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08/10/2019 | CEDH | N°001-196408

CEDH | CEDH, AFFAIRE URAZBAYEV c. RUSSIE, 2019, 001-196408


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE URAZBAYEV c. RUSSIE

(Requête no 13128/06)

ARRÊT

STRASBOURG

8 octobre 2019

DÉFINITIF

08/01/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Urazbayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lub

arda,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 s...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE URAZBAYEV c. RUSSIE

(Requête no 13128/06)

ARRÊT

STRASBOURG

8 octobre 2019

DÉFINITIF

08/01/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Urazbayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 septembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13128/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Mukhamedzhan Ramazanovich Urazbayev (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 février 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me V.A. Bokareva, avocate à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant actuel, M. M. Galperine.

3. Le 16 octobre 2013, le grief concernant les allégations d’extorsion, au moyen de mauvais traitements, de dépositions incriminant le requérant au frère de celui-ci et leur utilisation en tant que preuves à charge contre l’intéressé a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1964. Il est actuellement détenu dans une colonie pénitentiaire dans la région de Kourgan.

A. L’enquête pénale pour vol et pour meurtre d’un policier

5. Le 6 mai 2002, une enquête pénale pour vol de bétail dans le district Kataïski (région de Kourgan) fut ouverte. Il apparaît que le requérant et son frère U. étaient suspectés de ce vol (voir en particulier les paragraphes 21 et 26 ci-dessous).

6. Le 9 mai 2002, une embuscade policière eut lieu aux fins d’identifier et d’interpeller les voleurs en flagrant délit. Au cours de cette embuscade, un policier fut tué. Le même jour, une enquête pénale pour meurtre commis sur un fonctionnaire de la police fut ouverte.

7. Le 10 mai 2002, vers 9 heures du matin, le frère du requérant, U., fut interpellé par les policiers du bureau de police du district Kataïski et placé dans une cellule de détention administrative. Le motif formel de son interpellation était une contravention administrative d’obscénités prononcées dans un lieu public.

8. Le 11 mai 2002, le juge du tribunal du district Kataïski déclara U. coupable de la contravention susmentionnée et le condamna à trois jours de détention administrative.

9. Comme il sera établi ultérieurement, pendant la période entre le 10 et le 12 mai 2002, les policiers interrogèrent U. plusieurs fois au sujet du vol de bétail et du meurtre de leur collègue (paragraphes 21 et 26 ci-dessous).

10. Le 12 mai, U. rédigea un document intitulé « aveux sincères » (чистосердечное признание) où il affirmait que le requérant et lui-même avaient volé du bétail et que le requérant lui avait raconté qu’il avait tué le policier.

11. Le même jour, à 16 h 05, U. fut officiellement interpellé en tant que suspect du vol de bétail. Selon les procès-verbaux d’interpellation et de notification des droits, U. souhaitait être assisté, dès sa mise en examen, par un avocat que sa famille lui aurait trouvé.

12. Entre 16 h 15 et 17 h 30, U. fut interrogé sans avocat en tant que suspect au vol et répéta ce qu’il avait dit dans les « aveux sincères ». Plus tard dans la même journée, il participa à l’inspection de la scène du crime où il donna des précisions sur le vol et le meurtre.

13. Le 13 mai 2002, U. signala à un avocat qui lui avait été commis d’office qu’il souhaitait rétracter les dépositions faites le 12 mai car elles lui avaient été extorquées au moyen de la torture, et il déposa une plainte pour violences policières (voir infra).

14. Le 14 mai 2002, U. rédigea, sans avocat, de nouveaux « aveux sincères ». Cette fois-ci, il affirmait qu’il avait vu son frère tirer sur le policier. U. dessina aussi un schéma des déplacements du requérant et de lui-même le jour du meurtre.

15. Le 13 novembre 2002, le juge du tribunal du district Kataïski rendit une décision de non-lieu à poursuivre concernant les faits de vol de bétail au motif qu’U. avait intégralement indemnisé les victimes.

16. Le requérant s’étant enfui, un mandat de recherche fut délivré à son sujet. Le 27 juin 2004, il fut retrouvé et arrêté en tant que suspect de meurtre commis sur un fonctionnaire de la police. Au stade de l’enquête pénale, le requérant garda le silence et refusa de déposer.

B. Les lésions d’U. et les vérifications concernant les allégations de mauvais traitements commis sur lui

17. Selon le journal des personnes administrativement détenues, le 10 mai 2002, U. ne présentait aucune lésion corporelle. Le 12 mai 2002, à son admission, en tant que suspect, aux locaux de la détention temporaire, il fut aussi indiqué qu’U. ne présentait aucune lésion.

18. Le 13 mai 2002 au soir, U. fut escorté dans un hôpital civil. Le 14 mai 2002, il fit l’objet d’un examen médico-légal afin d’établir les caractéristiques de lésions et l’origine de leur apparition. Cet examen révéla plusieurs ecchymoses violettes à la base du nez et aux paupières inférieures, et des écorchures au visage, en particulier, au front, au nez et au menton, causées par un objet dur contondant et formées dans les trois jours précédents.

19. Les 13 et 15 mai 2002, U. adressa deux plaintes aux procureurs du district Kataïski et de la région de Kourgan respectivement. Il alléguait que les policiers K., Kr., P., Tch., Um. et Yu. l’avaient battu dès le 10 mai, pendant plusieurs jours.

20. Le 16 mai 2002, à l’admission d’U. dans une maison d’arrêt, il fut indiqué qu’il avait une contusion et une plaie contuse à la base du nez ainsi que des hématomes autour des yeux.

21. Les policiers K., Kr. et Tch. expliquèrent que, le 11 ou le 12 mai 2002, quand ils « discutaient » au sujet du vol et du meurtre avec U. qui était menotté, celui-ci s’était cogné ses menottes contre le visage.

22. Par une décision du 22 mai 2002, l’adjoint au procureur du district Kataïski refusa d’ouvrir une enquête pénale contre les policiers. Il considérait que les allégations d’U. étaient contradictoires et non étayées.

23. Néanmoins, compte tenu d’une plainte portée par une autre personne accusant de violences volontaires les policiers du même bureau de police, le 26 juin 2002, le procureur régional de Kourgan ouvrit une enquête pénale pour abus de fonction par certains policiers, et il ordonna de verser les plaintes d’U. au dossier de l’enquête.

24. Le 25 juillet 2002, fut préparé un rapport d’expertise médicale d’U. destiné à établir les caractéristiques des lésions ainsi que le moment et l’origine de leur apparition. Selon ce rapport, l’intéressé présentait des ecchymoses et des égratignures sur le visage, ainsi qu’une plaie contuse de la crête du nez, causées par des objets durs contondants dans les trois jours avant le 15 mai 2002.

25. Le 17 septembre 2002, U. fut interrogé en tant que victime dans l’enquête pour abus de fonction. Il allégua que, au début de sa privation de liberté, les policiers K., Kr., P., Tch., Um. et Yu. lui avaient enjoint d’avouer le meurtre du policier, puis, face à son refus, ils lui avaient proposé d’incriminer son frère (le requérant) et d’indiquer où celui-ci se trouvait. Il alléguait que ces policiers l’avaient frappé tous les jours, du 10 mai au soir jusqu’au 14 mai 2002. Il livra une description très détaillée de sa détention et des sévices allégués pendant cette période.

26. Les policiers mis en cause furent interrogés en tant que témoins. Ils confirmèrent que, le 10 mai 2002, U. avait été interpellé car il était suspecté d’avoir volé du bétail. Ils nièrent tout usage de violence à l’égard de celui-ci et répétèrent que, au cours de l’une des « discussions » avec U., il s’était cogné les menottes contre le visage. D’autres policiers expliquèrent qu’ils n’avaient constaté aucun cas de violences à l’égard d’U.

27. Le 21 octobre 2002, l’enquêteur conduisit trois confrontations respectives entre U. et les policiers Yu., P. et Um. Chacun d’eux réitéra sa version des faits.

28. Par une décision du 21 novembre 2002, l’enquêteur refusa d’ouvrir une enquête pénale aux motifs suivants :

« En appréciant les dépositions de la victime [U.] conjointement aux autres preuves – dépositions des policiers et rapport d’expertise médicale – [l’autorité de poursuite] estime que les dépositions d’[U.] sont contraires à la réalité et ont été faites dans le seul but de diminuer la valeur probante de ses dépositions faites au début de l’enquête pour vol de bétail et de ses dépositions concernant le meurtre [du policier]. »

C. Le procès pénal et la condamnation du requérant

29. En 2004, à une date non précisée dans le dossier, s’ouvrit le procès pénal du requérant devant la cour régionale de Kourgan (« la cour régionale »). Celui-ci fut accusé de meurtre commis sur un fonctionnaire de police, de vol d’armes et de munitions ainsi que de détention illégale d’armes et d’explosifs.

30. Le requérant nia toutes les accusations, et il demanda que les dépositions de son frère fussent exclues des preuves à charge car obtenues au moyen de la torture lors de la détention illégale de celui-ci et sans assistance d’un avocat.

31. Interrogé en tant que témoin U. rétracta toutes les dépositions qu’il avait faites pendant l’enquête, déclara qu’il n’avait pas été présent sur le lieu du crime, et réitéra ses allégations de mauvais traitements. Il ajouta qu’il avait à plusieurs reprises demandé à s’entretenir avec un avocat, ce qui lui avait toujours été refusé, que l’inscription selon laquelle il n’avait pas eu besoin d’un avocat avant sa mise en examen (paragraphe 11 ci-dessus) lui avait été imposée par les policiers et l’enquêteur, et que son droit de ne pas témoigner contre lui-même et contre ses proches ne lui avait pas été notifié. Le procureur demanda alors de faire lecture des dépositions d’U. faites au stade de l’enquête, sur le fondement de l’article 281 § 3 du code de procédure pénale (« CPP »). La cour régionale procéda à la lecture de ces dépositions.

32. Les policiers P. et Um. furent interrogés à l’audience concernant leur participation à l’enquête. P. décrivit le déroulement d’une perquisition au domicile du requérant, et Um. affirma qu’il avait auparavant discuté avec le requérant et son frère concernant d’autres faits de vol de bétail mais qu’il n’avait participé à aucun acte d’investigation visant U. et le requérant en mai 2002.

33. La cour régionale demanda au procureur régional de Kourgan de vérifier les allégations de mauvais traitements. Par une lettre du 16 mai 2005, l’adjoint du procureur régional rejeta les allégations d’U., se référant à la décision de refus d’ouvrir une instruction pénale rendue le 21 novembre 2002 (paragraphe 28 ci-dessus). Il confirma la version selon laquelle les lésions d’U. étaient un acte d’automutilation résultant de ses propres coups de menottes sur la tête auquel tout détenu pouvait facilement se livrer.

34. Par un jugement du 15 juin 2005, la cour régionale de Kourgan condamna le requérant à vingt-deux ans de réclusion criminelle pour meurtre commis sur un fonctionnaire de police, vol d’armes et de munitions ainsi que pour détention illégale d’armes et d’explosifs.

35. Concernant l’exception d’irrecevabilité des déclarations d’U. tirée de ce qu’elles auraient été obtenues au moyen de mauvais traitements, la cour régionale se prononça comme suit :

« Selon les vérifications effectuées par le parquet régional de Kourgan (...), l’ouverture d’une enquête pénale a été refusée. Les copies du dossier de vérification (материалов проверок) et de la décision de refus d’ouvrir une enquête ont été débattues à l’audience et versées au dossier de l’affaire. (...)

La cour n’a pas de raisons de remettre en cause les résultats des vérifications selon lesquelles les [policiers] n’avaient commis aucun acte illicite à l’encontre d’[U.] (...), car à l’audience tous les témoins – les policiers – ont affirmé qu’ils n’avaient commis aucun acte illicite contre [U.]. (...)

Le fait que, ultérieurement, lors de ses interrogatoires en tant que suspect et accusé de vol, [U.] avait rétracté ses dépositions antérieures et affirmé avoir subi des violences de la part des policiers témoigne que, premièrement, il ne craignait pas les fonctionnaires des autorités de poursuite et pouvait faire différentes déclarations, et, deuxièmement, qu’[U.] pouvait livrer toutes les dépositions qu’il estimait appropriées aux différents stades de l’enquête. »

36. S’agissant de la valeur probante des dépositions d’U. faites au stade de l’enquête, la cour régionale nota que les « aveux sincères » étaient une déclaration volontaire dont la rédaction n’appelait aucune notification de droits, et qu’U. avait avoué de son plein gré. Elle précisa en outre que, au moment où U. avait rédigé ses « aveux sincères » du 12 mai 2002, il n’avait pas encore été interpellé comme suspect au vol. Quant à l’interrogatoire d’U. le même jour, la cour régionale estima que celui-ci avait expressément renoncé à une assistance par un avocat. Enfin, elle estima important que, au moment où U. avait rédigé ses « aveux sincères », les policiers savaient déjà dans quelle position la victime avait été trouvée, alors que, selon les « aveux sincères », la position de la victime était différente. Pour la cour régionale, cette circonstance démontrait que les policiers n’avaient pas dicté le texte à U. mais que celui-ci avait volontairement décrit ce qu’il estimait nécessaire.

37. Ayant analysé les « aveux sincères » susmentionnés, le procès-verbal d’interrogatoire d’U. du 12 mai 2002, le schéma dessiné par lui le 14 mai 2002, et les procès-verbaux d’inspection de la scène du crime avec la participation de celui-ci du 12 mai 2002, la cour régionale établit qu’U. se trouvait à côté du requérant au moment où il avait tiré sur le policier et était le seul témoin du meurtre.

38. En outre, la cour régionale accueillit l’action civile et ordonna au requérant de payer, à titre de dommage moral, 500 000 roubles à la veuve du policier tué. Enfin, la cour ordonna de remettre au ministère de l’intérieur certains objets déclarés preuves matérielles en l’affaire, et de détruire d’autres objets au cas où U. et la veuve du policier ne les prendraient pas.

39. Le requérant se pourvut en cassation, alléguant en particulier que les dépositions de son frère avaient été extorquées sans avocat et au moyen de pressions physiques et psychiques. Le 2 décembre 2005, la Cour suprême de Russie confirma le jugement de condamnation en cassation en faisant siennes les conclusions de la cour régionale de Kourgan.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

40. Les dispositions internes pertinentes concernant le droit de ne pas témoigner contre soi-même et ses proches, le droit à une assistance juridique d’une personne suspectée ou accusée d’une infraction pénale et l’admissibilité d’une déclaration de renonciation et d’aveux (явка с повинной) en tant que preuve au procès pénal sont exposées dans l’arrêt Turbylev c. Russie (no 4722/09, §§ 46‑56, 6 octobre 2015). Le code de procédure pénale (« CPP ») et le code pénal ne connaissent pas la notion d’« aveux sincères ».

41. Selon le paragraphe 11 des directives interprétatives du Plénum de la Cour suprême de Russie du 29 novembre 2016 no 55, si, lors du procès pénal, à l’audience, l’accusé rétracte ses dépositions faites au stade de l’enquête ou modifie leur contenu, la juridiction de jugement doit établir les motifs de la rétractation ou de la modification, analyser minutieusement toutes les dépositions de l’accusé, les comparer et apprécier leur authenticité et fiabilité en les confrontant avec les autres éléments de preuve. Si l’accusé rétracte ses dépositions faites pendant l’enquête en l’absence d’un avocat (y compris au cas où il aurait refusé d’être assisté par un avocat), ces dépositions doivent être déclarées irrecevables.

42. Selon le paragraphe 12 des mêmes directives, si l’accusé rétracte les dépositions qu’il a faites au stade de l’enquête en présence d’un avocat, au motif que celles-ci avaient été obtenues au moyen de mauvais traitements (под принуждением в связи с применением к нему недозволенных методов ведения расследования), la juridiction de jugement doit vérifier ces allégations à l’aide de mesures suffisantes et effectives. C’est sur le procureur (le ministère public) que pèse la charge de prouver que les mauvais traitements n’ont pas eu lieu. À la demande du procureur, la juridiction peut prendre les mesures d’instruction nécessaires.

43. Selon le paragraphe 13 des mêmes directives, au cas où il y aurait lieu de vérifier à titre préliminaire les allégations de l’accusé avant l’ouverture de l’enquête pénale, la juridiction de jugement renvoie la demande de l’accusé en ce sens aux autorités de poursuite compétentes. Ces vérifications préliminaires n’exonèrent pas la juridiction de son obligation d’apprécier les documents fournis par les autorités de poursuites et d’exposer les conclusions y afférentes dans le jugement de condamnation ou de relaxe.

44. Selon le paragraphe 14 des mêmes directives, si les allégations de mauvais traitements ne sont pas réfutées lors du procès pénal, les dépositions présentées comme ayant été obtenues au moyen de tels mauvais traitements ne peuvent pas être utilisées comme éléments de preuve.

45. Selon l’article 281 § 3 du CPP, à la demande d’une partie au procès pénal, le tribunal peut décider de donner lecture des dépositions d’un témoin faites au stade de l’enquête pénale, dans le cas où il existerait des contradictions significatives entre ces dépositions et celles faites par le témoin à l’audience.

46. Selon l’article 413 du CPP, qui définit les modalités de réouverture des affaires pénales, en cas de faits nouveaux ou nouvellement découverts, les jugements et décisions de justice passés en force de chose jugée doivent être annulés et la procédure pénale doit être rouverte. Par « faits nouveaux », il faut entendre, en particulier, une violation d’un article de la Convention commise par une juridiction russe au cours de l’examen de l’affaire pénale en question et constatée par la Cour.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

47. Le requérant dénonce une violation de son droit à un procès équitable, alléguant que sa condamnation reposait sur les dépositions extorquées à son frère au moyen de la torture pendant la détention arbitraire de celui-ci entre les mains de la police. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, libellé comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

48. Le Gouvernement estime que la Cour ne peut en l’espèce conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention sans constater au préalable des violations des articles 3 et 5 de la Convention à l’égard d’U. Or celui-ci n’est pas requérant dans la présente affaire et il n’a pas introduit de requête concernant des mauvais traitements et une détention arbitraire. Le Gouvernement en conclut que la Cour est incompétente ratione personae pour dire si le frère du requérant a fait l’objet de mauvais traitements.

49. Le Gouvernement soutient par ailleurs que la Cour n’est pas compétente pour examiner l’admissibilité des preuves dans le procès pénal du requérant. Selon lui, le grief de l’intéressé relève de la « quatrième instance ».

50. Le requérant s’en tient à son grief. Il soutient que les seules preuves directes de sa culpabilité dans le meurtre étaient les aveux de son frère obtenus au moyen de la torture et que la référence à ces aveux dans le jugement de condamnation a automatiquement rendu son procès inéquitable.

2. Appréciation de la Cour

51. La Cour s’accorde à dire avec le Gouvernement qu’elle n’a pas compétence pour établir si U., qui n’a pas introduit de requête en vertu de l’article 34 de la Convention, a subi des mauvais traitements en violation de l’article 3 (voir, a contrario, Kaçiu et Kotorri c. Albanie, nos 33192/07 et 33194/07, 25 juin 2013, Kormev c. Bulgarie, no 39014/12, § 79, 5 octobre 2017, et Golubyatnikov et Zhuchkov c. Russie, nos 44822/06 et 49869/06, 9 octobre 2018 - les affaires où la Cour a établi que les dépositions incriminantes avaient été extorqués en violation de l’article 3 aux témoins qui étaient par ailleurs aussi requérants, et a constaté violation de l’article 6 de ce fait). La Cour relève en outre qu’en l’espèce, aucun mauvais traitement n’a été établi par les instances internes (voir, a contrario, Haroutyounian c. Arménie, no 36549/03, § 63, CEDH 2007‑III).

52. Dans la présente affaire, la Cour est cependant appelée à se prononcer sur l’équité, au sens de l’article 6 de la Convention, de la procédure pénale menée à l’encontre du requérant. Elle rappelle qu’aucune de ces considérations ne l’empêchent de tenir compte des circonstances dénoncées sous l’angle de l’article 6 (voir, mutatis mutandis, Örs et autres c. Turquie, no 46213/99, § 58, 20 juin 2006, avec les références citées, et Mehmet Duman c. Turquie, no 38740/09, § 45, 23 octobre 2018, avec les références citées). La Cour rejette donc l’objection du Gouvernement tirée d’une incompatibilité ratione personae du grief soulevée par le requérant.

53. S’agissant de l’exception relative à l’examen de la recevabilité des déclarations d’U. en tant qu’éléments de preuve, la Cour estime que cette question est en l’espèce intrinsèquement liée au fond du grief. Dès lors, elle décide de joindre cette exception au fond.

54. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

55. Se référant à la décision de refus d’ouvrir une enquête pénale contre les policiers (paragraphe 28 ci-dessus), le Gouvernement considère que les allégations d’U. relatives à des mauvais traitements ont été contradictoires et mal fondées. Il estime que la cour régionale de Kourgan s’est minutieusement penchée sur ces allégations et les a rejetées à bon droit.

56. Le Gouvernement considère en outre que, même à supposer que U. fût passé aux aveux sous contrainte, ces aveux n’ont pas constitué les seules preuves à charge contre le requérant, et que, en tous les cas, ils n’ont pas été les preuves décisives pour sa condamnation pénale qui était corroborée par plusieurs autres preuves concordantes. Il conclut que le procès pénal du requérant a été équitable et a respecté les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention.

57. Le requérant rétorque que les dépositions faites par U. ont été les seules preuves directes de sa culpabilité. Il affirme que les aveux donnés par son frère n’ont en aucun cas été volontaires et spontanés mais extorqués à celui-ci au moyen de mauvais traitements et de menaces pendant une privation arbitraire de liberté. À l’appui, il produit une lettre en date du 20 avril 2014, rédigée par son frère U. à l’attention de la Cour. Dans cette lettre, U. affirme avoir été arrêté le 10 mai 2002 en tant que suspect du vol et du meurtre, et avoir livré des dépositions incriminant le requérant uniquement « pour survivre ». U. y expose en détail ses allégations faisant état de menaces et de brutalités par les policiers.

58. Le requérant reproche à la cour régionale de s’être bornée à renvoyer aux résultats des vérifications menées sur les allégations de U. relatives aux mauvais traitements – vérifications qu’il estime incomplètes et insuffisantes ‑ , sans se livrer à une analyse sur le fond de ces allégations.

59. Il conclut que l’admission des aveux ainsi obtenus de son frère en tant que preuves à charge a rendu son procès inéquitable, en violation de l’article 6 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

60. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telles, matière qui relève au premier chef du droit interne. La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves obtenues de manière illégale au regard du droit interne, mais doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, la nature de cette violation (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 94-95, CEDH 2006‑IX, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 163, CEDH 2010, et, dernièrement, par exemple, Kormev, précité, § 79).

61. Toutefois, des considérations particulières s’imposent lorsque sont utilisés dans une procédure pénale des éléments de preuve obtenus au moyen d’une mesure jugée contraire à l’article 3. L’utilisation de pareils éléments, recueillis grâce à une violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention, suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, quand bien même le fait de les avoir admis comme preuves n’aurait pas été décisif pour la condamnation du suspect (Gäfgen, précité, § 165, avec les références citées). En particulier, l’utilisation dans un procès pénal de dépositions obtenues à la suite d’une violation de l’article 3 de la Convention – que ces méfaits soient qualifiés de torture, de traitement inhumain ou dégradant – prive automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et viole l’article 6 (Kormev, précité, § 81, avec les références citées). Ce principe s’applique tant aux déclarations auto-incriminantes faites par les accusés qu’aux déclarations des témoins obtenues en violation de l’article 3 et utilisées comme moyens de preuves (Haroutyounian, précité, § 64, et Huseyn et autres c. Azerbaïdjan, nos 35485/05 et 3 autres, § 202, 26 juillet 2011).

62. Pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude (Gäfgen, précité, § 164, et Jannatov c. Azerbaïdjan, no 32132/07, § 74, 31 juillet 2014). Le principe de la présomption d’innocence et le droit de l’accusé de contester toute preuve contre lui veulent que la juridiction du jugement procède à un examen et à une évaluation complets, indépendants et exhaustifs des preuves à charge, et ce indépendamment de l’appréciation qui en a été faite dans d’autres procédures (Huseyn et autres, précité, § 212).

b) Application au cas d’espèce

63. La Cour relève que les déclarations de U., frère du requérant, faites les 12 et 14 mai 2002, ont été utilisées comme preuves pour fonder la condamnation de celui-ci pour meurtre. Lors du procès, le requérant a demandé à les faire déclarer irrecevables au motif qu’elles avaient été obtenues au moyen de torture par la police lors de la détention illégale de son frère. En outre, ce dernier, interrogé en tant que témoin à l’audience, a rétracté ses dépositions tout en réitérant ses allégations de torture (paragraphes 30-31 ci-dessus). Les juridictions internes ont cependant choisi de les maintenir au dossier. Ce faisant, elles se sont référées aux conclusions des enquêtes internes selon lesquelles U. s’était infligé lui-même les blessures relevées sur lui lors de sa détention par la police (paragraphes 35‑36 ci‑dessus).

64. La Cour rappelle d’emblée que, sauf s’il existe des raisons importantes pour conclure autrement, la notion de procès équitable exige qu’un plus grand poids soit attaché aux déclarations faites devant un tribunal qu’aux procès-verbaux d’interrogatoire d’un témoin avant le procès (Erkapić c. Croatie, no 51198/08, § 75, 25 avril 2013, avec les références citées). Or, en l’espèce, la juridiction de jugement a accordé un poids décisif aux dépositions faites par le témoin au stade de l’enquête tout en ignorant les dépositions de celui-ci à l’audience, sans en expliquer les raisons.

65. La Cour rappelle ensuite qu’en présence d’allégations crédibles selon lesquelles un témoignage à charge a été obtenu au moyen de mauvais traitements, il incombe à la juridiction de jugement de procéder à un examen complet, indépendant et exhaustif des conditions dans lesquelles de telles déclarations ont été recueillies, et cela indépendamment de l’appréciation qui en a été faite par les autorités de poursuite (paragraphe 62 ci-dessus). En l’espèce, un tel examen était d’autant plus important et devait être d’autant plus minutieux que le requérant, qui n’était pas partie à la procédure dans laquelle son frère avait soulevé ses griefs de mauvais traitements, était privé de la possibilité d’y participer et d’en contester les résultats (Huseyn et autres, précité, § 212).

66. La Cour note que, en l’espèce, en jugeant les déclarations d’U. faites les 12 et 14 mai 2002 recevables, la cour régionale s’est essentiellement contentée d’un simple renvoi aux conclusions des vérifications préliminaires par le parquet régional de Kourgan à la suite de la plainte pour mauvais traitements déposée par U. et aux témoignages des policiers selon lesquels ils n’avaient commis aucun acte illicite sur la personne de U. (paragraphe 35 ci-dessus). Elle n’a donc pas procédé à un examen séparé des circonstances dans lesquelles ces déclarations avaient été faites.

67. Or la Cour ne peut s’empêcher de relever, concernant ces circonstances, que, le 10 mai 2002, U. qui ne présentait pas de lésions corporelles a été arrêté en tant que suspect du vol de bétail. Il est resté entre les mains de la police d’abord au motif qu’il avait commis une contravention administrative, puis en tant que suspect au vol jusqu’au 16 mai 2002, date à laquelle il a été placé en maison d’arrêt. Lors de cette détention et à l’issue de certaines « discussions » avec les policiers, celui-ci a fait, le 12 mai 2002, des déclarations mettant en cause le requérant. Le 14 mai 2002, U., toujours entre les mains de la police et sans assistance par un avocat, a fait de nouvelles déclarations mettant de nouveau en cause le requérant et a dessiné un schéma à l’appui. Le même jour, plusieurs lésions à la tête ont été constatées chez U.

68. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de critiquer des situations similaires dans lesquelles une personne avait été arrêtée sous le prétexte qu’elle avait commis une contravention administrative afin de pouvoir la tenir à la disposition de la police et de l’interroger informellement en l’absence de toutes les garanties, et en particulier en l’absence d’un avocat, au sujet d’une infraction pénale (Menecheva c. Russie, no 59261/00, §§ 85-86, CEDH 2006‑III, Doronine c. Ukraine, no 16505/02, § 56, 19 février 2009, Oleksiy Mykhaylovych Zakharkin c. Ukraine, no 1727/04, § 88, 24 juin 2010, Nechiporuk et Yonkalo c. Ukraine, no 42310/04, § 178, 21 avril 2011, et, dernièrement, Semenenko c. Ukraine [comité], no 52819/08, §§ 29-36, 20 octobre 2016). Ces circonstances à elles seules jettent un doute sérieux sur le caractère volontaire des déclarations obtenues dans de telles conditions et ont déjà dû alerter les juridictions sur la crédibilité et l’authenticité de déclarations ainsi faites.

69. Comme la Cour l’a déjà observé, un certain nombre de blessures avaient été relevées chez U. au terme de sa détention, blessures qui avaient été causées pendant le même laps de temps au cours duquel il avait livré les témoignages mettant en cause le requérant. S’agissant de l’origine de ces blessures, l’enquête menée à la suite de sa plainte s’est soldée par un refus d’ouvrir une instruction pénale au motif qu’U. s’était lui-même infligé ces lésions. A l’appui de cette thèse, les procureurs successifs se sont référés aux témoignages des policiers niant tout acte illicite commis sur U. ainsi qu’au rapport médico-légal du 14 mai 2002 concluant que les blessures relevées avaient été causées par un objet dur contondant et situant leur apparition trois jours avant l’examen (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour ne peut s’empêcher de relever l’absence dans ce rapport de toute conclusion quant au degré de probabilité de la thèse de l’automutilation soutenue par les autorités (mutatis mutandis, Mammadov c. Azerbaïdjan, no 34445/04, § 63, 11 janvier 2007, et Dvalishvili c. Géorgie, no 19634/07, § 48, 18 décembre 2012). En outre, il ne ressort pas du dossier que l’expert médico-légal ait été invité à se prononcer sur une telle hypothèse concernant l’apparition des blessures d’U. (paragraphe 24 ci-dessus).

70. Or, malgré les conditions douteuses dans lesquelles les déclarations d’U. avaient été obtenues par la police, conditions faisant apparaître un risque réel de mauvais traitements, et malgré l’absence d’une explication plausible sur les origines exactes de ses lésions par les enquêteurs et d’éléments crédibles en faveur de la thèse de l’automutilation, la juridiction de jugement n’a pas procédé à un examen séparé de l’authenticité et de la fiabilité des témoignages accablant le requérant ainsi obtenus.

71. La Cour considère par ailleurs que, même à supposer que l’enquête ait été exempte de tout reproche, la question de recevabilité des preuves ne doit pas être confondue avec la question de la responsabilité pénale individuelle. Ainsi, l’enquête pénale sur les allégations de mauvais traitements peut se solder par un échec pour des différentes raisons, par exemple à cause de l’impossibilité de prouver un lien entre les faits allégués et l’auteur présumé ou d’établir son intention ou un autre élément constitutif de l’infraction ou encore par le jeu de la prescription pénale (voir, par exemple, Örs et autres, précité, §§ 16 et 58). Or, lorsque dans le cadre d’un procès pénal un accusé demande l’exclusion de preuves parce que, selon lui, elles ont été obtenues au moyen de mauvais traitements, la juridiction de jugement est alors appelée à se prononcer non pas sur la question de la responsabilité pénale individuelle comme dans le cadre d’une enquête pénale pour violences policières mais sur la question d’admissibilité des preuves. Il en résulte que lorsque sont présentées devant elle des allégations crédibles et non réfutées faisant état de témoignages obtenus au moyen de mauvais traitements, ils doivent être écartés sous peine de rendre l’ensemble de la procédure inéquitable.

72. En l’espèce, la cour régionale a été appelée non pas à se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle des policiers et enquêteurs pour les mauvais traitements allégués, mais sur la question de savoir si les preuves recueillies l’avaient été dans des circonstances susceptibles de remettre en cause la crédibilité et l’authenticité de celles-ci. Pour ce faire, elle disposait de tous les pouvoirs nécessaires, à savoir celui d’interroger les témoins, les experts et les auteurs présumés sur les circonstances des mauvais traitements allégués et de l’obtention des déclarations de U. (voir, mutatis mutandis, par exemple, Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 44, 4 avril 2013, et Shlychkov c. Russie, no 40852/05, § 37, 9 février 2016, où les tribunaux avaient entendu les requérants, les policiers et les experts). Or la cour régionale n’a ni interrogé les policiers mis en cause par U., sauf P. et Um. dont les dépositions ont été limitées aux circonstances du déroulement de l’enquête (paragraphe 32 ci-dessus), ni ordonné un complément d’expertise des blessures d’U., ni convoqué l’expert à l’audience pour de plus amples explications.

73. Dans ces conditions, la Cour constate que, en acceptant les dépositions d’U. faites au stade de l’enquête en tant que preuves à charge, alors que les circonstances de leur obtention révélaient un risque réel et non réfuté de mauvais traitements, ainsi qu’en faisant abstraction de ses rétractions lors du procès, au seul motif que ses allégations de mauvais traitements avaient été rejetées comme mal fondées par les procureurs dans le cadre de leurs vérifications, la cour régionale a privé d’équité le procès du requérant (Huseyn et autres, précité, § 212, Örs et autres, précité, § 61, Özcan Çolak c. Turquie, no 30235/03, § 49, 6 octobre 2009, Aydin Cetinkaya c. Turquie, no 2082/05, § 107, 2 février 2016, et Mehmet Duman, précité, § 46). Cette conclusion rend inutile l’examen de l’argument du Gouvernement selon lequel les déclarations d’U. n’étaient pas décisives pour fonder la condamnation du requérant pour meurtre.

74. Partant, la Cour rejette l’exception tirée par Gouvernement de l’irrecevabilité comme relevant de la « quatrième instance », et elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. Le requérant réclame 500 000 euros (EUR) pour un préjudice matériel correspondant à un manque à gagner, ainsi que 500 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

77. Le Gouvernement considère ces sommes manifestement excessives.

78. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu a été condamnée à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, il devrait être placé, dans la mesure du possible, dans la situation où il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu de violation, et qu’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente, en principe, le moyen le plus approprié de redresser la violation constatée (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, in fine, CEDH 2005‑IV).

79. Eu égard à la possibilité en droit russe de la réouverture du procès à la suite d’un arrêt de la Cour constatant violation de la Convention (paragraphe 46 ci-dessus) ainsi qu’à la position de la Cour suprême concernant l’admission des dépositions obtenues prétendument au moyen de mauvais traitements (paragraphes 41-44 ci-dessus), la Cour considère que le constat de violation suffit en lui-même à compenser le préjudice moral subi par le requérant (Kormev, précité, § 96, Zadumov c. Russie, no 2257/12, §§ 80-81, 12 décembre 2017, et Kumitskiy et autres c. Russie, nos 66215/12 et 4 autres, § 28, 10 juillet 2018).

80. S’agissant de la demande au titre d’un dommage matériel, la Cour constate qu’elle n’est aucunement étayée et la rejette.

B. Frais et dépens

81. Le requérant a soumis deux demandes séparées au titre des honoraires d’avocat. D’une part, il demande 4 500 EUR pour les frais d’assistance et de représentation par Me Bokareva devant la Cour. D’autre part, il demande 20 000 euros pour les frais d’avocats, tout en reconnaissant qu’il n’avait gardé aucun justificatif. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter ces demandes comme non étayées.

82. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer.

83. En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a pas produit de convention d’honoraires avec Me Bokareva ou avec d’autres avocats, et qu’il n’a produit aucun document démontrant qu’il avait l’obligation juridique de payer les sommes demandées. Dans ces circonstances, elle ne voit rien qui puisse l’amener à admettre la réalité des frais dont le remboursement est demandé. Il s’ensuit que cette demande du requérant doit être rejetée.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges De Gaetano et Pinto de Albuquerque.

V.D.G
J.S.P.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DE GAETANO À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. Je suis au regret de ne pouvoir souscrire à l’avis de la majorité selon lequel, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par le requérant. J’ai exposé mon avis sur cette question dans une opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt Gafà c. Malte, no 54335/14, 22 mai 2018 (voir aussi, quoique dans un contexte un peu différent, l’opinion en partie dissidente annexée à l’arrêt Gorlov et autres c. Russie, nos 27057/06 et 2 autres, 2 juillet 2019). Au vrai, la jurisprudence de la Cour sur le point de savoir à quel moment l’on peut ou l’on doit considérer que le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante pour un préjudice moral est loin d’être constante. Et ce problème n’est assurément pas nouveau (voir l’opinion en partie dissidente du juge Bonello dans T.W. c. Malte [GC], no 25644/94, 29 avril 1999, ainsi que l’opinion en partie dissidente du juge Malinverni à laquelle se sont ralliés les juges Popović et Pinto de Albuquerque dans Abdullah Yıldız c. Turquie, no 35164/05, 26 avril 2011, et l’opinion en partie dissidente commune aux juges Spielmann, Sajó, Karakaş et Pinto de Albuquerque dans Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, 26 avril 2016).

2. En l’espèce, le requérant a été déclaré coupable d’homicide volontaire sur le fondement de preuves extrêmement minces, à savoir des éléments obtenus dans des circonstances qui donnent à la Cour de solides raisons de penser qu’il y a eu recours à la torture sur le principal témoin, le frère du requérant. Le requérant s’est vu non seulement déclarer coupable de ce meurtre mais également condamner à une peine de vingt-deux ans de réclusion criminelle. Il a déjà purgé une part non négligeable de cette peine et est toujours en prison. Toutefois, eu égard à la possibilité que la Cour suprême rouvre son procès – réouverture qui en droit russe n’est pas automatique après un constat de notre Cour qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention –, la Cour a jugé opportun de déclarer qu’un constat de violation est suffisant aux fins de l’article 41. À n’en pas douter, le requérant a éprouvé, et éprouve encore, de la détresse et de l’anxiété en raison de la violation de ses droits fondamentaux qui a été établie par la Cour. Comme la juge Greve l’a souligné dans son opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, CEDH 1999‑III, « [p]our que la Cour accorde une satisfaction équitable, il faut que le requérant ait réellement subi un préjudice et que celui-ci ait été causé par la violation constatée. Ces conditions remplies, la Cour alloue parfois des sommes censées couvrir le dommage moral pouvant être résulté pour l’intéressé de sentiments tels (la liste n’est pas exhaustive) l’incertitude, l’anxiété et/ou la détresse, l’isolement, le désarroi, l’abandon, la frustration et/ou l’impuissance ou l’injustice éprouvés par lui » (italiques ajoutés).

3. La Cour devient souvent lyrique lorsqu’elle rappelle que les droits protégés par la Convention et les recours devant exister pour d’éventuelles violations doivent être concrets et effectifs et non pas simplement théoriques ou illusoires. Nul ne le conteste. Or, dans le contexte de l’article 41, la Cour paraît souvent oublier tout cela, se bornant alors à allouer à des requérants dans des situations semblables à celle de M. Urazbayev une satisfaction équitable pour préjudice moral qui ne peut qu’être qualifiée de chimérique.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-196408
Date de la décision : 08/10/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : URAZBAYEV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOKAREVA V.A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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