TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PAIXÃO MOREIRA SÁ FERNANDES c. PORTUGAL
(Requête no 78108/14)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Condamnation en appel d’un avocat pour enregistrements illicites d’un homme d’affaires à son insu sans une appréciation directe des preuves ayant amené le tribunal de première instance à l’acquitter • Omission par la cour d’appel de prendre en compte la collaboration du requérant avec la justice en tant qu’informateur ayant permis la condamnation de l’homme d’affaires pour corruption active • Tribunal impartial • Recours contre la peine appliquée à l’avocat attribué à la même formation que celle ayant statué sur sa culpabilité en appel
STRASBOURG
25 février 2020
DÉFINITIF
28/05/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Paixão Moreira Sá Fernandes c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78108/14) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Ricardo Paixão Moreira Sá Fernandes (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. Teixeira da Mota, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
3. Le requérant se plaignait, pour plusieurs raisons, de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre lui. Il dénonçait aussi une atteinte à son droit à la réputation, en invoquant, en substance, l’article 8 de la Convention.
4. Le 30 mai 2018, les griefs concernant le défaut allégué d’équité de la procédure et l’atteinte à la vie privée du requérant ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Le 27 août 2019, le président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée a décidé, conformément à l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter les parties à soumettre des observations complémentaires relativement à la question soulevée sur le terrain du manque d’équité de la procédure.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1954. Il réside à Lisbonne.
1. La genèse de l’affaire
6. Le requérant est avocat. Son frère, J., était, au moment des faits, conseiller municipal (vereador) à la mairie de Lisbonne.
7. Le 18 janvier 2006, le requérant fut contacté par téléphone, à son cabinet, par D.N., le gérant d’une société d’investissements immobiliers, qui demanda à le rencontrer, à l’extérieur, en lui indiquant qu’il souhaitait discuter d’une question d’intérêt commun non relative à son travail. Cette rencontre fut fixée au dimanche 22 janvier 2006.
8. Doutant des intentions de D.N., après avoir demandé conseil à des amis avocats, le requérant décida alors d’enregistrer, à l’insu de D.N., au moyen d’un téléphone portable, la conversation qu’il allait avoir avec lui pendant cette rencontre.
9. Le 22 janvier 2006 à 17 h 30, le requérant et D.N. se retrouvèrent au bar d’un hôtel du centre de Lisbonne. L’échange porta sur un contrat que D.N. avait passé l’année précédente avec la mairie de Lisbonne et auquel s’opposait, en raison de certaines illégalités, le frère du requérant par le biais d’une action populaire devant le tribunal administratif de Lisbonne et, à partir du 28 octobre 2005, en sa qualité de conseiller municipal à la mairie de Lisbonne. En échange d’une somme importante, l’investisseur demandait au requérant d’intervenir auprès de son frère pour que ce dernier, d’une part, retire l’action populaire qui était pendante devant le tribunal de Lisbonne et, d’autre part, fasse une déclaration publique pendant une réunion à la mairie de Lisbonne, en présence de représentants des organes de presse, en affirmant que le contrat passé avec la mairie de Lisbonne était légal et que D.N. était de bonne foi. Le requérant lui indiqua alors qu’il allait s’entretenir avec son frère et lui donnerait une réponse dans les prochains jours.
2. La procédure pénale ouverte contre D.N. (procédure no 263/06.8JFLSB)
10. Le 23 janvier 2006, le requérant porta l’enregistrement à la connaissance de la police judiciaire.
11. Par une ordonnance du parquet du 24 janvier 2006, il fut convenu que le requérant agirait comme agent infiltré (agente encoberto) dans le cadre d’une enquête pénale ouverte contre D.N. Cette ordonnance fut portée à la connaissance du juge d’instruction, lequel ne forma pas d’opposition à cette action.
12. Entre le 24 et le 27 janvier 2006, intervenant comme agent infiltré, le requérant rencontra plusieurs fois D.N. pour discuter des modalités de l’accord visant à mettre fin à l’opposition de son frère au contrat litigieux.
13. Le 30 janvier 2006, D.N. interrompit tout contact avec le requérant.
14. Dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre D.N., le frère du requérant se constitua assistente (auxiliaire du ministère public)[1].
15. Le 17 février 2006, D.N. fut mis en examen pour corruption active visant la commission d’un acte illicite (crime de corrupção ativa para ato ilícito).
16. Le parquet présenta ses réquisitions le 10 janvier 2007. D.N. demanda l’ouverture de l’instruction en contestant le caractère légal de la procédure ayant abouti aux actions du requérant comme agent infiltré. Il alléguait en outre que les preuves qui existaient contre lui avaient été obtenues en violation du secret professionnel de l’avocat. À une date non précisée, le juge d’instruction rejeta les prétentions de D.N. concernant l’illégalité des preuves et prononça une ordonnance de renvoi en jugement (despacho de pronúncia).
17. Saisie en appel par D.N., par un arrêt du 21 octobre 2008, la cour d’appel de Lisbonne confirma que les preuves n’étaient pas illégales et qu’il y avait lieu de renvoyer l’affaire en jugement.
18. Le 23 février 2009, le tribunal de Lisbonne acquitta D.N. du délit de corruption active en vue de la commission d’un acte illicite mais le déclara coupable de corruption active en vue de la pratique d’un acte licite et le condamna à une peine de 25 jours-amende au taux journalier de 200 euros (EUR), soit une amende de 5 000 EUR.
19. Par un arrêt du 22 avril 2010, faisant droit à l’appel de D.N., la cour d’appel de Lisbonne annula le jugement et prononça son acquittement au motif que les faits dénoncés ne constituaient pas un délit de corruption active d’une personne occupant une fonction politique.
20. Le ministère public et le frère du requérant se pourvurent en cassation devant la Cour suprême.
21. Par un arrêt du 20 janvier 2012, la Cour suprême infirma l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne et condamna D.N. pour corruption active en vue de la commission d’un acte licite. Elle prit en considération les divers enregistrements sonores des rencontres qui avaient eu lieu entre le requérant et D.N., dont l’enregistrement du 22 janvier 2006. Elle nota que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 21 octobre 2008, qui, entretemps, était passé en force de chose jugée (paragraphe 17 ci-dessus), ne considérait pas que l’ensemble de ces preuves étaient illégales. Pour qualifier les faits de corruption active en vue de la commission d’un acte licite, la Cour suprême releva qu’il était reproché à D.N. d’avoir demandé au frère du requérant de faire, en échange d’une somme d’argent, une déclaration publique pour « blanchir » le contrat litigieux. Elle décida alors de prononcer à son encontre une peine de cinq mois de prison avec un sursis contre le paiement de 200 000 EUR au Trésor public.
3. La procédure pénale ouverte contre le requérant pour enregistrement illicite (procédure no 914/07.7TDLSB)
22. À une date non spécifiée, D.N. porta plainte contre le requérant pour enregistrement illicite (gravações ilícitas). Le parquet près le tribunal de Lisbonne ouvrit une enquête contre le requérant. Dans le cadre de celle-ci, D.N. se constitua assistente.
23. À l’issue de l’enquête, par une ordonnance du 27 janvier 2011, le parquet présenta ses réquisitions. Il inculpa le requérant pour enregistrement illicite, en vertu de l’article 199 § 1 a) du code pénal (« CP ») en se référant à l’enregistrement de conversation qui avait eu lieu lors de la première rencontre entre le requérant et D.N., le 22 janvier 2006 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). D.N. présenta également une accusation privée (acusação particular) contre le requérant.
24. Le 18 mai 2011, en réponse aux réquisitions, le requérant présenta sa défense (contestação) et ses moyens de preuve. Il reconnut avoir procédé à l’enregistrement litigieux mais allégua avoir agi, d’une part, dans le cadre d’un droit de nécessité au sens de l’article 34 du CP et, d’autre part, dans le but de lutter contre la corruption, se référant à cet égard à l’article 31 § 2 b) du CP.
25. Au cours du procès, le tribunal entendit, entre autres, le requérant, D.N. en sa qualité d’assistente et de nombreux témoins, dont le procureur qui avait été en charge de l’enquête pénale contre D.N.
1. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 15 novembre 2011
26. Par un jugement du tribunal de Lisbonne 15 novembre 2011, le requérant fut acquitté des faits qui lui étaient reprochés. Le tribunal considéra que les déclarations du requérant étaient crédibles mais que celles de D.N. ne l’étaient pas. Sur ce point, le tribunal releva que ce dernier avait tenté de prouver que c’était le requérant qui avait pris l’initiative de l’appeler, de lui proposer de le rencontrer et de lui suggérer de mettre fin à l’opposition de son frère contre une somme d’argent.
27. Quant aux faits, le tribunal releva que l’enregistrement litigieux avait bien été joint à la procédure pénale ouverte contre D.N pour corruption. D’après lui, D.N. ne pouvait faire prévaloir ses droits sur ceux du requérant étant donné que son comportement allait à l’encontre de l’éthique et de l’ordre juridique global. En mettant en balance le droit à la parole de D.N. et le droit à la réputation (direito ao bom nome) du requérant, le tribunal estima que, en enregistrant l’échange litigieux pour le remettre immédiatement aux autorités judiciaires, aux fins d’une enquête pour corruption, le requérant avait agi de façon justifiée et proportionnée, puisqu’il n’avait pas, en l’occurrence, rendu public l’enregistrement en cause. Le tribunal releva que, tant dans le cadre de la procédure pénale pour enregistrement illicite que dans la procédure pénale pour corruption ouverte contre D.N., ce dernier avait tenté de démontrer que la rencontre entre le requérant et lui et l’offre d’argent litigieuse lui avaient été proposées par le requérant. Selon le tribunal, ceci démontrait que les craintes du requérant étaient justifiées et que l’enregistrement avait donc bien répondu à un « droit de nécessité » (direito de necessidade) au sens de l’article 34 du CP (paragraphe 47 ci-après).
Pour finir, le tribunal considéra qu’il n’avait pas été prouvé que le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi.
2. L’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 26 avril 2012
28. À une date non précisée en décembre 2011, sans mettre en cause l’établissement des faits effectué par le tribunal de Lisbonne, D.N. interjeta appel du jugement, contestant l’appréciation du tribunal quant à l’existence d’un droit de nécessité excluant que l’enregistrement fût illégal.
29. À une date non précisée en janvier 2012, le ministère public près le tribunal de Lisbonne présenta son mémoire en réponse. Dans ce mémoire, il défendait le maintien de l’acquittement du requérant et soulignait, premièrement, que les intentions de D.N. ressortant de l’enregistrement du 22 janvier 2006 retiraient tout caractère illicite à l’action du requérant. Deuxièmement, il rappelait que, si D.N. avait pu être condamné pour corruption, c’était précisément grâce à l’enregistrement litigieux qui avait été pris en considération dans l’établissement des faits de corruption qui étaient reprochés à l’intéressé. Il en conclut que les faits qui étaient reprochés au requérant étaient couverts par la cause d’exclusion de l’illégalité prévue à l’article 34 du CP.
30. Le 19 janvier 2012, le requérant présenta également son mémoire en réponse. Il réitéra ses arguments quant aux objectifs légitimes qui l’avaient amené à enregistrer la conversation avec D.N. à son insu et le fait qu’il avait agi en étant convaincu qu’il était dans la légalité, élément que le tribunal de Lisbonne avait considéré comme établi. Il conclut que, en enregistrant la conversation qu’il avait eue avec D.N., il n’avait eu de cesse de vouloir défendre son honneur et sa réputation et celle de son frère. D’après lui, le droit de dénoncer des actes de corruption devait aussi être pris en compte en l’espèce.
31. Par un arrêt du 26 avril 2012, statuant sans tenir d’audience, une formation judiciaire de la cour d’appel de Lisbonne composée de trois juges, dont A.C. et R.R., infirma le jugement du tribunal de Lisbonne et condamna le requérant pour enregistrement illicite. À titre liminaire, elle releva que l’appel de D.N. ne portait que sur l’appréciation juridique des faits. Cependant, contrairement au tribunal de Lisbonne, elle considéra qu’il était établi que, compte tenu de sa profession d’avocat, le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Sur ce point, elle considéra qu’il y avait eu une erreur flagrante dans l’appréciation des faits au sens de l’article 410 § 2 c) du code de procédure pénale (« CPP ») dans la mesure où, en sa qualité d’avocat, le requérant ne pouvait ignorer le caractère illégal de l’enregistrement. La cour d’appel de Lisbonne estima ensuite que les conditions d’application de l’article 34 du CP (paragraphe 47 ci-dessous) n’étaient pas remplies en l’espèce dans la mesure où, doutant des intentions de D.N., le requérant aurait pu refuser la rencontre litigieuse et éviter le danger allégué. D’après elle, c’était donc le requérant qui avait été à l’origine de ce danger. Elle en conclut qu’il n’existait pas de conflit entre le droit à la parole de D.N. et le droit à la réputation du requérant.
La cour d’appel de Lisbonne ne fixa pas de peine au motif que, le cas échéant, le requérant ne serait pas en mesure de faire appel de sa décision. Elle renvoya donc l’affaire devant le tribunal de Lisbonne en lui ordonnant de déterminer la peine à appliquer conformément à son arrêt, si nécessaire après réouverture de l’audience aux termes de l’article 371 § 1 du CPP (paragraphe 48 ci-dessus).
32. À une date non précisée, dans des déclarations à l’agence de presse Lusa, le requérant accusa les juges de la cour d’appel de Lisbonne, dont R.R., d’avoir « une attitude complaisante à l’égard de la corruption et très exigeante à l’égard de ceux qui la combattent ». Le requérant tint par ailleurs les propos suivants :
« Des arrêts comme celui-ci ont pour résultat d’annuler tout effort que la société portugaise fait pour combattre la corruption, parce que toute personne qui combat la corruption peut finir par être liquidée aux mains de juges comme ceux-là. »
« Il faut combattre la corruption mais aussi ces juges. Des personnes comme celles-là n’ont pas le profil pour être juges et, avec une telle posture, elles ne devraient pas l’être. »
33. En réponse à ces déclarations, dans un article publié dans l’édition du journal Sol du 2 mai 2012, le juge R.R. déclara ce qui suit :
« (...) J’analyserai le contenu des déclarations et, si je considère que les [accusations] selon lesquelles la justice protège les corrompus et non pas les victimes portent atteinte, par association, à mon honneur et à ma dignité, j’agirai conformément à ce qui est permis par tout État de droit, en engageant la responsabilité pénale de celui qui a tenu de telles déclarations. »
Il ajouta aussi que :
« (...) ces déclarations étaient truffées de bêtises et d’offenses gratuites venant de quelqu’un qui n’accepte pas les décisions des tribunaux (...).
(...) les décisions judiciaires ne se commentent pas, elles sont attaquées par voie d’appel ».
34. Le requérant se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Par un arrêt du 13 septembre 2012, se référant à l’article 400 § 1 e) du CPP (paragraphe 48 ci-dessous), celle-ci considéra que le pourvoi était précoce dans la mesure où la peine n’avait pas encore été fixée. Elle releva que le requérant pouvait toujours faire appel du jugement qui serait prononcé à cet égard. Le pourvoi fut donc déclaré irrecevable.
35. Le requérant interjeta appel de cet arrêt devant le Tribunal constitutionnel mais celui-ci le débouta de sa prétention par un arrêt du 2 novembre 2012.
3. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 3 octobre 2013 et l’appel interjeté contre celui-ci
36. À la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 26 avril 2012, le tribunal de Lisbonne ordonna la réouverture de l’audience pour déterminer la peine à appliquer. Par un jugement du 3 octobre 2013, il condamna le requérant à une peine de 60 jours-amende au taux journalier de 20 EUR, soit une amende de 1 200 EUR. En l’occurrence, après avoir considéré que la faute (culpa) du requérant était d’une gravité moyenne, le tribunal nota que la condamnation de D.N. pour corruption avait été possible du fait de la collaboration du requérant.
37. Le requérant fit appel de ce jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Il arguait que le fait pour la cour d’appel de Lisbonne de l’avoir condamné, le 26 avril 2012, en jugeant comme établi un fait qui avait été considéré comme non établi par le tribunal de Lisbonne et sans l’avoir entendu personnellement ni apprécié l’ensemble des éléments de preuve constituait une nullité irrémédiable aux termes de l’article 119 c) du CPP (paragraphe 48 ci-dessous). En s’appuyant sur l’arrêt Igual Coll c. Espagne (no 37496/04, 10 mars 2009), il y voyait une atteinte à son droit à un procès équitable et en particulier au principe du contradictoire et à ses droits de la défense.
38. En sa qualité d’assistente, D.N. interjeta également appel du jugement du tribunal de Lisbonne devant la cour d’appel de Lisbonne, demandant l’application d’une peine plus sévère, notamment une peine d’emprisonnement.
39. Le 21 février 2014, l’avis juridique (parecer) du procureur près la cour d’appel de Lisbonne fut porté à la connaissance du requérant. Dans cet avis, s’agissant de l’appel du requérant, le procureur considérait que la décision de la cour d’appel sur la culpabilité du requérant avait acquis force de chose jugée, faute pour ce dernier d’avoir soulevé, dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 34 ci-dessus), une nullité aux termes de l’article 119 alinéa c) du CPP après le jugement condamnatoire (paragraphe 48 ci-dessus). S’agissant de l’appel de D.N., le procureur indiquait souscrire aux arguments du tribunal de Lisbonne. Rappelant que c’était grâce à l’aide du requérant que la condamnation pour corruption de D.N. avait été possible, le procureur concluait que la peine à appliquer devait être légère, voire minimale.
40. Le 7 mars 2014, le requérant répondit à cet avis en soutenant que la nullité en cause pouvait être soulevée à tout moment et qu’elle devait donc être examinée par la cour d’appel de Lisbonne.
41. Les appels furent joints et attribués à la même formation judiciaire de la cour d’appel de Lisbonne que celle qui avait rendu l’arrêt du 26 avril 2012 (paragraphe 31 ci-dessus).
42. Le 20 mars 2014, le juge A.C., rapporteur de cette formation judiciaire, demanda que les appels fussent attribués à une autre formation judiciaire. Il observa que, en l’espèce, le renvoi de l’affaire au tribunal de première instance n’avait pas été motivé par le fait que la cour d’appel n’avait pu connaitre du fond de l’appel. En l’occurrence, il s’agissait de statuer sur un recours concernant une décision condamnatoire rendue ex novo par le tribunal a quo, fixant la peine à appliquer au requérant. Par conséquent, d’après lui, les juges qui avaient imposé la condamnation du requérant et avaient ainsi connu du fond de l’affaire ne pouvaient maintenant connaître du recours interjeté du jugement ayant appliqué la peine suite à leur propre renvoi, sous peine de violer l’article 40 alinéa d) du CP (paragraphe 48 ci-dessous). Le juge A.C. releva, par ailleurs, que le recours du requérant pouvait contenir des accusations portant atteinte à l’image de la justice et aux juges en question, et ordonna que le Conseil supérieur de la magistrature en fût informé à toutes fins utiles.
43. Par une ordonnance du 27 mars 2014, le nouveau juge rapporteur à qui les appels avaient entre-temps été attribués considéra qu’aucun élément ne justifiait que ceux-ci ne fussent pas renvoyés à la même formation judiciaire que celle ayant déjà statué. Il demanda au président de la cour d’appel de Lisbonne de trancher la question.
44. Le 23 mai 2014, le président de la cour d’appel de Lisbonne décida qu’il incombait à la formation judiciaire de la cour d’appel qui avait statué sur la condamnation du requérant pour enregistrement illicite de rendre une décision relative aux appels interjetés contre la peine qui avait été prononcée par le tribunal de Lisbonne, conformément à l’article 426 § 4 du CPP (paragraphe 49 ci-après). Cette décision ne fut pas portée à la connaissance du requérant.
4. L’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 5 juin 2014
45. Par un arrêt du 5 juin 2014, la même formation de la cour d’appel de Lisbonne que celle qui avait rendu l’arrêt du 26 avril 2012 (paragraphe 31 ci-dessus) rejeta le recours du requérant s’agissant de sa condamnation pour enregistrement illicite, au motif que celle-ci avait acquis force de chose jugée. Elle jugea ensuite qu’une peine plus sévère s’imposait, étant donné que le requérant avait agi en sachant que son comportement était interdit par la loi et qu’il n’avait manifesté aucun regret quant à son acte et s’était, au contraire, vanté de ce qu’il avait fait. Par conséquent, elle porta la peine à 120 jours-amende au taux journalier de 40 EUR, soit une amende de 4 800 EUR.
46. Le 18 juin 2014, le requérant sollicita la nullité de l’arrêt devant le comité de trois juges (conferência) de la cour d’appel de Lisbonne au motif que l’arrêt du 5 juin 2014 avait été décidé par les mêmes juges qui avaient prononcé l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012, ce dont il disait avoir pris connaissance au moment de la notification de l’arrêt en cause (paragraphe 31 ci-dessus). Par un arrêt du 3 juillet 2014, le comité de trois juges de la cour d’appel de Lisbonne rejeta sa demande au motif que les juges en question n’avaient pas été empêchés de siéger dans le cadre de l’affaire aux termes de l’article 41 § 3 du CPP, et qu’aucune nullité n’était donc à relever (paragraphe 47 ci-dessous).
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
47. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CP sont les suivantes :
Article 17
Erreur sur l’illicéité
« 1. Celui qui n’a pas conscience de l’illicéité de son acte agit sans faute (culpa) si l’erreur ne peut lui être reprochée.
2. Si l’erreur peut lui être reprochée, l’auteur est puni de la peine applicable pour le crime commis avec dol correspondant, laquelle peut être spécialement atténuée. »
Article 31
Exclusion de l’illégalité
« 1. Un fait n’est pas punissable lorsque son illégalité est exclue par l’ordre juridique considéré dans sa globalité.
2. Un fait n’est notamment pas illégal s’il est commis :
a) en état de légitime défense ;
b) dans l’exercice d’un droit ;
c) pour accomplir un devoir imposé par la loi ou par un ordre légitime de l’autorité ;
d) avec l’autorisation du titulaire de l’intérêt juridique lésé. »
Article 34
Droit de nécessité (Direito de necessidade)
« N’est pas illicite un fait commis pour éloigner de manière adéquate un danger actuel qui menace des intérêts juridiquement protégés de l’agent ou de tiers, lorsque sont vérifiées les conditions suivantes :
a) le danger n’a pas été créé volontairement par l’agent, sauf s’il s’agit de protéger l’intérêt de tiers ;
b) l’intérêt à protéger est sensiblement supérieur à l’intérêt à sacrifier ; et
c) il est raisonnable d’imposer à la personne lésée qu’elle sacrifie son intérêt compte tenu de la nature ou de la valeur de l’intérêt menacé. »
Article 40 § d)
[Empêchement en raison de la participation dans une [autre] affaire]
« Aucun juge ne peut statuer sur le fond d’une affaire, sur un recours ou sur une demande de révision concernant une procédure où il a :
(...)
d) rendu [une décision] ou participé à une décision [relative à un] recours antérieur ayant connu, au final, de l’objet de l’affaire (...) »
Article 41 § 3
[Empêchements]
« Les actes pratiqués par un juge empêché de siéger sont nuls, sauf s’ils ne peuvent être répétés et s’ils ne portent pas atteinte au caractère juste de la décision à rendre dans le cadre de la procédure. »
Article 43
[Récusation]
« 1. L’intervention d’un juge dans le cadre d’une procédure peut être récusée lorsqu’elle risque d’être considérée comme suspecte, en raison d’un motif, sérieux et grave, pouvant faire douter de son impartialité.
2. L’intervention d’un juge dans le cadre d’une autre affaire ou dans l’une des phases antérieures de la même procédure (...) peut constituer un des motifs de récusation aux termes du paragraphe 1.
3. La récusation peut être demandée par le ministère public, l’accusé, l’assistente ou les parties civiles.
4. Le juge ne peut se déclarer volontairement suspect (suspeito) mais il peut demander au tribunal compétent de récuser son intervention lorsque sont vérifiées les conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2. »
Article 199 § 1
[Enregistrements (...) illicites]
« 1. Quiconque, sans consentement :
a) enregistre des paroles prononcées par une autre personne et non destinées au public, même si elles lui sont adressées ; ou
b) utilise ou permet l’utilisation des enregistrements mentionnés au paragraphe précédent, même si ils ont été légalement réalisés ;
est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an ou au paiement d’une amende pouvant aller jusqu’à 240 jours.
(...) »
48. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP se lisent comme suit :
Article 119
Nullités irrémédiables (insanáveis)
« Les nullités suivantes sont irrémédiables et doivent être relevées d’office à tout stade de la procédure, en sus de celles prévues par d’autres dispositions légales :
(...)
c) l’absence de l’accusé ou de son défenseur dans les situations où la loi exige sa comparution ;
(...) »
Article 369 § 2
[Sur la détermination de la peine]
« (...) le président demande au tribunal s’il considère comme étant nécessaire la production d’une preuve supplémentaire pour déterminer le type et l’étendue de la sanction à appliquer. Si la réponse est négative ou si des preuves sont produites aux termes de l’article 371, le tribunal délibère et vote sur le type et l’étendue de la sanction à appliquer. »
Article 371 § 1
[Réouverture de l’audience aux fins de la détermination de la peine]
« S’il est nécessaire de produire une preuve supplémentaire, aux termes de l’article 369 § 2, le tribunal revient en salle d’audience et déclare celle-ci rouverte. »
Article 400 § 1
Décisions ne pouvant faire l’objet d’un recours
« Il n’est pas possible de faire appel :
(...)
e) des arrêts rendus, en appel, par les cours d’appel, qui appliquent une peine non privative de liberté ou une peine d’emprisonnement inférieure à cinq ans ;
(...) »
Article 410 § 2
Fondements (fundamentos) du recours
« Même lorsque la loi restreint le pouvoir d’appréciation du tribunal de recours aux éléments de droit, le recours peut avoir pour fondement, à condition que le vice résulte du texte de la décision attaquée (...) :
a) l’insuffisance des éléments de fait prouvés pour fonder la décision ;
b) la contradiction irréductible entre des motifs ou la contradiction entre la motivation et la décision ;
c) une erreur flagrante dans l’appréciation des preuves. »
Article 428
Pouvoirs de cognition
Les cours d’appel connaissent des faits et du droit.
Article 430
Réadministration des preuves (renovação da prova)
« 1. Aux fins de statuer en fait et en droit, la cour d’appel admet la réadministration des preuves lorsque l’existence des vices mentionnés au paragraphe 2 de l’article 410 est vérifiée et qu’il y a des raisons de croire que cela permettra d’éviter le renvoi de l’affaire [en première instance].
2. La décision qui admet ou refuse la réadministration des preuves est définitive, et elle fixe les termes et l’étendue de la réadministration des preuves ayant été produites en première instance.
3. La réadministration [des preuves] s’effectue en audience.
4. L’accusé est toujours convoqué pour l’audience (...) »
Article 432 § 1
Recours devant la Cour suprême
« Il est possible de faire appel devant la Cour suprême :
b) des décisions attaquables (recorríveis) ayant été prononcées par les cours d’appel, dans le cadre d’un recours, aux termes de l’article 400 ;
(...). »
49. L’article 426 § 4 du CPP, en vigueur actuellement en vertu de la loi no 20/2013 du 21 février 2013, est ainsi libellé :
« S’il est interjeté appel de la nouvelle décision à rendre par le tribunal a quo, le recours est toujours attribué au même rapporteur, sauf en cas d’impossibilité. »
3. LE DROIT EUROPÉEN PERTINENT
50. Aux termes de l’article 22 de la Convention pénale sur la corruption no 173 du Conseil de l’Europe du 27 janvier 1999, chaque partie adopte des mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour assurer une protection effective et appropriée aux personnes qui fournissent des informations concernant, entre autres, des infractions pénales de corruption.
51. Le 23 octobre 2019 fut publiée la Directive (EU) 219/1937 du Parlement Européen et du Conseil sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union. Les États membres devront s’y conformer au plus tard le 17 décembre 2021 (article 26 de la Directive).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
52. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant estime que sa cause n’a pas été entendue équitablement. Il dénonce l’infirmation par la cour d’appel de Lisbonne, sans administration directe des preuves, du verdict d’acquittement qui avait été rendu par le tribunal de Lisbonne. Il se plaint de sa condamnation pour enregistrements illicites alors que l’enregistrement qui lui était reproché avait, selon lui, précisément contribué à la condamnation de D.N. pour corruption. Le requérant soulève aussi le défaut d’impartialité de la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a eu à statuer sur le recours contre la peine qui a été prononcée à son encontre.
53. L’article 6 § 1 de la Convention se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
54. Le Gouvernement conteste les thèses avancées par le requérant.
1. Sur la recevabilité
55. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la condamnation du requérant, en deuxième instance, sans appréciation directe des éléments de preuve
a) Les arguments des parties
56. Le requérant se plaint d’avoir été condamné pour enregistrement illicite par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 26 avril 2012 alors que le tribunal de Lisbonne l’avait acquitté. Il reproche à la cour d’appel de Lisbonne d’être revenue, sans entendre des témoins ni l’entendre personnellement, sur un fait considéré comme non prouvé par le tribunal de Lisbonne, à savoir que, en enregistrant la conversation avec D.N., il aurait agi sans savoir que cette action était interdit par la loi.
57. Le Gouvernement indique que, en l’espèce, même si l’appel interjeté par D.N. contre le jugement d’acquittement du requérant prononcé par le tribunal de Lisbonne ne portait pas sur des questions de fait, en vertu de l’étendue du contrôle juridictionnel qui lui incombait, la cour d’appel de Lisbonne a estimé d’office qu’il existait une erreur évidente d’appréciation des éléments de fait de l’affaire qui emportait nullité du jugement et lui donnait, dès lors, le pouvoir de faire son propre examen même si l’appel était limité aux questions de droit, comme le prévoit l’article 410 § 2 c) du CPP. D’après le Gouvernement, un réexamen des preuves n’était pas nécessaire étant donné que la question de savoir si le requérant avait eu ou non conscience du caractère illégal de l’enregistrement au moment des faits était évidente : le requérante étant avocat, il ne pouvait ignorer que le fait d’enregistrer D.N. à son insu était bien illicite. Selon le Gouvernement, l’appréciation de cette question de fait n’imposait donc pas à la cour d’appel de Lisbonne qu’elle entendît de nouveau les témoins ou le requérant lui-même.
b) L’appréciation de la Cour
1. Rappel des principes
58. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention en appel dépendent des particularités de la procédure dont il s’agit : il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction d’appel (Kashlev c. Estonie, no 22574/08, § 38, 26 avril 2016 et Marcello Viola c. Italie, no 45106/04, § 54, CEDH 2006‑XI (extraits)). Lorsqu’une audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question, eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement été exposés et protégés devant elle, et notamment à la nature des questions qu’elle avait à trancher (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-I). Une requête en autorisation d’appel ou une procédure ne comportant que des points de droit et non de fait peut satisfaire aux exigences de l’article 6, même si l’appelant ne s’est pas vu offrir la possibilité de comparaître personnellement devant la cour d’appel ou la Cour de cassation (Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96 et 2 autres, § 41, CEDH 2002‑VII et Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, no 38797/17, § 32, 16 juillet 2019).
59. En revanche, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a considéré que, lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, parmi d’autres exemples, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000-VIII, Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004, Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009, et Zahirović c. Croatie, no 58590/11, § 63, 25 avril 2013) soit, si elle renverse par une condamnation un verdict d’acquittement prononcé par une instance inférieure, par les témoins ayant déposé pendant la procédure (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 35, 26 juin 2012 et Hogea c. Roumanie, no 31912/04, § 54, 29 octobre 2013).
60. Le droit du prévenu à une audience publique ne représente pas seulement une garantie de plus que l’on s’efforcera d’établir la vérité : il contribue également à convaincre l’accusé que sa cause a été entendue par un tribunal dont il pouvait contrôler l’indépendance et l’impartialité. La publicité de la procédure des organes judiciaires protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’article 6 § 1 de la Convention : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (Dondarini, précité, § 25).
2. Application à la présente espèce
61. En l’espèce, la Cour constate que le tribunal de Lisbonne a tenu une audience lors de laquelle le requérant et de nombreux témoins ont été entendus (paragraphe 25 ci-dessus). Sur la base de ces témoignages, le tribunal a considéré un ensemble d’éléments factuels comme établis et d’autres comme non établis. Il a notamment jugé qu’il n’était pas prouvé que, en procédant à l’enregistrement de sa conversation avec D.N. le 22 septembre 20016, le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Il a également estimé que, au moment des faits, le requérant avait agi en vertu d’un droit de nécessité, ce qui retirait tout caractère illicite à l’enregistrement (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
62. La Cour relève que l’établissement des faits n’a pas été contesté par les parties. L’appel formé par D.N. contre le jugement du tribunal de Lisbonne qui acquittait le requérant ne revenait effectivement pas sur les faits. En revanche, celui-ci attaquait l’appréciation juridique des faits de la cause (paragraphe 28 ci-dessus) et plus particulièrement l’appréciation de la nécessité de l’enregistrement qui avait amené le tribunal de Lisbonne à exclure le caractère illégal de cet enregistrement et, dès lors, la culpabilité du requérant.
63. Dans son arrêt du 26 avril 2012, statuant en deuxième instance, la cour d’appel de Lisbonne est revenue sur l’établissement des faits qui avait été effectué par le tribunal de Lisbonne. Elle a ainsi considéré comme prouvé que le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Dans son raisonnement, la cour d’appel est également revenue sur l’appréciation juridique des faits, et plus particulièrement sur l’appréciation de la cause justificative, à savoir l’existence d’un droit de nécessité, qui avait amené le tribunal de Lisbonne à exclure le caractère illégal de l’enregistrement et, dès lors, la culpabilité du requérant (paragraphe 31 ci-dessus).
64. Certes, étant donné qu’elle disposait d’une plénitude de juridiction en vertu de l’article 428 du CPP, la cour d’appel de Lisbonne pouvait connaître de l’affaire en fait et en droit (paragraphe 48 ci-dessus). Cependant, la Cour estime qu’un examen direct des témoignages qui avaient été présentés devant le tribunal de Lisbonne s’imposait pour réapprécier les faits. D’ailleurs, la Cour relève que, d’après l’article 430 §§ 1 et 3 du CPP, la cour d’appel de Lisbonne aurait pu réadministrer les preuves en tenant une audience (paragraphe 48 ci-dessus). Or, en l’espèce, la cour d’appel a, sans entendre aucun témoin, ni même le requérant, opéré un revirement factuel et considéré comme prouvé que l’intéressé avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi, alors que le tribunal avait conclu l’inverse. Aux yeux de la Cour, cet élément factuel ainsi que l’appréciation de la question de savoir si le requérant avait agi par nécessité au moment des faits ont été déterminants dans l’établissement de la culpabilité du requérant par la cour d’appel de Lisbonne. Le requérant n’ayant pas été entendu, il n’a pu présenter sa défense sur ces points, plus particulièrement sur celui de savoir s’il savait que son acte était interdit par la loi.
65. Ainsi, la Cour estime que, puisque, dans son arrêt du 26 avril 2012, la cour d’appel de Lisbonne a infirmé le jugement du tribunal de Lisbonne et condamné le requérant pour la première fois au cours de la procédure pénale ouverte contre lui, il aurait fallu que la cour d’appel procède à une administration directe de l’ensemble des preuves qui avaient amené le tribunal de Lisbonne à acquitter le requérant (Ekbatani, précité, § 32, Popovici c. Moldova, nos 289/04 et 41194/04, § 72, 27 novembre 2007 et Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, § 42) ou qu’elle entende personnellement le requérant (Gómez Olmeda c. Espagne, no 61112/12, § 33, 29 mars 2016). La Cour considère donc que le requérant n’a pas bénéficié d’une procédure équitable devant la cour d’appel de Lisbonne.
66. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la condamnation du requérant en deuxième instance sans appréciation directe des éléments de preuve.
2. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du raisonnement suivi par la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant
a) Les arguments des parties
67. Le requérant allègue que l’enregistrement litigieux du 22 janvier 2006 avait pour objectif légitime de lutter contre la corruption et d’éviter que D.N. ne retourne les faits contre lui, dans l’hypothèse où une procédure pénale serait ouverte contre lui, ce qui se serait en l’occurrence vérifié. Il soutient que, en le condamnant pour enregistrement illicite, en application de l’article 199 § 1 a) et b) du CP, la cour d’appel de Lisbonne n’a pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, l’intérêt public à lutter contre la corruption et son droit à l’honneur et, d’autre part, le droit à la parole de D.N. Elle aurait ainsi omis de prendre en considération dans son raisonnement l’article 31 du CP qui prévoit l’exclusion de toute illégalité en vertu de l’ordre juridique considéré dans sa globalité. En l’occurrence, le requérant expose que, après avoir porté l’enregistrement litigieux à la connaissance des autorités, il a agi comme agent infiltré dans le cadre de l’enquête ouverte contre D.N. En outre, il indique que l’enregistrement litigieux du 22 janvier 2006 a bien été pris en considération pour condamner D.N. à l’issue de la procédure pénale ouverte contre lui pour corruption. Par conséquent, il considère que sa condamnation pour enregistrement litigieux est anormale, inacceptable et inéquitable, d’autant plus compte tenu de la corruption endémique qui frapperait le Portugal.
68. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. D’après lui, l’arrêt de la cour d’appel du 26 avril 2016 a bien mis en balance les intérêts qui étaient en jeu, à savoir le droit à la parole de D.N. et le droit à la réputation du requérant. Tout en reconnaissant l’importance de la lutte contre la corruption, en se référant à l’affaire Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, § 77, CEDH 2008), il estime que, au moment des faits, le requérant disposait de moyens plus discrets et efficaces pour dénoncer les faits en question, l’enquête pénale pour corruption ayant d’ailleurs, selon lui, immédiatement été engagée. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, l’existence d’un droit de nécessité tiré de la lutte contre la corruption n’était pas en l’espèce un élément pertinent.
69. En outre, selon le Gouvernement, le requérant ayant pu présenter ses arguments aux juridictions internes qui ont statué, à l’issue d’une procédure contradictoire et par des décisions motivées, sa condamnation n’a pas été arbitraire ou inéquitable. Le Gouvernement ajoute à cet égard que la Cour n’a pas à agir comme une « juridiction de quatrième instance ».
b) L’appréciation de la Cour
1. Rappel des principes
70. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no [30544/96](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2230544/96%22%5D%7D), § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no [47287/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2247287/99%22%5D%7D), § 82, CEDH 2004‑I), dans le cas où elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, 23 février 2017 (extraits), Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 79, 5 avril 2018 et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019).
71. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (Moreira Ferreira, précité, § 84 et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 185, 6 novembre 2018). Une décision motivée a aussi pour finalité de démontrer aux parties qu’elles ont été entendues. Elle permet en outre à ces dernières d’attaquer la décision en cause, et à un organe d’appel de la reconsidérer. Enfin, seule une décision motivée offre un droit de regard du public sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007‑I).
2. Application à la présente espèce
72. Il ressort de la jurisprudence précitée qu’une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national qui aboutit à un « déni de justice » (Moreira Ferreira, précité, § 85).
73. En l’espèce, la Cour relève que, dans son arrêt du 26 avril 2012, la cour d’appel de Lisbonne a fondé la condamnation du requérant sur deux motifs. Premièrement, elle a estimé que, en procédant à l’enregistrement de sa conversation avec D.N. à l’insu de ce dernier, le requérant avait agi en connaissance de cause, autrement dit en sachant que son acte était interdit par la loi. Deuxièmement, elle a considéré que les conditions prévues à l’article 34 du CP (paragraphe 47 ci-dessus) n’étaient pas remplies, étant donné qu’il n’existait au moment des faits aucune circonstance permettant d’exclure l’illégalité de son acte. Sur ce point en particulier, la cour d’appel a jugé que le requérant n’avait pas agi par nécessité et que, en l’occurrence, il aurait pu éviter de s’exposer à une atteinte alléguée à son droit à la réputation en refusant de rencontrer D.N. (paragraphe 31 ci-dessus).
74. S’agissant du premier motif, tenant compte des observations et conclusions auxquelles elle est parvenue aux paragraphes 65 et 66 ci-dessus, la Cour estime d’emblée que l’absence d’une administration directe des preuves rend le raisonnement suivi par la cour d’appel défaillant, notamment quant à la question de savoir si le requérant avait agi en étant conscient de l’illicéité de son acte au sens de l’article 17 du CP (paragraphe 47 ci-dessus).
75. En ce qui concerne le deuxième motif, la Cour constate que, dans son arrêt du 24 février 2012, la cour d’appel de Lisbonne ne s’est pas exprimée sur la contribution apportée par le requérant dans la condamnation de D.N. pour corruption (paragraphes 18 et 21 ci-dessus) ni sur l’intérêt général à lutter contre ce problème. Elle ne s’est pas non plus prononcée sur le comportement blâmable de D.N. Pourtant, ces éléments avaient pesé dans l’analyse faite par le tribunal de Lisbonne sur l’existence, en l’espèce, d’un droit de nécessité au sens de l’article 34 du CP. En effet, dans son jugement du 15 novembre 2011, le tribunal avait considéré, entre autres, que D.N. ne pouvait faire prévaloir ses droits sur ceux du requérant étant donné que son comportement allait à l’encontre de l’éthique et de l’ordre juridique considéré dans sa globalité (paragraphe 27 ci-dessus). Dans son mémoire en réponse à l’appel de D.N. contre le verdict d’acquittement, le ministère public avait également souligné que c’était notamment grâce à l’enregistrement litigieux que D.N. avait pu être condamné pour corruption (paragraphe 29 ci-dessus).
76. Eu égard aux moyens soulevés par le requérant pour sa défense, l’analyse des faits qui lui étaient reprochés au titre de l’article 199 § 1 du CP aurait voulu que la cour d’appel de Lisbonne se penche sur les circonstances excluant leur illicéité prévues à l’article 34, en particulier le but légitime poursuivi, à savoir la lutte contre la corruption. En omettant de le faire dans son arrêt condamnatoire, la cour d’appel de Lisbonne n’a donc pas répondu à un argument important soulevé par le requérant tout au long de la procédure et, notamment, dans son mémoire en réponse à l’appel interjeté par D.N. contre le jugement d’acquittement (paragraphe 30 ci-dessus).
77. La Cour note en outre qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’enregistrement litigieux a été joint à la procédure pénale pour corruption ouverte contre D.N. Elle constate aussi que, à l’issue de cette procédure, ce dernier a été condamné par un arrêt de la Cour suprême du 20 janvier 2012 pour corruption active en vue de la commission d’un acte licite et que l’enregistrement litigieux a été pris en considération dans l’appréciation des faits (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate aussi que, dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre le requérant, le tribunal de Lisbonne avait bien considéré comme établi que l’enregistrement litigieux avait été joint à la procédure pénale ouverte contre D.N. (paragraphe 27 ci-dessus). Si cet élément factuel n’a pas été révisé par la cour d’appel de Lisbonne, il a clairement été omis de l’appréciation juridique des faits de la cause opérée par cette juridiction. La cour d’appel de Lisbonne n’a donc pas fait une analyse de l’ordre juridique dans sa globalité aux fins de l’article 31 § 1 du CP, telle que l’exige cette norme (paragraphe 24 ci-dessus)
78. En l’espèce, la cour d’appel de Lisbonne a donc omis de considérer tout type de circonstances excluant ou atténuant l’illicéité de la conduite et la culpabilité du requérant. Elle a confirmé cette approche par la suite, en aggravant la peine d’amende infligée au requérant dans son arrêt du 5 juin 2014 (paragraphe 45 ci-dessus), malgré le rappel du parquet relatif à la contribution de l’enregistrement litigieux à la condamnation de D.N. pour corruption (paragraphe 39 ci-dessus).
79. Notant la nécessité reconnue au niveau européen de protéger, au moyen de mesures législatives et autres, les personnes dénonçant des actes de corruption (paragraphes 50 et 51 ci-dessus), la Cour rappelle qu’en principe elle ne voit rien d’inadéquat ou d’arbitraire dans la décision des autorités de poursuite de donner des instructions à un particulier pour qu’il agisse comme informateur après qu’il les a informées de l’offre de corruption faite par un requérant (Gorgievski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 18002/02, § 52, 16 juillet 2009 et Matanović c. Croatie, no 2742/12, § 139, 4 avril 2017).
80. Par conséquent, la Cour estime que les omissions constatées ci-dessus rendent le raisonnement suivi par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 24 février 2012 défaillant (voir, mutatis mutandis, Tatichvili, précité, §§ 62-63, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 174, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 27, 9 avril 2013).
81. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du raisonnement défaillant suivi par la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant.
3. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 en raison du manque d’impartialité des juges de la cour d’appel de Lisbonne
a) Les arguments des parties
82. Le requérant allègue que, en statuant sur les appels interjetés contre le jugement du tribunal de Lisbonne du 3 octobre 2013 qui avait fixé la peine d’amende à son encontre (paragraphe 36 ci-dessus), les juges A.C. et R.R. de la cour d’appel de Lisbonne ont manqué à leur devoir d’impartialité. Il relève que les mêmes juges avaient déjà statué s’agissant de l’appel formé par D.N. contre le jugement du tribunal de Lisbonne qui l’avait acquitté des charges portées contre lui. Ensuite, selon le requérant, la multiplication par quatre de la peine d’amende qui lui avait été infligée par le tribunal de Lisbonne démontre que les juges en question ont voulu le sanctionner davantage, notamment en raison des critiques qu’il avait exprimées publiquement sur l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 26 février 2012. À cet égard, le requérant fait référence aux menaces de poursuites disciplinaires faites par les juges A.C. et R.R. dans la requête du 20 mars 2014. S’agissant du juge R.R., le requérant invoque également, à l’appui de sa thèse, un article de presse publié le 2 mai 2012 (paragraphes 42 et 33 ci-dessus).
83. À titre surabondant, en s’appuyant sur un article de presse publié dans l’édition du 7 novembre 2018 du journal de référence Diário de Notícias, le requérant déclare que le juge R.R. a été suspendu provisoirement de ses fonctions par une décision du Conseil supérieur de la magistrature en raison d’une enquête ouverte contre lui pour corruption, trafic d’influence et blanchiment d’argent.
84. Le Gouvernement expose que l’impartialité des juges A.C. et R.R qui ont statué sur le recours du requérant concernant la peine d’amende lui ayant été infligée ne saurait être mise en cause parce qu’ils avaient rendu l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012. Selon le Gouvernement, il s’agit, pour une question de célérité de la procédure et de bonne administration de la justice, d’une pratique courante au Portugal, entérinée par l’article 426 § 4 du CPP dans sa rédaction actuelle (paragraphe 49 ci-dessus). En outre, le Gouvernement soutient que, en l’espèce, aucun élément ne permettait de mettre en cause l’impartialité objective des juges susmentionnés. Le Gouvernement indique que, certes, dans sa requête du 20 mars 2014, le juge A.C. a considéré que le deuxième appel ne pouvait pas être apprécié par les juges qui avaient rendu l’arrêt du 26 avril 2012 (paragraphe 42 ci-dessus), mais que, par une ordonnance du 23 mai 2014 faisant suite à l’ordonnance du 27 mars 2014 du juge à qui l’appel avait été réattribué, le président de la cour d’appel de Lisbonne a tranché la question en leur renvoyant l’affaire au motif qu’aucune circonstance ne les empêchait de statuer sur la peine appliquée (paragraphes 43 et 44 ci-dessus). Quant aux observations faites par les juges A.C. et juge R.R., dans la requête du 20 mars 2014 et dans l’article de presse du 2 mai 2012 respectivement, celles-ci ne constituaient, selon le Gouvernement, qu’une réponse aux accusations que le requérant avait formulées dans la presse et ne faisaient aucune référence à l’objet de la cause. Le Gouvernement estime donc que l’impartialité subjective de ces juges ne saurait être mise en cause en l’espèce.
85. En ce qui concerne l’ouverture contre le juge R.R. d’une enquête pour corruption, trafic d’influence et blanchiment d’argent, le Gouvernement indique qu’aucune décision n’a à ce jour été rendue et que, quoi qu’il en soit, cette affaire est sans rapport avec la présente espèce.
b) L’appréciation de la Cour
1. Rappel des principes
86. Les principes généraux relatifs aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial » ont ainsi été résumés dans l’arrêt récent de Grande Chambre Denisov c. Ukraine (no 76639/11, §§ 61-64, 25 septembre 2018) :
« 61. L’impartialité se définit en principe par l’absence de préjugé ou de parti pris. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier i) selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi ii) selon une démarche objective consistant à déterminer si, abstraction faite du comportement de ses membres, le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, parmi d’autres précédents, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009, avec d’autres références).
62. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005 XIII). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996 III).
63. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit l’adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 78, CEDH 2015).
64. Enfin, les notions d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liées et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 104, CEDH 2003 XII). »
87. La Cour rappelle aussi que le fait qu’un requérant ait été jugé par un magistrat qui lui-même avait exprimé des doutes quant à son impartialité dans le procès peut poser problème sous l’angle de l’apparence d’un procès équitable (voir Rudnichenko c. Ukraine, no 2775/07, § 118, 11 juillet 2013). Cela ne suffit toutefois pas à constater une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans chaque cas, les doutes du requérant quant à l’impartialité du juge doivent être objectivement justifiés (Dragojević c. Croatie, no 68955/11, §§ 116-123, 15 janvier 2015).
2. Application à la présente espèce
88. Le requérant allègue que, lorsqu’ils ont été amenés à statuer en deuxième instance sur la peine qui avait été prononcée par le tribunal de Lisbonne, les juges A.C. et R.R. avaient déjà un parti pris à son égard, non seulement parce qu’ils avaient déjà statué sur le fond de l’accusation pénale mais aussi parce qu’ils l’avaient selon lui menacé de procédures disciplinaires. Le requérant indique que le juge A.C. avait, d’ailleurs, demandé à ce que l’affaire fût attribuée à une formation judiciaire autre que celle qui avait déjà rendu l’arrêt condamnatoire (paragraphe 82 ci-dessus). Aux yeux du requérant, c’est donc l’impartialité autant subjective qu’objective qui est mise en cause en l’espèce. Le requérant expose enfin que la question qui se pose est donc celle de de savoir si d’une part, l’attitude des juges A.C. et R.R. démontre un parti pris et, d’autre part, si ses craintes étaient objectivement justifiées.
89. En recourant à la démarche objective, la Cour note d’emblée que les parties s’accordent pour dire que, en l’espèce, les juges A.C. et R.R., qui faisaient partie de la formation de trois juges de la cour d’appel de Lisbonne ont statué, toujours en deuxième instance, d’abord sur la culpabilité du requérant puis sur la peine qui lui avait été infligée consécutivement à un renvoi ordonné par eux dans l’arrêt condamnatoire qu’ils avaient rendu le 26 février 2012. S’agissant d’affaires où un tribunal avait eu à statuer une nouvelle fois sur une affaire donnée, après infirmation ou annulation d’une décision par une juridiction supérieure, la Cour a dit que le devoir d’impartialité ne peut s’interpréter comme imposant à toute juridiction de recours l’obligation de renvoyer l’affaire à une autre autorité juridictionnelle ou à un organe autrement constitué de cette autorité (Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, §§ 85-89, CEDH 2014 (extraits), Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 33, Recueil 1996‑III, et Stow et Gai c. Portugal (déc.), no 18306/04, 4 octobre 2005). En l’espèce, à la différence de ces affaires, ce n’est pas le manque d’impartialité du tribunal de première instance à qui l’affaire a été renvoyée qui est en cause, mais celui de la juridiction à l’origine de l’infirmation du verdict d’acquittement et à qui l’affaire a été de nouveau attribuée. En outre, les questions sur lesquelles la cour d’appel de Lisbonne a eu à statuer à ces deux occasions sont différentes. En effet, dans l’arrêt du 26 février 2012, elle s’est prononcée sur la culpabilité du requérant et, dans l’arrêt du 5 juin 2014, elle s’est prononcée sur la peine infligée. Aux yeux de la Cour, le fait que l’appel portant sur le jugement qui avait fixé la peine d’amende ait été attribué à la même formation judiciaire que celle qui avait statué sur la condamnation du requérant ne saurait donc, à lui seul, être considéré comme incompatible avec l’exigence d’impartialité posée par l’article 6 de la Convention. La Cour estime d’ailleurs tout à fait normal que ce soit la même formation judiciaire qui statue sur le fond et sur la peine à appliquer.
90. Cependant, en l’espèce, elle note que, même s’il n’avait pas expressément demandé à être dessaisi de l’affaire en raison d’un empêchement, le juge A.C. avait demandé au président de la cour d’appel, dans sa requête du 20 mars 2014, d’attribuer le recours concernant la peine appliquée au requérant à une autre formation judiciaire au motif que celle dont il faisait partie avait déjà connu du fond de l’affaire (paragraphe 42 ci-dessus). Ceci démontre, aux yeux de la Cour, qu’il doutait lui-même de son impartialité dans l’analyse du deuxième recours.
91. En outre, dans le cadre de la démarche subjective, la Cour admet que, à la suite des critiques exprimées par le requérant par voie de presse (paragraphe 32 ci-dessus) ou dans ses mémoires en appel à l’égard de l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012 (paragraphe 37 ci-dessus), une certaine animosité a pu s’établir entre lui et les juges A.C. et R.R. Elle constate que ces derniers ont, d’ailleurs, tous deux soulevé la possibilité d’engager une procédure disciplinaire contre le requérant en raison des accusations qu’il avait portées contre eux (paragraphes 33 et 42 ci-dessus).
92. Au demeurant, la Cour constate que le requérant n’a pas été informé que le recours contre la peine appliquée à son égard avait été attribué à la même formation collégiale que celle qui avait eu à statuer sur le fond du premier recours. Il n’a donc pas pu faire valoir ses craintes dans le cadre d’une demande en récusation fondée sur l’article 43 §§ 1-3 du CPP (paragraphe 48 ci-dessus).
93. Eu égard à ces constatations, la Cour ne peut que conclure que les appréhensions du requérant quant au manque d’impartialité des juges A.C. et R.R. qui ont eu à statuer sur la peine prononcée à son égard étaient objectivement justifiées (comparer avec Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 85-86, CEDH 2015, et Rudnichenko, précité, §§ 116-119).
94. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’impartialité de la cour d’appel de Lisbonne, lorsque celle-ci a statué, en deuxième instance, sur la peine d’amende infligée au requérant.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
95. Invoquant, en substance, l’article 8 de la Convention, le requérant estime que, dans son jugement du 26 avril 2012, la cour d’appel de Lisbonne n’a pas ménagé un juste équilibre entre son droit à la réputation et le droit à la parole de D.N.
96. Le Gouvernement conteste cette thèse. D’après lui, la cour d’appel de Lisbonne a bien mis en balance les intérêts concurrents du requérant et de D.N. Souscrivant à l’analyse faite par la cour d’appel, le Gouvernement est d’avis que le requérant aurait pu éviter de s’exposer au risque de corruption allégué en refusant de rencontrer D.N. en privé. Il estime que, en l’espèce, s’il y a eu atteinte à la vie privée de quelqu’un, il s’agit de celle de D.N., qui a vu ses paroles enregistrées à son insu. Selon le Gouvernement, le requérant ne saurait invoquer une cause d’exclusion de l’illicéité pour justifier son acte compte tenu de l’absence de danger actuel et imminent au moment des faits. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu demander conseil aux autorités avant de décider d’enregistrer cette conversation avec D.N., dont il doutait des intentions.
97. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue relativement au grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 81 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est plus nécessaire de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 8 de la Convention invoqué en substance par le requérant.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
98. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
99. Le requérant réclame 3 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Justificatifs à l’appui, il demande également 6 432 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant les juridictions internes, cette demande étant ventilée comme suit : 1 632 EUR pour les frais de justice internes et 4 800 EUR pour la peine d’amende lui ayant été infligée et qu’il aurait effectivement payée. Le requérant réclame aussi le remboursement de 3 000 EUR pour les honoraires d’avocats concernant la procédure devant la Cour. Il ne produit cependant aucune note d’honoraires à cet égard.
100. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant, arguant qu’il n’y a pas eu violation des droits du requérant garantis par la Convention. Il s’engage toutefois à respecter ce que la Cour décidera en l’espèce.
1. Dommage
101. La Cour constate que la somme de 4 800 EUR réclamée par le requérant au titre des frais et dépens correspond en réalité à une prétention tirée du préjudice matériel subi étant donné qu’il s’agit de l’amende qu’il a été condamné à payer à l’issue de la procédure pénale ouverte contre lui pour enregistrement illicite (paragraphe 45 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’octroie un dédommagement pécuniaire au titre de l’article 41 de la Convention que lorsqu’elle est convaincue que la perte ou le préjudice dénoncé résulte réellement de la violation qu’elle a constatée (voir, parmi d’autres, Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002-IV). En l’espèce, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira c. Portugal, no 19808/08, § 42, 5 juillet 2011). En conséquence, rien ne justifie qu’elle accorde au requérant une indemnité de ce chef.
102. S’agissant du dommage moral, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant le montant qu’il réclame, soit 3 000 EUR.
2. Frais et dépens
103. La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 63, Recueil 1998‑VI). Par ailleurs, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000‑XI).
104. En l’espèce, la Cour estime que les frais engagés par le requérant pour la procédure au niveau national ont bien eu pour objectif de prévenir les violations constatées. Elle considère donc qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 1 632 EUR réclamée de ce chef.
105. En ce qui concerne la somme réclamée au titre des honoraires que le requérant devra payer à son avocat relativement à la procédure introduite devant elle, la Cour note que le requérant n’a pas présenté de note d’honoraires ni d’accord conclu avec son avocat à l’appui de sa demande. La Cour estime qu’il n’y a donc pas lieu de lui accorder de somme pour la procédure engagée devant elle.
106. Partant, la Cour octroie au requérant la somme totale de 1 632 EUR pour frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
107. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la condamnation du requérant en deuxième instance sans appréciation directe des éléments de preuve ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du raisonnement défaillant suivi par la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’impartialité de la cour d’appel de Lisbonne, lorsqu’elle a statué, en deuxième instance, sur la peine d’amende appliquée ;
5. Dit qu’il n’est plus nécessaire de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 8 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,
1. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 1 632 EUR (mille six cent trente-deux euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 février 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen PhillipsPaul Lemmens
GreffierPrésident
* * *
[1]. Dans le cadre d’une procédure concernant une infraction de corruption, toute personne peut demander à intervenir en qualité d’assistente (article 68 § 1 e) du code de procédure pénale (CPP)) afin de pouvoir collaborer avec le ministère public. Sous le contrôle de ce dernier, les assistentes peuvent notamment produire ou solliciter des preuves pendant l’enquête ou l’instruction, présenter leurs propres réquisitions (« acusação ») et faire appel des décisions qui les concernent même si le ministère public ne l’a pas fait (article 69 § 2 du CPP). Les assistentes sont toujours représentés par un avocat (article 70 du CPP).