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01/10/2019 | CEDH | N°001-196602

CEDH | CEDH, AFFAIRE SAVRAN c. DANEMARK, 2019, 001-196602


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SAVRAN c. DANEMARK

(Requête no 57467/15)

ARRÊT

STRASBOURG

1er octobre 2019

Renvoi devant la Grande Chambre

27/01/2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Savran c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, Président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Faris Vehabović, >Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SAVRAN c. DANEMARK

(Requête no 57467/15)

ARRÊT

STRASBOURG

1er octobre 2019

Renvoi devant la Grande Chambre

27/01/2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Savran c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, Président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 mai et 9 juillet 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57467/15) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant turc, M. Arıf Savran (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 novembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par MM. Tyge Trier et Anders Boelskifte, avocats à Copenhague. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, M. Tobias Elling Rehfeld, du ministère des Affaires étrangères, et par sa coagente, Mme Nina Holst-Christensen, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier que son éloignement vers la Turquie emporterait violation des articles 3 et 8 de la Convention.

4. Le 20 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Invité par la Cour à produire des observations écrites en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention et de l’article 44 du règlement de la Cour (« le règlement »), le gouvernement turc a renoncé à exercer ce droit.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est un ressortissant turc né en 1985. En 1991, alors qu’il était âgé de six ans, il rejoignit son père au Danemark avec sa mère et ses quatre frères et sœurs.

7. Le 9 janvier 2001, le tribunal de première instance de Copenhague (Københavns Byret ‑ « le tribunal de première instance ») reconnut le requérant coupable de cambriolage et le condamna à un an et trois mois d’emprisonnement, dont neuf mois assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve de deux ans.

A. La procédure pénale

8. Le 9 octobre 2007, la cour d’appel du Danemark oriental (Østre Landsret ‑ « la cour d’appel »), sur le fondement des articles 246 et 245 du code pénal (straffeloven), reconnut le requérant coupable d’agression aggravée : le 29 mai 2006, le requérant avait, avec plusieurs personnes non identifiées, frappé un homme sur le corps et à la tête à coups de pied, de bâton ou d’autres objets contondants, lui infligeant un grave traumatisme crânien qui avait entraîné son décès le 30 mai 2006. Il fut condamné à purger une peine de sept ans d’emprisonnement puis à être expulsé du Danemark. Le 22 mai 2008, la Cour suprême (Højesteret), saisie d’un recours, annula le jugement et renvoya l’affaire devant la cour d’appel qui, par un arrêt qu’elle rendit le 17 octobre 2008, condamna à nouveau le requérant.

9. Au cours de la procédure, le ministère de la Justice (Justitsministeriet) obtint de la clinique de psychiatrie légale (Retspsykiatrisk Klinik) un rapport d’expertise médicale en date du 13 mars 2008, qui concluait ce qui suit :

« (...) il n’apparaît pas que [le requérant] souffre de troubles mentaux et rien ne laisse supposer qu’il ait souffert de troubles mentaux à l’époque où il a commis l’infraction dont il a été reconnu coupable. Il souffre très probablement d’un léger retard mental. (...) [Le requérant] ne souffre ni d’épilepsie ni d’aucune atteinte cérébrale organique. »

10. Le 16 avril 2008, le conseil médicolégal (Retslægerådet) formula les constats suivants en se fondant sur le rapport d’examen de l’état mental du requérant et sur d’autres pièces du dossier :

« (...) [le requérant] ne souffre pas de troubles mentaux et n’en souffrait pas non plus au moment où il a commis l’infraction dont il a été reconnu coupable. Il souffre d’un retard mental mais ne montre aucun autre signe d’atteinte cérébrale organique. Il est possible qu’il se soit trouvé sous l’emprise du cannabis au moment où il a commis l’infraction dont il a été reconnu coupable, mais rien ne semble indiquer qu’il ait pu se trouver dans un état d’intoxication anormal.

[Le requérant] est originaire de Turquie, où il a vécu jusqu’à l’âge de six ans avant de s’installer au Danemark. Il a passé son enfance et son adolescence au Danemark dans un milieu défavorisé, marqué par une situation de défaillance parentale, de violence et de pauvreté. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été retiré à ses parents et placé. Il présente d’importants troubles du comportement depuis son enfance et il a commis plusieurs infractions. C’est un gros consommateur de cannabis. Il a été intégré dans plusieurs établissements et projets socio-éducatifs mais les efforts qui ont été déployés n’ont eu aucun effet sur son comportement. Il perçoit depuis son dix-neuvième anniversaire une pension d’invalidité qui lui a été accordée en raison de ses faibles capacités intellectuelles notamment. Il a été en contact à plusieurs reprises avec les services du système de santé mentale, mais aucun diagnostic de troubles psychotiques n’a été confirmé bien que des symptômes psychotiques aient été signalés.

Dans le cadre de la présente expertise médicale, il est apparu que les hallucinations auditives dont [le requérant] se plaignait pouvaient être considérées comme relevant de la simulation. À l’issue de son examen médical, et notamment de l’examen psychologique destiné à évaluer ses capacités intellectuelles, il a été conclu qu’il souffrait d’un retard mental et d’un handicap fonctionnel léger à modéré, ainsi que d’un trouble de la personnalité se traduisant par un manque de maturité et d’empathie, une instabilité émotionnelle et de l’impulsivité. [Le requérant] a grandement besoin qu’on lui fixe des limites claires propres à lui fournir la structure et le soutien qui lui sont nécessaires.

Partant, le cas du [requérant] relève de l’article 16 § 2 du code pénal et probablement aussi de la deuxième phrase de son article 16 § 1. Le conseil médicolégal considère par conséquent que s’il venait à être reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés, la mesure la plus adaptée à son cas serait, conformément à la deuxième phrase de l’article 68 du code pénal, un internement dans l’unité sécurisée d’un établissement spécialisé accueillant des personnes souffrant de lourds handicaps mentaux. »

11. Aux fins de la procédure en justice, le service de l’immigration (Udlændingeservice) rendit le 17 septembre 2007 un rapport sur le requérant dans lequel il était notamment indiqué ce qui suit :

« (...) [le requérant] réside régulièrement au Danemark depuis 14 ans et huit mois environ (...) la mère et les quatre frères et sœurs [du requérant] résident au Danemark (...) [le requérant] a effectué cinq à dix séjours de deux mois en Turquie pour rendre visite à sa famille. Il ne s’y est cependant pas rendu depuis 2000. Il a déclaré qu’il n’avait aucun contact avec des personnes résidant en Turquie. [Le requérant] dit qu’il ne parle pas le turc et qu’il a seulement quelques notions de kurde (...) Compte tenu des informations communiquées par l’accusation quant à la nature de l’infraction reprochée [au requérant] (...) et des considérations mentionnés à l’article 26 § 1 de la loi sur les étrangers, le service de l’immigration souscrit à la recommandation d’expulsion formulée par l’accusation. »

12. Les juridictions nationales ordonnèrent l’internement du requérant, pour une durée indéterminée, dans l’aile sécurisée d’un établissement spécialisé pour personnes souffrant de lourds handicaps mentaux, ainsi que son expulsion du Danemark avec interdiction définitive de revenir sur le territoire.

13. Concernant la décision d’expulsion, la cour d’appel indiqua que le requérant s’était installé au Danemark à l’âge de six ans pour y rejoindre son père dans le cadre d’un regroupement familial, qu’il résidait régulièrement au Danemark depuis 14 ans et huit mois environ, qu’il n’était pas marié et n’avait pas d’enfant, et qu’hormis sa tante maternelle, qui vivait en Turquie, toute sa famille, c’est-à-dire sa mère et ses quatre frères et sœurs, résidaient au Danemark. Elle releva également que le requérant avait fréquenté l’école élémentaire au Danemark pendant sept ans, qu’il avait été présent sur le marché du travail danois pendant cinq ans environ avant d’obtenir une pension d’invalidité, qu’il avait effectué cinq à dix séjours de deux mois en Turquie pour rendre visite à sa famille mais que son dernier voyage dans ce pays remontait à 2000, et qu’il ne parlait pas le turc mais avait quelques notions de kurde. Elle nota en revanche que le requérant avait été reconnu coupable d’une infraction très grave. Se fondant sur une appréciation globale de la situation, elle conclut que compte tenu du contexte, l’expulsion du requérant ne serait ni inappropriée ni contraire à l’article 8 de la Convention.

14. Le requérant saisit la Cour suprême d’un recours contre ce jugement.

15. À la même époque, et plus précisément le 11 mars 2008, le requérant fut de nouveau entendu. Il dit notamment que son dernier séjour en Turquie remontait à 2001, qu’il parlait le kurde couramment et que sa famille vivait dans le village de Koduchar, dans une maison dont sa mère était propriétaire.

16. Par un arrêt qu’elle rendit le 10 août 2009, la Cour suprême ordonna l’internement du requérant dans un établissement de psychiatrie légale, et elle confirma la décision d’expulsion, en indiquant notamment :

« [Le requérant], qui est désormais âgé de 24 ans, a quitté la Turquie pour s’installer au Danemark quand il avait six ans. Il a été scolarisé au Danemark et sa famille proche, dont sa mère et ses quatre frères et sœurs, y résident. Il n’est pas marié et il n’a pas d’enfant. Il perçoit une pension d’invalidité et hormis ces éléments n’est pas intégré dans la société danoise. Il parle le kurde et pendant son enfance et son adolescence, qu’il a passées au Danemark, il a effectué cinq à dix séjours de deux mois en Turquie pour rendre visite à sa famille. Son dernier voyage dans ce pays, où sa mère est propriétaire d’un bien immobilier, remonte à 2001.

Compte tenu de la nature et de la gravité de l’infraction commise par le requérant, nous considérons qu’aucun élément ne permet de conclure que l’expulsion de l’intéressé serait manifestement inappropriée au regard de l’article 26 § 2 de la loi sur les étrangers, ni qu’elle serait contraire à l’article 8 de la Convention. »

B. La procédure de révocation prévue par l’article 50a de a loi sur les étrangers

17. Le 3 janvier 2012, le tuteur ad litem du requérant sollicita, en vertu de l’article 72 § 2 du code pénal, le réexamen par l’accusation de la mesure qui avait été ordonnée à l’égard du requérant. À cette fin, plusieurs avis et déclarations furent communiqués, dont ceux qui sont mentionnés ci-après.

18. Le 5 avril 2013, K.A., psychiatre consultant au centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John, fit une déclaration dans laquelle il conclut ce qui suit :

« (...)

Depuis 2008, [le requérant] (...) reçoit des soins psychiatriques pour schizophrénie paranoïde, faible déficience intellectuelle et dépendance au cannabis. Néanmoins, il est apparu au cours de la période pertinente [2006 à 2013] que son niveau intellectuel était plus élevé et qu’il ne remplissait donc pas les critères diagnostiques du retard mental. Au cours des trois à quatre premières années de la période pertinente, [le requérant] consommait du cannabis de manière continue et des drogues dures de manière occasionnelle, et il fuguait souvent. Au cours des dernières années, il est parvenu à se défaire de son addiction aux drogues dures et la fréquence de ses fugues a diminué. Il n’a d’ailleurs plus fugué depuis l’automne 2012. En outre, ses troubles externalisés du comportement ont considérablement régressé depuis qu’il a arrêté de consommer des drogues dures. Depuis deux mois, [le requérant] ne consomme plus de cannabis et il fait des efforts importants pour ne pas se droguer dans l’unité psychiatrique ouverte. [Il] avait auparavant aidé d’autres patients à s’approvisionner en cannabis, en droite ligne de son « ancien » mode de vie, mais il est parvenu à résister à la tentation de se livrer à nouveau à pareille pratique depuis six mois. Il est disposé à collaborer et il a accepté sans difficulté de suivre une thérapie avec prise de neuroleptiques. Le département recommande donc que la mesure d’internement dans une unité de psychiatrie légale prononcée contre le requérant soit convertie en une obligation de traitement dans une unité psychiatrique et que l’intéressé soit placé dès sa sortie sous le contrôle du service des prisons et de la probation et du département de sorte que, en accord avec le psychiatre consultant, le service des prisons et de la probation puisse le cas échéant ordonner son réinternement en vertu de l’article 72 § 1 du code pénal. (...) »

19. Dans une déclaration en date du 18 juillet 2013, M.H., psychiatre consultant au centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John, dit notamment ce qui suit :

« (...) En ce qui concerne le traitement administré précédemment, veuillez consulter les rapports médicaux en date du 29 mars et du 19 novembre 2012, qui ont été communiqués au parquet régional. Les faits suivants se sont produits depuis la date de publication du [dernier] rapport (...) :

Le 5 février 2013, [le requérant] fut transféré dans un service ouvert (R3) en vue d’y suivre une désintoxication. Vers le mois de mars, il déclara qu’il souffrait de symptômes évolutifs. Ses doses de neuroleptiques, qui avaient été légèrement diminuées quelques mois plus tôt, furent alors augmentées. Le niveau d’agressivité du patient allant croissant malgré cet ajustement du traitement, il fut décidé de le transférer dans un service fermé le 5 avril 2013. Il fugua alors et une alerte dut être diffusée, mais il revint rapidement de lui-même. À la suite de sa réintégration, il fit une nouvelle fugue le 18 avril 2013 mais revint rapidement, sans manifester de signe propre à laisser penser qu’il se trouvait sous l’emprise de stupéfiants. Le 21 avril 2013, il menaça et frappa soudainement un soignant à la tête. Le lendemain, il dut être immobilisé au moyen de ceintures parce qu’il avait proféré de nouvelles menaces. Le 5 mai 2013, il attaqua soudainement et frappa un soignant, et il fut conclu qu’il souffrait de troubles psychotiques sévères. Immobilisé au moyen de ceintures jusqu’au 12 mai 2013, son comportement au cours de cette période fluctua grandement, se caractérisant par moments par des troubles psychotiques sévères et une attitude menaçante. Il accepta de son plein gré une modification de son traitement. On lui administra alors des comprimés de Leponex et on réduisit dans le même temps les doses de Cisordinol (neuroleptique). Son état s’est depuis rapidement amélioré et il semble désormais avoir retrouvé son état habituel : il est amical, se montre coopératif et manifeste la volonté de poursuivre sa thérapie. Sa consommation de stupéfiants est très faible et se limite au cannabis, dont il ne semble néanmoins pas capable de se passer.

Pour votre information, [le requérant] est très désireux de suivre un traitement psychiatrique, y compris par médicaments psychoactifs. Il craint néanmoins de ne pas être en mesure de poursuivre son traitement correctement s’il est expulsé du Danemark et si le traitement qui lui est proposé ne s’accompagne pas d’un suivi psychiatrique assez intensif. [Le requérant] craint manifestement de ne pas disposer en cas d’expulsion des ressources nécessaires pour poursuivre le traitement psychiatrique – y compris médicamenteux ‑ dont il a besoin. À cet égard, il est considéré que [le requérant] est exposé à un risque élevé de rupture du traitement et de reprise de la consommation de stupéfiants, qui se traduiraient par une aggravation de ses symptômes psychotiques et potentiellement par un comportement agressif. Il convient de noter que dans le cadre de son traitement, [le requérant] prend des comprimés de Leponex, un neuroleptique qui doit être administré quotidiennement. Il serait donc exposé, en cas d’expulsion du Danemark, à un risque de rupture de traitement propre à provoquer une aggravation de ses symptômes psychotiques et une augmentation du risque de comportement agressif. Il ressort d’une évaluation globale de la situation qu’une interruption du traitement entraînerait une aggravation des symptômes psychotiques [du requérant], laquelle se traduirait par une augmentation significative du risque qu’il commette des atteintes aux personnes.

Le patient reçoit actuellement le traitement suivant :

Risperdal Consta [rispéridone] 50mg, une prise toutes les deux semaines (neuroleptique ‑ suspension injectable à libération prolongée).

Clozapine [Leponex] 250mg, prise quotidienne (neuroleptique ‑ comprimés).

(...) »

20. Le 8 octobre 2013, le service de l’immigration rendit un avis qui était ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« (...) Dans ce contexte, les services de police de Copenhague (Københavns Politi) ont demandé un avis sur les traitements disponibles en Turquie et, aux fins de la présente affaire, nous avons été informés que [le requérant] reçoit actuellement le traitement suivant :

Risperdal Consta, dont la substance active est la rispéridone, et Clozapine, dont la substance active est la clozapine.

Selon MedCOI, une base de données financée par la Commission européenne qui recense des informations sur la disponibilité des traitements médicaux, le Risperdal [rispéridone] et la Clozapine sont disponibles en Turquie. Leur prix n’est cependant pas indiqué.

En ce qui concerne les traitements disponibles en Turquie, il ressort également de la base de données MedCOI que tous les services de santé primaires sont gratuits et dispensés par des généralistes, mais que les examens en laboratoire hospitalier qui font l’objet d’une prescription et sont effectués en lien avec les services de santé primaires sont à la charge des patients. (...) »

21. Le 1er décembre 2013, l’accusation saisit le tribunal de première instance conformément à l’article 72 § 2 du code pénal aux fins d’obtenir que la mesure d’internement en unité de psychiatrie légale qui avait été ordonnée contre le requérant fût convertie en une obligation de traitement dans une unité psychiatrique. Conformément à l’article 50a de la loi sur les étrangers (udlændingeloven), elle demanda également au tribunal de dire dans le même temps si la décision d’expulsion qui visait le requérant devait être confirmée ou non. L’article 50a de la loi sur les étrangers dispose en effet que le juge doit révoquer une décision d’expulsion dès lors qu’elle est manifestement inappropriée compte tenu de l’état de santé de l’intéressé. L’accusation soutenait que la décision d’expulsion devait être confirmée.

22. Une déclaration médicale en date du 13 janvier 2014, rédigée par P.L., psychiatre consultant, fut communiquée au tribunal de première instance. Il y était notamment indiqué ce qui suit :

« (...)

Je suis le psychiatre consultant chargé du traitement du [requérant] depuis la mi‑juillet 2013. [Le requérant] se trouve toujours dans une unité fermée (R1). Son état est jugé stable depuis six mois et il s’abstient de fumer du cannabis pendant de longues périodes. Des permissions lui ont donc été accordées de plus en plus fréquemment, conformément aux droits consacrés par la circulaire relative aux permissions. [Le requérant] se montre coopératif et ne manifeste pas de signes psychotiques. Il se montre généralement communicatif mais comme précédemment, son comportement reste marqué par une forme d’impulsivité et d’immaturité. Il a recommencé à fumer du cannabis bien qu’il ait compris l’importance de ne pas se livrer à pareille pratique. (...) Il affirme également que le traitement par neuroleptiques qu’il suit actuellement lui convient bien, et qu’il est tout à fait disposé à le poursuivre le jour où il sera prêt à sortir. (...) il répond bien au traitement par Risperdal et Leponex. Il dit ne pas souffrir de symptômes psychotiques tels que des illusions ou des hallucinations. Hormis un incident dans le cadre duquel [le requérant] a frappé un autre patient qui l’avait largement provoqué, il n’a manifesté aucun trouble externalisé du comportement au cours des six derniers mois. (...)

Sous réserve de la poursuite de son traitement, je souscris à la recommandation que la mesure d’internement en unité de psychiatrie légale prononcée contre le requérant soit convertie en une obligation de traitement psychiatrique.

[Le requérant] a de bonnes chances d’entrer en rémission si, à sa sortie, il peut être réinséré dans la société en bénéficiant d’un logement convenable et d’une thérapie ambulatoire intensive sur plusieurs années. [Le requérant] est conscient de la pathologie dont il souffre et il admet clairement qu’il a besoin d’une thérapie.

[Le requérant] a en revanche peu de chances de rémission s’il ne fait l’objet d’aucun suivi ni d’aucun contrôle à sa sortie. Comme M.H., psychiatre consultant, je considère qu’une interruption de son traitement pourrait conduire à une forte aggravation des symptômes psychotiques du requérant, laquelle se traduirait par une augmentation significative du risque que [l’intéressé] commette des atteintes aux personnes. (...) »

23. Le requérant fut entendu les 6 février et 7 octobre 2014. Il ressortit ce qui suit de ses déclarations :

« (...) sa mère n’est plus propriétaire en Turquie car le bien immobilier qui lui appartenait a été détruit. Ce bien avait été construit sur une parcelle dont les collectivités locales étaient propriétaires. Lorsqu’il était enfant, il vivait dans un petit village pauvre en périphérie de Konya, en Turquie. Il n’a aucune famille en Turquie. Tous les membres de sa famille résident au Danemark. Il ne sait pas où il résiderait s’il était expulsé vers la Turquie. Il ne connaît pas bien ce pays et ne saurait pas s’y repérer. Il a peur de tomber malade. Il parle le kurde mais pas le turc. Il parle mieux le danois que le turc. Il a peur de ne pas pouvoir trouver un travail et gagner sa vie à cause de sa mauvaise maîtrise de la langue. Il sait qu’il y a un hôpital à Konya, mais il est pour les personnes pauvres et il n’est pas de bon niveau. Les hôpitaux d’Ankara et d’Istanbul prodiguent des soins de qualité mais les patients doivent régler eux-mêmes les dépenses de santé, or il n’a pas les moyens de prendre le coût de son traitement en charge. Étant donné qu’il prend du Leponex [clozapine], il a un risque accru de développer des caillots sanguins et il doit être vu régulièrement par un médecin.

Il craint, une fois en Turquie, de ne pas pouvoir suivre les prescriptions des médecins et de ne pas pouvoir consulter un médecin. Il est toujours sous traitement (...) il a besoin de prendre ses médicaments s’il ne veut pas devenir instable. Il a peur de commettre une infraction grave s’il ne prend pas ses médicaments. Il veut donc que quelqu’un s’occupe de lui et l’aide à prendre ses médicaments. L’an dernier, il n’a pas reçu le bon traitement. Il est alors devenu violent et a menacé le personnel. Il veut trouver un travail. Il veut vivre chez sa mère au début, pour que quelqu’un puisse le garder à l’œil. Il a peur que les choses tournent mal s’il se retrouve contraint de vivre en Turquie. »

24. Dans un avis complémentaire en date du 4 juillet 2014, le service de l’immigration déclara ce qui suit :

« (...) Le 19 mars 2014, les services de police de Copenhague ont demandé un avis complémentaire concernant une nouvelle déclaration médicale rédigée le 13 janvier 2014 par le centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John et les problèmes linguistiques mentionnés dans le rapport médical.

Il ressort de la déclaration médicale du 13 janvier 2014 que [le requérant] a de bonnes chances d’entrer en rémission si, à sa sortie, il peut être réinséré dans la société en bénéficiant d’un logement adapté et d’une thérapie ambulatoire intensive sur plusieurs années, mais qu’il a peu de chances de rémission s’il ne fait l’objet d’aucun suivi ni d’aucun contrôle à sa sortie.

[Le requérant] dit qu’il n’a aucun réseau social dans le village de Turquie où il est né et a vécu les premières années de sa vie avec sa famille, qu’il n’aura à proximité aucune structure propre à lui offrir une assistance psychiatrique s’il séjourne dans ce village et que, étant kurdophone, il parle mal le turc.

Avis

Le service de l’immigration a obtenu du ministère danois des Affaires étrangères des informations sur les traitements disponibles à Konya, en Turquie.

Dans sa réponse en date du 4 juillet 2014, le ministère des Affaires étrangères a indiqué ce qui suit :

Par une lettre en date du 1er mai 2014 portant sur le renvoi d’un ressortissant turc, le service de l’immigration a demandé au ministère des Affaires étrangères de l’aider à obtenir des informations sur les traitements disponibles à Konya, en Turquie. Le patient souffre de « schizophrénie paranoïde. Visé par une mesure d’internement en psychiatrie, il souffre d’un syndrome de dépendance au cannabis, est abstinent, présente un surpoids sans particularité », reçoit des injections de Risperdal Consta et prend des comprimés de Clozapine.

Le service de l’immigration demandait une réponse aux questions ci-dessous :

Le ministère des Affaires étrangères a obtenu les informations demandées auprès du SGK, le service de sécurité sociale turc, et d’un médecin exerçant dans une clinique de réinsertion située à Konya, qui dépend de l’hôpital public appelé « Konya Egitim ve Arastirma Hastanesi ». Il a aussi contacté l’hôpital public appelé « Numune Hastanesi », situé à Konya également, et lui a posé les questions [suivantes] :

1) Le patient peut-il recevoir dans un hôpital psychiatrique de la province de Konya un traitement intensif répondant aux besoins d’une personne souffrant des troubles indiqués ?

Comme les patients qui se rendent dans des structures de santé pour des troubles physiques, les patients souffrant de pathologies mentales peuvent généralement être traités dans des hôpitaux publics et dans des structures de santé privées ayant conclu un accord avec le ministère turc de la Santé.

Les ressortissants turcs qui résident en Turquie et ne sont pas couverts par une assurance santé dans un autre pays bénéficient, dès lors qu’ils en font la demande, du régime général de santé turc. Pour en bénéficier, l’intéressé doit s’inscrire auprès du registre d’état civil turc puis déposer une demande auprès du bureau du sous-préfet. Il doit également verser une cotisation dont le montant est calculé en fonction de ses revenus. Exemples de calcul [...] :

Revenus mensuels compris entre 0 TRY et 357 TRY : le ressortissant ne verse aucune cotisation, celle-ci étant prise en charge par le Trésor

Revenus mensuels compris entre 358 TRY et 1 071 TRY : 42 TRY (soit 105 DKK environ)

Revenus mensuels compris entre 1 072 TRY et 2 142 TRY : 128 TRY (soit 320 DKK environ)

Revenus mensuels supérieurs à 2 143 TRY : 257 TRY (soit 645 DKK environ)

2) Les médicaments mentionnés sont-ils disponibles dans la province de Konya ?

Le médecin confirme que le Risperdal Consta 50mg (présentation : boîte contenant une solution pour une injection ; fabricant : Johnson & Johnson ; prix de vente : 352,52 TRY, soit 925 DKK [environ]) est généralement disponible dans toutes les pharmacies de Konya, et qu’il est utilisé pour traiter des patients souffrant de schizophrénie paranoïde. S’il n’est plus en stock dans une pharmacie, il est possible de se rapprocher d’une autre pharmacie pour en obtenir ou de le commander. Il s’agit d’un médicament délivré sur ordonnance uniquement.

On trouve deux types de médicaments dont la clozapine est la substance active :

Leponex 100mg (présentation : boîte de 50 comprimés ; fabricant : Novartis ; prix de vente : 25,27 TRY (soit 66 DKK environ) ; substance active : Clozapine). Ce médicament est disponible dans toutes les pharmacies de Turquie. Il est délivré sur ordonnance uniquement.

Clonex 100mg (présentation : boîte de 50 comprimés ; fabricant : Adeka Ilac ; prix de vente : 25,27 TRY (soit 66 DKK environ) ; substance active : Clozapine). Ce médicament est disponible dans toutes les pharmacies de Turquie. Il est délivré sur ordonnance uniquement.

a. si oui, quel [est] le coût de ces traitements pour le patient ?

Étant donné que les médicaments en question sont délivrés sur ordonnance, le prix total du médicament est normalement à la charge du patient, sauf si celui-ci est affilié au régime général de santé. En pareil cas, le reste à charge pour le patient, ou ticket modérateur, correspond à 20 % du prix de vente, les 80 % restants étant couverts par le régime général de santé. Les patients affiliés au régime général de santé peuvent toutefois être exonérés du ticket modérateur si leur médecin rédige un rapport de commission spécial validé et signé par plusieurs médecins. Un médecin peut rédiger un rapport de ce type s’il estime que le patient a un besoin actuel et réel de recevoir un traitement de long terme et qu’il juge déraisonnable d’en faire peser le coût sur le patient. Cette décision ne tient pas compte de la situation financière du patient.

3) Les personnels de santé parlent-ils le kurde dans la province de Konya ?

D’après le médecin, les hôpitaux emploient des personnels de santé kurdophones qui peuvent assurer une assistance linguistique en cas de besoin. L’hôpital public de Konya appelé « Numune Hastanesi » a donné une réponse identique.

Conclusion

En ce qui concerne le rapport médical communiqué par le centre médical de l’hôpital de Saint John, nous n’avons pas d’autre observation à formuler pour compléter notre avis du 8 octobre concernant les traitements disponibles en Turquie.

En conséquence, nous renvoyons de manière générale à notre avis du 8 octobre 2013. (...) »

25. P.L., psychiatre consultant, fut entendu devant le tribunal de première instance le 7 octobre 2014. Il ressortit notamment ce qui suit de ses déclarations :

« (...) médecin spécialisé en psychiatrie, il est psychiatre consultant au département R de l’hôpital de Saint John. Il a rencontré [le requérant] pour la première fois en juin 2013. Depuis, c’est lui qui est son médecin référent et qui suit l’évolution de son état. Depuis sa déclaration médicale du 13 janvier 2014, [le requérant] se porte bien dans l’environnement sûr du département. Il a respecté les accords qu’il avait passés, et il a réussi à avoir un travail. D’après [P.L.], [le requérant] se relâchera s’il ne bénéficie pas d’un cadre solide. L’histoire personnelle [du requérant] le montre bien. [Le requérant] a eu un comportement violent pendant longtemps, y compris à l’école et lors de son internement dans une unité de psychiatrie légale, et son traitement a conduit à une amélioration à cet égard. Le traitement médical prescrit [au requérant] requiert une grande expertise. [Le requérant] reçoit un traitement complexe, dont le plan doit être suivi à la lettre. Il doit notamment, pour des raisons somatiques, se soumettre à des examens sanguins toutes les semaines ou tous les mois. [Le requérant] a besoin de son traitement médicamenteux pour éviter des rechutes importantes. Pour qu’une conversion de la mesure ordonnée à l’égard du requérant puisse être recommandée, l’intéressé doit non seulement suivre correctement son traitement et être soumis aux examens sanguins nécessaires, mais aussi bénéficier de plusieurs mesures de traitement complémentaires. Parmi les mesures en question, on citera notamment la mise en place d’un suivi régulier par un référent, la mise en œuvre d’un plan de suivi permettant de s’assurer que [le requérant] se conforme au traitement médical qui lui est prescrit, et la mise en place d’un accompagnement par un assistant social chargé de l’aider à gérer ses problèmes, de dépendance notamment, ainsi que par une personne chargée de s’assurer qu’il évolue dans un environnement favorable et qu’on lui propose une occupation. Ces composantes de son traitement sont nécessaires pour éviter les rechutes. Elles font partie intégrante de son traitement au Danemark. [P.L.] estime que [le requérant] ne pourra pas bénéficier des mêmes mesures dans le cadre de son traitement en Turquie. Une rechute pourrait avoir de graves conséquences pour [le requérant] et son environnement. [P.L.] considère que [le requérant] pourrait devenir très dangereux en cas de rechute. Or il est probable qu’il rechute s’il ne reçoit pas le bon traitement et l’appui dont il bénéficie actuellement. [P.L.] pense qu’il y a des psychiatres très compétents dans les villes de Turquie mais probablement pas dans le petit village où il est probable que [le requérant] s’installe. Il estime que [le requérant] ne sera pas pris en charge de la même manière qu’au Danemark. (...) »

26. Une lettre et un courrier électronique de R.B., tuteur ad litem du requérant, en date du 3 janvier 2012 et du 11 juin 2013 respectivement, un courrier électronique adressé par le ministère danois des Affaires étrangères aux services de police de Copenhague le 15 novembre 2013 et une lettre du service des étrangers de la police nationale (Nationalt UdlændingeCenter) en date du 25 novembre 2013 furent également communiqués au tribunal de première instance.

27. Par une décision qu’il rendit le 14 octobre 2014, le tribunal de première instance ordonna la conversion de la mesure d’internement dans une unité de psychiatrie légale en une obligation de traitement dans un service psychiatrique. Concernant la décision d’expulsion, il considéra qu’en dépit de la nature et de la gravité de l’infraction commise, l’état de santé du requérant rendait manifestement inappropriée la décision d’expulsion. L’arrêt était ainsi libellé en ses passages pertinents :

« (...) le requérant, qui souffre de schizophrénie paranoïde, bénéficie d’une prise en charge psychiatrique depuis 2008.

Compte tenu des informations médicales disponibles, et en particulier du fait que [le requérant] est tout à fait disposé à poursuivre son traitement psychiatrique, y compris son traitement par neuroleptiques, qu’il a conscience de la pathologie dont il souffre, qu’il reconnaît clairement qu’il a besoin d’une thérapie et qu’il a de bonnes chances d’entrer en rémission s’il bénéficie à sa sortie d’un suivi et d’un contrôle associés à une thérapie ambulatoire intensive, le tribunal de première instance estime qu’il suffira, pour éviter que [le requérant] ne récidive et pour qu’il puisse bénéficier du traitement dont il a besoin, que la mesure qui a été ordonnée à son égard soit convertie en une obligation de traitement dans une unité psychiatrique et qu’il soit placé dès sa sortie sous le contrôle du service des prisons et de la probation et du département de sorte que, en accord avec le psychiatre consultant, le service des prisons et de la probation puisse le cas échéant ordonner son réinternement en vertu de l’article 72 § 1 du code pénal.

[Le requérant], un ressortissant turc âgé de 29 ans, a quitté la Turquie à l’âge de six ans pour s’installer au Danemark dans le cadre du programme de regroupement familial. Il dit qu’il n’a pas de famille en Turquie, qu’il n’a pas de réseau social dans ce pays et que le village où il a vécu les premières années de sa vie avec sa famille se trouve à 100 km de Konya, la ville la plus proche, ce qui signifie donc selon lui qu’il n’y a à proximité aucune structure propre à lui offrir une assistance psychiatrique. Il ajoute qu’étant kurdophone il ne comprend pas bien le turc.

D’après les informations médicales disponibles, il est établi que si aucune mesure de suivi et de contrôle n’est mise en place à sa sortie dans le cadre de sa thérapie ambulatoire intensive, il y a un risque élevé de rupture de traitement et de reprise de la consommation de stupéfiants et, partant, d’aggravation de ses symptômes psychotiques, ce qui se traduirait par une augmentation significative du risque qu’il commette des atteintes aux personnes.

Il est également établi que les patients qui souffrent de troubles mentaux peuvent généralement recevoir un traitement en Turquie, qu’il est possible de déposer une demande d’adhésion au régime général de santé, dont le coût est calculé en fonction des revenus, que les médicaments nécessaires sont disponibles et qu’il est possible de bénéficier dans les hôpitaux turcs de l’assistance de personnel kurdophone.

Néanmoins, le principal est qu’en cas de renvoi en Turquie, son pays d’origine, le requérant puisse bénéficier d’un traitement adapté.

Compte tenu des informations communiquées, il est impossible de déterminer avec certitude si, en cas de renvoi en Turquie, [le requérant] pourra réellement recevoir un traitement psychiatrique approprié et bénéficier notamment du suivi et du contrôle qui lui sont nécessaires dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive.

Au regard de ces éléments, le [tribunal de première instance] conclut donc qu’en dépit de la nature et de la gravité de l’infraction commise, la décision d’expulsion est manifestement inappropriée au regard de l’article 50a de la loi sur les étrangers compte tenu de l’état de santé de l’auteur des faits. Partant, il fait droit à la demande de révocation de la décision d’expulsion introduite par l’auteur des faits. »

28. L’accusation contesta la révocation de la décision d’expulsion devant la cour d’appel, qui entendit le requérant et P.L. le 6 janvier 2015.

29. P.L. déclara notamment ce qui suit :

« (...) [Le requérant] a, et c’est essentiel, parfaitement conscience de la pathologie dont il souffre. Pour pouvoir suivre son traitement, il doit cependant bénéficier d’un suivi régulier. Il doit également bénéficier d’un suivi de son état physique étant donné que le Leponex peut provoquer des défaillances du système immunitaire. Il doit régulièrement faire des examens sanguins pour vérifier qu’il ne souffre pas de cet effet secondaire. Il doit voir un médecin en cas de fièvre soudaine, pareil symptôme pouvant être le signe d’une défaillance du système immunitaire. Si cet effet secondaire se manifeste, le requérant doit être étroitement surveillé et il doit cesser de prendre du Leponex, en dépit de l’effet positif de ce médicament sur son niveau d’agressivité. »

30. Le 13 janvier 2015, la cour d’appel infirma la décision du tribunal de première instance et s’exprima comme suit :

« Au regard des données tirées de la base de données MedCOI et des informations communiquées par le ministère des Affaires étrangères, et en particulier du document en date du 4 juillet 2014 communiqué par ce dernier en réponse à la consultation, la cour d’appel considère que [le requérant] peut poursuivre dans la province de Konya, en Turquie, un traitement médical identique à celui qui lui est dispensé au Danemark, et que dans cette région des traitements psychiatriques sont disponibles dans des hôpitaux publics et dans des centres de santé privés ayant conclu des accords avec le ministère turc de la Santé. Selon les informations qui ont été communiquées à la cour d’appel, [le requérant] pourra demander à bénéficier d’une prise en charge totale ou partielle du coût de son traitement en Turquie si ses revenus sont faibles ou inexistants. Il pourra peut-être aussi prétendre à une exonération du ticket modérateur, qui correspond à 20 % du coût des médicaments qui lui seront prescrits. Il pourra également bénéficier à l’hôpital de l’assistance de personnel kurdophone.

La cour d’appel prend note des informations qui lui ont été communiquées à propos des traitements disponibles et conclut que dans ces circonstances, étant donné que [le requérant] est conscient de la pathologie dont il souffre et, selon ses dires, qu’il sait à quel point il est important qu’il suive son traitement et prenne les médicaments qui lui sont prescrits, l’état de santé du requérant ne rend pas son renvoi manifestement inapproprié.

Par cette décision, la cour d’appel insiste également sur la nature et la gravité de l’infraction qui a été commise en mai 2006 et dont [le requérant] a été reconnu coupable, ainsi que sur le fait que [le requérant] n’a pas encore fondé sa propre famille et n’a pas d’enfant au Danemark. »

31. Le 20 mai 2015, la commission d’appel (Procesbevillingsnævnet) refusa au requérant l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

32. Les articles pertinents du code pénal sont ainsi libellés :

Article 16

1) Nul ne peut être puni pour un acte commis dans un état d’aliénation dû à un trouble mental ou à un trouble comparable. Il en va de même des personnes souffrant d’un retard mental sévère. Une personne dont les facultés mentales se trouvaient temporairement altérées à raison d’un trouble mental ou d’un trouble comparable induit par une consommation d’alcool ou d’autres substances enivrantes peut être punie si les circonstances le justifient.

2) Une personne qui, au moment des faits, souffrait d’une légère déficience mentale ne peut être punie que dans des circonstances exceptionnelles. Il en va de même des personnes se trouvant dans un état comparable à une déficience mentale.

Article 68

Lorsque, en application de l’article 16, un accusé ne peut être sanctionné, le tribunal peut ordonner d’autres mesures qu’il juge propres à éviter la commission d’autres infractions. S’il juge insuffisantes des mesures moins radicales – mesures de contrôle, mesures relatives au lieu de résidence ou de travail, obligation de suivre une cure de désintoxication, obligation de soins psychiatriques, etc. – il peut décider l’internement de l’intéressé dans un hôpital ou un établissement spécialisé pour personnes souffrant de troubles mentaux sévères, ou imposer une mesure de contrôle avec possibilité de placement administratif ou de placement dans un foyer ou un établissement apte à dispenser à l’intéressé une attention ou des soins particuliers. Une personne peut être placée dans un établissement sécurisé dans les conditions énoncées dans l’article 70.

Article 72

1) Le parquet s’assure que les mesures ordonnées en vertu des articles 68, 69 et 70 sont maintenues uniquement pendant la durée nécessaire.

2) Toute décision portant conversion ou révocation définitive d’une mesure imposée en vertu des articles 68, 69 et 70 doit être rendue par un tribunal sur demande de la personne condamnée, de son tuteur ad litem, du parquet, de la direction de l’établissement ou du service des prisons et de la probation (Kriminalforsorgen). Toute demande émanant de la personne condamnée, de son tuteur ad litem, de la direction de l’établissement ou du service des prisons et de la probation doit être formulée auprès du parquet, qui saisit ensuite le tribunal dans les plus brefs délais. En cas de rejet d’une demande introduite par la personne condamnée ou son tuteur ad litem, aucune nouvelle demande ne peut être introduite au cours des six mois qui suivent la date du rejet.

(...)

Article 245

1) Quiconque commet une agression sur la personne d’un tiers de manière particulièrement belliqueuse, brutale ou dangereuse, ou se rend coupable de mauvais traitements, est condamné à une peine d’emprisonnement de six ans au maximum. Le fait que l’agression ait causé un préjudice corporel grave à un tiers doit être considéré comme une circonstance particulièrement aggravante.

(...)

Article 246

La durée de la peine d’emprisonnement peut être portée à dix ans dès lors qu’il est considéré qu’une agression commise sur la personne d’un tiers relevant de l’article 245 ou 245a est assortie de circonstances particulièrement aggravantes parce qu’elle était particulièrement grave, ou parce qu’elle a causé au tiers concerné un préjudice important ou a entraîné son décès.

33. La loi sur les étrangers se lisait ainsi en ses parties pertinentes en matière d’expulsion :

Article 22

1) Un étranger qui réside régulièrement au Danemark depuis plus de neuf ans ou qui est titulaire d’un permis de séjour délivré en vertu des articles 7 ou 8 §§ 1 ou 2 et réside régulièrement au Danemark depuis plus de huit ans peut être expulsé dans les cas suivants :

(...)

vi) si, en vertu des dispositions des chapitres 12 et 13 du code pénal ou des articles 119 § 1 ou 2, 119 § 3, deuxième phrase (voir également la première phrase de ce paragraphe), 123, 136, 180 ou 181, 183 § 1 ou 2, 183a, 184 § 1, 186 § 1, 187 § 1, 193 § 1, 208 § 1 ou 210 § 1, 210 § 3 (voir également le paragraphe 1 de cet article), 215, 216 ou 222, 224 ou 225 (voir également les articles 216 ou 222), 230, 235, 237, 244, 245, 245a, 246 ou 250, 252 § 1 ou 2, 261 § 2 ou 262a, 276 (voir également l’article 286), 278 à 283 (voir également l’article 286), 279 (pour les cas de fraude sociale, voir également l’article 285), 288, 289, 289a ou 290 § 2, 291 § 1 (voir également le paragraphe 4 de cet article) ou 291 § 2 du code pénal, il est condamné à une peine d’emprisonnement ferme, ou à toute autre peine impliquant ou permettant une privation de liberté, pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement ;

Article 26

1) Dans le cadre de l’examen d’une demande d’expulsion, il convient de rechercher si pareille mesure serait particulièrement pesante pour l’intéressé, en particulier à cause :

i) des liens que l’intéressé a tissés avec la société danoise ;

ii) de l’âge, de l’état de santé et d’autres circonstances personnelles de l’intéressé ;

iii) des liens existant entre l’intéressé et des personnes résidant au Danemark ;

iv) des conséquences de l’expulsion de l’intéressé sur ses proches résidant au Danemark, y compris sur sa cellule familiale ;

v) de la quasi-absence, voire de l’absence totale de liens entre l’intéressé et son pays d’origine et tout autre pays dans lequel il doit s’installer ; et

vi) du risque que, dans des cas autres que ceux mentionnés dans les articles 7 §§ 1 et 2 et 8 §§ 1 et 2, l’intéressé soit soumis à des mauvais traitements dans son pays d’origine ou dans tout autre pays où il est prévu qu’il s’installe.

2) Un étranger doit être expulsé en vertu des articles 22 § 1 iv) à vii) et 25 sauf dans le cas où les circonstances énoncées au paragraphe 1 qui précède rendent pareille mesure manifestement inappropriée.

34. Concernant les cas où une expulsion a été ordonnée en vertu de l’article 22 § 1 iv) à vii) (infractions graves) de la loi sur les étrangers, il découle de l’article 26 § 2 de cette même loi – et le texte était déjà applicable dans les mêmes termes à l’époque des faits – que les circonstances mentionnées à l’article 26 § 1 doivent, pour justifier la non-exécution d’une décision d’expulsion, être de nature à rendre cette mesure manifestement inappropriée. En ce qui concerne les obligations internationales du Danemark, les travaux préparatoires de la loi no 429 du 10 mai 2006 portant modification de la loi sur les étrangers prévoyaient qu’une mesure d’expulsion serait réputée inappropriée dans les circonstances mentionnées à l’article 26 § 1 de la loi sur les étrangers dès lors qu’elle serait jugée contraire à ces obligations internationales (par exemple, celles découlant de l’article 8 de la Convention).

Article 27

1) Les périodes mentionnées dans les articles 11 § 4, 17 §1, troisième phrase, et 22, 23 et 25a sont calculées à partir de la date d’inscription de l’étranger au registre national central ou, si sa demande de permis de séjour a été déposée au Danemark, à compter de la date de dépôt de cette demande ou, si elle est postérieure, de la date à laquelle les conditions d’obtention du permis de séjour sont remplies.

(...)

5) Les périodes de détention provisoire précédant une condamnation et les périodes au cours desquelles l’étranger a purgé une peine d’emprisonnement ferme ou une autre peine impliquant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement ne sont pas prises en compte aux fins du calcul des périodes mentionnées dans le paragraphe 1 qui précède.

Article 32

1) Une mesure d’expulsion ordonnée par un tribunal par voie d’arrêt, de décision ou d’ordonnance emporte caducité du visa et du permis de séjour de l’étranger visé par la mesure et, sauf autorisation spéciale, interdiction d’entrée et de séjour au Danemark (interdiction d’entrée). Une interdiction d’entrée peut être limitée dans le temps. Sa durée est alors calculée à compter du premier jour du mois suivant le départ ou le renvoi. Une interdiction d’entrée devient applicable à compter de la date de départ ou de renvoi de l’intéressé.

2) Lorsqu’elle est imposée dans le cadre d’une mesure d’expulsion relevant des articles 22 à 24, l’interdiction d’entrée est :

(...)

v) permanente dès lors que l’étranger est condamné à une peine d’emprisonnement de plus de deux ans ou à tout autre peine impliquant ou permettant une privation de liberté, pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de même durée.

Article 49

1) Lorsqu’un étranger est reconnu coupable d’une infraction, le tribunal décide dans son arrêt, sur demande du parquet, si l’intéressé doit être expulsé conformément aux articles 22 à 24 ou 25c, ou condamné à une expulsion avec sursis conformément à l’article 24b. Si le tribunal ordonne l’expulsion de l’intéressé, l’arrêt doit préciser la durée de l’interdiction d’entrée (article 32 §§ 1 et 4).

Article 50a

1) Lorsqu’une mesure d’internement en établissement hospitalier ou de placement en établissement sécurisé ordonnée en vertu des articles 68 à 70 du code pénal a été assortie d’une décision d’expulsion, le tribunal qui, en vertu de l’article 72 du code pénal, ordonne la conversion de la mesure initiale d’internement ou de placement en une mesure se traduisant par la sortie de l’intéressé de l’établissement hospitalier ou sécurisé dans lequel il était placé ou interné doit concomitamment prononcer la révocation de la décision d’expulsion si l’état de santé de l’étranger rend l’exécution de celle-ci manifestement inappropriée.

2) Lorsqu’un étranger visé par une décision d’expulsion fait l’objet d’une sanction pénale impliquant une peine privative de liberté dans les conditions prévues aux articles 68 à 70 du code pénal et ne relève pas de l’un des cas évoqués au paragraphe 1 ci-dessus, le parquet, dans le cadre de la sortie d’hôpital de l’intéressé, saisit le tribunal de la question de la révocation de la décision d’expulsion. Lorsque la mesure d’expulsion est jugée manifestement inappropriée en raison de l’état de santé de l’intéressé, le tribunal la révoque. Le tribunal désigne un avocat chargé de la défense de l’étranger. Le tribunal statue par la voie d’une ordonnance qui est susceptible d’un appel interlocutoire en vertu des prescriptions de l’article 85 de la loi sur l’administration de la justice. Il peut décider que l’étranger doit être placé en détention dès lors qu’il conclut, sur le fondement de motifs précis, que pareille mesure est nécessaire pour s’assurer de la présence de l’intéressé.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

35. Le requérant alléguait qu’en raison de son état de santé mentale, son renvoi en Turquie emporterait violation de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

36. Constatant qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour déclare ce grief recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

37. Le requérant allègue qu’il ne pourrait pas réellement recevoir le traitement dont il a besoin s’il était renvoyé en Turquie. Il soutient que cette situation entraînerait chez lui une rechute, dont le risque et les souffrances associés emporteraient violation de l’article 3 de la Convention. Il renvoie en particulier à la conclusion à laquelle le tribunal de première instance est parvenu dans la décision qu’il a rendue le 14 octobre 2014 (paragraphe 27 ci-dessus) ainsi qu’à la déclaration de P.L., le psychiatre consultant qui suivait son traitement et l’évolution de son état (paragraphe 25 ci-dessus). Il avance que P.L. a indiqué que, pour éviter une rechute, le requérant doit, en complément des médicaments qui lui sont prescrits, être suivi régulièrement par un référent, bénéficier d’un plan de suivi destiné à contrôler qu’il se conforme au traitement médical qui lui est prescrit et être accompagné par un assistant social chargé de l’aider à gérer ses problèmes, de dépendance notamment, ainsi que par une personne chargée de s’assurer qu’il évolue dans un environnement favorable et qu’on lui propose une occupation. Il ajoute que P.L. a également dit qu’une rechute pourrait avoir de graves conséquences pour lui-même et pour son environnement, et qu’elle pourrait le rendre très dangereux. Il argue en outre que le Leponex peut entraîner une défaillance du système immunitaire et qu’il doit donc faire régulièrement des examens sanguins afin de surveiller scrupuleusement l’apparition éventuelle d’un tel effet indésirable. Il explique qu’en cas d’apparition d’un tel symptôme il devra interrompre son traitement immédiatement. Il soutient qu’en cas de renvoi en Turquie il ne serait pas en mesure de reconnaître une telle défaillance de son système immunitaire, ce qui l’empêcherait donc de consulter un médecin à temps.

38. Le requérant répète qu’il n’a aucun lien social ou familial en Turquie. Il allègue que les spécialistes danois à l’origine des rapports médicaux et psychiatriques le concernant ont jugé l’existence d’un tel lien essentielle à l’amélioration de son état et à l’élimination de ses graves problèmes de santé et troubles mentaux.

39. Le Gouvernement estime que l’exécution de la décision d’expulsion visant le requérant n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

40. Il soutient qu’au cours de la procédure de révocation, les juridictions internes ont procédé à une appréciation approfondie, sous l’angle de l’article 3 et en parfaite conformité avec les principes généraux établis ultérieurement dans l’affaire Paposhvili c. Belgique ([GC], no 41738/10, 13 décembre 2016), de l’impact qu’aurait l’éloignement du requérant sur son état de santé.

41. Le Gouvernement considère en effet que dans son arrêt du 13 janvier 2015, la cour d’appel a expressément tenu compte de plusieurs facteurs ‑ l’accessibilité des soins en Turquie, la possibilité pour le requérant d’en bénéficier, le coût des médicaments et traitements, la distance que l’intéressé aurait à parcourir pour recevoir les soins nécessaires ainsi que la possibilité pour le requérant d’obtenir une assistance médicale dans sa langue, le kurde ‑, et qu’elle a conclu que le requérant pourrait bénéficier dans la région de Konya, en Turquie, du même traitement que celui qu’il suit au Danemark.

42. Le Gouvernement soutient également que la Cour a précédemment conclu qu’il n’existait pas un risque suffisamment réel pour que l’expulsion d’une personne souffrant de schizophrénie soit incompatible avec les normes de l’article 3 (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, CEDH 2001‑I). D’après lui, la Cour a établi dans l’affaire en question qu’en Algérie, où il devait être renvoyé, le requérant ne pourrait pas bénéficier gratuitement des médicaments dont il avait besoin et que l’hôpital le plus proche se trouvait à 80 km du village où résidait sa famille. Elle aurait conclu qu’une aggravation de la maladie mentale dont il souffrait déjà pourrait provoquer une rechute, et que les souffrances qui accompagneraient pareille rechute pourraient en principe relever de l’article 3. Elle aurait cependant observé que le requérant risquait une rechute même s’il demeurait au Royaume-Uni puisque sa maladie était de longue durée et qu’elle exigeait un suivi constant. En ce qui concerne le cas d’espèce, le Gouvernement soutient que le requérant aura une centaine de kilomètres à parcourir pour se rendre à l’hôpital le plus proche (soit seulement 20 km de plus que le requérant dans l’affaire précitée), qu’il aura la possibilité de suivre en Turquie le même traitement que celui prescrit au Danemark, et que des hôpitaux publics et des établissements de santé privés ayant conclu un accord avec le ministère turc de la Santé dispensent des soins psychiatriques. Il ajoute que le requérant pourra prétendre à une prise en charge totale ou partielle de son traitement si ses revenus sont faibles ou inexistants, voire, éventuellement, à l’exonération du ticket modérateur, dont le montant correspond à 20 % du coût des médicaments.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

43. La Cour a toujours affirmé que les États parties ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. L’expulsion d’un étranger par un État partie peut toutefois soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (voir, entre autres, Paposhvili, précité, §§ 172-173).

44. La souffrance due à une maladie survenant naturellement peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement – que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures – dont les autorités peuvent être tenues pour responsables (Paposhvili, précité, § 175). La Cour est parvenue à cette conclusion dans l’affaire D. c. Royaume-Uni (2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III), qui concernait un malade en phase terminale. La Cour a jugé que l’affaire était marquée par des « circonstances très exceptionnelles » et que les considérations humanitaires impérieuses qui entraient donc en jeu militaient contre l’expulsion du requérant (ibidem, § 54). La Cour a précisé qu’à côté des situations de décès imminent, il pouvait exister d’« autres cas très exceptionnels » d’éloignement dans lesquels pouvaient entrer en jeu des considérations humanitaires tout aussi impérieuses s’opposant à l’éloignement des intéressés (voir, entre autres, N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 43, CEDH 2008).

45. Dans l’arrêt Paposhvili (précité, § 183), la Cour a précisé qu’il faut entendre par « autres cas très exceptionnels » « les cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie. » Elle a également précisé « que ces cas correspondent à un seuil élevé pour l’application de l’article 3 de la Convention dans les affaires relatives à l’éloignement des étrangers gravement malades. »

46. En ce qui concerne les facteurs à prendre en considération, il y a lieu pour les autorités de l’État de renvoi de vérifier au cas par cas si les soins généralement disponibles dans l’État de destination sont suffisants et adéquats en pratique pour traiter la pathologie dont souffre l’intéressé afin d’éviter qu’il soit exposé à un traitement contraire à l’article 3 (ibidem, § 183). Le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi ; il ne s’agit pas, en effet, de savoir si les soins dans l’État de destination seront équivalents ou inférieurs à ceux qu’offre le système de santé de l’État de renvoi. Il ne saurait pas non plus être déduit de l’article 3 un droit à bénéficier dans l’État de destination d’un traitement particulier qui ne serait pas disponible pour le reste de la population (ibidem, § 189).

47. Les autorités doivent aussi s’interroger sur la possibilité effective pour l’intéressé d’avoir accès à ces soins et équipements dans l’État de destination. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné l’accessibilité des soins et évoqué la prise en considération du coût des médicaments et traitements, l’existence d’un réseau social et familial, et la distance géographique pour accéder aux soins requis (ibidem, § 190 et références citées).

48. Dans l’hypothèse où, après l’examen des données de la cause, de sérieux doutes persistent quant à l’impact de l’éloignement sur les intéressés – en raison de la situation générale dans l’État de destination et/ou de leur situation individuelle – il appartient à l’État de renvoi d’obtenir de l’État de destination, comme condition préalable à l’éloignement, des assurances individuelles et suffisantes que des traitements adéquats seront disponibles et accessibles aux intéressés afin qu’ils ne se retrouvent pas dans une situation contraire à l’article 3 (sur l’obtention d’assurances individuelles, voir Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 120, CEDH 2014 (extraits)).

49. Enfin, la Cour note que, dans les affaires concernant l’expulsion d’un requérant malade, elle doit examiner les conséquences prévisibles de l’éloignement (Paposhvili, précité, § 187). En conséquence, dans les affaires où le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour, et celle-ci peut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, mutatis mutandis, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 115, 23 mars 2016).

b) Application des principes généraux au cas d’espèce

50. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note d’emblée que le tribunal de première instance et la cour d’appel ont rendu leurs décisions le 14 octobre 2014 et le 13 janvier 2015 respectivement et que la commission d’appel a rejeté le 20 mai 2015 la demande de pourvoi dont le requérant l’avait saisie. Elle constate donc que ces décisions sont toutes antérieures à l’arrêt Paposhvili, que la Cour a rendu le 13 décembre 2016.

51. La Cour observe néanmoins que les deux juridictions ont cherché à déterminer si le traitement médical du requérant était disponible en Turquie et si le requérant pourrait de fait y avoir accès, en tenant compte du coût des médicaments et des soins nécessaires, de la distance à parcourir pour bénéficier des soins et de la faculté du requérant à obtenir une assistance dans sa langue dans le cadre de sa prise en charge médicale. Elle estime donc que l’examen réalisé par les deux juridictions reflète les critères posés par l’arrêt Paposhvili.

52. Les juridictions internes ont tenu compte des déclarations de plusieurs spécialistes ainsi que d’informations pertinentes obtenues auprès des autorités du pays concerné, et notamment d’informations communiquées par les services de sécurité sociale turcs, par un médecin exerçant dans la province de Konya dans une clinique de désintoxication sous l’égide de l’hôpital public et par un hôpital public de Konya, qui ont tous confirmé qu’il était possible de bénéficier en hôpital psychiatrique d’un traitement intensif répondant aux besoins du requérant (paragraphe 24 ci‑dessus). Les juridictions internes ont considéré que les médicaments que le requérant prenait étaient disponibles en Turquie, y compris dans la région où il s’installerait le plus probablement.

53. La Cour relève que ni le requérant ni le Gouvernement, que ce soit dans le formulaire de requête ou dans leurs observations respectives, ne mentionnent ni n’avancent des informations factuelles qui auraient été obtenues ultérieurement concernant l’accessibilité du traitement médical et psychiatrique en Turquie ou une dégradation ou une évolution de l’état de santé du requérant ou de sa situation en général. Elle examinera donc l’affaire à la lumière des informations qui étaient déjà disponibles au moment où les autorités internes ont rendu leurs décisions respectives.

54. En ce qui concerne la possibilité réelle que le requérant ait accès au traitement médical dont il a besoin, le tribunal de première instance a jugé établi, sur la base des informations médicales à sa disposition, que le requérant serait exposé à un risque élevé de rupture du traitement et de reprise de la consommation de stupéfiants et, partant, d’une aggravation de ses symptômes psychotiques s’il ne bénéficiait pas à sa sortie d’un suivi et d’un contrôle dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive, et que le risque qu’il commît des atteintes aux personnes s’en trouverait considérablement accru. Il doutait notamment de la possibilité réelle pour le requérant de bénéficier en cas de renvoi en Turquie du suivi et du contrôle dont il avait besoin dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive. Il a donc conclu que la mesure d’expulsion était manifestement inappropriée.

55. En appel, en revanche, la cour d’appel a conclu que le requérant aurait accès au traitement médical dont il avait besoin s’il était renvoyé en Turquie.

56. Elle a noté d’emblée que d’après les informations issues de la base de données MedCOI et celles communiquées par le ministère des Affaires étrangères, le requérant pourrait poursuivre dans la région de Konya, en Turquie, le même traitement que celui qu’il suivait au Danemark, et qu’il pourrait bénéficier de soins psychiatriques dans des hôpitaux publics et dans des établissements de santé privés ayant conclu un accord avec le ministère turc de la Santé. Elle a considéré en outre, sur la base des renseignements qu’elle avait obtenus, que le requérant pourrait prétendre à une prise en charge partielle ou totale de son traitement en Turquie si ses revenus étaient faibles ou inexistants, voire, éventuellement, à une exonération du ticket modérateur correspondant à 20 % du coût des médicaments. Elle a également tenu compte du fait que du personnel kurdophone pourrait l’assister lors de ses passages à l’hôpital.

Elle a donc acquis la conviction que le coût des médicaments et traitements en Turquie n’empêcherait pas le requérant de bénéficier effectivement du traitement dont il avait besoin.

57. Les juridictions internes sont parties du principe qu’une fois en Turquie le requérant s’installerait dans le village d’origine de sa mère, situé à 100 km de Konya dans une région kurdophone (paragraphe 27 ci‑dessus). Il apparaît donc que la cour d’appel a considéré qu’une telle distance entre le lieu de résidence du requérant et le lieu où il suivrait son traitement n’empêcherait pas en elle-même l’intéressé de bénéficier réellement du traitement dont il a besoin, ce qui est conforme à ce que la Cour a conclu précédemment, dans les arrêts Bensaid (précité, §§ 36 et 39) et Tatar c. Suisse (no 65692/12, §§ 47-48, 14 avril 2015) notamment.

58. La Cour note qu’en l’espèce, la possibilité pour le requérant de bénéficier d’un suivi et d’un contrôle dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive constituait aussi un élément important. La cour d’appel disposait, entre autres, de la déclaration du 5 avril 2013 dans laquelle K.A., psychiatre consultant, avait précisé que le médicament que le requérant prenait, à savoir le Leponex, devait être administré quotidiennement, ce qui exposait le requérant à un risque de rupture du traitement et donc d’aggravation de ses symptômes psychotiques et d’augmentation de son agressivité. Elle disposait également de la déclaration du 13 janvier 2014 dans laquelle P.L., psychiatre consultant, indiquait que le requérant avait de bonnes chances d’entrer en rémission si, à sa sortie, il pouvait être réinséré dans la société en bénéficiant d’un logement convenable et d’une thérapie ambulatoire intensive sur plusieurs années, et qu’au contraire ses chances de rémission seraient faibles en cas de sortie sans suivi ni contrôle. Le 7 octobre 2014, P.L. avait ajouté devant le tribunal de première instance que le traitement médical prescrit au requérant nécessitait une grande expertise et qu’il considérait en outre que, pour éviter une rechute, le requérant devait, en complément d’un traitement médicamenteux, être suivi régulièrement par un référent, bénéficier d’un plan de suivi destiné à contrôler qu’il se conformait au traitement médical qui lui était prescrit, et être accompagné par un assistant social chargé de l’aider à gérer ses problèmes, de dépendance notamment, ainsi que par une personne chargée de s’assurer qu’il évoluait dans un environnement favorable et qu’on lui proposait une occupation. Ces mesures faisaient partie du traitement du requérant au Danemark. Par ailleurs, P.L. avait précisé devant la cour d’appel le 6 janvier 2015 que le requérant devait régulièrement faire des examens sanguins pour vérifier qu’il ne développait pas une défaillance du système immunitaire, le Leponex pouvant provoquer un tel effet indésirable.

59. La cour d’appel n’a pas abordé ces points. Elle a dit plus généralement qu’étant donné que le requérant avait conscience de la pathologie dont il souffrait et, selon ses dires, qu’il savait à quel point le fait pour lui de suivre son traitement et de prendre ses médicaments était important, l’état de santé du requérant ne rendait pas son renvoi manifestement inapproprié. Elle a ajouté que le requérant pourrait poursuivre dans la région de Konya, en Turquie, le même traitement médical que celui dont il bénéficiait au Danemark, que des soins psychiatriques étaient disponibles en Turquie et que le requérant pourrait effectivement bénéficier dans ce pays du traitement qui lui avait été prescrit. La Cour observe toutefois que, selon P.L., le fait que le requérant fût conscient de sa maladie ne suffisait pas, compte tenu de la situation, à éviter une rechute, et que l’intéressé devait bénéficier d’un suivi régulier par un référent.

60. D’une part, la Cour rappelle que, lorsqu’il s’agit de vérifier si les soins généralement disponibles dans l’État de destination sont suffisants et adéquats en pratique pour traiter la pathologie dont souffre le requérant afin d’éviter qu’il soit exposé à un traitement contraire à l’article 3, le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si les soins dans l’État de destination seront équivalents ou inférieurs à ceux qu’offre le système de santé de l’État de renvoi (paragraphe 46 ci-dessus). Il s’agit plutôt de savoir si, dans l’hypothèse où il ne pourrait recevoir un traitement « approprié » en Turquie, le requérant serait exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses (paragraphe 45 ci‑dessus).

61. D’autre part, à la lumière des déclarations évoquées ci-dessus dans lesquelles les psychiatres consultants K.A. et P.L. ont insisté sur la nécessité d’un suivi et d’un contrôle dans le cadre de la thérapie ambulatoire intensive que devait suivre le requérant, la Cour estime qu’il est pertinent de relever que, contrairement au tribunal de première instance, la cour d’appel n’a pas développé cette question.

62. La Cour rappelle que l’existence d’un réseau social et familial fait également partie des éléments importants qu’il convient de prendre en compte afin de déterminer si une personne a la possibilité effective d’avoir accès à un traitement médical (Paposhvili, précité, § 190). Dans le cas d’espèce, le requérant soutient qu’il n’a aucun réseau social ou familial en Turquie. Sur ce point, la présente affaire présente des similitudes avec l’affaire Aswat c. Royaume-Uni (no 17299/12, § 57, 16 avril 2013), et elle diffère, par exemple, des affaires Bensaid (précitée, § 20) et Tatar (précitée, § 12).

63. La Cour admet qu’il ne ressort pas des informations d’ordre médical qui lui ont été communiquées dans la présente affaire que la présence d’un réseau familial revêt de l’importance dans le cadre du traitement du requérant. Elle ne peut cependant ignorer que le requérant souffre de schizophrénie paranoïde, une affection mentale de longue durée qui nécessite un traitement psychiatrique et médical permanent. Renvoyer le requérant en Turquie, où il n’a aucun réseau familial ou social, se traduira inévitablement par des difficultés supplémentaires, ce qui rendra d’autant plus nécessaire, de l’avis de la Cour, la mise en place dans le pays de destination des mesures de suivi et de contrôle dont l’intéressé a besoin dans le cadre de sa thérapie ambulatoire intensive. La Cour rappelle notamment à cet égard que, d’après les rapports psychiatriques (voir, en particulier, les paragraphes 19, 22 et 58 ci-dessus), le requérant suit un traitement complexe dont le plan doit être suivi à la lettre. Il doit en effet prendre des neuroleptiques tous les jours, et les médecins y voient un risque de rupture du traitement propre à provoquer une aggravation des symptômes psychotiques et un risque accru de comportement agressif.

64. Partant, un programme de suivi et de contrôle est indispensable dans le cadre du traitement psychologique ambulatoire du requérant et des mesures visant à prévenir une défaillance de son système immunitaire. Le requérant doit donc, à tout le moins, bénéficier d’un suivi régulier par un référent. La Cour considère donc que les autorités danoises auraient dû s’assurer qu’en cas de renvoi en Turquie les autorités de ce pays mettraient à la disposition du requérant un référent capable de répondre à ses besoins, avec lequel il serait en contact régulier.

65. En conséquence, bien que le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention soit élevé dans les cas d’éloignement d’étrangers gravement malades, la Cour partage les préoccupations du tribunal de première instance et considère, comme lui, qu’il est difficile de déterminer avec certitude si, en cas de renvoi en Turquie, le requérant aurait une possibilité réelle de recevoir le traitement psychiatrique dont il a besoin, y compris le suivi et le contrôle nécessaires à la réussite de sa thérapie ambulatoire intensive (paragraphe 27 ci-dessus).

66. La Cour estime que cette incertitude fait naître des doutes sérieux quant à l’impact d’un éloignement sur le requérant. Lorsque de tels doutes subsistent, il appartient à l’État de renvoi soit de les lever, soit d’obtenir de l’État de destination, comme condition préalable à l’éloignement, des assurances individuelles et suffisantes que des traitements adéquats seront disponibles et accessibles aux intéressés afin qu’ils ne se retrouvent pas dans une situation contraire à l’article 3 (Paposhvili, précité, §§ 187 et 191).

67. Il s’ensuit que, si le requérant devait être renvoyé en Turquie sans que les autorités danoises n’aient au préalable obtenu des autorités turques une garantie individuelle suffisante, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

68. Le requérant estime également que l’exécution de la décision d’expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

69. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 de la Convention « elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. » Elle note que la procédure pénale a pris fin le 10 août 2009, avec le prononcé de l’arrêt de la Cour suprême. Étant donné qu’il concerne la décision d’expulsion initiale prononcée dans les arrêts rendus dans le cadre de la procédure pénale, le grief tiré de l’article 8 a été introduit tardivement et doit donc être rejeté conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention (voir, par exemple, Hamsevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, § 28, 16 mai 2017).

70. Concernant le grief que le requérant tire de la procédure de révocation de la décision d’expulsion, la Cour constate qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs. Elle le déclare donc recevable.

71. Le requérant allègue qu’il est conscient de la gravité de l’infraction qu’il a commise il y a douze ans. Il rappelle toutefois qu’il était gravement malade au moment des faits. Il ajoute qu’il vit au Danemark depuis l’âge de six ans et qu’il ne s’est rendu que quelques fois en Turquie, et plus depuis 2001. Il dit qu’il souffre d’une grave pathologie mentale, qu’il n’a aucun lien social, culturel ou familial avec la Turquie et qu’il ne parle pas le turc. Il soutient qu’il n’a donc aucune chance de parvenir à gagner sa vie en Turquie et que le risque d’isolement et de détérioration de sa situation générale est élevé.

72. Le Gouvernement estime que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 est « prévue par la loi », qu’elle poursuit le but légitime qu’est la prévention des troubles et du crime, et qu’elle est « nécessaire » « dans une société démocratique ».

73. Il avance que dans la procédure pénale – au cours de laquelle la mesure d’expulsion a été ordonnée – comme dans la procédure de révocation, les autorités danoises ont procédé à un examen approfondi de la situation sous l’angle de l’article 8, en respectant pleinement les principes généraux énoncés, notamment, dans l’arrêt Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, §§ 72-73, CEDH 2008), et qu’elles ont pris soin de ménager un juste équilibre entre les intérêts en présence. Il estime donc que compte tenu des principes applicables concernant l’exercice de sa fonction de contrôle, la Cour devrait être peu encline à substituer son avis à celui des juridictions internes.

74. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de l’article 3 (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour juge inutile d’examiner séparément le grief tiré de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. Le requérant demande la somme de 40 000 euros (EUR) en réparation du dommage moral qu’il estime avoir subi à raison de la violation alléguée des articles 3 et 8 de la Convention.

77. Le Gouvernement allègue que la demande est excessive et qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable adéquate.

78. La Cour juge que sa conclusion dans le présent arrêt (paragraphe 67 ci-dessus) représente en elle-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant (voir, dans le même sens, Paposhvili, précité, § 231, J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 127, 23 août 2016, et les affaires qui y sont citées).

B. Frais et dépens engagés dans la procédure interne

79. Le requérant demande le remboursement des frais et dépens qu’il a engagés ou qu’il pourrait avoir à engager dans le cadre de la procédure pénale et de la procédure de révocation, lesquels s’élèvent selon lui à 152 725 couronnes danoises (DKK) au minimum.

80. Le Gouvernement souligne que les juridictions internes ont décidé que le Trésor supporterait l’ensemble des frais et dépens à la charge du requérant, à l’exception de ceux liés à l’arrêt rendu par la cour d’appel le 17 octobre 2008 et à l’arrêt rendu par la Cour suprême le 10 août 2009, soit un total de 107 628 DKK.

81. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle rembourse uniquement les frais et dépens dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et qu’ils sont d’un montant raisonnable. Elle souligne également que l’allocation de frais et dépens suppose qu’ils aient été engagés par les requérants pour essayer de prévenir la violation relevée par la Cour ou pour y faire remédier (voir, entre autres, Lopata c. Russie, no 72250/01, § 168, 13 juillet 2010).

82. La présente requête, qui a été introduite devant la Cour le 16 novembre 2015, portait sur la procédure de révocation qui a pris fin le 20 mai 2015 avec le rejet de la demande d’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême. Or, le requérant n’a pas encouru de frais et dépens dans cette procédure. Partant, bien que la Cour ait été appelée dans cette affaire à examiner la procédure pénale qui a pris fin le 10 août 2009, son constat de violation (paragraphe 67 ci-dessus) concerne la procédure de révocation. Elle n’octroie donc aucune somme au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure pénale.

C. Frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour

83. Le requérant réclame au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour la somme de 103 560 DKK, correspondant à 86 heures de travail effectuées par ses représentants et assistants juridiques.

84. Le Gouvernement trouve cette somme excessive. Il indique que le requérant a déposé une demande d’aide judiciaire en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire (Lov 1999-12-20 nr. 940 om retshjælp til indgivelse og førelse af klagesager for internationale klageorganer i henhold til menneskerettighedskonventioner) et que, le 17 août 2018, la direction des affaires civiles a informé le requérant qu’une aide judiciaire d’un montant pouvant aller jusqu’à 40 000 DKK lui était accordée à titre provisoire. Le Gouvernement estime que cette somme suffit à couvrir les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour.

85. En l’espèce, le requérant s’est vu accorder à titre provisoire la somme de 40 000 DKK au titre de la loi danoise sur l’aide judiciaire. La Cour ne peut cependant pas savoir si le ministère de la Justice lui accordera une aide judiciaire supplémentaire ni comment un litige entre les parties concernant l’aide judiciaire serait tranché. Elle juge donc nécessaire d’examiner la demande du requérant relative aux frais et dépens et de statuer.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des pièces versées, des critères énoncés ci‑dessus, des sommes accordées dans des affaires danoises comparables (voir, par exemple, l’affaire Osman c. Danemark, no 38058/09, § 88, 14 juin 2011) et du fait que le requérant s’est déjà vu accorder 40 000 DKK en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire, la Cour juge raisonnable de lui allouer 2 000 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour.

D. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y aurait violation de l’article 3 de la Convention si le requérant était renvoyé en Turquie sans que les autorités danoises n’aient obtenu, conformément à cette disposition, des assurances individuelles et suffisantes que des traitements adéquats seront disponibles et accessibles au requérant ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit, par quatre voix contre trois, que la conclusion de la Cour au point 2 ci-dessus constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral que le requérant aurait pu avoir subi ;

5. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, somme à convertir en couronnes danoises au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 1er octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti Paul Lemmens
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente commune aux juges Kjølbro, Motoc et Mourou-Vikström ;

– opinion dissidente additionnelle de la juge Mourou-Vikström (sur le paragraphe 7 de l’opinion dissidente commune).

P.L.E.
A.N.T

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KJØLBRO, MOTOC ET MOUROU-VIKSTRÖM

(Traduction)

1. Pour les raisons exposées ci-après, nous avons voté contre un constat de violation de l’article 3 de la Convention et nous ne pouvons pas souscrire au raisonnement suivi par la majorité dans les paragraphes 54 à 67 de l’arrêt.

2. La présente affaire soulève une question importante concernant l’article 3 de la Convention et l’expulsion ou l’éloignement d’un requérant atteint d’une pathologie, mentale en l’occurrence, le requérant en l’espèce souffrant de schizophrénie paranoïde.

3. Ce domaine fait l’objet – à raison pensons-nous – d’une jurisprudence très stricte, jurisprudence qui, jusqu’à l’arrêt rendu récemment sur cette question dans l’affaire Paposhvili c. Belgique ([GC], no 41738/10, 13 décembre 2016), suscitait cependant critiques et débats au sein et en dehors de notre Cour.

4. Au fil du temps, en effet, plusieurs juges de la Cour avaient, dans des opinions dissidentes ou concordantes, exprimé leur mécontentement et leur désaccord à l’égard de cette jurisprudence stricte. Ainsi, dans l’affaire N. c. Royaume-Uni ([GC] no 26565/05, CEDH 2008), trois juges avaient exprimé une opinion dissidente (les juges Tulkens, Bonello et Spielmann). Dans l’affaire Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique (no 10486/10, 20 décembre 2011), six des sept juges avaient rédigé une opinion séparée (les juges Tulkens, Jočienė, Popović, Karakaş, Raimondi et Pinto de Albuquerque). Dans l’affaire M.T. c. Suède (no 1412/12, 26 février 2015) un juge (le juge De Gaetano) avait joint une opinion dissidente à l’arrêt. Dans l’affaire Tatar c. Suisse (no 65692/12, 14 avril 2015) un juge (le juge Lemmens) avait exprimé une opinion dissidente.

5. Compte tenu du nombre et de la teneur des opinions séparées qui critiquaient la position stricte adoptée par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’expulsion de personnes malades et plaidaient pour une évolution de la jurisprudence en la matière, l’arrêt de Grande Chambre rendu récemment dans l’affaire Paposhvili c. Belgique, qui portait sur une question de droit sensible, revêt une importance particulière.

6. Dans l’arrêt Paposhvili c. Belgique, la Grande Chambre a décrit la jurisprudence particulièrement stricte de la Cour, selon laquelle l’article 3 s’appliquait uniquement si l’étranger devant être expulsé était « au seuil de la mort » (Paposhvili, précité, §§ 172-181). Dans ce contexte, la Grande Chambre a jugé qu’il était nécessaire de préciser ce qu’elle entendait par « autres cas très exceptionnels » (ibidem, § 182). Le passage crucial de cet arrêt, qui marque une évolution significative de la jurisprudence de la Cour, se trouve au paragraphe 183, dans lequel la Grande Chambre dit ce qui suit :

« 183. La Cour estime qu’il faut entendre par « autres cas très exceptionnels » pouvant soulever, au sens de l’arrêt N. c. Royaume-Uni (§ 43), un problème au regard de l’article 3 les cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie. La Cour précise que ces cas correspondent à un seuil élevé pour l’application de l’article 3 de la Convention dans les affaires relatives à l’éloignement des étrangers gravement malades. »

7. Nous estimons qu’il ressort clairement de la lecture de l’arrêt Paposhvili que la Grande Chambre avait à l’esprit à la fois les pathologies physiques et les troubles mentaux lorsqu’elle a adopté et formulé ce nouveau critère (ibidem, § 179).

8. En outre, il ne fait aucun doute que ce critère est un principe équilibré et rédigé avec soin qui doit être appliqué par la Cour dans les affaires semblables dont elle pourrait avoir à connaître à l’avenir, ainsi qu’en atteste, notamment, le caractère unanime de l’arrêt.

9. Nous considérons, à regret, que la majorité n’a pas fidèlement suivi et appliqué aux faits de l’espèce les principes posés par l’arrêt rendu récemment à l’unanimité dans l’affaire Paposhvili, et qu’elle a au contraire saisi la première occasion qui s’offrait à elle pour élargir encore la portée de l’article 3 dans ce domaine sensible, ce qui selon nous revient dans la pratique à ouvrir grand la porte à une évolution de la jurisprudence antérieure, plus stricte, là où la Grande Chambre avait délibérément pris soin, pour des raisons de droit et de politique solides, de seulement l’entrouvrir. Partant, nous estimons que la majorité aurait dû se dessaisir au profit de la Grande Chambre plutôt que de décider elle-même d’étendre la protection devant être accordée aux personnes souffrant de pathologies physiques ou mentales qui contestent une décision d’expulsion prise à leur encontre.

10. Cela étant dit, nous souhaitons formuler quelques critiques concernant le raisonnement suivi par la majorité en l’espèce.

11. La majorité ne procède pas à un examen à l’aune du nouveau critère développé par la Grande Chambre, qui consiste à déterminer si le requérant, en cas d’expulsion et en l’absence de traitement médical adapté, serait exposé à un « déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie ».

12. Il y a probablement une raison à cela. En effet, rien dans les rapports médicaux ne permet d’établir que le seuil de gravité nécessaire, qui est élevé, ait été atteint en l’espèce. Il ressort des informations médicales communiquées dans le cadre de la procédure interne que ‑ selon un psychiatre consultant – l’éloignement du requérant sans accès à un traitement médical approprié exposerait l’intéressé à « un risque élevé de rupture du traitement et de reprise de la consommation de stupéfiants, qui se traduiraient par une aggravation de ses symptômes psychotiques et un risque de comportement agressif » (paragraphe 19 de l’arrêt), et que – selon un autre psychiatre consultant – « une interruption [du] traitement pourrait conduire à une forte aggravation des symptômes psychotiques du requérant, laquelle se traduirait par une augmentation significative du risque que [l’intéressé] commette des atteintes aux personnes » (paragraphe 22 de l’arrêt).

13. Nous considérons que la majorité aurait dû, en se fondant sur les informations médicales à sa disposition, rechercher si les conséquences éventuelles évoquées ci-dessus pouvaient relever d’un risque réel pour le requérant d’être « exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie ».

14. La majorité, cependant, ne procède pas à cet examen, ce qui est d’autant plus regrettable que le critère évoqué ci-dessus est une « condition sine qua non » dont la Cour doit vérifier qu’elle est remplie avant que la question de l’accès à un traitement médical approprié ne devienne pertinente.

15. Le moment où la majorité cite le critère en question (paragraphe 60 de l’arrêt) et ajoute que la cour d’appel « n’a pas développé cette question » (paragraphe 61 de l’arrêt) est celui qui se rapproche le plus d’un tel examen. Cette partie du raisonnement de la majorité est étonnante car il ressort clairement de l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Paposhvili (précité, § 186) que la charge de la preuve incombe au requérant.

16. Quoi qu’il en soit, nous jugeons aussi qu’il est problématique que la majorité ne prête pas suffisamment attention au fait que, d’après les informations communiquées dans le cadre de la procédure interne, le traitement médical en question ‑ médicamenteux et psychiatrique notamment ‑ soit disponible et accessible au requérant en Turquie, en théorie comme en pratique, ainsi qu’il ressort des informations qui ont été communiquées dans le cadre de la procédure interne et sur lesquelles la cour d’appel a fondé sa décision (paragraphe 30 de l’arrêt).

17. La majorité insiste lourdement sur le besoin pour le requérant d’être en contact avec un référent et de bénéficier d’un suivi régulier (voir, en particulier, les paragraphes 63 et 64 de l’arrêt). Cependant, rien ne permet de penser que le traitement médical offert en Turquie aux personnes qui souffrent de troubles mentaux, y compris de schizophrénie paranoïde, est défaillant, ni que les personnes concernées ne bénéficient pas d’un traitement adéquat, y compris d’une surveillance et d’un suivi.

18. Cela étant dit, nous ne pouvons que constater que la Grande Chambre a clairement dit que « [l]e paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi ; il ne s’agit pas, en effet, de savoir si les soins dans l’État de destination seront équivalents ou inférieurs à ceux qu’offre le système de santé de l’État de renvoi. » (Paposhvili, précité, § 189). En conséquence, quand bien même le requérant ne bénéficierait pas de l’accompagnement d’un référent ni du même niveau de suivi et de contrôle qu’au Danemark, cet élément ne serait pas en lui-même décisif puisque la question déterminante est celle de savoir si les soins disponibles dans l’État de destination sont « suffisants et adéquats » (ibidem, § 189).

19. La majorité se fonde également, bien que dans une moindre mesure, sur l’absence de réseau familial et social (paragraphe 62 de l’arrêt). Cependant, aucune des informations médicales communiquées dans le cadre de la procédure interne ne permet de confirmer ou de considérer que le réseau familial et social du requérant devrait jouer un rôle important dans son traitement. Par ailleurs, cette position ne cadre pas avec les informations communiquées à la Cour à propos de l’enfance et de l’éducation du requérant, celui-ci ayant déclaré qu’il avait « passé son enfance et son adolescence au Danemark dans un milieu défavorisé, marqué par une situation de défaillance parentale, de violence et de pauvreté » et que « c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été retiré à ses parents et placé » (paragraphe 10 de l’arrêt).

20. En outre, le fait pour la majorité de se fonder sur, ou d’évoquer, la nécessité pour le requérant d’avoir un réseau familial ou social relève de la spéculation. Dans le cadre de la procédure pénale, le requérant a déclaré que la famille de sa mère vivait dans une maison du village de Koduchar qui appartenait à sa mère (paragraphe 15 de l’arrêt). Dans le cadre de la procédure d’annulation, il a déclaré que la maison avait été détruite (paragraphe 23 de l’arrêt), mais il n’a communiqué aucune information propre à établir qu’il n’avait effectivement aucun réseau social ou familial en Turquie.

21. Pour les raisons évoquées ci-dessus, nous ne pouvons souscrire au raisonnement de la majorité, que nous jugeons non convaincant. La Cour a délibérément décidé d’appliquer un critère rigoureux imposant un seuil de gravité élevé en pareille situation, et nous sommes convaincus que ce seuil n’a pas été atteint en l’espèce. Plus important encore, nous considérons que la démarche suivie par la majorité marque un abaissement des exigences posées par la Grande Chambre dans l’arrêt qu’elle a rendu récemment. C’est d’après nous à la Grande Chambre qu’il aurait dû appartenir de décider si pareille modification ou évolution de la jurisprudence de la Cour était nécessaire et justifiée. Nous estimons donc que la présente affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention, et que le raisonnement suivi en l’espèce par la majorité aura des répercussions importantes sur les États membres en ce qui concerne l’éloignement de personnes souffrant de pathologies mentales. Nous considérons en outre que la démarche suivie en l’espèce par la majorité aura des répercussions sur la pratique de la Cour concernant les demandes de mesures provisoires introduites en vertu de l’article 39 du règlement par des requérants souffrant de troubles mentaux qui contestent des décisions d’expulsion. Enfin, et bien que ceci n’ait eu aucune incidence sur notre analyse de la présente affaire, nous estimons qu’il est pertinent de souligner que le diagnostic d’une pathologie physique repose sur des critères plus objectifs que celui d’une pathologie mentale, lequel peut parfois résulter d’un examen subjectif, voire erroné, fondé sur des symptômes simulés. Ainsi, dans le contexte de la procédure pénale engagée contre le requérant, le conseil médicolégal a déclaré qu’une évaluation médicale avait permis de conclure que « les hallucinations auditives dont [le requérant] se plaignait pouvaient être considérées comme relevant de la simulation » (paragraphe 10 de l’arrêt).

22. Étant donné que nous considérons que l’éloignement du requérant n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention, nous ne pouvons souscrire au constat de la majorité selon lequel il est inutile d’examiner séparément le grief que le requérant tire de l’article 8 de la Convention (paragraphe 74 de l’arrêt et point 3 du dispositif). Nous sommes au contraire convaincus de la nécessité de procéder à un examen du grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

23. Le requérant n’a pas de vie familiale au sens de l’article 8, mais son expulsion porterait manifestement atteinte à son droit au respect de sa vie privée. Il ne fait pas controverse que la décision d’expulsion était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un but légitime. La question qui se pose est donc celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

24. Les principes généraux applicables au cas d’espèce sont bien établis (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 68-76, CEDH 2008).

25. Le requérant vit au Danemark depuis l’âge de six ans et il avait 22 ans quand son expulsion a été ordonnée. Il répond donc à la définition d’« immigrant installé » établie dans la jurisprudence de la Cour. Son expulsion ne peut donc être justifiée que par des motifs très sérieux (voir, entre autres, Maslov, précité, § 75).

26. Pour savoir si pareils motifs existaient, nous tenons compte, en particulier, du fait que le requérant, majeur, n’a ni conjoint ni enfant, de la nature et de la gravité de l’infraction qu’il a commise, du fait qu’il n’est pas intégré dans la société danoise, ainsi que des informations relatives aux liens sociaux, culturels et familiaux qu’il entretient avec le Danemark et avec la Turquie respectivement. En outre, nous jugeons important le fait que les juridictions internes aient procédé à un examen approfondi de la situation personnelle du requérant, en mettant soigneusement en balance les intérêts concurrents en jeu, qu’elles aient tenu compte des critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour et qu’elles aient procédé de surcroît à un examen attentif de l’état de santé du requérant et de l’impact qu’aurait sur lui un éloignement vers la Turquie.

27. Nous considérons que, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la pathologie mentale dont souffre le requérant et la nécessité pour lui de suivre un traitement médical sont des éléments qui ont été traités et examinés de manière suffisante sur le terrain de l’article 3 de la Convention, et que sur ce point l’article 8 de la Convention ne peut offrir au requérant une protection meilleure que celle offerte en vertu des principes adoptés par la Cour sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Partant, la pathologie mentale du requérant et la nécessité pour lui de suivre un traitement médical ne peuvent être des facteurs déterminants aux fins de l’examen du grief tiré de l’article 8 de la Convention.

28. En conséquence, et sans que nous jugions nécessaire de développer ou d’approfondir notre raisonnement sur ce point, nous sommes convaincus que l’atteinte au droit à la vie privée du requérant était justifiée par des motifs pertinents et suffisants, et qu’elle ne peut être qualifiée de disproportionnée compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce. En outre, ainsi que la Cour l’a relevé dans plusieurs affaires, bien que les opinions puissent diverger quant au résultat d’une procédure judiciaire, « [s]i la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes » (voir, entre autres, Levakovic c. Danemark, no 7841/14, § 45, 23 octobre 2018 et les références citées). En l’espèce, nous n’en apercevons aucune.

29. En conséquence, nous considérons que l’éloignement du requérant n’emporterait pas violation de l’article 8 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE ADDITIONNELLE DE LA JUGE MOUROU-VIKSTRÖM (SUR LE PARAGRAPHE 7
DE L’OPINION DISSIDENTE COMMUNE)

Je réitère mon accord total avec les termes de l’opinion dissidente jointe à l’arrêt Savran c. Danemark.

Toutefois, s’agissant de la question abordée au paragraphe 7, j’estime important d’exprimer ma position qui est fondée sur une interprétation différente de l’arrêt Paposhvili c. Belgique ([GC], no 41738/10, 13 décembre 2016).

L’arrêt Pashposvili ne fait pas de référence explicite aux pathologies mentales dans le paragraphe 183 dans lequel il définit les « autres cas très exceptionnels » qui au sens de l’arrêt N. c. Royaume-Uni ([GC], no 26565/05, CEDH 2008) peuvent enfreindre l’article 3 en cas d’éloignement d’une personne gravement malade. En effet, le paragraphe 183 met l’accent sur les conséquences de l’éloignement et de l’absence de traitements adéquats et non sur la nature de l’affection initiale qui est qualifiée de manière générale de « maladie grave ».

Ainsi, s’il est exact que la maladie mentale n’est pas spécifiquement exclue du champ d’application de l’arrêt, il est à mon sens impossible de déduire de l’arrêt Paposhvili que les critères posés s’appliquent indifféremment et de manière rigoureusement identique aux atteintes d’ordre physique et mental.

En effet, il peut être relevé, a contrario, que la pathologie mentale n’est pas incluse, en tant que telle, à dessein, dans les termes de l’arrêt Paposhvili. Ce choix est à mon sens judicieux et révélateur car le diagnostic de ce type de pathologie n’est pas aisé, ne repose pas toujours sur des critères objectifs, fait souvent l’objet d’âpres discussions entre experts, et surtout n’exclut pas l’erreur due à la simulation.

Ainsi les conséquences d’un éloignement pour une personne atteinte de troubles mentaux ne doivent pas être appréhendées de la même manière que pour une personne souffrant d’une maladie physique telle une leucémie dont l’existence, les symptômes, l’évolution et le traitement nécessaire sont attestés par des examens médicaux scientifiquement incontestables.

La pathologie mentale est plus « volatile », sujette à caution. Elle ne peut donc pas être un obstacle à l’éloignement au regard des critères posés par l’arrêt Paposhvili et appelle une approche différente, et un seuil de violation de l’article 3 plus élevé que la Grande Chambre sera sans doute amenée à fixer.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-196602
Date de la décision : 01/10/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Expulsion) (Conditionnel) (Turquie);Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : SAVRAN
Défendeurs : DANEMARK

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TRIER T. ; BOELSKIFTE A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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