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07/04/2020 | CEDH | N°001-202210

CEDH | CEDH, AFFAIRE OOO AVRORA MALOETAZHNOE STROITELSTVO c. RUSSIE, 2020, 001-202210


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE OOO AVRORA MALOETAZHNOE STROITELSTVO c. RUSSIE

(Requête no 5738/18)

ARRÊT


Art 1 P1 ● Réglementation de l’usage des biens ● Saisie prolongée de parcelles de terrain appartenant à un promoteur immobilier dans le cadre d’une enquête pénale contre des tiers ● Durée totale de la saisie de plus de six années non disproportionnée en soi ● Alignement quasi-automatique des renouvellements de la saisie sur les prolongations de l’enquête ● Bonne foi et absence de négligence de la société requérante ● Absence de

mise en balance des besoins et intérêts en présence ● Autorités n’ayant rien entrepris pour empêcher les div...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE OOO AVRORA MALOETAZHNOE STROITELSTVO c. RUSSIE

(Requête no 5738/18)

ARRÊT

Art 1 P1 ● Réglementation de l’usage des biens ● Saisie prolongée de parcelles de terrain appartenant à un promoteur immobilier dans le cadre d’une enquête pénale contre des tiers ● Durée totale de la saisie de plus de six années non disproportionnée en soi ● Alignement quasi-automatique des renouvellements de la saisie sur les prolongations de l’enquête ● Bonne foi et absence de négligence de la société requérante ● Absence de mise en balance des besoins et intérêts en présence ● Autorités n’ayant rien entrepris pour empêcher les divisions et reventes de parcelles visées par les poursuites ● Charge excessive ayant compromis l’activité principale de la société requérante

STRASBOURG

7 avril 2020

DÉFINITIF

07/08/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire OOO Avrora Maloetazhnoe Stroitelstvo c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5738/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une société du droit de cet État, la société OOO Avrora Maloetazhnoe Stroitelstvo (« la société requérante »), a saisi la Cour le 18 janvier 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La société requérante a été représentée par Me O. Grikevich, avocate à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. La société requérante alléguait en particulier que la saisie prolongée de ses biens dans le cadre d’une procédure pénale, ainsi que la durée de cette procédure étaient contraires à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 20 avril 2018, les griefs concernant le droit de la société requérante au respect de ses biens et le droit à un procès dans un délai raisonnable ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Le 24 septembre 2019, des questions complémentaires ont été posées aux parties.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La société requérante est une société à responsabilité limitée fondée en 2010. Elle exerçait dans le domaine de la promotion immobilière. En 2014, une procédure judiciaire de faillite fut ouverte contre la société requérante.

1. Les poursuites pénales contre plusieurs personnes et l’acquisition de parcelles de terrain par la société requérante

6. En août 2009 et en mars 2010 respectivement, plusieurs enquêtes pénales pour escroquerie aggravée, abus de confiance, blanchiment de fonds, faux et usage de faux, et détournement de pouvoir furent ouvertes contre A., ancien directeur d’une banque sise au Kazakhstan (« la banque »), et contre plusieurs autres personnes. À différentes dates non précisées dans le dossier, A. et ses complices présumés fuirent à l’étranger.

7. Selon les autorités de poursuite, les faits à l’origine de l’ouverture des enquêtes étaient les suivants. Les dirigeants et employés de la banque, étant sous l’influence des personnes mises en examen, avaient accordé des prêts à des sociétés appartenant de fait à A. Au moyen de ces prêts, d’autres sociétés, contrôlées par A., – notamment la société ZAO TDK – avaient fait l’acquisition de plusieurs grands terrains dans la région de Moscou. Les prêts avaient été nantis au moyen d’hypothèques sur ces mêmes terrains. Puis, A. et ses complices présumés, agissant par l’intermédiaire de ces dernières sociétés, avaient fait frauduleusement résilier les contrats d’hypothèque, diviser les terrains en plusieurs centaines de parcelles et revendre celles-ci, et cela dans le but de blanchiment des fonds illicitement obtenus et de dissimulation des traces des délits.

8. Le 20 septembre 2010, la société ZAO TDK vendit treize parcelles à la société requérante.

9. À une date non précisée dans le dossier, la banque se constitua partie civile et demanda une indemnisation pour le préjudice qu’elle disait avoir subi, estimé à près de 25 milliards de roubles (RUB).

10. Le 30 octobre 2012 et le 13 août 2018, A. et ses complices présumés furent mis en examen pour de nouveaux épisodes d’escroquerie, de blanchiment de fonds et de détournement de pouvoir aggravés. Le 21 août 2019, le tribunal du district Taganski de Moscou tint une audience préliminaire en l’affaire.

2. La première saisie des parcelles de la société requérante et la tentative de mainlevée de la saisie

11. À une date non précisée dans le dossier, l’enquêteur chargé de l’affaire pénale demanda au tribunal du district Tverskoï de Moscou d’autoriser la saisie provisoire des parcelles mentionnées au paragraphe 7 ci-dessus.

12. Par une ordonnance du 9 août 2012, le tribunal du district Tverskoï, statuant sur le fondement de l’article 115 du code de procédure pénale (CPP), fit droit à la demande et autorisa la saisie de toutes les parcelles précitées. Il estima que celles-ci avaient été obtenues, par la société ZAO TDK notamment, au moyen d’agissements délictueux (получены (...) в результате преступных действий) de A. et de ses complices et qu’elles avaient servi à financer un groupe criminel organisé (для организации финансирования организованной группы) constitué par ceux-ci. Le tribunal considéra que la saisie était nécessaire pour assurer l’exécution d’un futur jugement de condamnation, ainsi que pour protéger les intérêts des propriétaires légitimes des terrains et ceux de la victime et partie civile.

Le 12 décembre 2012, la cour de la ville de Moscou (« la cour de Moscou ») confirma l’ordonnance du tribunal en appel.

13. Le 5 février 2013, la société requérante demanda à l’enquêteur la levée de la saisie de ses treize parcelles. Par une décision du 8 février 2013, l’enquêteur rejeta cette demande. L’intéressée forma un recours en justice contre cette décision. Le 4 juin 2013, le tribunal du district Tverskoï rejeta le recours, et, le 24 juillet 2013, la cour de Moscou confirma la décision de ce tribunal en appel.

3. L’arrêt de la Cour constitutionnelle, la nouvelle saisie des parcelles et les renouvellements de la mesure

14. À une date non précisée dans le dossier, la société requérante, insatisfaite du maintien de la saisie de ses parcelles, introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle. Dans le cadre de ce recours, elle alléguait en particulier que l’article 115 du CPP était contraire à la Constitution en ce qu’il n’obligeait pas l’enquêteur à décider la levée de la saisie des biens des tiers à la procédure pénale après un certain laps de temps.

15. Le 21 octobre 2014, la Cour constitutionnelle rendit son arrêt no 25‑P, dans lequel elle déclara inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP comme ne permettant pas une « protection judiciaire effective » des personnes tierces à une procédure pénale dont les droits étaient affectés par l’application prolongée d’une saisie de leurs biens (paragraphes 34-36 ci-dessous). Par conséquent, elle indiqua que les décisions judiciaires relatives à la saisie des parcelles de la société requérante devaient être réexaminées à la lumière des principes exposés dans son arrêt.

16. À la suite du prononcé dudit arrêt, le 18 février 2015, le présidium de la cour de Moscou, statuant en révision, annula l’ordonnance du 9 août 2012 (paragraphe 12 ci-dessus) et renvoya l’affaire pour réexamen.

17. Ayant réexaminé l’affaire, le 14 mai 2015, le tribunal du district Tverskoï ordonna la saisie des treize parcelles. Il estima, d’un côté, que lesdites parcelles avaient été acquises au moyen d’agissements délictueux et avaient servi à financer le groupe criminel organisé susmentionné et, d’un autre côté, que la saisie était nécessaire pour protéger les droits de la banque. Compte tenu de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le tribunal ordonna que la saisie fût imposée jusqu’au terme de l’enquête pénale, à savoir jusqu’au 31 mai 2015, et que la mesure consistât en une interdiction d’aliéner ou de mettre en gage les biens.

Le 13 juillet 2015, la cour de Moscou confirma l’ordonnance du tribunal de district en appel.

18. Entretemps, le 28 mai 2015, le tribunal de district avait ordonné le renouvellement de la saisie jusqu’au 31 août 2015. Cependant, le 13 juillet 2015, la cour de Moscou annula en appel l’ordonnance ainsi adoptée par le tribunal de district au motif de l’absence de représentants de la société requérante à l’audience de renouvellement de la mesure. Elle renvoya la demande de l’enquêteur pour réexamen.

19. Il apparaît que, après que les parcelles en question se furent retrouvées non couvertes par la saisie à la suite de l’annulation de l’ordonnance de renouvellement de cette mesure, la société requérante en revendit deux à des particuliers et en divisa deux autres en quatre plus petites.

20. Après réexamen, le 9 septembre 2015, le tribunal de district ordonna le renouvellement de la saisie des neuf autres parcelles jusqu’au 30 novembre 2015 – date présumée de la clôture de l’enquête pénale. Il réitéra sa conclusion selon laquelle ces biens avaient été obtenus au moyen d’agissements délictueux et avaient servi à financer un groupe criminel organisé, et que la saisie restait nécessaire pour protéger les droits de la banque. Le tribunal conclut que les raisons ayant justifié l’application de la mesure restaient valables. Quant aux quatre autres parcelles – dont deux avaient déjà été revendues à des tiers et deux divisées en quatre autres – le renouvellement de leur saisie n’eut pas lieu car l’enquêteur n’avait pas fait de demande en ce sens.

Le 21 octobre 2015, la cour de Moscou confirma l’ordonnance du 9 septembre 2015 en appel.

21. Le 2 décembre 2015 et le 11 mars 2016 respectivement, le tribunal de district, en se fondant sur les articles 115 et 115.1 du CPP, renouvela la mesure de saisie à deux nouvelles reprises. Pour ce faire, il estima que les motifs pour la saisie restaient valables : le propriétaire initial des parcelles en avait été privé par les agissements délictueux du groupe criminel organisé concerné, et l’action civile avait été formée. Selon le tribunal, le délai de l’enquête pénale ayant été prolongé – successivement, et respectivement, jusqu’au 29 février 2016 et jusqu’au 31 mai 2016 –, il convenait de prolonger le délai de la mesure de saisie jusqu’au terme de ladite enquête (срок предварительного следствия продлен до (...), в связи с чем имеется необходимость в продлении на данный срок ареста). Les deux ordonnances de renouvellement de la mesure ainsi rendues par le tribunal de district furent confirmées en appel.

22. À une date non précisée dans le dossier, la société requérante introduisit un nouveau recours devant la Cour constitutionnelle. Dans le cadre de ce recours, elle alléguait que les renouvellements de la saisie étaient constitutifs d’un manquement des autorités à se conformer à l’arrêt rendu le 21 octobre 2014 par cette haute juridiction (paragraphe 15 ci‑dessus et paragraphes 35-36 ci-dessous), dont elle demandait une interprétation.

23. Par une décision du 12 mai 2016, no 906-O-P, la Cour constitutionnelle rejeta le recours de la société requérante au motif que l’arrêt en question était clair et ne nécessitait pas d’interprétation. Par ailleurs, elle exposa ce qui suit dans le corps de la décision :

« Cependant, d’après ce qui ressort des documents devant la Cour constitutionnelle, les autorités de poursuite et les juridictions, allant à l’encontre des principes formulés dans l’arrêt no 25-P du 21 octobre 2014 et du sens de l’article 115 § 3 du CPP, maintiennent la saisie des biens de [la société requérante], qui n’est ni [une personne poursuivie au pénal] ni le défendeur civil, sans appliquer l’article 115 § 1 et sans se renseigner de manière effective (без эффективного расследования) sur de nouvelles circonstances pouvant servir de fondement pour la prolongation des délais de la saisie, et, ce faisant, elles n’exécutent en réalité (фактически) pas l’arrêt susmentionné de la Cour constitutionnelle. »

24. Par la suite, la saisie des neuf parcelles fut renouvelée encore douze fois, dernièrement jusqu’au 28 mai 2019, sur le fondement d’abord des articles 115 et 115.1 du CPP, puis du seul article 115.1 du CPP. À chaque fois, le tribunal du district Tverskoï indiqua que les circonstances ayant justifié la mesure subsistaient, s’agissant de la nécessité de conserver les biens obtenus au moyen d’agissements délictueux et ayant servi à financer le groupe criminel organisé concerné, de protéger les intérêts de la victime et partie civile, et d’assurer l’éventuelle confiscation des biens comme sanction pénale pour le blanchiment de fonds et pour d’autres délits.

Le tribunal estimait que la nécessité de renouveler la saisie était dictée par la prolongation du délai de l’enquête pénale, compte tenu d’une complexité particulière de l’affaire. Selon le tribunal, la mesure n’imposait pas de charge excessive à la société requérante car elle ne l’empêchait pas de se servir des biens saisis.

Toutes les ordonnances de renouvellement de la saisie, à l’exception des deux dernières, furent confirmées en appel.

25. Le 21 août 2019, le tribunal du district Taganski, statuant lors de l’audience préliminaire en l’affaire pénale sur les délits imputés à A. et à ses complices présumés, fit droit à la demande du procureur de renouveler la saisie de plusieurs biens, dont les neuf parcelles susmentionnées appartenant à la société requérante, jusqu’au 28 février 2020.

4. L’action en réparation du préjudice pour durée excessive de la procédure pénale

26. Le 6 décembre 2016, la société requérante forma une action en indemnisation pour le préjudice qu’elle estimait avoir subi à raison de la durée, excessive selon elle, de l’enquête pénale. Dans le cadre de cette action, l’intéressée se référait à la loi fédérale no 68-FZ (paragraphe 47 ci‑dessous).

27. Le 13 février 2017, la cour de Moscou rejeta l’action. Elle considéra que la durée totale de l’application de la saisie était de quatre ans et un mois, cette durée correspondant en l’occurrence à la période allant du 9 août 2012 au 6 décembre 2016, dont il convenait de soustraire la période comprise entre le 18 février et le 14 mai 2015, au cours de laquelle l’ordonnance de saisie ne trouvait plus application en raison de son annulation (paragraphes 16-17 ci‑dessus). Cette durée était, selon la cour de Moscou, en adéquation avec la complexité factuelle et juridique de l’affaire pénale ainsi qu’avec le besoin de retrouver A. et ses complices et de les traduire devant la justice.

28. Le 7 juin 2017, la chambre d’appel de la même cour rejeta l’appel de la société requérante. Les pourvois en cassation formés par cette dernière furent également rejetés.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Sur la saisie de biens dans le cadre d’une affaire pénale
1. Les dispositions pertinentes de l’article 115 du code de procédure pénale

29. L’article 115 du CPP réglemente la mesure de saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale.

30. La saisie des biens de la personne mise en examen ainsi que du défendeur civil (voir la définition au paragraphe 46 ci-dessous) peut être ordonnée pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’une amende, ou encore la confiscation des biens en tant que sanction pour certains délits, dont le blanchiment de fonds (article 115 § 1 du CPP).

31. La saisie des biens des personnes tierces peut être ordonnée s’il y a des motifs plausibles de croire que ces biens ont été obtenus au moyen d’agissements délictueux de la personne mise en examen, ou qu’ils ont servi ou étaient destinés à servir notamment comme instrument du délit ou à financer un groupe criminel organisé (организованной группы) ou certaines autres activités délictueuses (article 115 § 3 du CPP). La commission de délits pénaux par un groupe criminel organisé constitue, selon le code pénal (CP), une circonstance aggravante.

32. L’article 115 § 9 du CPP dispose que, lorsqu’une saisie n’est plus nécessaire, elle est levée par l’autorité compétente chargée de l’affaire pénale (l’enquêteur pendant l’enquête pénale, et le tribunal pendant la phase judiciaire).

2. Les arrêts de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie

33. Dans son arrêt no 1-P du 31 janvier 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP au motif qu’elles ne prévoyaient pas de recours effectif pour les propriétaires dépossédés de leurs biens en cas de suspension d’une enquête pénale pour cause de fuite de la personne mise en examen.

34. Dans son arrêt no 25-P du 21 octobre 2014, précité (paragraphe 15 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a indiqué que la saisie des biens des tiers pouvait être ordonnée pour assurer la confiscation ou la conservation de ces biens qui étaient considérés comme des preuves dans l’affaire pénale à la condition qu’il existât des raisons plausibles de croire que ces biens avaient été obtenus au moyen d’agissements délictueux ou avaient servi comme instrument du délit ou pour financer des activités criminelles. La réparation du préjudice causé à la victime pouvait être un autre but légitime justifiant la saisie, mais seulement si une action civile avait été formée et si le propriétaire des biens saisis avait été assigné comme défendeur civil. Dans ce cas-là, la saisie pouvait être renouvelée sur le fondement de l’article 115 § 1 du CPP, et non pas de l’article 115 § 3 du même code.

35. La Cour constitutionnelle a considéré que la saisie des biens des tiers devait être temporaire et assortie de garanties procédurales suffisantes, et que le maintien de toute saisie devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire effectif – et non pas formel – afin d’éviter l’imposition d’une charge excessive au propriétaire résultant d’une durée injustifiée de la mesure. Selon la Cour constitutionnelle, deux conséquences en découlaient :

i) des efforts supplémentaires de la part des autorités de poursuite pour justifier le maintien de la saisie ;

ii) un devoir du tribunal compétent d’apprécier la proportionnalité de la mesure et d’envisager, lorsque cela était possible, la restitution des biens aux propriétaires. À cet égard, le tribunal devait tenir compte des données obtenues par les autorités de poursuite relativement à l’éventuelle confiscation ou à la nécessité de conserver les preuves. Il devait également déterminer si les biens avaient été acquis auprès d’une personne qui ne pouvait pas les aliéner, si l’acquéreur était au courant ou aurait dû être au courant de la provenance illégale des biens et s’il était aussi impliqué dans la commission du délit, et, enfin, si l’acquisition des biens avait été faite à titre onéreux ou gratuit.

36. La haute juridiction a conclu que l’article 115 du CPP ne prévoyait pas de « mécanisme légal approprié » pour la « protection effective judiciaire » des droits des tiers dont le droit de propriété avait été affecté par l’application prolongée d’une mesure de saisie, et elle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de cet article.

3. Les nouvelles dispositions du CPP pertinentes en l’espèce

37. En application des deux arrêts précités, le 15 septembre 2015, certaines dispositions du CPP ont été modifiées. En particulier, l’article 115 du CPP prévoit désormais que, si le tribunal autorise la saisie des biens des personnes tierces, il doit indiquer les faits concrets justifiant cette mesure et fixer un délai de validité (article 115 § 3 du CPP). À l’expiration du délai, et si le tribunal n’autorise pas une prolongation de celui-ci, la saisie est levée (article 115 § 9 du CPP).

38. Le nouvel article 115.1 du CPP, en vigueur à compter du 15 septembre 2015, décrit les modalités de l’autorisation judiciaire pour le renouvellement de la saisie des biens des personnes tierces à la procédure pénale. Selon cet article, un renouvellement de la saisie est possible si les circonstances justifiant la mesure restent valables (не отпали основания для его применения). L’enquêteur qui sollicite un tel renouvellement doit exposer les faits concrets à l’appui de sa demande faite en ce sens. Le propriétaire des biens a le droit de participer à l’audience. Le tribunal doit assurer le respect d’un délai raisonnable dans l’application de la mesure.

39. Les autres dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 115.1 du CPP sont exposées dans l’arrêt Lachikhina c. Russie (no 38783/07, §§ 36‑38, 10 octobre 2017).

2. Sur la confiscation des biens

40. Selon l’article 104.1 du CP, la confiscation est une appropriation forcée et sans contrepartie des biens au profit de l’État en application d’un jugement de condamnation. La confiscation est possible à l’égard des biens : a) obtenus par la commission de certains délits pénaux, dont le blanchiment de fonds ; b) constituant les fruits ou bénéfices des biens indiqués au point a) ; c) ayant servi ou destinés à servir au financement d’un groupe criminel organisé ; d) constituant les instruments ou les moyens pour la commission de délits pénaux, et appartenant à la personne mise en examen.

41. Aux termes de l’article 104.1 § 3 du CP, si la personne condamnée a remis les biens susmentionnés à une autre personne, ceux-ci doivent être confisqués si cette dernière savait ou aurait dû savoir qu’ils avaient une provenance criminelle.

42. Dans ses directives du 14 juin 2018, le plénum de la Cour suprême a indiqué que les biens ayant servi ou destinés à servir au financement d’un groupe criminel organisé devaient être confisqués quel que soit leur propriétaire ou possesseur.

3. Sur les conséquences de l’ouverture de la procédure de faillite

43. Selon l’article 126 de la loi fédérale no 127-FZ du 26 octobre 2002 relative à la faillite, à compter du jour où le tribunal de commerce compétent prononce l’ouverture de la procédure de faillite, les saisies des biens du failli sont levées et de nouvelles saisies des biens de celui-ci sont interdites (не допускается).

44. Dans une décision du 15 mai 2012, no 813-O, la Cour constitutionnelle a indiqué que, indépendamment de l’ouverture de la procédure de faillite, la saisie imposée sur le fondement de l’article 115 du CPP pouvait être levée seulement sur décision de l’organe chargé de l’affaire pénale, en application de l’article 115 § 9 du CPP, et compétent pour établir et apprécier les faits servant de fondement pour la levée de la saisie des biens (фактических обстоятельств, исходя из которых снимаются ранее наложенные аресты на имущество) du failli.

45. Le Gouvernement a fourni une décision d’un juge unique de la Cour suprême du 29 mai 2017. Dans l’affaire à l’origine de cette décision, non liée à la présente, une société dont les biens immobiliers avaient été saisis conformément à l’article 115 du CPP avait été ultérieurement déclarée en faillite. Ayant essuyé, de la part de l’autorité chargée de l’enregistrement des droits immobiliers, un refus d’enregistrer la levée de la saisie en application du jugement ordonnant l’ouverture de la procédure de faillite, la société avait saisi les juridictions civiles en invoquant l’article 126 § 1 de la loi fédérale no 127-FZ. Les juridictions avaient rejeté ce recours, ayant estimé que l’ouverture de la procédure de faillite était sans conséquences pour les modalités de la levée d’une mesure de saisie imposée conformément à l’article 115 du CPP. Le juge unique de la Cour suprême a confirmé cette approche.

4. Autres dispositions pertinentes

46. Aux termes de l’article 54 du CPP, le défendeur civil (гражданский ответчик) est une personne tenue responsable au civil pour le préjudice causé par un délit pénal.

47. Selon la loi fédérale no 68-FZ sur l’indemnisation pour violation du droit à un procès dans un délai raisonnable ou du droit à l’exécution d’un jugement dans un délai raisonnable, dans sa rédaction en vigueur depuis le 15 septembre 2015, en cas de violation du délai raisonnable d’application d’une mesure de saisie des biens des personnes tierces à une procédure pénale, ces personnes peuvent former une action en indemnisation pour violation du droit à un délai raisonnable, à condition que la saisie soit restée maintenue pendant plus de quatre ans.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA convention

48. La société requérante se plaint du maintien de la saisie de ses biens, en violation selon elle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

49. Il n’est pas contesté que les parcelles achetées par la société requérante en 2010 étaient ses « biens », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et que leur saisie ainsi que les renouvellements de cette mesure ont constitué une ingérence dans le droit de l’intéressée au respect de ses biens.

50. La Cour relève que, initialement, treize parcelles de la société requérante ont fait l’objet de la saisie. Cependant, le 9 septembre 2015, le tribunal de district a autorisé le renouvellement de la saisie à l’égard de neuf parcelles seulement (paragraphes 19-20 ci-dessus). Il s’ensuit que, concernant les quatre autres parcelles, l’ingérence a pris fin plus de six mois avant l’introduction de la requête le 18 janvier 2018. Partant, pour autant qu’il se rapporte à la saisie de ces quatre parcelles, le grief est tardif et il doit être rejeté en application de l’article 35 § 1 de la Convention.

51. Constatant que le grief, pour autant qu’il se rapporte aux neuf autres parcelles – indiquées dans l’annexe jointe au présent arrêt –, n’est ni tardif ni manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La société requérante

52. À titre principal, la société requérante conteste les conclusions des autorités internes selon lesquelles les parcelles litigieuses avaient été obtenues au moyen d’agissements délictueux. Elle soutient que les transactions concernant le terrain qui avait été divisé en plusieurs parcelles, dont elle en avait acheté treize, étaient parfaitement légales et que ce terrain était sans lien avec les délits imputés à A. et à ses complices présumés.

53. L’intéressée allègue en outre que l’ingérence n’a pas été « légale » à deux égards. Premièrement, elle soutient que, selon l’article 115 §§ 1 et 3 du CPP ainsi que selon l’interprétation de ces dispositions par la Cour constitutionnelle, une saisie des avoirs des tiers ne peut poursuivre le but de protéger les intérêts privés des victimes et parties civiles que si le propriétaire des biens est attrait au procès comme défendeur civil. Or, sur ce point, elle précise qu’elle n’a jamais été déclarée défenderesse civile.

54. Deuxièmement, elle argue que, en vertu de l’article 126 de la loi fédérale relative à la faillite, toutes les saisies doivent être levées dès le jour de l’ouverture de la procédure de faillite, mais que, dans son cas, la saisie a été renouvelée malgré l’ouverture de la procédure de faillite.

55. La société requérante plaide aussi que la saisie ne poursuivait aucun but d’utilité publique mais a été appliquée dans des intérêts purement privés.

56. Au vu de ces considérations, l’intéressée estime que la question de la proportionnalité de la saisie devient superflue. Cela étant, elle dit en substance que l’ingérence lui a imposé une charge excessive. En particulier, la mesure de saisie aurait été renouvelée tous les trois mois et se serait apparentée de ce fait à une saisie illimitée dans le temps, et les ordonnances de renouvellement de la mesure auraient ainsi ôté toute portée pratique à l’article 115.1 du CPP. En outre, selon la société requérante, la saisie a affecté la totalité de ses biens, ce qui aurait entraîné pour elle une impossibilité d’exercer ses activités statutaires et aurait causé sa faillite. Enfin, l’intéressée indique que, bien que ses dirigeants et employés n’aient jamais fait l’objet de poursuites pénales et bien qu’aucune mesure d’instruction n’ait été effectuée à l’égard des parcelles litigieuses, la saisie n’a tout de même pas été levée.

b) Le Gouvernement

57. Le Gouvernement argue que la saisie des parcelles litigieuses était justifiée. En effet, selon lui, d’un côté, celles-ci ont été acquises au moyen des agissements délictueux de A. et de ses complices et devaient être confisquées, et, de l’autre, la saisie était nécessaire pour protéger les intérêts de la partie civile. Le Gouvernement allègue que ces motifs sont restés valables tout au long de l’enquête pénale, et que les renouvellements de la mesure sont en conformité avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 octobre 2014. Il conclut à l’absence de violation du droit de la société requérante au respect de ses biens.

58. Dans ses observations en réplique, le Gouvernement conteste la thèse de la société requérante selon laquelle les parcelles litigieuses n’avaient pas de rapport avec l’affaire pénale. Il soutient que celles-ci avaient été acquises par la société ZAO TDK avec les fonds escroqués à la banque et utilisées par les personnes mises en examen pour dissimuler les faits d’escroquerie ainsi que pour financer les activités du groupe criminel organisé concerné.

59. Dans ses observations supplémentaires, le Gouvernement indique que la saisie appliquée sur le fondement de l’article 115 du CPP peut être uniquement ordonnée sur décision de l’organe – enquêteur ou tribunal – chargé de l’affaire pénale. Ainsi, l’ouverture de la procédure de faillite serait sans conséquences pour les conditions et modalités de la levée de la saisie.

2. Appréciation de la Cour

60. La Cour rappelle que la saisie de biens pour les besoins d’une procédure pénale relève de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina, précité, § 58, avec les références qui y sont citées). Elle rappelle également que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne prohibe pas la saisie dans le cadre d’une procédure pénale, mais que, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être prévue par la législation interne, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens (ibidem, §§ 59-60).

a) Sur la légalité et le but légitime de l’ingérence

61. La société requérante soulève deux moyens tirés d’une illégalité de la mesure : premièrement, la saisie serait devenue contraire à la législation interne dès l’ouverture, en 2014, de la procédure de faillite contre elle ; et deuxièmement, la saisie et ses renouvellements manqueraient en soi de base légale.

62. Se tournant vers le premier moyen, la Cour note ce qui suit. D’un côté, selon l’article 126 § 1 de la loi fédérale relative à la faillite, l’ouverture par un tribunal de la procédure de faillite emporte la levée des saisies antérieures des biens du failli. D’un autre côté, selon l’article 115 § 9 du CPP, lorsqu’une saisie n’est plus nécessaire ou lorsqu’elle a vu son délai d’application expirer et qu’elle n’a pas été renouvelée, elle est levée par une autorité chargée de l’affaire pénale (comparer les paragraphes 31, 37 et 43 ci-dessus). En outre, selon la Cour constitutionnelle, la levée d’une saisie imposée sur le fondement de l’article 115 du CPP, même pour les biens du failli, s’effectue toujours par l’autorité chargée de l’affaire pénale, qui jouit d’un pouvoir d’appréciation des faits (paragraphe 44 ci-dessus). Un certain conflit apparaît ainsi entre les dispositions de la loi relative à la faillite et celles du CPP. En même temps, il n’a pas été démontré qu’il existe une pratique judiciaire unanime consistant à donner priorité à l’une ou l’autre de ces dispositions ou à obliger les autorités à faire lever les saisies dans pareille situation.

63. Rappelant qu’il ne lui appartient pas d’interpréter le droit interne (voir, par exemple, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 116, 15 mars 2018), la Cour considère que l’ouverture en l’espèce de la procédure de faillite contre la société requérante ne suffit pas, en soi, à rendre la saisie « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

64. Se tournant vers le deuxième moyen – existence d’une base légale de la saisie des parcelles et des renouvellements de celle-ci –, la Cour observe que la mesure avait dès le début un double fondement légal. D’une part, cette mesure a été appliquée et renouvelée pour protéger les droits de la victime et partie civile et pour assurer l’éventuelle confiscation des parcelles comme sanction pénale pour le blanchiment de fonds (article 115 § 1 du CPP). D’autre part, selon les autorités internes, ces biens ont été obtenus au moyen d’agissements délictueux et avaient servi à financer un groupe criminel organisé (article 115 § 3 du CPP). Ces deux fondements légaux pouvaient chacun, en soi, justifier une saisie.

65. S’agissant du premier fondement (article 115 § 1 du CPP), il ressort de la lecture de l’article 115 du CPP ainsi que de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 26 octobre 2014 que la saisie, protégeant les intérêts des victimes et parties civiles, ne pouvait être appliquée qu’à l’égard des biens des personnes mises en examen et des défendeurs civils (paragraphes 30 et 34 ci-dessus). Le Gouvernement n’ayant pas démontré qu’il existe une lecture différente de ces dispositions, et la société requérante ainsi que ses dirigeants et employés n’étant ni mis en examen ni défendeurs civils, la Cour conclut que, en l’espèce, la saisie ne pouvait pas être valablement fondée sur l’article 115 § 1 du CPP.

66. S’agissant du second fondement (article 115 § 3 du CPP), la Cour relève que la société requérante conteste les conclusions des autorités relatives à l’origine et à la destination criminelle des parcelles. Or, rappelant qu’il ne lui revient pas d’apprécier les faits et de réexaminer les conclusions des instances nationales, sauf dans les cas où cela est rendu inévitable (Novikov c. Russie, no 35989/02, § 38, 18 juin 2009), la Cour estime que, en l’espèce, aucun élément dans le dossier ne permet de critiquer la thèse des autorités relative à l’origine et à la destination de ces biens.

67. Il s’ensuit que la mesure a été valablement fondée sur l’article 115 § 3 du CPP et était donc « légale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il s’ensuit également que la mesure poursuivait au moins un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public et la prévention des délits.

68. Toutefois, ce constat n’empêche pas la Cour de tenir compte des considérations relatives au premier fondement légal (paragraphe 65 ci‑dessus) dans son examen de la proportionnalité de la mesure.

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

69. Pour déterminer la proportionnalité d’une mesure de saisie, il convient de prendre en compte plusieurs facteurs. La durée de la saisie constitue l’un de ces facteurs, bien qu’elle ne soit pas un critère absolu. D’autres facteurs pertinents sont la nécessité de maintenir la saisie eu égard au déroulement des poursuites pénales, les conséquences de son application pour l’intéressé (Lachikhina, précité, § 59), le comportement des parties, les moyens employés par l’État et leur mise en œuvre (Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 75, 9 octobre 2008), l’existence d’un recours permettant de s’opposer au maintien d’une saisie (Benet Czech, spol. s r.o. c. République tchèque, no 31555/05, § 49, 21 octobre 2010), ainsi que la mise en œuvre des garanties procédurales découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

70. En l’espèce, la Cour constate que, à la date des dernières observations des parties en octobre 2019, la durée de la saisie et de ses renouvellements était comprise entre le 9 octobre 2012 et le mois d’octobre 2019. Pendant ces sept ans, il y a eu trois périodes – trois mois, puis encore deux mois en 2015, et trois mois en 2019 – au cours desquelles les parcelles n’étaient pas visées par la saisie (paragraphes 16-20 et 24-25 ci-dessus).

71. De l’avis de la Cour, cette durée de la saisie des parcelles, avec des périodes d’interruption de la mesure, est certes conséquente mais ne rend pas, en soi, l’ingérence disproportionnée (comparer avec BENet Praha, spol. s r.o. c. République tchèque, no 33908/04, 24 février 2011, concernant une saisie durant près de quatre ans et neuf mois, et avec Invest Kapa c. République tchèque (déc.) [comité], no 19782/13, § 42, 12 juin 2018, concernant une saisie durant près de onze ans). Aussi convient-il d’analyser d’autres aspects de la proportionnalité de la mesure.

72. La Cour note que, entre 2012 et 2014, la saisie des biens de la société requérante n’était assortie d’aucun délai et il n’y avait pas de contrôle périodique de la nécessité de cette mesure. Puis, à la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 21 octobre 2014, les juridictions ont commencé à assortir la saisie de délais et elles ont dû, à l’expiration de chaque délai ainsi fixé, se prononcer sur la possibilité de renouvellement de la mesure, en statuant en présence de la société requérante et en lui permettant d’exposer ses arguments. Les décisions de renouvellement de la saisie pouvaient être frappées d’appel. Par la suite, le CPP a été modifié (paragraphes 37-39 ci-dessus). Les changements ainsi opérés semblent assurer aux propriétaires tiers à la procédure pénale un « recours effectif », et une « protection judiciaire effective », d’après les termes employés par la haute juridiction (paragraphes 15, 33 et 36 ci-dessus) (comparer avec Borjonov c. Russie, no 18274/04, §§ 52-53, 22 janvier 2009, s’agissant de l’absence, à l’époque, de recours contre la saisie continue de biens).

73. En même temps, la Cour observe que les renouvellements de la saisie semblent en l’espèce s’aligner de façon quasi automatique sur les prolongations des délais de l’enquête pénale. Par ailleurs, en ordonnant les renouvellements, les juridictions ont systématiquement invoqué les mêmes motifs, notamment la nécessité de protéger les droits de la victime et partie civile, alors que ces considérations – comme il a déjà été établi – ne pouvaient pas justifier la saisie sans que la société requérante fût attraite à la procédure comme défenderesse civile (paragraphe 65 ci-dessus). Les juridictions ne semblent pas s’être assurées de l’existence de nouvelles circonstances justifiant le maintien prolongé de la mesure, en dépit de la position de la Cour constitutionnelle à cet égard (paragraphe 23 ci-dessus).

74. En outre, la Cour relève qu’aucun élément dans le dossier ne laisse penser que la société requérante ait été de mauvaise foi ou négligente lors de l’achat des parcelles, ou que ses dirigeants ou employés aient été liés aux délits imputés à A. et à ses complices (Lachikhina, précité, § 63, et Uzan et autres c. Turquie, no 19620/05 et 3 autres, § 212, 5 mars 2019). La bonne foi de l’intéressée n’est pas contestée (voir à cet égard également la position de la Cour constitutionnelle, paragraphe 35 in fine ci-dessus). Or les juridictions n’ont pas tenu compte de ces éléments et elles n’ont pas recherché non plus si la société requérante avait été au courant ou aurait dû être au courant de l’origine et de la destination criminelles des biens en question, ce qui va à l’encontre des exigences du CP et de la Cour constitutionnelle (paragraphes 35 et 41 ci‑dessus). Les juridictions n’ont pas procédé non plus à une mise en balance entre les besoins de l’enquête pénale, les intérêts de la partie civile et l’intérêt légitime de la société requérante – acquéreur de bonne foi – à reprendre le contrôle de ses biens (voir aussi, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 303, et Uzan et autres, précité, § 215).

75. Par ailleurs, il est surprenant que, en dépit de l’ouverture des poursuites pénales en août 2009 et en mars 2010, les autorités n’aient rien entrepris pour empêcher les divisions et les reventes des parcelles visées par ces poursuites (comparer avec Anna Popova c. Russie, no 59391/12, §§ 10‑12 et 35, 4 octobre 2016, s’agissant des reventes d’un appartement visé par une enquête pénale).

76. Enfin, bien que la saisie des parcelles emportât seulement une impossibilité d’en disposer, la Cour observe que l’activité statutaire de la société requérante était la promotion immobilière, ce qui impliquait la revente de parcelles constructibles. Aussi la saisie a-t-elle compromis l’activité principale de l’intéressée (voir aussi, mutatis mutandis, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 106, 7 janvier 2010, et comparer avec Nikolayenko et autres c. Russie (déc.) [comité], nos 78494/14 et 41461/16, § 48, 10 octobre 2019) en lui imposant ainsi une charge excessive.

77. Eu égard à ces éléments, la Cour conclut que les autorités n’ont pas ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection des droits de la société requérante au respect de ses biens. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

78. La société requérante se plaint d’une durée excessive de l’enquête pénale. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1. Thèses des parties

79. La société requérante estime que la complexité de l’affaire pénale ne doit pas constituer un obstacle à son droit à une indemnisation pour durée excessive de l’enquête et que la saisie prolongée de ses biens pendant toute cette durée n’est pas justifiée. Selon la société requérante, le rejet par la justice de sa demande d’indemnisation au motif de la complexité globale de l’affaire pénale prive de tout effet pratique son droit à une telle indemnisation.

80. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il se réfère aux considérations des juridictions ayant rejeté la demande de la société requérante tendant à l’octroi d’une indemnité (paragraphe 27 ci-dessus), et il estime qu’aucune lenteur inutile de l’enquête ne peut être imputée aux autorités.

2. Appréciation de la Cour

81. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il se rapporte à la saisie des biens de la société requérante. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 77 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Barkanov c. Russie, no 45825/11, § 68, 16 octobre 2018).

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Thèses des parties

83. La société requérante réclame 17 117 132 roubles (RUB) pour le préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Elle indique que cette somme correspond : à la rémunération du mandataire liquidateur judiciaire et à d’autres frais non précisés liés à la procédure de faillite ; à la taxe foncière et à l’impôt sur les biens des sociétés payés entre 2013 et 2018 ; aux charges d’infrastructure pour douze de ses parcelles, dont trois non affectées par la saisie, ainsi qu’à différentes charges de copropriété ; à la dépréciation de neuf maisons construites sur les parcelles saisies.

84. En outre, la société requérante réclame 33 300 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subi, à raison de 3 700 EUR pour chacune des neuf parcelles saisies. Elle avance que ses « souffrances » dérivent de la procédure de faillite, laquelle ne pourrait être achevée en l’absence de la levée de la saisie.

85. Le Gouvernement indique que les impôts et taxes doivent être payés dans tous les cas par les contribuables, indépendamment de la saisie des biens taxables, et que le paiement des charges indiquées par la société requérante n’a pas de lien avec l’objet de la présente requête. Pour ces raisons, il invite la Cour à rejeter les demandes concernées. S’agissant de la dépréciation alléguée des maisons, le Gouvernement trouve cette demande non étayée et spéculative. Enfin, il estime que la demande pour préjudice moral est excessive et que, en tout état de cause, aucune indemnité ne peut être due en l’absence de violation des droits de la société requérante.

2. Appréciation de la Cour

86. La Cour rappelle que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018), et qu’il doit y avoir un lien de causalité entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention (P., C. et S. c. Royaume‑Uni, no 56547/00, § 147, CEDH 2002‑VI, avec les références qui y sont citées, et Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 36, 12 décembre 2017).

87. En l’espèce, la Cour rappelle que la violation procède du caractère disproportionné de la mesure de saisie (paragraphes 70-77 ci-dessus), bien que celle-ci fût légale en soi et qu’elle poursuivît un but légitime (paragraphe 67 ci‑dessus).

88. La Cour constate que les dépenses alléguées n’ont pas de lien de causalité avec la violation constatée (voir aussi, mutatis mutandis, Družstevní záložna Pria et autres c. République tchèque (satisfaction équitable), no 72034/01, §§ 9 et 10 in fine, 21 janvier 2010) et qu’elles sont de surcroît en partie non étayées par des documents prouvant leur réalité. Il s’ensuit que cette demande doit être rejetée.

89. La Cour note également que la demande pour préjudice moral se rapporte à l’ouverture de la procédure de faillite et à une impossibilité alléguée de voir celle-ci être achevée, ce qui n’a pas non plus de lien avec la violation constatée. Constatant que la société requérante n’a pas allégué avoir subi d’autre préjudice moral, conformément aux critères dégagés dans l’arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal ([GC], no 35382/97, § 35, CEDH 2000‑IV), s’agissant des demandes au titre du préjudice moral émanant des sociétés commerciales, la Cour rejette aussi cette demande (voir, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited c. République tchèque (satisfaction équitable), no 38238/04, §§ 23-25, 10 mars 2011).

2. Frais et dépens
1. Thèses des parties

90. La société requérante demande 3 652 625 RUB pour les frais et dépens. La somme ainsi réclamée comprend certains frais de procédure (Court registration fees) non précisés, les frais de traduction liés à la présente requête, ainsi que les frais payés entre 2013 et 2018 par une autre société à un cabinet d’avocats pour une assistance juridique selon un forfait mensuel (абонентское юридическое обслуживание).

91. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes comme non étayées ou non liées à l’objet de la présente requête.

2. Appréciation de la Cour

92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette ces demandes comme non étayées.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable en ce qui concerne le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention relativement au maintien de la saisie des neufs parcelles indiquées dans l’annexe jointe au présent arrêt ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Déclare le reste de la requête irrecevable ;
5. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la société requérante ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident

Annexe

Liste des parcelles saisies de la société requérante à l’égard desquelles le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention est déclaré recevable

No.

|

Numéro cadastral de la parcelle

---|---

1.
|

50:28:0050214:39

2.
|

50:28:0050214:68

3.
|

50:28:0050214:70

4.
|

50:28:0050214:72

5.
|

50:28:0050214:73

6.
|

50:28:0050214:82

7.
|

50:28:0050214:84

8.
|

50:28:0050214:86

9.
|

50:28:0050214:92


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-202210
Date de la décision : 07/04/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : OOO AVRORA MALOETAZHNOE STROITELSTVO
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GRIKEVICH O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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