonnable.
200. La Cour estime approprié d’octroyer à l’association Innocence en Danger un euro symbolique au titre du préjudice moral.
201. L’association Enfance et Partage n’a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
2. Frais et dépens
202. L’association Innocence en Danger réclame 17 769,22 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, dont 10 000 EUR correspondant aux frais engagés devant le tribunal d’instance de Paris (paragraphe 49 ci-dessus) et 7 762,22 EUR correspondant aux frais engagés devant la Cour de cassation (paragraphe 56 ci-dessus). Elle sollicite par ailleurs 6 000 EUR au titre des frais et honoraires engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
203. Le Gouvernement, tout en reconnaissant que l’association requérante apporte en tant que pièces justificatives les notes d’honoraires correspondant aux montants demandés, considère que le total de 23 769,22 EUR est excessif. Il réclame que la somme soit ramenée à de plus justes proportions à ses yeux. À cet égard, le montant de 6 000 EUR lui paraît raisonnable.
204. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’association Innocence en Danger la somme de 15 000 EUR tous frais confondus.
3. Intérêts moratoires
205. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention, s’agissant de l’association Innocence en Danger ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à l’association Innocence en Danger, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, un euro symbolique pour dommage moral, ainsi que 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par l’association Innocence en Danger à titre d’impôt, pour les frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable présentée par l’association Innocence en Danger.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
Greffier adjointPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée conjointe des juges Yudkivska et Hüseynov.
S.O.L.
V.S.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES YUDKIVSKA ET HÜSEYNOV
(Traduction)
Nous avons voté avec nos estimés collègues en faveur de tous les points figurant au dispositif de l’arrêt. Nous ne pouvons néanmoins partager l’approche, adoptée au paragraphe 134, qui consiste à dire – bien qu’il eût été établi que l’enfant (M.S.), alors âgée de 8 ans, avait succombé à des mauvais traitements graves – que « la Cour estime approprié d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention ». Il convient de souligner que l’arrêt n’offre aucune explication propre à justifier pareille approche.
Nous estimons qu’en décidant de ne pas examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention un cas de maltraitance sur enfant ayant entraîné la mort, la Cour néglige d’une part la spécificité des violences domestiques en tant que phénomène social à part entière et, d’autre part, la vulnérabilité particulière des enfants affectés par pareilles violences. Dans l’arrêt Talpis c. Italie (no 41237/14, 2 mars 2017), la Cour a noté que « le risque d’une menace réelle et immédiate [contre la vie] doit être évalué en prenant dûment en compte le contexte particulier des violences domestiques », insistant plus spécifiquement sur l’obligation « de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale » (§ 122). Ainsi, le « critère Osman », en vertu duquel il doit être établi que « les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie » pour que naissent les obligations positives de l’État à cet égard, exige une prise en compte appropriée des spécificités des violences domestiques ‑ en l’espèce, des sévices infligés à une enfant plusieurs années durant par ses parents. Or, nous savons par les tristes statistiques et études publiées sur le sujet que pareilles violences se poursuivent généralement, en d’autres termes qu’elles ne sont pas un incident isolé mais se réitèrent et, bien souvent, gagnent en intensité.
Toutes les victimes de violences domestiques peuvent être considérées comme vulnérables (Talpis, précité, § 99), mais les enfants le sont de toute évidence plus encore que les autres. En effet, les enfants sont bien trop démunis face à leurs bourreaux et ils sont incapables de se défendre. En outre, ainsi que le Comité des droits de l’enfant l’a souligné dans son observation générale no 13 (2011), « Les bébés et les jeunes enfants sont plus vulnérables que les autres en raison de l’immaturité de leur cerveau en développement et de leur complète dépendance vis-à-vis des adultes » (§ 72 f)). Il est largement admis que les violences contre les enfants peuvent avoir des conséquences fatales. Compte tenu de leur vulnérabilité, les enfants qui subissent des violences graves sont exposés à un danger de mort. Dès lors, dans ce contexte particulier, le critère Osman est satisfait à raison du caractère « réel » de la menace, en d’autres termes à raison du fait qu’il existe une forte probabilité que le risque se matérialise si les pouvoirs publics ne font pas preuve de la diligence requise.
À cet égard, nous estimons qu’il est nécessaire de se rapporter à l’étude menée par l’Inspection générale des affaires sociales, selon laquelle un enfant est tué par l’un de ses parents tous les cinq jours ([http://www.justice.gouv.fr/art_pix/2018-044%20Rapport_Morts_violentes_enfants.pdf](http://www.justice.gouv.fr/art_pix/2018-044%20Rapport_Morts_violentes_enfants.pdf) ). Il ressort de cette étude – et c’est ce point qui est important – que « plus de la moitié des enfants concernés avaient subi avant leur mort des violences graves et répétées [...] souvent repérées par des professionnels. Des signes avant-coureurs existaient et avaient été signalés. Pour autant, cela n’a pas permis de protéger les enfants. »
Dans le cas d’espèce, le « signalement pour suspicion de maltraitance » (paragraphe 11) qui fut adressé au procureur de la République le 19 juin 2008 et qui recensait les marques découvertes sur le corps de M.S. au cours de l’année scolaire 2007-2008 était clair : il montrait que l’enfant était régulièrement victime de mauvais traitements. À douze reprises sur cette période de huit mois, les mauvais traitements subis par l’enfant laissèrent des traces visibles sur son corps. M.S. était régulièrement rouée de coups par ses parents. Cela signifiait clairement que sa vie était en danger. Le parquet fut alors informé du déménagement de la famille – le troisième ! ‑ (paragraphe 21). Cet événement semblait suspect. Pourtant, le parquet « classa le dossier sans suite, au motif que l’infraction alléguée était « insuffisamment caractérisée » » (paragraphe 23).
En conséquence, la longue série de mauvais traitements a résulté en la mort de l’enfant. Si, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, § 50, 3 octobre 2017), les enfants doivent « bénéficier d’une protection supérieure, pas moindre, contre les violences », nous devons être clairs : dès lors que la Cour examine, comme elle l’a fait au paragraphe 160 du présent arrêt, « si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour M.S. d’être victime de mauvais traitements », c’est un risque réel pour la vie dont il est question. Partant, les obligations de l’État au titre de l’article 2 de la Convention sont en jeu.
Il est indiqué dans l’étude mentionnée ci-dessus que « la mort de ces enfants dans des conditions effroyables (traumatisme crânien, morsures, lésions cérébrales, fractures multiples, etc.) est la résultante d’une escalade continue de violences physiques ou psychologiques que personne n’a réussi à détecter ou à arrêter. »
De toute évidence, un parent qui bat régulièrement son enfant continuera à le faire, à moins d’en être empêché par autrui. Comme nous le dit Nicolas Machiavel, « [p]our prévoir l’avenir, il faut connaître le passé [...]. Créés par les hommes animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement avoir les mêmes résultats. »
Naturellement, la famille est une valeur importante, et les enfants sont eux aussi précieux. C’est lorsque la famille devient une source de danger que naît le problème, et c’est là que les autorités doivent intervenir, de manière prompte et adéquate. Un enfant dont la vie est en danger au sein de sa cellule familiale doit être sauvé conformément aux dispositions législatives applicables et aux moyens institutionnels efficaces qui relèvent des obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention.
Partant, étant donné que les risques spécifiques auxquels les enfants sont exposés lorsqu’ils subissent des violences domestiques doivent être dûment pris en considération, nous pensons que le cas d’espèce devait être examiné sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Nous regrettons que le présent arrêt échoue à transmettre un message clé : sans mesures promptes et adéquates des pouvoirs publics, les violences graves subies par un enfant dans le contexte familial risquent d’être fatales.