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25/06/2019 | CEDH | N°001-194308

CEDH | CEDH, AFFAIRE NICOLAE VIRGILIU TĂNASE c. ROUMANIE, 2019, 001-194308


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE NICOLAE VIRGILIU TĂNASE c. ROUMANIE

(Requête no 41720/13)

ARRÊT


STRASBOURG

25 juin 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Işıl Karakaş,
Ganna Yudkivska,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pard

alos,
Vincent A. De Gaetano,
Paul Lemmens, juges,
Krzysztof Wojtyczek, juge ad hoc,
Egidijus Kūris,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE NICOLAE VIRGILIU TĂNASE c. ROUMANIE

(Requête no 41720/13)

ARRÊT

STRASBOURG

25 juin 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Işıl Karakaş,
Ganna Yudkivska,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pardalos,
Vincent A. De Gaetano,
Paul Lemmens, juges,
Krzysztof Wojtyczek, juge ad hoc,
Egidijus Kūris,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2017, le 12 juillet 2018 et le 27 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41720/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Nicolae Virgiliu Tănase (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 juin 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me D.I. Tănase, avocat à Ploieşti. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Dans sa requête devant la Cour, le requérant invoquait les articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention. Il alléguait que l’enquête menée par les autorités nationales sur les circonstances d’un accident de la route dans lequel il avait été impliqué n’avait pas été effective et que sa durée avait été excessive. Il soutenait également que les autorités nationales avaient manqué à l’obligation qu’il estimait leur incomber de lui garantir le droit d’accès à un tribunal et à un recours effectif s’agissant des actions qu’il avait engagées et de lui garantir le droit à ce que ses griefs fussent examinés dans un délai raisonnable. Il estimait enfin avoir été victime d’un traitement inhumain et dégradant à raison de la manière dont les autorités avaient mené l’enquête.

4. Initialement attribuée à la troisième section, la requête a par la suite été transférée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).

5. Le 17 avril 2014, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 2 juin 2015, celui-ci a été invité à soumettre des observations complémentaires.

6. À la suite du déport de Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 § 3 du règlement de la Cour), le président a désigné Krzysztof Wojtyczek pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).

7. Le 4 avril 2017, une chambre de la quatrième section a décidé de communiquer aux parties son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre. Le 18 mai 2017, après avoir constaté qu’aucune des parties ne s’y était opposée, elle a confirmé son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre (articles 30 de la Convention et 72 §§ 1 et 4 du règlement).

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des délibérations finales, Armen Harutyunyan, juge suppléant, a remplacé Helena Jäderblom, empêchée (article 24 § 3 du règlement).

9. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites.

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 novembre 2017.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmesC. Brumar, du ministère des Affaires étrangères, agente,
M. Luduşan, magistrate détachée au service
de l’agent du Gouvernement,conseil,
M. L. Bleoca, conseiller ministériel, représentant
permanent adjoint, délégation permanente de la Roumanie
auprès du Conseil de l’Europe,conseiller,

– pour le requérant
M.D.I. Tănase,conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Brumar, Mme Luduşan et M. Tănase. Mme Brumar et M. Tănase ont ensuite répondu aux questions des juges.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Le requérant est né en 1943 et réside à Ploieşti.

1. La genèse de l’affaire

12. Le 3 décembre 2004 vers 20 h 40, le requérant, alors juge auprès du tribunal départemental de Dâmbovița, fut impliqué dans un accident de la route. Tout au long de la procédure interne, il expliqua notamment, et c’est la thèse qu’il continue de défendre devant la Cour, qu’un certain D.I. avait embouti l’arrière de sa voiture et que, à la suite du choc, celle-ci s’était encastrée à l’arrière d’un camion militaire à l’arrêt dont le conducteur était un certain J.C.P.

13. La collision avec sa voiture avait fait rebondir le véhicule de D.I., lequel avait heurté ensuite une autre voiture, qui roulait sur la voie opposée. Le conducteur de ce dernier véhicule (« le quatrième conducteur ») n’a fait l’objet d’aucune enquête.

2. Les procédures pénales concernant l’accident
1. Le premier stade de l’enquête

a) La conduite de l’enquête

14. À la même date, le 3 décembre 2004, les services de police de Ploieşti (« les services de police ») ouvrirent de leur propre initiative une enquête pénale sur les circonstances de l’accident. Cette enquête fut supervisée par le parquet près le tribunal de première instance de Ploieşti (« le parquet près le tribunal de première instance »).

15. Les services de police menèrent une enquête sur les lieux de l’accident. Selon les procès-verbaux du rapport établi à cette occasion, ils prirent des mesures et des photographies, ils firent une description détaillée des lieux de l’accident, ils identifièrent les conducteurs impliqués et ils firent prélever par des membres du personnel médical des échantillons de sang sur les trois conducteurs afin de pouvoir établir leurs taux d’alcoolémie respectifs. Ils demandèrent également au service médicolégal de Ploieşti (« le service médicolégal ») de rédiger des rapports toxicologiques concernant les taux d’alcoolémie relevés dans le sang des conducteurs. Ils recueillirent aussi les dépositions de certains des passagers des véhicules impliqués dans l’accident.

16. Entre le 4 décembre 2004 et le 6 septembre 2005, les services de police recueillirent les dépositions des autres passagers des véhicules impliqués dans l’accident, ainsi que celles du requérant, de D.I. et de J.C.P., et ils demandèrent au service médicolégal de rédiger un rapport d’expertise médicolégale concernant les soins médicaux que l’état du requérant avait nécessités après l’accident.

17. Datés du 6 décembre 2004, les rapports toxicologiques conclurent que seul le requérant avait de l’alcool dans le sang cette nuit-là.

18. Établi le 27 juin 2005, le rapport d’expertise médicolégale concernant les soins médicaux que l’état du requérant avait nécessités après l’accident releva qu’à la date du 6 mai 2005 le requérant avait été hospitalisé trois fois et qu’on lui avait diagnostiqué, entre autres, un polytraumatisme, une rupture post-traumatique du mésentère, ainsi que des fractures ou déplacements d’os et d’autres parties du corps. Il notait également que le requérant avait subi trois interventions chirurgicales, dont une qui avait nécessité l’ablation d’une partie de ses intestins, ainsi qu’une trachéotomie du fait de complications respiratoires. Il indiquait en outre que l’examen physique du requérant par l’expert médicolégal avait révélé une force de préhension affaiblie dans la main droite et une amplitude réduite de l’abduction de son bras droit. Il concluait que les blessures du requérant pouvaient avoir été causées le 3 décembre 2004 et qu’elles pouvaient être résultées de chocs ou de compressions contre des objets ou surfaces durs lors d’un accident de la route. Il indiquait enfin que ces blessures avaient nécessité entre deux cents et deux cent cinquante jours de soins médicaux, que leur gravité avait mis en danger la vie du requérant et qu’une éventuelle invalidité devrait être établie à l’issue du traitement.

19. Le 22 juin 2005, le requérant se constitua partie civile pour demander réparation des préjudices matériel et moral qu’il estimait avoir subis.

20. Le 2 août 2005, compte tenu du statut de juge du requérant, le parquet près le tribunal de première instance se dessaisit de l’affaire en faveur du parquet près la cour d’appel de Ploieşti (« le parquet près la cour d’appel »). Ce dernier déclencha le 6 septembre 2005 des poursuites in rem, jugeant que les blessures graves que le requérant avait subies du fait de l’accident justifiaient de retenir une infraction de blessures involontaires graves.

21. Entre le 7 et le 24 octobre 2005, le parquet près la cour d’appel recueillit les dépositions de plusieurs témoins de l’accident, y compris celles du quatrième conducteur, et entendit le requérant. Il pria également ce dernier de présenter avant le 31 octobre 2005 ses observations sur le rapport d’expertise technique qu’il avait demandé ainsi que le nom des témoins dont il souhaitait l’audition.

22. Le 28 octobre 2005, l’avocat du requérant demanda au parquet près la cour d’appel de prolonger le délai qui avait été fixé au requérant, expliquant que du fait de l’état grave dans lequel son client se trouvait il n’était pas en mesure de consulter l’intéressé ni de verser des preuves au dossier.

b) Les décisions du parquet d’abandonner les poursuites

23. Le 5 décembre 2005, le parquet près la cour d’appel abandonna les poursuites engagées contre D.I. et J.C.P. et l’enquête pénale concernant le requérant. Il estima que J.C.P. avait correctement garé le camion. Ajoutant que le requérant était sous l’influence de l’alcool et qu’il n’avait pas adapté sa vitesse aux conditions de circulation, il conclut que l’intéressé était responsable de l’accident mais que, dans la mesure où le taux d’alcool dans son sang était inférieur au taux légal de 0,8 ‰, les éléments constitutifs d’une infraction n’étaient pas réunis.

24. Le requérant contesta cette décision devant le parquet général près la cour d’appel (« le parquet général »). Il soutint, entre autres, que le parquet avait omis de présenter un rapport d’expertise technique et qu’il avait ignoré ou méconnu, intentionnellement ou non, les preuves en sa possession.

25. Le 3 janvier 2006, le parquet général débouta le requérant et confirma les conclusions du parquet. Il considéra en outre que le requérant n’avait pas actionné les freins de sa voiture avant qu’elle ne heurte le camion. Estimant que les preuves déjà recueillies étaient suffisamment parlantes, il conclut qu’un rapport d’expertise technique n’était pas nécessaire.

2. La première série de procédures juridictionnelles

26. Le requérant saisit la cour d’appel de Ploieşti (« la cour d’appel ») d’un recours contre les décisions du 5 décembre 2005 et du 3 janvier 2006. Il rappela les arguments qu’il avait déjà invoqués devant le parquet général et ajouta que les enquêteurs avaient ignoré sa demande de versement au dossier d’éléments qui lui auraient permis de prouver que les échantillons de son sang avaient été prélevés illégalement ou dans des circonstances douteuses.

27. Le 17 avril 2006, la cour d’appel se déclara incompétente et se dessaisit en faveur du tribunal de première instance de Ploieşti (« le tribunal de première instance »), au motif que le requérant avait pris sa retraite de son poste de juge. Pour des raisons de procédure et afin d’avoir le temps d’examiner l’affaire, le tribunal de première instance ajourna ensuite cinq fois la procédure entre le 13 juin et le 6 octobre 2006.

28. Le 13 octobre 2006, le tribunal de première instance débouta le requérant de ses recours contre les décisions du parquet. Il conclut que, faute d’avoir adapté sa vitesse aux conditions de circulation de manière à éviter tout danger potentiel, le requérant était responsable de l’accident.

29. Saisi d’un appel (recurs) par le requérant, le tribunal départemental de Prahova annula ce jugement le 18 décembre 2006 et ordonna au parquet près le tribunal de première instance de rouvrir les poursuites contre D.I. et J.C.P. Il lui ordonna également de présenter un rapport d’expertise technique afin de clarifier les circonstances de l’accident. Il releva que les preuves disponibles attestaient que des marques de freinage provoquées par la voiture du requérant avaient été relevées et jugea contradictoires les témoignages sur le point de savoir si le camion avait été correctement garé. Il considéra enfin qu’un rapport d’expertise médicolégale était nécessaire concernant le taux d’alcoolémie du requérant.

3. Le deuxième stade de l’enquête

a) La conduite de l’enquête

30. Le 3 avril 2007, le service médicolégal présenta un rapport d’expertise psychiatrique concernant le requérant. Il y constatait que le requérant souffrait d’un stress post-traumatique qui risquait d’être aggravé par toute situation conflictuelle, et que sa souffrance psychologique avait pu être accrue par les interventions chirurgicales récurrentes qu’il avait dû subir mais qu’elle ne pouvait être quantifiée médicalement. Il notait qu’avant l’accident, le requérant n’avait pas été signalé comme souffrant de problèmes psychologiques et qu’il existait donc un lien clair entre le stress post‑traumatique chronique dont il souffrait et toutes les situations conflictuelles qu’il vivait.

31. Le 10 avril 2007, le service médicolégal produisit un rapport d’expertise médicolégale concernant le sang du requérant. Il y concluait qu’il y avait eu des irrégularités lors du prélèvement des échantillons. Il apparaissait, entre autres, que le deuxième échantillon avait été prélevé à un moment où le requérant n’était en réalité plus présent dans la salle d’urgence de l’hôpital. Le rapport notait également la thèse du requérant selon laquelle la quantité excessive de désinfectants utilisée lors du prélèvement des échantillons pouvait avoir altéré le taux d’alcoolémie relevé dans son sang. Selon les experts, le test d’alcoolémie pouvait avoir été affecté par le non‑respect des modalités de prélèvement d’échantillons de sang.

32. Le 16 mai 2007, le parquet près le tribunal de première instance rouvrit les poursuites pénales contre D.I. et J.C.P. et chargea les services de police d’exécuter les mesures d’enquête ordonnées par le tribunal départemental. Du 7 juin au 22 novembre 2007, le requérant demanda ensuite aux services de police et au parquet de verser de nouveaux éléments au dossier, notamment un rapport d’expertise technique concernant les circonstances de l’accident et de nouveaux rapports d’expertise médicolégale concernant le taux d’alcool relevé dans son sang et les dynamiques de l’accident. Il se plaignit également à plusieurs reprises d’un manque de célérité de l’enquête.

33. Faisant suite à la demande d’un rapport d’expertise médicolégale concernant le taux d’alcoolémie du requérant qui avait été formulée le 14 août 2007 par les services de police, l’institut médicolégal Mina Minovici (« l’institut médicolégal ») informa ces derniers le 3 octobre 2007 que les substances utilisées lors du prélèvement d’échantillons biologiques sur le requérant ne pouvaient expliquer la présence d’alcool dans le sang de ce dernier.

34. Le 20 décembre 2007, un expert, qui avait été désigné par les services de police le 9 septembre 2007, présenta un rapport d’expertise technique sur les causes de l’accident. Au terme d’un examen des éléments disponibles, il y estimait que J.C.P. aurait pu éviter l’accident s’il avait respecté les règles de circulation relatives aux véhicules arrêtés sur la voie publique la nuit. Il considérait en outre que le premier choc avait eu lieu entre la voiture du requérant et le camion et que D.I. avait embouti la voiture du requérant dans un second temps. D’après lui, D.I. avait respecté les règles de la circulation routière et les limites de vitesse et il avait maintenu une distance de sécurité suffisante entre son véhicule et celui qui le précédait. L’expert concluait que ni D.I. ni le requérant n’auraient pu éviter l’accident.

35. Les experts privés désignés par le requérant et D.I. pour participer aux activités de l’expert désigné par les services de police, lesquelles aboutirent au rapport du 20 décembre 2007, présentèrent leurs observations respectives sur ledit rapport. Selon l’expert désigné par le requérant, la voiture de ce dernier s’était encastrée dans le camion après avoir été emboutie par le véhicule de D.I. et celui-ci aurait pu éviter l’accident s’il avait fait preuve d’une vigilance appropriée et maintenu une distance de sécurité suffisante entre son véhicule et celui qui le précédait.

36. Entre le 22 et le 25 janvier 2008, les services de police entendirent J.C.P. et deux des témoins de l’accident. Ils rejetèrent la demande de reconstitution des circonstances de l’accident formulée par le requérant au motif que pareille reconstitution ne pouvait être opérée qu’en théorie par le biais d’un rapport d’expertise technique qui déterminerait les circonstances dans lesquelles l’accident de la route s’était produit. Ils rejetèrent également ses demandes d’un nouveau rapport d’expertise médicolégale concernant son taux d’alcoolémie et d’un nouveau rapport d’expertise technique, considérant que l’institut médicolégal et l’expert avaient répondu aux objectifs fixés. Le 4 février 2008, ils recommandèrent l’abandon des poursuites pénales.

37. Le 18 août 2008, le parquet près le tribunal de première instance rejeta la recommandation des services de police. Il jugea que les preuves disponibles étaient contradictoires et insuffisantes pour clarifier les circonstances de l’espèce. Il ordonna donc aux services de police de charger l’institut médicolégal d’établir un rapport d’expertise médicolégale concernant le taux d’alcoolémie du requérant. Il leur demanda également de charger le laboratoire interdépartemental d’analyses criminalistiques de Bucarest (« le laboratoire d’analyses criminalistiques ») de présenter un rapport d’expertise technique concernant les circonstances de l’accident. Par ailleurs, il leur ordonna de présenter le cas échéant, en fonction des conclusions du rapport d’expertise médicolégale, une deuxième version du rapport d’expertise technique, de manière à ce que l’on pût établir si l’accident aurait pu être évité compte tenu du taux d’alcoolémie du requérant au moment des faits.

38. Faisant suite à la demande d’un rapport d’expertise médicolégale qui avait été formulée le 21 octobre 2008 par les services de police, l’institut médicolégal informa ces derniers le 19 février 2009 que, compte tenu du caractère contradictoire et incomplet des preuves disponibles, il subsistait de sérieux doutes quant à la question de savoir si le sang prélevé et examiné appartenait au requérant.

39. Le 30 mars 2009, les services de police rejetèrent la demande du requérant tendant à la présentation d’un nouveau rapport d’expertise médicolégale concernant son taux d’alcoolémie au motif, notamment, qu’un nouveau rapport n’était pas nécessaire et n’aurait pas été concluant. À la même date, ils demandèrent au laboratoire d’analyses criminalistiques de présenter le rapport d’expertise technique exigé par le parquet.

40. Saisi d’un recours du requérant contre la décision des services de police du 30 mars 2009, le parquet près le tribunal de première instance informa ce dernier le 30 avril 2009 que, faute de pouvoir disposer du dossier de l’enquête pénale, qui avait été envoyé au laboratoire d’analyses criminalistiques, il lui serait impossible d’examiner son recours dans le délai légal. Le 8 mai 2009, le requérant forma un recours contre cette notification du 30 avril 2009 devant le parquet près le tribunal départemental de Ploieşti, qui le rejeta pour cause d’irrecevabilité le 16 juin 2009.

41. Le 21 avril 2009, le laboratoire d’analyses criminalistiques informa les services de police qu’au vu de l’importante charge de travail qui lui incombait et du faible nombre d’experts à sa disposition, il ne serait pas en mesure d’établir le rapport d’expertise criminalistique concernant l’affaire du requérant avant 2011.

42. Le 29 septembre 2010, cependant, le laboratoire d’analyses criminalistiques produisit ledit rapport. Il concluait entre autres que, compte tenu de la vitesse qui eût été nécessaire, le requérant n’aurait pas pu éviter un choc avec le camion. Il indiquait également qu’il n’avait pas pu établir si D.I. aurait pu éviter de heurter la voiture du requérant ni si J.C.P. aurait pu prévenir l’accident, et qu’il n’avait pas non plus été en mesure d’établir comment et à quel moment dans l’ordre de succession des événements la voiture du requérant et celle de D.I. étaient entrées en collision. Il expliquait que les voitures du requérant et de D.I. étaient probablement entrées en collision après que le véhicule du requérant eut heurté le camion.

43. Le 6 janvier 2011, après avoir constaté que son dossier avait été retourné par le laboratoire d’analyses criminalistiques, le requérant rappela au parquet près le tribunal de première instance qu’il n’avait pas encore statué sur son recours contre la décision des services de police du 30 mars 2009.

44. Le 28 janvier 2011, les services de police rejetèrent la demande d’un nouveau rapport d’expertise technique rédigé par un expert judiciaire qu’avait formulée le requérant, considérant que le rapport du 29 septembre 2010 avait précisé autant que possible les circonstances de l’accident. Le 3 mars 2011, le parquet près le tribunal de première instance rejeta à son tour le recours de l’intéressé contre la décision des services de police.

b) Les décisions du parquet d’abandonner les poursuites

45. Le 21 février 2011, le parquet près le tribunal de première instance abandonna les poursuites pénales engagées contre D.I. et J.C.P., considérant que tous les éléments constitutifs d’une infraction n’avaient pu être établis. Il estima que J.C.P. avait correctement garé le camion, mais que ni le requérant ni D.I. n’avaient adapté leur vitesse aux conditions de circulation. Il indiqua que le rapport d’expertise technique du 29 septembre 2010 n’avait pas permis d’établir avec certitude si D.I. aurait pu éviter l’accident. Il ajouta que, selon le rapport d’expertise médicolégale du 27 juin 2005, les blessures du requérant avaient principalement été causées par la collision frontale de son véhicule avec le camion.

46. Le 23 mars 2011, le procureur en chef du parquet près le tribunal de première instance débouta le requérant de son recours contre la décision du 21 février 2011. Il confirma la légalité de ladite décision au vu des preuves disponibles et conclut que la seule responsabilité qui avait pu être établie avec certitude dans cet accident était celle du requérant, considéré comme ayant conduit sa voiture trop vite alors qu’il faisait nuit.

4. La deuxième série de procédures juridictionnelles

47. Le 30 mars 2011, le requérant saisit le tribunal de première instance d’un recours contre la décision du parquet près le tribunal de première instance du 21 février 2011. Il avançait notamment que la décision du parquet ne s’était fondée que sur une partie des preuves du dossier. Il critiquait également le rapport d’expertise du 29 septembre 2010.

48. Peu après, le requérant demanda à la Haute Cour de cassation et de justice de transférer l’affaire à un autre tribunal, soutenant qu’il pesait une suspicion légitime sur les juges du tribunal de première instance. Le 21 juin 2011, après avoir pris note de la position des parties et du fait que le requérant avait déposé des plaintes pénales contre les juges et procureurs de Ploieşti (paragraphe 62 ci-dessous), la Haute Cour de cassation et de justice fit droit à la demande de l’intéressé et transféra l’affaire au tribunal de première instance de Bucarest.

49. Le 30 septembre 2011, ce dernier rejeta les objections du requérant concernant le rapport d’expertise du 29 septembre 2010 et confirma la décision du parquet pour autant qu’elle avait prononcé l’abandon des poursuites pénales contre J.C.P. Il jugea qu’au vu des preuves disponibles J.C.P. avait réglementairement garé son véhicule et que le requérant avait heurté le camion avant que sa voiture ne soit heurtée par D.I.

50. Concernant les poursuites pénales dirigées contre D.I., le tribunal considéra que ce dernier ne s’était pas acquitté de son obligation légale d’adopter une conduite préventive. Il conclut donc que la décision du parquet d’abandonner les poursuites contre D.I. était contradictoire, le parquet ayant reconnu dans la même décision que D.I. avait enfreint son obligation légale. De même, il jugea contraires à la législation nationale pertinente en matière de conduite préventive les conclusions du rapport d’expertise du 20 décembre 2007 selon lesquelles D.I. aurait été dans l’incapacité d’éviter l’accident.

51. Toutefois, eu égard à l’absence dans le dossier de preuves qui auraient permis d’établir l’existence d’un lien de causalité entre l’action de D.I. et les blessures du requérant, le tribunal jugea qu’il ne pouvait pas conserver l’affaire pour plus ample examen. Il annula donc la décision pour autant qu’elle avait prononcé l’abandon des poursuites contre D.I. et ordonna au parquet de produire un nouveau rapport d’expertise médicolégale afin de pouvoir déterminer s’il y avait ou non un lien direct entre les actions de D.I. et les blessures du requérant. Il estima que ce nouveau rapport d’expertise médicolégale devrait permettre d’établir si les blessures du requérant avaient été causées par le choc entre sa voiture et le camion, par le choc entre sa voiture et celle de D.I. ou par une combinaison de ces deux événements.

52. Le tribunal de première instance jugea que, bien que le délai de prescription fût pratiquement écoulé, il ne pouvait pas conserver l’affaire pour plus ample examen et inculper D.I., l’existence de tous les éléments constitutifs d’une infraction n’ayant, faute des preuves nécessaires, pu être établie au-delà de tout doute raisonnable.

53. Le 16 janvier 2012, la cour d’appel de Bucarest rejeta pour irrecevabilité le recours sur des points de fait et de droit formé par D.I. contre ce jugement.

5. Le troisième stade de l’enquête

a) La conduite de l’enquête

54. Le 5 avril 2012, le parquet près le tribunal de première instance rouvrit les poursuites pénales contre D.I. Le 6 avril 2012, il demanda au service médicolégal d’établir le rapport d’expertise médicolégale requis par le tribunal. Dans le rapport qu’il présenta le 11 avril 2012, le service médicolégal conclut, entre autres, que la période écoulée entre les deux chocs avait été trop courte pour que l’on pût établir, au vu des blessures du requérant, lequel des deux événements en avait été la cause. Il estimait que les deux impacts pouvaient avoir concouru aux blessures du requérant.

55. Le 25 avril 2012, le requérant demanda au parquet près la cour d’appel de prendre l’affaire en charge, arguant que celle-ci était complexe et que la procédure durait depuis longtemps. Le 26 avril 2012, le parquet général fit droit à sa demande au motif que le délai de prescription risquait d’expirer.

56. Le 28 mai 2012, le parquet près la cour d’appel rejeta les demandes de réalisation d’une simulation de l’accident et d’élaboration d’un nouveau rapport d’expertise médicolégale par l’institut médicolégal que le requérant avait formulées le 12 avril et le 18 mai 2012 respectivement. Il estima qu’au vu des conclusions des rapports disponibles, les éléments demandés par le requérant n’étaient ni pertinents ni nécessaires.

b) Les décisions du parquet d’abandonner les poursuites

57. Le 30 mai 2012, le parquet près la cour d’appel abandonna les poursuites pénales contre D.I. au motif que tous les éléments constitutifs d’une infraction n’avaient pu être établis. Il releva que le rapport d’expertise médicolégale du 11 avril 2012 n’avait pas pu établir le nombre de jours de soins médicaux qu’avaient requis respectivement les blessures que le requérant avait subies de son propre fait et celles qui lui avaient été causées par D.I., et qu’il était muet sur le point de savoir si les actes de ce dernier avaient ou non nécessité des jours de soins médicaux. Il estima donc qu’il existait un doute quant à l’existence d’un lien de causalité entre les actions de D.I. et les blessures du requérant et que ce doute devait profiter à D.I.

58. Le 18 juin 2012, le parquet général débouta le requérant de son recours contre cette décision. Il déclara que la prescription avait pris effet le 3 juin 2012 et que l’enquête ne pouvait donc pas être poursuivie.

6. La troisième série de procédures juridictionnelles

59. Le 18 juillet 2012, le requérant demanda au tribunal de première instance d’annuler la décision du parquet général du 18 juin 2012 et de conserver l’affaire pour plus ample examen. Il arguait, entre autres, que le délai de prescription n’avait pas pris effet. Il soutenait également que le parquet avait porté atteinte à ses droits de la défense en rejetant sa demande de révision par l’institut médicolégal du rapport d’expertise du 11 avril 2012.

60. Par un jugement définitif du 21 décembre 2012, le tribunal de première instance débouta le requérant et confirma la décision du parquet général. Il jugea qu’en vertu des dispositions pertinentes du droit pénal roumain, dont celle concernant la loi pénale la plus douce, la prescription relative à l’infraction reprochée à D.I. avait pris effet le 3 juin 2012.

61. Le 7 mars 2013, la cour d’appel déclara irrecevable le recours sur des points de fait et de droit formé par le requérant contre ce jugement au motif que celui-ci n’était pas susceptible d’appel. Elle renvoya toutefois à la Cour constitutionnelle un grief du requérant concernant les dispositions internes pertinentes en matière de recours juridictionnels contre les décisions du parquet. Le 24 septembre 2013, la Cour constitutionnelle rejeta le grief pour défaut de fondement.

3. Les plaintes déposées par le requérant contre les enquêteurs et les juges en charge de ses affaires

62. Entre le 19 novembre 2008 et le 30 septembre 2011, le requérant forma plusieurs recours et déposa plusieurs plaintes pénales et disciplinaires devant les autorités hiérarchiques ou de contrôle compétentes, notamment devant le Conseil supérieur de la magistrature, contre plusieurs des autorités d’enquête et de justice qui avaient pris part à l’enquête et à l’examen des procédures le concernant. Il invoquait en particulier un manque d’impartialité des autorités en cause et soutenait que ses affaires avaient été traitées de manière abusive et illégale et que D.I. et J.C.P. avaient été avantagés.

63. À une exception près (paragraphe 48 ci-dessus), le requérant fut débouté par les autorités compétentes au motif qu’aucun acte illégal n’avait été commis, mais il apparaît que certaines procédures sont encore pendantes. Dans certaines décisions relatives aux plaintes du requérant, telles que celle rendue par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice le 10 septembre 2009 ou celle rendue par le parquet général le 25 octobre 2011, les autorités compétentes indiquèrent que le requérant était motivé par un mécontentement subjectif concernant les résultats de l’enquête, voire par un désir de se venger des enquêteurs.

4. Les actions engagées par le requérant au civil

64. Le 28 novembre 2006, le requérant actionna au civil devant le tribunal départemental de Dâmbovița la compagnie d’assurances qui couvrait sa voiture. Il demandait au tribunal d’ordonner à celle-ci de s’acquitter de son obligation contractuelle de réparer la perte totale du véhicule assuré ainsi que le préjudice moral tenant à la souffrance psychologique qu’il disait lui avoir été causée par le refus, injustifié selon lui, de la compagnie d’assurances de s’acquitter de son obligation contractuelle. Le requérant mit également en cause la société auprès de laquelle il avait souscrit un contrat de crédit-bail pour sa voiture, afin que le jugement fût également contraignant à son égard. Le 16 septembre 2010, le tribunal ordonna l’intervention de D.I. et de J.C.P. en qualité de tierces parties à la procédure.

65. Le 27 novembre 2013, le tribunal départemental de Dâmbovița débouta finalement le requérant de son action contre la compagnie d’assurances et la société de crédit-bail automobile au motif qu’il n’avait pas versé les droits de timbre requis.

2. LE DROIT INTERNE PERTINENT

66. En vertu de l’ancien code roumain de procédure pénale dans sa version en vigueur à l’époque des faits (laquelle demeura applicable jusqu’au 31 janvier 2014), l’action civile avait pour but l’engagement d’une responsabilité civile pour tout dommage causé par un acte faisant l’objet d’une procédure pénale. L’action civile pouvait être jointe à la procédure pénale par la constitution de partie civile (article 14). La partie lésée pouvait se constituer partie civile pendant la procédure pénale, ou devant le tribunal, jusqu’au moment de la lecture en audience de l’acte d’accusation (article 15). La partie lésée qui ne s’était pas constituée partie civile dans le procès pénal avait la possibilité de former séparément, par la voie civile, une action en réparation du dommage subi à raison d’une infraction. La juridiction civile devait alors surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale. La partie lésée qui s’était constituée partie civile dans le procès pénal pouvait également engager une action civile distincte si la juridiction pénale avait décidé de surseoir à statuer. Si, entre-temps, la juridiction pénale avait décidé de reprendre l’instance, la juridiction civile devait surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale. La partie lésée qui avait introduit une action devant une juridiction civile pouvait abandonner cette voie et s’adresser au service des poursuites ou au tribunal pénal (pour se constituer partie civile) si l’action pénale avait été ouverte ultérieurement ou si la juridiction pénale avait repris l’instance. Il n’était plus possible de se désister d’une action civile si la juridiction civile avait déjà rendu une décision, fût-elle non définitive (article 19). La personne lésée qui s’était constituée partie civile dans le procès pénal pouvait introduire une action devant les juridictions civiles si le tribunal pénal n’avait pas statué sur l’action civile par une décision définitive (article 20). La décision définitive du tribunal pénal avait l’autorité de la chose jugée devant le tribunal civil qui était appelé à connaître de l’action civile en ce qui concernait l’existence des faits, la personne qui les avait commis et sa culpabilité. En revanche, la décision définitive du tribunal civil n’avait pas l’autorité de la chose jugée devant le service des poursuites ou devant le tribunal pénal en ce qui concernait l’existence des faits reprochés, la personne qui les avait commis et sa culpabilité (article 21).

67. L’ancien code roumain de procédure civile, tel qu’il s’est appliqué jusqu’au 14 février 2013, énonçait qu’un tribunal saisi d’une action civile pouvait surseoir à statuer dans le cas où avaient été engagées des poursuites pénales appelant une décision déterminante pour l’issue du litige civil et que le sursis ne pouvait être levé avant le prononcé d’un jugement définitif dans l’affaire qui avait déclenché le sursis (article 244). Le sursis de la procédure civile était prononcé par un jugement avant dire droit susceptible d’appel ; l’appel pouvait être formé tant que la procédure demeurait suspendue (article 2441).

68. L’ancien code civil roumain, tel qu’il s’est appliqué jusqu’au 1er octobre 2011, disposait que toute personne responsable d’un dommage causé à autrui devait le réparer, que ledit dommage ait été causé par son fait, par sa négligence ou par son imprudence (articles 998 et 999).

69. En vertu du décret législatif no 167/1958 sur la prescription extinctive, qui est resté en vigueur jusqu’au 1er octobre 2011, le délai de prescription de l’action ayant un objet patrimonial était de trois ans (articles 1 et 3). Le délai de prescription de l’action en réparation du préjudice causé par un acte illicite commençait à courir à partir du moment où la victime avait eu ou aurait dû avoir connaissance du préjudice et de l’identité du responsable (article 8). La prescription était toutefois interrompue par le dépôt d’une demande introductive d’instance (article 16). Au terme de l’interruption débutait un nouveau délai de prescription (article 17).

70. Le nouveau code civil roumain, tel qu’il s’applique depuis le 1er octobre 2011, prévoit que toute personne dotée de discernement est responsable des dommages causés par ses actes ou son inaction et est tenue de les réparer intégralement (article 1349). Dans l’appréciation de l’existence du dommage ou de la culpabilité de l’auteur de l’acte illicite, la juridiction civile n’est liée ni par les dispositions du droit pénal ni par un jugement définitif d’acquittement ou de non-lieu (article 1365). Le délai de prescription de l’action, notamment en matière patrimoniale, est de trois ans, à moins que la loi n’en dispose autrement (articles 2500, 2501 et 2517). Le délai de prescription de l’action en réparation du préjudice causé par un acte illicite court à partir du moment où la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du préjudice et de l’identité du responsable (article 2528). La prescription peut être interrompue par le dépôt d’une demande introductive d’instance ou par la constitution de partie civile pendant la procédure pénale ou devant le tribunal jusqu’au moment où celui-ci entame l’examen de l’affaire (article 2537). Dans l’hypothèse où la prescription est interrompue par une constitution de partie civile, l’interruption se poursuit jusqu’à la notification de l’ordonnance de clôture ou de suspension de la procédure pénale ou de la décision du tribunal de surseoir à statuer, ou jusqu’au prononcé du jugement définitif par la juridiction pénale (article 2541).

EN DROIT

1. OBJET DE L’AFFAIRE ET QUALIFICATION DES GRIEFS
1. Thèses des parties

71. Dans son formulaire de requête, le requérant alléguait qu’à la suite de l’accident en cause il avait souffert de graves lésions corporelles qui avaient mis sa vie en danger. Il soutenait également que l’enquête sur les circonstances de l’accident avait connu une durée excessive et que les juridictions internes n’avaient examiné que ses recours contre les décisions du parquet, sans jamais se prononcer sur le fond de l’affaire. Il ajoutait que la préoccupation principale des autorités avait été de masquer et de déformer la vérité, sans chercher à clarifier les circonstances de l’accident. Il affirmait en outre qu’il s’était vu refuser l’autorisation de verser certains éléments pertinents au dossier et que les autorités avaient commis plusieurs abus et aidé les auteurs des infractions. Il expliquait que tous ces éléments avaient eu sur lui un effet humiliant et devaient s’analyser en un traitement inhumain et dégradant qui l’avait d’autant plus meurtri que depuis l’accident il souffrait d’un grave handicap. Enfin, il estimait que si la prescription de la responsabilité pénale avait pris effet au cours de l’enquête pénale, c’était parce que telle avait été la volonté des autorités nationales.

72. Dans les observations écrites ultérieurement déposées par lui devant la Cour, le requérant plaidait, entre autres, que J.C.P. était un agent de l’État. Il expliquait notamment que l’intéressé, employé civil d’une unité militaire, accomplissait au moment de l’accident une mission officielle qui lui avait été confiée par ladite unité militaire au nom de l’État roumain.

73. Le Gouvernement argue que ni dans sa requête initiale ni dans les observations ultérieurement déposées par lui devant la chambre le requérant n’a mis en cause la responsabilité de l’État à raison d’un quelconque manquement de l’État à adopter des normes ou des mesures suffisantes pour encadrer la circulation des véhicules à moteur sur la voie publique, ni mentionné aucun aspect relevant de l’article 8 de la Convention.

74. Il indique que, dans sa requête initiale, le requérant se plaignait, en disant y voir un traitement inhumain et dégradant, de la manière dont les autorités nationales avaient enquêté sur l’accident de la route dont il avait été victime. Il estime toutefois que dans des circonstances telles que celles du cas d’espèce l’article 3 n’est pas applicable sous son volet matériel, la conduite de l’enquête par les autorités nationales étant à son sens suffisamment couverte par les obligations procédurales contenues, notamment, dans ladite disposition.

75. Le Gouvernement ajoute que dans ses observations ultérieures devant la chambre le requérant déclarait explicitement que sa requête devant la Cour ne portait que sur les abus dont il accusait les agents de l’État qui avaient enquêté sur les circonstances de l’accident et sur l’impossibilité dans laquelle il disait s’être trouvé de les assigner en justice, et non pas sur les blessures qu’il disait avoir subies à cause des actions de D.I. L’intéressé aurait par ailleurs déclaré qu’il ne se plaignait pas d’une violation de l’article 2 de la Convention. Au surplus, les lettres produites par lui montreraient clairement l’absence de toute intention de sa part d’alléguer une violation de l’article 3 sous son volet procédural.

76. Le Gouvernement considère que la Cour doit tenir compte de la volonté qu’aurait librement exprimée le requérant et ne pas modifier l’objet de la présente affaire au-delà des limites résultant des griefs formulés par l’intéressé dans le formulaire de requête et dans ses observations ultérieures.

77. Il argue également que le requérant n’a pas mis en cause devant la Cour la responsabilité de l’État du fait de la conduite de J.C.P. considéré comme agent de l’État. Il ajoute que la procédure pénale dirigée contre J.C.P. s’est achevée le 30 septembre 2011 – soit plus de six mois avant que le requérant n’introduise sa requête devant la Cour – et que les juridictions nationales ont établi de manière irrévocable que J.C.P. n’était pas responsable de l’accident (paragraphe 49 ci-dessus). Il estime en outre qu’aucune pièce du dossier ne prouve la responsabilité de l’État dans l’accident et qu’il n’incombe pas à la Cour de déployer les mêmes efforts que les autorités nationales compétentes pour établir de manière indépendante les circonstances de l’accident ou identifier les personnes qui en seraient responsables.

78. Il admet que J.C.P. travaillait dans une unité militaire et qu’au moment de l’accident il était dans l’exercice de ses fonctions professionnelles. Il plaide toutefois que J.C.P. était un employé civil de ladite unité et qu’en vertu du droit interne pertinent l’unité militaire n’aurait pu être tenue pour civilement responsable de l’accident que si les autorités compétentes avaient établi la responsabilité de J.C.P. à cet égard. La responsabilité de J.C.P. dans l’accident en cause n’ayant pas été établie, les volets matériels des articles 2 et 3 de la Convention ne seraient pas applicables en l’espèce.

79. Enfin, le Gouvernement considère que la question de savoir s’il convient ou non de considérer que J.C.P. était un agent de l’État ne peut avoir d’incidence sur l’issue de la présente affaire, le requérant n’ayant selon lui pas plaidé que le statut de J.C.P. aurait influencé l’enquête nationale. Il ajoute que l’enquête a été menée par des procureurs civils qui ne présentaient aucun lien avec J.C.P. ou l’unité militaire qui l’employait.

2. Appréciation de la Cour

80. La Cour observe d’emblée que les griefs formulés par le requérant (paragraphe 71 ci-dessus) sont doubles. D’une part, ils portent sur la durée et l’effectivité de l’enquête pénale menée ainsi que sur l’impossibilité à laquelle le requérant dit avoir été confronté d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui à la suite de l’accident de la route dans lequel il a été impliqué. D’autre part, ils concernent le traitement que le requérant estime avoir subi à raison de la manière dont les autorités ont enquêté sur les circonstances de l’accident.

81. Les griefs du requérant peuvent ainsi être regroupés en deux catégories distinctes : premièrement, les griefs relatifs à la conduite de l’enquête pénale et, deuxièmement, ceux relatifs au traitement réservé au requérant par les autorités chargées de l’enquête. Dans sa requête initiale, ce dernier a explicitement et largement invoqué les articles 3, 6 et 13 de la Convention relativement à ces deux catégories de griefs.

82. La Cour note que, concernant ces deux catégories de griefs, le Gouvernement argue qu’ils échappent partiellement à l’objet de l’affaire telle qu’elle est soumise à la Cour (paragraphes 73-76 et 78-79 ci‑dessus). Il lui faut par conséquent déterminer l’objet et la qualification juridique à donner à chacune de ces catégories de griefs.

83. À cet égard, la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

84. En ce qui concerne la première catégorie de griefs du requérant, relative à la conduite de l’enquête pénale, la Cour observe qu’ils ne contiennent aucune allégation d’actes intentionnels ou de circonstances suspectes. De même, le requérant n’a pas imputé l’accident à un quelconque manquement de l’État à adopter des normes ou des mesures suffisantes pour encadrer la circulation des véhicules à moteur sur la voie publique et assurer la sécurité des usagers de la route. Il n’a pas non plus plaidé que l’État devrait être réputé responsable du fait de la conduite adoptée par J.C.P. au motif que ce dernier était un employé civil d’une unité militaire et qu’il devrait donc être considéré comme un agent de l’État.

85. Concernant cette catégorie de griefs, le requérant a évoqué les graves conséquences que l’accident de la route aurait eues pour son intégrité physique. Il a produit des éléments attestant que ces conséquences avaient été considérées comme ayant mis sa vie en danger et comme ayant été le résultat d’actes de négligence. Dans sa requête initiale, il n’invoquait pas l’article 2. Quant aux observations écrites déposées par lui ultérieurement devant la chambre, elles comportaient des affirmations qui pouvaient s’interpréter comme signifiant que ses griefs ne portaient pas sur l’article 2. D’autres remarques pouvaient également donner à penser qu’il ne se fondait pas non plus sur le volet procédural de l’article 3. En revanche, ses deuxièmes observations devant la chambre comportent certaines déclarations et remarques qui peuvent suggérer l’inverse.

86. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la première catégorie de griefs du requérant concerne les droits procéduraux de l’intéressé et/ou les obligations procédurales incombant aux autorités nationales dans le contexte d’actes de négligence entraînant des lésions corporelles très graves ou potentiellement mortelles. En outre, compte tenu du contexte particulier de la présente affaire, la Cour considère que pareils droits procéduraux et obligations correspondantes de l’État peuvent relever, dans certaines circonstances, non seulement des articles 3, 6 § 1 et 13, que le requérant a invoqués, mais également des articles 2 et 8 de la Convention. Même si le requérant n’a pas expressément mentionné ces deux dernières dispositions, la Cour, eu égard à la base factuelle des griefs formulés (paragraphe 71 ci-dessus), juge approprié d’examiner la présente espèce également sous l’angle des articles 2 et 8.

87. Par conséquent, la Cour estime qu’elle doit examiner les griefs du requérant concernant la conduite de l’enquête pénale sous l’angle des droits procéduraux, et des obligations qui y correspondent, consacrés par chacune des dispositions mentionnées ci-dessus. Elle juge également opportun de saisir l’occasion fournie par la présente affaire pour clarifier le champ d’application des garanties procédurales consacrées en la matière par chacune de ces dispositions.

88. En ce qui concerne la seconde catégorie de griefs, la Cour observe qu’elle porte sur les allégations du requérant selon lesquelles il aurait subi humiliation et mauvais traitements de la part des autorités chargées de l’enquête.

89. Compte tenu de la nature particulière de l’allégation du requérant à cet égard, la Cour ne peut accepter l’argument du Gouvernement selon lequel il serait suffisant, pour répondre à ce grief, de l’examiner dans le contexte susmentionné des obligations procédurales de l’État défendeur (voir, par exemple, Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 130-134, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 98, CEDH 1999‑IV, et Taş c. Turquie, no 24396/94, §§ 77-80, 14 novembre 2000). Par conséquent, la Cour estime que le grief tiré du traitement que le requérant dit lui avoir été infligé par les autorités chargées de l’enquête appelle un examen séparé sous l’angle du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

90. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour examinera d’abord les griefs tirés par le requérant de la conduite de l’enquête pénale, puis le grief relatif au traitement censé lui avoir été infligé par les autorités chargées de l’enquête.

2. SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA CONDUITE DE L’ENQUÊTE PÉNALE

91. Le requérant se plaint de la durée et de l’effectivité de l’enquête pénale menée ainsi que de l’impossibilité qu’il dit avoir été la sienne d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui à la suite de l’accident de la route dans lequel il a été impliqué. Comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphes 86-87 ci-dessus), la Cour examinera ces griefs sous l’angle des articles 2, 3, 6 § 1, 8 et 13 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...)

(...) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 6

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

(...) »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans [la] Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

1. Sur la violation alléguée des articles 2, 3 et 8 de la Convention

92. Le requérant se plaint de la durée et de l’effectivité de l’enquête pénale menée.

1. Sur la recevabilité

a) Sur l’épuisement des voies de recours internes

1. Thèses des parties

 Le Gouvernement

93. Le Gouvernement plaide que, contrairement aux exigences de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, le requérant n’a épuisé les voies de recours internes ni en ce qui concerne ses griefs fondés sur l’article 2 ni en ce qui concerne ceux formulés sur le terrain des articles 3 et 8. Plus précisément, il argue que l’intéressé aurait dû saisir les juridictions civiles d’une action contre le conducteur qu’il estimait être responsable de l’accident.

94. Invoquant le droit interne pertinent et des exemples de la pratique des juridictions internes, le Gouvernement expose que la victime d’une infraction peut se constituer partie civile dans une procédure pénale ou, à défaut, introduire au civil une action distincte en vue d’obtenir réparation du préjudice subi. Il indique que, dans le second cas, la juridiction civile peut ou doit surseoir à statuer dans l’attente d’une décision définitive des juridictions pénales : le sursis à statuer est facultatif jusqu’à la mise en accusation mais devient obligatoire une fois cette étape franchie.

95. Il explique également que, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles, les juridictions pénales sont tenues d’examiner les actions civiles jointes à la procédure pénale dès lors qu’un acte d’accusation a été établi, que l’accusé ait été condamné ou acquitté. Il indique que, dans les circonstances exceptionnelles évoquées ci-dessus, la victime peut en tout état de cause introduire une action distincte au civil. Il ajoute que, par analogie, la victime peut actionner l’auteur présumé des faits au civil même si le parquet a abandonné les poursuites en raison de la prescription de la responsabilité pénale.

96. Selon le Gouvernement, la pratique judiciaire pertinente interprète généralement la procédure pénale avec constitution de partie civile de la victime d’une infraction comme une action en justice qui interrompt le délai de prescription de trois ans prévu pour l’action civile. Par conséquent, ledit délai de prescription ne commencerait à courir qu’au terme de la procédure pénale. L’interprétation susmentionnée aurait été explicitement reprise dans les modifications apportées aux règles civiles en vigueur en Roumanie depuis le 1er octobre 2011.

97. Tant dans le cas d’une constitution de partie civile au pénal que dans celui d’une action distincte au civil, il incomberait à la victime d’apporter la preuve du bien-fondé de son action. Les éléments du dossier pénal pourraient être utilisés dans le cadre de l’action distincte intentée au civil. Au demeurant, la victime et les juridictions civiles ne seraient pas limitées par ces éléments de preuve et pourraient verser au dossier tout autre élément pertinent pour l’examen de l’affaire.

98. Invoquant la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient que l’action civile qu’aurait pu engager le requérant contre D.I. à l’issue de la procédure pénale afin d’obtenir réparation du dommage qu’il estimait avoir subi aurait constitué une voie de recours effective même si elle n’avait été exercée que plusieurs années après l’accident. Compte tenu de la complexité de la procédure pénale menée sur le plan interne, de l’absence de longues périodes d’inactivité de la part des autorités compétentes et de ce que le requérant aurait pu faire valoir devant la juridiction civile les éléments versés au dossier pénal par les autorités d’enquête et les conclusions auxquelles le tribunal de première instance de Bucarest est parvenu dans son jugement du 30 septembre 2011 relativement à la responsabilité de D.I. dans l’accident, il estime qu’il n’est pas excessif de considérer que le requérant aurait dû exercer la voie de recours civile en question huit ans après l’accident.

99. Enfin, il ajoute que l’action civile introduite par le requérant le 28 novembre 2006 était fondée sur un contrat d’assurance et ne portait pas sur les blessures subies par lui consécutivement à l’accident.

 Le requérant

100. Le requérant soutient qu’en se constituant partie civile dans la procédure pénale concernant les circonstances de l’accident litigieux il a épuisé les voies de recours internes dont il disposait et n’était donc pas tenu d’introduire une action distincte au civil contre la personne responsable de l’accident. Il n’est du reste pas convaincu qu’il aurait pu intenter pareille action, et encore moins obtenir réparation du dommage allégué par lui, l’enquête pénale n’ayant pas permis d’établir les responsabilités. Il argue que, l’identité du coupable étant demeurée inconnue, les conditions légales pour introduire une action civile en réparation n’étaient pas remplies. Il ajoute qu’une action civile distincte contre l’État n’aurait pas constitué un recours de nature à conférer un caractère effectif à l’enquête et que c’est en vain qu’il a utilisé tous les moyens procéduraux qu’il estimait disponibles, à savoir des plaintes contre les enquêteurs et des recours contre leurs décisions, pour prévenir toute atteinte à ses droits garantis par la Convention. Il plaide enfin qu’il n’existait aucune voie de recours qu’il aurait pu exercer pour se plaindre de la durée de la procédure.

101. Le requérant estime que les décisions judiciaires internes citées par le Gouvernement sont sans rapport aucun avec le cas d’espèce. Il explique que, dans toutes les affaires mentionnées, les stades de l’enquête pénale et de la mise en accusation avaient été franchis avant l’écoulement du délai de prescription de la responsabilité pénale. Concernant le lien entre culpabilité pénale et action civile, le requérant cite par ailleurs une décision judiciaire interne qui aurait conclu que dans le cas d’un accident de la route ayant provoqué des lésions corporelles, il n’appartenait pas à la victime mais aux autorités d’enquête d’établir la culpabilité.

102. Le requérant estime avoir épuisé tous les recours civils dont il disposait en introduisant une action civile contre la compagnie d’assurances et la société de crédit-bail concernant la destruction totale de sa voiture. Les juridictions internes se seraient d’abord prononcées en sa faveur, mais en appel elles seraient parvenues à la conclusion que l’action civile introduite par lui n’était pas fondée sur une infraction pénale mais plutôt sur un contrat commercial. Elles auraient alors exigé de lui qu’il verse une somme importante au titre des frais de justice comme condition préalable à l’examen de sa cause civile, elles l’auraient débouté de ses demandes de réexamen de cette décision et elles auraient ensuite rejeté ses prétentions au motif qu’il n’était pas en mesure de payer les frais. Le requérant admet que l’action civile qu’il avait introduite contre la compagnie d’assurances qui couvrait sa voiture était fondée sur le contrat commercial qu’il avait conclu avec ladite compagnie et non pas sur l’affaire pénale, puisque ni la compagnie d’assurances ni la société de crédit-bail n’étaient parties à la procédure pénale. Il indique toutefois que D.I. et J.C.P. sont intervenus dans la procédure civile en qualité de tierces parties.

2. Appréciation de la Cour

103. La Cour observe que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance des griefs tirés par le requérant de la conduite de l’enquête pénale, indépendamment de la question, qui sera discutée ci-dessous, de savoir si lesdits griefs doivent être examinés sur le terrain de l’article 2, de l’article 3 ou de l’article 8 de la Convention. L’exception soulevée concerne les différentes voies de recours internes dont le requérant pouvait se prévaloir pour clarifier les circonstances de l’espèce, obliger les responsables à répondre de leurs actes et à réparer les dommages engendrés par l’accident. En outre, son examen est tributaire de la détermination de la portée des obligations procédurales qui pesaient sur les autorités de l’État défendeur en l’espèce.

104. Aussi la Cour décide-t-elle de la joindre au fond desdits griefs, sous réserve qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.

b) Applicabilité des articles 2, 3 et 8

1. Thèses des parties

105. Après s’être livré à un examen de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement argue que faute d’un décès, de blessures suffisamment graves subies par le requérant, de circonstances ou de conséquences qui pourraient clairement être qualifiées de potentiellement mortelles, de circonstances exceptionnelles dans lesquelles des agents de l’État, par leur comportement, auraient joué un rôle, d’une menace continue pour la vie du requérant ou d’une intention de le tuer, l’article 2 sous son volet procédural n’est pas applicable en l’espèce. Il ajoute que faute de mauvais traitements et d’une intention de faire du mal au requérant, l’article 3 sous son volet procédural est également inapplicable. Il plaide enfin que le grief du requérant ne concerne aucun des aspects relevant de la protection de l’article 8.

106. Il indique qu’au terme des traitements reçus par lui à la suite de l’accident, l’intéressé, contrairement à ce qu’avait suggéré le rapport d’expertise médicolégale du 27 juin 2005, n’a pas sollicité de nouveau rapport d’expertise médicolégale aux fins d’établissement d’une éventuelle invalidité. Il ajoute que le requérant n’a produit aucun document médical récent qui attesterait qu’il souffre encore de séquelles de l’accident.

107. Le Gouvernement reconnaît que, selon les informations fournies par les services de la protection de l’enfance et de l’assistance sociale du conseil départemental de Prahova, le requérant, sur la base d’un certificat délivré par la commission d’évaluation des personnes adultes handicapées de Prahova le 26 janvier 2006, a été inscrit sur la liste des personnes atteintes d’un handicap grave nécessitant les services d’un assistant personnel. Il admet également qu’un certificat médical établi par le médecin généraliste du requérant le 19 janvier 2006 – un des documents du dossier sur lequel s’est fondée la décision de reconnaître le requérant comme une personne handicapée – constate que le requérant a une canule trachéale permanente et qu’il souffre d’une mobilité réduite de l’articulation de son épaule droite (séquelles graves de sa fracture de l’épaule), d’un affaiblissement de la force de préhension dans la main droite et de troubles de la marche (séquelles graves de sa fracture à la hanche gauche).

108. Il expose toutefois que le certificat mentionné ci-dessus, établi par la commission d’évaluation des personnes adultes handicapées de Prahova le 26 janvier 2006, indique pour le requérant des codes de pathologie qui correspondent, respectivement, à de l’asthme, à un état de mal asthmatique et à une tumeur maligne au larynx. Il ajoute que ledit certificat ne fait état d’aucune séquelle grave concernant les membres fracturés du requérant et que les documents médicaux disponibles n’établissent aucun lien de causalité entre l’accident et la trachéotomie du requérant.

109. Invoquant la jurisprudence de la Cour, les éléments de preuve disponibles, la nature de ses blessures et son état de santé actuel, le requérant soutient pour sa part que les articles 2 et 3 de la Convention sont applicables en l’espèce. Il plaide par ailleurs la violation des garanties consacrées par l’article 8.

110. Il affirme qu’avant l’accident il était en bonne santé et menait une vie normale sans aucune restriction médicale. Il explique que son état de santé s’est gravement détérioré après l’accident, qu’il a dû subir plusieurs interventions chirurgicales et qu’il en a conservé un traumatisme psychologique. Il allègue que les fractures déplacées de ses membres continuent à lui causer des problèmes et qu’il a dû subir une ablation d’une partie de ses intestins, ainsi qu’une trachéotomie.

2. Appréciation de la Cour

 Éléments concernant la situation du requérant à prendre en compte pour l’appréciation de l’affaire

111. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a été impliqué dans un accident de la route qui, selon l’expertise du 27 juin 2005 (paragraphe 18 ci‑dessus), a mis sa vie en danger. Sa voiture a été prise entre deux autres véhicules, l’un en mouvement et l’autre en stationnement. À la suite de cet accident, le requérant a subi de graves lésions internes et des fractures des membres et des os, ainsi que de graves complications liées aux traitements prodigués, qui ont nécessité deux cents à deux cent cinquante jours de soins médicaux. Il apparaît qu’il en a gardé des séquelles physiques et psychologiques graves et durables, notamment un handicap.

112. À cet égard, la Cour ne peut accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle certaines des séquelles physiques dont souffre le requérant, notamment sa mobilité réduite, ne sont pas dues à l’accident. La Cour observe que les documents médicaux disponibles montrent en réalité qu’à la suite de l’accident le requérant a souffert d’un polytraumatisme, d’une rupture post‑traumatique du mésentère, ainsi que de fractures ou déplacements d’os et d’autres parties du corps. Il a dû subir plusieurs interventions chirurgicales, dont une qui a nécessité l’ablation partielle de ses intestins, ainsi qu’une trachéotomie du fait de complications respiratoires qui semblent être apparues pendant ses hospitalisations, même si le requérant souffrait peut-être déjà d’une tumeur maligne au larynx et d’asthme avant son accident. Sa force de préhension dans la main droite a été affaiblie et l’amplitude de l’abduction de son bras droit réduite. La Cour relève en outre que le requérant a souffert d’un stress post-traumatique. L’accident a donc été le précurseur d’au moins certains des problèmes de santé dont l’intéressé a souffert de manière durable après le 3 décembre 2004 ; les problèmes en question sont donc directement, ou à tout le moins indirectement, liés à l’accident.

113. La Cour observe que l’accident du requérant s’est produit la nuit, sur une voie publique, et qu’il a impliqué deux autres conducteurs. Il était dès le départ évident que les éléments factuels cumulatifs qui ont finalement abouti aux conséquences malheureuses qui ont été décrites ci-dessus étaient le fruit du hasard ou la conséquence d’un comportement négligent. Au cours de l’enquête interne et dans sa requête initiale à la Cour, le requérant n’a jamais avancé que les deux autres conducteurs auraient agi intentionnellement ou que leurs actes l’auraient spécifiquement visé (paragraphe 84 ci-dessus). Même si dans les observations écrites ultérieurement soumises par lui à la Cour le requérant semble suggérer que l’accident aurait en réalité été provoqué intentionnellement ou se serait produit dans des circonstances suspectes (paragraphe 155 ci-dessous), rien dans le dossier n’étaye cette allégation. L’enquête ouverte par les autorités sur les circonstances de l’accident portait au contraire sur une infraction involontaire.

114. La Cour note qu’il apparaît que les autorités ont pris en considération la possibilité que le requérant ait lui-même été partiellement responsable de l’accident faute d’avoir adopté une conduite préventive. Les questions de savoir si l’intéressé était pleinement ou au moins partiellement responsable des graves blessures subies par lui ou s’il conduisait en état d’ivresse n’ont toutefois pas été éclaircies par l’enquête.

 Article 3

‒ Principes généraux

115. La Cour observe que, combiné avec l’obligation que l’article 1 de la Convention leur impose de « garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention », l’article 3 commande aux États de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI, et Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001‑V). Cette exigence d’ordre général implique une obligation procédurale. Dans des affaires concernant des allégations de négligence médicale, les obligations pesant sur les autorités en vertu de l’article 3 ont été interprétées comme n’exigeant pas nécessairement un recours de nature pénale (V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, §§ 125-126, CEDH 2011 (extraits), N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, § 84, 12 juin 2012, I.G. et autres c. Slovaquie, no 15966/04, § 129, 13 novembre 2012, et Dvořáček c. République tchèque, no 12927/13, § 111, 6 novembre 2014). En revanche, dès lors qu’un individu affirme de manière « défendable » ou « crédible » avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, les dispositions susmentionnées requièrent, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective de nature pénale. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique (Assenov et autres c. Bulgarie, 24760/94, § 102, 28 octobre 1998, , Recueil 1998‑VIII, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 186, CEDH 2012, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 317, CEDH 2014 (extraits), Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 116, CEDH 2015). Même en l’absence d’une plainte pénale formellement introduite, dès lors que la question a été portée à l’attention des autorités, il pèse ipso facto sur l’État, en vertu de l’article 3, une obligation de mener une enquête effective (Gorgiev c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 26984/05, § 64, 19 avril 2012, El‑Masri, précité, § 186).

116. Dans les affaires où elle a été amenée à examiner si les « traitements » auxquels une personne avait été « soumise » pouvaient être qualifiés d’« inhumains ou dégradants » au sens de l’article 3, la Cour a adopté une démarche générale consistant à souligner que, pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue dans cette disposition, un traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 97, 20 octobre 2016, Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 174, 13 décembre 2016, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 159, 15 décembre 2016).

117. Pour déterminer si le seuil de gravité a été atteint, la Cour peut également prendre en considération d’autres éléments, tels que le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive qu’il puisse être interdit par l’article 3, le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère empreinte de vives tensions ou d’une forte charge émotionnelle, et l’éventuelle situation de vulnérabilité de la victime (Khlaifia et autres, précité, § 160, et les références qui y sont citées).

118. Soumettre une personne à un mauvais traitement qui atteint un tel seuil de gravité implique en général qu’on lui inflige des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de telles caractéristiques, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3. Il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (Bouyid, précité, § 87, et les références qui y sont citées).

119. Concernant les traitements administrés par des particuliers, la Cour a conclu à plusieurs reprises à l’applicabilité de l’article 3 à des cas de mauvais traitements volontaires tels que des viols, des abus sexuels ou des actes de violence, y compris des violences familiales ou l’infliction de blessures au cours d’une bagarre, considérant que tous les actes en question étaient de nature à susciter des sentiments d’humiliation et d’avilissement chez la victime (voir, entre autres, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, CEDH 2003‑XII, Beganović c. Croatie, no 46423/06, 25 juin 2009, Biser Kostov c. Bulgarie, no 32662/06, 10 janvier 2012, Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 58, 31 juillet 2012, Dimitar Shopov c. Bulgarie, no 17253/07, 16 avril 2013, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, 3 mars 2015, Y. c. Slovénie, no 41107/10, CEDH 2015 (extraits), M. et M. c. Croatie, no 10161/13, CEDH 2015 (extraits), et Sakir c. Grèce, no 48475/09, 24 mars 2016).

120. Une approche différente a été adoptée dans l’affaire Kraulaidis c. Lituanie (no 76805/11, § 57, 8 novembre 2016) qui concernait, comme dans le cas d’espèce, un accident de la route. Dans cette affaire, la Cour a tout d’abord noté que « le requérant a[vait] été gravement blessé et qu’il a[vait] perdu la capacité de marcher à la suite d’un accident », avant de conclure que « la situation a[vait] atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention ». Dans le même sens, la Cour a observé dans l’affaire Mažukna c. Lituanie (no 72092/12, § 81, 11 avril 2017) qu’à la suite d’un accident du travail le requérant avait subi des lésions au visage et à la poitrine qui l’avaient défiguré et avaient altéré sa capacité à arborer des expressions faciales. Elle a également relevé que ces lésions avaient été médicalement jugées irréparables et qualifiées d’atteinte grave à sa santé. Elle en a conclu que « la situation a[vait] atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention ». La caractéristique commune à la motivation de ces deux arrêts est qu’elle place l’accent uniquement sur la nature et le degré des lésions subies. L’article 3 a ainsi été réputé applicable dans des situations où aucun acte intentionnel n’avait été commis à l’égard de la victime.

121. La Cour considère toutefois que la démarche appropriée pour déterminer si les mauvais traitements subis par une personne ont atteint le seuil minimum de gravité demeure celle, décrite aux paragraphes 116-118 ci‑dessus, que la Grande Chambre a adoptée dans plusieurs arrêts successifs, même lorsque les traitements en question ont été administrés par des particuliers. Ainsi qu’il ressort des passages en question, cette approche implique de prendre en considération un ensemble de facteurs, dont chacun est susceptible de revêtir un poids significatif. Tous ces facteurs supposent que le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel.

‒ Application des principes généraux au cas d’espèce

122. La Cour note qu’il est incontestable que la gravité de la souffrance, physique ou mentale, provoquée par une mesure donnée est une considération qui a compté dans beaucoup des affaires où la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 3 et que l’absence d’une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

123. Elle considère toutefois, conformément à l’interprétation indiquée ci-dessus (paragraphe 121 ci-dessus), que des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales subies par une personne à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent ne peuvent être considérées comme la conséquence d’un « traitement » auquel une personne aurait été « soumise » au sens de l’article 3. En effet, comme cela a déjà été indiqué aux paragraphes 116-118 ci-dessus, pareil traitement se caractérise essentiellement, quoique non exclusivement, par une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser l’individu, par un mépris ou un ravalement de sa dignité, par l’intention de faire naître en lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique. Aucun de ces éléments n’est présent en l’espèce.

124. Il s’ensuit que la partie des griefs du requérant tirée de la conduite de l’enquête est irrecevable, sous l’angle de l’article 3, pour incompatibilité ratione materiae, au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4, avec les dispositions de la Convention.

 Article 8

‒ Principes généraux

125. La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, entre autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

126. Le concept de « vie privée » est une notion large qui ne se prête pas à une définition exhaustive (Bensaid c. Royaume‑Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001‑I, Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 (extraits), et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). Il englobe également l’intégrité physique et psychologique d’une personne (X et Y, précité, § 22, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, 27 juin 2017). En outre, le corps d’une personne représente un aspect intime de la vie privée (Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 33, CEDH 2003‑IX).

127. Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face aux actes d’autrui, la Cour a jugé que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (pour des exemples, voir Söderman, précité, § 80, et les références qui y sont citées). Dans certains cas, notamment de viol ou d’abus sexuels sur des enfants, qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, il a été jugé que l’obligation positive incombant aux États englobe celle de se doter de dispositions pénales efficaces et doit être étendue à l’effectivité de l’enquête pénale ; dans d’autres, moins graves, l’existence d’un recours civil a été jugée suffisante (pour des exemples, voir Söderman, précité, §§ 81-85). Dans le domaine de la santé, la Cour a estimé que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives au titre de l’article 2, une obligation positive découlant de l’article 8, d’une part, de mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, de mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017).

128. La Cour souligne toutefois que les actes ou décisions d’un particulier qui sont dommageables pour l’intégrité physique ou morale d’une personne n’emportent pas nécessairement atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Costello‑Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, série A no 247‑C, Bensaid, précité, § 46, et Tonchev c. Bulgarie, no 18527/02, 19 novembre 2009). Elle rappelle qu’un certain seuil de gravité est nécessaire pour l’applicabilité de l’article 8 en pareille situation (Denisov, § 114, précité). Par ailleurs, rien dans la jurisprudence constante de la Cour ne donne à penser que le domaine de la vie privée s’étende à des activités dont la nature est essentiellement publique (Friend et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 16072/06, § 42, 24 novembre 2009).

‒ Application des principes généraux au cas d’espèce

129. La Cour considère qu’il ne fait aucun doute que le requérant a été gravement blessé à la suite de l’accident de la route en cause. Il s’agit de savoir si pareilles lésions corporelles soulèvent une question sous l’angle de la protection de la vie privée du requérant au sens de l’article 8.

130. À cet égard, la Cour observe, premièrement, que les blessures subies par le requérant trouvent leur origine dans le fait qu’il s’est volontairement livré à une activité – conduire un véhicule à moteur sur une voie publique – qui avait par essence vocation à se dérouler en public (voir, mutatis mutandis, Friend et autres, précité, § 43, comparer avec Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 62, CEDH 2003‑I). Il est vrai que, de par sa nature même, cette activité comporte un risque de préjudice personnel grave en cas d’accident (voir, mutatis mutandis, Vilnes et autres c. Norvège, nos 52806/09 et 22703/10, §§ 222 et 239, 5 décembre 2013). Ce risque est toutefois atténué par des règles de circulation qui visent à garantir la sécurité routière pour tous les usagers de la route, notamment grâce à une séparation appropriée des véhicules sur la chaussée. Deuxièmement, l’accident ne s’est pas produit à la suite d’un acte de violence qui aurait été commis dans le but de porter atteinte à l’intégrité physique et psychologique du requérant. Il ne peut pas non plus être assimilé aux autres situations où la Cour a conclu à l’applicabilité de l’obligation positive pouvant incomber à l’État de protéger l’intégrité physique et psychologique des individus (paragraphe 127 ci‑dessus).

131. Dans ce contexte, la Cour ne discerne aucun aspect particulier d’interaction ou de contacts entre individus qui pourrait rendre l’article 8 de la Convention applicable en l’espèce.

132. Il s’ensuit que le grief tiré par le requérant de la manière dont l’enquête a été conduite est irrecevable, sous l’angle de l’article 8, pour incompatibilité ratione materiae, au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4, avec les dispositions de la Convention.

 Article 2

‒ Introduction

133. La Cour note tout d’abord que la présente affaire concerne une allégation de négligence dans le contexte d’un accident de la route au cours duquel le requérant a été blessé. Au vu des arguments soulevés par l’intéressé, la Cour est appelée à se prononcer sur le point de savoir si les faits de la cause relèvent du volet procédural de l’article 2. Après avoir exposé les principes généraux régissant l’applicabilité de cette disposition, notamment aux cas d’accidents de la route et de négligence, elle procédera à leur application au cas d’espèce.

‒ Principes généraux

134. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les dispositions primordiales de la Convention et qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, astreint l’État non seulement à s’abstenir d’infliger la mort « intentionnellement » mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019).

135. Cette obligation positive matérielle implique pour l’État un devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre législatif et administratif dissuadant de mettre en péril ledit droit (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004‑XII, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, § 129, CEDH 2008 (extraits), Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05 et 5 autres, § 157, 28 février 2012, et Fernandes de Oliveira, précité, §§ 103 et 105-107). Elle vaut dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 130, CEDH 2014, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 165, 19 décembre 2017). Elle implique aussi la mise en place par l’État d’un cadre réglementaire imposant aux institutions, qu’elles soient privées ou publiques, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des personnes (voir, dans le domaine du recours à la force par des agents de l’État, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 151, série A no 324, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 58, 59 et 62, CEDH 2004‑XI, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 85, 20 mai 2010, dans celui de la santé, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 130, Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 140, CEDH 2015 (extraits), Lopes de Sousa Fernandez, précité, § 166, et Fernandes de Oliveira, précité, § 105, dans celui des activités industrielles, Öneryıldız, précité, §§ 71 et 90, et Kolyadenko et autres, précité, § 158). À cet égard, l’absence d’une responsabilité directe de l’État dans le décès d’une personne ou dans son exposition à un danger mortel n’exclut pas l’application de l’article 2 (Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie, no 3648/04, § 61, 2 février 2016). La Cour tient à souligner que dans le contexte de la circulation routière, ces obligations imposent aux autorités nationales de veiller à ce que soit en place un ensemble approprié de mesures préventives visant à assurer la sécurité publique et à réduire autant que possible le nombre d’accidents de la route.

136. Une autre obligation positive matérielle impose de surcroît à l’État de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu déterminé contre un autre individu (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII) ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Renolde c. France, no 5608/05, § 81, CEDH 2008 (extraits), Haas c. Suisse, no 31322/07, § 54, CEDH 2011, et Fernandes de Oliveira, précité, §§ 103 et 108-115). La Cour a déjà jugé qu’il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. La Convention ne peut être réputée obliger les autorités à prendre des mesures opérationnelles pour prévenir la réalisation de tout risque supposé de voir quelqu’un perdre la vie. Pour pouvoir conclure à l’existence de l’obligation positive en question, il faut établir que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus risquaient, de manière réelle et immédiate, de perdre la vie du fait d’actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour parer ce risque (Osman, précité, §§ 115-116, Öneryıldız, précité, §§ 74 et 101, Bone c. France (déc.), no 69869/01, 1er mars 2005, Cavit Tınarlıoğlu, précité, §§ 91-92, et Fernandes de Oliveira, précité, § 109). La Cour considère que dans certaines circonstances cette obligation peut imposer de prodiguer un traitement médical d’urgence dans le cas d’un accident potentiellement mortel.

137. La Cour rappelle par ailleurs que l’obligation qui pèse sur l’État de protéger le droit à la vie implique non seulement lesdites obligations positives matérielles, mais aussi l’obligation positive procédurale de veiller à ce que soit en place, pour les cas de décès, un système judiciaire effectif et indépendant. Ce système peut varier selon les circonstances (paragraphe 158 ci-dessous), mais il doit permettre à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (comparer avec Calvelli et Ciglio, précité, § 49, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 89, CEDH 2004‑VIII, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 155 et 192, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 214).

138. Cette obligation procédurale est indépendante du point de savoir si l’État est finalement jugé responsable du décès en question sous le volet matériel de ses obligations positives et elle constitue une obligation distincte et autonome (Šilih, précité, §§ 156 et 159). Elle comporte une obligation de mener une enquête officielle effective dans les cas où le recours à la force s’est soldé par le décès d’une ou de plusieurs personnes, mais elle peut aussi s’étendre à des accidents mortels. Dans ce contexte, la Cour a conclu que l’article 2 était également applicable à des accidents, notamment des accidents de la route, qui avaient provoqué le décès de la victime directe (voir, par exemple, Anna Todorova c. Bulgarie, no 23302/03, 24 mai 2011, Prynda c. Ukraine, no 10904/05, 31 juillet 2012, et Fatih Çakır et Merve Nisa Çakır c. Turquie, no 54558/11, § 41, 5 juin 2018).

139. Dans certaines circonstances, la Cour a également jugé cette obligation procédurale découlant de l’article 2 applicable à des cas d’accidents où la victime alléguée d’une violation du droit à la vie n’était pas décédée. Elle a alors accordé de l’importance au fait que la victime avait subi des blessures potentiellement mortelles (Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, 12 janvier 2012, et Kotelnikov c. Russie, no 45104/05, 12 juillet 2016, qui concernaient des accidents de la route).

140. Il ressort par ailleurs de la jurisprudence de la Cour que lorsque la victime a survécu et qu’elle n’allègue aucune intention de tuer, le critère à appliquer à un grief examiné sous ce volet de l’article 2 consiste à déterminer, premièrement, si la personne a été victime d’une activité, publique ou privée, qui de par sa nature même lui faisait courir un risque réel et imminent pour sa vie et, deuxièmement, si elle a subi des blessures qui devaient apparaître potentiellement mortelles au moment de leur constat. D’autres facteurs peuvent également entrer en jeu, comme le point de savoir si le fait d’avoir échappé à la mort était purement fortuit (comparer avec Makaratzis, précité, §§ 54-55, qui concernait des coups de feu sans issue fatale tirés par des policiers lors d’une opération de poursuite, et Krivova c. Ukraine, no 25732/05, § 45, 9 novembre 2010) ou si la victime était atteinte d’une maladie potentiellement mortelle (G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, 1er décembre 2009, qui concernait une contamination par l’hépatite C lors de transfusions sanguines). L’appréciation de la Cour dépend des circonstances. Quoiqu’il n’existe pas de règle générale, il apparaît que si par nature l’activité en cause est dangereuse et propre à exposer la vie de la personne qui s’y livre à un risque réel et imminent, comme dans le cas d’actes de violence potentiellement mortels, la gravité des blessures subies peut ne pas être déterminante et, même en l’absence de toute blessure, un grief peut en pareil cas faire l’objet d’un examen sous l’angle de l’article 2 (R.R. et autres c. Hongrie, no 19400/11, § 32, 4 décembre 2012, où l’exclusion des requérants d’un programme de protection de témoins les avait exposés à un danger potentiellement mortel de subir la vengeance de la mafia, et Kolyadenko et autres, précité, § 155, qui concernait un cas de catastrophe naturelle).

141. La Cour a jugé que l’article 2 emporte pareille obligation positive procédurale dans le cadre de différents domaines tels, par exemple, celui de la santé, publique ou privée, pour ce qui est des actes ou omissions des professionnels de la santé (Calvelli et Ciglio, précité, Vo, précité, et Lopes de Sousa Fernandes, précité), celui des activités dangereuses de nature à provoquer des catastrophes industrielles ou environnementales (Öneryıldız, précité, et Boudaïeva et autres, précité), celui de la sécurité à bord des navires (Leray et autres c. France (déc.), no 44617/98, 16 janvier 2001), à bord des trains (Kalender c. Turquie, no 4314/02, 15 décembre 2009), sur des sites de construction (Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, 9 mai 2006, et Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, 4 octobre 2016), pendant des opérations de plongée professionnelle en haute mer (Vilnes et autres, précité), sur les terrains de jeu (Koceski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 41107/07, 22 octobre 2013) ou dans les écoles (Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, 10 avril 2012). La liste ci‑dessus n’est pas exhaustive (voir, par exemple, Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 63, 14 juin 2011, Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 35, Banel c. Lituanie, no 14326/11, § 65, 18 juin 2013, et R.Š. c. Lettonie, no 44154/14, § 79, 8 mars 2018).

142. Lorsqu’il n’est pas évident que, de par sa nature même, une activité emporte un risque réel et imminent de décès, la gravité des blessures subies par le requérant revêt davantage d’importance. En pareil cas, un grief ne doit être examiné sous l’angle de l’article 2 que lorsque la gravité des blessures est telle que la vie de la victime a été sérieusement mise en danger (Krivova, précité, § 45, Igor Shevchenko, précité, § 42, Cavit Tınarlıoğlu, précité, § 68, et Kotelnikov, précité, § 97).

143. Pour déterminer dans ce contexte si les blessures en question avaient mis la vie de la victime en danger, la Cour s’est à plusieurs reprises appuyée sur leur gravité et sur les séquelles qu’elles avaient emportées (Krivova, précité, § 45, Igor Shevchenko, précité, § 43, Cavit Tınarlıoğlu, précité, § 68, et Kotelnikov, précité, § 98). Elle a ainsi jugé suffisamment sérieuses pour faire entrer en jeu la protection de l’article 2 une atteinte grave au système nerveux central, des lésions graves à la tête et à la colonne vertébrale, des blessures graves qui avaient touché à la fois la partie inférieure et la partie supérieure du corps, des lésions qui avaient nécessité un traitement en urgence ou de longue durée, de même que des séquelles telles qu’un coma, une invalidité ou une incapacité grave de longue durée ou une perte totale d’autonomie (comparer avec Krivova, précité, Igor Shevchenko, précité, Cavit Tınarlıoğlu, précité, et Kotelnikov, précité). La liste n’est pas exhaustive et l’appréciation peut dépendre des circonstances de l’espèce, mais il doit en tout état de cause être démontré qu’il existait un lien de causalité entre l’incident ou l’événement en question et les blessures subies.

144. Sur ce fondement, la Cour considère que dans les cas d’accident et de négligence alléguée, l’article 2 est applicable si l’activité en cause était dangereuse par nature et qu’elle a fait courir au requérant un risque réel et imminent pour sa vie (paragraphes 140-141 ci-dessus) ou si les blessures subies par l’intéressé étaient de nature à mettre gravement sa vie en danger (paragraphes 142-143 ci-dessus). En pareilles situations, l’obligation procédurale de mener une enquête officielle effective s’applique. Moins le caractère imminent et réel du risque lié à la nature de l’activité est évident, plus l’exigence relative à la gravité des blessures subies par le requérant devient importante. Tel est particulièrement le cas lorsqu’une activité privée à haut risque est régie par un cadre législatif et administratif détaillé dont il est indubitable ou inconstesté qu’il est approprié et suffisant pour réduire le risque de décès des personnes qui s’y livrent.

145. Il peut certes y avoir des situations où il n’est pas facile de déterminer sur le moment si la personne concernée court un risque réel et imminent de perdre la vie ou si ses blessures sont de nature à mettre gravement sa vie en danger. À cet égard, la Cour juge suffisant aux fins de l’applicabilité de l’article 2 que le risque apparaisse réel et imminent ou que les blessures apparaissent potentiellement mortelles au moment de leur constat. Comme cela a été établi au paragraphe 115 ci‑dessus à propos de l’article 3 de la Convention, dès lors que les faits pertinents viennent à la connaissance des autorités l’article 2 fait peser ipso facto sur l’État une obligation de mener une enquête effective (voir, mutatis mutandis, Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 82, Recueil 1998‑IV, et McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, § 111, CEDH 2001‑III). Cette obligation demeure tant qu’il n’a pas été établi que le risque pour la vie de la victime n’était ni réel ni imminent ou que ses blessures n’étaient pas de nature à mettre gravement sa vie en danger. La question de savoir quel type d’enquête peut être réputé propre à remplir cet objectif relève du fond de l’affaire et sera examinée de manière détaillée au paragraphe 164 ci‑dessous.

‒ Application des principes généraux au cas d’espèce

146. La Cour observe qu’au moment de l’accident le requérant se livrait à une activité susceptible de mettre sa vie en danger. Elle relève qu’au fil des ans la conduite des véhicules automobiles est devenue une activité strictement encadrée et que des efforts considérables ont été réalisés pour l’amélioration de la sécurité routière. Celle-ci dépend de surcroît de plusieurs facteurs, dont la qualité des routes et la formation offerte aux futurs conducteurs.

147. Compte tenu de l’ampleur de la réglementation existante et de la prévalence de la conduite automobile dans la vie quotidienne, la Cour reconnaît que beaucoup peuvent voir aujourd’hui dans celle-ci une activité qui n’est en temps ordinaire pas particulièrement dangereuse. Elle ne perd toutefois pas de vue que cela peut dépendre, entre autres, de la manière dont les règles en la matière sont appliquées. De fait, malgré les efforts réalisés, des incidents routiers, notamment des accidents de voiture, continuent à se produire et peuvent entraîner de graves lésions corporelles, voire des décès.

148. Indépendamment de la question de savoir si la conduite automobile doit ou non être considérée comme une activité particulièrement dangereuse, la Cour observe que lorsque le risque résultant de la nature de l’activité est moins évident, la gravité des blessures subies par la personne concernée revêt davantage d’importance (paragraphe 142 ci-dessus).

149. En l’espèce, l’exercice par le requérant de l’activité en question lui a causé de graves blessures. Même si celles-ci n’ont finalement pas entraîné son décès, l’expert médicolégal a jugé qu’elles étaient suffisamment graves pour mettre sa vie en danger. Elles ont requis des traitements médicaux d’urgence et de longue durée ainsi que des hospitalisations répétées, et elles ont laissé au requérant des séquelles psychologiques et physiques durables. En l’état des preuves produites, la Cour ne voit aucune raison de douter que les blessures du requérant pouvaient, au moment de l’accident, raisonnablement apparaître comme suffisamment graves pour mettre sérieusement sa vie en danger.

150. Eu égard à ce qui précède, et en particulier aux blessures potentiellement mortelles subies par le requérant, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 2.

 Conclusion

151. Eu égard à ce qui précède, et pour autant que les articles 3 et 8 sont invoqués, la Cour estime que la partie des griefs du requérant tirée de la manière dont l’enquête a été conduite est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae, au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4, avec les dispositions de la Convention (paragraphes 124 et 132 ci‑dessus).

152. Elle considère en revanche que l’exception soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention à cette partie des griefs du requérant doit être rejetée.

153. Elle poursuivra donc l’examen de cette partie des griefs exclusivement sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention.

154. La Cour constate que cette partie des griefs n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle estime donc qu’elle doit être déclarée recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

155. Invoquant la jurisprudence de la Cour et les preuves disponibles, le requérant soutient que les autorités nationales ne se sont pas acquittées de l’obligation qui leur incombait selon lui en vertu du volet procédural de l’article 2 de mener une enquête rapide et effective sur les circonstances de l’accident. Elles auraient ignoré ou jugé inutiles des éléments de preuve pertinents et auraient à plusieurs reprises tenté d’abandonner les poursuites pénales en adoptant des décisions qui auraient par la suite été annulées. Une enquête rapide et effective aurait d’autant plus été nécessaire en l’espèce qu’un agent de l’État aurait été impliqué dans l’accident, qu’au moment des faits le requérant aurait lui-même joué un rôle actif dans des affaires pénales en qualité de juge et qu’il aurait donc existé un risque que des actes volontaires soient dirigés contre lui.

156. Le Gouvernement soutient que l’enquête pénale menée par les autorités en l’espèce a été rapide et effective. Les autorités auraient rapidement ouvert une enquête pénale sur les circonstances de l’accident, elles seraient restées actives et auraient accompli des efforts pour éclaircir autant que possible les circonstances litigieuses. La durée de la procédure et l’écoulement du délai de prescription qui auraient empêché la mise en cause de la responsabilité pénale de D.I. seraient la conséquence non pas d’une inactivité des autorités ou d’une connivence frauduleuse entre les enquêteurs et les suspects mais de la complexité de l’affaire et du nombre important d’éléments que les autorités auraient dû prendre en compte.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

157. La Cour rappelle qu’au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit aussi s’assurer qu’il dispose, dans les cas de décès ou de blessures physiques potentiellement mortelles, d’un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (paragraphes 137 et 139 ci-dessus).

158. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie. L’article 2 peut, voire doit dans certaines circonstances, comporter un mécanisme de répression pénale (voir, entre autres, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo, précité, § 90, et Šilih, précité, § 194). Par exemple, une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement (voir, entre autres, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 170, 14 avril 2015). Il en va de même lorsqu’il y a eu mise en danger délibérée de la vie.

159. La Cour rappelle ensuite qu’en cas d’homicide involontaire ou de mise en danger involontaire de la vie d’une personne, on peut juger satisfaite l’obligation relative à l’existence d’un système judiciaire effectif si le système juridique offre aux victimes (ou à leurs proches) un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate. Lorsque des agents de l’État ou des membres de certaines professions sont impliqués, des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (voir, entre autres, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo, précité, § 90, Šilih, précité, § 194, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 132, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 137).

160. La Cour rappelle enfin que – même si la Convention ne garantit pas en soi un droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers – dans certaines circonstances exceptionnelles il peut être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque le décès ou la mise en danger résulte du comportement d’une autorité publique qui va au‑delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, lorsqu’un décès survient dans des circonstances suspectes ou lorsqu’un particulier a délibérément et inconsidérément transgressé les obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable (voir, entre autres, dans le contexte d’activités industrielles dangereuses, Öneryıldız, précité, § 71, dans celui d’accidents de la route ayant entraîné des décès dans des circonstances suspectes, Al Fayed c. France (déc.), no 38501/02, § 73, 27 septembre 2007, dans celui d’un refus de soins médicaux, Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 73, 27 janvier 2015, dans celui d’activités militaires, Oruk c. Turquie, no 33647/04, §§ 56-65, 4 février 2014, et Railean c. Moldova, no 23401/04, § 28, 5 janvier 2010, et enfin, dans celui d’un accident de la route dû à la transgression délibérée et inconsidérée par une personne des obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable au transport de substances dangereuses, Sinim c. Turquie, no 9441/10, § 63, 6 juin 2017).

161. Dans les cas de décès, la Cour a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 133). En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (ibidem, § 171). Aux yeux de la Cour, il convient également d’appliquer ces éléments dans les cas de blessures potentiellement mortelles.

162. Dans les cas décès ou de blessures potentiellement mortelles résultant d’accidents de la route, la Cour considère que dès qu’elles sont informées de l’accident, les autorités doivent déployer tous les efforts que l’on peut raisonnablement attendre d’elles eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête, et notamment mettre en place les ressources nécessaires, afin de s’assurer que tous les éléments de preuve pertinents, notamment ceux présents sur les lieux de l’accident, sont recueillis promptement et avec une minutie suffisante pour obtenir les preuves nécessaires et éliminer ou réduire tout risque d’omission qui pourrait par la suite amoindrir les chances d’établir les responsabilités et d’obliger les personnes responsables à répondre de leurs actes. Cette obligation incombe aux autorités, qui, comme cela a été dit ci-dessus, ne sauraient, laisser l’initiative à la victime directe ou à ses proches (voir, mutatis mutandis, McKerr, précité, § 111). L’obligation de rassembler des éléments de preuve demeure au moins jusqu’à ce que la nature de chaque responsabilité ait été éclaircie et que les autorités aient la conviction qu’il n’existe pas de raisons de mener ou de poursuivre une enquête pénale.

163. La Cour considère qu’une fois qu’il a été établi par l’enquête initiale que le décès ou les blessures potentiellement mortelles n’ont pas été infligés volontairement, la conséquence logique des deux formes d’approches procédurales décrites aux paragraphes 159 et 160-161 ci‑dessus est de regarder le recours civil comme suffisant, que la personne présumée responsable des faits soit un particulier ou un agent de l’État.

164. Lorsqu’une enquête pénale est requise (paragraphes 158 et 160-161 ci‑dessus), le type d’enquête censé permettre d’atteindre les objectifs d’assurer l’application effective des règles internes protégeant le droit à la vie et de garantir que les responsables aient à répondre de leurs actes peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office dès lors que les faits pertinents viennent à leur connaissance. Elles ne sauraient laisser à la victime directe ou à ses proches l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir par exemple, mutatis mutandis, McKerr, précité, § 111).

165. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 172, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).

166. L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (Mocanu et autres, précité, § 325, voir aussi, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, El‑Masri, précité, § 183, et Bouyid, précité, § 123).

167. Il convient par ailleurs de souligner que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser, il reste qu’une prompte réaction des autorités est capitale pour la sûreté publique, pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration. La procédure doit également être menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 195, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218).

168. D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements (Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 90, 13 novembre 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 217).

169. Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si l’on peut dire que, prises dans leur ensemble et telles qu’elles étaient prévues par la loi et appliquées en pratique, celles-ci constituaient des voies de droit permettant d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate. Le choix des mesures que l’État doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation. Étant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière (Ciechońska, précité, § 65, Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 37, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 216).

170. Lesdites obligations ne peuvent toutefois être réputées satisfaites si les mécanismes de protection prévus par le droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Calvelli et Ciglio, précité, § 53, Šilih, précité, § 195, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 132). Il s’agit d’une obligation non de résultat mais de moyens (Šilih, précité, § 193, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 221). Ainsi, le simple fait qu’une procédure n’a pas eu une issue favorable à la victime (ou à ses proches) ne signifie pas en lui‑même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive découlant pour lui de l’article 2 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38, 19 juin 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité).

171. Enfin, la Cour rappelle que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels, dont ceux mentionnés ci-dessus (paragraphes 166-168 ci-dessus). Ces paramètres sont liés entre eux mais, contrairement aux exigences en matière de procès équitable définies à l’article 6, ils ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (voir, en ce qui concerne plus particulièrement l’indépendance de l’enquête, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).

2. Application des principes généraux au cas d’espèce

172. La Cour a déjà indiqué les circonstances du cas d’espèce qu’elle estime devoir prendre en compte pour l’appréciation de l’affaire (paragraphe 113 ci‑dessus). Dans les cas de blessures potentiellement mortelles infligées de manière non intentionnelle, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige uniquement que l’ordre juridique de l’État offre au requérant un recours devant les juridictions civiles, mais elle n’impose pas qu’une enquête pénale soit menée sur les circonstances de l’accident (paragraphe 163 ci-dessus). Cela étant, rien n’empêche le droit interne de prévoir la possibilité d’une enquête pénale dans ce type de cas (paragraphe 169 ci-dessus).

173. La Cour doit donc examiner les procédures dont le requérant disposait pour faire statuer sur la responsabilité personnelle de D.I. et de J.C.P. pour les blessures subies par lui.

174. La Cour juge d’emblée dépourvue de pertinence la procédure introduite au civil par le requérant contre la compagnie d’assurances le 28 novembre 2006, dans le cadre de laquelle il mit ultérieurement en cause la société de crédit-bail (paragraphes 64-65 ci‑dessus). Elle constate en effet que cette procédure portait sur la question de savoir si la responsabilité desdites compagnies pouvait être engagée pour inexécution de leurs obligations découlant des contrats conclus avec le requérant et non pas sur celle de savoir si la responsabilité délictuelle de D.I. ou de J.C.P. pouvait être engagée du fait de leurs actions ou omissions.

175. Elle relève par ailleurs que selon le Gouvernement le requérant avait accès à différentes voies de recours internes pour demander réparation du dommage subi par lui du fait de l’accident. Le Gouvernement explique en effet que l’intéressé pouvait intenter une action au civil ou se joindre à la procédure pénale et que chacune de ces procédures constituait, au moins en théorie, une voie de recours appropriée pour obtenir réparation du dommage subi. Le requérant aurait choisi de se constituer partie civile dans la procédure pénale ouverte par les autorités sur les circonstances de l’accident.

176. Quant à la question de savoir si le requérant aurait dû, pour satisfaire à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes, engager une action distincte au civil plutôt que de se constituer partie civile dans le procès pénal, la Cour relève tout d’abord que le choix de l’intéressé de se constituer partie civile dans la procédure pénale ouverte par les autorités ne lui apparaît pas déraisonnable. Ce choix de la voie pénale n’est pas davantage apparu déraisonnable aux autorités nationales, qui pendant un laps de temps non négligeable ont jugé qu’il y avait lieu de mener une enquête pénale dans cette affaire. Deuxièmement, la voie de recours exercée par le requérant permettait d’examiner de manière conjointe la responsabilité pénale et la responsabilité civile découlant du même comportement fautif, facilitant ainsi une protection procédurale d’ensemble des droits en jeu. La constitution de partie civile dans la procédure pénale pouvait même être jugée préférable pour le requérant puisque, même s’il lui revenait de prouver que son grief était bien fondé, les autorités d’enquête avaient de leur côté l’obligation de recueillir des éléments de preuve, notamment sur les lieux de l’accident. Les expertises sollicitées par les organes d’enquête et les autres éléments recueillis au cours de la procédure pénale auraient pu être utilisés par le requérant dans le cadre d’une action au civil et ils auraient probablement joué un rôle déterminant dans l’examen de sa demande. La Cour ne voit donc aucune raison de considérer que le requérant ait agi de manière inappropriée lorsqu’il a choisi d’engager une procédure sur le fondement du code de procédure pénale (Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 122, 22 mars 2016).

177. Eu égard aux nombreuses tentatives entreprises par les autorités nationales pour éclaircir les circonstances de l’accident, la Cour considère que le requérant pouvait raisonnablement escompter que ses griefs seraient examinés au cours de ladite procédure pénale. Dans ces conditions, le fait que l’intéressé n’ait pas engagé une action civile distincte contre D.I. et J.C.P. ne saurait être retenu contre lui dans l’appréciation du point de savoir s’il a ou non épuisé les voies de recours internes. À cet égard, il convient de rappeler que si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 50, 2 novembre 2010).

178. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

179. Quant à la question de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’espèce, on peut estimer satisfaite relativement à la procédure pénale litigieuse l’obligation procédurale découlant de l’article 2 qui impose à l’État de mettre en place un système judiciaire effectif (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, §§ 106-107, 27 juin 2006), la Cour observe que, pour autant qu’elle puisse être jugée effective, pareille procédure est par elle‑même propre à satisfaire à cette obligation (Šilih, précité, § 202, Zavoloka c. Lettonie, no 58447/00, §§ 36 et 39, 7 juillet 2009, Anna Todorova, précité, § 75, Sıdıka İmren c. Turquie, no 47384/11, § 58, 13 septembre 2016, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232).

180. À cet égard, la Cour relève qu’immédiatement après l’accident, les services de police de Ploieşti ont ouvert de leur propre initiative une enquête pénale sur les circonstances de sa survenance et recueilli des éléments de preuve – notamment des mesures, des échantillons de sang, des photographies et des documents médicaux – susceptibles d’éclaircir les circonstances dans lesquelles il s’était produit.

181. Les autorités d’enquête ont en outre identifié tous les conducteurs impliqués dans l’accident, dont le requérant, et les ont entendus, de même qu’elles ont entendu les témoins au fait de l’événement. Dès que son état de santé le lui a permis, le requérant a activement participé à la procédure. Tant au stade de l’enquête que dans les phases successives du processus judiciaire, il a eu accès au dossier et a pu contester l’indépendance et l’impartialité des autorités compétentes, ainsi que les actes et mesures mis en œuvre par ces dernières, et demander le versement d’éléments supplémentaires au dossier. Il a pu faire appel des décisions du parquet. Ni le rejet de certains de ses recours et demandes tendant à faire verser au dossier des éléments supplémentaires ni le fait que la Cour de cassation ait finalement accueilli l’une de ses demandes de transfert de l’affaire pour un motif de suspicion légitime n’indiquent que les autorités d’enquête et les juridictions nationales étaient réticentes à établir les circonstances de l’accident et la responsabilité des personnes impliquées, ni qu’elles ne présentaient pas l’indépendance requise.

182. Par ailleurs, au vu des éléments disponibles et en dépit des conclusions auquel le service médicolégal est parvenu dans son rapport du 10 avril 2007 relativement aux irrégularités dont le prélèvement d’échantillons de sang sur le requérant aurait été entaché (paragraphe 31 ci‑dessus), la Cour estime ne pas avoir de motifs suffisants pour conclure que l’enquête ou la collecte d’éléments de preuve n’a en définitive pas été assez approfondie. La décision des autorités nationales d’abandonner les poursuites n’a été prise ni hâtivement ni arbitrairement, et elle est intervenue après plusieurs années de travail d’enquête qui ont produit une accumulation d’éléments de preuve, dont de nombreux éléments médicolégaux et techniques. Ces preuves portaient sur les questions soulevées dans le cadre de l’enquête pénale, notamment sur le comportement des conducteurs impliqués et les causes de l’accident.

183. La Cour relève que les autorités ont rejeté certaines des demandes d’administration de preuves que le requérant avait formulées au motif qu’il considérait ces éléments pertinents pour l’instruction de l’affaire. Les autorités nationales doivent toutefois se voir reconnaître une certaine latitude pour déterminer quels éléments de preuve sont pertinents pour l’enquête.

184. La procédure menée au sujet des circonstances de l’accident a duré plus de huit ans. Elle a certes connu plusieurs retards, mais, compte tenu des raisons qui expliquent certains d’entre eux (lesquelles seront examinées sur le terrain de l’article 6 § 1 – paragraphes 210-214 ci‑dessous), ils ne peuvent passer pour avoir nui à l’effectivité de l’enquête.

185. La Cour rappelle que l’article 2 ne garantit pas un droit à obtenir une condamnation pénale à l’égard d’un tiers (paragraphe 160 ci-dessus). Elle considère donc que, dès lors que rien n’indique que les autorités n’aient pas procédé à un examen suffisamment approfondi des circonstances de l’accident, leur décision de ne pas poursuivre ne suffit pas à faire conclure à la responsabilité de l’État défendeur au titre de l’obligation procédurale découlant pour lui de l’article 2 de la Convention.

186. Eu égard à son appréciation générale de l’enquête pénale litigieuse, la Cour ne peut considérer que le système juridique roumain tel qu’appliqué en l’espèce n’a pas permis de traiter correctement l’affaire du requérant. Elle conclut donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention
1. Droit d’accès à un tribunal

187. Le requérant se plaint de l’impossibilité qu’il dit avoir été la sienne d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui à la suite de l’accident de la route dans lequel il a été impliqué.

a) Sur la recevabilité

188. La Cour constate que les parties s’accordent à considérer que l’article 6 § 1 était applicable sous son volet civil et elle ne voit aucune raison d’en juger autrement. L’action en réparation qui fut intentée par le requérant sur le fondement d’une infraction qu’il estimait avoir été commise par l’un des conducteurs impliqués dans l’accident s’analyse en une contestation sur des droits de caractère civil de l’intéressé. L’article 6 § 1 trouvait donc à s’appliquer au litige portant sur ces droits (voir, entre autres, Assenov et autres, précité, § 110, Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 72, 20 juillet 2004, et Kamenova c. Bulgarie, no 62784/09, § 41, 12 juillet 2018). La Cour ajoute que la question de savoir si l’article 6 § 1 sous son volet civil était également applicable dans le cadre de la procédure pénale à laquelle le requérant s’est joint en qualité de partie civile est une question distincte qui sera examinée ci‑dessous (paragraphe 207 ci-dessous).

189. La Cour juge par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle estime donc qu’il doit être déclaré recevable.

b) Sur le fond

1. Thèses des parties

190. Le requérant expose que les autorités nationales n’ont pas examiné au fond la responsabilité pénale des conducteurs impliqués dans l’accident et que l’issue de la procédure pénale a empêché l’examen de sa constitution de partie civile. Il tient les autorités pour responsables du non‑examen de ses prétentions civiles, dans lequel il voit dès lors une atteinte à son droit d’accès à la justice. Il plaide en outre qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, il incombait aux autorités nationales de s’assurer qu’il pût bénéficier des garanties consacrées par l’article 6 § 1 de la Convention et de créer les conditions pour que l’action intentée par lui en qualité de partie civile pût être tranchée.

191. Le Gouvernement indique que dans le cadre d’un recours contre une décision du parquet d’abandonner des poursuites pénales les juridictions nationales ne peuvent examiner l’action civile introduite par la victime. Il n’y voit toutefois aucune limitation du droit d’accès à un tribunal, expliquant que la victime peut saisir les juridictions civiles d’une action distincte protégeant de manière appropriée les droits qui lui sont garantis par l’article 6.

2. Appréciation de la Cour

 Principes généraux

192. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui requiert l’existence d’une voie judiciaire effective permettant à la personne concernée d’obtenir la sanction de ses droits de caractère civil. Chaque justiciable a droit à faire statuer par un tribunal sur toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. L’article 6 § 1 consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, 21 juin 2016, et Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 113, 15 mars 2018).

193. La Cour estime qu’il y a une différence entre le droit à une enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention et le droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Le premier résulte d’une obligation positive qui procède de l’obligation matérielle d’empêcher les atteintes à la vie ou à l’intégrité physique des personnes, tandis que le second prévoit l’accès à un mécanisme de règlement des différends qui peuvent survenir, par exemple, après un accident qui a provoqué une atteinte à la vie ou à l’intégrité physique d’une personne. Ce second droit vise donc à offrir à la victime un moyen d’obtenir réparation pour l’atteinte subie, indépendamment de l’obligation que l’État pouvait avoir de prévenir ladite atteinte.

194. La Cour rappelle par ailleurs que si la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit à faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004‑I, et Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 24, 20 mars 2009), le droit interne peut garantir à la victime d’une infraction le droit d’intenter une action civile pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, en l’autorisant à se constituer partie civile à la procédure pénale. Il s’agit de l’une des voies envisageables pour assurer la réparation du préjudice dans le cadre d’une action civile (Perez, précité, § 62).

195. Le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Golder, précité, § 38). Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, Al‑Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129, Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, 29 novembre 2016, Naït-Liman, précité, §§ 114-115, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018).

 Application des principes généraux au cas d’espèce

196. En l’espèce, la Cour relève que le requérant s’est constitué partie civile dans une procédure pénale qui avait été ouverte par les autorités nationales contre J.C.P. et D.I. après l’accident litigieux. Lesdites autorités abandonnèrent toutefois tant les poursuites pénales ouvertes contre J.C.P. que celles dirigées contre D.I. aux motifs, respectivement, que tous les éléments constitutifs d’une infraction n’avaient pu être établis et que la prescription de la responsabilité pénale avait pris effet. En conséquence, l’action civile jointe à la procédure pénale ne put être examinée par aucune juridiction pénale.

197. Aucune des parties n’a argué ni produit d’éléments laissant penser qu’au terme des poursuites dirigées contre J.C.P. et D.I. les juridictions pénales étaient tenues d’examiner l’action civile du requérant malgré leur décision d’abandonner les poursuites pénales. Au vu des éléments disponibles, la Cour considère par ailleurs que les motifs retenus par les autorités nationales pour abandonner les poursuites pénales engagées contre J.C.P. et D.I. (paragraphe 196 ci‑dessus) n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables.

198. À cet égard, il convient d’observer que dans des affaires où l’abandon des poursuites avait mis obstacle à l’examen d’une constitution de partie civile intervenue dans le cadre d’une procédure pénale, la Cour a recherché si les requérants pouvaient user d’autres voies pour faire valoir leurs droits civils. Dans les cas où elle a conclu qu’ils disposaient d’autres voies de recours accessibles et effectives, elle a jugé qu’il n’y avait pas eu atteinte à leur droit d’accès à un tribunal (Assenov et autres, précité, § 112, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, §§ 54-55, 15 juillet 2003, Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, §§ 119‑122, CEDH 2005‑VII (extraits), Forum Maritime S.A. c. Roumanie, nos 63610/00 et 38692/05, § 91, 4 octobre 2007, Borobar et autres c. Roumanie, no 5663/04, § 56, 29 janvier 2013, Association des personnes victimes du système S.C. Rompetrol S.A. et S.C. Geomin S.A. et autres c. Roumanie, no 24133/03, § 65, 25 juin 2013).

199. En l’espèce, au moment où il se constitua partie civile dans la procédure pénale, le requérant aurait pu en lieu et place saisir les juridictions civiles d’une action distincte contre J.C.P. et D.I. S’il ressort des éléments disponibles et des explications fournies par le Gouvernement que pareille action civile aurait pu être suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, rien dans les éléments produits par les parties n’indique que le requérant n’aurait pu obtenir, au terme de la procédure pénale, une décision sur le fond de ses prétentions civiles.

200. En outre, une fois qu’on lui avait notifié les décisions définitives des juridictions pénales confirmant la décision du parquet d’abandonner les poursuites pénales dirigées contre J.C.P. et D.I., rien n’empêchait le requérant de saisir la juridiction civile d’une action distincte contre les deux conducteurs. Par ailleurs, comme l’a expliqué le Gouvernement (paragraphes 95-96 ci-dessus), le requérant aurait pu plaider que l’écoulement du délai de prescription de l’action civile était suspendu pendant une procédure pénale avec constitution de partie civile. Une action distincte au civil n’était donc pas nécessairement vouée à l’échec.

201. Eu égard à ce qui précède, on ne peut considérer que le requérant se soit vu privé de l’accès à un tribunal pour faire statuer sur ses droits de caractère civil.

202. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

2. Délai raisonnable

203. Le requérant se plaint de la durée, excessive selon lui, de l’enquête menée sur les circonstances de l’accident.

a) Sur la recevabilité

204. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle estime donc qu’il doit être déclaré recevable.

b) Sur le fond

1. Thèses des parties

205. Le requérant soutient que les autorités nationales avaient l’obligation de mener dans un délai raisonnable l’enquête à laquelle il s’était joint en qualité de partie civile et qu’elles y ont failli.

206. Le Gouvernement indique que la procédure pénale a duré au total sept ans et six mois entre le jour où le requérant s’est constitué partie civile et la décision finale du tribunal de première instance de Ploieşti. Il ajoute que l’affaire était complexe et que les autorités ont déployé d’importants efforts pour éclaircir les circonstances de l’espèce.

2. Appréciation de la Cour

207. La Cour rappelle qu’une plainte avec constitution de partie civile rentre dans le champ d’application de l’article 6 § 1 sous son volet civil sauf dans le cas d’une action civile engagée uniquement à des fins punitives (Perez, précité, §§ 70-71, Gorou (no 2), précité, § 24, et Association des personnes victimes du système S.C. Rompetrol S.A. et S.C. Geomin S.A. et autres, précité, § 74). L’article 6 § 1 s’applique à une procédure avec constitution de partie civile à partir du moment où la victime se constitue partie civile (Perez, précité, § 66, Gorou (no 2), précité, § 25), y compris durant la phase de l’instruction prise isolément (Perez, précité, § 66, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 78, 2 juin 2009). En l’espèce, la constitution de partie civile du requérant tendait à l’obtention d’une réparation pour le dommage qu’il estimait avoir subi à la suite de l’infraction qu’il reprochait à J.C.P. et D.I. L’article 6 § 1 sous son volet civil trouvait donc à s’appliquer à la procédure pénale à laquelle le requérant s’était joint.

208. La Cour relève qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le 22 juin 2005 le requérant s’est constitué partie civile dans l’enquête pénale menée par les autorités nationales. Elle note également que ladite procédure s’est conclue le 7 mars 2013 par la décision de la cour d’appel de Ploieşti. La procédure litigieuse a donc duré sept ans, huit mois et douze jours. Elle a comporté trois phases successives, chacune ayant été examinée à deux degrés distincts de juridiction.

209. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie à la lumière des circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

210. La Cour observe que l’enquête pénale menée sur les circonstances de l’accident du requérant était d’une complexité factuelle considérable et qu’elle ouvrait des possibilités multiples, qu’il incombait aux enquêteurs d’examiner. Elle relève également que la complexité procédurale de l’affaire a été accrue par les nombreux rapports d’expertise médicolégale et technique qui ont été nécessaires pour éclaircir les circonstances de l’accident.

211. La Cour note par ailleurs que même s’il était assisté d’un avocat, le requérant, du fait de son état de santé, n’était pas disponible pour les enquêteurs pendant la première phase de l’enquête pénale. Il a en outre, à plusieurs reprises, mis en cause les enquêteurs et les juges chargés de l’examen de son affaire, demandé le transfert de celle-ci, sollicité l’établissement de nombreux rapports d’expertise et d’analyse technique, dont il a ensuite contesté les conclusions, et formé un recours sur des points de fait et de droit contre un jugement définitif qui n’était pas susceptible d’appel. Si on ne peut lui reprocher son état de santé ni le critiquer pour avoir tiré pleinement parti de certaines voies de recours que lui ouvrait le droit national, la Cour considère que l’allongement de la procédure en étant résulté ne peut être imputé aux autorités nationales (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 131, CEDH 2006‑VII).

212. La Cour relève également que les autorités nationales ne sont pas restées inactives pendant la procédure et qu’elles ont constamment pris des mesures, recueilli des éléments de preuve et déployé d’importants efforts pour éclaircir les circonstances de l’espèce.

213. Même si les autorités peuvent être tenues pour responsables de certaines défaillances procédurales qui ont entraîné des retards dans la procédure (paragraphes 29, 37 et 50-52 ci-dessus), compte tenu de la complexité de l’affaire et du fait qu’elles sont restées actives tout au long de la procédure, la Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, on ne peut pas dire qu’elles aient manqué à leur obligation d’examiner l’affaire avec célérité. C’est d’autant plus vrai que la procédure litigieuse portait sur une demande de réparation relative à un dommage causé au requérant dans le cadre d’un accident de la route et qu’elle ne relevait donc pas d’une catégorie appelant de par sa nature une célérité particulière, comme cela aurait été le cas s’il s’était agi d’une question de garde d’enfants ou d’état ou de capacité des personnes ou d’un conflit du travail (Sürmeli, précité, § 133).

214. Partant, si l’on considère la procédure dans son ensemble, il n’y a pas eu en l’espèce de manquement à l’exigence de « délai raisonnable » consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention.

3. Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention combiné avec son article 2

a) Thèses des parties

215. Le Gouvernement soutient qu’eu égard à la jurisprudence de la Cour concernant la Roumanie et le système judiciaire national tel qu’il se présentait au moment des événements litigieux, le requérant avait accès à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.

216. Le requérant plaide pour sa part qu’en raison de la manière dont les autorités ont mené l’enquête, de leurs erreurs procédurales répétées et de la durée de la procédure, il n’a pas eu accès à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

217. La Cour relève que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de dénoncer une violation des droits et libertés consacrés par la Convention. Par conséquent, bien que les États contractants jouissent d’une certaine latitude quant à la manière d’honorer les obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours permettant à l’autorité nationale compétente de connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié (voir, par exemple, Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 120, série A no 161, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179, 23 février 2017).

218. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (voir, entre autres, De Tommaso, précité, § 179). Par ailleurs, cette disposition exige seulement qu’existe en droit interne un recours pour les griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (ibidem, § 180).

219. La Cour rappelle tout d’abord qu’elle a déclaré recevable le grief fondé sur l’article 2 de la Convention. Même si, pour les raisons exposées ci-dessus, elle n’a pas conclu à la violation de cette disposition, elle a néanmoins considéré que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 2 posait de sérieuses questions de fait et de droit nécessitant un examen au fond. Aussi la Cour estime-t-elle que le grief soumis par le requérant sur ce point était « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sürmeli, précité, § 102, et Khlaifia et autres, précité, § 269).

220. La question se pose donc de savoir si le requérant pouvait trouver dans le droit interne un recours effectif pour dénoncer ce qu’il estimait être une atteinte à ses droits protégés par l’article 2 de la Convention. La Cour relève toutefois que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 13 ne concerne que la question de l’effectivité de l’enquête pénale, question qu’elle a déjà examinée sous l’angle de l’article 2. À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue à cet égard, elle n’estime pas nécessaire d’aussi examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 13.

3. SUR LE GRIEF TIRÉ DU TRAITEMENT RÉSERVÉ AU REQUÉRANT PAR LES AUTORITÉS CHARGÉES DE L’ENQUÊTE

221. Le requérant soutient que la manière dont les autorités ont mené l’enquête s’analyse en un traitement inhumain et dégradant à son égard. Comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphes 88-89 ci-dessus), la Cour examinera ce grief sous l’angle du volet matériel de l’article 3 de la Convention. Les dispositions de cet article sont citées ci-dessus (paragraphe 91 ci-dessus).

1. Thèses des parties

222. Considérant que la présente affaire se distingue d’autres affaires soulevant des griefs analogues, le Gouvernement argue que l’article 3 sous son volet matériel n’est pas applicable à cette partie des griefs du requérant. Il expose que, contrairement à d’autres affaires qui s’inscrivaient dans un contexte très particulier, les autorités nationales ont en l’espèce mené une enquête et versé au dossier tous les éléments de preuve pertinents. Il argue par ailleurs que le requérant n’a pas apporté la preuve que les sentiments qu’il dit avoir éprouvés à raison de ce qu’il estime avoir été une enquête ineffective et excessivement longue aient atteint le seuil de gravité requis pour que l’article 3 de la Convention soit applicable.

223. Le requérant affirme avoir éprouvé une souffrance psychologique et des sentiments d’angoisse et d’humiliation à cause de la manière dont les autorités ont mené l’enquête et traité les plaintes formulées par lui contre les enquêteurs, de la manière selon lui abusive dont les autorités ont à plusieurs reprises rejeté ses plaintes et ses demandes de preuves, de l’issue et de la durée de l’enquête, du fait qu’on l’ait soupçonné d’avoir conduit en état d’ivresse et considéré comme le seul responsable de l’accident dès le début de l’enquête, ainsi que du fait que ses plaintes ont été interprétées comme de simples actes de vengeance contre les enquêteurs. Il ajoute que les nombreuses plaintes adressées par lui aux autorités compétentes témoignent de son sentiment d’avoir été confronté à un système organisé, impliquant des agents de police et des procureurs, dirigé contre lui – pour des raisons liées notamment à son opposition à l’ancien régime communiste roumain – et contrôlé au plus haut niveau. Il considère que ses soupçons concernant l’intention des autorités de commettre des abus à son encontre ont été confirmés par la Cour de cassation avec l’acceptation de sa demande de transfert de son affaire du tribunal de première instance de Ploieşti à un autre tribunal de première instance.

224. Il accuse par ailleurs les enquêteurs ayant été chargés de son affaire d’avoir commis un certain nombre d’abus à son encontre, et notamment d’avoir altéré des preuves et de s’être livrés à des actes de violence psychologique visant à le dissuader d’avoir recours aux voies légales à sa disposition. Il dit en avoir éprouvé un fort sentiment de crainte.

2. Appréciation de la Cour

225. La Cour note d’emblée que le Gouvernement soulève à l’égard de ce grief une exception d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention (paragraphe 222 ci-dessus).

226. La Cour observe par ailleurs que dans certaines affaires antérieures, elle a pris en compte la manière dont les autorités nationales avaient conduit l’enquête pour apprécier si leur comportement pouvait s’analyser en un traitement inhumain ou dégradant emportant violation de l’article 3 sous son volet matériel.

227. Cette jurisprudence semble avoir principalement été élaborée relativement à des proches de personnes disparues (voir, entre autres, Kurt, précité, §§ 130-134, Çakıcı, précité, § 98, et Taş, précité, §§ 77-80). La Cour rappelle que le phénomène des disparitions impose une charge particulière aux proches des disparus, maintenus dans l’ignorance quant au sort réservé aux êtres qui leur sont chers et en proie à l’angoisse engendrée par l’incertitude (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 200, CEDH 2009).

228. La Cour relève par ailleurs qu’en pareil cas elle prend en compte un éventail de facteurs pour apprécier si la manière dont l’enquête a été menée peut en elle-même s’analyser en un traitement contraire à l’article 3 à l’égard des proches des victimes. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté, la mesure dans laquelle le parent concerné a été témoin des événements en question, la participation du parent aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu et la manière dont les autorités ont réagi à ces demandes. La Cour a toutefois souligné que l’essence d’une telle violation ne réside pas tant dans le fait de la disparition du membre de la famille que dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée (Çakıcı, précité, § 98). Pour parvenir à la conclusion que le comportement des autorités a atteint un niveau de gravité propre à faire entrer en jeu et à enfreindre l’article 3, la Cour attache du poids, par exemple, à l’indifférence et à l’insensibilité dont les autorités ont fait preuve dans leur manière d’aborder les préoccupations des requérants et à l’angoisse et l’incertitude extrêmes dont ces derniers ont souffert, et continuent de souffrir, en conséquence (Taş, précité, § 79).

229. La Cour observe également qu’elle a appliqué les principes établis dans les affaires susmentionnées à certaines situations exceptionnelles étrangères au contexte des disparitions (voir, pour un cas de détention et de refoulement d’une mineure non accompagnée demandeuse d’asile, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; pour un cas d’allégations d’abus sexuels sur un enfant dans l’environnement familial, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, 15 novembre 2011 ; concernant les conditions dans lesquelles les corps de proches décédés ont été conservés pendant le processus d’identification, Sabanchiyeva et autres c. Russie, no 38450/05, CEDH 2013 (extraits) ; pour un cas de décès survenu faute de soins médicaux appropriés en détention et suivi d’une enquête interne défaillante, Salakhov et Islyamova c. Ukraine, no 28005/08, 14 mars 2013 ; et dans le contexte d’une souffrance émotionnelle causée à un proche par le prélèvement à son insu de tissus sur le corps d’un défunt, Elberte c. Lettonie, no 61243/08, CEDH 2015).

230. La Cour observe toutefois que le cas d’espèce ne relève d’aucune des circonstances examinées dans les affaires mentionnées ci‑dessus.

231. À la lumière des faits de l’espèce et des éléments en sa possession, la Cour ne voit dans la situation du requérant aucune apparence de violation de l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement aux griefs tirés de la manière dont l’enquête pénale a été conduite et la rejette ;
2. Déclare irrecevable, à la majorité, le grief fondé sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
3. Déclare irrecevable, à la majorité, le grief fondé sur l’article 8 de la Convention ;
4. Déclare recevable, à la majorité, le grief fondé sur l’article 2 de la Convention ;
5. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;
6. Déclare recevables, à l’unanimité, les griefs fondés sur l’article 6 § 1 de la Convention ;
7. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au grief portant sur le droit d’accès à un tribunal ;
8. Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au grief portant sur la durée de l’enquête pénale ;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 ;
10. Déclare irrecevable, à l’unanimité, le grief fondé sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 juin 2019.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi, Sicilianos, Karakas, Vučinić et Harutyunyan ;

– opinion en partie dissidente du juge De Gaetano, à laquelle se rallie le juge Vučinić ;

– opinion en partie dissidente du juge Kūris ;

– opinion en partie dissidente du juge Grozev.

G.R.
S.C.P.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, SICILIANOS, KARAKAS, VUČINIĆ ET HARUTYUNYAN

1. À notre grand regret, nous ne pouvons pas souscrire à l’opinion de la majorité suivant laquelle il n’y a pas eu en l’espèce de manquement à l’exigence de « délai raisonnable » consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention.

2. Il importe de relever tout d’abord que selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 6 § 1 oblige les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions soient à même de remplir chacune de ses exigences, notamment quant au délai raisonnable (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 129, CEDH 2006‑VII).

3. Ainsi qu’il est rappelé dans l’arrêt, le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie à la lumière des circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

4. Au sujet du premier critère, nous estimons que l’affaire n’était pas de nature particulièrement complexe. Certes, la procédure a pu être compliquée par les nombreux rapports d’expertise médicolégale et technique qui ont été jugés nécessaires pour éclaircir les circonstances de l’accident. Sans vouloir mettre en cause l’utilité et la pertinence de tous ces rapports, force est de constater que la procédure litigieuse concernait un accident de la route impliquant trois véhicules, chose après tout plutôt banale.

5. Pour ce qui est du comportement du requérant, il est vrai que l’intéressé, du fait de son état de santé, n’était pas disponible pour les enquêteurs pendant la première phase de l’enquête pénale. Il a par ailleurs mis en cause les enquêteurs et les juges chargés de l’examen de son affaire, demandé le transfert de celle-ci, sollicité l’établissement de rapports d’expertise et d’analyse technique, et formé des recours sur des points de fait et de droit. On ne saurait, toutefois, lui reprocher son état de santé, qui était directement lié à l’accident, ni le critiquer pour avoir tiré pleinement parti de certaines voies de recours que lui ouvrait le droit national.

6. Nous rappelons, par ailleurs, que, même si la Cour n’est pas en mesure d’analyser la qualité de la jurisprudence des juridictions nationales, les renvois répétés d’affaires pour réexamen révèlent une grave défaillance du système judiciaire. Pareille défaillance est attribuable aux autorités et non aux justiciables (Matica c. Roumanie, no 19567/02, § 24, 2 novembre 2006, Borobar et autres, précité, § 82, et Stoilkovska c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29784/07, § 57, 18 juillet 2013).

7. En l’occurrence, la procédure relative aux circonstances de l’accident du requérant a été rouverte à plusieurs reprises tant par les autorités de poursuite que par les juridictions nationales en raison d’erreurs factuelles et procédurales et de l’insuffisance des éléments de preuve recueillis. Après la première décision de réouverture de la procédure prise par les juridictions nationales, les autorités d’enquête ont mis plus de quatre ans pour recueillir les éléments de preuve requis et s’assurer que l’affaire était prête à être réexaminée par un tribunal. Ces retards de procédure ont contribué de manière déterminante à la prescription de la responsabilité pénale de D.I.

8. La majorité semble relativiser ces éléments liés au comportement des autorités compétentes en estimant que « la procédure litigieuse portait sur une demande de réparation relative à un dommage causé au requérant dans le cadre d’un accident de la route et qu’elle ne relevait donc pas d’une catégorie appelant de par sa nature une célérité particulière, comme cela aurait été le cas s’il s’était agi d’une question de garde d’enfants ou d’état ou de capacité des personnes ou d’un conflit du travail » (paragraphe 213 de l’arrêt). Encore faut-il souligner que le « dommage » en question n’était pas simplement le dommage matériel qui a résulté, par exemple, de l’endommagement du véhicule. Il convient, en effet, de rappeler que le requérant a été sérieusement blessé, qu’il a dû être hospitalisé pendant plus de deux cents jours et qu’il souffre aujourd’hui encore des séquelles de l’accident.

9. Cela nous amène à souligner l’importance du quatrième critère susmentionné, à savoir l’enjeu du litige pour l’intéressé. On observe, en effet, que le critère en question, tout en étant rappelé dans l’arrêt parmi les principes généraux applicables (paragraphe 209 de l’arrêt), n’est pas repris ensuite lorsqu’il s’agit d’appliquer ces principes au cas d’espèce. Or, au vu des graves conséquences de l’accident pour le requérant, il nous semble évident que le litige qui résultait de ce même accident avait un enjeu très important pour lui.

10. Au vu de l’ensemble de ces éléments, nous considérons qu’il ne paraît pas raisonnable que les autorités nationales aient mis sept ans et huit mois pour parvenir à une décision juridictionnelle définitive dans l’affaire. Nous estimons, par conséquent, que la procédure litigieuse a connu une durée ne répondant pas à l’exigence de « délai raisonnable » et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE
DE GAETANO, À LAQUELLE SE RALLIE
LE JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

1. Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité concernant les points cinq et huit du dispositif de l’arrêt. Je suis d’avis qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 2 et de l’article 6 § 1 relativement au grief portant sur la durée de l’enquête pénale.

2. Dans la présente affaire, il est incontesté qu’après avoir eu connaissance de l’accident du requérant, les autorités ont ouvert une procédure pénale et pris un certain nombre de mesures en vue de s’acquitter de l’obligation positive de mener « une enquête officielle effective » qui leur incombait au titre de l’article 2 de la Convention (paragraphe 144 de l’arrêt). Le requérant a ultérieurement engagé devant les juridictions civiles une action distincte dirigée contre la compagnie d’assurances qui couvrait sa voiture afin d’obtenir la réparation de la perte de son véhicule et du préjudice moral tenant à la souffrance psychologique qu’il disait lui avoir été causée par le refus, injustifié selon lui, de la compagnie d’assurances de réparer le dommage qu’il avait subi. Un certain nombre de mesures d’enquête ont été prises au cours des mois et des années qui ont suivi l’accident, notamment une enquête sur les lieux de l’accident, des auditions et différentes expertises scientifiques et techniques. S’il est vrai que l’incapacité des autorités à établir la responsabilité pénale des conducteurs impliqués dans un accident ne prive pas nécessairement l’enquête de toute effectivité, il est toutefois essentiel de relever qu’en l’espèce, l’accident et les blessures du requérant sont intervenus le 3 décembre 2004, alors que la décision définitive du tribunal pénal n’a été rendue que le 21 décembre 2012 – un iter lamentabilis qui a duré plus de huit ans.

3. Malgré le nombre significatif de mesures d’enquête adoptées, les autorités nationales elles-mêmes ont critiqué à plusieurs reprises le manque d’effectivité de l’enquête. Il est donc évident que les raisons de la réouverture répétée de la procédure pénale étaient imputables aux autorités nationales.

4. De surcroît, alors même que les juridictions pénales internes considéraient nécessaire une expertise technique dans le cas d’espèce, le premier rapport d’expertise n’a été produit qu’en 2008. Après que les autorités d’enquête eurent déclaré la première expertise technique insuffisante, il a fallu attendre 2010 pour que le laboratoire interdépartemental d’analyses criminalistiques de Bucarest produise un deuxième rapport d’expertise (paragraphe 42 de l’arrêt).

5. Le requérant a activement participé à la procédure. Ses demandes de versement d’éléments supplémentaires au dossier et les recours répétés qu’il a formés contre les décisions du parquet, tant devant les autorités hiérarchiques que devant les juridictions internes, n’apparaissent ni déraisonnables ni excessifs étant donné qu’il n’était que trop clair que l’enquête était au mieux chaotique. En outre, le requérant ne peut être tenu pour responsable du fait que la durée de la procédure a été en partie imputable au nombre insuffisant d’experts dans le laboratoire susmentionné. À mon avis, le requérant n’a pas, par son comportement, affecté de manière significative la durée de la procédure, il s’est simplement efforcé de remettre l’enquête sur les rails chaque fois qu’il s’est aperçu qu’elle déraillait.

6. Compte tenu de la manière dont l’enquête a été menée en l’espèce et de sa durée, je suis convaincu que les autorités ont manqué à leur obligation d’agir avec la diligence requise par l’article 2 de la Convention.

7. Pour les mêmes raisons que celles exposées ci-dessus, je parviens à la conclusion qu’il y a également eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la procédure n’a pas respecté l’exigence de « délai raisonnable ». L’affaire du requérant – la dynamique de l’accident – n’était pas en soi d’une nature particulièrement complexe. Elle est progressivement devenue compliquée et complexe à cause des diverses défaillances des autorités, jusqu’à ce qu’elle finisse par leur échapper.

8. Enfin, j’ai jusqu’à présent toujours supposé – à tort peut-être – que j’avais une assez bonne maîtrise de l’anglais. J’ai donc été perplexe en lisant au paragraphe 145 de l’arrêt que des lésions corporelles peuvent être qualifiées de blessures « de nature à mettre gravement [l]a vie en danger » (« seriously life‑threatening »). Si une blessure est de nature à mettre la vie en danger, elle est nécessairement grave. Je n’ai encore jamais eu connaissance, dans le domaine du droit pénal ou du droit civil de la responsabilité délictuelle, d’une blessure de nature à mettre la vie en danger qui ne serait pas grave.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Je ne peux me rallier à l’opinion de la majorité lorsqu’elle conclut à l’irrecevabilité du grief du requérant concernant le volet procédural de l’article 3 de la Convention. La majorité ayant choisi d’examiner le grief du requérant non pas sous l’angle de l’article 3 mais sous l’angle de l’article 2, elle aurait dû constater une violation de cette dernière disposition, ou de l’article 6 § 1 concernant au moins l’un des griefs soulevés.

2. Mon désaccord avec la majorité dans la présente affaire porte sur un certain nombre de points, dont certains que j’examinerai ci-dessous. Mais avant d’aborder les questions spécifiques relatives à l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural à des situations comparables à celle examinée en l’espèce, ainsi que les questions relatives aux conclusions de la majorité sur le terrain de l’article 6 § 1, je sens qu’il me faut m’expliquer assez longuement.

I

3. J’admets que mon vote contre le point 2 du dispositif, par lequel le grief du requérant concernant le volet procédural de l’article 3 a été déclaré irrecevable, pourrait sembler peu cohérent avec le fait que j’ai dans le même temps voté avec la majorité sur les points 4 et 6, par lesquels les griefs du requérant fondés respectivement sur les articles 2 et 6 § 1 ont été déclarés recevables. Cette impression peut se justifier par deux raisons, toutes deux valables à mon sens.

Premièrement, c’est soit l’un soit l’autre : un grief doit être examiné sous l’angle de l’article 2 ou de l’article 3, mais pas sous l’angle de ces deux dispositions (à moins que certaines particularités appellent une telle exception, ce qui ne semble pas le cas dans la présente affaire).

Deuxièmement, une seule des hypothèses suivantes peut être valable : soit un grief relève du volet procédural de l’article 2 – ou de l’article 3 – et son examen au fond peut aboutir à un constat de violation ou de non‑violation de cette disposition, soit il relève de l’article 6 § 1.

Pour ce qui est de la première incohérence (apparente), il aurait peut-être été plus cohérent de voter en faveur de la seule recevabilité du grief du requérant fondé sur l’article 3, et de voter contre la recevabilité du grief fondé sur l’article 2 – ou vice versa – car soit il existe un grief défendable de mauvais traitement ayant atteint le seuil de gravité requis en cas d’atteinte au droit à la vie tel que consacré par l’article 2, soit le caractère défendable du grief ne portait « que » sur un degré « inférieur » de mauvais traitements (aussi cynique que cela puisse paraître), ceux interdits par l’article 3.

Pour ce qui est de la deuxième incohérence (apparente), il aurait également pu être plus cohérent, après avoir voté en faveur de la recevabilité du grief du requérant fondé sur l’article 3, ou sur l’article 2, de voter contre la recevabilité des griefs fondés sur l’article 6 § 1. En effet, étant donné que l’article 6 § 1 porte essentiellement sur les droits procéduraux, les griefs formulés sur le terrain de cette disposition sont considérés, selon une pratique constante de la Cour, comme se confondant avec les griefs (concernant les mêmes faits) fondés sur le volet procédural de l’article 3 ou de l’article 2, voire d’autres dispositions qui, comme les articles 2 et 3, comportent un volet procédural en plus des droits matériels qu’elles consacrent. Nombre d’arrêts montrent que cette pratique est dominante. En voici quelques exemples parmi les très nombreux présents dans la jurisprudence pertinente. En ce qui concerne les articles 2 et 6, on peut citer Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, CEDH 2004‑XII), Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, CEDH 2009), Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, CEDH 2011 (extraits)), Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie (no 25091/07, 26 avril 2011), Mladenović c. Serbie (no 1099/08, 22 mai 2012), Elena Apostol et autres c. Roumanie (nos 24093/14 et 16 autres, 23 février 2016), et Ecaterina Mirea et autres c. Roumanie (nos 43626/13 et 69 autres, 12 avril 2016). En ce qui concerne les articles 3 et 6, on peut consulter Mouradova c. Azerbaïdjan (no 22684/05, 2 avril 2009), Kazantsev c. Russie (no 14880/05, 3 avril 2012), Aleksakhin c. Ukraine (no 31939/06, 19 juillet 2012), Aleksandr Nikonenko c. Ukraine (no 54755/08, 14 novembre 2013), et Romanescu c. Roumanie (no 78375/11, 16 mai 2017).

Cette réflexion m’est toutefois venue après coup. On ne cesse d’apprendre.

4. J’aurais préféré qu’il fût déclaré que la situation du requérant devait être examinée sous l’angle de l’article 3 (comme l’intéressé l’avait demandé, mais pas uniquement pour cette raison) et que c’était cette disposition qui lui était applicable.

Je souhaite préciser d’emblée que lorsque je défends l’applicabilité de l’article 3, je pense à son volet procédural plutôt qu’à son volet matériel. Pour ce qui est de ce dernier, je n’ai pas hésité à voter avec la majorité en faveur d’un constat de défaut manifeste de fondement. Je voudrais juste souligner au passage que je ne parviens pas à comprendre le (dés)ordre dans lequel sont énumérés les points du dispositif. En effet, la déclaration concernant le grief du requérant fondé sur le volet procédural de l’article 3 se trouve au point 2 du dispositif, celle concernant le volet matériel de cette même disposition apparaît au point 10, alors que les points 3 à 9 traitent, précisément dans cet ordre, des articles 8, 2, 6 § 1 et 13, ce dernier étant combiné avec l’article 2. Il ne s’agit là bien évidemment que d’un détail technique qui n’a aucune incidence sur le résultat juridique obtenu en l’espèce. Néanmoins, l’ordre aléatoire que je viens de relever couronne en soi et symbolise le caractère déconcertant à la fois de l’analyse et du raisonnement de la majorité sur lesquels s’appuient les conclusions auxquelles elle est parvenue dans le cas d’espèce, notamment le constat de non‑applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural.

Le grief fondé sur le volet procédural de l’article 3 était précisément au cœur des premières observations communiquées à la Cour par le requérant, ainsi que de ses observations ultérieures.

5. Si la Grande Chambre avait examiné au fond ledit grief sous l’angle du volet procédural de l’article 3, elle aurait pu conclure à la violation ou à la non-violation de cette disposition. Il est maintenant trop tard pour spéculer quant au résultat qui aurait eu la préférence de la majorité, puisque les deux résultats étaient en théorie possibles. Cet examen n’ayant pas eu lieu, je ne suis pas en mesure de déterminer en faveur duquel de ces deux résultats je me serais moi-même prononcé (même si, au vu des faits de l’espèce tels qu’ils ont été présentés, mon cœur penche a priori et instinctivement vers un constat de violation). L’examen ou non des griefs fondés sur l’article 6 § 1 aurait alors dépendu de la conclusion (malheureusement désormais purement hypothétique) à laquelle la Grande Chambre serait parvenue sur le fond. Si la majorité avait conclu à la non‑violation de l’article 3 sous son volet procédural (ce qui aurait aussi pu être un résultat plausible, du moins en théorie, s’il avait été correctement justifié), elle aurait pu, voire dû, examiner les griefs sur le terrain de l’article 6 § 1. En effet, la non‑violation de l’article 3 n’exclut pas, en principe, une possible violation procédurale de l’article 6 § 1, et les griefs fondés sur cette dernière disposition auraient par conséquent mérité un examen distinct. Un constat de violation de l’article 3 aurait, en revanche, permis à la Cour de se dispenser de l’examen des griefs sous l’angle de l’article 6 § 1 car conformément à sa jurisprudence (paragraphe 3 ci-dessus), la violation (essentiellement) procédurale alléguée de l’article 6 § 1 aurait été absorbée par la violation de l’article 3. Dans ce dernier cas, si la majorité avait conclu non pas à une mais à deux violations de l’article 3, qui auraient plus ou moins correspondu aux deux griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 1 – à savoir le grief portant sur le droit d’accès à un tribunal et celui tiré de la durée de la procédure – chacun de ces griefs aurait pu être considéré comme ayant été absorbé par le grief lui correspondant fondé sur l’article 3 sous son volet procédural.

6. La majorité n’a toutefois pas conclu à la violation de l’article 3 sous son volet procédural. Techniquement, elle n’a même pas examiné le grief concernant le volet procédural de l’article 3 mais elle a évité pareil examen en déclarant ce grief incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

7. Cette conclusion va trop loin, elle est trop catégorique, trop rigide et désinvolte. Qu’il me soit permis de m’exprimer sans détour : cette conclusion – et, par conséquent, le présent arrêt – s’éloigne résolument et à grands pas de la protection des droits de l’homme.

8. En effet, dans la présente affaire, le grief fondé sur le volet procédural de l’article 3 a été déclaré irrecevable précisément en raison du type de situation qu’il concernait, à savoir des lésions corporelles ou d’autres souffrances administrées par négligence à la victime alléguée par des particuliers. La description complète de ce type de grief, qui varie dans une certaine mesure tout au long du texte de l’arrêt et que j’ai abrégée par commodité, est indiquée au paragraphe 123 de l’arrêt et elle est ainsi libellée : « des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales subies par une personne à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent ». La référence aux « particuliers », qui ne se trouve pas au paragraphe 123, vient du paragraphe 121 de l’arrêt (voir aussi le paragraphe 30 ci-dessous concernant l’inclusion de l’aspect relatif à la vie privée et familiale d’une personne).

Il n’est pas faux en soi de considérer qu’il s’agit d’un grief de ce type. Mais conclure qu’un grief de ce type est quoi qu’il en soit incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention va bien plus loin que le fait de constater que ce grief particulier formulé par ce requérant particulier dans les circonstances particulières de cette affaire particulière est irrecevable, par exemple parce qu’il est frappé de tardiveté, qu’il est manifestement mal fondé ou non étayé, que le requérant ne peut pas se prétendre victime, ou autre. Déclarer le grief de ce requérant, qui concerne des lésions corporelles qui lui auraient été administrées par négligence par un particulier (voire plusieurs), irrecevable du fait de l’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention de griefs de ce type signifie en effet que l’article 3 n’a pas été violé sous son volet procédural dans le cas d’espèce, et n’aurait pas pu l’être par principe car les griefs de ce type et l’article 3 suivent, pour ainsi dire, deux voies parallèles. Ces deux réalités ne se rencontrent jamais. Si l’article 3 sous son volet procédural ne peut pas être violé, par principe, il est inutile de perdre du temps et d’autres ressources à rechercher une possible violation, qu’il est impossible de trouver. Comme le dit le proverbe, il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout quand le chat n’y est pas. Et pourtant, comme nous le verrons (paragraphes 41-73 ci-dessous), la majorité a consacré pas moins de dix paragraphes de son arrêt (paragraphes 115-124 de l’arrêt) non seulement à essayer de démontrer que le chat noir n’est pas présent dans la pièce sombre, mais aussi à tenter de dissimuler le fait que le chat n’est pas si noir, que la pièce n’est pas si sombre, et que ce chat a été pendant un certain temps dans cette pièce, qu’il y a même chassé des souris, jusqu’à ce que la majorité n’en bannisse définitivement cette infortunée créature et qu’elle n’en ferme la porte.

Toutefois, dès lors que la Cour a proclamé que le chat est incompatible avec la pièce, il devient incompatible, même s’il était autrefois parfaitement compatible.

Roma locuta est, causa finita.

9. Par conséquent, tous les griefs qui porteront à l’avenir sur des lésions corporelles administrées par négligence aux victimes alléguées par des particuliers seront considérés comme dépassant les bornes. Cette conclusion sera adoptée a priori, c’est-à-dire au seul motif qu’il s’agira de griefs de ce type. Et si lesdits griefs ne relèvent d’aucun autre article, en particulier des articles 2, 6 § 1 ou 8 (ce qui peut se justifier par toutes sortes de raisons valables), ils seront rejetés d’emblée, même si des éléments de preuve – corroborés par l’impression qu’une injustice a été commise (qui ne peut bien entendu remplacer les éléments de preuve mais peut s’y ajouter) – démontrent que l’infliction des lésions corporelles en cause n’a pas été correctement examinée par les autorités nationales, au détriment des requérants.

Un tel rejet sera-t-il propice à la protection des droits de l’homme garantis par la Convention ? Le pape est-il bouddhiste ?

10. La conclusion de la majorité selon laquelle les griefs de ce type – lésions corporelles administrées par négligence à la victime alléguée par des particuliers – sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention est formulée de manière à laisser entendre qu’elle a été déduite de la jurisprudence de la Cour dans des affaires comparables. De fait, on ne saurait dire que cette conclusion ne repose sur aucune jurisprudence. Au contraire, les citations sont nombreuses, et elles sont analysées. Ce que l’analyse de la majorité ne laisse pas voir, c’est qu’en donnant une importance colossale à une partie de la jurisprudence de la Cour, elle s’écarte également de fait de l’autre partie de la jurisprudence, voire y renonce. Nous y reviendrons ci-dessous (paragraphes 41-73). Pour l’instant, il suffit d’observer que pour parvenir à sa conclusion essentielle, radicale et de grande envergure (paragraphe 44 ci‑dessous), la majorité affirme avoir distingué entre une partie de la jurisprudence – sans doute la plus grande – qu’elle qualifie d’« appropriée » (paragraphe 121 de l’arrêt), et une autre partie de la jurisprudence – vraisemblablement plus réduite – qui doit par conséquent (puisque expressio unius est exclusio alterius) être considérée comme « inappropriée » (paragraphe 120 de l’arrêt). À ce propos, « inapproprié » a pour synonymes « contestable » et « impropre ».

11. La volonté, ou le souhait, d’établir une distinction entre des résultats vraisemblablement différents, voire divergents, auxquels la Cour est parvenue dans diverses affaires ne donne lieu en tant que telle à aucune objection. Toute clarification par la Grande Chambre de ce que dit la Convention, telle qu’interprétée par la jurisprudence, sur une question donnée est toujours bienvenue.

Ce qui toutefois donne lieu à objection, et à une objection de principe, est que la distinction en question, adoptée et soulignée avec tant d’enthousiasme par la majorité, qualifie d’« inappropriée » une certaine jurisprudence qui était dans la continuité d’une jurisprudence antérieure, laquelle est délibérément passée sous silence quels qu’en aient été ses mérites ou ses inconvénients. Elle passe également sous silence une partie de la jurisprudence qui est trop « gênante » pour être citée si la conclusion essentielle susmentionnée veut être perçue comme défendable. Qui plus est, la distinction entre les deux parties de la jurisprudence de la Cour se fait en comparant deux termes de comparaison qui, en réalité, ne peuvent être comparés l’un à l’autre : la majorité compare les arrêts de la Cour adoptés dans des affaires impliquant des actes publics intentionnels (contre une personne) à ceux adoptés dans des affaires concernant des actes privés involontaires. Actes publics intentionnels, d’un côté, et actes privés involontaires, de l’autre, sont traités comme s’il s’agissait des deux seules catégories qui puissent être relevées dans toute la diversité de la jurisprudence pertinente et qui seraient la panacée universelle. Mais où est la comparaison avec les actes publics involontaires ? Ils ont mystérieusement disparu (sur ce point, voir les paragraphes 48-57 ci‑dessous, où il est question de la méthode ingénieuse qui consiste à « photoshopper » l’un d’eux pour le faire disparaître de l’image). Chacun des deux termes de comparaison ainsi choisis (dont l’un est « affiné » grâce à la réduction de la catégorie des actes publics à sa seule sous-catégorie des actes publics intentionnels) a deux éléments constitutifs (intentionnel . public et involontaire . privé, respectivement) mais aucun des éléments d’un des termes de comparaison ne correspond à l’un des éléments de l’autre. Il n’est pas sorcier de comprendre que les livres ne doivent pas être comparées à des gallons, et les mètres carrés à des mètres linéaires. Mais, comme nous le voyons, ils le sont parfois – même s’ils ne devraient jamais l’être...

Lorsque la Grande Chambre tente (« succombe à la tentation » serait ici plus approprié) de s’écarter d’une partie de sa jurisprudence qu’elle juge « inappropriée », elle devrait y penser à deux fois, voire à trois ou quatre fois. Elle devrait choisir une méthodologie qui lui permette de tirer des conclusions de ce type non seulement en ce sens qu’elle servirait à étayer le dernier mot de la Grande Chambre sur la question, mais aussi en ce qu’elle serait cohérente en tant que méthodologie. Il peut également y avoir un certain nombre d’autres exigences à respecter, mais celle qui est mentionnée ici est une condition sine qua non pour que les conclusions de la Grande Chambre ne puissent être disqualifiées, non pas sur le plan de leur caractère juridiquement contraignant (car les décisions de la Grande Chambre ne peuvent être infirmées que par la Grande Chambre elle-même), mais sur le plan de leur réfutabilité et de leur fiabilité. Il apparaît clairement que la méthode consistant à établir, dans la présente affaire, une distinction entre la jurisprudence « appropriée » et celle « inappropriée » n’est pas l’instrument le plus affûté dont dispose la Cour. Pour le dire clairement, ce n’est pas « approprié ». C’est fâcheux. Je reviendrai sur cette question en temps voulu. Il me faut maintenant revenir sur les alternatives qui s’offraient encore pour reconnaître au requérant les droits consacrés par la Convention après que l’article 3 eut été déclaré inapplicable en l’espèce sous son volet procédural.

12. Après que le grief du requérant fondé sur le volet procédural de l’article 3 eut été rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, il restait judicieux d’examiner les deux griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1. Cet examen n’a toutefois abouti à aucun constat de violation ni relativement au grief fondé sur le droit d’accès du requérant à un tribunal, ni relativement à celui tiré de la durée de la procédure. Ces questions seront abordées aux paragraphes 83-91 ci-dessous où j’expliquerai qu’il aurait dû être conclu à la violation de l’article 6 § 1 relativement au moins à l’un de ces griefs, à savoir celui tiré de la durée de la procédure, mais je suis également enclin à soutenir qu’il aurait également pu être conclu à l’existence d’une violation relativement à l’autre grief.

13. Que nous reste-t-il ensuite ? Les griefs fondés sur les articles 2 et 13, ce dernier combiné avec l’article 2.

Le grief concernant l’article 2 sous son volet procédural, qui n’était pas le grief réellement formulé par le requérant (paragraphes 27 et 35 ci‑dessous), a été déclaré recevable (les mots « volet procédural » ne figurent pas au point 4 du dispositif). Sur ce point, je partage l’avis de la majorité. Bien que complexe et à plusieurs niveaux, la doctrine de la Cour relative à l’applicabilité de l’article 2, telle qu’elle est exposée dans le présent arrêt, n’apparaît pas incohérente par essence. Même si j’ai quelques doutes quant à certaines formulations, pour des raisons de temps et de place, je ne consacrerai à ces questions pas plus d’un paragraphe de mon opinion, d’autant que ma préoccupation principale ne porte pas sur la manière dont la majorité a motivé l’applicabilité de l’article 2, mais sur la manière dont elle a essayé d’étayer sa position concernant l’inapplicabilité de l’article 3.

Sur la question de l’applicabilité de l’article 2, une fois que l’article 3 a été déclaré inapplicable au cas d’espèce (même si je suis en désaccord avec la motivation sur laquelle cette déclaration se fonde), je n’ai qu’une réserve : l’applicabilité de l’article 2 à certaines situations ne s’oppose pas en soi à ce que, lorsque la gravité des violences infligées par négligence à la victime alléguée par un particulier n’atteint pas le seuil requis par l’article 2 et ne fait pas naître pour l’État les obligations procédurales correspondantes découlant de cette disposition (comparer avec les paragraphes 137 et 139 de l’arrêt), la situation en question, selon les circonstances de l’affaire, puisse être examinée sous l’angle de l’article 3. Ou plutôt aurait pu si la présente affaire n’avait pas produit la doctrine de l’inapplicabilité sans réserve de cette dernière disposition (sous son volet procédural).

14. En revanche, je ne suis pas disposé à suivre la majorité lorsqu’elle conclut, relativement à ce grief, à la non-violation de l’article 2. J’ai déjà mentionné que j’aurais préféré que la situation du requérant eût été examinée sous l’angle de l’article 3 (sous son volet procédural), et non pas de l’article 2 (paragraphes 4 ci-dessus et 78 ci-dessous). Toutefois, au vu de l’affinage, opéré dans le présent arrêt, de la notion de mise en danger de la vie du requérant comme critère entraînant l’applicabilité de l’article 2, auquel je ne suis par principe pas opposé (j’ai d’ailleurs voté en faveur de l’applicabilité de cette disposition), je ne vois aucun intérêt à conclure à la non-violation de l’article 2.

Non-violation de l’article 3 sous son volet procédural (ou plutôt inapplicabilité catégorique). Non-violation de l’article 6 § 1. Et maintenant non-violation de l’article 2... N’est-ce pas trop ?

Pour dire les choses simplement, quel que soit l’article invoqué par le requérant (de sa propre initiative ou sur incitation de la Cour), tout va bien selon la Cour. Pratiquement tout. Si ce n’est qu’il est évident qu’en aucun cas tout allait bien dans la procédure examinée qui portait sur une situation dans laquelle la vie du requérant avait réellement été mise en danger, et qui a été interrompue par de longues pauses injustifiées jusqu’à ce qu’intervienne la prescription.

15. Quoi qu’il en soit, j’accepte la conclusion selon laquelle il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 2, au motif que ce grief « ne concerne que la question de l’effectivité de l’enquête pénale, question [que la Cour] a déjà examinée sous l’angle de l’article 2 » (paragraphe 220 de l’arrêt et point 9 du dispositif).

« Il n’y a pas lieu d’examiner » est une expression technique qui a été employée dans des centaines voire des milliers d’arrêts de la Cour. Il s’agit d’une phrase irritante et peu respectueuse à l’égard des requérants, en particulier lorsque le rejet d’un grief au moyen de cette formule n’est pas accompagné d’une explication satisfaisante (ce qui est malheureusement souvent le cas). Mais cette phrase ne véhicule pas nécessairement ce que ces mots signifient littéralement.

À vrai dire, en l’espèce, il y aurait pu avoir lieu d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 13, mais compte tenu de la conclusion de la majorité au regard de l’article 2 sous son volet procédural, pareil examen n’avait aucune chance d’aboutir à un résultat tangible.

16. Je pourrais résumer l’explication ci-dessus en déclarant que, si le grief formulé par le requérant sur le terrain du volet procédural de l’article 3 avait été déclaré recevable et si l’examen de la Cour avait abouti à un constat de violation de cette disposition, j’aurais admis que le grief concernant le volet procédural de l’article 2 puisse être déclaré irrecevable (« c’est soit l’un soit l’autre »).

J’aurais également admis qu’il n’y avait lieu d’examiner ni le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 3 (et non pas avec l’article 2 dans ce cas), ni ses deux griefs fondés sur l’article 6 § 1. En revanche, en cas de constat de non-violation de l’article 3, il y aurait eu lieu d’examiner les griefs fondés sur l’article 6 § 1 et de conclure très probablement à la violation de cette disposition au moins concernant l’un de ces griefs, voire les deux.

Toutefois, compte tenu du fait que l’article 3 sous son volet procédural a été jugé inapplicable au cas d’espèce, j’ai opté pour la solution la plus favorable à l’impératif de justice après celle-ci, puis encore pour la solution qui suivait. Je veux croire que cet impératif sous‑jacent lie la Cour au moins autant que les articles de la Convention et en particulier que leur interprétation et leur application trop formalistes.

17. Avant d’aborder plus en détail certaines des questions évoquées ci-dessus, je souhaite partager une considération d’ordre général.

II

18. La Cour est « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » et « elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements ». Cette maxime, qui remonte (sous un libellé différent) à l’arrêt rendu dans l’affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (21 février 1990, § 29, série A no 172) et qui a récemment été confirmée dans l’affaire Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), a été rappelée si souvent dans la jurisprudence de la Cour (y compris au paragraphe 83 du présent arrêt) – parfois assortie de l’adage qui lui est proche jura novit curia – que les parties ne soulèvent jamais d’objection lorsque la Cour requalifie les griefs des requérants et les examine d’un point de vue qui est parfois très différent de ce que les requérants eux-mêmes avaient en tête. Pour la Cour, la requalification des griefs est devenue une pratique courante. C’est comme ça. Il en a été ainsi, il en est ainsi et il en sera ainsi, que ça plaise ou non.

Ce qui ne signifie pas qu’il devrait toujours en être ainsi.

19. Dans la présente affaire, la Grande Chambre a jugé utile, voire indispensable, de procéder à la requalification des griefs du requérant sur deux plans.

20. Tout d’abord, elle qualifie de « doubles » les griefs du requérant dans leur ensemble, observant qu’ils portent sur deux sujets principaux : i) « la durée et l’effectivité de l’enquête pénale menée ainsi que l’impossibilité à laquelle le requérant dit avoir été confronté d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui à la suite de l’accident de la route dans lequel il a été impliqué », ou « la conduite de l’enquête pénale », et ii) « le traitement que le requérant estime avoir subi à raison de la manière dont les autorités ont enquêté sur les circonstances de l’accident », ou « le traitement réservé au requérant par les autorités chargées de l’enquête » (paragraphes 80 et 81 de l’arrêt). Par conséquent, les griefs du requérant, tels que lus par la Grande Chambre, sont regroupés en deux catégories.

21. Ce regroupement est compliqué et un peu artificiel. Peut-être même pas seulement un peu. On pourrait dire qu’il est compliqué parce qu’il est artificiel. Seuls onze paragraphes (paragraphes 221-231 de l’arrêt), couvrant non seulement l’appréciation de la situation de l’espèce par la Cour, mais aussi ses remarques introductives, la présentation des thèses des parties et la conclusion de la Cour selon laquelle ce grief est manifestement mal fondé, sont consacrés à l’examen de l’unique grief affecté à la seconde catégorie. Il s’agit d’un fragment réduit par rapport aux 130 paragraphes (paragraphes 91-220 de l’arrêt) consacrés aux griefs appartenant à la première catégorie. La majorité admet que « [d]ans sa requête initiale, [le requérant] a explicitement et largement invoqué les articles 3, 6 et 13 de la Convention relativement à ces deux catégories de griefs » (paragraphe 81 de l’arrêt ; italiques ajoutés). Même si elle reconnaît que les griefs du requérant sont étroitement liés, elle estime que « le grief tiré du traitement que le requérant dit lui avoir été infligé par les autorités chargées de l’enquête [c’est-à-dire la seconde catégorie de griefs] appelle un examen séparé sous l’angle du volet matériel de l’article 3 » (paragraphe 89 de l’arrêt), « examen séparé » qui aboutit au rejet dudit grief pour défaut manifeste de fondement.

22. Ce rejet aurait toutefois pu intervenir bien plus tôt, à savoir lorsque l’applicabilité de l’article 3 a été examinée. Pour la majorité, pratiquement rien n’aurait changé en substance : le grief formulé sur le terrain de l’article 3 sous son volet procédural aurait été rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention et celui concernant le volet matériel de cette même disposition aurait été rejeté pour défaut manifeste de fondement. Peut-être ce qui est aujourd’hui le point 10 du dispositif serait-il venu naturellement après le point 2. C’est tout.

23. La question de la qualification des griefs du requérant semble dès lors ne même pas mériter d’être mentionnée. D’un autre côté, elle démontre, même indirectement, qu’en l’espèce la majorité en est venue à compliquer les choses. Si les observations initiales et ultérieures du requérant peuvent être considérées comme portant à confusion – dans une certaine mesure – en raison de la structure des griefs, la majorité, en tentant de démêler les nœuds, en a formé d’autres à son tour.

Ce qui nous amène au second plan de la requalification des griefs du requérant.

24. Comme cela a déjà été mentionné (paragraphe 21 ci-dessus), il a été admis que « [d]ans sa requête initiale, [le requérant] a explicitement et largement invoqué les articles 3, 6 et 13 de la Convention relativement à ces deux catégories de griefs ». Il est également indiqué, à raison, que « [d]ans sa requête initiale, [le requérant] n’invoquait pas l’article 2 » et que les « observations écrites déposées par lui ultérieurement devant la chambre (...) comportaient des affirmations qui pouvaient s’interpréter comme signifiant que ses griefs ne portaient pas sur l’article 2 (paragraphe 85 de l’arrêt).

Mais ce n’est pas tout. Il est également indiqué que « [d]’autres remarques pouvaient également donner à penser [que le requérant] ne se fondait pas non plus sur le volet procédural de l’article 3 » mais que « ses deuxièmes observations devant la chambre comport[ai]ent certaines déclarations et remarques qui p[ouvai]ent suggérer l’inverse » (ibidem).

Le lecteur en est ainsi réduit à se demander si le requérant a invoqué ou non l’article 3 sous son volet procédural ou si c’est la Cour elle-même qui a interprété le grief du requérant comme étant fondé ou non sur le volet procédural de l’article 3. Selon ma lecture des observations du requérant, celui-ci a invoqué l’article 3 sous son volet procédural. C’est même l’essentiel de sa requête. Ce qui est clair, c’est qu’il n’a pas explicitement fondé ses griefs sur l’article 2. À aucun moment il n’a invoqué l’article 2 de sa propre initiative. Il n’a commencé à le faire qu’après y avoir été encouragé par la Cour. Il ne fait non plus aucun doute qu’il a invoqué les articles 6 et 13.

25. Ayant jugé que les griefs du requérant sur le terrain des articles 2 et 3 étaient peu clairs, la majorité a invoqué l’article 2 proprio motu. Qu’il en soit ainsi.

26. Ce qui donne encore plus à réfléchir (notamment au vu de la manière dont cela se traduit dans le dispositif de l’arrêt, paragraphes 36-40 ci‑dessous), c’est que la majorité a également invoqué l’article 8.

27. D’où viennent ces invocations ? De considérations plus générales sans lien avec la manière dont le requérant a structuré ses griefs. Au paragraphe 86 de l’arrêt (italiques ajoutés), il est indiqué ce qui suit :

« (...) compte tenu du contexte particulier de la présente affaire, la Cour considère que pareils droits procéduraux et obligations correspondantes de l’État [c’est-à-dire les droits procéduraux de l’intéressé et/ou les obligations procédurales incombant aux autorités nationales dans le contexte d’actes de négligence entraînant des lésions corporelles très graves ou potentiellement mortelles] peuvent relever, dans certaines circonstances, non seulement des articles 3, 6 § 1 et 13, que le requérant a invoqués, mais également des articles 2 et 8 de la Convention. Même si le requérant n’a pas expressément mentionné ces deux dernières dispositions, la Cour, eu égard à la base factuelle des griefs formulés (...), juge approprié d’examiner la présente espèce également sous l’angle des articles 2 et 8. »

28. Le paragraphe cité ci-dessus témoigne du fait que la Cour ne s’efforce pas seulement de placer les griefs du requérant dans le contexte de différentes dispositions de la Convention qui peuvent « dans certaines circonstances » (mais pas nécessairement dans d’autres circonstances) s’appliquer à des situations comparables à quelque égard que ce soit à celle du requérant, mais elle fait un premier pas vers une requalification formelle des griefs du requérant sur le terrain des articles 2 et 8, qui n’étaient pas les dispositions invoquées par l’intéressé.

29. Le premier pas vers une possible requalification formelle n’est toutefois pas encore une requalification. La requalification des griefs signifie que la Cour ne se contente pas de présumer mais considère que les griefs en question ne relèvent pas des dispositions invoquées par le requérant mais qu’ils relèvent d’un ou de plusieurs autres articles. En requalifiant un grief, la Cour invoque pour le requérant ce ou ces articles qu’elle juge applicables. L’invocation par la Cour d’un ou plusieurs articles appropriés n’est donc pas une simple hypothèse : il s’agit d’une reconnaissance officielle de l’applicabilité de ce ou ces articles au lieu de ceux invoqués par le requérant. Lorsque pareille reconnaissance officielle n’est pas encore intervenue, la Cour ne fait que pressentir que ce ou ces articles pourraient être applicables. Considérer une intuition, c’est-à-dire une hypothèse, comme une assertion définitive, en d’autres termes comme une conclusion ou une déduction, ne sied pas à toute juridiction. Par conséquent, la Cour a toujours assorti la requalification d’un grief de la formule selon laquelle « la Cour estime que le grief du requérant doit être examiné sous l’angle de l’article X » (italiques ajoutés) (ou d’une de ses variantes). Dans la jurisprudence de la Cour, toute requalification a ainsi toujours été explicite et définitive en ce sens qu’une fois que le grief a été requalifié, l’applicabilité de l’article correspondant est considérée comme déjà établie. Telle a toujours été la jurisprudence constante de la Cour.

De même, en l’espèce, au stade de la détermination de l’« objet de l’affaire et [de la] qualification des griefs » – qui est l’intitulé de la partie de l’arrêt qui inclut le paragraphe 86 dans lequel est formulée l’hypothèse de la possible applicabilité de certains articles aux griefs de la « première catégorie » et qui précède les parties consacrées à l’examen de la recevabilité des griefs – il restait encore à déterminer si les griefs du requérant devaient être examinés sous l’angle des articles 3, 6 § 1 et 13, invoqués par le requérant, ou sous l’angle des articles 2 ou 8, invoqués par la Cour, voire sous l’angle de plusieurs d’entre eux. Par conséquent, s’il était établi que les griefs en question devaient être examinés sous l’angle des articles 2 ou 8, ils pouvaient – voire devaient – être requalifiés comme relevant de l’un de ces deux articles ; s’il était toutefois établi qu’ils ne relevaient pas des articles 2 ou 8, ils ne pouvaient être requalifiés comme relevant de ces articles. Cette détermination devait se fonder sur l’examen de l’applicabilité de ces articles au cas d’espèce, c’est-à-dire sur la juxtaposition de ces dispositions et de « certaines circonstances » de l’espèce ou de la « base factuelle des griefs formulés » par le requérant. La possibilité de requalifier les griefs du requérant dépendait ainsi du résultat dudit examen : à ce stade, il fallait déjà déterminer si les articles 2 ou 8, qui n’étaient pas invoqués par le requérant, mais aussi les articles 3, 6 § 1 et 13, invoqués par lui, étaient ou non applicable. La Cour a ainsi choisi, en premier lieu et à toutes fins méthodologiques et pratiques, de présenter le cadre général de la Convention, qui comprend à la fois les articles invoqués par le requérant et ceux non invoqués par lui mais dont l’applicabilité a été envisagée ou pressentie, avant de déterminer de quels articles, tels qu’interprétés par la Cour, les griefs du requérant relèvent. S’ils doivent être examinés sous l’angle des articles 2 ou 8, qui n’ont pas été invoqués par le requérant, la requalification formelle des griefs sur le terrain de l’un de ces deux articles est fondée. Dans le cas contraire, non. Il serait bizarre, voire ridicule, que la Cour requalifie d’abord formellement les griefs sur le terrain d’un article non invoqué par le requérant avant de conclure qu’il n’y a pas lieu d’examiner lesdits griefs sous l’angle de cet article. Cela irait à l’encontre du sens même de la requalification d’un grief et de la jurisprudence constante de la Cour. Ce serait une jurisprudence bizarre.

Pourtant, comme nous allons le voir (paragraphes 36-40 ci-dessous), ce qui est bizarre peut parfois devenir une réalité jurisprudentielle.

30. Mais revenons à la décision de la majorité « d’examiner la présente espèce également sous l’angle des articles 2 et 8 », en plus des articles 3, 6 § 1 et 13 (paragraphe 86 de l’arrêt ; italiques ajoutés). Cette expansion de la liste des dispositions jugées, à ce stade, hypothétiquement applicables au cas d’espèce signifie que la Grande Chambre s’est lancée dans l’élaboration d’une sorte de grande théorie interprétative – un récit doctrinal complet. Cette grande doctrine n’est pas seulement destinée à traiter les griefs du requérant en l’espèce ; elle est pensée pour s’appliquer à toutes les situations imaginables dans lesquelles une personne a perdu la vie ou subi des lésions très graves voire potentiellement mortelles à raison d’actes de négligence, ou a subi des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales, voire une atteinte à sa vie privée ou familiale (eu égard au fait que la grande doctrine inclut également des questions liées à l’application de l’article 8) à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent (comparer avec le paragraphe 8 ci‑dessus).

L’ambition d’élaborer une grande doctrine peut être saluée. D’un autre côté, il s’agit d’une entreprise risquée. Comme nous allons le voir, la grande doctrine projetée dans cette affaire présente des lacunes qui sont loin d’être insignifiantes. Qui plus est, certaines de ces lacunes ont été délibérément intégrées à la doctrine. La grande doctrine élaborée dans la présente affaire simule, cependant, l’absence de lacune, tout en essayant d’occulter ses lacunes en fournissant en abondance des références à la jurisprudence existante de la Cour, espérant par la quantité des références camoufler l’absence de pertinence de certaines d’entre elles, en ce sens qu’elles sont (mal) placées dans un contexte inapproprié. Par ailleurs, une partie de la jurisprudence qui aurait été pertinente n’est absolument pas mentionnée et il est (dès lors) donné à l’autre partie de la jurisprudence une importance plus grande que celle qu’elle mérite. Tout cela s’analyse en une présentation sélective, erronée ou lacunaire de la jurisprudence.

31. Par principe, je doute qu’il soit possible d’élaborer une grande doctrine dénuée de toute lacune, super cohérente, qui rassemblerait tous les différents aspects concernant pas moins de quatre articles (2, 3, 6 et 8) et destinée à traiter les situations les plus diverses, dont certaines n’auraient qu’un lointain rapport avec celle du requérant (voire aucun rapport), en particulier dans le cas d’espèce.

Je ne veux pas dire que les grandes doctrines ne sont pas possibles (ou souhaitables). Au contraire, elles sont à la fois possibles et souhaitables (ce qui ne signifie pas que même la plus habile d’entre elles doit être accueillie sans réserve). Je pense simplement qu’il existe suffisamment de raisons sérieuses de ne pas trop se fier aux doctrines auxquelles on donne délibérément une apparence de « grandeur », mais qui sont en réalité élaborées par des juridictions dans une affaire particulière, car elles sont inévitablement le fruit de compromis quant aux déclarations à inclure ou à exclure et aux formulations, et elles sont en fin de compte le fruit d’un vote (parfois avec une marge très étroite). Pareille précaution pourrait être moindre (mais pas pour autant inutile ou injustifiée) lorsqu’un contrôle normatif abstrait (tel que le contrôle constitutionnel d’une loi ou, de manière similaire, l’interprétation abstraite de dispositions constitutionnelles) est exercé, mais elle est bien plus conseillée lorsque la grande doctrine est élaborée dans le contexte de l’examen de la situation concrète d’une personne concrète, car dans ce cas la grande doctrine en cours d’élaboration tend, consciemment ou non, à être adaptée en fonction des paramètres de la situation en question. Prétendre élaborer une doctrine super cohérente aboutit inévitablement à une déception car on peut toujours s’attendre à ce que la vie présente à la Cour des situations inattendues, que la grande doctrine n’avait pas envisagées.

La doctrine générale élaborée par une juridiction doit donc être prudente et juste. Elle ne doit pas prétendre être dénuée de lacunes. Ce qui signifie a fortiori qu’elle ne doit pas camoufler celles qu’elle présente effectivement (car toute doctrine en présente). Ce qui signifie également que le matériel sur lequel elle se fonde ne doit pas faire l’objet d’une présentation lacunaire ou erronée, ni être manipulé d’une autre manière. La doctrine devrait contenir des réserves et des conditions non négligeables.

Mais avec de telles réserves et conditions, elle semblera difficilement si habile, si « grande ».

32. Enfin et surtout, lorsqu’elles sont appelées à examiner et à se prononcer sur des affaires particulières qui leur sont soumises par des individus (ce qui est moins le cas pour les juridictions exerçant un contrôle normatif abstrait comme les cours constitutionnelles), on n’attend pas des juridictions qu’elles élaborent avant tout de grandes doctrines (ou des doctrines pas si grandes). Les doctrines judiciaires quelles que soient, qui peuvent être élaborées au cours d’un examen juridictionnel et qui accompagnent naturellement cet examen, ne font « que » rationnaliser et motiver les décisions des tribunaux, mais la raison d’être de ces derniers reste de statuer sur les questions qui leur sont soumises dans des requêtes concrètes. En soulignant cela, je ne cherche absolument pas à diminuer l’importance ou la valeur des doctrines judiciaires. Cette valeur est indiscutable. Je veux seulement dire qu’il faudrait d’abord commencer par les choses essentielles et que cela devrait également valoir pour les tribunaux. Les requérants les saisissent afin de voir leur affaire tranchée, pas dans le but d’obtenir de grands récits. Il peut y en avoir, et il y en aura inévitablement, mais la décision portant sur la question concrète dont a été saisi le tribunal doit répondre de manière adaptée à la demande qui a été formulée, en ce sens qu’elle doit lui être proportionnée.

Se peut-il qu’une juridiction – quelle qu’elle soit – puisse oublier ce rappel banal ?

Aussi improbable que cela puisse paraître, oui, certaines le peuvent.

33. Pour ce qui est de la grande doctrine élaborée dans la présente affaire, l’avenir nous dira ce qu’il en est. Le temps apporte toujours de l’imprévu.

III

34. Il l’a déjà fait, tout de suite, et d’une manière très particulière.

Aux points 3 et 4 du dispositif de l’arrêt, la Cour se prononce sur la recevabilité des griefs du requérant sous l’angle des articles 2 et 8 alors même que, comme cela est affirmé de façon convaincante dans l’arrêt, « le requérant n’a pas expressément mentionné [ces] dispositions » (paragraphe 27 ci-dessus). Ces points du dispositif méritent d’être examinés de plus près. Le second d’entre eux est en effet problématique. Et, comme nous allons le voir, « problématique » est un euphémisme.

35. Au point 4 du dispositif, le grief du requérant fondé sur l’article 2 est déclaré irrecevable. Cette situation résulte de l’ajout que la Cour a elle‑même apporté aux griefs initiaux du requérant, tels qu’elle les a requalifiés. Le grief a été communiqué au requérant (et au Gouvernement) également sur le terrain de l’article 2. Encouragé par la question qui lui avait été posée par la Cour et qui laissait deviner que celle-ci envisageait d’examiner son grief principal sous l’angle de l’article 2, le requérant a trouvé des arguments (convaincants ou non, c’est une autre question) pour étayer la tentative d’interprétation proposée par la Cour selon laquelle l’article 2 était non seulement applicable à sa cause, mais aussi qu’il pouvait avoir été violé. Pour le requérant, formuler de tels arguments n’a vraisemblablement pas présenté de grandes difficultés puisqu’il soutenait depuis le début qu’à la suite de l’accident, il avait souffert de graves lésions corporelles « qui avaient mis sa vie en danger » et que cet accident n’avait pas fait l’objet d’une enquête adéquate de la part des autorités, ce qui devait, selon lui, « s’analyser en un traitement inhumain et dégradant » qui l’avait d’autant plus meurtri que « depuis l’accident il souffrait d’un grave handicap » (paragraphe 71 de l’arrêt ; italiques ajoutés). Les griefs initialement formulés de manière « explicite et large » par le requérant sur le terrain des articles 3, 6 et 13 sont ainsi devenus ses griefs sur le terrain des articles 2, 3, 6 § 1 et 13.

Les observations ultérieures formulées par le requérant, et provoquées par la Cour, concernant l’article 2 peuvent ainsi être considérées comme un grief à part entière, quoique tardif, au titre de cet article. Après avoir soulevé de manière hypothétique, dans sa correspondance avec le requérant et le Gouvernement, la question de l’applicabilité de l’article 2, la Cour a achevé et formalisé la requalification de « cette partie des griefs » qu’elle a jugé devoir examiner non pas sous l’angle de l’article 3 mais au titre de l’article 2 (tous deux sous leur volet procédural) en rejetant l’exception soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 2 et en déclarant qu’elle entendait poursuivre « l’examen de cette partie des griefs exclusivement sous le volet procédural de l’article 2 » (paragraphes 153 et 154 de l’arrêt).

L’inclusion du point 4 dans le dispositif n’est donc pas injustifiée.

36. Il n’en va pas de même en ce qui concerne le point 3 du dispositif. Je dois admettre qu’il m’est extrêmement inconfortable d’écrire à ce sujet. Ce point constitue un « retour de karma » pour l’ambition de la majorité de présenter la grande doctrine évoquée ci-dessus.

Au point 3 du dispositif, le « grief fondé sur l’article 8 » est déclaré irrecevable (italiques ajoutés).

Quel grief ?

Le grief de qui ?

Où se trouve ce grief ?

J’ai voté contre ce point. J’ai d’énormes difficultés à comprendre ce qu’il véhicule. Je suis sûr que je ne suis pas le seul, mais ce n’est pas une consolation.

Car il n’y avait aucun grief fondé sur l’article 8 dans cette affaire. Il n’y en a jamais eu. Le requérant n’a pas invoqué l’article 8. Pour mettre en évidence ce sophisme de la majorité d’une manière qui serait à la mesure de son ampleur, les italiques inanimés habituels ne suffisent pas : il faudrait aussi utiliser des majuscules, des soulignages, des caractères gras, de grandes polices et une couleur voyante, tout cela ensemble. Mais poursuivons.

La majorité elle-même a reconnu que ce grief n’existait pas (paragraphe 27 ci-dessus). Mais il apparaît que dans sa construction d’une grande doctrine, elle s’est effectivement détachée du véritable litige, dont la Cour avait été saisie, et s’est substituée au requérant en formulant un autre grief « du requérant », malheureusement au détriment de l’intéressé.

37. Si le grief fondé sur l’article 2 peut être interprété (avec un degré de plausibilité plutôt élevé) comme ayant été implicitement déjà présent dans les premières observations du requérant devant la Cour (et donc attribué à celles-ci), et même s’il n’est explicitement apparu que dans ses observations ultérieures (comparer avec le paragraphe 35 ci-dessus), on ne peut pas en dire autant du « grief » fondé sur l’article 8 tel qu’il est examiné par la majorité dans la présente affaire. Le requérant lui-même semble avoir peu pensé à l’article 8, même après y avoir été incité par la Cour. À la question de savoir si cette disposition était applicable en l’espèce et si, dans l’affirmative, il y avait eu un « manquement des autorités de l’État défendeur au devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes d’autres particuliers aux fins de cette disposition », le requérant n’a répondu que ce qui suit :

« En l’espèce, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention parce que, ainsi que nous l’avons établi, l’enquête ouverte à la suite de l’accident de la circulation survenu le 3 décembre 2004 n’a pas été effective » (observations du 4 août 2017, p. 25).

C’est tout.

Sans même se livrer à une appréciation sur le fond de cette réponse, il est évident que cette simple phrase extorquée au requérant par la Cour elle‑même est trop peu pour être qualifiée de « grief ». Pour plaisanter, on pourrait dire que le requérant n’a pas succombé au charme de la Cour. Sa réponse signifiait pratiquement : « D’accord, si la Cour le pense, je ne m’oppose pas à l’idée que l’article 8 est également applicable et, pourquoi pas, qu’il y a eu violation de cette disposition ».

Beaucoup à sa place auraient fait de même.

38. De surcroît, à aucun moment la Cour ne requalifie, sous quelque forme que ce soit, une quelconque « partie des griefs » comme devant être examinée sous l’angle de l’article 8. Nulle part dans tout l’arrêt. Au contraire, la Cour dit qu’elle « ne discerne aucun aspect particulier d’interaction ou de contacts entre individus qui pourrait rendre l’article 8 (...) applicable en l’espèce » (paragraphe 131 de l’arrêt). Elle rejette donc sa propre hypothèse concernant l’applicabilité de l’article 8.

Et pourtant, la majorité déclare irrecevable « le grief fondé sur l’article 8 ».

Il s’agit bien d’une jurisprudence bizarre.

39. Dans toute affaire, pendant les délibérations, différentes propositions peuvent être exprimées et rédigées. Certaines sont acceptées. Beaucoup ne le sont pas, et pour de bonnes raisons. Le secret du délibéré (et par extension de la rédaction du jugement) protège également la liberté des juges (de toute juridiction) d’exprimer quelque chose de peu judicieux, de malavisé, de ridicule, voire de fou, car les bonnes idées ne voient le jour que lorsque celles qui sont mauvaises sont rejetées. La rationalité ne l’emporte parfois sur l’irrationalité qu’après une longue réflexion. Ce qui importe, c’est qu’en fin de compte, la raison finisse par l’emporter. Quelles que soient les propositions qui peuvent être exprimées ou rédigées au cours des délibérations dans une affaire, le jugement définitif doit être exempt de toute bourde.

40. J’avoue que j’espérais sincèrement que ce point 3 du dispositif qui, j’en suis convaincu, est absolument incompréhensible (et injuste envers le requérant qui, comme cela apparaît de manière évidente, n’a jamais formulé le « grief » que la Cour a rejeté) ne figurerait finalement pas dans l’arrêt. Mais il y est. Je ne suis pas en mesure d’expliquer ce que signifie cette assertion selon laquelle la Cour est « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause », ni où cela pourrait la conduire.

Il est inconfortable d’écrire sur ces questions. Il n’est pas plus confortable d’y penser.

IV

41. Le produit durable de la présente affaire, c’est-à-dire la grande doctrine qui devrait s’appliquer à toutes les situations dans lesquelles une personne a perdu la vie ou subi des lésions très graves voire potentiellement mortelles à raison d’actes de négligence, ou a subi des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales, voire une atteinte sa vie privée ou familiale, à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent (comparer avec les paragraphes 8 et 30 ci-dessus), contient certaines conditions et réserves. Peu nombreuses, mais quelques‑unes tout de même. Pour l’essentiel, cette doctrine peut paraître habile, notamment dans sa partie portant sur les obligations positives (matérielles et procédurales) des États au titre de l’article 2 et, par conséquent, sur l’applicabilité de cette disposition (mais veuillez noter ma réserve au paragraphe 13 ci-dessus in fine).

42. La pierre d’achoppement est toutefois le volet procédural de l’article 3. Sur cette question, l’habileté apparente de la doctrine est obtenue au moyen d’un « ajustement » ingénieux, voire d’une suppression délibérée de certains éléments importants, notamment de la jurisprudence pertinente. Au paragraphe 10 ci-dessus, j’ai dit que la Cour s’en était « écartée » voire y avait « renoncé », et c’est exactement ce dont il s’agit ici.

Analysons cette partie plus en détail.

43. La majorité a récapitulé la jurisprudence de la Cour relative à l’article 3 de la manière suivante (j’abrège) :

a) L’article 3 exige que des mesures soient prises afin d’empêcher que les personnes ne soient soumises à de mauvais traitements, même « administrés » par des particuliers. Cette exigence implique une obligation procédurale n’exigeant pas nécessairement un recours de nature pénale. En revanche, dès lors qu’un individu affirme de manière « défendable » ou « crédible » avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, une enquête officielle effective de nature pénale doit être menée (paragraphe 115 de l’arrêt).

b) Pour être qualifié d’« inhumain ou dégradant », un traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, et « notamment » de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. D’autres éléments peuvent également être pris en considération, tels que le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, le contexte dans lequel le traitement a été infligé, et l’éventuelle situation de vulnérabilité de la victime (paragraphes 116 et 117 de l’arrêt).

c) L’absence d’une intention d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (paragraphe 117 de l’arrêt).

d) Soumettre une personne à un mauvais traitement qui atteint un tel seuil de gravité implique en général qu’on lui inflige des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de telles caractéristiques, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3. Il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (paragraphe 118 de l’arrêt).

e) L’article 3 est applicable à des cas de mauvais traitements volontaires administrés par des particuliers (viols, abus sexuels ou actes de violence, y compris violences familiales ou infliction de blessures au cours d’une bagarre), de nature à susciter des sentiments d’humiliation et d’avilissement chez la victime (paragraphe 119 de l’arrêt).

f) Dans deux affaires seulement (parce que la majorité a décidé que seules deux affaires méritaient d’être mentionnées, c’est-à-dire distinguées de nombreuses autres, paragraphe 56 ci-dessous), qui concernaient l’une un accident de la route et l’autre un accident du travail, mais où aucun acte intentionnel n’avait été commis par un particulier à l’égard de la victime, il a été jugé que la situation avait atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 en raison de la nature et du degré des lésions subies (paragraphe 120 de l’arrêt).

44. La majorité tire de cette récapitulation une conclusion générale selon laquelle « la démarche appropriée pour déterminer si les mauvais traitements subis par une personne ont atteint le seuil minimum de gravité demeure celle, décrite aux paragraphes 116-118 (...) même lorsque les traitements en question ont été administrés par des particuliers » car « cette approche implique de prendre en considération un ensemble de facteurs, dont chacun est susceptible de revêtir un poids significatif » et qui « supposent que le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel » (paragraphe 121 de l’arrêt ; italiques ajoutés).

45. Appliquant cette conclusion générale au cas d’espèce, la majorité conclut que « la partie des griefs du requérant tirée de la conduite de l’enquête est irrecevable, sous l’angle de l’article 3, pour incompatibilité ratione materiae (...) avec les dispositions de la Convention » (paragraphe 124 de l’arrêt), pour les motifs suivants :

a) conformément à l’approche confirmée au paragraphe 121 de l’arrêt (paragraphe 44 ci-dessus), « des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales subies par une personne à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent ne peuvent être considérées comme la conséquence d’un « traitement » auquel une personne aurait été « soumise » au sens de l’article 3 » (paragraphe 123 de l’arrêt ; italiques ajoutés) ;

b) « pareil traitement se caractérise essentiellement, quoique non exclusivement, par une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser l’individu, par un mépris ou un ravalement de sa dignité, par l’intention de faire naître en lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique », éléments dont aucun « n’est présent en l’espèce » (ibidem) ;

c) l’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention de « la partie des griefs du requérant tirée de la conduite de l’enquête (...) sous l’angle de l’article 3 » « résulte » de ce qui précède, même si « la gravité de la souffrance, physique ou mentale, provoquée par une mesure donnée est une considération qui a compté dans beaucoup des affaires où la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 3 » et même si « l’absence d’une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 » (paragraphes 122 et 123 de l’arrêt), et malgré la formule « quoique non exclusivement » explicitement mentionnée au paragraphe 123 (point b) ci-dessus).

46. En un tour de passe-passe, la possibilité que les « éléments » qui en réalité sont « présent[s] en l’espèce » puissent relever non pas de la règle mais de l’exception (selon laquelle l’absence d’intention n’exclut pas de façon définitive l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural), qui aurait permis l’application du volet procédural de l’article 3 (ce qu’elle a fait par le passé, comme nous le verrons aux paragraphes 57-68 ci-dessous), perd toute pertinence. L’arrêt mentionne cette exception à plusieurs reprises, notamment aux paragraphes 122 et 123 dont la majorité tire sa conclusion quant à l’inapplicabilité de l’article 3.

Et alors ? Désormais, cette exception n’est plus qu’une phrase vide de sens.

La règle assortie d’une exception a ainsi été transformée, d’un coup de baguette magique, en une règle rigide sans aucune exception, non seulement aux fins de la présente espèce mais aussi aux fins de toutes les affaires du même type.

47. La généralisation opérée par la majorité (paragraphe 44 ci-dessus) apparaît certes habile au premier coup d’œil.

Pourtant il manque quelque chose.

48. Tout d’abord, il convient d’observer que lorsqu’elle formule sa conclusion générale sans aucune réserve (paragraphe 44 ci-dessus), la majorité renvoie aux paragraphes 116-118 de son arrêt. À vrai dire, ces paragraphes ne concernent pas les mauvais traitements infligés à des personnes par d’(autres) particuliers, c’est-à-dire des actes privés, mais les mauvais traitements infligés à des personnes par les autorités, c’est-à-dire des actes publics. Il a déjà été observé que les deux termes de comparaison ne correspondent pas, puisqu’aucun des éléments de l’un ne correspond aux éléments de l’autre (paragraphe 11 ci-dessus). En réalité, ils auraient pu correspondre si l’on n’avait pas eu recours à un « affinage » de l’un des termes de comparaison (c’est-à-dire si les actes publics n’avaient pas été réduits aux seuls actes publics intentionnels) ou, si je peux poursuivre la métaphore de la comparaison entre mètres carrés et mètres linéaires (ibidem), si l’on n’avait pas prétendu que les mètres carrés, comme les mètres linéaires, ne possèdent pas une deuxième dimension. Mais ils en ont une.

49. C’est malheureusement ce qui a été prétendu dans la présente affaire. Les actes publics mentionnés ont été lus par la majorité, aux fins de la généralisation susmentionnée, comme s’il s’agissait uniquement d’actes intentionnels et qu’aucun d’eux n’était involontaire. La logique employée a consisté à affirmer que si un acte était involontaire, il ne pouvait pas atteindre le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 sous son volet procédural (« la démarche (...) pour déterminer si les mauvais traitements subis par une personne ont atteint le seuil minimum de gravité (...) décrite aux paragraphes 116-118 » ; paragraphe 44 ci-dessus ; italiques ajoutés). Donc si cette disposition était néanmoins appliquée, l’acte correspondant serait en quelque sorte (de quelle façon ?) assimilé à un acte intentionnel, même s’il ne l’était pas.

Loin des yeux, loin du cœur.

La majorité tire d’un cas particulier une conclusion générale (sans aucune exception) selon laquelle « le seuil minimum de gravité [tel que décrit] aux paragraphes 116-118 (...) implique de prendre en considération un ensemble de facteurs, dont chacun est susceptible de revêtir un poids significatif » et « [t]ous ces facteurs supposent que le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel » (paragraphe 121 de l’arrêt ; paragraphe 44 ci-dessus ; italiques ajoutés). Ce qui, disons-le sans détour, est une manière détournée de dire que dans tous les cas visés aux paragraphes 116 à 118, le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel.

En réalité, certains des actes (voire beaucoup d’entre eux) en cause dans les affaires mentionnées étaient des actes involontaires.

50. Malgré cela, la majorité opère une généralisation selon laquelle, étant donné que l’article 3 sous son volet procédural n’a été appliqué dans la jurisprudence de la Cour qu’à des actes publics (même si, comme nous l’avons mentionné aux paragraphes 57-68 ci-dessus, tel n’est pas le cas) qui, selon la majorité, étaient tous intentionnels (puisque, d’après elle et même si cela peut sembler paradoxal, les actes involontaires ne peuvent entraîner l’applicabilité de l’article 3 car ils n’atteignent pas le seuil de gravité en tant que critère déterminant : voir le paragraphe 49 ci-dessus et le paragraphe 69 ci-dessous, mais comparer avec le paragraphe 70 ci-dessous), le volet procédural de cette disposition est applicable aux actes privés dans les mêmes conditions : il doit s’agir d’actes intentionnels, et non pas d’actes de négligence. La légère réserve selon laquelle « l’absence d’une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 » (paragraphe 116 de l’arrêt) ou la formule « quoique non exclusivement » (paragraphe 123 de l’arrêt) n’y changent rien puisqu’elles sont immédiatement neutralisées par la conclusion selon laquelle « le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel » (paragraphe 121 de l’arrêt) qui aboutit au constat que « la partie des griefs du requérant tirée de la conduite de l’enquête est irrecevable, sous l’angle de l’article 3, pour incompatibilité ratione materiae (...) avec les dispositions de la Convention » (paragraphe 124 de l’arrêt ; paragraphes 45-46 ci-dessus et paragraphe 52 ci-dessous).

51. D’un point de vue méthodologique, le coût de cet « ajustement » est que les deux termes de comparaison choisis aux fins de cette grande doctrine (mais apparemment aussi pour rejeter le grief du présent requérant sous le volet procédural de l’article 3) ne correspondent tout simplement pas. Et ils ne correspondent pas précisément par ce que l’un des éléments (négligence) d’un des termes de comparaison (actes publics), qui de fait est présent dans la jurisprudence de la Cour citée par la majorité, est délibérément écarté, comme si les actes publics ne pouvaient pas, pour quelque raison inexpliquée – et inexplicable – être involontaires (paragraphes 45-46 et 48-50 ci-dessus). Par conséquent, tout ce qui dans cette jurisprudence concernait les actes de négligence publics a été rendu insignifiant, voire inexistant. Cela sape la validité de la comparaison opérée par la majorité, qui semblait à première vue habile.

52. Donner une apparence d’habileté à cette grande doctrine n’a ainsi pas que des coûts méthodologiques. Cela comporte dans une certaine mesure, qui n’est pas négligeable, la réinterprétation, voire une interprétation erronée, d’une partie de la jurisprudence de la Cour.

Par exemple, au paragraphe 116 de l’arrêt sont cités les arrêts Muršić c. Croatie ([GC], no 7334/13, 20 octobre 2016) et Paposhvili c. Belgique ([GC], no 41738/10, 13 décembre 2016). Dans l’arrêt Paposhvili, la Cour a dit « qu’il y aurait eu violation de l’article 3 (...) si le requérant avait été éloigné vers la Géorgie sans que les autorités belges eussent évalué, conformément à cette disposition, le risque encouru par lui à la lumière des données relatives à son état de santé et à l’existence de traitements adéquats en Géorgie » (point 1 du dispositif). On peut difficilement penser que les autorités belges, si elles avaient décidé d’éloigner le requérant vers la Géorgie – l’éloignement en lui-même étant indubitablement un acte intentionnel – sans évaluer les risques susmentionnés, auraient agi avec l’« intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser l’individu, par un mépris ou un ravalement de sa dignité, par l’intention de faire naître en lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique » (comparer avec les paragraphes 43 et 45 ci-dessus). En réalité, l’exposition du requérant à des risques dont il aurait été établi qu’ils n’avaient pas été évalués, risques qui auraient pu se concrétiser ou non, aurait été un cas de mauvais traitements, mais pas de mauvais traitements volontaires. Pour ce qui est de l’arrêt de principe sur les conditions de détention rendu dans l’affaire Muršić, il y est également question de mauvais traitements involontaires, comme dans la très grande majorité des affaires concernant les conditions de détention qui ont donné lieu à un constat de violation de l’article 3, en particulier sous son volet procédural.

Jusqu’à l’adoption du présent arrêt avec sa grande doctrine, des griefs tels que ceux soulevés dans les affaires Paposhvili ou Muršić (mais aussi dans un grand nombre d’autres affaires) devaient être examinés sous l’angle de l’article 3, notamment sous son volet procédural dès lors que les autorités ne s’étaient pas acquittées de leur obligation procédurale d’examiner correctement les allégations de mauvais traitements. La question de savoir si les mauvais traitements en question avaient été infligés volontairement ou involontairement n’était pas déterminante. Il en était ainsi et il ne fait guère de doute qu’il en sera toujours ainsi.

La méthode d’« affinage » du terme de comparaison des actes publics et la grande doctrine qui en découle ne permettent pas d’en tirer la moindre conclusion. Le rappel aux paragraphes 122 et 123 de l’arrêt (paragraphe 45 ci-dessus) selon lequel, pour tomber sous le coup du volet procédural de l’article 3, le traitement doit « se caractérise[r] essentiellement (...) par une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser l’individu, par un mépris ou un ravalement de sa dignité, par l’intention de faire naître en lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique », « quoique non exclusivement » (italiques ajoutés), ne semble avoir aucune importance, de même que le rappel selon lequel « l’absence d’une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 » (ibidem ; italiques ajoutés ; paragraphe 50 ci-dessus).

53. Grande doctrine ou non, dans les affaires où de graves lésions corporelles ou d’autres souffrances graves ont été involontairement infligées à des personnes par des actes publics, l’article 3 était et demeure applicable sous son volet procédural.

Toutefois (et pour résumer le premier élément manquant qui entache l’habileté apparente de la partie de la grande doctrine consacrée à l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural), l’arrêt n’explique nulle part pourquoi, désormais, l’article 3 est applicable aux actes publics involontaires, mais pas aux actes privés involontaires. Pourquoi et où la grande doctrine cache-t-elle les actes privés involontaires tels qu’ils ont été traités jusqu’à présent dans la jurisprudence de la Cour serait une question rhétorique. Le seul argument de la majorité qui semble pouvoir servir de réponse à cette question est que la grande doctrine ne dissimule absolument pas les actes privés involontaires car dans la jurisprudence de la Cour, l’article 3 se serait toujours appliqué uniquement aux actes publics intentionnels.

54. Mais tel n’a pas toujours été le cas.

Ce qui permet de réfléchir à ce qui est « approprié » et à ce qui ne l’est pas.

Par exemple, est-ce « approprié » de déduire de toutes les affaires citées aux paragraphes 116-118 de l’arrêt que « le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel » (paragraphe 121 de l’arrêt ; italiques ajoutés ; paragraphes 44, 49 et 50 ci‑dessus) ? En aucune manière une déduction aussi généralisée ne peut être tirée ni de ces paragraphes ni du reste de la jurisprudence citée dans l’arrêt, ni même de la relation entre ce qu’on entend normalement par « traitement » ou « être soumis » et ce qu’on entend normalement par « intention », cette interprétation n’ayant jamais dévié dans la jurisprudence de la Cour, et ayant encore moins été remise en cause (sur ce point, voir le paragraphe 63 ci-dessous).

Par conséquent, cette dernière conclusion n’est pas une déduction tirée de la jurisprudence de la Cour. Il s’agit d’une nouveauté. Toute tentative de démontrer qu’elle découlerait de la jurisprudence de la Cour est indéfendable.

55. Comme cela a été mentionné ci-dessus, la majorité a généralisé (au paragraphe 121 de l’arrêt ; paragraphe 44 ci-dessus) l’idée que la démarche adoptée dans les affaires concernant des mauvais traitements infligés à des individus par les autorités (citées aux paragraphes 116-118) « demeure [appropriée] même lorsque les traitements en question ont été administrés par des particuliers » (italiques ajoutés).

Mais comment une interprétation créée par la jurisprudence et issue de celle-ci concernant les mauvais traitements infligés à des individus par les autorités pourrait-elle par principe « demeurer » valable à l’égard des mauvais traitements administrés par d’(autres) particuliers ? Qu’est-ce qui pourrait « demeurer » ? Rien car ce qui n’existe pas ne peut pas « demeurer ». Le terme « demeure » sert de voile pour donner l’impression d’un raisonnement fort en masquant la jurisprudence existante, qui n’est toutefois pas aussi linéaire que la description qu’en donne la majorité.

Pareille impression serait totalement fausse. Ce qui, selon l’arrêt, « demeure » a en réalité été introduit – ici et maintenant.

Ce procédé aurait été approprié si la majorité avait dit qu’à partir de maintenant, la démarche adoptée dans les affaires concernant les mauvais traitements infligés à des personnes par les autorités doit également être adoptée dans les affaires qui à l’avenir concerneront un traitement administré à des personnes par d’(autres) particuliers.

56. Le fait, que nous avons évoqué ci-dessus, d’écarter les actes publics involontaires tels qu’ils sont traités dans la jurisprudence de la Cour permet à la majorité de conclure qu’aucun des éléments susmentionnés relatifs à l’intention n’est « présent en l’espèce » et que l’article 3 n’est donc pas applicable sous son volet procédural dans la présente affaire (paragraphes 45 et 46 ci-dessus). Appliquer cette disposition irait prétendument à l’encontre du courant apparemment dominant au sein de la jurisprudence de la Cour qui, comme la majorité a tenté de le montrer, aurait toujours été plutôt linéaire sur la question de l’intention ou de son absence. Afin de démontrer que la jurisprudence a toujours été linéaire sur cette question, une distinction est opérée entre la jurisprudence « appropriée » et celle qui est vraisemblablement « inappropriée » (paragraphes 10 et 11 ci‑dessus). Cette distinction a pour but de donner l’impression que l’article 3 a toujours été appliqué sous son volet procédural aux seules affaires concernant des mauvais traitements administrés intentionnellement à des personnes par qui que ce soit, et que les seules exceptions à cette pratique générale ont été les deux affaires indiquées au paragraphe 120 de l’arrêt, à savoir Kraulaidis c. Lituanie (no 76805/11, 8 novembre 2016) et Mažukna c. Lituanie (no 72092/12, 11 avril 2017). Grâce à une manœuvre extrêmement rare (du point de vue de la phraséologie employée), la Grande Chambre s’écarte des deux arrêts qui sont maintenant pratiquement qualifiés d’« inappropriés » (mais pas d’autres arrêts similaires, ou du moins pas explicitement).

57. L’astuce décrite ci-dessus qui consiste à considérer les actes publics involontaires comme insignifiants voire inexistants (« [t]ous ces facteurs supposent que le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel », paragraphes 44, 49 et 54 ci-dessus) n’est pas la seule méthode d’« ajustement » de la jurisprudence de la Cour aux besoins de la grande doctrine employée dans la présente affaire. Une autre consiste à écarter la jurisprudence lorsque l’article 3 sous son volet procédural a été appliqué à des actes de négligence privés.

58. Comme cela a été démontré, la référence aux paragraphes 116-118 est essentielle pour la généralisation opérée au paragraphe 121 de l’arrêt (paragraphes 44, 48 et 55 ci-dessus). En plus d’« affiner » l’un des termes de comparaison (actes publics) abordé aux paragraphes 116-118 (paragraphes 11 et 48 ci-dessus), la majorité omet ingénieusement de son récapitulatif de la jurisprudence de la Cour un paragraphe, à savoir le paragraphe 119. Celui-ci concerne les traitements administrés par des particuliers, même s’ils sont « volontaires ». Aux fins de la cristallisation des termes de comparaison qui seront ensuite utilisés comme fondations pour construire la généralisation complète indiquée ci-dessus, ce paragraphe ne semble pas pertinent.

Mais il ne devrait pas en être ainsi. Considérer le paragraphe en question comme non pertinent est une lacune dans la grande théorie en question, une lacune qui n’est pas admise mais plutôt déguisée.

59. Ce qui est même plus frappant, c’est que l’arrêt évite de mentionner – quelle manœuvre ! – que la jurisprudence de la Cour sur l’article 3 sous son volet procédural a également été appliquée dans des affaires concernant des actes privés involontaires. Cette jurisprudence existe et la passer sous silence soulève des questions.

60. Certains des arrêts pertinents à cet égard sont cités dans le présent arrêt, mais ils ne le sont pas là où la citation aurait été la plus pertinente. Pour n’en mentionner qu’un exemple parmi tant d’autres, l’arrêt adopté dans l’affaire Gorgiev c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine (no 26984/05, 19 avril 2012) est dûment cité au paragraphe 115 de l’arrêt (dans le contexte de considérations générales concernant l’obligation que l’article 3 fait peser ipso facto sur l’État de mener une enquête effective « dès lors que les faits pertinents viennent à la connaissance des autorités »). Cet arrêt n’est toutefois pas cité dans les paragraphes « clés » 116 à 118. C’est bien dommage. Cette affaire instructive concernait un détenu qui, alors qu’il purgeait une peine d’emprisonnement et qu’il était responsable du bétail de la ferme de la prison (sur ordre des autorités pénitentiaires), avait été blessé par un taureau non castré. Le requérant reprochait, entre autres, à l’administration carcérale de ne pas avoir protégé sa sécurité personnelle ou son intégrité physique et morale, alors qu’elle avait selon lui été alertée à propos de l’agressivité du taureau. Le Gouvernement arguait qu’aucune responsabilité n’était imputable à l’État, non seulement parce que le directeur de la prison n’avait pas été informé de l’agressivité du taureau (ce en quoi il contredisait la thèse du requérant) et qu’aucune information n’avait été livrée sur ce point, mais aussi parce que le comportement de l’animal était imprévisible et qu’on ne pouvait faire peser sur les autorités le fardeau insupportable de prévenir la concrétisation de tout risque présumé. Tout cela concernait bien entendu le volet matériel de l’article 3 et aucune violation n’a été constatée à cet égard. Mais le requérant invoquait également le volet procédural de l’article 3. Il soutenait qu’ayant rejeté les actions qu’il avait introduites, les juridictions nationales n’avaient pu établir si l’État avait pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que le dommage ne se produisît. Relativement à ce grief, la Cour a conclu à la violation de l’article 3 à raison du manquement de l’État à son obligation de mener « une enquête officielle effective » sur les allégations du requérant. Elle a notamment dit que si « l’action civile [introduite par le requérant] contre l’État et la prison afin d’obtenir réparation du préjudice moral qu’il disait lui avoir été causé du fait des blessures qui lui avaient été infligées par le taureau (...) était en principe de nature à offrir un cadre permettant d’établir les faits et d’imputer la responsabilité d’actes ou omissions ayant porté atteinte aux droits du requérant découlant de l’article 3 (...) [l]a procédure d’indemnisation (...) s’est conclue sans qu’aucune décision ne soit prise au fond en ce que les juridictions internes ont constaté que l’État et la prison n’étaient pas les propriétaires du taureau et n’avaient donc pas la capacité requise pour y défendre » (§ 63).

Dans l’affaire Gorgiev, les « actes » à l’origine des lésions corporelles subies par le requérant étaient clairement des actes de négligence imputés à une personne privée – une unité économique qui agissait en tant qu’entité juridique distincte au sein de la prison et qui était propriétaire du taureau. Le fait que le requérant ait été détenu à l’époque des faits, et qu’il se trouvait donc sous la garde et la responsabilité des autorités, n’a pas été déterminant aux fins de l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural : la Cour a explicitement déclaré que ce fait ne rendait l’obligation d’enquêter pesant sur l’État que « plus apparente » (§ 64 ; italiques ajoutés).

Afin d’éliminer toute spéculation quant au fait que l’unité économique propriétaire du taureau aurait pu être considérée comme « un agent de l’État » et que cette qualité aurait pu entraîner l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural, la Cour n’a pas souscrit à cette thèse. Au contraire, elle a relevé que l’obligation positive qui impose aux « autorités nationales de conduire une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les faits et de mener à l’identification et à la punition des éventuels responsables (...) ne saurait en principe être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État ».

61. Tout comme les arrêts Muršić et Paposhvili (tous deux précités) concernant des actes publics involontaires, l’arrêt Gorgiev (précité) n’étaye pas la conclusion de la majorité selon laquelle l’article 3 sous son volet procédural a toujours été uniquement appliqué dans des affaires concernant des actes intentionnels, puisque dans l’affaire Gorgiev, l’acte en cause était involontaire et commis par une personne privée.

62. L’arrêt Gorgiev (précité) n’étaye pas non plus la conclusion de la majorité selon laquelle « des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales subies par une personne à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent ne peuvent être considérées comme la conséquence d’un « traitement » auquel une personne aurait été « soumise » au sens de l’article 3 » (paragraphe 123 de l’arrêt ; paragraphe 44 ci-dessus). Pour reprendre la terminologie du présent arrêt, les blessures subies par M. Gorgiev ont été « le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent » – le malheureux « hasard » d’une « interaction » ou d’un « contact » entre le requérant et un taureau (et non pas entre individus) (comparer avec le paragraphe 38 ci-dessus) et le comportement négligent de l’unité économique qui était propriétaire du taureau mais n’avait pas pris les précautions nécessaires et raisonnables. Si le comportement négligent d’une unité économique propriétaire d’un taureau, laquelle n’a sans doute eu connaissance de l’existence du requérant qu’au moment de l’accident, a pu être considéré comme un « traitement » auquel cette personne a été « soumise », pourquoi les actes d’une personne impliquée dans un accident de la route ne pourraient pas être considérés comme tel ? Si, selon le raisonnement de la majorité dans la présente affaire, le comportement négligent examiné dans l’affaire Gorgiev n’était pas un « traitement » au sens de l’article 3, de quoi s’agissait-il alors ? Et si le requérant n’a pas été « soumis » au sens de l’article 3 à ce que ce comportement était – quoi qu’il ait pu être sans être un « traitement » – comment a-t-il pu être reconnu victime de ce comportement non qualifiable ?

63. Le dictionnaire Oxford en ligne (mais aussi, semble-t-il, bien d’autres dictionnaires anglais) définit le nom « traitement » (dans son acception pertinente en l’espèce) comme « la manière dont une personne se comporte envers une autre personne ou une chose, ou traite cette personne ou cette chose » et le verbe « soumettre » comme « faire subir à quelqu’un ou à quelque chose ou contraindre quelqu’un ou quelque chose à subir (une expérience ou une forme particulière de traitement, généralement indésirable ou désagréable) ». Dans ces définitions, aucune distinction n’est établie entre une intention et l’absence d’intention qui pourrait permettre de dire – comme le fait la majorité – qu’un « traitement », c’est-à-dire un comportement, ne peut qu’être intentionnel, ou qu’on ne peut être « soumis » qu’à une expérience provoquée par un acte volontaire.

En théorie, les rédacteurs de la Convention auraient pu délibérément décider d’attribuer aux termes employés dans l’article 3 un sens nouveau, quand bien même ils avaient déjà une signification universellement acceptée et incontestée, telle que définie dans les dictionnaires. Mais il n’y a malheureusement aucune trace indiquant que les rédacteurs l’ont fait pour ce qui est des termes « traitement » et « soumettre » tels qu’ils sont employés dans cette disposition.

Il aurait été utile que la majorité étaye au moins dans une certaine mesure son approche la plus innovante du « véritable » sens à attribuer aux termes « traitement » et « soumettre » tels qu’ils sont employés dans l’article 3, car ce « véritable » sens apparaît maintenant en contradiction avec le sens universellement accepté de ces termes, qui était également jusqu’à présent admis dans le langage de la Cour. Si, comme cela a souvent été souligné par la Cour dans sa jurisprudence, certaines notions utilisées par la Convention ont une signification autonome (position à laquelle je ne peux sur le principe que souscrire), où faut-il placer les limites de cette autonomie ? La Cour peut-elle les placer aussi loin qu’elle le souhaite ? Certains principes doivent-ils être respectés, en particulier lorsque le sens prétendument autonome d’un terme n’est découvert qu’après des décennies d’une interprétation usuelle qui correspond parfaitement au sens universellement accepté de ce terme tel qu’il est défini dans les dictionnaires ? Quel peut être l’intérêt de passer de la clarté admise de termes juridiques à une imprécision qui risque de créer un clivage entre le langage juridique et le langage de la rue, alors même qu’autrefois régnait l’harmonie ?

64. L’ingénuité des tentatives de la majorité pour prouver que la jurisprudence de la Cour a toujours été linéaire dans le sens que l’article 3 sous son volet procédural n’aurait jamais été appliqué dans des affaires concernant des actes privés involontaires, à l’exception des deux « moutons noirs » Kraulaidis et Mažukna (arrêts tous deux précités), ne se limite pas à supprimer des arrêts tels que Gorgiev (précité). La présentation des deux affaires dépeintes comme allant à l’encontre du courant apparemment (ou plutôt prétendument) majoritaire est également erronée.

65. L’affaire Kraulaidis (arrêt précité), comme la présente affaire, concernait un accident de la route. Dans cet arrêt, cinq juges (dont moi‑même) ont exprimé dans leurs opinions concordantes leur ambivalence concernant l’évolution de la jurisprudence de la Cour relativement aux lésions corporelles infligées par négligence à la victime alléguée par d’(autres) particuliers, évolution qui risquait de se traduire par une « dérive vers la banalisation des droits découlant de l’article 3 » (comparer avec le paragraphe 81 ci-dessous). L’affaire Mažukna (arrêt précité) concernait un accident du travail et suivait les traces de l’arrêt Kraulaidis, lequel s’appuyait en partie sur l’arrêt O’Keeffe c. Irlande ([GC], no 35810/09, CEDH 2014 (extraits)), qui concernait, on le sait, un acte intentionnel commis par un particulier, mais surtout et très directement sur l’arrêt Muta c. Ukraine (no 37246/06, 31 juillet 2012).

Contrairement à l’impression que la majorité tente de donner, le mouvement vers une interprétation plus large de l’article 3 n’a donc pas commencé en 2016 et en 2017 respectivement, avec les arrêts Kraulaidis ou Mažukna auxquels la majorité a limité son analyse. Il s’est agi d’un processus graduel, dont l’une des étapes a été l’arrêt Gorgiev (précité) en 2012, suivi quelques mois plus tard par l’arrêt Muta. De ces deux arrêts (qui ne sont pas les seuls où l’article 3 sous son volet procédural a été appliqué à des actes privés involontaires), l’arrêt Muta mérite toutefois une attention particulière, en raison du fait qu’il a directement servi de fondement à l’arrêt Kraulaidis.

66. Il est intéressant d’observer (avec suspicion) que l’arrêt Muta est cité dans le présent arrêt mais, comme l’arrêt Gorgiev (tous deux précités), il ne l’est pas là où il aurait été le plus pertinent (l’arrêt O’Keeffe, précité, n’est pas du tout mentionné). Dans tout le présent arrêt, l’arrêt Muta n’est cité qu’une fois, mais même cette référence est retorse. Elle se trouve (parmi d’autres) au paragraphe 119, que la majorité a omis de mentionner dans la référence à la jurisprudence sur laquelle elle a fondé la généralisation dont nous avons parlé ci-dessus (paragraphe 58 ci-dessus), mais pas au paragraphe 120 où elle aurait dû se trouver et où les deux affaires maintenant disqualifiées, les affaires Kraulaidis et Mažukna (arrêts précités), qui ont directement suivi l’arrêt Muta, sont citées. C’est pourtant le paragraphe 120, et non pas le paragraphe 119, qui traite des blessures infligées par négligence à une personne par d’(autres) particuliers, alors que l’article 119 est censé traiter des mauvais traitements « volontairement » infligés par des particuliers.

Pourtant, l’arrêt Muta ne concernait pas un acte privé « volontaire ». Il portait sur un acte de négligence privé !

67. Dans l’affaire Muta (arrêt précité), il s’agissait de jets de pierres entre enfants. La volonté de l’auteur d’infliger des lésions corporelles à la victime n’avait pas été établie (§ 64). La Cour a observé qu’« à la suite d’actes de violence commis par un particulier (...) le requérant a subi des lésions corporelles graves, il a perdu la vue d’un œil et il est devenu invalide ». Par conséquent, « le traitement auquel il a été soumis a atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 » (§ 58). Le critère qui a entraîné l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural était « la nature et le degré des blessures subies », c’est-à-dire leur niveau de gravité. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 du fait de la durée excessive de la procédure pénale à laquelle le jeu de la prescription avait finalement mis un terme (comme cela a également été le cas dans les affaires Kraulaidis et Mažukna, arrêts précités). Dans l’affaire Muta, la Cour n’a pas examiné le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6, jugeant l’examen sous l’angle de l’article 3 suffisant.

68. En résumé, dans le présent arrêt, la présentation de l’affaire Muta n’est pas seulement lacunaire (voire absente), elle est erronée.

69. Il convient de souligner un autre point qui concerne également la méthodologie sur laquelle la grande doctrine de la majorité est construite.

Au paragraphe 121 de l’arrêt, où la démarche dite « appropriée » est approuvée, il est dit que, « [a]insi qu’il ressort des passages en question [c’est-à-dire les paragraphes 116-118], cette approche implique de prendre en considération un ensemble de facteurs, dont chacun est susceptible de revêtir un poids significatif » (italiques ajoutés). Il apparaît que cet « ensemble de facteurs » se résume à une série d’outils qui aident à déterminer si le critère qui entraîne l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural, à savoir le seuil minimum de gravité qui « implique en général qu’on [inflige au requérant] des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales » (paragraphe 118 de l’arrêt), est rempli. Rien de nouveau en cela. Ce critère, qui est exposé dans lesdits « passages » qui traitent des mauvais traitements infligés à des personnes par les autorités et non pas par d’(autres) particuliers, est le même que celui portant sur « la nature et le degré des lésions subies », si critiqué au paragraphe 120 concernant les mauvais traitements involontairement administrés à des particuliers par d’(autres) particuliers.

La grande doctrine telle qu’elle est exposée dans le présent arrêt critique les arrêts Kraulaidis et Mažukna (et aurait certainement critiqué également les arrêts Gorgiev et Muta, tous précités, si l’analyse de ces deux affaires n’avait pas été totalement omise), car dans ces affaires, le seuil de gravité n’avait été atteint qu’au vu de la nature et du degré des lésions subies : « la motivation de ces deux arrêts (...) place l’accent uniquement sur la nature et le degré des lésions subies » (paragraphe 120 de l’arrêt). Il ressort de cette critique que la nature et le degré des lésions subies ne suffisent pas pour entraîner l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural, en ce que ce seul facteur ne signifierait pas que le seuil de gravité requis est atteint. Il s’ensuit que pour pouvoir entraîner l’applicabilité de l’article 3, ledit facteur (« la nature et le degré des lésions subies ») doit être complété par d’autres facteurs, quels qu’ils puissent être.

Le mot clé est « complété ».

70. Quels sont alors les autres facteurs qui, selon la majorité, constituent un « ensemble » et qui doivent vraisemblablement être pris en considération pour compléter la nature et le degré des lésions subies, de sorte que le seuil de gravité requis soit atteint ?

Il s’agit de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (« parfois »), ainsi que du but dans lequel le traitement a été infligé et de l’intention ou de la motivation qui l’ont inspiré, du contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère empreinte de vives tensions ou d’une forte charge émotionnelle, et de l’éventuelle situation de vulnérabilité de la victime (paragraphes 116-117 de l’arrêt).

Dans le même temps, il est indiqué que même en l’absence de « vives souffrances physiques ou mentales » le traitement en cause peut tomber sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (paragraphe 118 de l’arrêt) et que « la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive qu’il puisse être interdit par l’article 3 » (paragraphe 117 de l’arrêt).

Ce qui signifie que les « autres » facteurs énumérés ci-dessus, qui forment un « ensemble », ne sont pas complémentaires mais alternatifs par rapport à la nature et au degré des lésions subies (et entre eux).

L’incohérence de la méthode appliquée ici (ou au moins de son expression verbale) est ainsi plus qu’évidente.

71. Quoi qu’il en soit, lorsqu’un critère différent, ou une norme divergente, est appliqué (à quoi que ce soit), il doit être justifiable – et justifié. Garder le silence et prétendre qu’aucune question gênante ne se pose n’empêche pas qu’il s’en pose. Appliquer une norme divergente injustifiée revient à appliquer ce qu’on appelle communément deux poids et deux mesures – avec toutes les connotations négatives qui entourent cette expression.

En l’espèce, la question est de savoir pourquoi la nature et le degré des lésions subies (dans certains arrêts, le terme employé est « endurées ») a été jugé un facteur suffisant pour satisfaire au critère du seuil de gravité et entraîner ainsi l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural dans de si nombreuses affaires qui concernaient des actes involontaires d’autorités publiques, mais ne serait pas acceptable dans les affaires portant sur des actes involontaires de particuliers ?

Voir, par exemple (parmi beaucoup d’autres), Esmukhambetov et autres c. Russie (no 23445/03, §§ 190-191, 29 mars 2011, concernant une attaque aérienne contre un village), R.R. c. Pologne (no 27617/04, §§ 159-162, CEDH 2011 (extraits), concernant l’impossibilité de faire pratiquer des tests génétiques prénataux), P. et S. c. Pologne (no 57375/08, §§ 167-169, 30 octobre 2012, concernant l’absence de protection de la requérante par les autorités contre le harcèlement d’activistes anti-avortement), Grimailovs c. Lettonie (no 6087/03, § 162, 25 juin 2013, concernant un détenu handicapé). Et ainsi de suite.

La grande doctrine n’apporte aucune réponse à la question ci-dessus. En réalité, elle n’admet même pas que cette question se pose.

72. Mais ce n’est pas tout. La grande doctrine, telle qu’élaborée dans le présent arrêt, n’est pas seulement silencieuse sur ces questions, elle fait taire la jurisprudence existante.

73. Les trois problèmes que nous venons d’aborder – l’« ajustement » ingénieux du terme de comparaison des actes publics choisi par la majorité, la présentation lacunaire ou erronée de la jurisprudence de la Cour dans laquelle l’article 3 a été appliquée aux mauvais traitements infligés à des particuliers par d’(autres) particuliers, et l’application incohérente du critère du seuil de gravité aux actes publics et privés – entachent la crédibilité de la grande doctrine exposée dans le présent arrêt.

V

74. Dans le chapitre précédent, j’ai montré le caractère indéfendable de la méthodologie employée par la majorité pour justifier sa doctrine et, en particulier, la généralisation à laquelle elle se livre sans aucune réserve pour affirmer que l’article 3 sous son volet procédural ne serait jamais applicable aux situations concernant des lésions corporelles ou d’autres souffrances infligées par négligence à des personnes par d’(autres) particuliers. On peut toutefois se demander si une conclusion aussi radicale pourrait être tirée en se fondant sur une méthodologie aussi impeccable soit-elle.

75. Du point de vue de la doctrine relative à l’applicabilité de l’article 2 (sous ses deux volets) telle qu’elle est énoncée dans le présent arrêt, l’article 2 aurait pu être appliqué dans des affaires telles que Muta, Kraulaidis ou Mažukna (arrêts précités) – même si on pourrait émettre des réserves sur ce point, ce dont je ne me prive pas. Cette doctrine signifierait que les griefs respectifs formulés par les requérants dans ces affaires auraient dû être examinés sous le volet procédural de ladite disposition. Alors que le sentiment d’ambivalence concernant l’évolution de la jurisprudence de la Cour en cas de lésions corporelles infligées par négligence à une victime alléguée par des particuliers s’exacerbait (au fil du temps) parmi certains juges de la Cour, comme en témoignent les opinions séparées jointes à l’arrêt Kraulaidis (précité), certaines requêtes de ce type, qui avaient déjà été communiquées aux gouvernements défendeurs au titre de l’article 3, ont l’objet d’une nouvelle communication soit au titre de l’article 8, soit au titre de l’article 2 (plus pertinent dans le cas d’espèce), ce qui laissait entendre qu’une requalification formelle des griefs concernés était possible. Un exemple significatif (un jalon pour cette période de réflexion critique) en est l’arrêt Kotelnikov c. Russie (no 45104/05, 12 juillet 2016).

76. Dans l’affaire Kotelnikov (arrêt précité), le requérant avait été blessé au cours d’un accident de la route. La requête avait été introduite devant la Cour en 2005, elle avait été communiquée en 2011 au Gouvernement au titre de l’article 3, mais en mars 2015 elle avait été à nouveau communiquée au titre des articles 2 et 8. En 2016, la Cour a conclu à la violation de l’article 2 sous son volet procédural. Le gouvernement défendeur avait argué que l’affaire devait être examinée sur le terrain de l’article 3 car le requérant n’était pas décédé, mais la Cour, se référant aux arrêts qu’elle avait rendus dans les affaires Igor Shevchenko c. Ukraine (no 22737/04, 12 janvier 2012, dans laquelle le requérant avait été renversé par une voiture) et Krivova c. Ukraine (no 25732/05, 9 novembre 2010, dans laquelle la fille mineure de la requérante avait été accidentellement blessée par d’autres élèves lors d’une bousculade dans un cinéma), a rejeté cette thèse.

77. S’il est évident que l’affaire Kraulaidis (arrêt précité) ne pouvait faire l’objet d’une nouvelle communication sous le volet matériel de l’article 2, pourquoi n’a-t-elle pas au moins été re-communiquée sous le volet procédural de cette disposition ?

Plusieurs aspects décisifs de l’affaire Kraulaidis la distinguaient de l’affaire Kotelnikov et des arrêts sur lesquels la Cour s’était appuyée dans cette dernière affaire (arrêts précités). M. Kotelnikov avait invoqué l’article 2 sous ses volets procédural et matériel et il avait allégué que l’accident de la route dans lequel il avait été blessé avait été une tentative délibérée de le tuer ou de le blesser grièvement (volet matériel), mais aussi que l’enquête avait été entachée de diverses défaillances, notamment que le procureur, au lieu de chercher à obtenir une condamnation, avait pris la défense de l’auteur présumé des faits et que le juge avait tout fait pour protéger le défendeur (volet procédural ; sur ce point, voir la dernière partie de ce paragraphe). Mme Krivova et M. Shevchenko avaient également invoqué l’article 2. Par ailleurs, dans l’affaire Igor Shevchenko, le gouvernement défendeur avait argué que l’article 2 était inapplicable ratione materiae, thèse que le requérant avait combattue, alléguant que les blessures graves qu’il avait subies (coma et paralysie complète) rendaient cette disposition applicable. Au contraire, M. Kraulaidis n’avait pas invoqué l’article 2 et n’avait pas avancé que sa vie avait été mise en danger.

Pour ce qui est de la mise en danger de la vie des requérants, M. Kotelnikov avait dû subir plusieurs opérations de neurochirurgie, il avait commencé à souffrir de crises d’épilepsie répétées, développé des kystes au cerveau, enduré des périodes d’invalidité totale et perdu toute aptitude au travail. Les juridictions internes avaient conclu qu’il avait subi des blessures potentiellement mortelles. La fille mineure de Mme Krivova était restée dans le coma pendant deux mois, elle souffrait d’une invalidité permanente et avait été frappée d’incapacité juridique. M. Shevchenko avait été blessé à la tête, il avait souffert d’un hématome médullaire et de nombreuses autres lésions. Il était demeuré dans le coma pendant trois ans, il était resté complètement paralysé et avait été frappé d’incapacité juridique. En revanche, bien qu’il eût perdu l’usage de ses jambes et fût devenu invalide, M. Kraulaidis n’avait jamais été considéré par les médecins qui l’avaient examiné comme souffrant de blessures potentiellement mortelles et il n’avait jamais argué, devant les juridictions internes ou devant la Cour, que tel avait été le cas. Il avait par ailleurs conservé toutes ses facultés mentales et sa capacité juridique, ainsi qu’une certaine aptitude au travail et la faculté de prendre soin de lui-même.

De surcroît, dans les affaires Kotelnikov et Krivova, les responsables de l’accident avaient des liens officiels avec les autorités publiques. M. Kotelnikov avait été renversé par une voiture conduite par un policier. Même si celui-ci avait agi hors du cadre de ses fonctions, il avait par la suite été allégué que ses liens avec la police avaient constitué la cause principale de l’ineffectivité de l’enquête. La fille de Mme Krivova avait été blessée pendant une visite dans un cinéma qui appartenait à une entreprise municipale. Si l’accident avait été causé directement par d’autres élèves, les juridictions internes avaient jugé la direction du cinéma coupable de négligence et d’abus d’autorité en ce qu’elle avait manqué à son obligation de contrôler les élèves et de prévenir l’accident. Dans l’affaire Kotelnikov, le conducteur de la voiture responsable de l’accident avait aussi été fortement soupçonné d’avoir renversé volontairement le requérant en raison d’un conflit qui les avait opposés quelques temps avant. Même si les juridictions internes n’avaient pas qualifié ses actes d’intentionnels, elles avaient néanmoins observé que le conducteur aurait eu la possibilité d’éviter la collision mais qu’il ne l’avait pas fait. Contrairement à toutes ces situations, M. Kraulaidis avait été renversé par une voiture conduite par une personne qui n’avait aucun lien officiel avec les autorités publiques et dont rien n’indiquait qu’elle eût été soupçonnée d’avoir agi délibérément ou que les juridictions internes fussent parvenues à pareille conclusion.

78. On peut considérer que la présente affaire, qui porte sur un accident de la route, est bien plus proche de l’affaire Kotelnikov que de l’affaire Kraulaidis (arrêts précités). Même si, comme je l’ai déjà mentionné (paragraphes 4 et 14 ci‑dessus), j’aurais préféré que l’article 3 sous son volet procédural eût été appliqué au présent cas d’espèce, plutôt que l’article 2, au vu de la doctrine concernant l’applicabilité de l’article 2 telle qu’exposée en l’espèce, et compte tenu de l’importance qu’elle donne au risque réel pour la vie du requérant, l’examen de la présente affaire (comme par exemple de l’affaire Kotelnikov) sous l’angle de l’article 2 n’est pas totalement inacceptable. Tout dépend de l’endroit où on place la limite entre les obligations procédurales positives de l’État au titre de l’article 2 et celles au titre de l’article 3.

79. La doctrine relative à l’applicabilité de l’article 2 n’est toutefois pas la seule à indiquer des lignes directrices pour l’examen de futures affaires, celle concernant l’applicabilité de l’article 3 sous son volet procédural le fait aussi. Selon cette dernière, comme nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, les affaires concernant des lésions corporelles ou d’autres souffrances infligées par négligence à des personnes par d’(autres) particuliers ne peuvent examinées sous l’angle de l’article 3 car désormais, pareils griefs sont considérés comme étant incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

80. Ma question est la suivante : de quel article relèvent pareilles affaires ?

De l’article 2 ? Sûrement pas toutes car, évidemment, toute lésion corporelle n’est pas potentiellement mortelle. S’il faut mettre un terme à la « dérive vers la banalisation des droits découlant de l’article 3 » (paragraphe 65 ci-dessus ; comparer avec le paragraphe 81 ci-dessous), ce ne serait pas une bonne idée d’entamer une dérive vers la banalisation des droits découlant de l’article 2.

De l’article 8 ? Pas toutes non plus. L’article 8 a déjà été largement banalisé par des arrêts tels que celui adopté dans l’affaire Erményi c. Hongrie (no 22254/14, 22 novembre 2016). Il a fallu à la Cour des efforts (et du temps) pour mettre un terme à cette tendance (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, 25 septembre 2018) et un nouveau saut dans cette direction serait discutable.

De l’article 13 ? Plus maintenant, parce que cet article, contrairement au chat de Kipling, ne va pas « son chemin tout seul ». Selon le présent arrêt, dans les affaires appartenant à la catégorie dont nous parlons, l’article 3 ne peut plus être son compagnon. Retour à la case départ.

Le seul qui puisse nous permettre de quitter la case départ serait l’article 6, en particulier son § 1. Mais que se passera-t-il si l’enquête pénale dure si longtemps que l’affaire n’arrive jamais devant un tribunal ou si, lorsqu’elle parvient devant le tribunal, celui-ci s’acquitte impeccablement de ses obligations en soulignant tous les défauts de l’enquête pénale et en renvoyant l’affaire aux autorités d’enquête devant lesquelles l’affaire finit par être prescrite ?

On pourrait peut-être admettre, étant donné notamment qu’il a été jugé que l’article 3 ne pouvait plus être appliqué aux situations ici en question, que l’article 6 § 1 pourrait dans ce cas être applicable sur le terrain de l’accès à un tribunal. Tel a en effet été le cas dans de nombreuses affaires (voir, par exemple, Dragomir c. Roumanie [comité], no 43045/08, 14 juin 2016). Mais on peut toujours se demander ce qu’il se passera s’il y a eu accès à un tribunal, si le délai raisonnable a été respecté, si les droits procéduraux de la victime ont été garantis, mais si dans son ensemble, le procès n’a été ni minutieux ni effectif, si certains stades procéduraux importants ont été omis et si l’enquête a finalement abouti à la prescription de l’action. Pareil procès tomberait-il sous le coup de la notion d’« accès à un tribunal » aux fins de l’applicabilité de l’article 6 § 1 ? Cette dernière notion pourrait-elle être interprétée de manière extensive comme englobant celle d’« accès à une enquête effective » ?

Dans les affaires Muta, Kraulaidis ou Mažukna (arrêts précités), il a été jugé que non. Mais maintenant, pourquoi pas ?

Si les critères pour apprécier la conformité de l’enquête avec les exigences de l’article 6 § 1 étaient les mêmes que ceux appliqués en l’espèce, je crains toutefois que les requérants dans ces affaires auraient perdu à Strasbourg, comme M. Tănase dans la présente affaire. Ce qui m’amène à mon dernier point de désaccord avec la majorité.

Mais avant d’y venir, je dois faire un autre commentaire.

81. Chaque bâton a deux extrémités. Je répète ce que j’ai écrit dans mon opinion séparée jointe à l’arrêt Kraulaidis (précité) :

« (...) si aucun de ces articles [c’est-à-dire les articles 3 et 6 § 1] n’avait été interprété de manière extensive, cela signifierait qu’il existe une lacune dans la Convention qui permettrait, dans certaines circonstances, qu’un conflit ou un litige entre parties privées (notamment en matière de négligence, mais peut-être pas seulement) fasse l’objet d’une enquête délibérément inefficace, voire d’aucune enquête, et soit par ailleurs exclu du champ d’examen de la Cour. Cela reviendrait à admettre que la Convention comporte une telle lacune (...)

Cependant, lorsque nous examinons la Convention dans son ensemble, et pas seulement l’article 3, (...) sommes-nous sûrs qu’elle était destinée à combler cette lacune particulière ? Dans l’affirmative, qui en bénéficierait et qui en serait perdant ?

La prétendue banalisation de l’article 3 pourrait être le moindre mal possible. »

82. Cette observation est désormais dépassée. La « dérive vers la banalisation des droits découlant de l’article 3 » (paragraphe 65 ci-dessus ; comparer avec l’article 81 ci-dessus) a été interrompue. L’« infamie spéciale » qui s’attache à l’article 3 a été restaurée et renforcée.

VI

83. La majorité n’a été convaincue par aucun des griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 1. Elle a conclu à la non-violation de cette disposition. Je ne consacrerai que quelques lignes à cette question.

84. Le premier desdits griefs concernait le droit d’accès à un tribunal. Le requérant soutenait qu’à raison de l’issue définitive de la procédure pénale, que les autorités n’avaient selon lui pas conduite correctement, sa constitution de partie civile n’avait pas été examinée. La majorité, inspirée par les observations du Gouvernement, considère qu’au moment où le requérant s’est constitué partie civile dans la procédure pénale, il aurait pu en lieu et place saisir les juridictions civiles d’une action distincte contre les deux personnes qu’il avait mises en cause dans le cadre de la procédure pénale, que même si cette action civile aurait pu être suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, rien dans les éléments produits par les parties n’indiquait que le requérant n’aurait pu obtenir, au terme de la procédure pénale, une décision sur le fond de ses prétentions civiles, et qu’une fois qu’on lui avait notifié les décisions définitives des juridictions pénales confirmant la décision du parquet d’abandonner les poursuites pénales dirigées contre les deux personnes en question, rien n’empêchait le requérant de saisir la juridiction civile d’une action distincte contre celles-ci, que le requérant « aurait pu plaider que l’écoulement du délai de prescription de l’action civile était suspendu pendant une procédure pénale avec constitution de partie civile » et qu’une telle action « n’était donc pas nécessairement vouée à l’échec ». La majorité se dit convaincue que ces considérations prouvent que le requérant ne s’est pas vu privé de l’accès à un tribunal pour faire statuer sur ses droits de caractère civil (paragraphes 199-201).

85. À mon avis, il n’y a là rien de bien convaincant. Au contraire, cette conviction revient pour la Cour à prendre parti en faveur d’une partie, l’État défendeur, qui est exonéré de toute responsabilité pour le manque de diligence qu’il a montré dans la conduite de la procédure pénale, lequel a abouti à la prescription de celle-ci et a eu pour conséquence le non-examen de l’action civile jointe à ladite procédure, tandis que l’autre partie, le requérant, aurait dû rester vigilant et engager une action distincte devant la juridiction civile dès qu’il aurait eu connaissance de la décision définitive de la juridiction pénale de confirmer la décision du parquet d’abandonner les poursuites pénales. En d’autres termes, le requérant aurait dû exercer non pas une mais deux des voies de recours existantes (qui poursuivaient toutes deux le même but), l’exercice de la seconde n’étant imposé que par le fait que les autorités avaient fait obstacle à la première.

86. Pour ce qui est du deuxième grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 1, qui concernait la durée de la procédure, la majorité affirme que « [m]ême si les autorités peuvent être tenues pour responsables de certaines défaillances procédurales qui ont entraîné des retards dans la procédure (...), compte tenu de la complexité de l’affaire et du fait qu’elles sont restées actives tout au long de la procédure, (...) dans les circonstances particulières de l’espèce, on ne peut pas dire qu’elles aient manqué à leur obligation d’examiner l’affaire avec célérité ». Pour la majorité, la procédure dans son ensemble a répondu à « l’exigence de délai raisonnable » (paragraphes 213 et 214).

87. Le lecteur pourrait se demander si les « défaillances procédurales qui ont entraîné des retards dans la procédure », auxquelles la majorité se réfère, ont vraiment été compensées par le fait que les autorités « sont restées actives tout au long de la procédure ». Cette question est d’autant plus pertinente que la liste des cinq « défaillances procédurales » énumérée par la Cour n’est pas vraiment courte : cinq vices devraient être un nombre trop élevé pour considérer que dans son ensemble la procédure a été satisfaisante. Les cinq paragraphes cités par la majorité et dans lesquels les « défaillances procédurales » critiquées ci-dessus sont décrites sont les paragraphes 29, 39 et 50-52. La liste est sélective en ce que certains paragraphes pertinents ont été omis, notamment les paragraphes 31, 40, 41, 42, 54 et 55, pour n’en citer que certains.

88. Je ne rentrerai pas dans des détails trop concrets. Certaines des circonstances pertinentes sont évoquées dans les opinions séparées d’autres juges qui sont en désaccord sur ce point particulier.

À simple titre d’exemple, laissez-moi vous rappeler que le 21 avril 2009, le laboratoire d’analyses criminalistiques informa les services de police qu’il ne serait pas en mesure d’établir le rapport d’expertise criminalistique concernant l’affaire du requérant avant 2011, c’est-à-dire plus de vingt mois plus tard, et que le rapport fut néanmoins produit le 29 septembre 2010, c’est-à-dire dix-huit mois plus tard (paragraphes 41 et 42 de l’arrêt). Avec toute la sympathie pour les autorités qui devaient faire face à une « importante charge de travail » et à un « faible nombre d’experts à (...) disposition » (paragraphe 41 de l’arrêt), de tels délais auraient dû être examinés plus sévèrement qu’ils ne l’ont été en l’espèce.

La confusion quant au taux d’alcoolémie, qui avait à tort été attribué au requérant alors même qu’il avait été prouvé que l’échantillon n’avait pas pu être prélevé sur l’intéressé, n’a jamais été clarifiée (voir, notamment, les paragraphes 31, 33 et 38 de l’arrêt). Elle aurait pourtant justifié un examen plus sévère de la Cour, et pas seulement une joyeuse déclaration au passage, selon laquelle « en dépit des conclusions (...) relativement aux irrégularités dont le prélèvement d’échantillons de sang sur le requérant aurait été entaché (...), la Cour estime ne pas avoir de motifs suffisants pour conclure que l’enquête ou la collecte d’éléments de preuve n’a en définitive pas été assez approfondie » (paragraphe 182 de l’arrêt). On pourrait justifier de la sorte n’importe quelle défaillance dans n’importe quelle enquête.

Je crois qu’il ressort clairement de ces paragraphes (ainsi que d’autres qui ne sont pas spécifiquement abordés ici) (y compris ceux mentionnés par la majorité) qu’il y a eu durée excessive, qu’elle était injustifiée et qu’elle n’était pas imputable au requérant.

89. Si ces autres paragraphes avaient été inclus dans la liste des « défaillances procédurales » (comme ils auraient dû l’être sans aucun doute) et si on avait suffisamment tenu compte des faits qu’ils contenaient, l’appréciation globale de la procédure pénale aurait très certainement été négative. Elle n’est positive que dans l’œil du spectateur. Le spectateur qui a énuméré la liste des « défaillances procédurales » n’est toutefois pas le seul à avoir un œil. D’autres en ont aussi. D’après le mien, la procédure a été entachée de vice, quelle qu’ait été la complexité de l’affaire et malgré le fait que les autorités « sont restées actives tout au long de la procédure ».

90. Si le grief du requérant concernant le volet procédural de l’article 3 a été rejeté de manière catégorique, les griefs qu’il a formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 ont été examinés de manière très inégale. Dans l’opinion dissidente jointe par les juges Yudkivska, Vehabović et par moi-même à l’arrêt Radomilja et autres (précité), nous avons écrit :

« De manière à parvenir à un résultat bon et juste, les juges doivent examiner à la loupe les faits de la cause (ainsi que le droit applicable) – mais il ne faudrait pas que, ce faisant, chaque œil dispose de sa propre loupe, l’une rose et l’autre crasseuse. »

91. Malheureusement, cette aspiration s’applique également aux conclusions de la majorité en ce qui concerne les griefs formulés en l’espèce par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 1.

VII

92. En sa partie pertinente en l’espèce, l’interprétation extensive de l’article 3 sous son volet procédural a jusqu’à présent été justifiée comme suit.

Quand bien même aucune obligation procédurale à la charge des États n’est mentionnée dans le texte de l’article 3, l’obligation de « mener une enquête effective » a été considérée comme implicitement présente dans cette disposition. Cela a tout d’abord été affirmé dans des affaires concernant des blessures intentionnellement infligées à des personnes par des agents de l’État (par exemple brutalités policières). Puis cette obligation a été progressivement étendue aux blessures intentionnellement infligées à des personnes par d’(autres) particuliers. Il ne peut pas y avoir beaucoup de controverse ici, parce que la cruauté intentionnelle (venant de qui que ce soit) porte atteinte à l’ordre public et à la moralité, et que, du point de vue des victimes, le fait que les blessures en question leur aient été infligées par des actes publics ou privés ne fait en général pas grande différence. L’article 3 a été interprété comme couvrant également les actes publics involontaires. En réalité, les obligations positives pesant sur les États en pareil cas diffèrent peu de celles relatives à des actes publics intentionnels.

Pour ce qui est des actes involontaires infligés à des personnes par d’(autres) particuliers, la question est désormais posée de savoir pourquoi l’obligation procédurale imposant à l’État de « mener une enquête effective » au titre de l’article 3 devrait être étendue à ces actes. La logique sous-jacente à la réponse de la Cour à cette question a jusqu’à présent été que cette obligation pesait sur les États à raison de la gravité de la souffrance de la personne : les États devaient « mener une enquête effective » sur tous les actes (quel qu’en soit leur auteur) qui entraînaient de graves conséquences. En vertu de cette logique, la finalité de l’acte litigieux, qui englobe l’intention de blesser, pouvait voire devait être prise en considération (ainsi que de nombreuses autres circonstances de l’espèce). Mais ce facteur en soi n’était pas déterminant aux fins de l’obligation positive pesant sur les États au titre de l’article 3. C’est la gravité des conséquences qui comptait le plus.

Ce n’est plus le cas.

93. Au paragraphe 7 ci-dessus, j’ai déjà dit que cet arrêt s’éloigne résolument et à grands pas de la protection des droits de l’homme.

Je veux espérer qu’un jour, un pas sera fait dans la direction opposée.

Pas tout de suite. Ce ne sera pas facile.

Car s’il est simple et rapide de percer le mur de protection appelé Convention, il est plus lent et bien plus difficile de le construire.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE GROZEV

(Traduction)

Si j’adhère pleinement aux principes généraux exposés par la Grande Chambre dans la présente affaire, je n’ai pas pu suivre la majorité dans sa conclusion selon laquelle, relativement à son grief fondé sur l’article 2, le requérant n’était pas tenu d’engager une action distincte devant les juridictions civiles. À mon avis, le fait que le requérant n’ait pas introduit d’action distincte au civil s’analyse en un non-épuisement des voies de recours internes. C’est pour cette raison que j’ai voté en faveur du constat d’irrecevabilité du grief du requérant fondé sur l’article 2 de la Convention.

Il est vrai que cette affaire soulève une question épineuse de conflit entre deux principes de la jurisprudence de la Cour. Le premier est le principe bien établi selon lequel, de manière générale, la Convention ne garantit pas le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers et, plus particulièrement, les États parties ne sont pas tenus de prévoir un recours de nature pénale en cas de décès ou de blessures potentiellement mortelles résultant d’actes de négligence (voir, parmi beaucoup d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 194, 9 avril 2009). Le deuxième principe en cause porte sur l’exigence d’épuisement des recours internes effectifs ouverts au requérant. La Cour a dit, ici aussi à de nombreuses reprises, que si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit de choisir lequel exercer (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 50, 2 novembre 2010).

La manière dont la majorité a interprété et appliqué ces deux principes dans la présente affaire aboutit toutefois à un résultat que je trouve insatisfaisant. Pas nécessairement pour cette affaire puisqu’en tout état de cause elle a abouti à une conclusion de non-violation de l’article 2, mais de manière plus générale pour l’interprétation et l’application de la Convention. La majorité est parvenue à la conclusion que le requérant n’était pas tenu d’engager une action distincte au civil au motif que la procédure pénale à laquelle il avait choisi de participer tendait à éclaircir les circonstances de l’accident. La majorité estime ainsi que « le requérant pouvait raisonnablement escompter que ses griefs seraient examinés au cours de ladite procédure pénale » (paragraphe 177 de l’arrêt). Ce qui m’inquiète dans ce raisonnement, c’est qu’il suit fidèlement l’un des principes en cause, à savoir le droit du requérant à choisir entre les différentes voies de recours qui lui sont ouvertes, sans prendre suffisamment en considération l’autre principe. Cette interprétation se fait au détriment du principe selon lequel les États parties peuvent, dans les cas d’actes de négligence ayant abouti à un décès ou à la mise en danger de la vie d’autrui, choisir d’offrir un recours pénal ou civil. Je crains qu’en laissant un requérant pleinement libre de faire examiner ses griefs par la voie pénale, la Cour n’ébranle la faculté des États parties à gérer leur système judiciaire et à utiliser comme bon leur semble les ressources dont ils disposent.

La question est dès lors de savoir s’il est possible de trouver une solution plus équilibrée, un terrain d’entente pour mieux concilier ces deux principes. Je crois que cela est possible et que la manière d’y parvenir est en réalité déjà indiquée dans ces principes tels qu’ils sont exposés par la Cour dans le présent arrêt. Cela suppose un examen plus minutieux des procédures internes en cours ainsi que la division et la séparation des différents stades de la procédure. Cette analyse détaillée et cette « dissection » de la procédure interne pourraient sembler pour le moins inconfortables pour une juridiction internationale, mais elles resteraient suffisamment claires et évidentes pour en permettre une application générale.

Les principes que j’ai mentionnés ont été établis par la Cour dans sa jurisprudence antérieure et ils sont exposés de manière systématique aux paragraphes 158 à 163 du présent arrêt. La Cour dit « qu’en cas d’homicide involontaire ou de mise en danger involontaire de la vie d’une personne, on peut juger satisfaite l’obligation relative à l’existence d’un système judiciaire effectif si le système juridique offre aux victimes (ou à leurs proches) un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate ». En ce qui concerne plus particulièrement les accidents de la route, la Cour juge que « dès qu’elles sont informées de l’accident, les autorités doivent déployer tous les efforts que l’on peut raisonnablement attendre d’elles eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête, et notamment mettre en place les ressources nécessaires, afin de s’assurer que tous les éléments de preuve pertinents, notamment ceux présents sur les lieux de l’accident, sont recueillis promptement et avec une minutie suffisante pour obtenir les preuves nécessaires et éliminer ou réduire tout risque d’omission qui pourrait par la suite amoindrir les chances d’établir les responsabilités et d’obliger les personnes responsables à répondre de leurs actes. (...) L’obligation de rassembler des éléments de preuve demeure au moins jusqu’à ce que la nature de chaque responsabilité ait été éclaircie et que les autorités aient la conviction qu’il n’existe pas de raisons de mener ou de poursuivre une enquête pénale » (paragraphe 162 de l’arrêt). Et au paragraphe 163, la Cour conclut « qu’une fois qu’il a été établi par l’enquête initiale que le décès ou les blessures potentiellement mortelles n’ont pas été infligés volontairement, la conséquence logique (...) est de regarder le recours civil comme suffisant, que la personne présumée responsable des faits soit un particulier ou un agent de l’État ».

Pour en revenir aux faits de l’espèce, il est important d’observer qu’immédiatement après l’accident de la route en cause, les services de police ont mené une enquête sur les lieux de l’accident, pris des mesures et des photographies, fait une description détaillée des lieux de l’accident, identifié les conducteurs impliqués et fait prélever des échantillons de sang. Ils ont également recueilli les dépositions de certains des passagers des véhicules impliqués dans l’accident et, dans les deux jours qui ont suivi, celles des autres passagers et des conducteurs des véhicules impliqués. Ils ont également demandé des rapports d’expertise médicolégale qu’ils ont reçu par la suite (paragraphes 15-18). On pourrait donc clairement en conclure que les autorités nationales ont satisfait à leur obligation « de s’assurer que tous les éléments de preuve pertinents, notamment ceux présents sur les lieux de l’accident, sont recueillis promptement et avec une minutie suffisante pour obtenir les preuves nécessaires et éliminer ou réduire tout risque d’omission qui pourrait par la suite amoindrir les chances d’établir les responsabilités ». Les rapports ultérieurs d’expertise médicolégale et les auditions supplémentaires de témoins ont permis d’établir avec certitude que « les blessures potentiellement mortelles n’[avaient] pas été infligés volontairement ». Il est par ailleurs important de relever que cette phase de la procédure n’a duré qu’un an puisqu’elle s’est conclue avec la décision du parquet du 5 décembre 2005 (paragraphe 23).

Si l’on suit la logique des principes exposés dans les paragraphes 158‑163 du présent arrêt, un an après l’accident, le gouvernement défendeur s’était déjà acquitté de ses obligations procédurales découlant de l’article 2. Il avait recueilli tous les éléments de preuve pertinents et il avait établi que l’accident en cause n’avait pas résulté d’actes volontaires. Il avait également établi que ledit accident ne relevait pas de la très rare catégorie de cas où les actes de négligence commis sont d’une telle gravité et ont eu de telles répercussions en termes de vies humaines que des poursuites pénales sont requises (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, CEDH 2004‑XII, et pour une description plus générale de la jurisprudence, voir le paragraphe 160 du présent arrêt).

Les sept années et plus d’enquêtes et de recours qui ont suivi en l’espèce ne portaient plus sur la collecte de nouveaux éléments de preuve mais sur la manière dont les éléments recueillis devaient être interprétés. Les demandes ultérieures du requérant concernaient de nouvelles expertises et ses recours tendaient à établir si les éléments recueillis permettaient d’aboutir à la conclusion que l’un ou l’autre des conducteurs avait agi de manière négligente et si cela pouvait constituer une infraction en droit interne. Si cette période supplémentaire, qui a duré plus de sept ans, faisait bien partie de la même procédure pénale interne, elle ne doit pas nécessairement être incluse dans l’analyse de la Cour sous l’angle de l’article 2. Elle a été le résultat d’un choix délibéré du requérant de suivre la voie pénale au lieu d’engager une action distincte devant les juridictions civiles.

Pour le requérant, introduire une action distincte au civil constituait une voie de recours « susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal » (Micallef, précité, § 58). Le grief que le requérant pouvait légitimement formuler sur le terrain de la Convention concernait l’accès à une procédure susceptible d’établir les responsabilités pour les blessures qu’il avait subies et de lui accorder réparation. On pourrait légitimement arguer qu’une action civile distincte aurait été plus à même de répondre à ce grief en ce que la juridiction civile l’aurait examiné et aurait statué par une décision définitive et contraignante. À l’inverse, la procédure engagée par le requérant poursuivait un autre objectif premier, à savoir l’établissement de la responsabilité pénale. Elle s’est donc concentrée sur cet objectif premier et n’a à aucun moment réellement examiné le grief du requérant fondé sur la Convention. En réalité, en adoptant cette approche qui consiste à décharger le requérant de son obligation d’engager une action distincte au civil, la Cour fait prévaloir la voie pénale sur la voie civile. Outre la préoccupation que j’ai déjà mentionnée de voir la Cour limiter de manière injustifiée la faculté des systèmes juridiques nationaux à gérer leurs ressources et à décider quand et pour quel comportement recourir à la responsabilité pénale, il existe une autre préoccupation, à savoir le risque que la Cour contribue à « pénaliser » un domaine du droit qui pourrait être abordé de manière plus satisfaisante par d’autres instruments que par le procès pénal, dans lequel l’accent est placé sur la responsabilité pénale individuelle et sur la sanction, sur des garanties procédurales renforcées et sur un niveau de preuve élevé.

En conclusion, puisque les autorités nationales se sont effectivement acquittées de leur obligation initiale de recueillir les éléments de preuve pertinents et puisque le droit national permettait sans aucun doute au requérant d’engager une action civile en réparation distincte, il existait une voie de recours effective susceptible d’aboutir au redressement du grief principal du requérant, qui aurait dû l’épuiser.


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