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14/01/2020 | CEDH | N°001-200349

CEDH | CEDH, AFFAIRE D ET AUTRES c. ROUMANIE, 2020, 001-200349


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE D ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête no 75953/16)

ARRÊT


Arts 2 et 3 • Expulsion (Irak) • Ressortissant irakien condamné en Roumanie pour trafic de migrants et interdit du territoire national • Risque de subir en Irak des traitements contraires aux articles 2 et 3 non établi

Art 13 (+ 2 et 3) • Recours effectif • Effectivité du recours compromise par son absence de caractère suspensif

STRASBOURG

14 janvier 2020

DÉFINITIF

22/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’

article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire D et autres c. Roumanie,

La Cour européen...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE D ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête no 75953/16)

ARRÊT

Arts 2 et 3 • Expulsion (Irak) • Ressortissant irakien condamné en Roumanie pour trafic de migrants et interdit du territoire national • Risque de subir en Irak des traitements contraires aux articles 2 et 3 non établi

Art 13 (+ 2 et 3) • Recours effectif • Effectivité du recours compromise par son absence de caractère suspensif

STRASBOURG

14 janvier 2020

DÉFINITIF

22/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire D et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,

Iulia Antoanella Motoc,

Branko Lubarda,

Carlo Ranzoni,

Georges Ravarani,

Jolien Schukking,

Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 novembre et 17 décembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 75953/16) dirigée contre la Roumanie et dont cinq ressortissants (« les requérants »), un de nationalité irakienne, M. D (« le premier requérant »), et quatre de nationalité roumaine, à savoir l’ex-épouse du premier requérant (« la cinquième requérante ») et les trois enfants du couple (respectivement les « deuxième, troisième et quatrième requérants »), ont saisi la Cour le 30 novembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non‑divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentés par Me V. Peștean, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, d’abord par Mme C. Brumar puis par M. V. Mocanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants alléguaient en particulier que l’expulsion du premier requérant vers l’Irak, décidée à l’issue d’une procédure pénale qualifiée par eux d’inéquitable, exposerait ce requérant à la peine de mort et à des mauvais traitements et porterait une atteinte injustifiée à leur vie privée et familiale. Ils déploraient en outre l’absence d’un recours effectif pour faire examiner les risques encourus en cas d’expulsion et suspendre l’exécution de celle-ci.

4. Le 13 mai 2018, les griefs relatifs aux articles 2, 3, 6, 8 et 13 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement.

5. Le 8 avril 2019, la troisième requérante, devenue entre-temps majeure, a informé la Cour qu’elle entendait poursuivre la requête.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le premier requérant est un ressortissant irakien né en 1975. La cinquième requérante, son ex-épouse, est une ressortissante roumaine née en 1980. Les deuxième, troisième et quatrième requérants, nés respectivement en 2004, en 2000 et en 2007, sont les enfants du couple et sont des ressortissants roumains. Les requérants résident tous à Bucarest.

1. Le séjour du premier requérant sur le territoire roumain

7. Le premier requérant arriva en Roumanie en 1994, afin de déployer une activité commerciale et y séjourna légalement jusqu’au 22 février 1997.

8. Le 10 novembre 1997, il obtint le statut de réfugié en Allemagne. Il retourna néanmoins en Roumanie, où il se maria avec la cinquième requérante le 22 janvier 1998. Les trois autres requérants naquirent de cette union. Le couple divorça devant les tribunaux roumains le 26 juin 2009, date à laquelle la garde des enfants fut attribuée à la mère.

9. Le premier requérant continua à séjourner sur le territoire roumain, légalement jusqu’en mai 2003, sur la base de documents de voyage délivrés par les autorités roumaines sur la base de la Convention de Genève de 1951, et illégalement après cette date.

10. Par une décision du 26 juillet 2006, le parquet déclara le premier requérant personne indésirable sur le territoire roumain pour une période de quinze ans au motif qu’il représentait une menace sérieuse pour la sécurité nationale. Il fut renvoyé du territoire roumain le 28 juillet 2006 vers la Syrie, mais il retourna illégalement en Roumanie, en mars 2007, sous une fausse identité et muni de faux documents. Il ressort des documents fournis par les parties que le 2 août 2007, le premier requérant s’est vu attribuer le statut de toléré sur le territoire roumain.

2. Les procédures pénales menées à l’encontre du premier requérant
1. Les poursuites pénales

11. En 2007, le parquet déclencha une enquête pénale contre plusieurs personnes, parmi lesquelles le premier requérant et deux de ses frères, des chefs de trafic de migrants, d’association de malfaiteurs et de faux en écriture. À cet égard, trois dossiers pénaux furent constitués. Il ressort des informations fournies par les parties que le premier requérant a été condamné pour ces faits à des peines d’emprisonnement dans le cadre des deux premiers dossiers. Les griefs de l’intéressé dans la présente requête visent le troisième dossier pénal relatif à la facilitation de l’entrée sur le territoire national de cinq ressortissants irakiens qui avaient soutenu ou commis des actes terroristes, en méconnaissance de la loi no 535/2004 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme.

12. Dans ce troisième dossier, le premier requérant se vit notifier par le parquet les accusations le 22 décembre 2011. Le 29 décembre 2011, il fut renvoyé en jugement. Le parquet se fondait notamment sur les dépositions des témoins, dont des ressortissants irakiens, entendus par les autorités roumaines ou sur commission rogatoire, ainsi que sur des informations fournies par les autorités irakiennes. Le parquet indiquait également que les numéros de téléphone utilisés par le premier requérant en Roumanie avaient permis l’établissement de contacts avec des personnes dont l’appartenance à une organisation terroriste était prouvée et faisait mention de documents secrets qui « pouvaient être pris en considération ».

2. La procédure en première instance

13. Au cours de la procédure en première instance devant la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel »), le premier requérant était assisté par un avocat de son choix, ainsi que par un interprète de langue arabe. La cour d’appel entendit l’intéressé lors de l’audience du 24 avril 2012. Celui‑ci reconnut avoir facilité l’entrée sur le territoire national des cinq personnes en cause, mais nia avoir eu connaissance des activités terroristes présumées de celles-ci.

14. La cour d’appel entendit en audience publique et en présence du premier requérant six témoins, dont cinq ressortissants irakiens et un ressortissant roumain. En particulier, le témoin A.M.W., qui avait fait des déclarations incriminantes au cours de l’enquête pénale, donna une autre version des faits lors de l’audience du 19 juin 2012. Toutefois, en juillet 2012, ce témoin envoya à la cour d’appel une déclaration de rétractation, précisant que lors de l’audience publique il s’était senti menacé par le premier requérant et qu’il entendait maintenir sa déclaration initiale. En juin 2013, l’avocat dudit témoin adressa à la cour d’appel une demande de consultation du dossier et indiqua que son client avait été menacé par des connaissances du premier requérant en raison de ses déclarations incriminantes. Le 14 octobre 2013, la cour d’appel fit droit à la demande de nouvelle audition de A.M.W. formulée par le premier requérant et cita à comparaître ce témoin à plusieurs reprises. Toutefois, celui-ci ne se présenta pas devant elle et les autorités internes ne parvinrent pas à le localiser.

15. La cour d’appel autorisa également l’audition par commission rogatoire des quatre témoins, tous des ressortissants irakiens. Le premier requérant se vit accorder un délai pour adresser par écrit des questions aux témoins. Les déclarations de deux témoins, recueillies par les autorités suédoises et bulgares respectivement, furent versées au dossier.

16. S’agissant du troisième témoin, M.K.A., dont la déclaration effectuée au cours de l’enquête pénale incriminait le premier requérant, il ne put être localisé malgré les démarches répétées des autorités. L’Office roumain de l’immigration (« l’ORI ») informa la cour d’appel que ce témoin avait quitté le territoire national en 2009. À l’audience du 17 juin 2013 – à laquelle, d’après le premier requérant, son avocat était absent –, la cour d’appel constata l’impossibilité d’entendre M.K.A. et procéda, en application de l’article 327 § 3 de l’ancien code de procédure pénale (« le CPP » – paragraphe 44 ci-dessous) et en présence de l’intéressé, assisté par un interprète, à la lecture de la déclaration faite par ce témoin lors de l’enquête. S’agissant du quatrième témoin, la cour d’appel constata l’impossibilité de l’entendre, lors de l’audience du 19 mai 2014, l’ORI l’ayant informée que la personne en cause était retournée en Irak depuis 2009.

17. Lors de l’audience du 28 avril 2014, la cour d’appel entendit le témoin à l’identité protégée A.M., en présence du premier requérant, assisté par son avocat et par un interprète. Ce témoin confirma que ledit requérant avait facilité l’entrée en Roumanie de personnes ayant collaboré avec Al‑Qaïda.

18. Entre-temps, le premier requérant avait également demandé que les documents secrets versés au dossier fussent rendus publics et, par une décision avant dire droit du 9 décembre 2013, la cour d’appel avait rejeté sa demande au motif qu’il y avait en l’espèce une raison sérieuse visant la sécurité nationale qui justifiait de limiter l’examen contradictoire.

19. Enfin, lors de l’audience du 15 septembre 2014, la cour d’appel accéda à la demande faite par le premier requérant de verser au dossier une note délivrée le 11 août 2014, sur sollicitation de l’intéressé, par l’ambassade de la République d’Irak en Roumanie, qui indiquait que celui‑ci n’était ni recherché ni poursuivi en Irak et qu’il n’était pas lié à des groupements terroristes.

20. Dans ses conclusions devant la cour d’appel, le premier requérant demanda, notamment, que la déclaration de M.K.A. (paragraphe 16 ci‑dessus) fût écartée, alléguant qu’elle avait été créée de toutes pièces par le parquet. Il soutint également que son expulsion vers l’Irak l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en raison de l’état de guerre régnant dans ce pays et porterait atteinte, en méconnaissance de l’article 8 de la Convention, à la vie familiale qu’il disait avoir construite en Roumanie.

21. Par une décision du 29 septembre 2014, la cour d’appel condamna le premier requérant à une peine de sept ans d’emprisonnement et lui imposa une peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de séjourner sur le territoire national pendant cinq ans. La cour d’appel constata notamment que, malgré les démarches entreprises par les autorités, les témoins retournés en Irak n’avaient pas pu être entendus et que A.M.W. n’avait pas pu être réentendu, car il n’avait pas pu être localisé (paragraphe 14 ci-dessus). En outre, la cour d’appel rappela qu’il y avait en l’espèce une raison sérieuse découlant de la sécurité nationale qui justifiait de ne pas permettre à la défense l’accès à certains documents secrets.

22. Sur le fond, la cour d’appel jugea, sur la base de tous les éléments de preuve versés au dossier, qu’il était établi que le premier requérant avait facilité l’entrée sur le territoire national des personnes impliquées dans des activités terroristes. La cour d’appel se prononça notamment en ces termes :

« L’inculpé, de la manière résumée ci-dessus, a facilité l’entrée dans le pays de personnes dont il était connu qu’elles avaient déployé en Irak des activités terroristes au nom de A.Q.I. [Al-Qaïda Irak]. Il doit être noté que, compte tenu des spécificités locales, la famille appartenait au même clan, en l’espèce le clan A., qui avait adhéré à Al-Qaïda (...), et la zone de provenance [des terroristes] et de l’inculpé était celle de la ville de A., où, pour citer le témoin O.F.A. « 75 % [de la population] soutient Al‑Qaïda ». Le fait que l’inculpé ne se trouvait plus en Irak quand les citoyens irakiens ont commis des actes de terrorisme, pendant la période 2004-2006, ne signifie pas automatiquement qu’il n’avait pas connaissance de telles activités, compte tenu des [éléments] suivants :

. ses frères (...) ainsi que sa mère, qui entre-temps ont déménagé en Roumanie, étaient en Irak et habitaient dans la région où ont eu lieu beaucoup des événements terroristes ;

. l’inculpé était parent (cousin) de la majorité de ceux impliqués dans de telles activités ;

. les numéros de téléphone dont il a été établi que l’inculpé les avait utilisés pendant son séjour en Roumanie (...) sont en connexion avec des personnes au sujet desquelles il existe des informations indiquant qu’elles font partie de cette organisation terroriste ;

. la rencontre entre l’inculpé et la mère du témoin O.F.A. (...) en Syrie, antérieure à son retour en Roumanie ; à cette occasion, celle-ci a prié [l’inculpé] d’aider [le témoin] car ce dernier avait des soucis avec Al-Qaïda, dont il avait fait partie, parce qu’il avait volé une importante somme d’argent à cette organisation. »

23. La cour d’appel procéda à un résumé des déclarations des témoins qui incriminaient le premier requérant, dont la déclaration de M.K.A. (paragraphe 16 ci-dessus) Elle ne fit aucune mention des documents secrets contenus dans le dossier.

3. La procédure en appel

24. Le premier requérant interjeta appel. Il contesta principalement l’établissement des faits opéré par la cour d’appel, arguant que les preuves n’étaient pas crédibles. Il demanda notamment l’audition des témoins A.M.W. et M.K.A. (paragraphes 14 et 16 ci-dessus) ainsi que l’accès aux documents secrets versés au dossier. Quant à son expulsion, il réitéra ses griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention (paragraphe 20 ci-dessus).

25. L’appel fut inscrit au rôle de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») devant laquelle le premier requérant était assisté par des avocats de son choix, ainsi que par un interprète. La Haute Cour entendit l’intéressé lors de l’audience du 10 février 2015.

26. La Haute Cour considéra qu’il était nécessaire de procéder à une nouvelle audition de certains témoins entendus en première instance. Elle entendit le témoin à l’identité protégée A.M. (paragraphe 17 ci-dessus) lors de l’audience du 5 mai 2015, en présence du premier requérant. Celui-ci et ses avocats purent adresser des questions audit témoin. En outre, la Haute Cour cita le témoin A.M.W. à plusieurs reprises avec mandat de comparution, mais celui-ci ne se présenta pas devant elle. La Haute Cour décida également de demander aux autorités irakiennes de faciliter l’audition de plusieurs témoins, dont M.K.A. ; plusieurs démarches furent ainsi entreprises en ce sens, notamment par l’ambassade roumaine en Irak, mais elles se révélèrent infructueuses. De même, à l’audience du 10 novembre 2015, la Haute Cour accéda à la demande du premier requérant visant à l’audition de plusieurs témoins, dont M.K.A., par commission rogatoire. Toutefois, l’audition de ces témoins ne fut pas réalisée (paragraphe 27 ci‑dessous).

27. Par un arrêt définitif du 26 janvier 2016, la Haute Cour accueillit en partie l’appel du premier requérant et réduisit sa peine à trois ans et six mois d’emprisonnement. Il ressort des documents versés au dossier que l’arrêt du 26 janvier 2016 a été mis au net le 24 mai 2016 et a été communiqué au requérant le 30 mai 2016. La Haute Cour maintint les autres dispositions de la décision du 9 octobre 2014 de la cour d’appel, notamment celle portant interdiction du territoire national (paragraphe 21 ci-dessus). S’agissant des témoins qui n’avaient pu être entendus, la Haute Cour s’exprima en ces termes :

« Pour les audiences prévues en vue de l’assistance judiciaire internationale avec la République d’Irak, le ministère de la Justice a [indiqué] que ces demandes et les documents joints avaient été transmis à la mission diplomatique roumaine à Bagdad tant par voie électronique que par courrier diplomatique, que plusieurs rappels avaient été effectués, mais que la République d’Irak n’avait pas répondu (...)

Le 17 juin 2015 (...), la direction des relations consulaires du ministère des Affaires étrangères a indiqué que la demande d’assistance judiciaire internationale avait été transmise aux autorités irakiennes également par une note verbale (jointe) [et que] les autorités locales compétentes n’avaient pas donné suite à la demande de la mission diplomatique en raison de la situation sécuritaire en République d’Irak, les adresses de domiciliation des ressortissants irakiens visés établissant qu’ils se trouvaient en zone de conflit.

(...) En ce qui concerne les commissions rogatoires susmentionnées, la direction des relations consulaires du ministère des Affaires étrangères a, par l’intermédiaire du ministère de la Justice, indiqué (...) que, par une note verbale [adressée par le] m[inistère] des A[ffaires] é[trangères] irakien, celui-ci avait fait savoir que les témoins n’avaient pas pu être trouvés (...) et, s’agissant du [témoin] M.K.A. (...), il n’y avait pas eu de réponse même si 6 (six) notes verbales avaient été transmises. La note est accompagnée par un document rédigé en anglais provenant du ministère des Affaires étrangères irakien. »

28. Sur le fond, la Haute Cour jugea qu’il y avait des preuves démontrant que les personnes visées avaient été impliquées, avant leur arrivée en Roumanie, dans des activités terroristes sur le territoire irakien. La Haute Cour se référa notamment aux déclarations des témoins A.M.W., A.M. et M.K.A., dont elle résuma la teneur, ainsi qu’à une note du ministère des Affaires étrangères de la République d’Irak qui confirmait que l’une des personnes visées était en charge de la sécurité de l’organisation Al-Qaïda dans la région de K. La Haute Cour continua son analyse en ces termes :

« Le fait que l’inculpé avait connaissance des liens des ressortissants irakiens susmentionnés avec le terrorisme est établi, [non seulement] par les preuves [déjà] présentées, [mais aussi] par ses liens de parenté pendant la période 2004-2006 ; ses frères S. et A. ainsi que sa mère étaient en Irak et vivaient dans les régions où ont eu lieu les événements décrits dans les déclarations des témoins ; l’un de ses frères (A.) avait même été camarade d’école de O.F.A. (...) ; O.F.A. a reconnu qu’il avait été enlevé par Al-Qaïda en Syrie ; tous ces éléments comportant des aspects de nature à prouver que [l’inculpé], en sa qualité de chef du groupe criminel organisé (...), connaissait les liens des ressortissants irakiens dont il a facilité l’entrée en Roumanie avec les organisations terroristes.

Comme il a été fait mention, les autorités compétentes ont traité dans cette affaire des informations comportant des secrets d’État de la catégorie « top secret » ; l’absence de divulgation, selon la pratique de la CEDH en matière de droit à la liberté et à la sûreté, ne valant pas violation du principe de l’égalité des armes ; l’inculpation de la personne accusée (inculparea persoanei acuzate) n’étant pas fondée exclusivement sur les documents classifiés ; la protection de l’État contre le terrorisme ayant servi de justification et étant suffisante pour maintenir les preuves secrètes (Brogan c. Royaume-Uni) (...)

S’agissant du document délivré par le ministère irakien des Affaires étrangères, dont l’inculpé a contesté l’existence certaine et officielle, celui-ci correspond à la réalité, l’inculpé n’ayant pas produit la preuve qu’il était faux ou avait été falsifié.

De même, les arguments de l’inculpé quant à la déclaration du témoin M.K.A. ne sont pas pertinents ; la déclaration se trouve en original dans le dossier examiné antérieurement (...), a été certifiée par le procureur et versée au dossier en l’espèce ; [lors de la procédure] au fond, il a été procédé à la lecture de la déposition faite pendant les poursuites pénales, en application des dispositions de l’article 381 § 7 du code de procédure pénale.

Il faut souligner que l’enquête en appel a été rendue difficile par la multitude des identités utilisées par les citoyens irakiens et par l’inculpé, ainsi que par la graphie de leurs noms, et même l’inculpé a soutenu que les noms de certains témoins en langue arabe [ont des spécificités différentes] de la graphie de la langue roumaine (...) ce qui, de son avis, a créé des confusions. La juridiction d’appel a cité les témoins précisément avec l’identité spécifiée dans le dossier des poursuites pénales, les données de chaque personne étant mentionnées dans les documents mis à disposition par les autorités compétentes (...) ».

29. S’agissant enfin du grief que le premier requérant tirait des articles 3 et 8 de la Convention dans l’éventualité d’une expulsion, la Haute Cour constata que le risque de mauvais traitements en cas d’exécution de la peine complémentaire d’interdiction du territoire national n’avait pas été prouvé et que le premier requérant avait divorcé de la cinquième requérante en 2009, celle‑ci s’étant alors vu attribuer la garde des enfants (paragraphe 8 ci‑dessus). La Haute Cour se prononça notamment en ces termes :

« Dans l’affaire, aucune raison ou aucune preuve n’ont été présentées qui révèlent que l’inculpé, après l’exécution de la peine d’emprisonnement ou après une éventuelle mise en liberté conditionnelle, serait soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants en raison de l’interdiction [pendant] cinq ans du droit de rester sur le territoire de la Roumanie (...) [l]a vie de famille [de l’intéressé] n’est plus celle propre (firească) au lien matrimonial, qui entraîne le déplacement vers un État (non défini à ce stade), où [, comme le soutient l’inculpé en sa défense,] son épouse et ses enfants seraient torturés ou maltraités, en raison de leur religion. »

3. Les démarches des autorités visant à l’expulsion du premier requérant et les recours exercés par celui-ci

30. Le 12 septembre 2017, le premier requérant fut mis en liberté conditionnelle, après avoir purgé une partie de sa peine. En application du droit interne (paragraphe 43 ci-dessous), les autorités nationales ordonnèrent l’expulsion dudit requérant le même jour. La mesure ne put toutefois pas être exécutée dans un délai de 24 heures à compter de la libération de l’intéressé parce que ce dernier ne disposait pas de documents de voyage. Toujours le 12 septembre 2017, le premier requérant fut placé en rétention administrative pour un délai de trente jours dans un centre de placement pour étrangers. Il ressort des documents envoyés par les parties que la mesure de placement en rétention administrative a été ensuite prolongée à plusieurs reprises par les tribunaux internes (paragraphe 39 ci‑dessous).

31. Le 22 septembre 2017, les requérants saisirent la Cour d’une demande de mesures provisoires en application de l’article 39 du règlement en vue de faire suspendre l’éloignement du premier requérant vers l’Irak. Le 27 septembre 2017, la Cour décida d’indiquer au gouvernement roumain de ne pas procéder à l’expulsion du premier requérant avant le 13 octobre 2017 et de lui fournir des informations factuelles supplémentaires. Le 13 octobre 2017, la Cour décida d’appliquer l’article 39 du règlement et demanda au gouvernement roumain de suspendre l’expulsion du premier requérant jusqu’à nouvel ordre.

32. Entre-temps, le premier requérant avait exercé plusieurs recours devant les juridictions nationales afin d’éviter son éloignement du territoire.

1. La contestation à l’exécution

33. Ainsi, le 11 août 2017, le premier requérant saisit la cour d’appel d’une contestation à l’exécution. Il allégua que son expulsion du territoire national l’exposerait à un risque d’application de la peine de mort ainsi que de torture et de mauvais traitements, et qu’elle aurait des conséquences irréversibles sur sa vie privée et familiale. Il se référa notamment à la situation sécuritaire en Irak et dans la ville de Al-Qaïm, d’où il était originaire, ainsi qu’aux retombées pour sa vie et son intégrité physique susceptibles de découler de sa condamnation en Roumanie pour des faits de terrorisme. Il ajouta que toute sa famille d’origine se trouvait en Roumanie et qu’il avait des liens sociaux plus forts avec ce pays qu’avec l’Irak. Il indiqua, en outre, que son ex-épouse et leurs enfants ne pouvaient et ne souhaitaient pas le suivre en Irak.

34. La cour d’appel rejeta la contestation à l’exécution par une décision du 11 septembre 2017, au motif que le risque de torture ou de mauvais traitements en Irak n’avait pas été prouvé et que l’interdiction de l’exercice du droit de rester sur le territoire national était une mesure nécessaire et proportionnée au but poursuivi, par rapport à un certain nombre d’éléments, dont la nature et la gravité de l’infraction commise par le premier requérant, les antécédents judiciaires de ce dernier, les liens sociaux, culturels et familiaux que l’intéressé avait avec la Roumanie et avec l’Irak, ainsi que la période passée par lui sur le territoire roumain.

35. Par un arrêt du 10 novembre 2017, la Haute Cour rejeta le recours que le premier requérant avait formé contre la décision susmentionnée. En ce qui concernait le risque de torture ou de mauvais traitements, la Haute Cour nota que les preuves versées au dossier avaient un caractère général ; elle s’exprima notamment en ces termes à ce sujet :

« Les documents versés par le requérant (...) ne révèlent pas de questions nouvelles relatives à la situation politique et sociale dans son pays d’origine, le conflit armé interne étant [d’actualité] [au moment de l’imposition de] la peine complémentaire, de même que les tensions entre les communautés chiites et sunnites ou la situation des communautés minoritaires religieuses.

Les allégations contenues dans les documents présentés en défense par le requérant sur les défaillances du système de justice pénale quant aux personnes soupçonnées de terrorisme, sur les traitements appliqués aux individus soupçonnés/aux condamnés dans les centres de détention et sur la peine prévue par la loi irakienne pour les infractions de terrorisme n’ont pas de lien avec l’affaire, l’objet de la procédure pendante n’étant pas l’examen d’une demande d’extradition en vue de poursuites pénales pour des infractions de terrorisme.

(...)

Or, en la présente affaire, le requérant n’a pas indiqué de manière concrète devant les juridictions des circonstances susceptibles de constituer un « risque grave » [appelant] un examen de la demande de non-application de la peine complémentaire. L’existence de ce risque ne résulte pas de manière convaincante des pièces du dossier. Or les risques allégués doivent être prouvés par des éléments de preuve adéquats, de manière à établir qu’il existe des motifs sérieux et fondés de croire qu’il y a un risque réel pour le requérant d’être soumis à un traitement contraire aux dispositions des articles 2 et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La juridiction de contrôle judiciaire est d’avis que, en l’affaire, il n’existe pas de motifs fondés de croire que, en cas de retour du requérant dans son pays d’origine, il sera exposé à un risque sérieux pour sa vie, pour son intégrité physique ou pour sa liberté individuelle qui n’est pas déterminé par la simple existence d’un état d’esprit de l’intéressé, mais par une situation objective sur laquelle il se fonde.

Les problèmes indiqués par la défense ne peuvent pas être appréciés dans l’abstrait, au niveau théorique, mais doivent être examinés dans le contexte d’une situation concrète, individualisée par rapport à la situation du requérant, ce qui n’a pas été réalisé en l’espèce. »

36. La Haute Cour confirma en outre l’examen de la cour d’appel quant aux griefs que le premier requérant tirait de l’article 8 de la Convention.

2. La demande d’asile

37. Le 9 novembre 2017, le premier requérant déposa une demande d’asile en Roumanie. L’Inspection générale de l’immigration rejeta cette demande. Il ressort des éléments versés au dossier qu’il s’agissait de la seconde demande de ce type introduite par ledit requérant, une première demande ayant été rejetée en 2002 par une décision des autorités roumaines, contre laquelle l’intéressé n’avait pas exercé de recours.

38. Par un jugement définitif du 11 avril 2018, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta la contestation formée par le premier requérant contre la décision de l’Inspection générale de l’immigration. En ce qui concernait le grief tiré de l’article 3 de la Convention, le tribunal nota que selon les informations disponibles, si l’Irak avait une politique de non‑tolérance quant aux infractions de terrorisme, l’intéressé n’était pas visé puisqu’il avait été condamné dans un autre État et que l’Irak faisait application du principe non bis in idem. Le tribunal releva en outre qu’aucun élément versé au dossier n’indiquait que la peine capitale avait été appliquée en Irak à des personnes condamnées par un autre État. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (paragraphe 54 ci-dessous), le tribunal jugea que la participation aux activités d’une organisation terroriste pouvait justifier l’exclusion du statut de réfugié. Le tribunal nota enfin que les griefs tirés de l’article 8 de la Convention ne pouvaient pas être examinés dans le cadre d’une procédure relative à l’asile.

4. La situation actuelle du premier requérant

39. Le 21 mars 2019, le Gouvernement a informé la Cour que la mesure de placement du premier requérant en rétention administrative avait pris fin le 11 mars 2019 en application de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie et que ledit requérant s’était vu reconnaître, jusqu’au 11 mai 2019, le statut de toléré.

40. Le 25 mars 2019, le premier requérant a informé la Cour que sa résidence actuelle était chez la cinquième requérante, son ex-épouse.

41. Il ressort des pièces envoyées par les parties que l’ambassade de la République d’Irak à Bucarest avait délivré au premier requérant au moins deux laissez‑passer : le dernier, en date du 5 décembre 2018, était valable pour l’Irak et est arrivé à échéance le 4 juin 2019.

42. Il en ressort également que, alors que le premier requérant se trouvait placé en rétention administrative, les autorités roumaines avaient entrepris des démarches en vue d’identifier un pays tiers disposé à accueillir l’intéressé sur son territoire.

2. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
1. Le droit interne pertinent

43. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal sont ainsi libellées :

Article 68 – l’exécution de la peine complémentaire d’interdiction de l’exercice de certains droits

« (...)

2. Lorsque la libération conditionnelle a été décidée, l’interdiction de l’exercice du droit de l’étranger de séjourner sur le territoire de la Roumanie est mise à exécution le jour de la libération. »

44. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP sont ainsi libellées :

Article 381 – l’audition du témoin et de l’expert

« (...)

7. Si l’audition de l’un des témoins n’est plus possible et [si], pendant la phase des poursuites pénales, celui-ci a fait des déclarations devant les autorités de poursuites pénales ou a été entendu par le juge des droits et des libertés (...), le tribunal ordonne la lecture de la déclaration faite au cours des poursuites pénales et en tient compte pour juger l’affaire.

(...) »

L’ancien CPP, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, comportait en son article 327 § 3 une disposition similaire à celle de l’article 381 § 7 du code actuellement en vigueur.

2. Les lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe

45. Les dispositions pertinentes en l’espèce des lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme adoptées, le 11 juillet 2002, par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sont décrites dans l’arrêt Saadi c. Italie [GC] (no 37201/06, § 64, CEDH 2008).

3. Les informations pertinentes relatives à l’Irak

46. Des informations détaillées sur la situation générale des droits de l’homme et sur la possibilité de réinstallation interne en Irak antérieurement à 2016 figurent dans l’arrêt J.K. et autres c. Suède ([GC], no 59166/12, §§ 30-46, 23 août 2016). Des informations concernant la période postérieure à 2016 figurent dans la décision A.S. c. Belgique ((déc.), no 68739/14, §§ 38-43, 19 septembre 2017).

47. Les informations suivantes, plus récentes, ont été fournies par l’organisation non gouvernementale (ONG) Amnesty International dans son rapport pour les années 2017/2018[1] :

« Dans le cadre du conflit armé, les forces irakiennes et kurdes, les milices paramilitaires, les forces de la coalition et le groupe armé État islamique (EI) ont commis des violations du droit international humanitaire, des crimes de guerre et des atteintes flagrantes aux droits humains. Les combattants de l’EI ont déplacé de force des milliers de civils vers des zones d’hostilités, les utilisant massivement comme boucliers humains ; ils ont tué délibérément des civils qui fuyaient les combats, ont recruté des enfants soldats et les ont envoyés sur le terrain. Les forces irakiennes et kurdes ainsi que les milices paramilitaires ont exécuté de manière extrajudiciaire des combattants qu’elles avaient capturés et des civils qui fuyaient le conflit ; elles ont détruit des habitations et d’autres biens de caractère civil. Les forces et les autorités gouvernementales irakiennes et kurdes ont arrêté arbitrairement, soumis à des disparitions forcées et torturé des civils soupçonnés d’appartenance à l’EI. Les tribunaux ont jugé des membres présumés de l’EI et d’autres personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme dans le cadre de procès inéquitables et ont prononcé des condamnations à mort sur la base d’« aveux » arrachés sous la torture. Les exécutions se sont poursuivies à un rythme alarmant.

(...)

Le système judiciaire comportait toujours de graves lacunes. Les accusés, tout particulièrement ceux soupçonnés d’actes de « terrorisme », étaient régulièrement privés du droit de bénéficier du temps et des moyens nécessaires pour préparer leur défense, du droit de ne pas témoigner contre soi-même ou s’avouer coupable, et du droit de procéder à un contre-interrogatoire des témoins de l’accusation. Cette année encore, les tribunaux ont retenu à titre de preuve des « aveux » arrachés sous la torture. Beaucoup des prisonniers déclarés coupables à l’issue de ces procès inéquitables et expéditifs ont été condamnés à mort.

(...)

L’Irak demeurait l’un des pays du monde ayant le plus recours à la peine de mort. Des dizaines de personnes ont été condamnées à mort par des tribunaux à l’issue de procès inéquitables, et exécutées par pendaison. La peine de mort continuait d’être un instrument de représailles utilisé comme marque de prise en compte de la colère de la population dans le contexte des attentats revendiqués par l’EI. (...) »

48. S’agissant plus particulièrement de la peine de mort, un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et de la Mission des Nations unies d’assistance pour l’Irak, publié en octobre 2014[2], indique que la peine capitale est utilisée en Irak pour un nombre important de crimes, dont ceux liés au terrorisme. Le rapport renvoie, à cet égard, à la loi irakienne de lutte contre le terrorisme adoptée en 2005 et précise que la compétence en matière de traitement de ce type d’affaires revient aux cours pénales, dont les décisions sont susceptibles d’appel devant la Cour de cassation irakienne.

49. S’agissant ensuite des exécutions extrajudiciaires, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions sommaires ou arbitraires (« le Rapporteur spécial ») a rendu un rapport à la suite de sa visite en Irak en novembre 2017[3]. Selon ce rapport, un nombre considérable d’exécutions extrajudiciaires et d’autres violations graves des droits de l’homme est imputable à l’organisation de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) pour la période 2014‑2017. D’autres exécutions ou violations des droits de l’homme ont été rapportées pour la même période dans le cadre du conflit militaire ayant opposé l’EIIL aux forces militaires irakiennes et aux forces affiliées. Parmi les catégories visées les plus vulnérables figuraient, en particulier, les journalistes, les femmes et les filles (s’agissant des crimes dits « d’honneur »), et les minorités sexuelles. Des enquêtes visant à l’identification et à la punition des personnes responsables, notamment parmi les combattants de l’EIIL, sont en cours, mais, de l’avis du Rapporteur spécial, une réforme du système législatif, y compris de la loi irakienne de lutte contre le terrorisme de 2005, est nécessaire.

50. Quant à l’usage de la torture et des traitements inhumains, l’ONG Human Rights Watch a fait état, en 2017 et 2018, de ses inquiétudes quant à l’usage de la torture par les autorités d’enquête aux fins de l’obtention de confessions dans le cadre de procédures pénales pour des faits de terrorisme et, d’une manière plus générale, quant aux défaillances du système juridictionnel pénal en Irak[4]. Les procédures pénales observées par Human Rights Watch concernaient, dans leur grande majorité, des personnes soupçonnées d’avoir combattu pour l’EIIL.

51. D’après un document de mai 2019 exposant la position du Haut‑Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) sur la situation des individus qui fuient l’Irak[5], le cadre pour la protection des droits de l’homme dans ce pays demeure fragile. Ce document recense un nombre important de violations des droits de l’homme dues aux autorités irakiennes et aux forces affiliées à celles-ci, dont notamment l’arrestation arbitraire ou prolongée des individus soupçonnés d’appartenance à l’EIIL, leur enlèvement ou leur disparition. Quant aux procédures fondées sur la loi irakienne de lutte contre le terrorisme, le document relève également l’utilisation de la torture ou des mauvais traitements pour obtenir des confessions et l’utilisation de telles confessions pour justifier des condamnations, souvent rendues de manière expéditive. D’après ce document, ces pratiques visent en particulier les hommes de confession sunnite originaires des zones anciennement contrôlées par l’EIIL et les suspicions d’appartenance à l’EIIL sont souvent fondées sur des critères larges et discriminatoires.

52. Les défaillances des procédures judiciaires fondées sur la loi irakienne de lutte contre le terrorisme et l’utilisation des preuves obtenues par la torture ou des mauvais traitements ont été également confirmées par le Bureau européen d’appui en matière d’asile dans un rapport de mars 2019[6]. Ce rapport cite des sources selon lesquelles la majorité de la population irakienne perçoit les individus sunnites d’origine arabe comme étant potentiellement affiliés à des groupes extrémistes. Il confirme également l’application de la peine capitale à des individus condamnés pour des faits de terrorisme. D’après ce rapport, les individus arrêtés dans l’attente d’un procès sont souvent détenus dans des conditions précaires et risquent de subir des mauvais traitements ou des actes de torture.

53. S’agissant enfin du régime des laissez-passer, selon un rapport[7] du 9 octobre 2018 du département des Affaires étrangères et du Commerce du gouvernement australien, l’utilisation de tels documents ne requiert pas le respect de formalités spéciales. Ainsi, d’après les autorités australiennes, les laissez-passer sont des documents ordinaires, et les individus qui rentrent en Irak sur leur base ne sont pas questionnés sur la manière dont ils ont quitté ce pays et ne se voient pas demander pour quelle raison ils ne disposent pas d’autres documents de voyage.

4. Le droit pertinent de l’Union européenne

54. Dans l’affaire Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides contre Mostafa Lounani (C-573/14, arrêt du 31 janvier 2017, ECLI:EU:C:2017:71, points 40 et suiv.), la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que les dispositions pertinentes en l’espèce du droit européen doivent être interprétées « en ce sens que des actes de participation aux activités d’un groupe terroriste (...) peuvent justifier l’exclusion du statut de réfugié, alors même qu’il n’est pas établi que la personne concernée a commis, tenté de commettre ou menacé de commettre un acte de terrorisme tel que précisé dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ».

EN DROIT

1. SUR l’objet de la requÊte

55. La Cour note que, lors de l’échange des observations entre les parties, le premier requérant a soulevé de nouveaux griefs. L’intéressé a allégué une violation de l’article 8 de la Convention, en raison de sa déclaration comme personne indésirable en 2006 (paragraphe 10 ci-dessus), de sa soumission à des conditions matérielles prétendument inadéquates dans le centre de placement pour étrangers lors de sa rétention et de son transfert ultérieur dans un centre éloigné du domicile des quatre autres requérants. Il s’est aussi plaint d’une violation de l’article 7 de la Convention, alléguant que les juridictions qui l’ont condamné n’ont pas correctement identifié la loi pénale la plus favorable.

La Cour estime qu’il s’agit là de doléances nouvelles, que l’intéressé n’avait pas indiquées dans son formulaire initial de requête, et que celles‑ci ne constituent pas des griefs sur lesquels les parties ont échangé leurs observations.

56. Dès lors, il convient de ne pas examiner ces griefs à ce stade de la procédure dans la présente requête (Nuray Şen c. Turquie (no 2), no 25354/94, §§ 199-200, 30 mars 2004, Piryanik c. Ukraine, no 75788/01, §§ 19-20, 19 avril 2005, et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 54, 3 septembre 2013).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 et 3 DE LA CONVENTION

57. Le premier requérant soutient que son expulsion vers l’Irak emporterait violation de ses droits découlant des articles 2 et 3 de la Convention. Il avance que, en cas d’expulsion, il risque de subir la peine de mort ou d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains, eu égard au fait qu’il a été condamné en Roumanie pour des activités liées au terrorisme. Ces dispositions sont ainsi libellées en leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

(...) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

58. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

59. Le premier requérant indique qu’il est un musulman sunnite originaire de la province Al-Anbar, qu’il décrit comme quasi exclusivement sunnite. Il assure que sa condamnation pour des faits de terrorisme est bien connue des autorités irakiennes, auxquelles les autorités roumaines auraient adressé une demande en vue de la délivrance d’un laissez-passer, et que sa condamnation en Roumanie l’expose à des risques sérieux pour sa vie et son intégrité physique en Irak. S’appuyant sur plusieurs rapports provenant d’organisations internationales ou d’ONG (paragraphes 48‑50 et 53 ci‑dessus), il argue que la peine de mort, les exécutions extrajudiciaires et la torture sont courantes en Irak. Le premier requérant soutient que, en raison de sa condamnation en Roumanie pour des faits de terrorisme, il risque un nouveau procès pour terrorisme en Irak et toutes les conséquences que cela entraînerait : arrestation sans mandat, détention indéfinie, torture ou exécution extrajudiciaire.

60. Le Gouvernement expose que les juridictions nationales ont vérifié à trois reprises et de manière approfondie les allégations du premier requérant et qu’elles les ont rejetées pour défaut de fondement. Il précise que ces assertions ont été vérifiées tant dans le cadre de la procédure pénale au fond que lors des procédures afférentes à la contestation à l’exécution de la peine complémentaire introduite par l’intéressé et à la demande d’asile déposée par ce dernier. Il renvoie en particulier à l’arrêt du 10 novembre 2017, dans lequel la Haute Cour a jugé que les informations présentées par le premier requérant avaient un caractère général et que celles relatives aux traitements appliqués aux personnes soupçonnées de faits de terrorisme n’étaient pas pertinentes puisque l’intéressé ne faisait pas l’objet d’une procédure d’extradition en vue de poursuites pénales en Irak (paragraphe 35 ci‑dessus). Quant aux allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention relativement à la situation générale en Irak, le Gouvernement se réfère à l’arrêt J.K. et autres c. Suède ([GC], no 59166/12, §§ 108 et 111, 23 août 2016), qu’il estime être toujours applicable. En ce qui concerne la situation personnelle du premier requérant, il indique que celui-ci ne fait pas partie des catégories de personnes à risque et qu’il a pu obtenir, au cours de la procédure pénale menée à son encontre, des documents officiels provenant des autorités irakiennes (paragraphe 19 ci-dessus), ce qui – de l’avis du Gouvernement – prouve que l’intéressé entretient une relation normale avec les autorités de son État. Quant au risque de peine de mort, le Gouvernement considère qu’un tel risque n’est pas démontré par les informations présentées. Le Gouvernement se réfère en outre aux conclusions des tribunaux internes selon lesquelles l’Irak faisait application du principe non bis in idem (voir, notamment, le paragraphe 38 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

61. Les principes généraux applicables en la matière ont été résumés dans l’arrêt F.G. c. Suède ([GC] no 43611/11, §§ 110-127, 23 mars 2016). En particulier, dans le contexte de l’expulsion, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’un individu, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, tant l’article 2 que l’article 3 impliquent que l’État contractant ne doit pas expulser la personne en question. La Cour a donc souvent examiné les deux articles simultanément (ibid., § 110).

62. De même, si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (ibid, § 115). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits, mais plus particulièrement la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (ibid., § 118). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (ibid., § 117, et X c. Pays-Bas, no 14319/17, § 72, 10 juillet 2018).

63. Enfin, il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires aux articles 2 et 3. En règle générale, on ne peut considérer que le demandeur d’asile s’est acquitté de la charge de la preuve tant qu’il n’a pas fourni, pour démontrer l’existence d’un risque individuel, et donc réel, de mauvais traitements qu’il courrait en cas d’expulsion, un exposé étayé qui permette de faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination. Cette exigence est toutefois assouplie dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (J.K. et autres c. Suède, précité, §§ 91, 94 et 103).

b) Application des principes généraux à la présente affaire

64. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note que le premier requérant soutient que sa condamnation en Roumanie pour des faits liés au terrorisme l’exposerait, en cas d’expulsion vers l’Irak, à la peine de mort ou à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Elle réaffirme qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte anti-terroriste. La Cour considère qu’il est légitime, devant une telle menace, que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, actes qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (M.A. c. France, no 9373/15, § 53, 1er février 2018).

65. La Cour note ensuite que ledit requérant s’est vu infliger par les juridictions roumaines, en sus de la peine d’emprisonnement, une peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de séjourner sur le territoire national pendant cinq ans (paragraphe 21 ci-dessus). Cette peine complémentaire – qui est applicable une fois que l’étranger visé a purgé la peine d’emprisonnement – est à l’origine de la décision des autorités nationales de procéder à l’expulsion du premier requérant (paragraphe 30 ci‑dessus). La Cour observe que, compte tenu de ces spécificités de la peine complémentaire, les autorités nationales ont examiné les griefs du requérant susmentionné en deux étapes : dans un premier temps, dans le cadre de la procédure pénale au fond, lorsque l’expulsion n’était pas encore susceptible d’exécution puisque l’intéressé devait d’abord purger sa peine d’emprisonnement (paragraphe 29 ci-dessus), et, dans un second temps, dans le cadre des procédures afférentes à la contestation à l’exécution et à la demande d’asile (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus), lorsque l’exécution de la peine complémentaire était devenue imminente en raison de la libération conditionnelle du premier requérant (paragraphe 43 ci-dessus).

66. La Cour note que, dans son arrêt définitif du 26 janvier 2016, la Haute Cour a jugé que le premier requérant n’avait pas prouvé l’existence d’un risque de mauvais traitements en cas d’exécution de la peine complémentaire d’interdiction du territoire national (paragraphe 29 ci‑dessus). Si cet examen semble sommaire, la Cour ne saurait ignorer qu’à ce stade de la procédure interne la perspective de l’expulsion du premier requérant était encore éloignée dans le temps puisque celui-ci devait d’abord purger la peine d’emprisonnement et la situation était encore susceptible d’évoluer. Elle observe que c’est plutôt dans le cadre des procédures afférentes à la contestation à l’exécution et à la demande d’asile que les tribunaux internes se sont livrés à un examen plus précis des griefs du premier requérant (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus).

67. Ainsi, s’agissant de la contestation à l’exécution, la Cour note que, dans son arrêt du 10 novembre 2017, la Haute Cour a jugé que les preuves versées au dossier aux fins de l’établissement de l’existence d’un risque de torture ou de mauvais traitements avaient un caractère général et que les allégations du premier requérant relatives aux peines applicables en Irak en cas d’infractions liées au terrorisme n’étaient pas pertinentes en l’affaire puisque l’intéressé n’était pas visé par une procédure d’extradition en vue de poursuites pénales pour de tels faits (paragraphe 35 ci-dessus). Quant à la demande d’asile, la Cour observe que le tribunal de première instance de Bucarest a conclu, dans son jugement définitif du 11 avril 2018, que l’intéressé n’était pas concerné par la politique anti-terroriste de l’Irak puisqu’il avait été condamné dans un autre État et que l’Irak faisait application du principe non bis in idem. Le tribunal a relevé en outre qu’aucun élément versé au dossier n’indiquait que la peine capitale avait été appliquée en Irak à des personnes condamnées par un autre État (paragraphe 38 ci-dessus).

68. La Cour estime que l’analyse opérée par les autorités nationales est en adéquation avec sa jurisprudence. En effet, elle rappelle avoir conclu, en août 2016, dans l’affaire J.K. et autres c. Suède (précitée, § 111) que la situation générale en matière de sécurité en Irak n’empêchait pas en soi l’éloignement des étrangers vers ce pays. Elle a ensuite confirmé cette conclusion dans la décision A.S. c. Belgique ((déc.), no 68739/14, § 60, 19 septembre 2017). Puisqu’elle doit prendre en compte les éléments disponibles à la date de son examen (F.G. c. Suède, précité, § 115), la Cour observe qu’aucun élément n’indique que la situation en Irak a considérablement changé depuis ces dates. Elle estime qu’il convient plutôt de rechercher si la situation personnelle du premier requérant est telle qu’il se trouverait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention s’il était expulsé vers l’Irak. Elle relève que, sur le plan interne, tant la Haute Cour que le tribunal de première instance de Bucarest ont jugé que l’intéressé n’avait pas prouvé qu’il courait un risque réel en raison de sa situation individuelle en cas de retour en Irak (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus).

69. La Cour note que l’argument principal du premier requérant consiste à dire que c’est sa condamnation en Roumanie pour des faits liés au terrorisme qui l’exposerait à des mauvais traitements, à la torture ou à la peine capitale s’il retournait en Irak (paragraphe 59 ci‑dessus). À l’appui de sa thèse, ledit requérant se réfère à la situation générale en Irak telle qu’établie par des rapports provenant d’organisations internationales ou d’ONG.

70. La Cour note cependant que les éléments généraux indiqués au paragraphe précédent sont accompagnés de peu d’éléments propres à la situation individuelle de l’intéressé. En effet, elle estime que les éléments soumis par le premier requérant devant elle ne montrent pas concrètement qu’il existe un lien direct en l’espèce entre la condamnation de l’intéressé en Roumanie et le risque de subir en Irak des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention. S’ils font état de défaillances du système irakien de répression du terrorisme, ces éléments indiquent que ces défaillances ont été constatées dans le cadre de procédures pénales menées à l’encontre des personnes soupçonnées de faits de terrorisme commis sur le sol irakien dans le cadre du conflit militaire ayant opposé l’EIIL aux forces militaires irakiennes et aux forces affiliées (paragraphes 47-51 ci‑dessus). Or les faits pour lesquels le premier requérant a été condamné en Roumanie n’ont pas eu lieu sur le territoire irakien et n’ont pas de lien direct avec le terrorisme. À cet égard, la Cour note que l’intéressé a été condamné pour avoir facilité l’entrée sur le territoire roumain des personnes impliquées dans des activités terroristes (paragraphes 22 et 28 ci-dessus), et donc pour une infraction liée au trafic de migrants. L’intéressé n’a jamais été accusé, en Roumanie ou en Irak, de s’être lui-même livré à des actes de nature terroriste. La Cour en conclut qu’aucun élément probant ne suggère que le premier requérant est exposé à un risque réel de subir un nouveau procès en Irak ou de s’y voir infliger une nouvelle peine.

71. À cet égard, la Cour note également que, selon les conclusions du tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 38 ci-dessus) ainsi que selon les observations du Gouvernement (paragraphe 60 ci-dessus), l’Irak fait application du principe non bis in idem, ce qui permet d’emblée d’écarter l’éventualité d’un nouveau procès pour les mêmes faits. Or le premier requérant n’a apporté aucune preuve établissant que ce principe n’est pas respecté en pratique par les autorités irakiennes (voir, mutatis mutandis et en relation à l’absence de preuve quant au non-respect du même principe par les autorités judiciaires du Royaume du Maroc, X c. Pays-Bas, no 14319/17, § 80, 10 juillet 2018).

72. La Cour prend également en considération le fait que le premier requérant indique qu’il est un musulman sunnite (paragraphe 59 ci‑dessus). Pour autant que cette indication viserait à démontrer que ledit requérant relève d’une catégorie vulnérable en raison d’un risque d’être soupçonné de faits de terrorisme du seul fait de son affiliation religieuse (voir, en ce sens, le rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile, mentionné au paragraphe 52 ci-dessus), la Cour note que rien dans le dossier n’indique que les autorités irakiennes perçoivent l’intéressé comme soupçonné de tels faits ni qu’elles sont à sa recherche, en l’espèce, pour des faits de terrorisme ou pour d’autres infractions perpétrés sur le sol irakien ou ailleurs.

73. Les éléments présentés devant la Cour montrent plutôt que le premier requérant entretient une relation normale avec les autorités de son pays, puisque celles-ci lui ont délivré sur sa demande un document attestant qu’il n’était ni recherché ni poursuivi en Irak et qu’il n’était pas lié à des groupements militaires ou terroristes (paragraphe 19 ci-dessus). Les mêmes autorités irakiennes ont également délivré audit requérant au moins deux laissez‑passer (paragraphe 41 ci-dessus) – des documents de voyage dont l’utilisation ne requiert pas le respect de formalités spéciales et qui, dans le cas des ressortissants irakiens, permettent à ceux-ci de rentrer dans leur pays d’origine sans devoir fournir aux autorités des explications ou des informations supplémentaires (paragraphe 53 ci‑dessus).

74. La Cour estime dès lors que, lorsqu’elles ont jugé que le premier requérant n’avait pas prouvé qu’il courait un risque réel en raison de sa situation individuelle en cas de retour en Irak, les juridictions nationales n’ont pas imposé une charge probatoire exorbitante à l’intéressé. Ce dernier n’a d’ailleurs pas allégué avoir rencontré des difficultés particulières pour se procurer des éléments de preuve. L’analyse opérée par les juridictions nationales étant en outre raisonnée et dépourvue d’arbitraire, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de la remettre en cause. Elle conclut qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que le premier requérant, s’il était renvoyé en Irak, y courra un risque réel d’être soumis à des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention.

75. En conséquence, la Cour estime que la mise en œuvre de la décision d’expulsion visant l’intéressé n’emporterait pas violation des articles 2 et 3 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

76. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit au respect de leur vie privée et familiale en cas d’expulsion du premier requérant vers l’Irak. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Thèses des parties

77. Le Gouvernement admet qu’il y a eu ingérence dans le droit des requérants découlant de l’article 8 de la Convention, mais il estime que cette ingérence était conforme aux conditions exposées au paragraphe 2 de cet article. Ainsi, selon lui, la mesure était prévue par le code pénal, visait la préservation de la sécurité nationale et était nécessaire dans une société démocratique. Se fondant notamment sur les arrêts Üner c. Pays-Bas ([GC], no 46410/99, CEDH 2006‑XII) et Bajsultanov c. Autriche (no 54131/10, 12 juin 2012), le Gouvernement expose que les juridictions nationales ont examiné la nécessité et la proportionnalité de l’ingérence, et qu’elles ont pris en compte des éléments pertinents tels que la nature et la gravité de l’infraction commise par l’intéressé, la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux tissés, respectivement, avec l’Irak et avec la Roumanie, ainsi que la manière illégale dont l’intéressé était entré sur le territoire national, au moyen d’une fausse identité (paragraphe 10 ci-dessus). Par ailleurs, le Gouvernement indique que le premier requérant n’a pas noué de vrais liens sociaux dans la société roumaine, précisant à ce sujet que l’intéressé ne parle pas la langue roumaine puisqu’il a demandé à se faire assister par un interprète dans le cadre de la procédure pénale menée à son encontre et qu’il a longtemps séjourné sur le sol roumain de manière illégale et a commis des faits réprimés par le droit pénal.

78. Le Gouvernement met en doute l’effectivité de la vie familiale des requérants compte tenu du fait que les premier et cinquième requérants ont divorcé, que la garde de leurs enfants a été attribuée à la cinquième requérante et que les enfants étaient, en 2018, respectivement âgés de 11, 14 et 18 ans (paragraphes 6 et 8 ci-dessus). Le premier requérant n’aurait d’ailleurs pas fait valoir l’existence de liens affectifs profonds ni avec son ex-épouse ni avec ses enfants.

79. Le Gouvernement estime que le premier requérant demeure libre de se rendre dans un autre pays tiers qui autoriserait l’entrée sur son territoire. De plus, il indique qu’en l’espèce l’interdiction de rester sur le territoire national est d’une durée brève puisqu’elle est limitée à cinq ans.

80. Quant aux quatre autres requérants, le Gouvernement déclare qu’ils n’ont pas prouvé que leur vie familiale et leur développement normal ont été affectés par les longues périodes d’absence du premier requérant du foyer familial. Il ajoute, s’agissant des enfants, que ceux-ci ont atteint un âge où ils sont devenus plus autonomes par rapport à leurs parents, notamment la troisième requérante, qui est devenue majeure. Il considère que, en l’espèce, quand bien même la famille éprouverait des difficultés à s’installer dans un autre État, ces désagréments doivent céder le pas face au besoin de protéger la sécurité nationale.

81. Les requérants soutiennent que, lorsqu’elles ont appliqué au premier requérant la peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de séjourner sur le territoire national, les juridictions nationales n’ont pas tenu compte des principes développés par la Cour dans les arrêts Boultif c. Suisse (no 54273/00, § 48, CEDH 2001‑IX) et Üner (précité, §§ 57-58). Le premier requérant estime que seule sa dernière condamnation pénale doit être prise en considération, et il renvoie à ses arguments relatifs à l’équité de la procédure en cause (paragraphe 98 ci-dessous). Il soutient d’ailleurs qu’il a été mis en liberté conditionnelle après avoir purgé une partie de sa peine d’emprisonnement et qu’il n’a pas continué son activité délictuelle après sa libération. Il dit que la vie familiale avec les quatre autres requérants est effective et que, bien qu’ayant divorcé, la cinquième requérante et lui‑même ont l’intention de se remarier dès qu’il aura obtenu un titre de séjour en Roumanie. Il ajoute que le noyau familial n’a pas été brisé, puisque ses proches l’auraient suivi lors de son expulsion en 2006 et ils lui auraient rendu visite après son placement en rétention administrative. Il dit aussi que sa mère et ses frères vivent en Roumanie, qu’il n’a pas de famille en Irak et qu’il a développé toute sa vie sociale en Roumanie, où il dit habiter depuis 1994.

82. Les quatre autres requérants exposent qu’ils n’ont pas la nationalité irakienne, qu’ils sont de religion chrétienne orthodoxe et qu’il leur est inconcevable de continuer leur vie en Irak, un pays qu’ils ne connaîtraient pas et dont ils ne partageraient pas les pratiques sociales, culturelles et religieuses. Les deuxième, troisième et quatrième requérants se plaignent que leur sécurité et leur bien-être seraient gravement affectés en Irak, en raison de leur jeune âge. La cinquième requérante allègue qu’elle n’avait pas connaissance des infractions reprochées au premier requérant au moment de la création de la relation familiale.

2. Appréciation de la Cour

83. La Cour note d’abord qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, si le premier requérant était expulsé par les autorités roumaines, il y aurait ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale (paragraphe 77 ci-dessus). Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8 ; il convient donc de rechercher si, en l’espèce, elle était « prévue par la loi », justifiée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».

84. La Cour prend note des arguments du Gouvernement selon lesquels la peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de rester sur le territoire national était prévue par le code pénal et visait la préservation de la sécurité nationale (paragraphe 77 ci-dessus). En l’absence d’arguments contraires convaincants présentés par les requérants, la Cour souscrit à la thèse du Gouvernement.

85. Reste à déterminer si la mesure en cause était « nécessaire dans une société démocratique » et, plus précisément, si, en décidant l’expulsion du premier requérant, les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre les droits des requérants au regard de la Convention, d’un côté, et les intérêts de la société, de l’autre côté (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003‑X). La Cour rappelle que les principes généraux applicables dans des affaires d’expulsion ont été résumés dans les arrêts Udeh c. Suisse (no 12020/09, §§ 43-45, 16 avril 2013) et Ndidi c. Royaume‑Uni (no 41215/14, §§ 75-76, 14 septembre 2017). La Cour a eu l’occasion de résumer les critères devant guider les instances nationales dans de telles affaires dans l’arrêt Üner (précité, §§ 57-58). Les critères pertinents ainsi définis sont les suivants :

. la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;

. la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;

. le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;

. la nationalité des diverses personnes concernées ;

. la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;

. la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;

. la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ;

. la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;

. l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et

. la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.

86. L’exigence d’un « contrôle européen » ne signifie pas cependant que, au moment de déterminer si la mesure en cause a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, la Cour doive nécessairement en réexaminer la proportionnalité à l’aune de l’article 8 de la Convention. Au contraire, dans les affaires portées devant elle sur le terrain de cette disposition, la Cour considère en général qu’il découle de la marge d’appréciation que, lorsque des juridictions internes indépendantes et impartiales ont soigneusement examiné les faits, en appliquant les normes pertinentes en l’espèce des droits de l’homme d’une manière conforme à la Convention et à sa propre jurisprudence, et qu’elles ont dûment mis en balance les intérêts personnels du requérant et l’intérêt général du public, elle n’a pas à substituer sa propre appréciation (notamment en ce qui concerne les détails factuels relatifs à la proportionnalité) à celle des autorités nationales compétentes. Il n’en va autrement que lorsqu’il est démontré qu’il y a des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis au leur (Ndidi, précité, § 76).

87. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les juridictions nationales ont procédé à un contrôle en deux étapes : dans un premier temps, dans le cadre de la procédure pénale au fond (paragraphe 29 ci-dessus), et, dans un second temps, dans le cadre de la contestation à l’exécution (paragraphe 35 ci‑dessus). La Cour note que seul le premier requérant a été partie à ces procédures internes ; elle estime toutefois que l’issue de ces procédures a également eu des conséquences pour les quatre autres requérants. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant elle que les quatre autres requérants pouvaient intervenir à titre personnel dans ces procédures ou qu’ils avaient un recours interne à leur disposition qu’ils étaient tenus d’exercer.

88. S’agissant de la procédure pénale au fond, la Cour note que la Haute Cour a accordé un poids important au divorce survenu entre le premier requérant et la cinquième requérante en 2009, laquelle s’était alors vu attribuer la garde des trois autres requérants (paragraphes 8 et 29 ci‑dessus). La Cour estime elle aussi que cet élément a un poids certain en l’espèce, puisque le divorce témoigne de l’altération de la vie familiale des requérants (voir, mutatis mutandis, Üner, précité § 62). Devant les tribunaux internes et devant la Cour, le premier requérant n’a pas soutenu avoir participé de manière directe et constante à la vie familiale des quatre autres requérants après le divorce, et il n’a pas non plus plaidé que ces derniers étaient dépendants de son soutien. La Cour prend en compte l’allégation du premier requérant selon laquelle celui-ci envisage de se remarier avec la cinquième requérante (paragraphe 81 ci-dessus). Elle estime cependant que les intéressés ne peuvent plus passer pour ignorer la situation juridique du premier requérant.

89. Ensuite, la Cour note que le premier requérant a saisi les tribunaux internes d’une contestation à l’exécution après avoir été remis en liberté conditionnelle. Dans ses arguments relatifs à sa vie privée et familiale, l’intéressé indiquait que sa famille d’origine se trouvait en Roumanie, qu’il avait des liens sociaux plus forts avec la Roumanie qu’avec l’Irak, et que son ex‑épouse et leurs enfants ne pouvaient et ne souhaitaient pas le suivre en Irak (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour est d’avis que le premier requérant a soumis aux tribunaux internes des éléments généraux, non assortis d’éléments individuels plus précis. Les juridictions nationales saisies de la contestation à l’exécution ont pris en considération non seulement les arguments présentés par ledit requérant, mais aussi d’autres éléments, dont la nature et la gravité de l’infraction commise par l’intéressé, de même que ses antécédents judiciaires, les liens sociaux, culturels et familiaux avec la Roumanie et avec l’Irak, ainsi que la période passée sur le territoire roumain (paragraphes 34 et 35 ci‑dessus). La Cour estime que ces éléments ont eux aussi un poids certain pour l’examen du grief des requérants. Ainsi, elle constate que l’infraction commise par le premier requérant avait une gravité particulière, puisqu’elle était liée à des faits de terrorisme, et que l’intéressé avait également été condamné pour d’autres infractions (paragraphe 11 ci-dessus). Ensuite, la Cour note que le premier requérant est arrivé en Roumanie en 1994, qu’il a aussi obtenu le statut de réfugié en Allemagne en 1997 et a été renvoyé du territoire roumain en 2006, et qu’il est retourné en Roumanie de manière illégale quelques mois après son expulsion, sous une fausse identité et muni de faux documents (paragraphes 7-10 ci‑dessus).

90. Qui plus est, la Cour observe que le premier requérant n’a clarifié ni devant les tribunaux internes ni devant elle certaines circonstances factuelles importantes pour l’examen de son grief. Notamment, il n’a pas démontré avoir établi des liens linguistiques, sociaux, culturels ou économiques forts avec la Roumanie. De plus, si l’intéressé a précisé que sa mère et ses frères résidaient en Roumanie (paragraphe 33 ci-dessus), il n’a pas allégué qu’il était dépendant de ces membres de sa famille ou, inversement, qu’il subvenait à leurs besoins. La Cour estime que l’examen opéré par les tribunaux internes a été rendu plus difficile par le défaut de communication par l’intéressé d’aspects factuels plus précis.

91. La Cour observe aussi que la mesure d’interdiction de l’exercice du droit du premier requérant de rester sur le territoire national est limitée à une durée de cinq ans, ce qui distingue la présente affaire d’autres affaires dans lesquelles les intéressés faisaient l’objet d’une expulsion prononcée pour une durée plus longue, voire illimitée (Shala c. Suisse, no 52873/09, § 56, 15 novembre 2012 (affaire dans laquelle le requérant était frappé d’une interdiction du territoire de dix ans), avec les références qui y sont citées).

92. Quant à la situation spécifique des deuxième, troisième et quatrième requérants, la Cour observe que leur garde avait été attribuée à la mère et que le premier requérant n’a pas soutenu, ni devant les tribunaux internes ni devant elle, que, après le divorce, il avait exercé de manière effective un droit de visite envers eux. Elle note également que la troisième requérante est devenue majeure au cours de la procédure devant elle (paragraphe 5 ci‑dessus). La Cour note aussi que le premier requérant affirme avoir reçu la visite des autres requérants après son placement en rétention administrative (paragraphe 81 ci‑dessus), mais elle estime qu’à lui seul cet élément ne pourrait pas être décisif. Le premier requérant soutient par ailleurs que les autres requérants l’ont suivi lors de son expulsion en 2006 (paragraphe 81 ci‑dessus), et les deuxième à cinquième requérants n’ont présenté aucun élément permettant d’établir qu’il existe en ce moment des raisons valables qui les empêcheraient de continuer à maintenir le contact avec le premier requérant ou de lui rendre visite en Irak ou dans un autre pays tiers (voir, mutatis mutandis, Ndidi, précité, § 80). Par conséquent, la Cour juge que dans les circonstances particulières de l’espèce les considérations déjà exposées (paragraphes 88-91 ci‑dessus) l’emportent sur les intérêts de la famille.

93. Dès lors, eu égard au juste équilibre ménagé par les juridictions nationales entre les divers intérêts en jeu en l’espèce, la Cour estime que la mise à exécution de l’expulsion du premier requérant vers l’Irak ne décèlerait aucune apparence de violation du droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

94. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

95. Le premier requérant se plaint de la durée et d’un manque d’équité de la procédure pénale menée à son encontre. Il se plaint d’avoir été condamné sur la base des déclarations des témoins que les juridictions nationales n’ont pas entendus directement et des documents secrets auxquels il n’a pas pu avoir accès. Il se fonde sur l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

1. Thèses des parties

96. Le Gouvernement considère que la procédure pénale a été équitable. Il indique que le premier requérant pouvait se faire représenter par un avocat muni d’un certificat permettant l’accès aux documents secrets utilisés pour son inculpation (paragraphe 12 ci-dessus). Cela étant, la condamnation de l’intéressé n’a nullement été fondée sur ces documents, mais sur des preuves examinées de manière contradictoire. S’agissant notamment des déclarations des témoins, le Gouvernement expose que la plupart d’entre eux, et notamment M.K.A., habitaient à l’étranger et il estime que les autorités ont entrepris des démarches raisonnables et suffisantes pour les localiser. Le Gouvernement soutient qu’il y a eu une impossibilité absolue et objective pour les autorités d’entendre ces témoins et qu’en tout état de cause la condamnation de l’intéressé était fondée sur un ensemble d’éléments de preuve, dont notamment les déclarations du témoin O.F.A. (paragraphes 22 et 28 ci-dessus), entendu sur commission rogatoire, et celles des témoins A.M. et A.M.W., entendus respectivement par la Haute Cour et par la cour d’appel (paragraphes 14, 17 et 26 ci-dessus)

97. En ce qui concerne la durée de la procédure, le Gouvernement indique que cette dernière a débuté le 22 décembre 2011, lorsque le premier requérant s’est vu notifier l’accusation portée à son encontre (paragraphe 12 ci‑dessus), et a pris fin le 26 janvier 2016, quand la Haute Cour a rendu son arrêt définitif en l’espèce (paragraphe 27 ci-dessus), et que la durée litigieuse a donc été de quatre ans, un mois et quatre jours. Selon lui, cette durée n’a pas été déraisonnable, compte tenu de la complexité de l’affaire. En outre, il n’y aurait pas eu de périodes d’inactivité imputables aux autorités et l’écoulement de la plupart du temps aurait été dû à la nécessité de procéder à la localisation des témoins.

98. Le premier requérant estime que la procédure pénale menée à son encontre n’a pas été équitable. Il se réfère, à cet égard, au versement au dossier pénal, par le parquet, de documents secrets et au rejet de ses demandes d’accès à ces documents. L’obtention d’une autorisation d’accès à ces documents aurait été illusoire, et les juridictions nationales auraient dû écarter les documents secrets de son dossier. S’agissant des témoins entendus en l’espèce, il soutient qu’ils n’étaient ni impartiaux ni crédibles. En outre, il expose que les autorités nationales n’ont pas entrepris les démarches nécessaires en vue de l’audition du témoin M.K.A.

99. Le premier requérant n’a pas formulé d’observations sur la durée de la procédure.

2. Appréciation de la Cour

100. La Cour note que le grief du premier requérant comporte trois branches, qu’il convient d’examiner séparément.

1. Sur l’audition des témoins

a) Principes généraux

101. La Cour examinera la branche du grief relative à l’audition des témoins sous l’angle des dispositions combinées de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 100, CEDH 2015). À cet égard, elle se réfère aux principes pertinents en la matière exposés dans les arrêts Al‑Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC] (nos 26766/05 et 22228/06, §§ 118-147, CEDH 2011) et Schatschaschwili (précité, §§ 100-131).

102. Ainsi, selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité) et rappelés dans l’arrêt Schatschaschwili (précité, § 107), l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes. La Cour doit rechercher :

i. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition ;

ii. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation ; et

iii. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble.

103. Dans son arrêt Schatschaschwili (précité, §§ 111-131), la Cour a confirmé que l’absence de motif sérieux justifiant la non‑comparution d’un témoin ne pouvait en elle-même rendre un procès inéquitable, bien qu’elle demeure un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès, qui est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d). De plus, le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, mais aussi dans celles où elle juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable (Seton c. Royaume‑Uni, no 55287/10, § 59, 31 mars 2016, et Constantinides c. Grèce, no 76438/12, § 39, 6 octobre 2016).

104. La Cour doit donc vérifier les trois étapes du critère Al‑Khawaja et Tahery – dans l’ordre défini dans cet arrêt –, tout en gardant à l’esprit que ces étapes sont interdépendantes et, prises ensemble, servent à établir si la procédure pénale dans le cas d’espèce a été globalement équitable (Schatschaschwili, précité, § 118).

b) Application des principes généraux à la présente affaire

105. La Cour observe en l’occurrence que le premier requérant met principalement en cause le défaut d’audition du témoin M.K.A. (paragraphe 98 ci-dessus). S’agissant de la première étape du critère Al‑Khawaja et Tahery, la Cour note que le témoin M.K.A. était un ressortissant irakien et que les juridictions nationales ont établi qu’au moment de la procédure sur le fond ce témoin ne se trouvait plus sur le territoire roumain (paragraphes 16 et 21 ci-dessus). Le premier requérant a accepté ce constat des juridictions nationales puisque, devant la Haute Cour, il avait demandé l’audition de plusieurs témoins, dont M.K.A., par commission rogatoire (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour note ensuite que la Haute Cour a entrepris plusieurs démarches en vue de la localisation de ce témoin et de l’audition de ce dernier en audience publique, en ayant notamment recours à l’entraide judiciaire internationale (paragraphe 26 ci‑dessus). Toutefois, ces démarches se sont révélées infructueuses, faute de réponse de la part des autorités irakiennes (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour estime donc que ces démarches effectuées par les autorités internes ont eu un caractère adéquat et que l’absence de comparution du témoin M.K.A. n’est pas imputable auxdites autorités (voir, mutatis mutandis, Schatschaschwili, précité, §§ 132-140 et, a contrario, Ben Moumen c. Italie, no 3977/13, §§ 45-51, 23 juin 2016). L’absence de comparution du témoin M.K.A. et l’admission à titre de preuve de la déposition qu’il avait faite au stade antérieur au procès ont été dès lors justifiées par un motif sérieux.

106. Sur le point de savoir si la déposition du témoin M.K.A. a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du premier requérant, la Cour note que, dans son arrêt du 26 janvier 2016, la Haute Cour s’est notamment référée aux déclarations des témoins A.M.W., A.M. et M.K.A. (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour est prête à admettre que, sans constituer un élément unique ou forcement déterminant, la déposition de M.K.A. revêtait un poids certain, et que son administration a causé des difficultés à la défense (voir, mutatis mutandis, Valdhuter c. Roumanie, no 70792/10, § 49, 27 juin 2017).

107. Enfin, s’agissant de la recherche d’éléments compensateurs, notamment de garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense, la Cour note que, à l’audience publique du 17 juin 2013, la cour d’appel a procédé en présence du premier requérant, assisté par un interprète, à la lecture de la déclaration effectuée par M.K.A. lors de l’enquête (paragraphe 16 ci-dessus). Si l’intéressé indique que son avocat était absent à cette audience, la Cour note toutefois qu’il était lui‑même bien présent et qu’il n’allègue pas qu’après cette audience son avocat ou lui-même ont sollicité une nouvelle lecture de la déclaration de M.K.A. ou adressé d’autres demandes aux juridictions à cet égard. La cour d’appel a procédé à la lecture en audience publique en application des règles procédurales internes (paragraphe 44 ci-dessus), et la Cour estime qu’il s’agit d’un élément à prendre en considération.

108. Ensuite, la Cour note que la condamnation du premier requérant reposait sur un ensemble important d’éléments de preuve, dont l’audition de plusieurs témoins qui avaient été entendus soit en audience publique, en présence dudit requérant, soit par commission rogatoire, avec la possibilité accordée à ce dernier d’adresser des questions par écrit (paragraphe 15 ci‑dessus). S’agissant plus particulièrement du témoin à l’identité protégée A.M., celui-ci a été entendu à deux reprises par les deux juridictions s’étant prononcées en l’affaire et il a confirmé à chaque fois ses déclarations incriminant le premier requérant (paragraphes 17 et 26 ci‑dessus). Ce dernier n’a pas fait état de difficultés particulières liées à l’identité protégée de ce témoin et il s’est limité à mettre en cause sa crédibilité (paragraphe 98 ci‑dessus). Quant au témoin A.M.W., il a bien été entendu par la cour d’appel en présence du premier requérant et, lors de cette audition, il n’a pas fait de déclaration incriminante à l’encontre de l’intéressé (paragraphe 14 ci‑dessus). La Cour note que ce témoin s’est ensuite rétracté par écrit, alléguant s’être senti menacé par le premier requérant, et confirmant les déclarations incriminantes faites avant le procès, ce qui a déterminé les juridictions à demander une nouvelle audition, laquelle n’a toutefois pas été possible (paragraphe 26 ci‑dessus). Cela étant, elle relève que les juridictions nationales ont abordé la déclaration de ce témoin avec prudence et qu’elles se sont livrées à un examen rigoureux de tous les éléments de preuve, à savoir les déclarations des témoins et les autres preuves, dont elles ont établi une liste exhaustive (paragraphes 22 et 28 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, Ben Moumen, précité, § 58, et Virgil Dan Vasile c. Roumanie, no 35517/11, § 69, 15 mai 2018).

109. Le requérant n’a en outre pas allégué qu’il s’était vu dans l’impossibilité de proposer d’autres éléments de preuve pour sa défense. Par contre, il avait la possibilité de donner sa propre version des faits et mettre en doute la crédibilité du témoin absent M.K.A., en particulier en soulignant toute incohérence ou contradiction avec les déclarations d’autres témoins (Schatschaschwili, précité, § 131).

110. Afin de se livrer à une appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour a eu égard aux éléments compensateurs présents en l’espèce, considérés dans leur globalité à la lumière de sa conclusion selon laquelle l’absence de comparution du témoin M.K.A. était justifiée par un motif sérieux (paragraphe 105 ci-dessus). Elle estime que ces éléments étaient de nature à contrebalancer les difficultés rencontrées par la défense, et ce en dépit du fait que la déposition faite par M.K.A. avant le procès ait revêtu un poids certain aux fins de la condamnation du premier requérant (paragraphe 106 ci-dessus).

111. Dès lors, la Cour estime que le fait que le premier requérant n’a pu, à aucun stade de la procédure, interroger ou faire interroger le témoin M.K.A. ne décèle aucune apparence de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

112. Il s’ensuit que cette branche du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. Sur la présence des documents secrets dans le dossier pénal

113. La Cour rappelle que les principes pertinents en l’espèce ont été résumés dans les arrêts Fitt c. Royaume-Uni [GC] (no 29777/96, §§ 44-46, CEDH 2000‑II) et M. c. Pays-Bas (no 2156/10, § 66, 25 juillet 2017). En particulier, lorsque des preuves ont été dissimulées à la défense au nom de l’intérêt public, il n’appartient pas à la Cour de dire si pareille attitude était absolument nécessaire car, en principe, c’est aux juridictions internes qu’il revient d’apprécier les preuves produites devant elles (Fitt, précité, § 46).

114. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le parquet s’est référé aux documents secrets qui, sans pouvoir justifier à eux seuls l’inculpation du premier requérant, étaient susceptibles d’être pris en considération (paragraphe 12 ci‑dessus). La Cour note que les tribunaux internes qui ont condamné le premier requérant ne se sont nullement appuyés sur ces documents pour fonder la condamnation de l’intéressé. Ainsi, la cour d’appel n’en a fait nullement mention dans sa décision du 29 septembre 2014 (paragraphes 21‑23 ci‑dessus). En outre, la Haute Cour a observé que ces éléments avaient servi à justifier l’inculpation du premier requérant, mais elle ne les a pas pris en compte pour motiver la condamnation de l’intéressé (paragraphe 28 ci‑dessus). La Cour conclut que ces éléments de preuve secrets n’ont pas été utilisés pour justifier la condamnation du premier requérant et, par conséquent, n’ont eu aucune incidence sur l’équité de la procédure menée contre lui.

115. Il s’ensuit que cette branche du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. Sur la durée de la procédure pénale

116. La Cour rappelle que la durée « raisonnable » d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

117. En l’espèce, la Cour prend note des arguments du Gouvernement selon lesquels la procédure pénale a débuté le 22 décembre 2011, lorsque le premier requérant s’est vu notifier l’accusation portée à son encontre, et a pris fin le 26 janvier 2016, quand la Haute Cour a rendu son arrêt définitif (paragraphe 97 ci-dessus). En l’absence d’arguments contraires formulés par le premier requérant, elle souscrit à la thèse du Gouvernement et estime que la procédure pénale a duré en l’espèce quatre ans, un mois et quatre jours pour deux degrés de juridiction.

118. La Cour considère que l’affaire présentait une certaine complexité à raison de la gravité des faits examinés, qui comportaient des éléments transfrontaliers, et de l’existence de nombreux témoins étrangers qui ont dû être identifiés et localisés par les autorités nationales. À cet égard, elle estime que les démarches effectuées par les autorités internes ont été raisonnables et ont été entreprises avec la diligence requise par les exigences du procès équitable. La Cour est particulièrement consciente des difficultés que les autorités nationales ont rencontrées quand elles ont dû identifier et localiser des témoins étrangers qui portaient des noms dont la translittération depuis l’arabe n’a pas toujours été constante et qui, de plus, avaient utilisé plusieurs fausses identités (voir, à ce sujet, l’arrêt de la Haute Cour du 26 janvier 2016 ; paragraphe 28 ci‑dessus).

119. Dès lors, tout en tenant compte de l’enjeu de la procédure pénale pour le premier requérant et du comportement de ce dernier au cours de cette instance, la Cour estime que la durée de la procédure en cause ne décèle aucune apparence de violation de l’article 6 de la Convention.

120. Il s’ensuit que cette branche du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

121. Invoquant l’article 13 de la Convention, le premier requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours avec effet suspensif devant les tribunaux internes qui lui aurait permis de faire examiner ses allégations tirées des articles 2 et 3 de la Convention dans l’éventualité de son expulsion vers l’Irak. La première de ces dispositions se lit comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

1. Sur la recevabilité

122. La Cour rappelle avoir déclaré recevables les griefs tirés par le premier requérant des articles 2 et 3 à la Convention dans l’éventualité de son expulsion vers l’Irak (paragraphe 58 ci-dessus). De son avis, ces griefs n’étaient pas manifestement mal fondés et posaient de sérieuses questions de fait et de droit qui nécessitaient un examen au fond. De tels griefs peuvent donc être qualifiés de « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention, indépendamment de la conclusion de la Cour sur le fond (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 269, 15 décembre 2016).

123. L’article 13 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.

124. Constatant que le grief tiré de l’article 13 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

125. Le premier requérant expose que le contrôle opéré par les juridictions nationales tant dans le cadre de la procédure pénale au fond qu’à l’occasion de l’examen de la contestation à l’exécution ou de sa demande d’asile n’a pas été effectif. Il soutient qu’il n’avait à sa disposition aucun recours administratif avec effet suspensif.

126. Le Gouvernement est d’avis que le premier requérant a bénéficié d’un recours effectif. À ce propos, il dit que la Haute Cour a vérifié ses allégations aussi bien dans le cadre de la procédure pénale au fond que lors de l’examen de la contestation à l’exécution visant la peine complémentaire (paragraphes 29 et 35 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

127. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. « L’effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, « l’instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 75, CEDH 2002‑I).

128. La Cour tient à souligner que le grief d’un requérant selon lequel son expulsion aura des conséquences contraires aux articles 2 et 3 de la Convention doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (voir, mutatis mutandis et en matière d’extradition, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III). Dans ce cas, l’effectivité requiert également que l’intéressé dispose d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II ; Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, CEDH 2012 ; et De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 82 in fine, CEDH 2012).

129. La Cour note que le premier requérant a pu formuler une contestation à l’exécution de la peine complémentaire qui lui avait été imposée (paragraphe 33 ci-dessus) et qu’il a également déposé une demande d’asile (paragraphe 37 ci-dessus). Toutefois, il ne ressort pas des éléments présentés à la Cour que ces recours ont un effet suspensif en droit roumain pour un grief comme celui présenté par le premier requérant. Or, cela est incompatible avec la jurisprudence de la Cour citée au paragraphe précédent. Si, en l’occurrence, les tribunaux internes ont examiné les demandes faites par ledit requérant avant la mise en œuvre de la mesure d’expulsion vers l’Irak, cela est dû au fait que la Cour avait indiqué au gouvernement défendeur de ne pas expulser l’intéressé, en application de l’article 39 du règlement (paragraphe 31 ci-dessus). Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant la Cour que ces recours avaient un caractère suspensif de droit en l’espèce (paragraphe 126 ci-dessus).

130. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention dans le chef du premier requérant.

6. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

131. Enfin, compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des griefs tirés des articles 5 et 8 de la Convention à raison du placement en rétention administrative du premier requérant, que l’intéressé lui a soumis dans ses communications des 18 et 19 avril 2018, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles.

132. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

7. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

133. La Cour rappelle que, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties auront déclaré qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre aura rejeté la demande de renvoi formulée en application de l’article 43.

134. En l’espèce, la Cour considère que la mesure qu’elle a indiquée au Gouvernement en application de l’article 39 du règlement (paragraphe 31 ci‑dessus) doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou qu’elle rende une autre décision à cet égard (voir, mutatis mutandis, A.M. c. France, no 12148/18, § 136, 29 avril 2019).

8. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

135. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

136. Les requérants réclament 1 500 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi. Ils exposent que les procédures dont le premier requérant a fait l’objet ainsi que la séparation de la famille leur ont causé des souffrances et de la détresse.

137. Le Gouvernement invite la Cour à tenir compte de sa jurisprudence en la matière.

138. La Cour rappelle que son constat de violation est limité à l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention dans le seul chef du premier requérant (paragraphe 130 ci-dessus). Dès lors, elle rejette la demande de satisfaction équitable formée par les quatre autres requérants. Quant au premier requérant, elle estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par celui-ci (voir, mutatis mutandis, J.K. et autres c. Suède, précité, § 127).

2. Frais et dépens

139. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire (paragraphe 2 ci-dessus), ne demandent pas le remboursement des frais et dépens engagés par eux.

140. Dès lors, la Cour n’est pas appelée à allouer des sommes à ce titre.

3. Intérêts moratoires

141. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2, 3 et 13 de la Convention dans le chef du premier requérant, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit que la mise en œuvre de la décision d’expulsion du premier requérant vers l’Irak n’emporterait pas violation des articles 2 et 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention dans le chef du premier requérant ;
4. Décide de continuer à indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 du règlement, qu’il est souhaitable, dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure, de ne pas renvoyer le premier requérant vers l’Irak jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou qu’elle rende une autre décision à cet égard ;
5. Dit que la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le premier requérant ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident

* * *

[1]. [https://www.amnesty.org/fr/countries/middle-east-and-north-africa/iraq/report-iraq/](https://www.amnesty.org/fr/countries/middle-east-and-north-africa/iraq/report-iraq/)

[2]. [https://www.ohchr.org/Documents/Countries/IQ/UNAMI_HRO_DP_1Oct2014.pdf](https://www.ohchr.org/Documents/Countries/IQ/UNAMI_HRO_DP_1Oct2014.pdf)

[3]. [https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/185/94/PDF/G1818594.pdf?OpenElement](https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/185/94/PDF/G1818594.pdf?OpenElement)

[4]. [https://www.hrw.org/report/2017/12/05/flawed-justice/accountability-isis-crimes-iraq#page](https://www.hrw.org/report/2017/12/05/flawed-justice/accountability-isis-crimes-iraq#page);

[https://www.hrw.org/news/2018/07/31/iraq-judges-disregard-torture-allegations](https://www.hrw.org/news/2018/07/31/iraq-judges-disregard-torture-allegations)

[5]. [https://www.refworld.org/docid/5cc9b20c4.html](https://www.refworld.org/docid/5cc9b20c4.html)

[6]. [https://coi.easo.europa.eu/administration/easo/PLib/Iraq_targeting_of_individuals.pdf](https://coi.easo.europa.eu/administration/easo/PLib/Iraq_targeting_of_individuals.pdf)

[7]. [https://dfat.gov.au/about-us/publications/Documents/country-information-report-iraq.pdf](https://dfat.gov.au/about-us/publications/Documents/country-information-report-iraq.pdf)


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