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12/03/2019 | CEDH | N°001-191931

CEDH | CEDH, AFFAIRE GUÐMUNDUR ANDRI ÁSTRÁÐSSON c. ISLANDE, 2019, 001-191931


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GUÐMUNDUR ANDRI ÁSTRÁÐSSON c. ISLANDE

(Requête no 26374/18)

ARRÊT


STRASBOURG

12 mars 2019

Renvoi devant la Grande Chambre

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Robert Spano,
I

ıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avo...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GUÐMUNDUR ANDRI ÁSTRÁÐSSON c. ISLANDE

(Requête no 26374/18)

ARRÊT

STRASBOURG

12 mars 2019

Renvoi devant la Grande Chambre

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Robert Spano,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26374/18) dirigée contre la République d’Islande et dont un ressortissant de cet État, M. Guðmundur Andr Ástráðsson (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 mai 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Vilhjálmur H. Vilhjalmsson, avocat à Reykjavik. Le gouvernement islandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Einar Karl Hallvarðsson, avocat général de l’État.

3. Le requérant estimait que l’accusation en matière pénale dirigée contre lui avait été décidée par un tribunal qui manquait d’indépendance et d’impartialité et qui n’avait pas été établi par la loi, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 19 juin 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Création de la nouvelle Cour d’appel et nomination de ses membres

5. Une nouvelle juridiction au sein du système judiciaire islandais, la Cour d’appel (Landsréttur), fut créée le 1er janvier 2018 et commença à fonctionner effectivement le même jour. Des dispositions provisoires spécifiques sur la nomination des membres de cette juridiction, notamment la disposition provisoire IV de la nouvelle loi no 50/2016 sur le système juridictionnel, étaient entrées en vigueur le 14 juin 2016. Elles prévoyaient que la nomination des quinze membres de la Cour d’appel devait être achevée au plus tard le 1er juillet 2017 et qu’elle prendrait effet à compter du 1er janvier 2018.

6. La disposition provisoire IV de la nouvelle loi sur le système juridictionnel régissait la procédure de sélection et de nomination des quinze membres initiaux de la Cour d’appel (paragraphe 57 ci-dessus). Selon son paragraphe 1, un comité d’experts, appelé Comité d’évaluation (« le Comité »), déjà mis en place en application de l’article 4 a) de l’ancienne loi sur le système juridictionnel no 15/1998, était chargé par la loi d’évaluer les candidats aux postes vacants et de remettre au ministre de la Justice son rapport d’appréciation sur leurs compétences. Le Comité se composait au total de cinq experts : l’un nommé par le Conseil de la magistrature (Dómstólaráð), un autre par le barreau islandais, un autre par le Parlement islandais (Althing), et deux par la Cour suprême, dont l’un devait être désigné président du Comité. Selon la disposition provisoire IV de la nouvelle loi sur le système juridictionnel, telle que modifiée par la loi no 10/2017, entrée en vigueur le 28 février 2017, le ministre ne pouvait pas nommer à la fonction de juge un candidat que le Comité n’aurait pas considéré comme étant le plus qualifié, que ce soit seul ou au même rang que d’autres. Cette règle était toutefois assortie d’une exception si le Parlement acceptait la proposition du ministre tendant à la nomination d’un candidat ne présentant pas cette qualité à condition que celui-ci remplisse les conditions minimales prévues par le droit interne pour devenir magistrat. Le deuxième paragraphe de la disposition provisoire IV de la nouvelle loi sur le système juridictionnel précisait ensuite que lorsque « le ministre [soumettait] pour la première fois des nominations à la fonction de juge à la Cour d’appel, il [devait présenter] sa proposition à l’Althing concernant chaque nomination pour acceptation. Si l’Althing [acceptait] les propositions du ministre, celui-ci [devait les transmettre] au Président islandais, qui formellement [nommerait] les juges. »

7. Le 10 février 2017 fut publié un appel aux candidatures pour les quinze postes de juge à la Cour d’appel. La date limite de dépôt des candidatures était fixée au 28 février 2017. Au total, il y eut trente-sept candidats, dont A.E. Par la suite, en avril et mai 2017, trois personnes retirèrent leur candidature et un candidat fut écarté parce qu’il ne satisfaisait pas aux conditions légales à l’exercice de cette fonction. Le Comité examina donc trente-trois candidatures.

8. Au cours d’une réunion tenue le 2 mars 2017, le Président du Comité communiqua les candidatures à la ministre de la Justice (à l’époque la ministre de l’Intérieur, ci-après « la ministre » ou « la ministre de la Justice »). Pendant cette réunion, la ministre lui suggéra de lui remettre une liste de – par exemple – vingt candidats qualifiés à partir de laquelle elle choisirait ceux à nommer juges de la Cour d’appel. Lors d’une réunion tenue le 11 mai 2017, le Président du Comité lui remit le projet de rapport d’appréciation comportant une liste de quinze candidats désignés qui étaient considérés comme étant les plus qualifiés. Pendant cette réunion, la ministre demanda une nouvelle fois si le Comité pouvait produire un rapport comportant plus de quinze candidats qualifiés. Le Président lui remit alors un tableau d’évaluation (paragraphe 12 ci-dessous) sur la base duquel le Comité avait évalué les candidatures aux postes de magistrat vacants. Le même jour, il communiqua aux candidats le projet de rapport d’appréciation de manière à recueillir leurs observations.

9. Par un e-mail du 12 mai 2017, le Secrétaire général du Parlement adressa à la ministre de la Justice et à la Présidente du Parlement un mémorandum relatif à la nomination des juges de la Cour d’appel et au rôle du Parlement dans ce processus. Le mémorandum disait que la procédure parlementaire devait être conforme à l’article 45 (5) de la loi no 55/1991 relative aux procédures parlementaires (paragraphe 61 ci-dessous) et une procédure fut proposée avec davantage de détails. Il indiquait notamment que la ministre devait faire une proposition pour chaque nomination, que la Commission parlementaire de contrôle et des affaires constitutionnelles (« la CCAC ») devait être saisie et émettre un avis sur les propositions de la ministre en le formulant d’une telle manière que le Parlement aurait à statuer sur chaque candidature proposée. Il ajoutait que les propositions du Parlement ne pouvaient être modifiées et que si celui-ci n’acceptait pas les propositions de la ministre, de sorte que le nombre requis de juges ne serait pas approuvé, la procédure devait recommencer.

10. Par un e-mail du 16 mai 2017, la Secrétaire permanente du Bureau du Premier ministre informa les juristes de ce même bureau et du ministère de la Justice chargés de cette question que la ministre de la Justice avait approuvé la procédure proposée exposée dans le mémorandum du Secrétaire général du Parlement.

11. Le 19 mai 2017, le Comité remit à la ministre de la Justice son rapport d’appréciation sur les candidatures. Le rapport faisait 117 pages et était divisé en six chapitres, consacrés notamment aux notices biographiques des candidats, aux critères d’évaluation, à la procédure adoptée par le Comité et aux conclusions de ce dernier sur les compétences des candidats. Le Comité jugea que les trente-trois candidats avaient tous les qualifications requises pour exercer la fonction de juge de la Cour d’appel. Cependant, dans le dispositif de son rapport, seuls les quinze candidats les plus qualifiés étaient désignés. Le rapport ne comportait aucun classement interne formel de ces quinze candidats, mais le Comité précisait expressément qu’ils étaient tous plus qualifiés que les autres candidats.

12. Dans le cadre de recours en justice formés par deux candidats aux postes vacants (paragraphes 27 à 35 ci-dessous), il apparut que le Comité s’était fondé dans ses travaux sur un tableau d’évaluation dans lequel chacun des candidats s’était vu attribuer des points en fonction de douze critères d’appréciation particuliers. Le nombre total de points de chaque candidat déterminait ensuite son classement. Des informations détaillées furent communiquées à la ministre concernant les points reçus par chaque candidat. A.E. était classée dix-huitième sur trente-trois candidats, de sorte que le Comité ne l’avait pas retenue parmi les quinze candidats les plus qualifiés dans son rapport d’appréciation final remis à la ministre.

13. Par un e-mail du 26 mai 2017, la ministre demanda à deux juristes de l’administration leur avis sur le raisonnement qu’elle pourrait adopter dans sa lettre au Parlement. Par un e-mail adressé le même jour, ces juristes l’informèrent qu’ils avaient ajouté des observations et des suggestions dans la lettre. Ils précisèrent notamment que leur principal commentaire était que, si la ministre venait à modifier la liste des candidats proposés par le Comité, il fallait qu’elle le fasse en se fondant spécifiquement sur les qualifications de ces derniers. Ils indiquèrent par ailleurs qu’il fallait peut-être informer les candidats des modifications, au plus tard avant que la liste ne soit remise au Parlement ou que celui-ci ne l’examine. Par un e-mail du 28 mai 2017 adressé à la Secrétaire permanente du bureau du Premier ministre, l’un des juristes répéta ces observations. Il dit notamment que si la ministre de la Justice estimait que la procédure suivie par le Comité ou son avis étaient viciés, elle avait deux possibilités : premièrement, elle pouvait saisir de nouveau le Comité ; deuxièmement, elle pouvait elle-même remédier aux vices, ce qui veut dire qu’elle devait évaluer toutes les candidatures conformément à l’objectif poursuivi par elle et sur la base de critères légaux. Cependant, il indiqua que la démarche normale était de demander au Comité de procéder à une nouvelle évaluation. De plus, il nota que la décision de la ministre portant nomination des juges était un acte administratif qui devait donc être pris conformément à la loi no 37/1993 relative aux procédures administratives (paragraphe 62 ci-dessous). Enfin, il dit qu’il aurait été judicieux d’informer les candidats de ces développements et de leur permettre de présenter de nouveaux éléments susceptibles d’être pertinents aux fins de l’appréciation.

14. Par une lettre du 27 mai 2017 adressée au Président du Comité, la ministre de la Justice, s’appuyant sur la loi no 10/2008 sur l’égalité, demanda des éléments et documents supplémentaires relatifs à l’évaluation opérée par le Comité et au fait que ce dernier n’avait énuméré que les quinze candidats les plus qualifiés à la fonction de juge à la Cour d’appel, et non les autres.

15. Par une lettre du 28 mai 2017, le Président du Comité avisa la ministre de la manière dont celui-ci avait pesé chacun des critères d’évaluation, constitutifs de l’ensemble de son appréciation, et il expliqua que la même méthode avait été suivie pendant ses quatre années à la tête du Comité. Les points de chaque candidat pour chaque critère avaient été inscrits sur un tableau d’évaluation et les candidats avaient été classés en fonction de leur score global. Le Comité avait conclu qu’il fallait accorder à chaque critère le même poids qu’auparavant. Pour ce qui est de la deuxième question, le Président indiqua que le Comité avait estimé qu’il n’y avait pas beaucoup de candidats aux qualifications égales et qu’il était possible de dire qui était plus qualifié que l’autre. Il dit que, dans ce cas précis, quinze postes avaient été annoncés vacants et le Comité avait conclu que quinze candidats particuliers étaient plus qualifiés que d’autres pour exercer ces fonctions. Il ne jugeait donc pas nécessaire d’énumérer davantage de candidats. Le tableau d’évaluation du Comité exposait clairement selon lui le classement des candidats. Cependant, l’idée de la ministre aurait consisté à ce qu’elle puisse attribuer les quinze postes vacants parmi par exemple vingt candidats et que le candidat arrivé à la vingtième position dans l’appréciation du Comité puisse être choisi devant les candidats arrivés à la cinquième position, à la dixième position ou à n’importe quelle autre. Le Comité indiqua que cette idée n’aurait pas été conforme à la finalité de la loi sur le système juridictionnel antérieure, ainsi qu’il ressortait des travaux préparatoires de ce texte. Le Président ajouta que la raison d’être du régime légal exigeant qu’un Comité d’experts séparé, et non le ministre lui-même, évalue les candidats à des fonctions judiciaires était de préserver l’indépendance judiciaire au regard de l’évolution dans d’autres pays européens.

16. Par une lettre du 29 mai 2017, la ministre de la Justice présenta au Parlement sa proposition concernant les quinze candidats que le Président islandais devait nommer juges à la Cour d’appel. Cette proposition ne retenait que onze des candidats que le Comité avait considérés comme étant les plus qualifiés. Les quatre autres candidats, classés aux rangs 7, 11, 12 et 14 sur le tableau d’évaluation du Comité, ne figuraient pas dans la liste de la ministre. Cette dernière proposa plutôt que soient nommés quatre autres candidats, classés aux rangs 17, 18, 23 et 30 sur le tableau d’évaluation unité, parmi lesquels figurait A.E., le numéro 18. Dans une lettre séparée, elle présenta des arguments à l’appui de ses propositions et des changements qu’elle avait décidés de faire par rapport aux conclusions du Comité. Elle dit notamment que ce dernier n’avait pas accordé un poids suffisant à l’expérience judiciaire au vu des règles applicables. Après avoir examiné le rapport d’appréciation, les objections formulées par les candidats à ce sujet et les documents de travail qui lui avait été remis, elle avait conclu qu’il aurait fallu retenir un nombre plus élevé de candidats que dans le rapport du Comité : tous les quinze candidats indiqués dans ce dernier ainsi que d’autres forts de nombreuses années d’expérience judiciaire, soit vingt-quatre candidats au total.

17. Le même jour, les propositions de la ministre furent communiquées à la CCAC. La CCAC invita la ministre à sa séance, ainsi que la Secrétaire permanente du ministère de la Justice, plusieurs experts, un représentant du barreau islandais et un représentant de l’association des magistrats islandais, le médiateur parlementaire et le Président du Comité.

18. Le 30 mai 2017, le ministre présenta à la CCAC un mémorandum explicitant davantage sa proposition. Elle répéta que, selon elle, il aurait fallu apprécier les candidatures en accordant davantage de poids à l’expérience judiciaire. Elle cita également à la loi no 10/2008 sur l’égalité à l’appui de sa proposition tendant à l’inclusion de quatre candidats et à la suppression de quatre candidats que le Comité avait jugé plus qualifiés. Voici sa conclusion :

« Dans ce cas précis, la ministre est d’avis que les quatre candidats susmentionnés sont par ailleurs les plus qualifiés pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel. Son avis repose sur un examen approfondi des pièces du dossier, notamment les dossiers de candidature, les observations du Comité d’évaluation, les objections des candidats, les documents de travail du Comité, ainsi que sur les éléments qui précèdent, compte tenu de ces opinions objectives.

La ministre n’a formulé aucune objection à l’élaboration du dossier par le Comité d’évaluation. Elle estime que ce dernier a apporté suffisamment d’éléments au dossier et qu’une instruction satisfaisante a été faite aux fins de l’appréciation des facteurs sur lesquels repose la conclusion. La ministre juge opportun d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire que le Comité d’évaluation ne l’a fait dans son appréciation. Ce dernier a déjà tenu compte de cet élément et toutes les informations sur l’expérience judiciaire des candidats sont exposées dans le dossier. La proposition de la ministre ne se fonde sur aucune information ou donnée nouvelle. »

19. Le 31 mai 2017, la majorité de la CCAC, par un vote suivant les tendances partisanes, constata que la ministre avait motivé ses propositions et approuva ses arguments. Elle considéra également que si la ministre voulait s’écarter de la liste de candidats remise par le Comité, elle devait présenter des arguments à cette fin, et que son choix devait être objectif et porter sur les personnes les plus qualifiées pour exercer cette fonction.

20. La CCAC proposa une résolution parlementaire recommandant que le Parlement approuve les propositions de la ministre. Les candidats étaient énumérés par ordre alphabétique et portaient les numéros 1 à 15. La minorité recommanda le rejet de la proposition car elle estimait insuffisant le raisonnement de la ministre, pour ce qui est en particulier du décalage par rapport à la proposition du Comité. De plus, elle exprima de sérieuses réserves sur le respect par la ministre des principes du droit administratif, notamment l’obligation d’instruire suffisamment le dossier et la règle de droit national imposant de ne retenir que les candidats les plus qualifiés.

21. Avant le vote, la Présidente du Parlement avait indiqué qu’une proposition de la CCAC avait été inscrite à l’ordre du jour parlementaire aux fins d’approuver les quinze candidats proposés par la ministre à la fonction de juge à la Cour d’appel. Elle avait ajouté que la proposition, divisée en quinze points, serait votée en une seule mise aux voix, si personne n’y objectait. Aucun parlementaire n’y objecta.

22. Le 1er juin 2017, le Parlement vota et, par 31 voix contre 30, rejeta la proposition de la minorité de la CCAC, chaque parlementaire ayant strictement suivi la ligne de son parti. Ensuite, la proposition de la majorité fut approuvée, là encore par un vote partisan, avec 31 voix pour, toutes exprimées par des parlementaires membres des partis politiques composant la majorité de la coalition au pouvoir, et 22 voix contre, exprimées par des membres des partis de l’opposition. Huit parlementaires au total s’abstinrent, dont aucun n’était membre de l’un des partis de la coalition au pouvoir.

23. Par une lettre du 2 juin 2017, la ministre de la Justice fut informée que, lors de sa séance du 1er juin 2007, le Parlement avait approuvé sa proposition tendant à nommer comme juges à la Cour d’appel quinze individus désignés. La lettre était signée par la Présidente du Parlement et par le Secrétaire général du Parlement. Ce même jour, la ministre de la Justice adressa à la Secrétaire permanente du bureau du Premier ministre, qui exerçait la fonction de Secrétaire du Conseil d’État, une lettre par laquelle elle demandait la délivrance aux quinze individus désignés d’une lettre de nomination à la fonction de juge à la Cour suprême, dans un ordre précis. Les personnes désignées étaient ensuite énumérées selon la date depuis laquelle ils étaient qualifiés pour exercer la fonction de juge.

24. Par une lettre du 6 juin 2017, le Secrétaire du Président islandais sollicita des informations sur les procédures adoptées au Parlement en la matière. Par une lettre du 7 juin 2017, le Secrétaire général du Parlement exposa la procédure suivie au Parlement et conclut que le vote avait été conduit conformément à la loi et aux procédures parlementaires textuelles et coutumières. La lettre ajoutait ce qui suit :

« Il faut souligner que la disposition [disposition provisoire IV] ne renferme aucune autre instruction sur les procédures parlementaires. Aussi, la loi sur les procédures parlementaires entre en jeu et ses dispositions s’appliquent normalement. Toutefois, il ressort clairement de la disposition provisoire que le Parlement peut ou doit exprimer sa position sur chacun des candidats proposés à la fonction de juge, s’il le souhaite.

(...)

Il est de pratique normale et ancienne de regrouper plusieurs questions au cours d’un même vote s’il est clair que chacun votera de la même manière ou s’il n’y a aucune proposition d’amendement sur des questions individuelles, par exemple au cours des seconds débats concernant un projet de loi, ou sur une résolution parlementaire. Il s’agit de la pratique dite du « groupage », et le vote ou ses conclusions s’appliquent alors à chacun des points du texte. »

25. Le 8 juin 2017, conformément à la proposition de la ministre de la Justice et à l’acceptation par le Parlement de la liste présentée par elle, le Président islandais signa les lettres de nomination des quinze personnes désignées, dont A.E. La lettre de nomination de cette dernière précisait :

« Le Président islandais fait savoir que, conformément à la loi sur le système juridictionnel, il nomme par les présentes [A.E.] à la fonction de juge la Cour d’appel, à compter du 1er janvier 2018. Elle respectera le droit constitutionnel et les lois de l’Islande en général, dans le respect de la déclaration solennelle qu’elle prononcera.

(...) »

26. Le même jour, le Président islandais publia une déclaration évoquant la correspondance entre son Secrétaire et le Parlement. Il conclut qu’aucune erreur n’avait été faite dans les préparations et les modalités du vote du 1er juin 2017 et que la procédure avait été conforme aux lois, conventions et procédures parlementaires.

2. Recours formés devant le juge national en contestation de la légalité de la procédure de nomination

27. En juin 2017, deux candidats, J.R.J. et Á.H., qui figuraient parmi les quinze candidats que le Comité avaient jugés les plus qualifiés mais avaient été retirés de la liste définitive des personnes dont la ministre de la Justice avait proposé la nomination devant le Parlement, attaquèrent l’État islandais devant le tribunal de district de Reykjavík. Ils cherchaient principalement à faire annuler la décision du 29 mai 2017 par laquelle la ministre ne les avait pas fait figurer parmi les quinze candidats proposés au Parlement pour les postes de juge à la Cour d’appel. Ils demandaient également l’annulation de la décision par laquelle ils n’avaient pas été inclus dans la liste des quinze candidats proposés au Président islandais pour nomination après le vote au Parlement. Par ailleurs, ils réclamaient 1 000 000 couronnes islandaises (ISK, soit environ 9 000 euros (EUR) courants) pour préjudice moral.

28. Dans ces deux affaires, l’État islandais pria le tribunal de district de Reykjavík de rejeter ces prétentions comme étant irrecevables. Par des décisions du 7 juillet 2017, le tribunal fit droit dans les deux affaires aux exceptions d’irrecevabilité formulées par l’État concernant les demandes en annulation et en réparation présentées par les demandeurs.

29. Le 10 juillet 2017, les demandeurs formèrent tous deux devant la Cour suprême un pourvoi contre les décisions du tribunal de district. Par deux arrêts rendus le 31 juillet 2017, la Cour suprême confirma les décisions du tribunal de district et rejeta les demandes en annulation de la décision prise par la ministre de ne pas les inclure dans sa proposition au Parlement et dans sa liste des juges que le Président devait nommer après le vote au Parlement. Dans son raisonnement, elle dit qu’un arrêt d’annulation n’aurait eu aucun effet sur la situation des quinze juges déjà nommés à la Cour d’appel. Cependant, elle annula les décisions du tribunal de district rejetant les demandes en réparation pour préjudice matériel et renvoya le dossier devant le tribunal de district pour réexamen au fond.

30. Par des jugements sur le fond rendus le 4 septembre 2017, le tribunal de district donna gain de cause à l’État islandais et rejeta les demandes en réparation pour préjudice matériel et préjudice moral.

31. Le 19 septembre 2017, les demandeurs saisirent la Cour suprême. Par des arrêts du 19 décembre 2017 retenant un raisonnement identique, la Cour suprême rejeta leurs demandes en réparation pour préjudice matériel. Toutefois, chacun des demandeurs se vit allouer 700 000 ISK (soit environ 5 700 EUR courants) pour préjudice personnel (moral).

32. Dans ses arrêts, la Cour suprême rappela le principe général de droit administratif islandais imposant à l’Exécutif de ne retenir que les candidats les plus qualifiés. Elle rappela ensuite que, si le ministre décidait, comme la loi le lui permettait, de ne pas retenir l’avis du Comité, il devait fonder sa proposition sur une analyse indépendante de tous les éléments nécessaires à cette fin conformément à l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives (paragraphe 62 ci-dessous). Elle dit que le ministre devait alors veiller à ce que ses propres recherches et sa propre appréciation s’appuient sur une expertise similaire à celle des membres du Comité d’évaluation dans leurs travaux et qu’il respecte le règlement no 620/2010, établi par le ministère lui-même (paragraphe 58 ci-dessous), relatif aux éléments à prendre en compte dans cette appréciation. Elle souligna ensuite que ces éléments étaient d’autant plus importants que la loi disposait que le rapport d’appréciation du Comité limitait les pouvoirs du ministre et lui interdisait de nommer à la fonction de juge un candidat que le Comité n’aurait pas considéré comme étant le plus qualifié, sauf si le ministre obtenait l’accord du Parlement. Elle ajouta que, s’agissant de la nomination de magistrats, le ministre sélectionnait à des fonctions non pas des personnes qui devaient lui rendre des comptes, mais plutôt des membres d’une autre branche du pouvoir qui exerçaient une fonction de contrôle sur les autres branches et dont l’indépendance était garantie par l’article 61 de la Constitution et par l’article 24 de l’ancienne loi sur le système juridictionnel.

33. Sur ce fondement, la Cour suprême jugea que, compte tenu de l’obligation que l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives faisait peser sur la ministre d’instruire les faits de manière indépendante, celle-ci aurait dû, à tout le moins, comparer les compétences des quatre candidats qu’elle avait décidé d’inclure dans sa proposition au Parlement à celles des quinze candidats jugés les mieux qualifiés par le Comité. Elle dit que la ministre aurait alors dû motiver sur la base de cette comparaison sa décision de demander l’approbation par le Parlement de sa décision de s’écarter des conclusions du Comité. Elle ajouta que c’est seulement ainsi que le Parlement aurait pu jouer son rôle dans le processus et prendre position concernant l’appréciation livrée par la ministre qui s’écartait de celle du Comité. Elle jugea que, sur ce fondement, et conformément à la disposition provisoire IV de la loi no 50/2016 sur le système juridictionnel, la ministre était tenue de présenter une proposition indépendante pour chacun des quatre candidats qu’elle avait retenus et qui ne figuraient pas parmi les quinze candidats que le Comité avait jugés les plus qualifiés.

34. La Cour suprême en conclut, au vu du dossier et des faits de l’espèce, que la ministre de la Justice avait violé l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives faute pour elle d’avoir étayé sa proposition au Parlement par une recherche indépendante faisant la lumière sur les éléments nécessaires à l’appréciation des mérites des quatre candidats qu’elle avait proposés, par rapport aux quinze candidats jugés les plus qualifiés par le Comité. Elle estima que la proposition de la ministre tendant à inclure les quatre candidats n’était pas fondée sur des pièces nouvelles ni sur un examen indépendant des faits de sa part. Elle jugea donc que la procédure adoptée par la ministre avait aussi vicié la procédure devant le Parlement lorsque ce dernier avait examiné la proposition de la ministre puisque celle-ci n’avait pas rectifié ladite violation lorsque la question avait été mise aux voix au Parlement.

35. Quant à la demande en réparation pour préjudice personnel (moral), en vertu de l’article 26 de la loi no 50/1993 relative à la responsabilité délictuelle (paragraphe 63 ci-dessous), la Cour suprême dit que, si rien ne permettait de dire que la ministre eût agi dans l’intention précise de porter atteinte à la réputation et à l’honneur personnel des demandeurs, son action n’en avait pas moins eu pour conséquence de servir les intérêts de certains des quatre candidats que le Comité avait jugé moins qualifiés que les demandeurs. Bien que la ministre ne se fût pas exprimée d’une manière heurtant directement la réputation ou l’honneur personnels des demandeurs, elle conclut qu’on ne pouvait pas exclure que la ministre aurait dû savoir que son action avait nui de manière injustifiable à la réputation des demandeurs et les avait lésés. Or, selon elle, la ministre avait agi « au mépris complet de ce risque évident » (« Þrátt fyrir þetta gekk ráðherrann fram án þess að skeyta nokkuð um þessa augljósu hættu »).

3. La condamnation du requérant devant la Cour d’appel

36. Le requérant est né en 1985 et habite à Kópavogur.

37. Le 31 janvier 2017, il fut inculpé, sur la base de la loi no 50/1987 relative à la circulation routière, de conduite en l’absence de permis de conduire valable et sous l’emprise de stupéfiants.

38. Par un jugement du 23 mars 2017, le tribunal de district de Reykjaness le jugea coupable des faits qui lui étaient reprochés. L’affaire fut jugée sommairement puisque le requérant avait plaidé coupable et donc accepté les chefs d’inculpation. Il fut condamné à dix-sept mois d’emprisonnement et au retrait à vie de son permis de conduire.

39. Le 6 avril 2017, le requérant forma devant la Cour suprême un pourvoi contre le jugement et demanda une peine réduite. L’affaire n’ayant pas été jugée par la Cour suprême avant la fin de l’année 2017, le dossier fut transféré à la Cour d’appel en application de l’article 78 (1) de la loi no 49/2016 portant modification de la loi relative aux procédures pénales et à la loi relative aux procédures civiles, puisque la loi no 49/2016 avait été modifiée par l’article 4 de la loi no 53/2017.

40. Par une lettre du 29 janvier 2018, la Cour d’appel informa le requérant et l’accusation que l’affaire passerait en jugement le 6 février 2018 et indiqua les noms des trois juges qui siégeraient en l’espèce. Parmi ces derniers figurait A.E., qui faisait partie des quatre juges nommés par le Président islandais sur la base de la proposition de la ministre de la Justice, qui avait passé outre le rapport d’appréciation du Comité, et du vote du Parlement (paragraphes 5 à 26 ci-dessus).

41. Par une lettre du 2 février 2018, l’avocat qui défendait le requérant demanda que A.E. se récuse en raison d’irrégularités dans la procédure par laquelle celle-ci et les trois autres candidats avaient été nommés juges de la Cour d’appel et parce que leur nomination n’avait pas été conforme à la loi.

42. Le 6 février 2018, au cours d’une audience préliminaire devant la Cour d’appel, le requérant présenta formellement une requête procédurale tendant à ce que A.E. se récuse. S’appuyant sur les articles 59 et 70 (1) de la Constitution islandaise et sur l’article 6 § 1 de la Convention, il soutenait qu’il ne bénéficierait pas d’un procès équitable devant un tribunal impartial et indépendant établi par la loi si cette juge venait à y siéger, en raison des irrégularités qui auraient entaché la procédure par laquelle elle avait été nommée juge d’appel. Il faisait reposer ses prétentions sur la décision rendue le 14 février 2017 par la Cour de l’AELE (Association européenne de libre-échange) dans l’affaire E-21/16 et sur l’arrêt rendu le 23 janvier 2018 par le Tribunal de première instance de l’Union européenne dans l’affaire no T‑639/16 P (paragraphes 64-69 ci-dessous). Il soutenait que, selon ces décisions, dès lors que la nomination d’un juge n’avait pas été conforme à la loi, celui-ci n’était pas pleinement investi de ses attributions judiciaires et que les jugements rendus par ce juge seraient invalidés. Il concluait des arrêts rendus par la Cour suprême le 19 décembre 2017 et le 31 juillet 2017 (paragraphes 27 à 35 ci-dessus) qu’il en serait de même dans son procès si sa demande venait à être rejetée.

43. Par une décision rendue le 22 février 2018, la Cour d’appel rejeta la demande du requérant tendant à ce que A.E. se récuse.

44. Le 24 février 2018, le requérant forma devant la Cour suprême un pourvoi contre cette décision. Par un arrêt rendu le 8 mars 2018, la Cour suprême rejeta le pourvoi au motif que les conditions pour former celui-ci n’avaient pas été satisfaites. Elle jugea que, la demande tendant à la récusation de A.E. étant fondée en réalité sur ce que la qualité de juge de A.E. n’aurait pas été établie conformément à la loi, elle pouvait être saisie d’une telle demande sur la base non pas d’une décision procédurale de la Cour d’appel, mais d’un arrêt rendu sur le fond par la Cour d’appel dans le procès du requérant.

45. À la suite du rejet de ce pourvoi concernant la demande tendant à la récusation de A.E., le procès se poursuivit avec A.E. siégeant parmi les trois juges de la formation d’appel.

46. Par une lettre du 13 mars 2018, le requérant modifia ses prétentions en défense devant la Cour d’appel. Il soutenait, au premier chef, qu’il devait être acquitté et, à titre subsidiaire, que sa peine devait être réduite au motif que la nomination des juges de la Cour d’appel avait violé les articles 59 et 70 de la Constitution et l’article 6 § 1 de la Convention.

47. Par un arrêt du 23 mars 2018, la Cour d’appel confirma le jugement du tribunal du district sur le fond.

48. Le 17 avril 2018, la Cour suprême autorisa le pourvoi et, le 20 avril 2018, le requérant saisit celle-ci au moyen d’un pourvoi formé à sa demande par le procureur.

49. Devant la Cour suprême, le requérant soutenait à titre principal que l’arrêt de la Cour d’appel devait être annulé et que l’affaire devait être rejugée. À titre subsidiaire, il plaidait qu’il devait être acquitté ou que sa peine devait être réduite. Ses prétentions étaient fondées sur ce que la procédure à l’origine de la nomination de A.E., l’une des juges d’appel dans son procès, aurait été contraire à la nouvelle loi sur le système juridictionnel et à la loi relative aux procédures administratives. Le requérant estimait en outre que la proposition de la ministre de la Justice au Parlement, tendant à la nomination de A.E., était contraire au principe général de droit interne selon lequel les autorités ne doivent retenir que les candidats les plus qualifiés. Il en concluait que la nomination de A.E. n’avait pas été conforme à la loi, au mépris des exigences de l’article 59 de la Constitution et de l’article 6 § 1 de la Convention, et qu’il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial, comme l’imposaient l’article 70 (1) la Constitution et l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ses observations devant la Cour suprême, il alléguait notamment que B.N., l’époux de A.E., un parlementaire du même parti politique que la ministre de la Justice, avait renoncé à être en tête de la liste du parti à Reykjavik, aux élections législatives organisées en octobre 2017, en faveur de la ministre après que celle-ci avait décidé d’inclure son épouse dans la proposition au Parlement. La décision prise par B.N. lui aurait effectivement barré la voie ministérielle postérieurement aux élections législatives, lorsque le parti avait formé un nouveau gouvernement de coalition.

50. Par un arrêt du 24 mai 2018, la Cour suprême rejeta les prétentions du requérant et confirma l’arrêt de la Cour d’appel. Sur le grief tiré de la nomination de A.E., elle rappela la procédure à l’origine de la nomination des juges de la Cour d’appel et se référa principalement à cet égard à ses arrêts du 19 novembre 2017 rendus dans des procédures connexes (paragraphes 27 à 35 ci-dessus). Elle raisonna ensuite ainsi :

« Les arguments avancés par [le requérant] à titre principal et à titre subsidiaire devant la Cour suprême sont notamment que, selon l’article 59 de la Constitution et l’article 6 de [la Convention], la nomination d’un juge doit à tous les égards être conforme à la loi. Si tel n’est pas le cas, et si la nomination est donc illégale, « la juge en question n’est pas légalement titulaire d’une fonction judiciaire et les décisions des juridictions au sein desquelles elle siège restent lettre morte », comme [le requérant] le soutient dans ses observations devant la Cour suprême. La conclusion qu’il faudrait tirer de cette thèse ne serait défendable que si la nomination d’une personne en qualité de juge dans de telles conditions constituait un cas de nullité (« markleysa »), auquel cas un vice dans le processus de nomination en entraînerait l’annulation. Il faut tenir compte de ce que, dans son rapport d’appréciation susmentionné du 19 mai 2017, le Comité d’évaluation avait conclu que les trente-trois candidats avaient tous rempli les conditions prévues par la loi pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel, ce que nul ne conteste. La nomination des juges s’est faite conformément aux règles procédurales formelles du chapitre III de la loi no 50/2016, et de la disposition provisoire IV de cette même loi, avec toutefois une exception : lors de la procédure parlementaire relative aux propositions de la ministre de la Justice sur la nomination des juges, les conditions posées au deuxième paragraphe de la disposition provisoire n’avaient pas été satisfaites en ce que le Parlement aurait dû voter sur chacune des candidatures séparément et non pour tous les juges ensemble, ce qu’il avait fait en réalité. Néanmoins, cette question a déjà été tranchée dans l’arrêt susmentionné de la Cour suprême [du 19 décembre 2017], dans lequel celle-ci a conclu qu’il s’agissait d’un vice qui n’était pas important. Compte tenu de ces éléments, ainsi que du fait que tous les quinze juges ont été nommés à leurs fonctions par des lettres signées par le Président islandais le 8 juin 2017 avec le contreseing de la ministre de la Justice, il ne peut être conclu que la nomination de [A.E.] constitue un cas de nullité ni que les décisions judiciaires de la Cour d’appel que cette juge a rendues aux côtés de ses pairs sont pour cette raison « lettre morte. »

Sur la question de savoir si l’accusé, du fait de la participation [de A.E.], n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial conformément au premier paragraphe de l’article 70 de la Constitution (voir l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), il faut rappeler que dans les arrêts susmentionnés de la Cour suprême [du 19 décembre 2017], il avait été conclu que les vices dont était entachée la procédure suivie par la ministre de la Justice antérieurement à la nomination des quinze juges de la Cour d’appel avaient engagé la responsabilité de l’État. Dans cette affaire, ces conclusions n’ont aucunement été contestées et ces arrêts ont donc valeur probante sur ce point conformément à l’article 116 (4) de la loi relative à la procédure civile. À cet égard, il faut aussi souligner en particulier qu’il ne peut être admis que, comme le soutenait la ministre de la Justice dans son mémorandum susmentionné du 30 mai 2017, en se contentant d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire que le Comité d’évaluation ne l’avait fait dans son tableau interne, sur lequel le Comité s’était appuyé dans son rapport d’appréciation du 19 mai 2017, mais en invoquant à d’autres égards « l’instruction suffisante » par le Comité de chaque élément d’appréciation, il pouvait être conclu que les quatre candidats nommés à la fonction de juge de la Cour d’appel, mais pas d’autres, seraient exclus du groupe des quinze candidats les plus qualifiés et que quatre candidats désignés seraient inclus dans ce groupe mais pas d’autres. Sur la question des conséquences de ces vices qui ont entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice, il faut tenir compte du fait que la nomination de l’ensemble des quinze juges de la Cour d’appel pour une durée indéterminée, qui n’a en aucun cas été annulée par un tribunal, est devenue une réalité dès la signature de leurs lettres de nomination, datées du 8 juin 2017. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, tous ces candidats avaient satisfait aux conditions posées à l’article 21 (2) de la loi no 50/2016 pour être nommés à ces fonctions, notamment la condition du point 8 de ce même paragraphe, c’est-à-dire la qualité pour exercer de telles fonctions à la lumière de l’expérience professionnelle et des connaissances en droit. À partir de cette date, les juges ont exercé leurs fonctions (voir l’article 61 de la Constitution, qui prévoit leur inamovibilité sauf décision de justice). Conformément à cette même disposition de la Constitution (voir l’article 43 (1) de la loi no 50/2016), depuis le moment où la nomination de ces juges a pris effet, ils ont pour obligation principale dans l’exercice de leurs fonctions officielles de ne suivre que la loi. Selon cette même disposition légale, ils se sont également vu accorder une indépendance dans leurs fonctions judiciaires mais ils se sont vu imposer aussi l’obligation de les exercer sous leur propre responsabilité et de ne jamais suivre les instructions de quiconque dans leur travail. Au vu de l’ensemble des éléments ci-dessus, il n’y a aucune raison suffisante de douter légitimement que [le requérant] a bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux, malgré les vices dont était entachée la procédure suivie par la ministre de la Justice ».

4. Autres développements

51. Le 5 mars 2018, plusieurs membres de deux partis de l’opposition présentèrent au Parlement une motion de censure contre la ministre de la Justice. Les violations du droit interne dans le processus de nomination des juges à la Cour d’appel motivaient cette motion. Le 6 mars 2018, le Parlement rejeta cette motion par 33 voix contre 29, et une abstention. Les trente-trois parlementaires qui avaient rejeté la motion étaient tous des membres de partis composant la majorité du gouvernement de coalition. Toutefois, deux autres membres de ces partis avaient voté en faveur de la motion.

52. En février et mars 2017, E.J. et J.H., les deux autres candidats qui figuraient parmi les quinze candidats que le Comité avait jugés comme étant les plus qualifiés, mais qui avaient été écartés de la liste définitive des personnes désignées que la ministre de la Justice avait soumise au Parlement, formèrent des recours en justice devant le tribunal de district de Reykjavik contre l’État islandais. E.J. demandait un jugement déclaratoire enjoignant l’État de lui verser une indemnité pour préjudice matériel parce qu’il n’aurait pas été nommé parmi les juges de la Cour d’appel par l’effet d’une décision illégale de la ministre de la Justice. J.H. réclamait une indemnité pour préjudice matériel et préjudice moral parce qu’il n’aurait pas été nommé parmi les juges de la Cour d’appel par l’effet d’une décision illégale de la ministre de la Justice.

53. Par deux jugements séparés du 25 octobre 2018, le tribunal de district de Reykjavik donna raison aux demandeurs. Dans le premier jugement, il reconnut le droit de E.J. à être indemnisé pour le préjudice matériel qu’il avait subi parce qu’il n’avait pas été nommé juge à la Cour d’appel. Il conclut notamment que l’intéressé avait suffisamment établi que, si la procédure avait été conduite dans le respect de la loi en examinant raisonnablement sa candidature et en comparant ses mérites à ceux des autres candidats, il aurait été nommé à cette fonction. Dans le second jugement, le tribunal de district se référa aux arrêts rendus par la Cour suprême le 19 décembre 2017 (paragraphes 32 à 34 ci-dessus) et accorda au demandeur, J.H., 1 000 000 ISK (soit environ 7 300 EUR courants) en réparation du préjudice personnel (moral) subi. Sur le droit à réparation pour préjudice moral, il accorda au demandeur 4 000 000 ISK (soit environ 29 200 EUR courants). Il conclut que le candidat avait lui aussi suffisamment établi que, si la procédure avait été conduite dans le respect de la loi en examinant raisonnablement sa candidature et en comparant ses mérites à ceux des autres candidats, il aurait été nommé juge à la Cour d’appel.

54. L’État islandais fit appel de ces deux arrêts. La Cour suprême ayant refusé le 13 décembre 2018 de se saisir directement des affaires, celles-ci sont actuellement pendantes devant la Cour d’appel.

2. LE DROIT INTERNE PERTINENT

55. Voici les dispositions pertinentes de la Constitution islandaise (Stjórnarskrá lýðveldisins Íslands) :

Article 2

« L’Althing et le Président de la République d’Islande exercent conjointement le pouvoir législatif. Le Président et les autres autorités gouvernementales exercent le pouvoir exécutif conformément à la Constitution et aux autres lois de la République. Les tribunaux exercent le pouvoir judiciaire. »

Article 59

« L’organisation du système juridictionnel ne peut être établie que par la loi ».

Article 60

« Les magistrats statuent sur les questions relatives à la compétence des tribunaux. Toutefois, aucune partie ne peut se soustraire provisoirement à un ordre d’une autorité en demandant le juge une décision sur une question de ce type. »

Article 70

« Toute personne a droit à un procès équitable et dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial qui statuera sur ses droits et obligations ou sur toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Les audiences sont publiques, sauf si le juge en décide autrement, comme la loi le prévoit pour assurer le respect des bonnes mœurs, de l’ordre public, de la sécurité de l’État ou dans l’intérêt des parties.

Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente tant que sa culpabilité n’aura pas été établie. »

56. Voici les dispositions pertinentes de l’ancienne loi no15/1998 sur le système juridictionnel (Lög um dómstóla) :

Article 4a

« Le ministre forme un Comité d’évaluation de cinq membres chargé d’examiner les qualifications des candidats à la fonction de juge à la Cour suprême ou de juge de tribunal de district. Deux membres sont nommés par la Cour suprême, dont l’un en est le Président, et au moins l’un des deux n’est pas en service actif au sein de la magistrature. Le troisième membre est nommé par le Conseil de la magistrature et le quatrième par le barreau islandais. Le cinquième membre est élu par l’Althing. (...)

Le Comité d’évaluation remet au ministre un rapport écrit et motivé sur les candidats à la fonction de juge à la Cour suprême. Ce rapport expose l’avis du Comité sur le candidat qu’il juge le plus qualifié pour cette fonction. Le Comité peut classer plusieurs candidats au même rang. Sur d’autres questions, le ministre peut établir davantage de règles régissant les attributions du Comité.

Aucun candidat ne peut être nommé à la fonction de juge si le Comité d’évaluation n’a pas estimé qu’il était le plus qualifié des candidats, que ce soit seul ou au même rang que d’autres. Toutefois, il peut être dérogé à cette condition si l’Althing approuve une demande du ministre tendant à nommer un autre candidat désigné qui, selon l’avis du Comité d’évaluation, remplit toutes les conditions énoncées aux deuxième et troisième paragraphes de l’article 4. En pareil cas, le ministre saisit l’Althing de sa demande dans les deux semaines à compter de la date de remise de l’avis du Comité d’évaluation ou dans les deux semaines à compter de la date de la session de l’Althing consécutive à la remise de l’avis ; la demande doit être approuvée dans un délai d’un mois à compter de sa communication à l’Althing, faute de quoi le ministre sera tenu par l’avis du Comité d’évaluation. »

57. Voici les dispositions pertinentes de la nouvelle loi no 50/2016 sur le système juridictionnel (Lög um dómstóla) :

Article 21

« La Cour d’appel se compose de quinze juges nommés pour une durée indéfinie par le Président islandais, sur la proposition du ministre.

Seules peuvent être nommées à la fonction de juge à la Cour d’appel les personnes :

1. Âgées d’au moins 35 ans ;

2. De nationalité islandaise ;

3. Jouissant de la capacité mentale et physique nécessaire ;

4. Jouissant de la compétence juridique pour gérer leurs affaires personnelles et financières et n’ayant pas été privées du contrôle de leurs finances ;

5. N’ayant commis aucune infraction pénale considérée comme infamante dans l’opinion publique ni adopté un comportement nuisant à la confiance que les magistrats doivent en général inspirer ;

6. Titulaires d’un D.E.S. de droit ou d’une licence et d’un master en droit ;

7. Ayant exercé pendant au moins trois ans les fonctions de juge de tribunal de district, d’avocat général auprès de Cour suprême, de professeur de droit agrégé ou associé, de commissaire de police, de commissaire de district, de procureur, de secrétaire permanent d’un ministère, de directeur général d’un service du ministre ou de médiateur de l’Althing, ou des fonctions similaires offrant une expérience juridique similaire ; et

8. Réputées aptes à exercer la fonction au vu de leur carrière et de leurs connaissances en droit.

Ne peuvent être appelées à exercer la fonction de juge de la Cour d’appel les personnes qui sont ou ont été mariées à un juge de la Cour d’appel déjà en fonction, ou ayant avec un tel juge un lien d’ascendance ou de descendance, par le sang ou par alliance, ou au second degré. »

Article IV (disposition provisoire)

« Les juges de la Cour d’appel devront être nommés le 1er juillet 2017 au plus tard et entrer en fonction à compter du 1er janvier 2018. Comme le prévoit l’article 4a de la loi no 15/1998 sur le système juridictionnel, un Comité est établi afin d’examiner pour la première fois les qualifications des candidats à la fonction de juge de la Cour d’appel. Il donne au ministre son avis sur les candidats, conformément au deuxième paragraphe de ce même article et du règlement qui s’applique à lui. Le ministre ne peut nommer à la fonction de juge un candidat que le Comité d’évaluation n’aurait pas estimé comme étant le plus qualifié, que ce soit seul ou au même rang que d’autres. Il peut toutefois être dérogé à cette règle si l’Althing accepte une proposition du ministre tendant à autoriser la nomination à la fonction de juge un autre candidat désigné qui, selon le Comité d’évaluation, remplirait toutes les conditions de l’article 21 (2) et (3) de la présente loi.

Lorsqu’il soumet pour la première fois des nominations à la fonction de juge à la Cour d’appel, le ministre présente sa proposition à l’Althing concernant chaque nomination pour acceptation. Si l’Althing accepte les propositions du ministre, celui-ci les transmet au Président islandais, qui formellement nomme les juges (voir l’article 21). Si l’Althing n’accepte pas la proposition du ministre sur telle ou telle nomination, le ministre soumet une nouvelle proposition à l’Althing pour acceptation.

(...) »

58. Voici les dispositions pertinentes de l’arrêté no 620/2010 du ministère de la Justice sur les travaux du Comité d’évaluation chargé d’examiner les compétences des candidats à des fonctions judiciaires (Reglur um störf dómnefndar sem fjallar um hæfni umsækjenda um dómaraembætti) :

Article 3

« Une fois la date limite de dépôt des candidatures dépassée, le ministre recherche si les candidats satisfont à toutes les conditions générales de qualification pour les fonctions judiciaires, publiées conformément à la loi no 15/1998 sur le système juridictionnel. Les candidatures satisfaisant à ces conditions sont alors communiquées au Comité d’évaluation pour appréciation. »

Article 4

« Le Comité décide qui, à son avis, sont les candidats les plus qualifiés à être nommés à des fonctions judiciaires. Il veille au respect de l’égalité dans son évaluation. Sa conclusion doit reposer sur une appréciation globale fondée sur des considérations objectives et sur les qualités des candidats, compte tenu de leur éducation, de leur expérience, de leur intégrité, de leurs compétences et de leur efficacité professionnelle, ainsi qu’il est notamment exposé de manière plus détaillée ci-dessous :

1. Éducation, carrière, connaissances théoriques. Le Comité apprécie l’éducation, la carrière et les connaissances théoriques du candidat en mettant l’accent sur la diversité du profil de ce dernier dans le domaine du droit, par exemple son expérience en tant que juge, dans le contentieux ou dans d’autres types d’activités juridiques, son travail au sein de l’administration ou ses travaux de doctrine. Le candidat doit avoir des connaissances et une éducation juridiques générales et globales. Il faut également rechercher s’il est de formation pluridisciplinaire.

2. Activités secondaires et activités sociales. Le Comité tient également compte des activités secondaires du candidat, par exemple au sein d’instances de recours, et d’autres activités susceptibles d’être utiles à un juge. Il peut également prendre en considération la participation extensive à des activités sociales.

3. Compétence générale. Le Comité prend en compte le point de savoir si le candidat a fait preuve d’indépendance, d’impartialité, d’initiative et d’efficacité dans son travail et s’il peut aisément saisir les questions essentielles. Il serait optimal que le candidat ait une expérience de manager. Le candidat doit avoir une bonne connaissance de la langue islandaise et une capacité à communiquer aisément aussi bien à l’oral qu’à l’écrit.

4. Compétence spéciale. Il est important que le candidat ait une bonne connaissance des procédures en matière civile et pénale et qu’il puisse suivre les dispositions de la loi lorsqu’il rédige un jugement et qu’il puisse le rédiger en respectant la langue. Le candidat doit également avoir la capacité à conduire les débats fermement et équitablement et à traiter les dossiers qui lui sont attribués avec célérité et confiance.

5. Capacité psychologique. Le candidat doit pouvoir communiquer aisément, aussi bien avec ses collègues qu’avec les personnes qu’il rencontre au travail. Il doit avoir eu une bonne réputation dans son ancien travail ainsi que dans ses activités extérieures, et il doit être fiable. »

Article 5

« Le Comité fonde son évaluation sur les dossiers de candidature à la fonction de juge vacante ainsi que sur les règles y applicables.

Le Comité veille à ce que le dossier soit suffisamment examiné sur tous les autres points avant qu’il ne rende son avis sur les qualifications du candidat.

Conformément à l’article 4, dans son évaluation, le Comité peut tenir compte de tous les travaux publiés des candidats, par exemple les ouvrages de doctrine, les jugements, les décisions, etc., qui n’auraient pas été mentionnés dans le dossier de candidature. Le candidat n’a pas à en être spécifiquement prévenu au préalable.

Le Comité peut inviter les candidats à un entretien et demander les documents nécessaires s’ajoutant à ceux joints à leur dossier et il peut fonder son évaluation sur ceux-ci, en conformité avec l’article 4.

Le Comité peut obtenir des renseignements sur la carrière du candidat auprès d’un ancien employeur ou d’autres personnes qui avaient eu une relation professionnelle avec lui. Le candidat a sept jours pour formuler des observations sur les renseignements recueillis. »

Article 6

« Le Comité produit un rapport écrit et motivé sur les candidats, en donnant notamment :

a. Un avis motivé sur les qualifications de chaque candidat ;

b. Un avis motivé sur le point de savoir quels candidats le Comité considère comme étant les plus qualifiés pour exercer des fonctions judiciaires. »

Article 7

« Le Comité communique aux candidats son projet de rapport d’appréciation et leur donne sept jours pour formuler des observations à ce sujet. Les candidats sont tenus au secret du contenu du projet de rapport. »

Article 8

« Une fois que le Comité a examiné les observations des candidats et modifié le cas échéant son rapport, il en arrête la version définitive, le signe et le transmet au ministre avec les pièces du dossier. Il le communique également aux candidats.

Copie du rapport est publiée sur le site Internet du ministère de la Justice dans les trois jours qui suivent sa communication au ministre et aux candidats. »

Article 9

« Le Comité produit son rapport sur les candidats dans les six semaines à compter de la réception par lui des dossiers de candidature. Ce délai peut être allongé dans des circonstances particulières, par exemple le nombre de candidats, etc.

(...) »

59. Voici les dispositions pertinentes de la loi no 88/2008 relative aux procédures pénales (Lög um meðferð sakamála) :

Article 6

« Un juge, y compris un assesseur non professionnel, ne peut siéger dans les cas suivants :

1. Il est accusé, victime ou représentant de victimes ;
2. Il a préservé les intérêts de l’accusé ou de la victime dans le procès ;
3. Il a témoigné ou a été assigné à témoigner dans le procès pour des raisons légitimes ou il a été assesseur ou instructeur en l’affaire ;
4. Il est conjoint de l’accusé ou de la victime, ou il a avec eux un lien au premier ou second degré, par le sang ou par l’adoption ;
5. Il a ou a eu un lien avec le représentant de l’accusé ou la victime, ou avec un avocat de la manière précisée au point d ci-dessus ;
6. Il a ou a eu un lien avec un témoin dans le procès de la manière précisée au point d ci-dessus ; ou avec un assesseur ou un instructeur en l’affaire ; ou
7. Il existe d’autres circonstances ou conditions qui peuvent légitimement faire douter de son impartialité. »

60. Selon la loi relative aux procédures pénales, un procès peut être rouvert dans certaines conditions. L’article 228 de cette loi dispose que lorsqu’un jugement de tribunal de district n’a pas fait l’objet d’un appel ou que le délai d’appel a expiré, le Comité de réouverture des procédures judiciaires (Endurupptökunefnd) peut, à la demande d’une personne estimant qu’elle a été erronément condamnée ou reconnue coupable d’une infraction plus grave que celle qu’elle avait commise, faire rejuger l’affaire par le tribunal de district, sous certaines conditions. Ces conditions sont notamment l’apparition de nouvelles preuves qui auraient pu avoir une incidence importante sur l’issue du procès si elles avaient été disponibles avant le prononcé du jugement (point a) ou si la procédure conduite en l’espèce était entachée de vices graves qui ont eu une incidence sur l’issue du procès (point d). Le procureur peut demander la réouverture au bénéfice de la personne condamnée s’il estime que les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 228 ont été satisfaites. Conformément à l’article 229 de cette même loi, la demande de réouverture doit être adressée par écrit au Comité de réouverture des procédures judiciaires. Elle doit comporter des motifs détaillés sur la question du respect des conditions de réouverture. Selon l’article 231 de cette loi, le Comité de réouverture des procédures judiciaires statue sur la demande de réouverture. S’il l’approuve, le premier jugement demeure valable jusqu’à ce qu’un nouveau jugement soit rendu en l’espèce. L’article 232 précise que le Comité de réouverture des procédures judiciaires peut accepter une demande en réouverture d’une affaire définitivement tranchée par la Cour d’appel ou la Cour suprême et qu’un nouveau jugement peut être rendu si les conditions de l’article 228 sont remplies. Il ne peut y avoir de réouverture devant la Cour d’appel que si la date limite de dépôt d’une demande de pourvoi devant la Cour suprême est dépassée ou si la Cour suprême a rejeté une telle demande.

61. Voici les dispositions pertinentes de la loi no 55/1991 relative aux procédures parlementaires (Lög um þingsköp Alþingis) :

Article 45

« Les motions tendant à l’adoption de résolutions parlementaires prennent la forme de résolutions. Elles sont imprimées puis distribuées aux membres de l’Althing en séance. En principe, elles sont accompagnées d’un document qui en explique la teneur. Elles ne peuvent être débattues qu’au moins deux nuits après leur distribution.

Une résolution n’est adoptée qu’au bout de deux lectures. Toutefois, les motions de censure dirigées contre le gouvernement ou un ministre, les motions sur la nomination de commissions conformément à l’article 39 de la Constitution et les motions présentées par des commissions conformément à l’article 26 (2) sont débattues et tranchées au bout d’un seul débat conformément aux règles régissant la seconde lecture des résolutions parlementaires. La même règle s’applique aux motions d’ajournement des séances de l’Althing visées par la deuxième phrase de l’article 23 (1) de la Constitution.

À l’issue de la première lecture, la motion passe à la seconde lecture et est transmise à la commission proposée par le Président. Toutefois, tout membre peut demander un vote, ainsi que lorsque une autre motion est présentée concernant la commission à saisir.

La seconde lecture n’a lieu qu’au moins une nuit après la première lecture ou la distribution d’un rapport de commission. Lors de cette lecture, chaque article de la proposition est débattu, ainsi que les amendements y relatifs. À l’issue de cette lecture, chaque article de la proposition et chaque amendement à celles-ci est voté, puis enfin la proposition dans son ensemble. Toutefois, s’il n’y a ni motion ni amendement, la proposition peut être votée dans son ensemble.

Si l’Althing est saisie d’une question sur laquelle il est censé prendre position en vertu de la Constitution ou de la loi mais que cette question ne relève pas des activités parlementaires au regard du chapitre III, son Président évoque la question en séance. Une commission en est ensuite saisie, sur la recommandation du Président. Une fois qu’elle a fini d’examiner la question, la commission exprime son avis dans un rapport, qui est distribué en séance, avec une motion tendant à l’adoption d’une résolution, qui est mise en débat et tranchée en une séance unique conformément aux règles régissant la seconde lecture des résolutions parlementaires.

Une résolution parlementaire distribuée après la fin du mois de novembre ne peut être mise à l’ordre du jour avant la pause de Noël qu’avec le consentement de l’Althing, recueilli conformément à l’article 74. De plus, si elle est distribuée après le 1er avril, elle ne peut l’être avant la pause d’été qu’avec le consentement de l’Althing, recueilli conformément à l’article 27. Toutefois, ce consentement ne peut être demandé qu’au moins cinq jours après la date de distribution de la résolution, sauf dérogation votée par les trois cinquièmes des membres votant la résolution.

Conformément à l’article 103 de l’Accord sur l’Espace économique européen, il peut être dérogé aux exigences constitutionnelles par une résolution parlementaire dont l’adoption doit être conforme aux règles établies par le Président.

Au mois d’octobre de chaque année, le Premier ministre présente à l’Althing un rapport sur la mise en œuvre des résolutions adoptées par l’Althing l’année précédente et appelant l’adoption de mesures par le ministre ou le gouvernement, sauf si la loi exige une autre forme de compte rendu à l’Althing. Le rapport doit également préciser l’état des questions soumises par l’Althing au gouvernement ou à un ministre. Une fois présenté, le rapport est soumis pour débat à la commission du contrôle et des affaires constitutionnelles. Si elle le souhaite, la commission peut remettre à l’Althing son avis sur le rapport du ministre et proposer à l’Althing des propositions sur les questions individuelles soulevées dans le rapport. »

62. Voici les dispositions pertinentes de la loi no37/1993 relative aux procédures administratives (Stjórnsýslulög) :

Article 10

« Règle de mise en état

Toute autorité doit veiller à suffisamment instruire un dossier avant de trancher. »

63. L’article 26 (1) de la loi no 50/1993 sur la responsabilité délictuelle (Skaðabótalög) dispose :

« Quiconque

a. délibérément ou par négligence grave cause un préjudice physique ou

b. porte illégalement atteinte à la liberté, à la paix, à l’honneur ou à la personnalité d’autrui

peut être condamné à indemniser la partie lésée pour préjudice moral ».

3. Jurisprudence pertinente de la Cour de l’AELE et du tribunal de l’Union européenne
1. Cour de Justice de l’Association européenne de libre-échange (« Cour de l’AELE »), affaire E-21/16, décision du 14 février 2017

64. La Cour de l’AELE fut saisie pour avis consultatif par la Cour d’appel princière de la principauté du Liechtenstein au sujet de l’Accord relatif à l’Espace économique européen (« l’accord EEE ») et de la directive 2009/138/CE, dite « solvabilité II ». La juridiction lichtensteinoise posa trois questions à la Cour de l’AELE. La troisième question ne se posait que si la Cour de l’AELE tranchait les deux premières questions après le 16 janvier 2017. Elle concernait le principe de loyauté énoncé à l’article 3 de l’accord EEE et la possibilité pour les États membres de l’EEE de contester la validité des décisions de la Cour de l’AELE. Elle consistait pour l’essentiel à savoir si, à compter du 17 janvier 2017, la Cour de l’AELE serait légitimement composée d’une manière qui assurerait son indépendance et son impartialité. La raison à cette question était que, par l’effet d’une décision rendue le 1er décembre 2016 par le Comité « Surveillance et Cour de justice », le juge régulièrement nommé à la Cour de l’AELE au titre de la Norvège avait été reconduit dans ses fonctions pour une durée de trois ans à compter du 17 janvier 2017. Or, l’article 30 (1) de l’accord entre les États de l’AELE relatif à l’institution d’une Autorité de surveillance et d’une Cour de justice prévoyait que les juges à la Cour de l’AELE étaient nommés d’un commun accord entre les gouvernements des États de l’AELE pour une durée de six ans.

65. La Cour de l’AELE répondit à la troisième question avant de répondre aux deux premières questions posées par la Cour d’appel. Auparavant, elle avait reçu une nouvelle décision du Comité « Surveillance et Cour de justice », adoptée le 13 janvier 2017, qui avait annulé la première décision et reconduit dans sa fonction le juge norvégien pour une durée de six ans. Par une décision du 14 février 2017, elle répondit à la troisième question en disant notamment ceci :

« 16. Toute analyse de la légalité de la composition de la Cour, en ce qui concerne en particulier son indépendance et son impartialité, doit tenir dûment compte de plusieurs facteurs importants. Premièrement, le principe de l’indépendance judiciaire est l’une des valeurs fondamentales de l’administration de la justice. Ce principe trouve notamment son reflet dans les articles 2 et 15 du Statut de la Cour et de l’article 3 du règlement de procédure. Deuxièmement, il est vital non seulement que les juges soient indépendants et équitables, mais aussi qu’ils en donnent l’apparence. Troisièmement, la préservation de l’indépendance judiciaire impose une stricte observation des règles pertinentes de nomination des juges, énoncées à l’article 30 de l’ASC. Toute autre approche risquerait d’éroder la confiance du public en la Cour et ainsi de nuire à son apparence d’indépendance et d’impartialité. »

66. La Cour de l’AELE en conclut qu’elle devait tenir compte de la nouvelle décision annulant la décision antérieure et reconduisant dans ses fonctions le juge norvégien pour une durée de six ans. La nouvelle décision était sans ambiguïté et fixait une durée de mandat conforme à l’article 30 de l’ASC. La légalité de la composition de la Cour à compter du 17 janvier 2017 ne pouvait donc faire aucun doute et le volet matériel de la procédure en question serait donc examiné par les trois juges régulièrement nommés de la Cour de l’AELE.

2. Arrêt rendu le 23 janvier 2018 par le Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire no T-639/16 P

67. Il s’agissait d’un pourvoi formé contre l’arrêt du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne du 28 juin 2016, par lequel était demandée l’annulation de cet arrêt, qui avait rejeté l’action de la partie requérante demandant l’annulation de son rapport d’évaluation pour la période allant du 1er janvier au 31 décembre 2013. Par ailleurs, la partie requérante avait demandé l’annulation du rapport d’évaluation en question et la condamnation du Conseil aux dépens.

68. La partie requérante soutenait notamment que l’arrêt attaqué avait été rendu par une formation de jugement constituée de manière irrégulière parce que, selon elle, la procédure de nomination de l’un des juges qui avait siégé au sein de cette formation avait été entachée d’irrégularité.

69. Le tribunal a tout d’abord constaté que le juge en question avait siégé au sein de la formation qui avait rendu l’arrêt attaqué. Il a ensuite estimé que la procédure de nomination du juge en question avait été entachée d’irrégularités non seulement parce que le conseil n’avait pas respecté le cadre légal de l’appel public à candidatures du 3 décembre 2013 mais aussi parce que l’approche du Conseil n’avait pas été conforme aux règles régissant la nomination d’un juge au Tribunal de la fonction publique. Voici le raisonnement suivi dans l’arrêt :

« 65. Dans un troisième temps, il convient donc d’examiner si les irrégularités entachant la procédure de nomination du juge en cause sont de nature à remettre en cause la régularité de la composition de la deuxième chambre du Tribunal de la fonction publique qui a rendu l’arrêt attaqué.

66. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsque surgit une contestation à l’égard de la régularité de la formation du tribunal ayant jugé en première instance qui n’est pas manifestement dépourvue de sérieux, le juge du pourvoi est tenu de vérifier la régularité de celle-ci. En effet, un moyen tiré de l’irrégularité de la formation de jugement constitue un moyen d’ordre public, qui doit être examiné d’office, même dans l’hypothèse où cette irrégularité n’a pas été invoquée en première instance (voir, en ce sens, arrêt du 1er juillet 2008, Chronopost et La Poste/UFEX e.a., C‑341/06 P et C‑342/06 P, EU:C:2008:375, points 44 à 50).

67. Ainsi qu’il ressort de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’une des exigences concernant la composition de la formation de jugement est que les tribunaux doivent être indépendants, impartiaux et établis préalablement par la loi.

68. De cette exigence, qui doit être interprétée en ce sens que la composition de la juridiction et ses compétences doivent être réglementées au préalable par une loi, découle le principe du juge légal, dont l’objectif est de garantir l’indépendance du pouvoir juridictionnel par rapport à l’Exécutif (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 2012, Strack/Commission, T‑199/11 P, EU:T:2012:691, point 22).

69. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, première phrase, de la charte des droits fondamentaux, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention.

70. Il convient également de rappeler que, en vertu de l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et de l’article 52, paragraphe 7, de la charte des droits fondamentaux, lors de l’interprétation des droits énoncés dans cette dernière, les explications élaborées en vue de guider l’interprétation de celle-ci (JO 2007, C 303, p. 17) sont dûment prises en considération par le juge de l’Union. S’agissant de l’interprétation de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux, ces explications précisent :

« Dans le droit de l’Union, le droit à un tribunal ne s’applique pas seulement à des contestations relatives à des droits et obligations de caractère civil. C’est l’une des conséquences du fait que l’Union est une communauté de droit, comme la Cour l’a constaté dans l’affaire 294/83, “Les Verts” contre Parlement européen (arrêt du 23 avril 1986, Rec. 1986, p. 1339). Cependant, à l’exception de leur champ d’application, les garanties offertes par la CEDH s’appliquent de manière similaire dans l’Union. »

71. Il s’ensuit que, en ce qui concerne l’interprétation de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la charte des droits fondamentaux, il convient de tenir compte de la garantie offerte par l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la CEDH, qui prévoit également le principe du juge légal.

72. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), le principe du juge légal consacré à l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la CEDH reflète le principe d’État de droit, dont il découle qu’un organe judiciaire doit être établi conformément à la volonté du législateur (voir, en ce sens, Cour EDH, 27 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, CE :CEDH :2009 :1027JUD 003032302, point 103, et 20 octobre 2009, Gorguiladzé c. Géorgie, CE :CEDH :2009 :1020JUD 000431304, point 67).

73. Selon la Cour EDH, un tribunal doit donc être constitué conformément à la législation relative à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires et à toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire. Il s’agit notamment des dispositions relatives aux mandats, aux incompatibilités et à la récusation des magistrats (voir, en ce sens, Cour EDH, 27 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, CE :CEDH :2009 :1027JUD 003032302, point 104, et 20 octobre 2009, Gorguiladzé c. Géorgie, CE :CEDH :2009 :1020JUD 000431304, point 68).

74. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour EDH, le principe du juge légal exige que les dispositions régissant la procédure de nomination des juges soient respectées (voir, en ce sens, Cour EDH, 9 juillet 2009, Ilatovskiy c. Russie, CE :CEDH :2009 :0709JUD 000694504, points 40 et 41).

75. En effet, il est essentiel non seulement que les juges soient indépendants et impartiaux, mais également que leur procédure de nomination donne cette apparence. C’est pour cette raison que les règles pour la nomination d’un juge doivent être respectées strictement. Autrement, la confiance des justiciables et du public dans l’indépendance et l’impartialité des tribunaux risquerait d’être érodée (voir, en ce sens, décision de la Cour AELE du 14 février 2017, Pascal Nobile/DAS Rechtsschutz-Versicherungs, E‑21/16, point 16).

76. C’est à la lumière de ces principes qu’il convient d’examiner si les irrégularités entachant la procédure de nomination du juge en cause sont de nature à avoir une répercussion sur la régularité de la composition de la deuxième chambre du Tribunal de la fonction publique qui a rendu l’arrêt attaqué.

77. À cet égard, il convient de constater qu’il ressort des considérants 1 à 6 de la décision 2016/454, qui sont reproduits au point 11 ci-dessus, que le Conseil était pleinement conscient du fait que la liste de candidats en cause n’avait pas été établie en vue de la nomination d’un juge au poste occupé par Mme Rofes i Pujol. Néanmoins, il a décidé de l’utiliser à cette fin. Il ressort donc de l’acte de nomination lui-même que le Conseil s’est affranchi délibérément du cadre légal imposé par l’appel public à candidatures du 3 décembre 2013 et des règles régissant la nomination des juges au Tribunal de la fonction publique.

78. Dans ces circonstances, eu égard à l’importance du respect des règles régissant la nomination d’un juge pour la confiance des justiciables et du public dans l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, le juge en cause ne saurait être considéré comme un juge légal au sens de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la charte des droits fondamentaux.

79. Partant, il convient d’accueillir le premier moyen, tiré de ce que la deuxième chambre du Tribunal de la fonction publique qui a rendu l’arrêt attaqué n’a pas été constituée de manière régulière.

80. Eu égard à ces considérations, il convient d’annuler l’arrêt attaqué dans son intégralité, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les deuxième et troisième moyens. »

4. Textes pertinents du conseil de l’Europe

70. Voici les parties pertinentes de l’avis no 18/2015 du 16 octobre 2015 du Conseil consultatif des juges européens sur « la place du système judiciaire et ses relations avec les autres pouvoirs de l’État dans une démocratie moderne » :

« B. Les différents éléments de la légitimité du pouvoir judiciaire

(1) Le pouvoir judiciaire dans son ensemble

13. Le pouvoir judiciaire s’inscrit dans le cadre constitutionnel des États démocratiques fondés sur la prééminence du droit. Par définition, dès lors que le cadre constitutionnel d’un État est légitime, le pouvoir judiciaire mis en place par la Constitution est, comme composante de l’État démocratique, tout aussi légitime et nécessaire que les deux autres pouvoirs. Tous les États membres ont, sous une forme ou une autre, une Constitution qui, par des moyens divers (par exemple la coutume ou le vote populaire), est acceptée comme fondement légitime de l’État. Les constitutions de tous les États membres reconnaissent et conçoivent (explicitement ou implicitement) le rôle d’un pouvoir judiciaire se devant de faire respecter l’État de droit et de décider des litiges en appliquant la règle de droit conformément à la législation et à la jurisprudence. Ainsi, le fait qu’une constitution crée un pouvoir judiciaire pour exercer ce rôle ne peut que conférer une légitimité à l’ensemble du système judiciaire. En tranchant un litige, chaque juge exerce son autorité en tant qu’élément du pouvoir judiciaire. Aussi, le fait même que le pouvoir judiciaire soit inscrit dans la constitution d’un État offre une légitimité non seulement au pouvoir judiciaire dans son ensemble, mais aussi à chaque juge.

(2) Légitimité constitutionnelle ou formelle des juges considérés individuellement

14. Afin d’exercer les fonctions judiciaires légitimées par la Constitution, chaque juge doit être nommé et devient ainsi membre du pouvoir judiciaire. Chaque juge nommé conformément à la constitution et aux autres règles applicables se voit ainsi investi de l’autorité et de la légitimité constitutionnelles. Une nomination respectueuse des normes constitutionnelles et légales confère implicitement l’autorité et les pouvoirs appropriés d’appliquer les lois telles que le législateur les a conçues ou que d’autres juges les ont interprétées. La légitimité conférée à un juge par une nomination en vertu de la constitution et des autres normes de l’État constitue la « légitimité constitutionnelle ou formelle » d’un juge.

15. Le CCJE a recensé les différentes méthodes de nomination de juges pratiquées dans les États membres du Conseil de l’Europe. Ce sont, par exemple, la nomination par un conseil de la justice ou par un autre organe indépendant, l’élection par le Parlement ou la nomination par le pouvoir exécutif. Comme l’a souligné le CCJE, chaque système a ses avantages et ses inconvénients. On peut faire valoir que la nomination par le Parlement et, dans une moindre mesure, par le pouvoir exécutif peut donner une légitimité démocratique supplémentaire, bien que ces modes de nomination comportent un risque de politisation et de dépendance vis-à-vis de ces autres pouvoirs. Pour faire face à ces risques, le CCJE a donc recommandé que toute décision liée à la nomination ou à la carrière d’un juge soit fondée sur des critères objectifs et prise par une autorité indépendante, ou assortie de garanties pour qu’elle ne soit pas prise sur une autre base que ces critères. Le CCJE a également recommandé la participation d’une instance indépendante composée d’un nombre substantiel de juges choisis démocratiquement par d’autres juges dans les décisions concernant la nomination ou la promotion des juges. La légitimité constitutionnelle des juges individuels nommés définitivement ne doit pas être menacée par des mesures législatives ou exécutives résultant de changements au sein du pouvoir politique. »

71. Voici les parties pertinentes de la Recommandation [CM/Rec(2010)12](https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?Reference=CM/Rec.2010.12) du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010, lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres :

« Chapitre VI – Statut du juge

Sélection et carrière

44. Les décisions concernant la sélection et la carrière des juges devraient reposer sur des critères objectifs préétablis par la loi ou par les autorités compétentes. Ces décisions devraient se fonder sur le mérite, eu égard aux qualifications, aux compétences et à la capacité à statuer sur les affaires en appliquant le droit dans le respect de la dignité humaine.

45. Toute forme de discrimination à l’encontre des juges ou candidats à une fonction judiciaire, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, le handicap, la naissance, l’orientation sexuelle ou toute autre situation, devrait être bannie. La condition selon laquelle un juge ou un candidat à une fonction judiciaire doit être un ressortissant de l’État concerné ne devrait pas être considérée comme discriminatoire.

46. L’autorité compétente en matière de sélection et de carrière des juges devrait être indépendante des pouvoirs exécutif et législatif. Pour garantir son indépendance, au moins la moitié des membres de l’autorité devraient être des juges choisis par leurs pairs.

47. Toutefois, lorsque les dispositions constitutionnelles ou législatives prévoient que le chef de l’État, le gouvernement ou le pouvoir législatif prennent des décisions concernant la sélection et la carrière des juges, une autorité indépendante et compétente, composée d’une part substantielle de membres issus du pouvoir judiciaire (sous réserve des règles applicables aux conseils de la justice énoncées au chapitre IV) devrait être habilitée à faire des propositions ou à émettre des avis que l’autorité pertinente de nomination suit dans la pratique.

48. La composition des autorités indépendantes dont il est fait mention aux paragraphes 46 et 47 devrait garantir une représentation aussi variée que possible. Leurs procédures devraient être transparentes et l’accès aux motifs des décisions rendues devrait être possible pour les candidats qui en font la demande. Un candidat non retenu devrait avoir le droit d’introduire un recours contre la décision ou, tout au moins, la procédure y ayant conduit. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION pour ce qui est du « droit à un tribunal établi par la loi »

72. Le requérant estime que la nomination de A.E., l’une des juges de la Cour d’appel qui a siégé dans son procès pénal, n’était pas conforme au droit interne. Il en conclut que l’accusation en matière pénale dont il faisait l’objet n’a pas été décidée par un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit ainsi en sa première phrase :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

73. Le Gouvernement rejette cette thèse.

1. Sur la recevabilité

74. La Cour relève que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. La requête doit donc être déclarée recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a. Le requérant

75. Le requérant soutient que l’obligation pour tout tribunal d’être établi par la loi implique, premièrement, que les règles générales d’établissement des tribunaux soient clairement énoncées dans la législation et, deuxièmement, que la nomination individuelle de chaque juge soit conforme à la loi.

76. Le requérant estime que la nomination de A.E. n’était pas conforme au droit interne et a donc violé l’article 6 § 1 de la Convention. Il dit que le raisonnement livré par la Cour suprême dans son arrêt du 24 mai 2018 en l’espèce concernant les conséquences de la nomination illégale faite par la ministre était contraire à la Convention et n’a fait aucun cas des critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour. Il était important selon lui de respecter sur tous les points les procédures légales de nomination des juges. Tel n’aurait pas été le cas lorsque la ministre a nommé à la Cour d’appel A.E. et trois autres candidats en les substituant à d’autres qui figuraient sur la liste du Comité. À cet égard, le requérant ajoute que leur nomination était motivée par leurs opinions et liens politiques. Il allègue sur ce point que, quelques mois après la nomination de A.E., l’époux de cette dernière, B.N., un parlementaire membre du même parti que celui de la ministre de la Justice, a rendu à celle-ci « un énorme service politique » garantissant son avenir politique et sa place dans le nouveau gouvernement en ne s’opposant pas à elle pour être en tête de la liste de ce parti dans le district de Reykjavik dans le cadre des élections législatives tenues en octobre 2017. Il affirme en outre que l’un des quatre candidats proposés par la ministre de la Justice était l’époux de l’une de ses amies.

77. Le requérant s’appuie sur les arrêts rendus par la Cour suprême le 19 décembre 2017 dans des procès connexes (paragraphes 27-35 ci-dessus), où la haute juridiction a dit que la nomination des quatre juges, dont A.E., qui selon le Comité n’étaient pas parmi les quinze candidats les plus qualifiés, n’était pas conforme à la loi. La Cour suprême aurait conclu que ces nominations étaient illégales premièrement parce que la ministre de la Justice n’avait pas fait de propositions individuelles pour la nomination de chacun des candidats, contrairement à ce que prescrivait la loi, et deuxièmement au motif que la procédure d’évaluation de leurs compétences était lacunaire et contraire à l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives (paragraphe 62 ci-dessus).

78. Le requérant estime en outre cette nomination contraire à la règle non écrite de droit islandais qui voudrait que l’administration ne retienne que le candidat le plus compétent. C’est ce que la Cour suprême aurait jugé dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce le 24 mai 2018, ajoutant que ses arrêts du 19 décembre 2017 avaient pleine valeur probante dans le cadre du pourvoi formé par le requérant devant elle. Il serait donc établi que la nomination de A.E. comme juge à la Cour d’appel a violé les règles de droit interne.

79. Le requérant soutient par ailleurs que, depuis l’introduction de sa requête, deux autres des quatre candidats qui étaient parmi les quinze plus qualifiés aux yeux du Comité ont été indemnisés ou ont vu leurs prétentions à réparation reconnues par le tribunal de district de Reykjavik dans des jugements rendus le 25 octobre 2018. Ces derniers font l’objet d’un appel dont la Cour d’appel est désormais saisie (paragraphes 52-54 ci-dessus).

80. Le requérant repousse l’argument tiré par le Gouvernement de ce que la Cour suprême, dans son arrêt du 24 mai 2018, aurait indiqué que les vices de procédure constatés dans l’arrêt du 19 décembre 2017 n’auraient pas pesé dans la conclusion sur la question de la légalité de la nomination de A.E. En outre, le Gouvernement aurait mal interprété l’arrêt quant aux conséquences à tirer des vices entachant la légalité de la nomination de A.E. et il aurait erronément conclu que ces vices n’ont eu aucune répercussion sur la situation de A.E. en tant que juge. Rien de tout cela n’apparaîtrait dans l’arrêt.

81. Le requérant repousse également l’argument du Gouvernement selon lequel la ministre de la Justice a présenté quinze propositions séparées pour chacun des candidats. Il soutient qu’il s’agissait d’un vote « à prendre ou à laisser » et que les parlementaires n’ont pas eu la possibilité de voter pour chacun des candidats individuels proposés par la ministre. La disposition provisoire IV de la nouvelle loi sur le système juridictionnel aurait clairement fixé la procédure. Dès lors, la proposition, le vote et la nomination de A.E. auraient clairement violé cette disposition, comme l’aurait explicitement confirmé la Cour suprême en l’espèce.

82. Le requérant rejette aussi l’argument tiré par le Gouvernement de ce que les vices dans la procédure de nomination de A.E. ne s’analyseraient pas en une violation flagrante du droit interne et de ce que la Cour n’aurait donc pas à mettre en doute l’interprétation du droit interne livrée par la Cour suprême. Il soutient, premièrement, que les arrêts rendus par la Cour suprême le 19 décembre 2017 ont confirmé que la nomination de A.E. à la Cour d’appel était une violation flagrante du droit interne. Cette violation aurait été si flagrante qu’A.E. n’aurait pas été nommée si la ministre de la Justice avait suivi la procédure légale applicable. Deuxièmement, la Cour suprême aurait conclu à la violation flagrante du droit interne dans ses arrêts antérieurs. Dès lors, dans son arrêt concernant le requérant, elle aurait dû selon ce dernier interpréter non pas le droit interne mais plutôt l’article 6 § 1 de la Convention. La jurisprudence de la Cour voudrait que les juges soient nommés non pas arbitrairement mais conformément à des procédures prévisibles et régulières. Dès lors qu’il aurait été établi que la nomination de A.E. était effectivement illégale et arbitraire, et contraire à l’article 6 § 1, elle devrait toujours d’après le requérant s’analyser en une violation flagrante du droit interne. À titre subsidiaire, un droit interne qui ne prévoirait aucun recours contre les nominations illégales ou arbitraires ne pourrait être qualifié de « loi » au sens autonome donné à ce terme sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

b. Le Gouvernement

83. Le Gouvernement soutient que, au regard du droit interne, tel qu’interprété par la Cour suprême, A.E. est légalement une juge de la Cour d’appel pleinement investie de toutes les attributions judiciaires découlant de sa nomination, y compris le pouvoir de participer aux décisions dans le procès pénal du requérant. Il se réfère avant tout aux conclusions de la Cour suprême dans l’arrêt rendu par celle-ci le 24 mai 2018, déboutant le requérant.

84. Le Gouvernement estime que, même à supposer que la Cour soit appelée à examiner la question du respect du droit interne, il faut tenir compte des principes de la subsidiarité et de la marge d’appréciation accordée aux juridictions internes car c’est au premier chef à ces dernières qu’il revient d’interpréter le droit interne. Il dit que, selon la jurisprudence de la Cour, leur interprétation ne peut être contestée qu’en cas de violation flagrante du droit interne.

85. Le Gouvernement en conclut que la question qui se pose devant la Cour est de savoir si les constats de la Cour suprême quant aux conséquences juridiques des vices qui ont entaché la procédure de nomination sur la situation de A.E. comme juge dans le procès du requérant s’analysent en une violation flagrante du droit interne.

86. Le Gouvernement dit que la Cour suprême, dans les arrêts qu’elle a rendus le 19 décembre 2017, a reconnu que la procédure de nomination de A.E. était viciée. Il estime toutefois que l’essence du raisonnement de la haute juridiction était que, malgré ces irrégularités, A.E. avait été nommée juge de la Cour d’appel et investie des attributions judiciaires comme n’importe quel autre de ses pairs. Il en découlerait que, selon le droit interne, telle qu’interprété et appliqué par la Cour suprême, ce n’est pas parce que la Cour suprême a constaté ces irrégularités dans son arrêt du 19 décembre 2017 que A.E. avait été illégalement nommée à cette fonction. Le requérant aurait donc bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal établi par la loi au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Le Gouvernement considère que les conclusions de la Cour suprême reposaient sur des motifs raisonnables et qu’elles ne s’analysent pas en une violation flagrante du droit interne.

87. Par ailleurs, le Gouvernement souligne que le tableau d’évaluation évoqué par le requérant, énumérant les rangs des candidats, n’était pas en tant que tel un élément du rapport du Comité ni des conclusions de ce dernier. Il s’agissait selon lui d’un document de travail apparemment censé faciliter les travaux du Comité. Le seul rang « officiel » aurait été la conclusion du Comité que les quinze candidats désignés étaient les plus qualifiés. Toutefois, la ministre de la Justice aurait estimé que le Comité n’avait pas accordé un poids suffisant dans son évaluation à l’expérience judiciaire, laquelle serait un critère objectif et raisonnable. La décision de la ministre aurait été conforme à ce critère parce que les quatre candidats qu’elle avait remplacés sur la liste auraient eu moins d’expérience au sein de la magistrature que les quatre qu’elle avait choisis à leur place.

88. Le Gouvernement ajoute que, selon les règles applicables de droit interne, la ministre de la Justice pouvait s’écarter des conclusions du Comité, si ce n’est qu’elle devait ensuite en demander l’approbation au Parlement. Il fallait selon lui le justifier par des motifs légitimes, par exemple l’appréciation objective des qualifications des candidats.

89. La ministre aurait proposé une liste de candidats qu’elle jugeait les plus qualifiés, en tenant compte aussi de considérations tenant à l’égalité des sexes. L’appréciation de candidatures à des fonctions judiciaires ne serait jamais une science exacte ni un exercice purement mathématique.

90. Le Gouvernement ne voit que pure spéculation dans la thèse du requérant selon laquelle A.E. n’aurait pas été nommée juge si chacun des candidats avait fait l’objet d’un vote séparé. La ministre de la Justice n’aurait eu aucune emprise sur l’issue d’un vote au Parlement. Ce serait le Secrétaire général du Parlement et le directeur de son service juridique qui auraient fixé les modalités du vote au bout d’un examen détaillé sur la base de considérations professionnelles. La nomination de A.E. aurait été votée selon les mêmes modalités qu’avec tous les autres candidats et n’importe quel parlementaire aurait eu la possibilité de demander un vote séparé pour chacun d’eux.

91. Le Gouvernement repousse les allégations du requérant selon lesquelles la ministre de la Justice, dans la liste qu’elle a soumise au Parlement, a trié sur le volet les candidats en fonction de liens d’amitié et de liens politiques. Ces allégations seraient générales et vagues et n’auraient guère de valeur en tant qu’arguments juridiques permettant à la Cour de statuer en l’espèce. Elles viseraient à créer l’illusion que l’ensemble du processus était gravement vicié et corrompu, ce que conteste énergiquement le Gouvernement. En particulier, ce dernier rejette la thèse du requérant selon laquelle la nomination de A.E. s’inscrivait dans une sorte de « marchandage politique ». Il dit que, lorsque A.E. a été nommée juge à la Cour d’appel, personne ne savait que des élections législatives seraient tenues en octobre 2017 car ce n’est qu’en septembre 2017 que le gouvernement islandais a été dissous et que de nouvelles élections législatives ont été programmées. La sélection et la nomination des juges de la Cour d’appel auraient déjà été faites à ce moment-là.

92. Le Gouvernement considère donc que la nomination des juges à la Cour d’appel s’est faite à l’issue de la procédure minutieuse et détaillée prévue par le droit applicable. Cette procédure comporterait l’ensemble des contrôles et garanties appropriées pour les nominations judiciaires, censés exclure toute sélection sur le volet, et elle serait sans le moindre doute tout à fait légitime du point de vue des normes de la Convention et du Conseil de l’Europe. Ces nominations auraient reposé sur un examen approfondi de toutes les candidatures sur la base de critères objectifs et la modification apportée par la ministre de la Justice aurait été motivée par des considérations objectives et légitimes.

93. Enfin, le Gouvernement soutient que les développements dans la législation nationale en matière de nomination des juges entre en ligne de compte dans l’affaire dont la Cour est à présent saisie. Ces développements montreraient de quelle manière des modifications progressives ont été apportées dans le but de ménager un équilibre entre l’intervention des experts dans l’évaluation des candidatures à des fonctions judiciaires, l’intervention des magistrats et enfin l’intervention des autorités politiques. La législation antérieure aurait été critiquée parce qu’elle donnait trop de latitude et de pouvoirs au ministre, un acteur politique, dans les nominations judiciaires. Les conclusions du Comité d’évaluation seraient désormais contraignantes, si ce n’est que le ministre pourrait s’en écarter et en saisir le Parlement. Ni la loi ni sa note explicative ne donnent des instructions sur la manière dont le ministre de la Justice doit rédiger sa proposition pour le Parlement lorsqu’il s’écarte de l’avis du Comité d’évaluation.

2. Appréciation de la Cour

a) Observations liminaires et applicabilité de l’article 6 de la Convention

94. En l’espèce, le requérant allègue que A.E., une juge de la Cour d’appel islandaise nouvellement constituée qui, avec deux autres membres de la formation de jugement, l’a reconnu coupable d’une infraction pénale, n’avait pas été nommée conformément au droit interne. Il en conclut que l’accusation en matière pénale dont il a fait l’objet n’a pas été décidée par un « tribunal établi par la loi » comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention.

95. Ainsi qu’il sera expliqué ci-dessous, la Cour est appelée à examiner ce grief sur la base de l’arrêt rendu en l’espèce par la Cour suprême le 24 mai 2018 qui, renvoyant à des arrêts antérieurs du 19 décembre 2017 rendus dans des procédures connexes, a confirmé que, sur certains points, la procédure de nomination de la juge en question n’était pas conforme au droit interne. Toutefois, la Cour suprême a rejeté la demande du requérant tendant à annuler cet arrêt rendu dans ce procès par la Cour d’appel et à faire rejuger l’affaire.

96. La Cour constate que les parties ne contestent pas l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal. Le requérant a été inculpé et condamné pour une infraction routière parce qu’il avait conduit en l’absence de permis valable et sous l’emprise de stupéfiants. Il a été condamné à dix-sept mois d’emprisonnement et interdit de permis de conduire à vie (paragraphes 38 et 47 ci-dessus). La Cour en conclut que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en la présente affaire sous son volet pénal (Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, 9 novembre 2018, § 119).

b) Principes généraux

97. En vertu de l’article 6 § 1 de la Convention, tout « tribunal » doit être « établi par la loi ». Cette expression reflète le principe de la prééminence du droit, inhérent à tout le système de la Convention et de ses protocoles (voir, par exemple, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 64, CEDH 2007-III (extraits)). Comme la Cour l’a déjà dit auparavant, un tribunal n’ayant pas été établi conformément à la volonté du législateur serait nécessairement dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour trancher les différends juridiques (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002).

98. La « loi », au sens de l’article 6 § 1, est donc non seulement la législation relative à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires (voir, entre autres, Lavents, précité, § 114), mais également toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire (Gorguiladzé c. Géorgie, no 4313/04, § 68, 20 octobre 2009, et Pandjikidzé et autres c. Géorgie, no 30323/02, § 104, 27 octobre 2009). L’expression « établie par la loi » englobe donc la base légale de l’existence même du « tribunal » (DMD Group, A.S. c. Slovaquie, no 19334/03, § 59, 5 octobre 2010). De plus, le sens du mot « établi » dans la première phrase de l’article 6 § 1 de la Convention inclut, par sa nature même, le processus de nomination des juges dans le système judiciaire interne qui doit, conformément au principe de la prééminence du droit, être conduit dans le respect des règles applicables de droit national en vigueur pendant la période considérée (voir, en comparaison et a contrario, Cour de l’AELE, affaire E-21/16, décision du 14 février 2017, § 16, et Tribunal de l’Union européenne, affaire no T-639/16 P, arrêt du 23 janvier 2018, §§ 75 et 78 (paragraphes 64-69 ci-dessus)).

99. La Cour observe par ailleurs que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « établie par la loi » à l’article 6 § 1 de la Convention a pour objet d’éviter que « l’organisation du système judiciaire dans une société démocratique ne soit laissée à la discrétion de l’Exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement » (Zand c. Autriche, no 7360/76, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports (DR) 15, pp. 70 et 80). De plus, dans des pays de droit codifié, l’organisation du système judiciaire ne peut être laissée à la discrétion des autorités judiciaires, ce qui n’exclut cependant pas de leur reconnaître un certain pouvoir d’interprétation de la législation nationale en la matière (Coëme et autres, précité, § 98, et Savino et autres c. Italie, nos 17214/05, 20329/05 et 42113/04, § 94, 28 avril 2009). À cet égard, la Cour souligne que l’obligation que tout tribunal soit établi par la loi se rattache étroitement aux autres exigences générales de l’article 6 § 1 en matière d’indépendance et d’impartialité des magistrats, qui sont l’une et l’autre sont des attributs du principe fondamental de la prééminence du droit dans une société démocratique. En somme, « il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables » (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 78, 23 avril 2015).

100. En principe, une violation par un tribunal des dispositions légales internes relatives à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires est contraire à l’article 6 § 1 (DMD Group, A.S, précité, § 61). Il s’ensuit qu’une atteinte à ces principes, à l’instar d’une atteinte aux principes tirés de la même disposition selon lesquels un tribunal doit être indépendant et impartial, n’appelle pas un examen séparé de la question de savoir si le procès a été inéquitable du fait d’une méconnaissance du principe selon lequel tout tribunal doit être établi par la loi. De plus, compte tenu de l’obligation que tout tribunal soit établi conformément au droit interne, la Cour est appelée à vérifier si celui-ci a été respecté à cet égard. Les conclusions des tribunaux nationaux à ce sujet peuvent donc faire l’objet d’un contrôle européen. Toutefois, compte tenu du principe général selon lequel c’est en premier lieu aux juridictions nationales elles-mêmes qu’il incombe d’interpréter la législation interne, la Cour estime qu’elle ne doit mettre en cause leur appréciation que dans les cas de violation flagrante de cette législation (voir, mutatis mutandis, Coëme et autres, précité, § 98 in fine, Lavents, précité, § 114, et DMD Group, A.S, précité, § 61).

101. La Cour considère que le même critère de violation flagrante du droit interne s’applique lorsque, comme en l’espèce, la violation est imputable à d’autres branches du pouvoir et a été reconnue par les juridictions internes. À cet égard, elle recherchera si ces dernières ont examiné en tenant compte des principes généraux de sa jurisprudence le moyen tiré du non-respect du droit interne applicable lors de la nomination d’un juge par les autres branches du pouvoir et en particulier si elles ont pris suffisamment en considération le caractère flagrant de la violation lorsqu’elles ont recherché si le tribunal en question était « établi par la loi ».

102. La Cour note cet égard qu’il découle des critères tirés de sa jurisprudence que seules peuvent satisfaire aux critères de la violation « flagrante » du droit national les violations des règles nationales applicables d’établissement des tribunaux revêtant un caractère fondamental et étant des éléments essentiels de l’établissement et du fonctionnement du système judiciaire. À cet égard, la notion de violation « flagrante » du droit interne tient donc à la nature et à la gravité de la violation alléguée. De plus, la Cour examinera la question de savoir si l’établissement d’un tribunal reposait sur une violation « flagrante » du droit interne en recherchant s’il ressort des faits du dossier que la violation des règles internes en matière de nomination des magistrats était délibérée ou, à tout le moins, s’analysait en un mépris manifeste du droit national applicable (voir aussi, sur ce point, Tribunal de l’Union européenne, arrêt précité, § 77 (paragraphe 69 ci-dessus)).

103. Enfin, la Cour rappelle « le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence » (Ramos Nunes de Carvalho E SÁ c. Portugal [GC], nos 55391/13, 57728/13 et 74041/13, § 144, 8 novembre 2018). Cela vaut aussi pour « la nécessité de préserver l’indépendance de la justice » (Baka c. Hongrie [GC], no 20216/12, § 165, 23 juin 2016). Dès lors, sur la base des principes susmentionnés, et compte tenu de l’objet et du but de l’obligation que tout tribunal soit établi par la loi, ainsi que de son lien étroit avec le principe fondamental de la prééminence du droit, la Cour doit aller au-delà des apparences et rechercher si une violation des règles nationales applicables en matière de nomination des juges a fait naître un risque réel que d’autres organes de l’État, en particulier l’Exécutif, aient fait de leurs pouvoirs un usage injustifié qui a nui à l’intégrité du processus de nomination dans une mesure non prévue par les règles nationales en vigueur à l’époque des faits.

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

104. Le requérant fut reconnu coupable et condamné en première instance par le tribunal de district de Reykjaness. En appel, le jugement fut confirmé par une formation de trois juges de la Cour d’appel nouvellement créée, au sein de laquelle siégeait A.E. Après en avoir reçu l’autorisation, le requérant forma un pourvoi devant la Cour suprême mais sa demande tendant à faire annuler l’arrêt de la Cour d’appel et à faire rejuger l’affaire fut rejetée par la Cour suprême. Il soutient que la nomination de A.E. comme juge de la Cour d’appel n’était pas conforme au droit interne.

105. Il ressort des éléments du dossier que, le 19 décembre 2017, la Cour suprême avait déjà rendu deux arrêts dans des procédures judiciaires étroitement connexes (paragraphes 27-35 ci-dessus), qu’en décidant de retirer quatre candidats de la liste que lui avait soumise le Comité d’évaluation et en les remplaçant par quatre autres, dont A.E., dans sa proposition au Parlement, la ministre de la Justice a violé la loi no 37/1993 relative aux procédures administratives. Deux candidats qui avaient été retirés de la liste ont formé devant les juridictions internes un recours en annulation et en réparation et, par les arrêts susmentionnés de la Cour suprême rendus le 19 décembre 2017, ils ont été indemnisés pour le préjudice personnel que leur avait causé l’action de la ministre de la Justice.

106. De plus, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce, qui faisait directement référence à ses deux arrêts 19 décembre 2017, la Cour suprême a jugé que la procédure devant le Parlement avait également violé la disposition provisoire IV de la nouvelle loi no 50/2016 sur le système juridictionnel, au motif que, au lieu de suivre la procédure prévue par cette disposition qui consistait à procéder à un vote séparé pour chacun des quinze candidats proposés par la ministre de la Justice, le Parlement avait décidé de voter la proposition dans son ensemble.

107. Il s’ensuit que la Cour devra examiner le grief du requérant en accordant un poids important au fait que la Cour suprême, l’organe judiciaire suprême dans l’ordre juridique islandais, avait déjà conclu dans trois arrêts, dont l’un concernait le procès du requérant, que les règles de droit interne susmentionnées n’avaient pas été respectées lors du processus de nomination de quatre juges particuliers de la Cour d’appel, dont A.E. La Cour n’est pas fondée à mettre en cause les conclusions de la Cour suprême sur l’interprétation par celle-ci du droit interne et il lui faut donc conclure elle aussi que la nomination de A.E. reposait sur un processus qui n’a pas respecté les règles applicables de droit national en vigueur à l’époque des faits. Bien qu’il s’agisse d’un élément sans pertinence directe dans l’examen de la présente affaire, la Cour relève par ailleurs que, par deux jugements de tribunal de district rendus le 25 octobre 2018, actuellement contestés devant la Cour d’appel, les deux autres candidats exclus de la liste par la ministre, J.H. et E.J., ont eux aussi obtenus gain de cause, ce qui confirme là encore que la ministre de la Justice a méconnu le droit interne dans le processus de nomination, J.H. ayant été indemnisé non seulement pour préjudice matériel mais aussi pour préjudice moral, et E.J. ayant bénéficié d’un jugement déclaratoire confirmant que, dans son cas, la responsabilité délictuelle de l’État avait été engagée (paragraphes 52-54 ci-dessus).

108. Conformément aux principes généraux de la jurisprudence de la Cour (paragraphes 97-103 ci-dessus), il reste pour celle-ci à déterminer si ces violations d’ores et déjà établies du droit interne dans la nomination de A.E. comme juge à la Cour d’appel sont, considérées dans leur ensemble, « flagrantes » et si elles ont donc eu pour conséquence, comme l’allègue le requérant, que la présence de A.E. au sein de la formation qui a statué sur l’accusation en matière pénale dirigée contre lui constituait une violation de l’article 6 § 1 en ce que cette nomination n’aurait pas été « établie par la loi », au sens de la Convention.

109. En l’espèce, la Cour suprême a déjà clairement dit que la ministre de la Justice comme le Parlement avaient violé les règles applicables lors de la nomination de juges de la Cour d’appel, y compris A.E., qui avait statué en l’espèce. Toutefois, la Cour doit retenir dans son analyse que, comme le soutient le requérant (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour suprême, dans son arrêt du 24 mai 2018, n’a pas expressément pris position sur la question de savoir si ces violations étaient « flagrantes » au sens de la jurisprudence de la Cour sur les exigences découlant de l’article 6 § 1 de la Convention.

110. La Cour suprême a rejeté la demande du requérant tendant à l’annulation de l’arrêt de la Cour d’appel, que celui-ci avait fondée sur ce que la nomination de A.E. à la Cour d’appel aurait été contraire à l’article 59 de la Constitution et à l’article 6 § 1 de la Convention. Si elle a reconnu que l’action de la ministre de la Justice à l’origine de la nomination de A.E. n’était pas conforme au droit national, la haute juridiction n’en a pas moins conclu qu’il ne pouvait pas s’agir d’un « cas de nullité » et que les décisions prises par cette juge ne devaient donc pas rester « lettre morte » (paragraphe 50 ci-dessus). De plus, ainsi qu’il a déjà été indiqué, elle a jugé que la procédure devant le Parlement, dans le cadre de laquelle aucune des quatre candidatures n’avait fait l’objet d’un vote séparé, n’avait pas été conforme à la loi, telle que découlant de la disposition provisoire IV de la nouvelle loi sur le système juridictionnel. Or, elle a estimé que ce vice n’était pas « important », se référant à cet égard à ses deux arrêts du 19 décembre 2017 rendus dans les procédures en réparation introduites par deux des quatre candidats retirés de la liste par la ministre de la Justice.

111. Le Gouvernement soutient (paragraphe 86 ci-dessus) que l’essence du raisonnement de la haute juridiction était que, malgré ces irrégularités, A.E. avait été nommée juge de la Cour d’appel et investie des attributions judiciaires comme n’importe quel autre de ses pairs. Il en découlerait que, selon le droit interne, tel qu’interprété et appliqué par la Cour suprême, ce n’est pas parce que la Cour suprême a constaté ces irrégularités dans son arrêt du 19 décembre 2017 que A.E. avait été illégalement nommée à cette fonction. Le requérant aurait donc bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal établi par la loi au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Le Gouvernement considère que les conclusions de la Cour suprême reposaient sur des motifs raisonnables et qu’elles ne s’analysent pas en une violation flagrante du droit interne.

112. Pour les cinq raisons suivantes, la Cour n’accepte pas ces arguments avancés par le Gouvernement.

113. Premièrement, comme l’avait jugé auparavant la Cour suprême, la ministre de la Justice comme le Parlement ont violé les règles applicables régissant la nomination des juges de la Cour d’appel, en particulier dans la procédure suivie lors de la sélection des quatre candidats désignés, dont A.E., que la ministre avait ajoutés dans sa proposition au Parlement. La question sur le terrain de la Convention qui s’était posée devant la Cour suprême était donc de savoir si ces violations du droit national, considérées dans leur ensemble, étaient telles que la participation de A.E. au procès du requérant devant la Cour d’appel avaient eu pour conséquence que l’accusation en matière pénale dirigée contre lui n’avait pas été décidée par un tribunal établi par la loi. Autrement dit, la question que la Cour suprême devait examiner était non pas de savoir si la nomination de A.E. était en elle-même constitutive d’un « cas de nullité » au sens du droit administratif islandais, ni si ses arrêts devaient dès lors rester « lettre morte », mais si, d’un point de vue objectif, le processus global de sa nomination en tant que juge s’analysait en une violation flagrante par la ministre de la Justice et par le Parlement des règles applicables en vigueur à l’époque des faits à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1 de la Convention.

114. Deuxièmement, comme la Cour l’a dit ci-dessus au paragraphe 100, une violation par un tribunal des dispositions légales internes relatives à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires est en principe contraire à l’article 6 § 1. Il s’ensuit qu’une atteinte à ces principes, à l’instar d’une atteinte aux principes tirés de la même disposition selon lesquels tout tribunal doit être indépendant et impartial, n’appelle pas un examen séparé de la question de savoir si le procès a été inéquitable du fait d’une méconnaissance du principe selon lequel tout tribunal doit être établi par la loi. Dès lors, dans le cadre du contrôle opéré par la Cour et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, il est indifférent que les violations constatées par la Cour suprême des règles applicables dans le processus de nomination aient eu une incidence sur l’équité du procès du requérant. Le seul fait qu’un juge dont la qualité n’est pas établie par la loi au sens de l’article 6 § 1 de la Convention décide d’une accusation en matière pénale suffit à constater la violation de cette disposition, conformément au principe fondamental de la prééminence du droit.

115. Troisièmement, et surtout, la Cour rappelle les conclusions de la Cour suprême dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce le 24 mai 2018, et les deux du 19 décembre 2017 auxquels la haute juridiction s’est référée dans le premier arrêt. La ministre de la Justice a retiré de la liste des quinze candidats que le Comité d’évaluation avait jugés comme étant les plus qualifiés quatre candidats qui portaient les numéros 7, 11, 12 et 14, respectivement dans le classement interne du Comité, pour les remplacer dans sa propre liste par des candidats qui portaient les numéros 17, 18, 23 et 30, respectivement. Si, au regard du droit interne, la ministre pouvait légalement proposer d’autres candidats que ceux proposés par le Comité, à condition que ces choix soient approuvés par le Parlement, la Cour suprême a jugé qu’elle avait agi ainsi sans se livrer à un examen indépendant des qualités des candidats en question et sans étayer ses conclusions par de nouveaux éléments recueillis ou par d’autres matériaux. Dès lors, les violations du droit national commises par la ministre de la Justice dans le processus de nomination des quatre juges en question, dont A.E., étaient fondamentales et étaient un élément essentiel du processus de nomination dans l’appréciation et la sélection de ces juges pour la Cour d’appel nouvellement créée.

116. De surcroît, comme l’a établi la Cour suprême dans les arrêts qu’elle a rendus le 19 décembre 2017 (paragraphes 33‑34 ci-dessus), la ministre de la Justice ne s’est pas livrée à une comparaison détaillée des compétences des quatre candidats jugés moins qualifiés par le Comité par rapport aux quinze candidats considérés par lui comme étant les plus qualifiés, contrairement à ce qu’exigeaient les principes généraux du droit administratif et le principe général de droit interne imposant de ne retenir que les personnes les plus qualifiées. Cette conclusion a elle aussi été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce (paragraphe 50 ci-dessus), la haute juridiction ayant jugé qu’elle ne pouvait accepter, contrairement à ce que soutenait la ministre de la Justice dans son mémorandum au Parlement daté du 30 mai 2017 (paragraphe 18 ci-dessus), qu’« en se contentant d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire que le Comité d’évaluation ne l’avait fait dans son tableau interne, sur lequel le Comité s’était appuyé dans son rapport d’appréciation (...), mais en invoquant à d’autres égards « l’instruction suffisante » par le Comité de chaque élément d’appréciation, il pouvait être conclu que les quatre candidats nommés à la fonction de juge de la Cour d’appel, mais pas d’autres, seraient exclus du groupe des quinze candidats les plus qualifiés et que quatre candidats désignés seraient inclus dans ce groupe mais pas d’autres ». La Cour en conclut que ces violations du droit national commises par la ministre et confirmées par la Cour suprême se trouvaient au cœur du processus de sélection des candidats pour les postes vacants au sein de la nouvelle Cour d’appel, et s’analysaient dès lors en un vice à caractère fondamental dans le processus global de nomination des quatre juges.

117. Quatrièmement, ainsi qu’il ressort directement des arrêts rendus par la Cour suprême le 19 décembre 2017 dans les procédures engagées par deux des quatre candidats retirés de la liste par la ministre de la Justice, la condamnation de l’État par la haute juridiction à les indemniser pour préjudice personnel reposait sur le caractère inadéquat de la présentation et de l’appréciation par la ministre des compétences des quatre candidats par rapport aux quinze autres considérés par le Comité comme étant les plus qualifiés. En fait, au vu du dossier et des constats factuels de la Cour suprême dans ses arrêts 19 décembre 2017, la ministre de la Justice avait reçu l’avis d’expert de juristes de l’administration à ce sujet avant de soumettre sa proposition au Parlement (paragraphe 13 ci-dessus).

118. La Cour rappelle sur ce point que la Cour suprême a jugé que la ministre avait agi « au mépris complet [du] risque évident » (paragraphe 35 ci-dessus) pour la réputation de deux des quatre candidats qui avaient engagé une action en justice, ce qui avait donc plutôt servi les intérêts de certains des quatre autres candidats qu’elle avait favorisés au cours du processus. Comme l’a également constaté la Cour suprême, la ministre n’avait pas suffisamment justifié sa décision de retirer les candidats classés aux rangs 7, 11, 12 et 14, respectivement, selon l’avis du Comité pour les remplacer par des candidats que ce dernier avait moins bien classés, aux rangs 17, 18, 23 et 30. Comme la Cour suprême l’a une nouvelle fois relevé dans le procès du requérant, l’invocation par la ministre de l’expérience judiciaire antérieure ne reposait pas sur une appréciation livrée par la ministre elle-même ni sur des informations nouvellement recueillies ou d’autres documents. Dès lors, au vu des constats factuels de la Cour suprême, les violations du droit national commises par la ministre semblent non seulement s’analyser de manière objective en un vice fondamental de la procédure, considérée dans son ensemble, mais aussi démontrer un mépris manifeste de sa part à l’égard des règles applicables en vigueur à l’époque des faits.

119. Cinquièmement, la Cour met en avant les constats opérés par la Cour suprême dans ses deux arrêts du 19 décembre 2017 selon lesquels le régime légal interne avait été expressément conçu pour limiter le pouvoir de l’Exécutif dans la nomination des juges en imposant de faire examiner les compétences des candidats aux quinze postes de juge vacants au sein de la Cour d’appel nouvellement constituée par un Comité d’évaluation spécialement constitué composé d’experts nommés par la Cour suprême, par le Conseil de la magistrature, par le barreau et par le Parlement. De plus, écartant les règles générales de nomination des juges en Islande à l’occasion de la création de la nouvelle Cour d’appel, le Parlement avait décidé, lors de l’adoption de la nouvelle loi sur le système juridictionnel, et en particulier de sa disposition provisoire IV, que le ministre de la Justice ne serait pas la seule autorité investie du pouvoir de nomination du Président islandais. Aussi, conformément à la disposition provisoire IV de la nouvelle loi no 50/2016 sur le système juridictionnel, la Cour suprême, dans le procès du requérant, a vu dans les textes l’obligation pour le Parlement lui-même de voter pour chacun des candidats au moyen d’une mise aux voix séparée. Faute d’avoir voté ainsi, le Parlement, par un vote partisan (paragraphe 22 ci-dessus), s’est lui aussi écarté des règles applicables pour la nomination des quinze juges de la nouvelle Cour d’appel, tirées de la loi elle-même.

120. Il n’est pas déterminant dans l’analyse par la Cour de la gravité de ce vice de procédure commis par le Parlement que la Cour suprême, dans son arrêt du 24 mai 2018 faisant référence à ses deux arrêts antérieurs du 19 décembre 2017, n’ait pas qualifié ce vice d’« important ». Tout d’abord, la Cour relève que les arrêts antérieurs ne renferment aucun raisonnement de ce type. Ensuite, le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce ne permet pas de démontrer que cette appréciation ait été livrée aux fins de déterminer si la violation de la règle applicable par le Parlement s’analysait en une violation « flagrante » sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention : il visait plutôt à rechercher si cette violation, en elle-même, permettait de déterminer si la nomination de A.E. était un « cas de nullité » au sens du droit administratif islandais, si les décisions rendues par cette juge devaient en conséquence rester « lettre morte », et également si le procès du requérant était devenu inéquitable du fait de cette violation en ce que l’accusation en matière pénale dirigée contre lui aurait été décidée par un tribunal manquant d’indépendance et d’impartialité (paragraphe 50 ci-dessus).

121. Analysant cette violation procédurale sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, comme l’exige sa jurisprudence, la Cour constate que, ainsi que l’avait expressément conclu la Cour suprême dans ses arrêts du 19 décembre 2017 (paragraphe 32 ci-dessus), le régime légal fixé par la disposition provisoire IV, qui prévoyait la participation active du Parlement dans le vote sur les candidats à la nouvelle Cour d’appel et constituait un changement profond dans le système judiciaire islandais, était censé préserver l’important intérêt public que constitue la sauvegarde de l’indépendance judiciaire vis-à-vis de l’Exécutif. Compte tenu de l’arrêt rendu par la Cour suprême en l’espèce, dans lequel celle-ci a constaté une violation de cette disposition en ce qui concerne l’obligation pour le Parlement de voter séparément sur chaque candidat au poste de juge, force est de conclure que ce régime visait à réduire le risque que les intérêts des partis politiques n’influencent abusivement le processus par lequel les qualifications à la Cour d’appel nouvellement créée devaient être évaluées puis finalement confirmées par l’organe législatif, le Parlement.

122. Ainsi qu’il a été expliqué ci-dessus (paragraphes 98, 99 et 103), la Cour met l’accent sur l’importance dans une société démocratique régie par la prééminence du droit de la garantie du respect des règles applicables de droit national à la lumière du principe de la séparation des pouvoirs (voir aussi l’avis no 18/2015 du 16 octobre 2015 du Conseil consultatif des juges européens (paragraphe 70 ci-dessus). Elle estime donc que l’inobservation par le Parlement de la règle de droit interne prévoyant un vote séparé pour chaque candidat, confirmée par la Cour suprême, constituait elle aussi un vice grave dans la procédure de nomination qui a eu une incidence sur l’intégrité du processus dans son ensemble, surtout en ce qui concerne le choix par la ministre de la Justice des quatre candidats en question par lequel elle s’est écartée de l’appréciation du Comité. Ce vice s’est en outre trouvé aggravé par le fait, confirmé par la Cour suprême, que dans le cadre de la préparation de ses propositions soumises au Parlement, la ministre avait elle-même violé la loi relative aux procédures administratives parce qu’elle n’avait pas suffisamment étayé sa décision de s’écarter de l’appréciation du Comité d’évaluation concernant les quatre candidats en question. La Cour rappelle que, dans ses arrêts du 19 décembre 2017 (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour suprême avait dit que c’était seulement si la ministre avait respecté ses obligations légales découlant de la loi relative aux procédures administratives et le principe général de droit interne voulant que seuls les candidats les plus qualifiés soient retenus que le Parlement aurait pu jouer son rôle dans le processus et adopter une position sur l’appréciation de la ministre qui s’était écartée de l’avis du Comité quant aux quatre candidats en question.

123. Au vu de l’ensemble de ces éléments, force est pour la Cour de conclure que, compte tenu de la nature des violations procédurales du droit interne telles que confirmées par la Cour suprême islandaise, le processus au bout duquel A.E. a été nommée juge à la Cour d’appel s’analyse en une violation flagrante des règles applicables à l’époque des faits. La Cour estime en effet qu’il s’agit d’un processus dans lequel l’Exécutif a fait de ses pouvoirs un usage abusif, non prévu par la législation en vigueur, sur le choix de quatre juges à la nouvelle Cour d’appel, dont A.E., s’ajoutant au défaut de respect par le Parlement du régime légal antérieurement adopté qui visait à ménager un équilibre adéquat entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif dans le processus de nomination. De surcroît, comme la Cour suprême l’a constaté, la ministre de la Justice a agi au mépris manifeste des règles applicables en décidant de remplacer quatre des quinze candidats considérés par le Comité comme étant les plus qualifiés par quatre autres candidats, jugés moins qualifiés, parmi lesquels figurait A.E. Le processus a donc nui à la confiance que la justice dans une société démocratique doit inspirer au justiciable et a heurté dans sa substance même le principe selon lequel tout tribunal doit être établi par la loi, l’un des principes fondamentaux découlant de la prééminence du droit. La Cour souligne que conclure le contraire au regard des faits de la cause reviendrait à priver de protection réelle cette garantie fondamentale énoncée à l’article 6 § 1. Elle en conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION pour ce qui est du droit à un tribunal INDÉPENDANT ET IMPARTIAL

124. Le requérant voit également dans l’arrêt rendu par la Cour suprême le 24 mai 2018 une violation de son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial tel qu’énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention.

125. Le Gouvernement repousse cette thèse.

126. La Cour relève que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable. Toutefois, compte tenu des conclusions tirées ci-dessus dans la première branche du grief du requérant fondé sur cette disposition, la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément en sa seconde branche.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

127. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

128. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) pour dommage moral. Il ne réclame aucune somme pour dommage matériel.

129. Le Gouvernement juge excessif le montant réclamé pour dommage moral. Il estime que le constat de violation vaudrait en lui-même satisfaction équitable pour tout dommage moral allégué.

130. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour est d’accord avec le Gouvernement que le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante.

131. La Cour relève par ailleurs que c’est à l’État défendeur de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences. À cet égard, elle constate que les articles 228 et 232 de la loi sur les procédures pénales disposent que le Comité de réouverture des procédures judiciaires peut, sous certaines conditions, ordonner la réouverture d’un procès pénal clos par le prononcé d’un arrêt définitif de la Cour d’appel ou de la Cour suprême (paragraphe 60 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, § 315, 13 septembre 2016, et Ramos Nunes de Carvalho E SÁ c. Portugal [GC], nos 55391/13, 57728/13 et 74041/13, § 222, 6 novembre 2018). À cet égard, la Cour souligne l’importance qu’il y a à garantir la mise en place de procédures internes permettant le réexamen d’une affaire à la lumière d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention. Comme elle l’a déjà dit auparavant, de telles procédures peuvent être considérées comme un aspect important de l’exécution de ses arrêts et leur existence démontre l’engagement d’un État contractant de respecter la Convention et la jurisprudence de la Cour (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 99, 11 juillet 2017).

2. Frais et dépens

132. Le requérant demande également 26 795 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 20 150 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

133. Le Gouvernement fait valoir que les frais d’avocat du requérant ont été payés par le Trésor conformément à la loi relative aux procédures pénales. Il ajoute que le requérant n’a produit aucune facture indiquant qu’il a remboursé le Trésor. Il estime enfin que les sommes réclamées au titre des frais devant les juridictions internes et devant la Cour sont excessives.

134. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder la somme de 15 000 EUR, tous chefs de dépens confondus.

3. Intérêts moratoires

135. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable :
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est du droit à un tribunal établi par la loi ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner pour le surplus le grief de violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 15 000 EUR (quinze mille euros), pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıPaul Lemmens
Greffier adjointPrésident

Conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement de la Cour, le texte de l’opinion dissidente commune aux juges Lemmens et Griţco est joint au présent arrêt.

P.L.

H.B.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET GRIŢCO

[Traduction]

1. Nous tenons d’emblée à souligner dans la présente opinion séparée que nous croyons fermement à l’importance fondamentale de l’indépendance de la justice aux fins de la prééminence du droit. Sur la question cruciale de la nomination des juges, nous estimons que des critères de sélection objectifs et un processus de sélection équitable sont indispensables. Le but devrait être de garantir un traitement égal des candidats, de parvenir à une sélection fondée sur les mérites de ces derniers et d’éviter toute influence politique inappropriée.

Le présent arrêt est manifestement conforme à ces principes.

Néanmoins, très respectueusement, nous sommes en désaccord avec la majorité. Selon nous, cette dernière, en écartant l’appréciation par la juridiction nationale suprême de la portée des règles pertinentes de droit interne, méconnaît le principe de subsidiarité. Cette appréciation a été livrée dans le cadre d’un processus de nomination qui, s’il a indéniablement été entaché de vices, n’en était pas moins conforme grosso modo aux règles applicables. Nous sommes conscients que le processus a fait l’objet d’une âpre joute politique (voir par exemple la motion de censure dirigée contre la ministre de la Justice, inscrite à l’ordre du jour postérieurement aux élections législatives et à la formation d’un nouveau gouvernement, et à l’issue de laquelle la ministre a conservé son poste – voir le paragraphe 51 de l’arrêt). Nous craignons que le grand tapage causé par la nomination des quinze juges de la Cour d’appel islandaise nouvellement constituée ait non seulement fait écho dans les paragraphes du présent arrêt, mais aussi conduit la majorité à faire dévier son raisonnement des principes établis de la jurisprudence de la Cour.

En offrant à toute personne condamnée un argument, invocable à tout moment, lui permettant de contester son verdict sur la base de motifs (tels que ceux retenus en l’espèce) qui n’ont rien à voir avec l’équité du procès, la majorité a ouvert une boîte de Pandore.

L’arrêt constitue selon nous un exemple d’« excès de zèle ». Le pilote dans cette affaire (la ministre de la Justice, puis le Parlement) a certes fait une erreur de cap, mais ce n’est pas une raison pour abattre l’avion (la Cour d’appel).

2. Quid de cette affaire? Le requérant soutient qu’il a été condamné par un tribunal qui ne satisfaisait pas à l’une des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, à savoir l’obligation d’être « établi par la loi ». Son grief était plus précisément dirigé contre la présence parmi les membres de la Cour d’appel d’une juge, A.E., dont la nomination n’était pas selon lui « conforme au droit interne » (paragraphe 72 de l’arrêt ; nous notons la différence entre les expressions « établi par la loi » et « conformément à la loi », une différence à laquelle la majorité ne semble attacher aucune importance).

L’affaire n’a pas pour objet l’indépendance de la justice en tant que telle, ni non plus le droit pour les candidats à des fonctions judiciaires à une appréciation et à une comparaison justes et équitables de leurs candidatures, ni enfin les voies de recours offertes aux candidats qui n’ont pas été retenus et qui contestent la légalité du processus de nomination.

Le grief dont la Cour est aujourd’hui saisie avait déjà été présenté à la Cour suprême puis rejeté par celle-ci dans son arrêt du 24 mai 2018 (paragraphe 50 du présent arrêt).

La majorité fonde son raisonnement sur les conclusions de la Cour suprême dans les deux arrêts que celle-ci a rendus le 19 décembre 2017 (paragraphes 31-35 du présent arrêt). Or ces arrêts n’ont pas été rendus dans le cadre du procès du requérant et ils sont sans rapport avec la question de savoir si la Cour d’appel était un tribunal « établi par la loi ». De plus, dans son arrêt du 24 mai 2018, la Cour suprême a dit explicitement que, malgré ce qu’elle avait conclu dans ses arrêts 19 décembre 2017, le grief du requérant devait être rejeté. Les raisons pour lesquelles la majorité préfère néanmoins développer un raisonnement fondé sur les arrêts du 19 décembre 2017 et se dissocier de la manière dont la Cour suprême a raisonné dans ceux-ci – ses propres arrêts –, dans le contexte spécifique du grief formulé par le requérant, sont à nos yeux loin d’être convaincantes.

3. Avant d’en venir au grief formulé par le requérant, il est utile de rappeler brièvement ce que la Cour suprême a dit dans ses différents arrêts pertinents.

Par deux arrêts rendus le 31 juillet 2017 dans des procédures engagées par deux candidats que le Comité d’évaluation avait bien notés mais qui n’avaient pas été retenus dans la liste des candidats soumise par la ministre de la Justice au Parlement puis approuvée par ce dernier, la Cour suprême a jugé que le tribunal de district avait rejeté à bon droit les demandes en annulation formulées par les intéressés (paragraphe 29 du présent arrêt). Par l’effet de ces arrêts, les nominations des quinze juges de la Cour d’appel sont devenues définitives.

Par les deux arrêts susmentionnés du 19 décembre 2017, rendus dans le cadre des mêmes procédures, la Cour suprême a accordé réparation à chacun des demandeurs pour dommage personnel. Elle a estimé que la ministre de la Justice, en soumettant au Parlement une liste de candidats sans expliquer suffisamment pourquoi elle s’était écartée de la liste du Comité d’évaluation concernant quatre candidats, avait violé l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives. Elle a jugé en outre que, faute pour le Parlement d’avoir rectifié ce vice, la procédure conduite devant ce dernier était elle aussi irrégulière (paragraphes 33-34 du présent arrêt). La ministre ayant ainsi causé aux demandeurs un préjudice injustifié, ces derniers ont été indemnisés (paragraphe 35 du présent arrêt). Ces arrêts ont donc établi que la ministre, puis le Parlement, avaient méconnu une règle procédurale tirée de la loi relative aux procédures administratives. Aucune autre illégalité n’a été constatée.

Il faut souligner que la Cour suprême n’a pas reproché à la ministre de s’être écartée du choix opéré par le Comité d’évaluation. Au contraire, elle a reconnu que la ministre était en droit de le faire (paragraphe 32 du présent arrêt). Rien n’indique même que la ministre ait méconnu le principe général de droit selon lequel seuls les candidats les plus qualifiés doivent être retenus (ibidem). L’irrégularité commise par la ministre était de nature procédurale : elle n’avait pas suffisamment démontré, en se fondant sur sa décision de principe d’accorder davantage de poids aux critères de l’expérience professionnelle (paragraphe 16 du présent arrêt), qu’elle avait effectivement proposé les candidats qui étaient les plus qualifiés.

Ensuite survint l’arrêt du 24 mai 2018 dans le procès du requérant. C’est celui qui est le plus pertinent à nos yeux. La Cour suprême a tout d’abord exposé la thèse du requérant : cette juge n’aurait pas été « légalement titulaire d’une fonction judiciaire et les décisions des juridictions au sein desquelles elle siège[ait seraient restées] lettre morte » (paragraphe 50 du présent arrêt). Elle a rejeté cette thèse au motif que les vices qui avaient entaché le processus de nomination n’étaient pas de nature à ce que la nomination de A.E., bien que viciée, soit constitutive d’un « cas de nullité »[1]. Cette conclusion repose sur trois éléments : premièrement, les trente-trois candidats avaient tous satisfait aux conditions pour devenir juge à la Cour d’appel, ce qu’avait conclu le Comité d’évaluation et ce que n’avait pas contesté le requérant ; deuxièmement, la nomination des juges avait généralement été conduite conformément aux « règles procédurales formelles » (ce que nous entendons par les règles prévoyant l’examen des qualifications des candidats et par l’avis porté à ce sujet par le Comité d’évaluation, aux fins de l’élaboration de la liste de candidats proposée par le ministre de la Justice, de l’approbation par le Parlement des candidats proposés par le ministre, et de leur nomination par le Président) – il y avait une irrégularité, à savoir que le Parlement avait voté pour tous les quinze candidats ensemble et non pour chaque candidat séparément, mais il s’agissait d’un vice « qui n’était pas important » ; troisièmement, les quinze candidats retenus par la ministre et approuvés par le Parlement avaient tous été formellement nommés par le Président (ibidem).

La Cour suprême en a conclu que, nonobstant les vices qui avaient entaché le processus, la nomination de A.E. qui en avait résulté n’était pas un « cas de nullité » et que les décisions rendues par la juge A.E. ne devaient pas rester « lettre morte ». Autrement dit, les vices qui avaient entaché le processus de nomination n’avaient pas nui à la légitimité de la situation de A.E. en tant que juge de la Cour d’appel.

Pour ce qui est de la thèse défendue à titre subsidiaire par le requérant qui était que, à cause de la participation de A.E., il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial, la Cour suprême a une nouvelle fois analysé les conséquences des vices qui avaient entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice. Elle a constaté que la nomination de l’ensemble des quinze juges était devenue une réalité une fois leurs lettres de nomination signées par le Président. Elle a dit que, à partir de ce moment-là, ces juges exerçaient des fonctions interdisant toute révocation sauf par décision de justice. Une fois nommés, selon elle, ils étaient tenus de n’exercer leurs fonctions officielles que dans le respect de la loi et jouissaient dans ce cadre d’une indépendance. En conclusion, « il n’y [avait] aucune raison suffisante de douter légitimement que [le requérant avait] bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux, malgré les vices dont était entachée la procédure suivie par la ministre de la Justice » (ibidem).

Nous tenons à souligner que, dans son arrêt du 24 mai 2018, la Cour suprême n’avait pas pour tâche d’examiner chacun des volets du processus de nomination. La haute juridiction s’est contentée de mettre en avant les éléments qui lui permettaient de conclure que la Cour d’appel, avec A.E. en son sein, était un tribunal « établi par la loi ». Contrairement à la majorité, nous estimons que point n’est besoin d’aller plus loin. Ainsi qu’il a été évoqué ci-dessus, l’affaire a pour objet non pas la nomination de A.E. en tant que telle mais (seulement) les conséquences de cette nomination sur la base légale de la Cour d’appel en l’espèce. C’est une question très précise, et nous estimons que l’analyse livrée par la Cour suprême est suffisante pour les besoins de son examen. Il ressort clairement de l’arrêt en question que « les questions essentielles de la cause ont été traitées » par la Cour suprême (voir, mutatis mutandis, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 91, CEDH 2010, et les précédents qui y sont cités).

4. La présente affaire soulève la question de principe de savoir ce qu’il faut entendre par l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi ».

Comme le rappelle fort justement la majorité, l’expression « établie par la loi » a pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire ne soit (trop) laissée à la discrétion de l’Exécutif ou des autorités judiciaires elles-mêmes et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement (paragraphe 99 de l’arrêt, avec d’autres références). La majorité souligne, fort justement là encore, qu’un tribunal qui n’aurait pas été établi conformément à la volonté du législateur serait nécessairement dépourvu de la légitimité requise pour trancher les différends juridiques (paragraphe 97 de l’arrêt, avec une autre référence à la jurisprudence de la Cour).

L’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais encore la composition du siège dans chaque affaire (Buscarini c. Saint-Marin (déc.), no 31657/96, 4 mai 2000, Raita et Jali Raita Consulting Oy (déc.), no 37901/97, 15 novembre 2001, et Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002). Nous sommes d’accord avec la majorité que la « loi », au sens de l’article 6 § 1, est donc non seulement la législation relative à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires, mais également « toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire » (paragraphe 98 de l’arrêt, avec d’autres références).

5. La majorité étend la portée de la notion d’« établissement » au processus de nomination des juges et dit que, de manière à être compatible avec le principe de la prééminence du droit, ce processus doit « être conduit dans le respect des règles applicables de droit national en vigueur pendant la période considérée » (paragraphe 98 de l’arrêt, se référant à des arrêts de la Cour de l’AELE et du Tribunal de l’Union européenne).

À notre regret, nous estimons qu’une déclaration aussi absolue est trop générale. Si certaines irrégularités entachant le processus de nomination peuvent certes nuire à la « légalité » de l’établissement du tribunal au sein duquel un candidat siégera ultérieurement comme juge, elles doivent à notre avis se limiter clairement et en tout état de cause se rattacher au but général poursuivi par l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi » , à savoir s’assurer que le tribunal a la « légitimité » pour trancher les litiges.

6. Dans le contexte de la présente affaire, quelles seraient nos critères permettant de conclure qu’un tribunal n’est pas « établi par la loi » ?

De manière générale, tant que sa nomination n’aura pas été annulée, une autorité sera pleinement investie des pouvoirs attachés à sa fonction. Il s’agit d’un principe de droit administratif qui préserve la sécurité juridique. Les décisions prises par une autorité ne sont pas illégales (et les jugements rendus par un juge ne sont pas contraires à l’obligation d’être « établi par la loi ») au seul motif qu’elle n’a pas été nommée conformément aux règles, en particulier à celles qui visent à assurer une égalité des chances pour tous les candidats à la fonction en question. C’est ce que la Cour suprême voulait dire lorsqu’elle a précisé dans son arrêt du 24 mai 2018 que la nomination de tous les quinze juges de la Cour d’appel était devenue une réalité et que l’ensemble de ces juges jouissaient des droits et étaient soumis aux obligations découlant de leurs fonctions (paragraphe 50 du présent arrêt). Il est donc présumé que la Cour d’appel, composée des juges nommés par l’autorité compétente, est dans chaque affaire dont elle est saisie un tribunal « établi par la loi ».

Nous admettons qu’il peut y avoir des cas où la violation des règles applicables est d’une nature telle que la base même de la composition du tribunal dans une affaire donnée est insuffisante, du point de vue de l’article 6 § 1 de la Convention.

En particulier, et sans vouloir faire entièrement le tour de la question, nous pensons qu’il peut y avoir un problème sur le terrain de l’article 6 § 1 lorsque la méconnaissance des règles de droit interne en matière de nomination des juges a eu pour conséquence la présence au sein de la formation de jugement d’une personne :

i) qui n’avait pas (ou qui n’avait plus) la qualité de juge (Posokhov c. Russie, no 63486/00, § 43, CEDH 2003‑IV, Fedotova c. Russie, no 73225/01, §§ 40-41, 13 avril 2006, Ilatovskiy c. Russie, no 6945/04, §§ 39-41, 9 juillet 2009, Gorguiladzé c. Géorgie, no 4313/04, §§ 72-74, 20 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, no 30323/02, §§ 108-110, 27 octobre 2009, et Zakharkin c. Russie, no 1555/04, §§ 149-151, 10 juin 2010), ou

(ii) qui ne pouvait pas être nommée à la fonction de juge (Ilatovskiy, précité, § 40).

En l’espèce, les violations survenues au cours du processus de nomination étaient de nature très différente. Se référant au rapport du Comité d’évaluation, la Cour suprême a constaté que les trente-trois candidats avaient tous satisfait aux conditions pour devenir juge de la Cour d’appel. À cet égard, il est important de noter que les conditions évoquées par la haute juridiction sont des conditions de fond constituant des éléments cruciaux des règles de sélection des juges (voir, en comparaison, Fedotova, précité, § 42, et Ilatovskiy, précité, § 40). C’est le respect des conditions de fond qui permet à chaque candidat, une fois nommé, d’avoir la légitimité pour siéger comme juge et trancher les litiges (voir l’avis no 18/2015 du 16 octobre 2015 du Conseil consultatif des juges européens, point 14, cité au paragraphe 70 du présent arrêt). De plus, toutes les candidatures ont été examinées par le Comité d’évaluation. Toutefois, la ministre n’était pas liée par les conclusions de ce dernier. La préférence accordée à certains candidats par rapport à d’autres relevait de l’appréciation de leurs qualités respectives. Sur ce point, le Comité d’évaluation et le ministre pouvaient légitimement avoir des avis divergents. Il est vrai que, comme l’a jugé la Cour suprême, la ministre n’a pas livré son appréciation en respectant les règles pertinentes. Pour ce qui est des relations entre les candidats et l’État, non seulement l’existence de vices dans le processus de sélection a été établie, mais aussi les conséquences de ceux-ci ont été réparées (voir les arrêts du 19 septembre 2017 par lesquels la Cour suprême a condamné l’État à indemniser pour préjudice personnel deux candidats retenus puis écartés ; voir les paragraphes 31 à 35 du présent arrêt) ou sont sur le point de l’être (procédures engagées par deux autres candidats retenus puis écartés, actuellement pendantes devant la Cour d’appel ; paragraphes 52 à 54 du présent arrêt).

En droit interne, les conséquences à tirer des vices du processus de nomination ne sont pas allées plus loin. Selon la conclusion de la Cour suprême dans son arrêt du 24 mai 2018, ces vices n’étaient pas de nature à ce que les membres de la Cour d’appel, ou à tout le moins les quatre que n’avait pas retenus le Comité d’évaluation, soient dépourvus de la légitimité pour siéger au sein de cette juridiction, ni à ce que la Cour d’appel ne puisse pas être considérée comme un tribunal « établi par la loi ».

7. La majorité retient le critère de la « violation flagrante du droit interne » (paragraphe 101 de l’arrêt).

Force est pour nous de constater que ce critère est appliqué dans un contexte qui n’est pas celui dans lequel il avait initialement été introduit. En effet, le critère de la « violation flagrante du droit interne », entendu dans son sens commun, s’applique à des situations très différentes de la présente espèce. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour a jugé qu’elle ne pouvait revenir sur l’interprétation du droit interne par une juridiction nationale qu’en cas de « violation flagrante » du droit interne (voir, concernant spécifiquement l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi », Lavents, précité, § 114, Accardi et autres c. Italie (déc.), no 30598/02, CEDH 2005‑II, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 65, CEDH 2007‑III, DMD GROUP, a.s., c. Slovaquie, no 19334/03, § 61, 5 octobre 2010, Kontalexis c. Grèce, no 59000/08, § 39, 31 mai 2011, Šorgić c. Serbie, no 34973/06, § 63, 3 novembre 2011, Biagioli c. Saint-Marin (déc.), no 8162/13, § 75, 8 juillet 2014, et Miracle Europe Kft c. Hongrie, no 57774/13, § 50, 12 janvier 2016 ; voir aussi le paragraphe 100 du présent arrêt). La Cour retient aujourd’hui un critère quelque peu différent, à savoir celui de l’interprétation « arbitraire ou manifestement déraisonnable » par le juge interne (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018; S., c. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018). La présente affaire n’a rien à voir avec une interprétation erronée du droit interne. En tout état de cause, la majorité ne revient pas sur l’interprétation du droit interne par la Cour suprême : elle s’appuie plutôt sur les conclusions tirées par cette dernière à cet égard (paragraphes 107, 113, 115 et 118 de l’arrêt).

Le terme « flagrant » apparaît aussi dans d’autres contextes. L’un de ceux-ci est le risque de « déni flagrant de procès équitable » ou de « déni flagrant de justice » dans les affaires d’acceptation de demande d’extradition ou de condamnation à une expulsion. En pareils cas, le terme est synonyme de procès « manifestement contraire aux dispositions de l’article 6 ou aux principes y consacrés » (Ahorugeze c. Suède, no 37075/09, § 114, 27 octobre 2011, Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 259, CEDH 2012 (extraits), Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 562, 24 juillet 2014, Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne, no 7511/13, § 552, 24 juillet 2014, et Harkins c. Royaume-Uni (déc.) [GC], no 71537/14, § 62, 15 juin 2017).

Il y a un autre contexte : celui du « déni flagrant de justice » aboutissant à la conclusion que la condamnation qui en résulte ne peut justifier une privation de liberté au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention (voir, parmi d’autres, Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, § 110, série A no 240, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004‑VII, Stoichkov c. Bulgarie, no 9808/02, § 51, 24 mars 2005, Hammerton c. Royaume-Uni, no 6287/10, § 98, 17 mars 2016, et Gumeniuc c. Moldova, no 48829/06, § 24, 16 mai 2017).

La présente affaire n’a rien avoir avec l’un quelconque des contextes susmentionnés. C’est non pas l’équité du procès qui est en cause[2], mais la base de l’établissement du tribunal qui a statué.

8. À supposer même que le critère de la « violation flagrante du droit interne » soit le bon lorsqu’il est question de l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi », nous estimons que la majorité ne l’a pas correctement appliqué.

Tout d’abord, nous tenons à rappeler que, selon la Cour, le critère comparable du « déni flagrant de justice » est un critère rigoureux de manque d’équité. Un déni flagrant de justice va au-delà de simples irrégularités ou défauts de garanties aux procès qui seraient de nature à emporter violation de l’article 6. Ce qu’il faut, c’est une « violation du principe d’équité du procès garanti par l’article 6 qui soit tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé par cet article » (voir, parmi d’autres, Ahorugeze, précité, § 115, Othman (Abu Qatada), précité, § 260, Tsonyo Tsonev c. Bulgarie (no 3), no 21124/04, § 59, 16 octobre 2012, Al Nashiri c. Pologne, précité, § 563, Husayn (Abu Zubaydah), précité, § 553, Hammerton, précité, § 99, et Harkins, précité, § 64). Si l’on transpose cela à l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi », il ne pourrait alors y avoir violation de l’article 6 § 1 de la Convention que si la violation des règles se rapportant à l’établissement ou à la compétence du tribunal est si fondamentale qu’elle entraîne la destruction de l’essence même de la garantie que le tribunal soit établi par la loi (voir, en comparaison, le paragraphe 123 de l’arrêt).

Par ailleurs, il faut se pencher sur la matérialité d’une telle violation en partant de l’analyse de la gravité des irrégularités livrée par les juridictions internes. C’est dans le cadre du régime juridique interne, tel qu’interprété par ces dernières, que les questions de légitimité doivent être appréciées.

À cet égard, nous notons que, si la majorité partage le constat de la Cour suprême selon lequel le processus de nomination des juges de la Cour d’appel était vicié, elle rejette la conclusion de la haute juridiction selon laquelle ces vices n’étaient pas de nature à nuire à la légitimité de la nomination de A.E. ou, plus généralement, à la base juridique de l’« établissement » de la Cour d’appel.

Nous ne pouvons accepter une telle approche. L’analyse des conséquences d’une violation de certaines règles de droit interne est elle-même une question de droit interne. Dès lors, la Cour ne peut substituer son appréciation à celle des juridictions internes que si celle-ci est arbitraire ou manifestement déraisonnable ou si, pour reprendre les mots de la majorité, il y a eu « violation flagrante » du droit interne.

Ce que la majorité est en train de faire, au mépris du principe de subsidiarité, revient tout simplement à substituer son appréciation de la gravité de la violation de certaines règles de nomination des juges de la Cour d’appel à l’appréciation de la Cour suprême. Nous estimons que rien dans le raisonnement de la Cour suprême ne justifie une telle approche. Aucun des cinq motifs avancés par la majorité pour rejeter le raisonnement de la Cour suprême (paragraphes 112 à 122 du présent arrêt) ne permet d’étayer la conclusion que l’analyse de la Cour suprême était arbitraire ou manifestement déraisonnable.

9. À notre avis, la Cour d’appel était un tribunal « établi par la loi » lorsqu’elle a statué sur les accusations en matière pénale dirigées contre le requérant. Avec la Cour suprême, nous estimons que les atteintes à certaines règles de nomination des juges à la Cour d’appel n’étaient pas de nature à ce que celle-ci soit dépourvue de la base légale requise pour statuer ultérieurement sur des affaires en faisant siéger en son sein un ou plusieurs des quatre juges que la ministre de la Justice avait favorisés par rapport à ceux retenus par le Comité d’évaluation.

Notre conclusion se fonde en particulier sur les éléments suivants :

. la ministre de la Justice était en droit de modifier la liste des candidats produite par le Comité d’évaluation ;

. elle a avancé des arguments à l’appui de ses propositions et des modifications qu’elle avait décidé de faire dans la liste des candidats remise par le Comité d’évaluation ;

. le Parlement a approuvé la proposition de la ministre tendant à nommer quinze candidats désignés à la fonction de juge à la Cour d’appel ; nous ne pensons pas que l’absence de vote séparé sur chacun des candidats constitue un « vice grave » dans la procédure de nomination (paragraphe 122 de l’arrêt), et nous partageons plutôt l’avis de la Cour suprême selon lequel cette absence n’était pas importante[3] ;

. nous convenons, avec la Cour suprême, que la ministre de la Justice n’a pas suffisamment étayé sa proposition ; néanmoins, toutes les mesures prises par cette dernière, le vote au Parlement et généralement le processus de sélection dans son ensemble, ont été conduits de manière publique et transparente, comme le montre le fait que ce processus a fait l’objet de vifs débats en Islande ;

. conformément à la proposition de la ministre de la Justice et à l’acceptation par le Parlement de la liste présentée par elle, le Président islandais a signé les lettres de nomination des quinze candidats retenus pour exercer la fonction de juge de la Cour d’appel, dont A.E. ;

. la nomination des juges a été globalement conduite en conformité avec les « règles procédurales formelles », telles qu’interprétées par la Cour suprême dans son arrêt du 24 mai 2018 ;

. les conditions de fond, prévues par le droit interne, à l’exercice des fonctions de juge de la Cour d’appel étaient satisfaites par tous les candidats, y compris A.E.

Nous concluons donc, à l’instar de la Cour suprême, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

10. Nous tenons pour finit à appeler l’attention sur les conséquences du présent arrêt.

En ce qui concerne les conséquences pour l’Islande, la majorité se contente d’évoquer la possibilité d’une réouverture du procès pénal du requérant (paragraphe 131 de l’arrêt). Rien n’est dit sur les mesures générales qu’il faudra peut-être adopter afin de s’assurer que des violations similaires à celle survenue en l’espèce ne se reproduisent pas dans d’autres cas. Nous constatons que la question soulevée par le requérant en l’espèce peut resurgir dans n’importe quelle affaire dont la Cour d’appel a été ou sera saisie. Ce sera aux autorités compétentes, sous la surveillance du Comité des Ministres, de régler cette question épineuse.

Le présent arrêt aura aussi des conséquences pour des États autres que l’État défendeur. La question se posera incontestablement de savoir si et dans quelle mesure les décisions de justice pourront être contestées sur le fondement d’une irrégularité dans la procédure de nomination d’un juge qui a siégé dans un procès, une irrégularité qui pourra très bien s’être produite bien longtemps avant que la juridiction en question ne soit saisie. Pouvons-nous prédire qu’il s’agira d’une question qui, plus tôt qu’on ne le croit, reviendra devant la Cour, que ce soit dans le cadre de sa compétence contentieuse ou dans le cadre de sa compétence consultative nouvellement acquise ?

* * *

[1]. L’expression « cas de nullité » est la traduction de la notion de « markleysa ». Nous nous demandons si la distinction opérée par la Cour suprême entre la possibilité d’annulation, d’une part, et le « cas de nullité », d’autre part, ne correspond pas pour l’essentiel à la distinction, qui existe dans le droit administratif d’un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, entre deux catégories de nullité : celle conduisant à l’anéantissement de l’acte en question (si elle est demandée dans le délai applicable) et celle qui est si grave que l’acte en question est réputé n’avoir jamais existé, c’est-à-dire qu’il ne peut produire le moindre effet juridique.

[2]. Sur ce point particulier, nous sommes d’accord avec la majorité lorsqu’elle dit qu’une violation du principe selon lequel tout tribunal doit être « établi par la loi » n’appelle pas un examen séparé de la question de savoir si le procès du requérant est devenu inéquitable en conséquence de cette violation (paragraphe 114 de l’arrêt).

[3]. Nous pouvons étrange que la majorité considère que l’exigence d’une « participation active du Parlement dans le vote sur les candidats » était censée « [sauvegarder] l’indépendance judiciaire vis-à-vis de l’Exécutif », et que l’obligation d’un vote séparé pour chaque candidat était censée « réduire le risque que les intérêts des partis politiques n’influencent abusivement le processus par lequel les qualifications à la Cour d’appel nouvellement créée devaient être évaluées puis finalement confirmées par l’organe législatif, le Parlement » (paragraphe 121 de l’arrêt). Dès lors que la loi prévoit que les propositions de nominations par un ministre à des fonctions judiciaires doivent être approuvées par le Parlement, il faut en conclure que l’Exécutif ne peut pas décider seul, mais cela n’exclut pas du tout l’absence de considérations politiques dans le processus de nomination. De plus, l’intervention du Parlement nécessite normalement l’accord des partis constituant la majorité pour chacun des candidats proposés par le ministre. À nos yeux, le point de savoir si cet accord s’exprime par des votes séparés sur chacun des candidats ou par un vote global sur l’ensemble des candidats n’est pas « important ».


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-191931
Date de la décision : 12/03/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Tribunal établi par la loi);Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : GUÐMUNDUR ANDRI ÁSTRÁÐSSON
Défendeurs : ISLANDE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VILHJALMSSON V.H.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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