La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

14/01/2020 | CEDH | N°001-200350

CEDH | CEDH, AFFAIRE X ET AUTRES c. RUSSIE, 2020, 001-200350


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE X ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 78042/16 et 66158/14)

ARRÊT


Art 8 • Respect de la vie privée • Publication sur Internet d’une décision judiciaire divulguant les informations relatives à l’adoption des enfants des requérants • Violation de la législation nationale
Art 13 et Art 8 • Recours effectif • Absence d’une voie de recours judiciaire propre à offrir un dédommagement pour un préjudice moral causé par le dysfonctionnement du service de la justice

STRASBOURG

14 janvier 2020
>DÉFINITIF

14/05/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des ret...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE X ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 78042/16 et 66158/14)

ARRÊT

Art 8 • Respect de la vie privée • Publication sur Internet d’une décision judiciaire divulguant les informations relatives à l’adoption des enfants des requérants • Violation de la législation nationale
Art 13 et Art 8 • Recours effectif • Absence d’une voie de recours judiciaire propre à offrir un dédommagement pour un préjudice moral causé par le dysfonctionnement du service de la justice

STRASBOURG

14 janvier 2020

DÉFINITIF

14/05/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire X et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Dmitry Dedov,
María Elósegui,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 66158/14 et 78042/16) dirigées contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, Mme M.B. et les consorts X et Y (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 septembre 2014 et le 29 novembre 2016 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé aux demandes de non-divulgation de leur identité formulées par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour).

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Les requérants alléguaient que leur droit d’accès à un tribunal avait été méconnu.

4. Les 9 décembre 2015 et 27 avril 2017, la requête no 66158/14, introduite par Mme M.B., et les griefs tirés des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention soulevés dans la requête no 78042/16, introduite par les consorts X et Y, ont été communiqués au Gouvernement et la requête no 78042/16 a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Les faits se rapportant à la requête no 66158/14 concernant Mme M.B.

5. La requérante M.B. est née en 1978 et réside à Saint-Pétersbourg.

1. La genèse de l’affaire

6. À une date non précisée, Mme M.B. introduisit une action en responsabilité civile contre un certain T., pour viol, dans le cadre de laquelle elle demandait au tribunal de recueillir des informations sur l’état de santé de celui-ci. Le juge Yur. du tribunal du district Krasnogvardeïski de Saint‑Pétersbourg, saisi de cette action, envoya des lettres à une caisse d’assurances maladie, à un centre d’hygiène et d’épidémiologie et au chef d’un bureau de police, par lesquelles il sollicitait la communication de certaines informations relatives à T., tout en présentant les faits de la cause qui lui était soumise, notamment le viol allégué commis par T. sur la personne de la plaignante et la contamination de celle-ci par certaines maladies, sans cacher le nom de l’intéressée.

2. L’introduction d’un recours en responsabilité du juge Yur.

7. Le 12 septembre 2013, la requérante M.B. introduisit une action civile dirigée contre le ministère fédéral des Finances visant à l’obtention d’un dédommagement pour la divulgation de ses informations personnelles et le manquement allégué du juge Yur. à transmettre un recours concernant les mesures conservatoires à l’instance d’appel.

8. Par une décision avant dire droit du 8 octobre 2013, le tribunal du district Tverskoï de Moscou se déclara incompétent pour examiner cette action. Se référant à l’article 16 de la loi sur le statut des juges dans la Fédération de Russie, le tribunal nota qu’aucune responsabilité ne pouvait être engagée contre un juge, même destitué de ses pouvoirs, pour l’expression d’une opinion – en rapport avec l’exercice de ses fonctions – ou l’adoption d’une décision judiciaire, à moins que ce juge ne fût reconnu coupable d’un abus par la voie pénale. En outre, le tribunal nota que, selon l’arrêt no 1-P du 25 janvier 2001 de la Cour constitutionnelle de Russie (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous), la responsabilité d’un juge pouvait effectivement être engagée, et donner lieu à une indemnisation, non seulement si la faute de ce dernier était établie par une décision pénale mais également si elle l’était par une décision civile. Le tribunal releva cependant que, en dépit de la recommandation de la Cour constitutionnelle, le législateur avait omis d’adopter les textes concernant les fondements et les modalités d’un tel dédommagement, ainsi que les compétences des juridictions en la matière. En conséquence, le tribunal déclara l’action irrecevable, en application de l’article 134 § 1 alinéa 1 du code de procédure civile.

9. Le 24 mars 2014, la cour de la ville de Moscou confirma, en appel, la décision du tribunal de district, faisant siens les motifs retenus par cette juridiction.

B. Les faits se rapportant à la requête no 78042/16 concernant les consorts X et Y

10. À une date non précisée, les requérants X et Y adoptèrent deux jeunes enfants. Afin de préserver l’anonymat des mineurs, ils firent modifier leurs noms et les scolarisèrent dans une autre école maternelle que celle qui les accueillait jusque-là. La directrice de cette nouvelle école divulgua le secret de l’adoption des enfants au personnel de l’établissement. Les requérants X et Y introduisirent une demande contre elle pour obtenir un dédommagement. La justice statua en leur faveur.

11. L’arrêt d’appel, rendu le 12 novembre 2014, fut publié sur le site de la cour régionale sans que les noms des intéressés fussent effacés.

12. Le 25 avril 2016, le texte de l’arrêt fut retiré des sites publics sur lesquels il apparaissait. À deux reprises, les 13 mai et 22 juin 2016, le président de la cour régionale présenta des excuses écrites auxdits requérants.

13. Considérant que ces mesures n’avaient pas effacé le dommage qu’ils estimaient avoir subi, ces derniers introduisirent deux recours : une action devant le Conseil supérieur de la magistrature aux fins de la mise en jeu de la responsabilité disciplinaire du président de la cour régionale ; et une action contre le ministère fédéral des Finances et le département régional du Service fédéral de l’administration des juridictions auprès de la Cour suprême de Russie (Судебный департамент) en vue de se faire indemniser pour le dommage moral qui, selon eux, leur avait été occasionné par un fonctionnement défectueux de la justice.

1. La procédure devant le Conseil supérieur de la magistrature

14. Dans leur demande adressée au Conseil supérieur de la magistrature, les requérants X et Y indiquaient que, en avril 2016, ils avaient appris que l’arrêt du 12 novembre 2014 comprenant tous les détails de l’adoption était publié et que, de ce fait, leurs connaissances et des camarades de classe de leurs enfants étaient informés de l’adoption de ces derniers. Ils soutenaient que cette publication, due selon eux à l’incompétence d’un juge ayant autorisé celle-ci, leur avait causé un dommage moral et s’analysait en une faute disciplinaire. Ils sollicitaient du Conseil supérieur de la magistrature la mise en jeu de la responsabilité disciplinaire du président de la cour régionale.

15. Le 18 janvier 2017, le Conseil supérieur de la magistrature rendit sa décision. Il rappela qu’il n’était pas compétent pour contrôler la procédure judiciaire et le fonctionnement des greffes et qu’il ne s’immisçait pas dans la gestion administrative des juridictions effectuée par leurs présidents. Il conclut qu’il ne voyait pas dans les actes dénoncés du président de la cour une faute disciplinaire passible d’une sanction prévue par la loi.

2. La procédure judiciaire

16. Par une décision avant dire droit, le tribunal du district déclara l’action en indemnisation irrecevable, en application de l’article 134 § 1 alinéa 1 du code de procédure civile. Se référant à l’article 1070 du code civil, le tribunal indiqua que l’indemnisation pour le dommage causé par un juge était possible lorsque la faute de ce dernier était établie au pénal. Notant que tel n’était pas le cas, le tribunal conclut que le litige ne pouvait pas faire l’objet d’un examen devant lui.

17. Cette décision fut confirmée par la cour régionale d’Omsk en appel. La même cour régionale et la Cour suprême de Russie, siégeant en formation de juge unique, refusèrent la saisine de ces deux juridictions par la voie de cassation.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18. L’article 1064 du code civil prévoit que quiconque cause un dommage à autrui, dans son patrimoine ou à sa personne, doit procéder à sa réparation intégrale (restitutio in integrum) (paragraphe 1er dudit article). La loi peut faire porter la charge de la réparation du dommage à une personne autre que celle qui l’a causé (paragraphe 2 dudit article).

19. L’article 1069 du même code prévoit que le dommage résultant des actes et omissions (inaction) des organes publics et de leurs agents doit faire l’objet d’une indemnisation. Le dédommagement pour le préjudice est à la charge du Trésor public de l’autorité concernée, respectivement la Fédération de Russie, l’entité fédérée ou la municipalité. Le préjudice subi par toute personne irrégulièrement condamnée, poursuivie, mise en détention provisoire ou assignée à résidence en instance de jugement doit être intégralement réparé, qu’il y ait eu faute ou non de la part des agents de l’État concernés, et ce conformément à la procédure prévue par la loi (article 1070 § 1). Tout dommage causé dans le cadre de l’administration de la justice donne lieu à réparation si la faute du magistrat est établie par une condamnation pénale définitive (article 1070 paragraphe 2).

20. Dans son arrêt no 1-P du 25 janvier 2001, la Cour constitutionnelle a jugé conforme à la Constitution la fixation par l’article 1070 § 2 du code civil de conditions spéciales à la mise en jeu de la responsabilité de l’État pour les dommages causés dans le cadre de l’administration de la justice. Elle a néanmoins précisé que la notion d’« administration de la justice » n’englobait pas tous les actes d’une procédure judiciaire mais se limitait à ceux du juge touchant au fond de l’affaire : les autres actes judiciaires – pour l’essentiel ceux à caractère procédural – ne relevaient pas de cette notion.

21. La Cour constitutionnelle a noté que la responsabilité de l’État du fait des actes judiciaires ou de l’inaction d’un juge – par exemple en cas de manquement à l’obligation de statuer dans un délai raisonnable – pouvait être engagée alors même que ce juge n’aurait pas été sanctionné pour cela par une condamnation pénale définitive. Elle a cependant souligné que le droit constitutionnel à être indemnisé par l’État pour les dommages occasionnés par de tels actes ou inaction n’était pas subordonné à l’établissement d’une faute personnelle du juge : toute personne jugée par un tribunal en méconnaissance de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention devait pouvoir obtenir réparation de tout préjudice ayant pu en résulter pour elle.

22. La Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait lieu pour le Parlement de légiférer afin de fixer les conditions et la procédure de réparation par l’État des dommages causés par l’action ou l’inaction irrégulière d’un tribunal ou d’un juge et de déterminer quels étaient les tribunaux compétents ratione materiae et ratione loci pour connaître des affaires relatives à la réparation de ce type de préjudice.

23. Quant à la Cour suprême de Russie, dans un certain nombre d’affaires[1] qui lui ont été soumises dans le cadre de recours en cassation portant sur la réparation de dommages engendrés, en l’absence de toute faute des juges établie au pénal, par un dysfonctionnement de la justice, elle a jugé que, en dépit de la recommandation de la Cour constitutionnelle, le législateur avait omis d’adopter les textes concernant les fondements et les modalités d’un tel dédommagement, ainsi que les compétences des juridictions en la matière. La Cour suprême a ainsi déclaré l’incompétence des juridictions civiles pour connaître des actions relatives à la réparation de ce type de préjudice, en application de l’article 134 § 1 alinéa 1 du code de procédure civile.

24. Selon l’article 134 § 1 alinéa 1 dudit code, le juge refuse de se saisir de la demande notamment lorsque cette dernière ne peut faire l’objet de l’examen en justice en raison de l’existence d’une autre voie de recours.

25. Selon l’article 15 de la loi du 22 décembre 2008 no 262-FZ sur l’accès aux informations relatives au fonctionnement des tribunaux en Russie, ne sont pas publiés sur Internet, notamment, les textes des décisions de justice rendues dans des affaires relevant du droit de la famille, y compris en matière d’adoption d’enfants (paragraphe 5 – 2 de l’article 15).

26. Pour le descriptif des normes relatives au statut des juges et aux prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature, il convient de se reporter à l’arrêt Khrykin c. Russie (no 33186/08, §§ 15-17, 19 avril 2011).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

27. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit d’accès à un tribunal en ce que le droit national ne prévoirait pas le droit matériel à un dédommagement pour le préjudice causé par le dysfonctionnement des services de la justice. Ils invoquent à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en sa partie pertinente en l’espèce, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».

1. Les thèses des parties

28. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Se référant à l’arrêt Z et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 29392/95, § 87, CEDH 2001‑V), il dit que l’article 6 § 1 de la Convention garantit à tout justiciable le droit d’introduire des recours pour faire valoir ses droits à caractère civil et que cette disposition n’assure par elle-même aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants. Il ajoute que l’interprétation de la loi nationale incombe aux juridictions internes.

29. Le Gouvernement expose qu’il convient de distinguer trois cas de figure dans lesquels, d’après l’article 1070 du code civil, la responsabilité de l’État pour un dysfonctionnement de la justice peut être engagée : tout d’abord, les cas énumérés de manière exhaustive par cet article ; ensuite, les cas dans lesquels la faute du juge a été établie au pénal ; enfin, en l’absence de condamnation pénale du juge, les cas dans lesquels la faute de celui-ci a été établie par une décision rendue au civil.

30. Le Gouvernement indique que, dans son arrêt noo1-P du 25 janvier 2001 (paragraphe 18 ci-dessus) la Cour constitutionnelle a invité le Parlement russe à légiférer aux fins de l’établissement des conditions et de la procédure de réparation par l’État des dommages causés par l’action ou l’inaction irrégulière d’un tribunal et de la détermination des tribunaux compétents ratione materiae et ratione loci pour connaître des affaires relatives à la réparation de ce type de préjudice. Le Gouvernement précise à cet égard que, en dépit de la recommandation de la Cour constitutionnelle, les dispositions en question n’ont pas été adoptées par le Parlement. Fort de ces arguments, le Gouvernement soutient, ne serait-ce qu’en substance, que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer, le droit matériel n’étant pas prévu par le droit national.

31. Analysant le cas des requérants X et Y, le Gouvernement expose que la publication des données personnelles de ces derniers était le fait non du juge lors de l’administration de la justice, mais d’un membre du greffe, qui aurait commis une erreur en publiant le texte de la décision rendue en appel sur Internet. Il soutient donc que la situation des intéressés ne relève d’aucun des cas de figure prévus par le code civil pour la réparation du dommage causé par l’action ou l’inaction irrégulière d’un tribunal : le droit matériel à l’indemnisation ne serait donc pas garanti par le droit russe. À l’appui de cette thèse, le Gouvernement cite certains arrêts de la Cour suprême de Russie (paragraphe 23 ci-dessus). Selon lui, interprétant l’article 1070 du code civil, la Cour suprême a déclaré que celui-ci ne comportait pas une obligation de réparer le préjudice pour toute erreur judiciaire commise dans l’administration de la justice civile. Toujours selon lui, la Cour suprême a indiqué à maintes reprises qu’un recours contre les actions d’un juge ayant un rapport avec l’exercice de la justice ne pouvait être examiné par la voie prévue par les chapitres 23 et 25 du code de procédure civile[2]. Le Gouvernement en conclut que le droit matériel à la réparation par l’État des dommages causés par l’action ou l’inaction irrégulière d’un tribunal n’a pas été établi dans le droit russe et que le droit d’accès des requérants X et Y à un tribunal n’a pas été méconnu.

32. À titre subsidiaire, le Gouvernement semble soutenir que les requérants susmentionnés n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Plus particulièrement, les intéressés n’auraient pas exercé le recours prévu par l’article 381 § 3 du code de procédure civile devant le président de la Cour suprême ou son adjoint, qui permettrait à ceux-ci de marquer leur désaccord avec la décision du juge unique de cette juridiction et de renvoyer le pourvoi en cassation pour son examen sur le fond.

33. Le Gouvernement soutient en outre que les requérants X et Y pouvaient saisir le Conseil supérieur de la magistrature pour mettre en jeu la responsabilité disciplinaire des juges qui auraient commis les violations alléguées.

34. Il argue que les intéressés avaient le droit d’introduire un recours contre l’État, en plaidant que le juge saisi de leur cause était coupable d’un délit d’abus de fonctions du fait d’une violation procédurale.

35. Le Gouvernement soutient que le grief formulé par les trois requérants est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

36. Les requérants maintiennent leur grief.

B. L’appréciation de la Cour

37. S’agissant de l’exception, soulevée par le Gouvernement, concernant l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour note avoir été saisie auparavant des requêtes similaires aux présentes, dans lesquelles elle a conclu à la violation de cet article au regard de l’absence d’accès à un tribunal (voir, par exemple, Chernichkin c. Russie, no 39874/03, § 30, 16 septembre 2010, Nikolay Kozlov c. Russie, no 7531/05, § 27, 16 juillet 2015, et Chelikidi c. Russie, no 35368/04, § 33, 10 mai 2012). La Cour note cependant que dans les affaires précitées la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 n’a pas fait l’objet de son examen (Chernichkin, précité, §§ 23 et 24, Nikolay Kozlov, précité, § 20, et Chelikidi, précité, §§ 24 et 25). Elle estime nécessaire, en l’espèce, de revenir sur ce point et d’examiner la question de sa compétence ratione materiae.

38. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 87, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, 29 novembre 2016, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, 23 juin 2016, et Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 60, 14 septembre 2017).

39. La Cour souligne que l’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : elle ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X, et Károly Nagy, précité, § 61, 14 septembre 2017). En outre, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour, il convient de maintenir la distinction entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans une réglementation nationale donnée, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 100).

40. Enfin, la Cour redit que, pour décider si le « droit » invoqué possède vraiment une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49 et 50, 20 octobre 2011, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, 21 juin 2016, et Károly Nagy, précité, § 62).

41. En l’espèce, la première question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si les requérants avaient un « droit » que l’on pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Dans ce but, la Cour prend pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en ont faite les juridictions internes (Roche, précité, § 120, et Károly Nagy, précité, §§ 64 et 65).

42. La Cour note, en l’occurrence, que le droit national relatif à la responsabilité du fait d’un dysfonctionnement de la justice, tel qu’analysé par les juridictions internes, comporte deux aspects. L’article 1070 du code civil, qui règlemente la responsabilité de l’État pour le dommage causé dans l’administration de la justice, présente une exception à la norme générale, prévue par l’article 1064 du même code, selon lequel le dommage causé à une personne doit être réparé par son auteur. Or le dommage causé dans l’administration de la justice peut ressortir des deux cas de figure. Le premier paragraphe de l’article 1070 du code civil comporte la liste exhaustive des situations dans lesquelles le dommage causé par des décisions de justice fait l’objet d’une indemnisation, et ce indépendamment de la faute du juge. Le second paragraphe de cet article dispose que tout dommage causé dans le cadre de l’administration de la justice donne lieu à réparation à condition que la faute du magistrat soit établie par une condamnation pénale définitive (paragraphe 20 ci-dessus).

43. La Cour note ensuite que, en 2001, la Cour constitutionnelle russe, tout en confirmant la constitutionnalité de l’article 1070 du code civil, a jugé que la responsabilité de l’État du fait des actes judiciaires ou de l’inaction d’un juge pouvait être engagée alors même que ce juge n’aurait pas été sanctionné pour cela par une condamnation pénale définitive. La Cour constitutionnelle a indiqué que toute personne jugée par un tribunal en méconnaissance de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention devait pouvoir obtenir réparation de tout préjudice ayant pu en résulter pour elle. La Cour constitutionnelle a distingué les dommages causés dans le cadre de l’administration de la justice, c’est-à-dire de la fonction de la justice de trancher les litiges sur le fond, des dommages causées pour des manquements à caractère procédural. À titre d’exemple de ce dernier genre de violation, la Cour constitutionnelle a cité le manquement à l’obligation de statuer dans un délai raisonnable. Pour ce dernier cas, elle a souligné que le droit constitutionnel à être indemnisé par l’État pour ce type de dommage n’était pas subordonné à l’établissement d’une faute personnelle du juge. Constatant ainsi une lacune dans la loi, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait lieu pour le Parlement de légiférer afin de fixer les conditions et la procédure de réparation par l’État des dommages causés par l’action ou l’inaction irrégulière d’un tribunal ou d’un juge et de déterminer quels étaient les tribunaux compétents ratione materiae et ratione loci pour connaître des affaires relatives à la réparation de ce type de préjudice (paragraphes 20-22 ci-dessus).

44. La Cour note également que, en 2010, la chambre basse du Parlement russe, la Douma d’État, a mis en œuvre, par la loi fédérale no 68‑FZ , cet arrêt de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne le droit à l’indemnisation des justiciables pour les violations de leurs droits à voir trancher leurs causes dans un délai raisonnable et à obtenir l’exécution des décisions de justice exécutoires dans un délai raisonnable (voir, pour le résumé des dispositions pertinentes de cette loi et de son appréciation par la Cour sous l’angle de l’article 13 de la Convention, Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, §§ 11-16, 23 septembre 2010).

45. La Cour relève, en revanche, que ni cette loi ni aucun autre texte n’ont consacré le droit matériel pour les justiciables à l’indemnisation pour le dommage causé par un acte judiciaire à caractère procédural autre que le dommage engendré par une durée déraisonnable de la procédure. Elle considère que, aussi important qu’il soit, l’arrêt de la Cour constitutionnelle est de nature non pas à mettre en place un nouveau droit matériel mais à constater une lacune. Il appartenait au Parlement de combler cette lacune, ce que celui-ci a omis de faire (voir, a contrario, Kędzior c. Pologne, no 45026/07, §§ 88 et 90, 16 octobre 2012. Dans cette affaire, la cour constitutionnelle polonaise a déclaré une disposition du code de procédure civile, empêchant une personne incapable de saisir un tribunal, contraire à la Constitution, tout en exhortant les tribunaux à appliquer le code selon cette nouvelle interprération et ce, indépendamment de l’abrogation de la norme pertinente par le législateur. La Cour a jugé que cet arrêt de la cour constitutionnelle était juridiquement contraignant malgré le processus législatif inachevé. Il s’agissait donc, contrairement à la présente affaire, d’une abrogation de la norme, jugée contraire à la Constitution, présentant un obstacle procédural et non d’une création d’un nouveau droit matériel).

46. La Cour observe que, dans les cas d’espèce, les tribunaux russes, statuant sur la recevabilité des demandes des requérants, ont relevé que, en dépit de la recommandation de la Cour constitutionnelle, le législateur avait omis de combler ladite lacune tant quant à la mise en place d’un droit matériel au dédommagement pour un dysfonctionnement que quant aux modalités et procédure de l’action en justice permettant de faire valoir un tel droit (paragraphes 8 et 16 ci-dessus). Les décisions de justice rendues par ces tribunaux, qui ont conclu à l’irrecevabilité des demandes des requérants, ne sauraient être considérées comme arbitraires ou manifestement déraisonnables.

47. La Cour note aussi que la position retenue par les juridictions internes était ferme et sans équivoque à tous les stades de la procédure. Cette position a en outre été maintes fois confirmée dans d’autres affaires similaires (paragraphe 23 ci-dessus). À cet égard, la présente affaire peut être distinguée de l’affaire Z et autres c. Royaume-Uni, précitée. En effet, dans cette dernière cause, les tribunaux britanniques étaient appelés, pour la première fois, à décider si le grief avait un caractère défendable, et la question a finalement été résolue par la Chambre des lords. La Cour a jugé, à ce propos, que l’interprétation donnée par la haute juridiction britannique ne pouvait être pertinente que pour des allégations similaires éventuellement présentées ultérieurement par d’autres plaignants et que l’arrêt de la Chambre des lords n’avait pas ôté rétroactivement aux griefs des requérants leur caractère défendable (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 88 et 89).

48. La Cour estime que, en l’espèce, les juridictions nationales, après avoir analysé le droit national de façon complète, convaincante et non équivoque, ont conclu que, en l’absence d’un droit matériel pertinent, elles n’étaient pas compétentes pour connaître de ce litige. La Cour ne dispose donc pas de motifs sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant aux leurs ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que les requérants pouvaient prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Roche, précité, § 120, et Károly Nagy, précité, § 63).

49. Dès lors, eu égard à la nature du grief formulé par les requérants, force est pour la Cour de constater que ceux-ci ne possédaient pas un « droit » que l’on pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Conclure autrement aboutirait à créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1 de la Convention, un droit matériel dépourvu de base légale dans l’État défendeur.

50. Cela étant, la Cour note que, en conséquence de la procédure engagée par les requérants, ni ces derniers ni aucune autre personne ayant des griefs analogues aux leurs ne peuvent actionner l’autorité judiciaire en réparation pour négligence, quelque grave qu’ait été le préjudice subi. Les requérants ont raison lorsqu’ils affirment que la lacune qu’ils ont décelée dans le droit interne est de nature à soulever une question sur le terrain de la Convention. La Cour estime toutefois qu’il s’agit là d’un point à examiner au regard de l’article 13 combiné avec l’article 8, et non de l’article 6 § 1 de la Convention (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 102, et Gryaznov c. Russie, no 19673/03, § 82, 12 juin 2012). Elle examinera ce grief ci-après à l’égard des seuls requérants qui l’ont formulé.

51. Partant, la Cour conclut que l’article 6 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer aux faits de la présente espèce. Dès lors, le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

52. Les seuls requérants à alléguer une violation de l’article 8 de la Convention sont les consorts X et Y, qui, sous l’angle de cette disposition, se plaignent que, en publiant sur Internet le texte intégral de la décision judiciaire mentionnant leurs noms et les noms de leurs enfants adoptifs, les autorités aient divulgué le secret de l’adoption, ce qui aurait méconnu leur droit au respect de leur vie familiale. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Les thèses des parties

53. Le Gouvernement conteste cette thèse. Pour le résumé de sa position, il convient de se reporter aux paragraphes 31-34 ci-dessus.

54. En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Pour ce qui est du recours devant le président de la Cour suprême de Russie, ils soutiennent, en s’appuyant sur les décisions Abramyan et autres c. Russie (no 38951/13), Yakubovskiye c. Russie (no 59611/13 (déc.), 12 mai 2015), que ce recours est dépourvu d’effectivité car dépendant d’un pouvoir discrétionnaire de ce haut magistrat et qu’il n’est pas encadré par un délai d’introduction. Ils considèrent que son exercice n’est pas requis aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.

55. Quant au recours devant le Conseil supérieur de la magistrature, les requérants X et Y disent qu’ils ont saisi cette instance et que celle-ci a rejeté leur recours le 18 janvier 2017.

56. Les intéressés affirment que la législation nationale, notamment l’article 139 du code de la famille, l’article 155 du code pénal et l’article 15 de la loi fédérale no 262, interdit de procéder à la divulgation de l’information relative à l’adoption contre la volonté des personnes concernées. Ils estiment donc que la mesure en cause a méconnu l’article 8 de la Convention, n’étant pas prévue par la loi, et qu’elle ne poursuivait aucun des buts mentionnés au paragraphe 2 dudit article.

2. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

57. Le Gouvernement semble soutenir que les requérants X et Y n’ont pas épuisé les voies de recours internes.

58. S’agissant du recours devant le président de la Cour suprême de Russie, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], no 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).

59. En l’espèce, la voie de recours préconisée par le Gouvernement est prévue par l’article 381 § 3 du code. Cet article dispose en effet que le président de la Cour suprême de Russie ou son adjoint ont le droit d’exprimer leur désaccord avec la décision du juge unique de cette même cour qui a auparavant rejeté un pourvoi en cassation. Ce pouvoir du président de la Cour suprême a fait l’objet de l’analyse de la Cour dans la décision d’irrecevabilité Abramyan et autres (précité, §§ 81, 82 et 104). La Cour a considéré que cette voie de recours, extraordinaire, était dépourvue de l’effectivité voulue par l’article 35 de la Convention. La Cour ne voit pas de raisons de s’écarter de cette conclusion dans le cas d’espèce. Partant, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de droit internes pour autant qu’elle concerne ce recours.

60. Quant à l’exercice des autres voies de recours préconisées par le Gouvernement, la Cour est d’avis que l’exception y afférente est étroitement liée à l’existence d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Partant, elle joint cette exception à l’examen du bien-fondé du grief tiré de la violation de l’article 13 de la Convention (paragraphes 71-79 ci-dessous).

61. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

62. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu. Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012), telles les informations confidentielles relatives à l’adoption d’un enfant (Ageyevy c. Russie, no 7075/10, § 193, 18 avril 2013).

63. En l’espèce, la Cour considère qu’il est ici question d’une situation similaire à celle à l’origine des faits de l’affaire Ageyevy (précitée), ayant trait en l’occurrence à la divulgation des informations relatives à l’adoption par les requérants X et Y de leurs enfants. Elle estime donc que cette divulgation s’analyse en une ingérence dans la vie privée des intéressés. La Cour rappelle qu’une mesure méconnaît l’article 8 de la Convention sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

64. La Cour constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la publication en question a été opérée en violation de la législation nationale (paragraphes 31 et 48 ci-dessus). En effet, selon cette dernière, les textes des décisions de justice rendues dans des affaires relevant du droit de la famille, y compris en matière d’adoption d’enfants, ne sont pas publiés sur Internet (paragraphe 20 ci-dessus).

65. Ce constat dispense la Cour d’examiner la question de savoir si la mesure contestée a été proportionnée à l’un des buts mentionnés au paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

66. S’agissant de l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 60 ci-dessus), la Cour se réfère aux paragraphes 73-79 ci‑dessous et elle rejette cette exception.

67. La Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de la publication de l’arrêt d’appel en cause divulguant les informations relatives à l’adoption des enfants des requérants X et Y.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

68. X et Y allèguent n’avoir disposé d’aucun recours leur permettant d’être indemnisés pour le préjudice qu’ils disent avoir subi du fait de la divulgation des informations confidentielles les concernant. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

69. Le Gouvernement conteste cette thèse. Pour le résumé de sa position, il convient de se reporter aux paragraphes 28 . 34 ci‑dessus.

70. Les requérants maintiennent leur grief.

71. La Cour rappelle que, dans la présente affaire elle a conclu que la divulgation des informations concernant l’adoption des enfants des requérants X et Y avait emporté violation de l’article 8 de la Convention (paragraphe 67 ci‑dessus). Ainsi, le grief soulevé par les intéressés à cet égard est donc « défendable » aux fins de l’article 13. La Cour considère que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour le déclare donc recevable.

72. La Cour réitère que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. L’objet de l’article 13 est de fournir un moyen au travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national, le redressement des violations de leurs droits garantis par la Convention, avant d’avoir à mettre en œuvre le mécanisme international de plainte devant la Cour (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 369, CEDH 2012 (extraits)). La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. L’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats (Vučković et autres, précité, §§ 69-77). Lorsqu’un gouvernement excipe du non‑épuisement des voies de recours internes, il doit convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, et Liseytseva et Maslov c. Russie, nos 39483/05 et 40527/10, § 156, 9 octobre 2014).

73. La Cour note en l’espèce que les doléances des requérants susmentionnés sur le terrain de l’article 13 de la Convention portent sur l’absence d’une voie de recours judiciaire propre à offrir un dédommagement pour un préjudice moral causé par le dysfonctionnement du service de la justice. Les intéressés ne cherchaient donc pas à mettre en jeu la responsabilité disciplinaire ou pénale des juges ou des auxiliaires de justice ayant commis l’acte contesté. En soulevant une exception à l’encontre du grief fondé sur l’article 8, le Gouvernement, quant à lui, semble précisément reprocher auxdits requérants de ne pas avoir fait usage des voies de recours permettant d’engager une telle responsabilité.

74. La Cour relève que, de toute manière, les requérants X et Y ont tenté, en vain, de saisir le Conseil supérieur de la magistrature (paragraphe 15 ci‑dessus), ce dernier s’est déclaré incompétent pour contrôler la procédure judiciaire et le fonctionnement des greffes. Au demeurant, le Gouvernement n’a pas démontré que cette instance était compétente pour offrir le redressement souhaité par les intéressés (Tugarinov c. Russie, no 20455/04, § 49, 29 avril 2010, et Chevkin c. Russie, no 4171/03, § 47, 15 juin 2006).

75. Quant à la proposition du Gouvernement de poursuivre le juge au pénal afin de pouvoir engager, en vertu de l’article 1070 du code civil, une procédure civile pour obtenir, le cas échéant, un dédommagement, la Cour relève que, selon le Gouvernement, l’acte dénoncé avait été commis non par un juge mais par un membre du greffe (paragraphe 31 ci-dessus). Or la disposition susmentionnée conditionne la mise en jeu de la responsabilité de l’État à une faute du juge, condamné au pénal, et non à celle d’un membre du greffe (paragraphe 19 ci-dessus). En outre, faire dépendre la mise en jeu de la responsabilité de l’État pour un dysfonctionnement de la justice, portant atteinte aux droits fondamentaux, d’une faute du juge condamné au pénal revient à faire dépendre ce droit d’un élément qui échappe au pouvoir de la victime d’un tel dysfonctionnement. En effet, ce dernier peut résulter d’un acte non intentionnel, qui n’est pas passible d’une peine pénale, ou d’un acte ou une inaction non imputable à un juge en particulier, etc. La Cour renvoie à cet égard au raisonnement développé par la Cour constitutionnelle russe dans son arrêt précité de 2001. Cette juridiction a conclu en effet que le droit constitutionnel à être indemnisé par l’État pour les dommages occasionnés par des actes judiciaires ou de l’inaction d’un juge ne devait pas être subordonné à l’établissement d’une faute personnelle du juge (paragraphe 21 ci-dessus).

76. Dès lors, ce recours est dépourvu du caractère effectif voulu par l’article 13 de la Convention.

77. La Cour note enfin que la voie judiciaire n’est pas effective au sens de l’article 13 de la Convention pour les motifs exposés dans les paragraphes 48‑51 ci-dessous.

78. La Cour constate que le Gouvernement n’a mentionné aucune autre voie de recours effective, au sens de l’article 13 de la Convention.

79. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l’article 8 (paragraphe 60 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention dans le chef des requérants X et Y.

4. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

80. Mme M.B. réitère son grief de violation du droit d’accès à un tribunal, tiré de l’article 6, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, cité ci-dessus.

81. Le Gouvernement soutient que le grief est manifestement mal fondé pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 28-31 et 35 ci‑dessus).

82. La requérante maintient son grief.

83. Comme la Cour vient de le rappeler, l’article 13 de la Convention est applicable lorsqu’il existe un « grief défendable » fondé sur la Convention (paragraphe 71 ci-dessus). Eu égard à la conclusion de l’incompatibilité ratione materiae du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus), le grief soulevé par l’intéressée sur le terrain de l’article 13 de la Convention n’a pas de caractère « défendable » aux fins de cette disposition.

84. La Cour conclut que l’article 13 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer aux faits de la présente espèce. Dès lors, le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

86. Les requérants X et Y sollicitent chacun 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.

87. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et déraisonnable et qu’elle ne correspond pas à la jurisprudence de la Cour. Il argue que la demande doit être rejetée dès lors que, à ses yeux, la requête introduite par les intéressés est dénuée de tout fondement.

88. La Cour considère que les requérants X et Y ont bel et bien connu une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. La Cour prend en compte le comportement des autorités nationales, notamment leur réaction rapide à la suite de la découverte de la publication contestée, en vue d’en effacer les traces d’Internet, et, enfin, les excuses écrites présentées à deux reprises auxdits requérants. En outre, la Cour ne perd pas de vue que les informations sensibles concernant l’adoption avaient déjà été divulguées auparavant par des particuliers, raison pour laquelle les intéressés avaient saisi la justice. La publication litigieuse des informations en cause par le greffe de la cour régionale n’était donc pas à l’origine de la divulgation de ces informations mais a contribué à leur propagation. Aussi, eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour considère-t-elle qu’il y a lieu d’allouer aux requérants X et Y 2 600 EUR au titre du préjudice moral.

2. Frais et dépens

89. Les requérants X et Y demandent également 100 000 roubles russes (RUB), soit 6 724 EUR, pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À l’appui de leur demande, ils soumettent un décompte horaire établi par leur avocat, qui se décompose comme suit :

– vingt heures pour la préparation et le dépôt du formulaire de requête à la Cour – 1 600 EUR;

– deux heures pour la préparation d’une procuration et l’envoi de celle-ci à la Cour – 146 EUR;

– une heure pour la préparation d’une lettre d’accompagnement des observations devant la Cour – 73 EUR ;

– vingt heures pour la préparation et le dépôt des observations écrites devant la Cour – 1 460 EUR ;

– huit heures pour la préparation et le dépôt des observations écrites relatives à la satisfaction équitable devant la Cour – 585 EUR ;

– temps consacré à la représentation des intéressés devant la Cour au moment de l’examen de la requête sur le fond – 3 000 EUR.

90. Le Gouvernement indique que, selon le droit national russe, la convention d’assistance juridique est nulle si elle conditionne le paiement d’honoraires à un jugement futur. Il considère donc que lesdits requérants n’ont soumis à la Cour aucune preuve démontrant le paiement effectif des sommes réclamées par eux et que, en raison de la nullité qui entacherait de la convention, ils ne devront pas verser ces sommes.

91. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Il apparaît qu’en droit interne russe les honoraires d’une personne qui a effectué des prestations de conseil juridique sont recouvrables même en cas de conclusion orale d’un accord d’assistance (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 147, CEDH 2005‑IV). Quant à l’absence de preuve d’un paiement préalable des sommes réclamées, la Cour rappelle que l’on ne saurait limiter le remboursement d’honoraires aux seules sommes déjà versées par l’intéressé à son avocat (I.M. c. France, no 9152/09, § 170, 2 février 2012). Une telle approche pourrait en effet dissuader beaucoup d’avocats de représenter devant la Cour les requérants les moins aisés (Flux c. Moldova (no 3), no 32558/03, § 38, 12 juin 2007). Toutefois, un accord, qu’il soit conclu sous forme écrite ou orale et qu’il ne fasse naître des obligations qu’entre l’avocat et son client, ne saurait lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (voir, mutatis mutandis, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 2000‑XI).

92. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 460 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants X et Y.

3. Intérêts moratoires

93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et relative à l’épuisement des voies de recours internes et la rejette ;
3. Déclare, à la majorité, la requête no 66158/14 irrecevable ;
4. Déclare, à l’unanimité, la requête no 78042/16 recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des requérants X et Y ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention dans le chef des requérants X et Y ;
7. Dit à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants X et Y, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

1. 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 1 460 EUR (mille quatre cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par lesdits requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus, en ce qui concerne les requérants X et Y.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsPaul Lemmens
GreffierPrésident

* * *

[1]. Les arrêts susmentionnés ont été versés au dossier par le Gouvernement. Il s’agit de l’arrêt du 18 août 2009 (N 5-Г09-69) concernant une demande de dommages et intérêts pour le caractère illégal, allégué par le plaignant, d’une condamnation au pénal et des manquements d’un juge dans l’exercice de ses fonctions.

L’arrêt du 4 août 2009 (N 5-Г09-65) concernant une demande de dommages et intérêts pour l’inertie d’un juge qui avait mis neuf mois à examiner une demande de relevé de forclusion et pour l’absence d’envoi des copies intégrales de décisions de justice qui avait empêché le plaignant de contester ces dernières.

L’arrêt du 29 septembre 2009 (N 75-Г09-7) concernant une demande de dommages et intérêts pour l’absence d’envoi des copies intégrales de décisions de justice et pour le caractère mensonger, allégué par le plaignant, des explications d’un juge au sujet de l’envoi de ces documents.

[2] Ces chapitres concernaient la procédure d’examen des demandes découlant des affaires administratives ; ils ont été abrogés par la loi fédérale du 8 mars 2015 (cette dernière loi visait à la modification de lois en raison de l’adoption du code de procédure administrative).


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award