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09/04/2019 | CEDH | N°001-192624

CEDH | CEDH, AFFAIRE TOMOV ET AUTRES c. RUSSIE [Extraits], 2019, 001-192624


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TOMOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes no 18255/10 et 5 autres – voir la liste en annexe)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tomov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Helen Keller

,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de sectio...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TOMOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes no 18255/10 et 5 autres – voir la liste en annexe)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tomov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent six requêtes (nos 18255/10, 63058/10, 10270/11, 73227/11, 56201/13 et 41234/16) dirigées contre la Fédération de Russie et dont sept ressortissants de cet État, dont les noms figurent ci-dessous (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. M. E. Mezak, défenseur des droits de l’homme à Syktyvkar, a été autorisé à représenter tous les requérants devant la Cour (article 36 du règlement de la Cour), à l’exception de M. Rakov, qui a été représenté par Me A. Shevchenko, avocat à Vladivostok. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir d’abord M. G. Matyushkin, puis M. M. Galperin, qui lui a succédé.

3. Dans leurs requêtes, les requérants soutenaient en particulier que les conditions de leurs transfèrements d’un établissement pénitentiaire à l’autre avaient été inhumaines et dégradantes et qu’ils n’avaient disposé d’aucun recours interne effectif quant à ce grief. M. Rakov se plaignait également de ce que la procédure civile qu’il avait introduite s’était déroulée en son absence.

4. Entre le 10 mai 2013 et le 3 avril 2017, les griefs susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement, qui a également été invité à soumettre des copies de certaines réglementations. Les requêtes nos 63058/10 et 73227/11 ont été déclarées irrecevables pour le surplus. Il a été décidé qu’il serait procédé simultanément à l’instruction de toutes les requêtes (article 42 § 2 du règlement de la Cour).

5. Le 2 mai 2014, le Gouvernement a présenté à la Cour une déclaration unilatérale reconnaissant la violation de l’article 3 de la Convention dans l’affaire no 18255/10. Le 18 novembre 2014, la Cour a examiné la déclaration unilatérale du Gouvernement et décidé de ne pas l’accepter.

6. Dans la requête no 41234/16, la Cour a invité les parties à donner leur avis sur l’existence d’un problème systémique ou d’un dysfonctionnement structurel en droit russe susceptible d’entraîner l’introduction d’un grand nombre de requêtes analogues à celles des requérants. Les parties ont présenté leurs observations. Des observations écrites sur cette question ont également été reçues de Human Rights Litigation Foundation, une organisation non gouvernementale basée à Bruxelles (Belgique), que le président de la section avait autorisée à intervenir dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention).

EN FAIT

(...)

EN DROIT

(...)

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION

(...)

C. Sur le fond

(...)

2. Sur l’observation de l’article 3 de la Convention

a) Principes généraux

114. Les principes généraux relatifs à l’interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants dans le contexte de la privation de liberté sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Les États doivent s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate. Le fait que les mauvaises conditions subies par le détenu ne soient pas imputables à une intention de l’humilier ou de le rabaisser doit être pris en compte mais n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 de la Convention. En effet, il incombe à l’État défendeur d’organiser son système pénitentiaire de manière à assurer le respect de la dignité des détenus, indépendamment de difficultés financières ou logistiques (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, §§ 96-101, 20 octobre 2016, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, §§ 91-93, 22 mai 2012, et Ananyev et autres, [nos 42525/07 et 60800/08], §§ 139‑142, [10 janvier 2012]).

115. L’appréciation visant à déterminer si les conditions auxquelles un requérant a été soumis ont dépassé le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention dépend de l’effet cumulatif de l’ensemble des circonstances de la cause, notamment de la durée pendant laquelle le requérant a subi ces conditions. Elle prend en compte les allégations spécifiques du requérant qui doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Les principes régissant les règles de preuve et la répartition de la charge de la preuve en pareil cas sont énoncés dans l’arrêt Ananyev et autres (précité, §§ 121-125) et mettent en particulier l’accent sur le rôle que doit jouer l’État défendeur dans la production des documents en sa possession.

116. En ce qui concerne les normes élaborées par des autorités nationales ou par des organisations internationales telles que le Comité pour la prévention de la torture (« le CPT »), la Cour rappelle que bien qu’elles puissent contribuer à son analyse d’une violation alléguée, elles ne sauraient constituer un élément déterminant aux fins de son appréciation au regard de l’article 3 de la Convention. La Cour doit en effet se prononcer sur des affaires individuelles au vu des faits propres à l’affaire, alors que le CPT et les autorités nationales élaborent des normes d’application générale afin de prévenir des violations analogues. Elle examinera néanmoins soigneusement les cas où il apparaît que les conditions concrètes n’ont pas respecté les normes pertinentes élaborées par le CPT (Muršić, précité, §§ 111-113).

b) Jurisprudence pertinente pour l’appréciation des conditions de transport

117. La Cour a établi une jurisprudence abondante concernant les conditions de transfert de détenus dans des fourgons cellulaires entre maisons d’arrêt et tribunaux. Depuis l’affaire Khoudoïorov ([no 6847/02], §§ 117‑119, [CEDH 2005‑X (extraits)]), dans laquelle elle s’est prononcée pour la première fois sur cette question, elle a conclu à la violation de l’article 3 dans de nombreuses affaires où les requérants avaient été transportés dans des conditions d’exiguïté extrême – moins de 0,5 mètre carré de surface au sol par personne, parfois même seulement 0,25 mètre carré (voir, entre autres, Yakovenko c. Ukraine, no 15825/06, §§ 107-109, 25 octobre 2007, Vlassov c. Russie, no 78146/01, §§ 92-99, 12 juin 2008, Starokadomski c. Russie, no 42239/02, §§ 55-60, 31 juillet 2008, Idalov, précité, § 103, Retunscaia c. Roumanie, no 25251/04, § 78, 8 janvier 2013, M.S. c. Russie, [no 8589/08], § 76, [10 juillet 2014], Korkin c. Russie, no 48416/09, § 73, 12 novembre 2015, et Radzhab Magomedov c. Russie, no 20933/08, § 61, 20 décembre 2016).

118. La Cour a aussi constaté dans certaines affaires que la hauteur des cellules à l’intérieur des fourgons – 1,60 mètre – était insuffisante pour qu’un homme de taille normale puisse y entrer ou se lever sans se pencher, ce qui obligeait les détenus à rester en position assise pendant toute la durée du trajet (Idalov, précité, § 103, et Trepachkine c. Russie (no 2), no 14248/05, § 133, 16 décembre 2010). Outre la surface au sol limitée, elle a également observé que les fourgons étaient parfois occupés par un nombre de détenus supérieur à leur capacité d’accueil, ce qui aggravait la situation des requérants (Vlassov, précité, § 93, Starokadomski, précité, § 96, et Retunscaia, précité, § 78). Elle a aussi considéré comme des facteurs aggravants une ventilation insuffisante par grande chaleur ou l’absence de chauffage lorsque le fourgon était à l’arrêt (Vlassov, précité, § 94, et Yakovenko, précité, § 109).

119. La Cour prend également en compte la fréquence des trajets effectués dans ces conditions, ainsi que leur nombre et leur durée. Elle a ainsi conclu à la violation de l’article 3 dans des affaires où les requérants avaient enduré des dizaines, voire des centaines de trajets de ce type. Elle a en revanche jugé que le seuil minimum de gravité n’avait pas été atteint dans des affaires où le requérant n’avait été soumis à de telles conditions que pendant un laps de temps limité (Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 59, 26 juin 2008, où le requérant n’avait effectué que deux trajets de trente minutes dans un fourgon surpeuplé, et Jatsõšõn c. Estonie, no 27603/15, § 45, 30 octobre 2018, où le requérant avait refusé de poursuivre le trajet après être resté vingt minutes dans le fourgon).

120. En ce qui concerne les dispositifs de sécurité qui réduisent le risque de blessure dans un véhicule en déplacement, la Cour a estimé que l’absence de ceintures de sécurité ne peut en soi emporter violation de l’article 3 (Voicu c. Roumanie, no 22015/10, § 63, 10 juin 2014, et Jatsõšõn, précité, §§ 42-43). Elle a toutefois jugé que, dans certaines circonstances et en combinaison avec d’autres facteurs, l’absence de ceintures de sécurité ou de poignées peut soulever un problème au regard de l’article 3 (Engel c. Hongrie, no 46857/06, § 28, 20 mai 2010, où le requérant était paraplégique et avait été transporté sans que son fauteuil roulant ne fût arrimé dans le véhicule en déplacement, et Tararieva c. Russie, no 4353/03, §§ 112-117, CEDH 2006‑XV (extraits), où un détenu, après avoir été opéré, avait été transporté sur un brancard dans un fourgon cellulaire inadapté).

121. Un nombre plus restreint d’affaires a porté sur les conditions de transport en train. Des griefs de ce type ont principalement été soulevés par des condamnés qui avaient été transportés sur de longues distances vers le lieu où ils devaient purger leur peine d’emprisonnement (Polyakova et autres c. Russie, nos 35090/09 et 3 autres, 7 mars 2017, concernant l’affectation de détenus dans des établissements pénitentiaires éloignés en Russie). La durée totale des trajets – de douze heures à plusieurs jours – et les conditions de promiscuité auxquelles avaient été soumis les requérants, placés avec plus de dix personnes dans un compartiment de trois mètres carrés, ont constitué les éléments déterminants qui ont mené la Cour à conclure à la violation de l’article 3 (Yakovenko, précité, §§ 110-113, Soudarkov c. Russie, no 3130/03, §§ 63‑69, 10 juillet 2008, M.S. c. Russie, précité, § 79, et Dudchenko c. Russie, no 37717/05, § 131, 7 novembre 2017).

122. Dans une affaire dont la Cour avait été saisie, le requérant avait voyagé seul dans un compartiment plus petit, de deux mètres carrés, pendant soixante-cinq heures. Conformément aux règlements régissant le transport des détenus, il avait été surveillé par des gardiens qui l’avaient obligé à changer de position toutes les deux heures. La Cour a jugé que la privation de sommeil qui en était résulté avait constitué un lourd fardeau physique et psychologique pour l’intéressé (Gouliyev, [no 24650/02], §§ 61‑65, [19 juin 2008]).

c) Résumé de l’approche à suivre

123. Dans l’intérêt de la sécurité juridique et pour une application uniforme et prévisible des principes généraux, la Cour juge nécessaire, comme la Grande Chambre l’a fait récemment dans l’affaire Muršić (précitée, §§ 136‑141), de résumer l’approche à suivre dans les affaires où une violation de l’article 3 est alléguée à raison de conditions de transfèrement inhumaines et dégradantes.

124. La Cour rappelle que l’appréciation de la compatibilité avec l’article 3 ne peut se réduire à un calcul purement numérique de l’espace dont disposait le détenu pendant son transfèrement. Seul un examen de l’ensemble des circonstances de l’espèce permet d’appréhender précisément la réalité vécue par la personne transportée (Muršić, précité, § 123, et Jatsõšõn, précité, § 41).

125. La Cour considère néanmoins que le transport de détenus dans un véhicule offrant moins de 0,5 mètre carré d’espace par personne donne lieu à une forte présomption de violation (voir la jurisprudence citée au paragraphe 117 ci-dessus). Il importe peu que l’exiguïté résulte du nombre excessif de détenus transportés ou de la capacité réduite des compartiments puisque l’analyse de la Cour porte sur les conditions objectives de transfèrement et leurs effets sur les requérants plus que sur leurs causes. Une faible hauteur de plafond qui oblige les détenus à se pencher, en particulier dans des cabines individuelles, peut exacerber leur souffrance physique et leur fatigue. Une protection inadéquate contre les températures extérieures, lorsque les cellules ne sont pas suffisamment chauffées ou ventilées, constitue un facteur aggravant (voir la jurisprudence citée au paragraphe 118 ci-dessus).

126. La forte présomption de violation de l’article 3 ne peut être réfutée qu’en cas de transfèrement de brève durée ou occasionnel (voir la jurisprudence citée au paragraphe 119 ci-dessus). En revanche, les effets pernicieux de la surpopulation doivent être considérés comme se faisant d’autant plus sentir que la durée du trajet est plus longue et les trajets plus fréquents, renforçant ainsi la thèse d’une violation (Idalov, précité, § 103 in fine, et Starokadomski, précité, § 57).

127. En ce qui concerne les longs voyages, notamment ceux comportant des trajets nocturnes en train, l’approche de la Cour est analogue à celle applicable à un séjour dans un lieu de privation de liberté pour une durée comparable (Fedotov c. Russie, no 5140/02, §§ 66-70, 25 octobre 2005, Sizarev c. Ukraine, no 17116/04, §§ 101-107, 17 janvier 2013, Nemtsov c. Russie, no 1774/11, §§ 117-121, 31 juillet 2014, et Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10 et 5 autres, §§ 249-250, 27 janvier 2015). Même si une surface au sol restreinte peut être tolérée grâce à l’utilisation de lits superposés, il serait incompatible avec l’article 3 que les détenus perdent une nuit de sommeil à raison d’un nombre insuffisant d’emplacements pour dormir ou de couchages inappropriés (Ananyev et autres, précité, § 148 a), Soudarkov, précité, § 68, et la jurisprudence citée aux paragraphes 121 et 122 ci‑dessus). Des éléments tels que l’incapacité à garantir à chaque détenu un emplacement individuel pour dormir, une quantité appropriée d’eau potable et de nourriture ou un accès adéquat aux toilettes aggravent sérieusement la situation des détenus au cours de leurs transfèrements et sont révélateurs d’une violation de l’article 3.

128. Enfin, la Cour tient à souligner l’importance du rôle du CPT, qui contrôle les conditions de transfèrement et élabore des normes à cette fin (paragraphe 79 ci-dessus). Lorsqu’elle statue sur les conditions de transfèrement d’un requérant, elle demeure attentive à ces normes et à leur respect par les États contractants (Muršić, précité, § 141).

d) Application aux cas d’espèce

129. À la lumière de ces principes généraux et exigences, la Cour va maintenant examiner si les faits des présents cas d’espèce ont emporté violation de l’article 3 à l’égard de chacun des requérants.

i. MM. Tomov, Vasilyev, Roshka et Barinov

130. Les requérants MM. Tomov, Vasilyev, Roshka et Barinov se plaignaient des conditions dans lesquelles ils avaient été transportés sur de longues distances dans différents types de véhicules, notamment dans des fourgons cellulaires et en train. La Cour examinera de manière globale et cumulative les conditions de ces transfèrements, composés chacun de plusieurs trajets jusqu’à la destination finale.

131. Les requérants effectuèrent la partie la plus longue de leur voyage dans un wagon réservé aux détenus. Lors de son premier trajet, M. Tomov passa une nuit dans un grand compartiment avec neuf personnes et la deuxième nuit dans un petit compartiment avec trois personnes (paragraphes 23 et 24 ci-dessus). Jusqu’à treize hommes partagèrent avec M. Vasilyev le grand compartiment dans lequel il voyagea vers Iekaterinbourg, et ils furent jusqu’à onze au retour (paragraphes 46 et 48 ci‑dessus). Un transfèrement particulièrement long que M. Tomov effectua avec MM. Roshka et Barinov requit trois trajets dans un grand compartiment d’un wagon pour détenus avec respectivement cinq, sept et neuf autres détenus (paragraphes 51, 52 et 55 ci-dessus). La dernière partie de leur voyage fut la plus longue puisqu’ils passèrent trois nuits dans le train.

132. Le nombre de détenus par compartiment était généralement conforme aux instructions relatives au transport de prisonniers qui, pour les voyages de plus de quatre heures, permettaient de placer jusqu’à douze détenus dans un grand compartiment (paragraphe 67 ci-dessus). Rien n’indique que les compartiments aient été remplis au-delà de leur capacité maximale autorisée, à l’exception de celui dans lequel M. Vasilyev a été transporté vers Iekaterinbourg, qui a accueilli jusqu’à treize personnes. Le respect formel du droit interne n’est toutefois pas déterminant dans l’appréciation par la Cour d’une violation alléguée de l’article 3. Ce qui importe, c’est que chaque trajet comportait au moins une nuit en train et que seuls six couchages individuels étaient disponibles dans les grands compartiments et trois dans les petits (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Les détenus étaient parfois deux fois plus nombreux que les places disponibles pour dormir, et les couchettes de soixante centimètres de largeur trop étroites pour accueillir plus d’une personne dans des conditions normales. La demi‑couchette « pont » ne pouvait servir de couchage d’appoint en ce qu’elle était trop courte pour une personne de taille moyenne. Étant positionnée au niveau de la poitrine, elle empêchait tout mouvement dans un compartiment déjà surpeuplé et interdisait aux passagers de se tenir debout.

133. La Cour constate que les requérants MM. Tomov, Vasilyev, Roshka et Barinov ont été privés d’une, voire de plusieurs nuits de sommeil consécutives en raison du nombre insuffisant de places de couchage. Ce seul fait s’analyse en un traitement inhumain et dégradant qui a emporté violation de l’article 3 (paragraphe 127 ci-dessus), mais la Cour ne saurait ignorer plusieurs autres éléments qui ont dû aggraver les souffrances des intéressés.

134. Premièrement, le circuit de chauffage dans le wagon réservé aux détenus ne fonctionnait pas lorsque le train était à l’arrêt. En conséquence, MM. Tomov, Roshka et Barinov ont passé au moins quinze heures enfermés dans un compartiment non chauffé alors que la température extérieure était inférieure à zéro (paragraphe 55 ci-dessus).

135. Deuxièmement, en ce qui concerne les conditions matérielles de transfèrement de ces trois requérants, deux passages aux toilettes et trois récipients d’eau par jour pour un voyage d’une durée totale de soixante‑deux heures ne sauraient être considérés comme des dispositions adéquates (paragraphe 127 ci-dessus).

136. Troisièmement, les quatre requérants ont été transportés vers la gare ferroviaire et au départ de celle-ci dans un fourgon cellulaire standard composé de cellules collectives. À chaque fois, le trajet a duré d’une heure à deux heures et demie et chaque détenu avait moins de 0,5 mètre carré de surface au sol à sa disposition. Considérées isolément, ces conditions n’auraient sans doute pas atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 à raison de leur durée relativement brève et de leur caractère ponctuel. En l’espèce, elles ont toutefois immédiatement précédé ou suivi un voyage en train dans des conditions que la Cour a qualifiées ci-dessus de traitement inhumain et dégradant. Au vu de l’effet cumulatif des conditions de transport du début à la fin du trajet, la Cour conclut à la violation de l’article 3 à l’égard de MM. Tomov, Vasilyev, Roshka et Barinov.

ii. Mmes Punegova et Kostromina

137. Il apparaît que les requérantes, Mmes Punegova et Kostromina, ont enduré des conditions de transport particulièrement difficiles. La réglementation applicable exigeait que certaines catégories de détenus vulnérables, dont les femmes, fussent transférées séparément des autres détenus (paragraphe 66 ci-dessus). Cette exigence avait pour but légitime de prévenir les incidents liés à la sécurité, la violence entre détenus et le harcèlement sexuel. Compte tenu du déséquilibre existant au sein de la population carcérale en général, où les hommes sont significativement plus nombreux que les femmes, les cellules collectives sont généralement affectées aux hommes, tandis que les femmes sont reléguées dans d’étroites cabines en métal pendant toute la durée du transfèrement. En conséquence, Mmes Kostromina et Punegova ont à chaque trajet été placées dans des cabines individuelles, appelées stakan, mesurant 0,325 mètre carré (paragraphe 17 ci-dessus).

138. Mme Kostromina a dû voyager dans l’une de ces cabines pas moins de sept fois sur une période de trois semaines (paragraphe 34 ci-dessus). Le fait qu’elle passait généralement jusqu’à deux heures dans un espace aussi confiné est suffisant en lui-même pour conclure à une violation de l’article 3, mais la Cour ne saurait ignorer les éléments qui ont dû aggraver ses souffrances au-delà du seuil de ce qui peut être toléré dans une société civilisée. Souffrant de diabète, la requérante était corpulente. Son état exigeait qu’elle bénéficiât d’une place assise et d’un bon accès à la ventilation, afin de rendre ses conditions de transfèrement plus supportables. Les autorités compétentes n’ont toutefois pas tenu compte de ses besoins particuliers. Pire encore, elles ont placé une autre femme avec elle pendant toute la durée de chaque trajet. La Cour admet que, ce faisant, elles ont suivi à la lettre les règlements imposant la séparation des sexes, élément sur lequel les fonctionnaires se sont appuyés pour justifier leur conduite (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour ne saurait toutefois l’accepter comme justifiant le placement de Mme Kostromina dans une situation de souffrance physique extrême. Elle juge que l’approche suivie par les agents d’escorte révèle un mépris pour le bien-être des détenus transportés, qui est incompatible avec le respect de la dignité humaine.

139. Mme Punegova a également été transportée dans une cabine individuelle. La durée de ses transferts a toutefois été bien plus courte dans les premiers temps, ne dépassant parfois pas trois minutes (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle n’a fourni aucune information quant à la distance parcourue ou la durée de ses transferts au cours des mois suivants (paragraphe 28 ci‑dessus), mais il apparaît qu’ils étaient peu fréquents, tous les deux mois environ. La Cour juge que la présomption de violation de l’article 3 à raison d’un espace personnel restreint est réfutée par la brièveté et le caractère occasionnel de ces transferts.

140. Leur fréquence a augmenté et leur durée s’est allongée après le début du procès de Mme Punegova. Sur une période de deux mois, celle-ci a effectué au moins dix trajets, passant à chaque fois une heure et dix minutes dans une cellule individuelle pour se rendre aux audiences et pour en revenir. Il convient de relever une caractéristique de ce type de cellule : elle était composée de plaques de métal qui formaient une cabine entièrement close dont la porte était percée de petits trous pour laisser passer l’air (paragraphe 17 ci-dessus). Le détenu était ainsi totalement séparé de la zone non sécurisée du fourgon. Cette configuration avait cependant pour effet d’isoler thermiquement la cellule, empêchant ainsi le flux d’air chaud provenant du radiateur situé dans la partie centrale du fourgon de pénétrer dans la cabine. Il n’y avait pas de chauffage dans la cellule et comme le panneau arrière de la cabine était directement attaché au panneau du fourgon donnant sur l’extérieur, le froid extérieur y pénétrait. La Cour juge que les conditions du transport de Mme Punegova pendant son procès, caractérisées par un espace restreint et une exposition à de basses températures, ont emporté violation de l’article 3.

e) Conclusion

141. La Cour constate que tous les requérants ont le plus souvent été transportés dans des conditions qui satisfaisaient aux exigences du droit interne. Aucun d’entre eux n’a soutenu que des fonctionnaires avaient cherché à lui infliger des épreuves ou des souffrances. Même en l’absence de toute intention d’humilier ou de rabaisser les requérants, les conditions concrètes de leurs transfèrements en l’espèce ont toutefois eu pour effet de les soumettre à une détresse d’une intensité qui a excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Ces conditions ont porté atteinte à leur dignité humaine et s’analysent en un traitement « inhumain et dégradant ».

142. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard de tous les requérants, sauf en ce qui concerne les transferts de Mme Punegova avant son procès.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

(...)

3. Déclare irrecevables les griefs formulés par M. Rakov sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention et les requêtes recevables pour le surplus ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de transport inhumaines et dégradantes de tous les requérants, à l’exception de celles de Mme Punegova avant son procès ;

(...)

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 9 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident


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